Articles tagués : pacha

Stratis Tsirkas, L’homme du Nil

Yánnis Chatziandréas (ou Hadjiandra), dit Stratis Tsirkas (Takis dans la première nouvelle), est un Grec d’Alexandrie en Égypte, pays où il a vécu cinquante ans. Ces cinq nouvelles sont donc un aspect doublement décalé de l’Égypte. Quiconque y va en voyage et s’intéresse au pays, ne peut qu’être surpris par le décalage historique et par le décalage colonial en l’espace d’une seule vie.

L’Égypte évoquée par Tsirkas reste en effet celle du delta et de la colonie grecque, expulsée par Nasser au début des années soixante, comme les Juifs d’ailleurs. Le cosmopolitisme y a été éradiqué, arabité oblige, bien avant le rigorisme islamique porté depuis Le Caire par les Frères musulmans.

Le quartier d’Alana à Alexandrie, évoqué dans Le vert paradis, est hors du temps et de l’espace. C’est le quartier de l’enfance, les jeux entre garçons et les baisers et attouchement à l’âge requis de la seule fille, surnommée « Merde d’Anglais » parce que son père – grec émigré en Égypte comme les autres – a fait affaire avec un colonel britannique d’occupation pour récolter et vendre de l’engrais humain pour les cultures en plein essor du fait de la guerre. La fillette est rejetée dans les jeux, ostracisée socialement par le métier de son père. Mais elle accueille en secret chaque soir un garçon pour l’embrasser et lui laisser faire ce qu’il veut. L’auteur la retrouve vingt ans plus tard, tout aussi folle de son corps et dépendante des hommes. Nostalgie.

Le bateleur est le récit d’un baladin avec âne et chien savant, misérable petit peuple qui amuse le petit peuple misérable, avant d’offrir un spectacle gratuit aux otages politiques déportés d’Athènes qui attendant la nuit en train. C’est généreux et touchant.

Chemins difficiles est l’exploitation par amour d’une maquerelle boiteuse par un fils de famille grecque égoïste nommé Stephanos. Elle lui donne un tiers de sa dot pour qu’il le dépense à son gré. Il arrose sa famille, mais celle-ci n’en sait pas gré à la donatrice, socialement mise à l’écart. Pas question de religion, ni même peut-être de morale, mais de qu’en-dira-t-on : le degré zéro du conformisme.

Le Combat contre la murène est élevé au rang de légende épique. Un pêcheur voit monter dans sa yole une grosse murène, qui tente de lui bouffer le pied. Ces poisons-serpents ont en effet une large bouche et de grandes dents. Métaphore de la femme ? L’homme saute d’un côté à l’autre de la barque, mais la murène se met au milieu. Il plonge et est recueilli par des pêcheurs attirés par ses cris. L’un d’eux assomme la bête et la débite en tronçons. C’est une histoire enflée et racontée pour les blessés de guerre, isolés sous la tente en plein soleil.

L’homme du Nil est Nourredine dit « Bomba » pour son prestige physique à 25 ans. C’est un transporteur en felouque sur les affluents du Nil, raccourcis permettant des économies aux commerçants en coton et autres denrées. Il s’élève socialement, jusqu’à être rattrapé par les jalousies sociales, les commerçants Grecs attisant le Pacha musulman pour le rabaisser, tandis que les Anglais occupants se préoccupent de leurs intérêts pécuniaires bien compris. Nous sommes là encore dans la légende épique des résistants, que les Grecs ont connu un siècle auparavant contre les Turcs. Nourredine, comme le chat de la chanson allemande, est toujours vivant ; il en réchappe à chaque fois, jusqu’à la dernière où il semble avoir été pendu, encore que…

Plus rien de tout cela ne subsiste dans l’Égypte. contemporaine, qui a expulsé les Grecs et les Anglais, récusé tout cosmopolitisme, s’est islamisée jusqu’à l’os, et refuse toute ouverture sociale – ou politique. Tsirkas nous décrit un monde révolu, qu’il n’a pas vu puisqu’il est mort en 1980.

Stratis Tsirkas, L’homme du Nil (nouvelles), 1973, Points 1983, 215 pages, occasion €15,00, e-book Kindle €5,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

Catégories : Egypte, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,