Point de plus violent appétit que le sexe ? s’interroge Montaigne

Le chapitre XXXIII du Livre II des Essais est consacré à « l’histoire de Spurina », jeune Toscan beau au-delà du raisonnable qui « entra en furieux dépit contre soi-même et contre ces riches présents que nature lui avait fait ». Il s’est donc scarifié et défiguré, ce que Montaigne condamne comme un excès. « Il était plus juste et aussi plus glorieux qu’il fit de ces dons de Dieu un sujet de vertu exemplaire et de règlement », dit le philosophe.

Car le propos est de rendre « à la raison la souveraine maîtrise de notre âme et l’autorité de tenir en bride nos appétits ». Certains jugent qu’ils n’y a point de plus violent appétits que ceux de l’amour, et Montaigne en donne maints exemples, dont le principal est César. Mais il juge, grâce à lui, que l’ambition est un appétit encore plus grand. Ce qui condamna d’ailleurs César, malgré ses éminentes vertus et toutes ses qualités reconnues.

Malgré les douches froides, les haires et les disciplines, l’appétit sexuel veut s’exprimer. Il fera tout pour y parvenir – autant donc y céder. Bien mieux que les ascètes, César a fait la part des choses. « Outre ses femmes, qu’il changea à quatre fois, sans compter les amours de son enfance avec le roi de Bithynie Nicomède, il eut le pucelage de cette tant renommée reine d’Égypte Cléopâtre, témoin le petit Césarion qui en naquit. Il fit aussi l’amour à Eunoé, reine de Mauritanie, et, à Rome, à Posthumia, femme de Servus Sulpicius, à Lollia, de Gabinius, à Tertulla, de Crassus ; et à Mutia même, femme du grand Pompée qui fut la cause, disent les historiens romains, pourquoi son mari la répudia. » Et ainsi de suite jusqu’à « Servilia, sœur de Caton et mère de Marcus Brutus, dont chacun tient que procéda cette grande affection qu’il portait à Brutus parce qu’il était né en temps auquel il y avait apparence qu’il fut né de lui. »

César n’était malheureusement pas qu’érotomane, sa vigueur en voulait toujours plus. « L’autre passion de l’ambition, de quoi il était aussi infiniment blessé, venant à combattre celle-là, elle lui fit incontinent perdre place. » Montaigne observe que l’ardeur querelleuse gourmande toujours l’ardeur amoureuse, autrement dit que la volonté vers la puissance va d’abord au pouvoir avant d’aller au sexe – qui n’en est que dérivé (ce n’est pas Mitterrand ni Chirac, par exemple, qui diront le contraire). Parlant de César, il déclare : « Ses plaisirs ne lui firent jamais dérober une seule minute d’heure, ni détourner d’un pas les occasions qui se présentaient pour son agrandissement. Cette passion régenta en lui souverainement toutes les autres et posséda son âme d’une autorité si pleine qu’elle l’emporta où elle voulut. » Il le regrette car il avait beaucoup de talent. Mais il les a gâchés par sa suffisance et sa vanité, s’enivrant d’être un demi-dieu vivant à la fin de sa vie, et se rendant ainsi insupportable à ses contemporains. Il y a en France des exemples récents, dont Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Le premier est trop sûr de lui et de ses capacités supérieures, le second est trop pris de haine contre le monde entier et de volonté de le bouleverser pour le refaire à son profit.

Montaigne conclut que « l’usage conduit selon la raison a plus d’âpreté que n’a l’abstinence. La modération est vertu bien plus affaireuse que n’est la souffrance. » Autrement dit qu’il ne sert à rien de se châtier pour ses qualités et défauts, mais qu’il vaut mieux en user avec modération, comme d’une soupape pour soulager la vapeur. L’Église catholique serait bien avisée de permettre une telle soupape à ses prêtres, avant qu’ils ne dérapent sur les jeunes corps dont ils ont la charge spirituelle. Comme quoi une morale toute de mots ne saurait être utile ; la théorie et les grands principes ne sont rien sans le mode d’emploi réaliste qui devrait aller avec. L’usage est tout, le moralisme n’est rien – il ne sert qu’à masquer de belles phrases l’hypocrisie des actes.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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