Réussir sa vie

Lorsque j’appris à jouer au tennis, dans un mien village où je passais l’adolescence, j’avais un partenaire plus jeune de quelques années. Il avait comme condisciple un garçon qu’il n’aimait guère, le trouvant un peu pédant. Comme je ne veux pas le blesser et que j’aimais bien ces enfants, je le nommerai Guy. Les années qui sont un fossé durant l’enfance réduisent à proportion qu’on avance dans l’existence et, aujourd’hui, son âge et le mien ne sont pas si éloignés que nous nous trouvions quasi de la même génération. Je l’ai vu sur un réseau social où il affiche publiquement sa position.

Dans l’école de ce village plutôt populaire, il se sentait égaré. Ses deux parents enseignaient dans le supérieur après agrégation et thèse. La famille respirait cet ascenseur social républicain dû à la méritocratie. Guy avait une sœur aînée obstinée et entièrement vouée aux études ce qui fait que, seul garçon et petit dernier, il en rajoutait pour s’affirmer. Je me souviens de lui fringant, vers ses douze ans, dribblant son ballon dans la rue, en face de chez lui, en short blanc et lunettes noires. Solitaire – au grand jamais il n’aurait joué au foot avec les autres. Il était mince et musclé, le teint ivoire, avec la touchante fierté du petit mâle.

Il a désormais quarante ans et expose sur le réseau le bilan de sa vie. Contrairement à beaucoup de cette génération, il donne de nombreux détails, somme toute assez content de lui. Comme ses parents il est professeur, comme ses parents il a deux enfants aujourd’hui prime adolescents, et dans le même ordre, une fille et un garçon. Mais à la différence de ses parents, il n’est ni agrégé ni n’a fait de thèse, passant directement de l’université à l’IUFM. A la différence de ses parents, il a divorcé et habite un appartement en ville plutôt qu’une villa en banlieue verte.

Le parcours professionnel qu’il détaille montre qu’il a changé d’établissement chaque année sauf les dernières, incapable de rester deux rentrées de suite dans le même. A cause d’élèves difficiles pour sa matière peut-être, ou parce qu’il lui est malaisé de s’entendre avec ses collègues et de s’intégrer à une équipe pédagogique. En primaire déjà, il ne voulait pas frayer avec le commun des élèves ; il a changé de collège et de lycée tous les deux ans, redoublant une fois. Je vois dans cette instabilité une conséquence de son milieu familial, involontaire car il était aimé. Moi-même je l’aimais bien, même si nos relations sont restées distantes parce que nous n’avons jamais joué au tennis ni pagayé sur la rivière, ni fait du ski, tout ce que j’ai fait avec l’autre garçon. Mais l’on garde un faible pour qui l’on a connu en ses enfances, vulnérable et en devenir.

Guy me semble être resté de ces albatros baudelairiens, vastes oiseaux des mers que ses ailes de géant empêchent de marcher. Ces ailes sont l’illusion qui lui était donnée de faire encore mieux que ses parents, de réussir une carrière. Père et mère imposants, sœur trop brillante, le garçon a tenté d’exister autrement. Délaissant l’école ado pour qu’on s’intéresse à lui, il a opté pour la voie des lettres qui était celle de sa mère plutôt que pour la voie des sciences qui était celle de son père et de sa sœur. Son statut social actuel ne correspond pas à celui rêvé en son enfance, ce pourquoi on le sent déclassé. Devant se loger et payer une pension alimentaire, il lui reste peu de moyens d’un salaire de professeur déjà maigre ; il vend sur e-Bay ses raquettes de tennis et ses enceintes hifi. Ses loisirs ressortent alors de cette distinction sociale analysée par Bourdieu : la lecture alors que de moins en moins de gens lisent, la musique classique alors que la majorité aime la chanson ou le rock, voire le rap. Il a peu d’amis sur le réseau, dispersés dans toute la France. Les sports qu’il pratique sont ou individualiste, l’escalade où l’on se prouve tout seul sa puissance, ou élitiste, le ski où il emmène ses enfants – probablement dans le chalet de ses parents. Il n’a surtout pas la télé, « beurk ! » commente-t-il.

S’il sacrifie à la doxa prof « contre » le capitalisme (sans savoir ce que c’est), c’est parce ce tropisme de caste protégée rencontre les valeurs catholiques et universitaires familiales. « J’aime le Maroc, d’où je reviens, l’envers du capitalisme… » Sait-il que le Maroc est une monarchie féodale qui se revendique de droit divin et n’a rien d’une oligarchie fondée sur le capital ? Sait-il que le capitalisme est une technique d’efficacité économique née à la Renaissance dans les villes italiennes commerçantes, et pas une loi sociale de l’Histoire selon saint Marx ? « Beaucoup de gens pauvres, beaucoup de sourires », remarque-t-il à la Victor Hugo. Peut-être lui faudrait-il quitter le XIXème siècle où la bourgeoisie ne jurait que par le service d’État pour s’élever, en regardant avec un attendrissement romantique tout ce qui était social. Mais ne parle-t-il pas surtout de lui dans ces analyses ? Certes, l’argent ne fait pas le bonheur, mais la « pauvreté » heureuse est une consolation lorsqu’on a peu de moyens soi-même.

