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Gérard Leray, Les derniers jours de Jean Moulin à Chartres

L’ouvrage s’ouvre sur une citation de Pascal Ory : « L’historien n’est pas un procureur, son travail est de comprendre ». Il se poursuit par une note adressée le 9 novembre 1940 au chef de la Feldkommandantur de Chartres par le préfet d’Eure-et-Loir Jean Moulin (fac-similé ci-après). Car la nouvelle est tombée des Archives nationales par l’historien Yves Bernard en 1999, un dossier oublié qui aurait dû être aux archives départementales de Chartres. La célébration du centenaire de la naissance de Jean Moulin, le 20 juin 1899, a engendré deux colloques, l’un à Paris, l’autre à Chartres. « Le début d’exécution des mesures raciales a été mis en œuvre pendant que Jean Moulin était à la préfecture. C’est un fait que j’ai trouvé dans les archives », expose Yves Bernard en citant la cote AN-AJ38-1157 des Archives nationales. « Daniel Cordier tombe des nues, la déclaration d’Yves Bernard provoque la stupéfaction et un grand trouble dans l’assemblée », note l’auteur p.123.

Il va dès lors se plonger lui-même dans les archives et reconstituer la chronologie minutieuse des événements de l’époque, tout en les replaçant dans leur contexte. C’est cela le travail d’historien : les faits, pas la belle histoire que l’on veut croire. Quoi, livrer des listes de Juifs aux occupants ? Lui Moulin, le futur héros de la Résistance, de gauche et républicain ? Mais oui, le mythe n’est pas l’histoire ni la propagande la vérité. « Il y a une chose avec laquelle on ne peut pas transiger, c’est la vérité » déclare Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin durant la Résistance et son biographe depuis.

Rassurez-vous, Jean Moulin n’a pas démérité et c’est mal le juger que le juger aujourd’hui, 80 ans après les faits, sans connaître les circonstances. « En tant que préfet sous le régime autoritaire de l’État français, pendant 129 jours, soit plus de quatre mois – du 10 juillet au 16 novembre 1940 -, Moulin s’est plié aux ordres de sa hiérarchie vichyste et aux exigences des forces d’occupation allemandes » p.11. Pouvait-il faire autrement ? Il était fonctionnaire et chargé de la mission d’assurer l’ordre de l’Etat pour la population soumise aux bombardements, à l’exode et aux pénuries. Démissionner – on a toujours le choix – aurait été non seulement faillir à l’honneur de la mission mais trahir la population. Le gouvernement de Vichy ordonne, on exécute, sans zèle mais par métier.

D’autant que les recensements par classe ou autres distinctions ne sont pas rares sous la république. Mais il n’y a pas de listes selon la religion – il faut donc solliciter la déclaration volontaire, ce que les Juifs font volontiers, bons citoyens depuis des décennies ou des générations, et souvent héros de la Grande guerre. Le Statut des Juifs est promulgué par l’Etat français le 3 octobre 1940 : « Alibert (1887-1963), au principal, et Pétain, accessoirement, sont les maîtres d’œuvre de ce texte qui transpire la revanche contre la République dreyfusarde, qui consacre le regain de la droite ultra-catholique, ligueuse, réactionnaire, nationaliste, antiparlementaire, celle de Barrès, Maurras, Rochefort, Drumont et Déroulède, presque quarante-trois ans après le J’accuse de Zola, qui légitime l’antisémitisme viscéral, enkysté, de l’époque » p.92. Daniel Cordier précise, au colloque de Chartres : « Évidemment, il [Moulin] a accepté ces contraintes parce que c’était cela ou partir. Bien sûr, chacun d’entre nous aujourd’hui est libre de juger de sa conduite. C’est le drame de cette époque qu’il faut prendre garde de juger et reconstituer à travers le prisme de la Shoah. C’est-à-dire de l’anachronisme puisqu’à cette époque l’issue de ces mesures est inconnue » p.127.