Cette insistance à affirmer, à écrire et à montrer qu’il est heureux dans son existence présente a quelque chose qui sonne faux à mes oreilles. Il affiche sur le réseau une trentaine de photos mettant en scène ses enfants, le ski, et lui-même en situation. Pas de groupe ni d’amis hors du noyau familial alors qu’il est dans le staff d’un groupe d’escalade. Il se présente en photo de tête torse nu dans l’effort, accroché à une aiguille terminale en plein ciel. Deux photos prises par lui à bout de bras au téléphone mobile le montrent au ski, torse nu encore, dans la neige.

Malgré ses quarante ans, l’acmé d’une vie, Guy affiche ce côté adolescent qu’on trouve sur les Skyblogs. Un tantinet narcissique et perpétuellement instable, il semble comparer toujours le réel à l’idéal, en lutte pour exister. Pourquoi donc s’afficher ainsi ? L’ayant connu petit, je trouve qu’il n’a pas si mal réussi sa vie durant l’époque de bouleversements que nous avons vécue. Mieux que son condisciple qui fut mon partenaire de tennis par exemple. Les idéaux de ses parents n’ont pas à être les siens, il devrait l’accepter, car le monde actuel n’est plus le monde où eux-mêmes ont grandi.

Cette fiche d’informations sur le réseau social, et son appel à « retrouver » des gens connus hier sans qu’il ait réussi à se les attacher m’ont touché. Mais que peut-on contre la psyché de chacun ?

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14 réflexions sur “Réussir sa vie

  1. Je trouve toujours étrange ceux qui cherchent absolument à trop s’exposer sur le net ? Désir narcissique sans doute. Mis à part si on habite à l’autre bout du monde, à quoi cela sert-il de publier ses photos sur le net si on côtoie réellement ses amis ?

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  2. « Enfin, je vous concède que certains milieux enseignants, complètement déconnectés du reste du système, sont parfois à côté de la plaque ! »
    trop vrai !!!
    je peux en témoigner !
    pour l’avoir vécu du début à la fin de ma carrière ….

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  3. bravo pour cette analyse !
    très directe !
    avec un côté assez matérialiste ou je me « crève » un oeil ?
    attention : ne pas mal interpréter mes propos
    bonne nuit

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  4. argoul

    Il n’est pas vraiment aimé au PS et encore moins dans le reste de la gauche. Quelque chose me dit qu’il pourrait ne pas tenter l’échec.

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  5. judem

    Il y a une indéniable part de vérité là-dedans. Que pensez-vous de Strauss-Kahn ?

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  6. argoul

    C’est je ne considère pas plus comme « normale » l’attitude qui consiste pour les littérateurs à mépriser l’économie (qui les fait bouffer), que l’attitude des économistes à mépriser les littérateurs.
    Cet écart des conventions sociales « de bon ton » me fait bondir. Il explique pourquoi nous avons les politiciens les plus nuls en économie, particulièrement dans la gauche qui se dit « culturelle ». Et pourquoi le populaire vote désormais Front national.

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  7. judem

    « Est-ce pour cela que j’ignore la littérature ou – même ! – les gens ? » : hé bien, j’ai peut-être été trop « réactif ».

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  8. argoul

    « Un « compétiteur » de bon niveau dans le pur privé qui, sans ignorer l’économie, considère que la vraie vie commence à un niveau plus élevé dans la « pyramide des intérêts » ? Eh bien vous en avez un pour interlocuteur : je suis en effet ex-financier. Est-ce pour cela que j’ignore la littérature ou – même ! – les gens ?

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  9. judem qui complète

    Sur la « rectification » : il n’y a pas de référence « une » mais une multiplicité de « bons » possibles, même si tout ne se vaut.

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  10. judem

    Bien noté la nuance « frimeur ».

    Tout d’abord, je précise que je ne connais pas la personne en question, je ne fais donc que réagir par rapport à des remarques générales.

    Peut-être s’agit-il dans son cas tout simplement d’une période durant laquelle il a envie ou besoin de se laisser aller un peu, ou bien une simple crise de la quarantaine : tant que ça bouge, c’est que ce n’est pas mort ! C’est parfois quand ça atteint une sorte de sagesse constante, de sérénité et de béatitude absolue qu’il faudrait entamer une thérapie de « réveil » aux électrochocs.

    « Le bonheur véritable ne fait pas de bruit, les gens heureux n’ont pas d’histoire. » : ouf, le bonheur véritable, rien que ça ! Je connais des gens discrets qui sont déjà morts dans leur tête et des gens peu discrets qui, même s’ils ressentent le besoin de surjouer quelque peu le théâtre de la vie, ont un certain avant-goût du bonheur dans la bouche tout de même. Par ailleurs, il se peut effectivement que son bonheur ne soit pas total, ce qui est plutôt courant, assombri par quelque élément dont vous n’avez pas peut-être pas connaissance.