Moulin n’est pas pétainiste, ni antidreyfusard ; il est resté dans sa préfecture en juin 40 alors que la population et les fonctionnaires fuyaient, il a assuré la distribution d’eau et de pain, aidé les réfugiés. Il a refusé, à l’arrivée des Allemands, de cautionner une accusation de viol, démembrements, éventrations et massacres attribués aux « tirailleurs sénégalais » qui avaient étrillés durant leur retraite les fantassins vert-de-gris. Le préfet, en grand uniforme, n’en a pas moins été arrêté, jeté dans la morgue où s’entassaient les cadavres, et menacé d’être exécuté s’il ne signait pas. Il a résisté, tenté de se suicider pour ne pas faillir à l’honneur ; il a été libéré pour servir de médiateur entre les autorités d’occupation et la population.

Mais Jean Moulin sait qu’il ne restera pas préfet longtemps. Il a été au cabinet de Pierre Cot, ministre du Front populaire réfugié en Angleterre et déchu de sa nationalité par Vichy dès le 6 septembre 1940. Dès lors, obéir aux instructions ministérielles était une façon de servir de bouclier un peu plus longtemps contre le régime de Pétain et les excès des occupants. « Il n’a pas pris la moindre mesure d’internement ou d’assignation à résidence des « juifs étrangers ou sans patrie connus pour leur attitude contraire aux intérêts du pays, ou qui se sont introduits illégalement en France, notamment depuis le 1er septembre 1939, ou encore dont l’absence de ressources les place en surnombre dans l’économie nationale », comme la loi du 4 octobre 1940 le lui autorise », affirme l’auteur p.117.

Très peu de Français avaient lu Mein Kampf et très peu de ceux qui l’avaient lu traduit en français (et tronqué par Hitler volontairement en ce qui concernait la France) ne l’avaient pris au sérieux. C’est dommage car savoir, c’est pouvoir – et être informé du vrai, agir en pleine conscience. Les Juifs auraient-ils été aussi dociles à se déclarer s’ils avaient lu et compris ? Les fonctionnaires français auraient-ils exécuté les ordres sans les retarder, les saboter, les détourner, comme certains l’ont fait par la suite, s’ils avaient su dès 1940 qu’une Solution finale pouvait être envisagée ? A l’époque, elle ne l’était pas encore dans l’esprit des nazis, ce n’est que le développement des combats qui a imposé cette solution. La vérité est toujours révolutionnaire, proclamait-on en mes années de jeunesse post-68. Et il est vérifié que toute démocratie ne peut fonctionner que sur la confiance, donc sur le libre débat, donc sur la vérité. Tout mensonge est potentiellement fasciste car il est un appel à se fier à celui qui parle, sans vérifier par soi-même, en abolissant tout esprit critique. Le lien de force plus que le lien de raison.

Le déni de certains historiens apparaît donc comme une faute déontologique, démocratique et morale. Jean Moulin a obéi provisoirement parce que c’était, compte-tenu des circonstances connues, le moindre mal. Se poser en Dieu omniscient aujourd’hui est une aberration et d’un orgueil moral fort malvenu. Qui est assuré de ce qu’il aurait fait ? Et combien de collabos lors de la prochaine occupation ?

Gérard Leray, Les derniers jours de Jean Moulin à Chartres, Editions Ella 2020, 272 pages, €19.00

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Michael R.D. Foot, Des Anglais dans la Résistance

Le credo véhiculé par les gaullistes et par les communistes était que « la » Résistance (à majuscule) était purement française, les « alliés » n’étant qu’accessoires. La vérité des historiens est différente et bien plus nuancée. Michael Foot, auquel on ajoute R.D. pour le différencier d’un politicien, est un historien universitaire de Manchester, ancien officier SAS (Special Air Service) durant la Seconde guerre mondiale. Il a été mandaté au début des années 1960 par le gouvernement anglais pour faire le point des succès et des échecs de l’entreprise de formation et d’armement des groupes clandestins en France, afin d’en tirer des leçons.

Il ne s’agit pas de froisser de Gaulle (encore au pouvoir ces années-là), mais de rendre objectifs des faits complexes, et embrouillés à dessein de propagande. Le livre n’a pas été autorisé à paraître en France par les Anglais du Foreign Office (un éditeur français voulait en acheter les droits de traduction). Il ne le sera qu’en 2008, les passions s’étant apaisée et l’histoire neutre devenant possible.