    De plus, je ne pense pas que son métier soit actuellement un facteur d’épanouissement personnel et qu’il lui amène quelque reconnaissance que ce soit. « La dénégation même de son métier qui est de transmettre la langue, de poser les bonnes définitions sur les mots en évitant les valises » : je ne pense pas non plus (même sans connaître la situation, je ne prends pas beaucoup de risques) qu’il ait réellement eu l’occasion depuis un certain nombre d’années d’exercer le métier pour lequel il a été « formé ».

    Dans tous les cas, je retiens votre « le mien – juge qu’il a plutôt bien réussi » qui est très positif. Le lui avez-vous dit ?

    Sur l’économie, c’est évidemment indispensable, tout comme manger, dormir, avoir un toit, etc. Mais une fois passé le cap, on peut s’intéresser à autre chose. Je ne fais pas partie de ceux qui n’ont jamais quitté l’école même si au bout du compte j’ai fini dans l’enseignement-recherche. Cela dit, je connais plus d’un « compétiteur » de bon niveau dans le pur privé qui, sans ignorer l’économie, considère que la vraie vie commence à un niveau plus élevé dans la « pyramide des intérêts ».

    Enfin, je vous concède que certains milieux enseignants, complètement déconnectés du reste du système, sont parfois à côté de la plaque !

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  11. Certes la différence est bonne. Elle permet l’évaluation et la rectification. Mais le pédantisme petit était déjà le reflet de la distinction sociale (je n’ai pas retrouvé dans ma mémoire le mot exact de l’autre gamin, ce n’était pas frimeur mais quelque chose entre frimeur et pédant). Il a « lutté dans l’ombre », Michèle, mais il ne semble pas sorti de ses toiles : il ne s’accepte guère en affichant aussi fort qu’il est content de lui. Le bonheur véritable ne fait pas de bruit, les gens heureux n’ont pas d’histoire.

    Il est vrai aussi que le métier déteint sur la personne, enseigner des ados toute l’année induit un comportement mimétique, se poser torse nu en photo comme à seize ans, narcissique, est compréhensible quand on se cherche encore. Je pense quand même qu’à 40 ans on doit s’être trouvé.

    Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit : « Contre » la psyché ne veut pas dire qu’il est un alien (au sens des jeux vidéos – donc à abattre) mais un aliéné (au sens freudien – donc à sauver). Ce garçon, que j’ai connu petit, manifeste un complexe. Sa réussite sociale, il la mesure à que ce ses parents attendaient de lui. Alors qu’un regard extérieur – par exemple le mien – juge qu’il a plutôt bien réussi. Je regrette qu’il ne le sente pas, ne l’apprécie pas. D’où ce « mais que peut-on contre la psyché de chacun ».

    Sur le capitalisme, ce qui m’agace est l’ignorance volontaire, l’aveuglement idéologique. On préfère « croire » le groupe social plutôt que d’aller voir ce que signifient les mots. C’est pire pour un professeur de français, comme Guy. La dénégation même de son métier qui est de transmettre la langue, de poser les bonnes définitions sur les mots en évitant les valises.

    Quant à l’économie, on peut se permettre de l’ignorer quand on n’a jamais quitté l’école, sans souci de fin de mois, ni d’emploi, ni de retraite. Mais ils sont combien, en France, ces privilégiés ? Affecter d’aimer les pauvres (au Maroc) me paraît donc poser question. Je la pose.

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  12. je suis venue lire ta note aujourd’hui :
    je me sens moins seule devant mon parcours de vie (résumé sur FB ! sans me douter un instant que mon écrit serait déposé sur FB )
    il y a des êtres humains qui doivent se manifester un jour ou l’autre , pour montrer aux gens aveuglés par la réussite , sans état d’âme , ingrats …que d’autres ont pu s’imposer en luttant ..même dans l’ombre !
    merci pour Guy !
    je n’en dirai pas plus …

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  13. judem qui complète

    Nous jouons tous un rôle dans l’alchimie génétique et il faut que la « soupe » soit suffisamment non homogène pour que, entre ce qui peut nous paraître des plus ou des moins qui se doivent de toute manière leurs existences, continue d’émerger des choses intéressantes ! Cela vaut aussi pour la société …

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  14. judem

    « Il avait comme condisciple un garçon qu’il n’aimait guère, le trouvant un peu pédant. » : intolérance banale.

    « Mais que peut-on contre la psyché de chacun ? » : pourquoi ce « contre » ? Il ne faut pas attribuer du pathologique là où il n’y a que diversité Darwinienne. Ce qui n’est pas un optimum d’adaptation vis à vis de certains environnements/contextes/temps/lieux/hasards peut l’être dans d’autres. Et puis, quelle tristesse si nous étions tous pareils. Si cela lui plaît de ne pas être discret, libre à lui de faire ses choix.

    « Sait-il que le capitalisme est une technique d’efficacité économique née à la Renaissance dans les villes italiennes commerçantes » : je suis d’accord que certains milieux sont imprégnés de doxa gauchisante et ça m’a saoulé pendant longtemps (surtout que je viens d’un ex-pays communiste), mais tout le monde n’est pas obligé non plus d’accorder la dimension prioritaire à l’économie.

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