C’est dire combien « la vérité » importe peu aux politiciens et à leurs partisans. Trump, mettant ses gros pieds dans le plat médiatique avec sa notion de post-vérité, n’a fait qu’actualiser le mensonge pour l’action – cet autre nom de l’idéologie que Nietzsche, Marx et Freud ont théorisée pour notre monde contemporain…

Ce livre épais et érudit est écrit « à l’anglaise », dans ce mélange de citations classiques et de fluidité de conversation ; il se lit avec délices. Il fait le point de façon précise sur ce foisonnement de groupes, groupuscules et d’initiatives venues de Londres comme de France occupée. Il n’occulte en rien les réticences des militaires de carrière, tant anglais que français, envers le travail clandestin considéré comme mineur et ignoble. Il dit le chaos des premières années entre improvisations, querelles d’ego et rivalités hiérarchiques. Il montre les insuffisances de sécurité des Français – criantes ! – l’anarchie initiale des mouvements, la politisation moscovite côté communiste et progressive côté gaulliste, l’échec de Jean Moulin malgré la symbolique.

Ce livre de 800 pages comprend plus de 200 pages d’appendices sur les sources, les noms, les réseaux, les messages BBC, la chaîne de commandement ; il est flanqué de 46 pages de notes dans l’édition française et d’un index de 18 pages. Plus quelques photos en noir et blanc. C’est dire s’il est documenté, étayé et précis. Il est une somme – provisoire car la recherche historique avance comme toute recherche scientifique.

Une première partie décrit les structures du mouvement clandestin ; une seconde fait le récit de ce qui fut réalisé.

La naissance du Special Operations Executive le 16 juillet 1940 est due à la défaite de la France, il n’existait pas avant. Il sera supprimé juste après la guerre, le 30 juin 1946, sa fonction remplie. Il s’occupait de désinformation de l’ennemi, de sabotages, de renseignement – mais surtout d’entretenir le moral combattant de Français abattus par une défaite imprévue et écrasante, et anesthésiés un temps par le conservatisme repentant du vieux maréchal de Verdun. Tout nous est dit sur le recrutement (disparate), la formation (trop rapide) et les communications (handicapées par une technologie lourde et archaïque).

Le récit montre les tâtonnements des années 1940 et 1941, le développement 1942 et la série de fautes 1943-44, avant les succès de juin à septembre 1944 lors des deux débarquements. Les résistants, formés et armés par les Anglais, mais bien Français sur le terrain et voulant en découdre, ont ralenti la progression des divisions vers les différents fronts et ont permis l’ancrage du débarquement de Normandie, malgré des représailles cruelles d’une armée aux abois (Vercors, Tulle, Oradour…).

Complémentaires aux bombardements, mais bien plus précis, les sabotages réussissaient à l’économie ce que la débauche d’aviation et de bombes ne parvenaient pas toujours à réaliser. Mieux : le moral des Occupants a été sévèrement atteint, ce qui n’était pas explicitement prévu : « Le résultat final de ses actions en France (et de celles d’autres acteurs de la guerre souterraine) fut bien de briser la combativité des Allemands dans ce pays. L’influence du SOE à cet égard a été inestimable, au double sens du mot, c’est-à-dire à la fois très forte et impossible à quantifier » p.583. Maitland « Jumbo » Wilson, « l’autre commandant suprême allié qui a opéré en France », « a estimé, sans que cela ait valeur officielle, que la présence de ces forces a abaissé de soixante pour cent l’efficacité au combat de la Wehrmacht dans le sud de la France au moment des opérations de débarquement en Provence » p.588.

Malgré les rodomontades des partisans communistes et des tard-venus « naphtalinés » de la mi-1944, « tout historien attaché à la vérité doit reconnaître que l’influence du SOE sur la résistance française a été importante, parfois même cruciale. C’est grâce à lui que parvinrent à destination des milliers de tonnes d’armes et d’explosifs envoyés pour aider les réseaux. Sans ces livraisons, elle n’aurait pas accompli le dixième de ce qu’elle a accompli » p.92. Chacun a fait sa part, gaullistes, communistes et Américains, mais le SOE anglais fut le plus précoce et le plus constant dans l’aide apportée aux résistants de France.

« En 1941, la section F n’avait envoyé sur le terrain que 24 agents opérationnels ; en mai 1944, elle faisait tourner plus de 40 réseaux, dont la plupart comprenaient plusieurs agents entraînés en Grande-Bretagne » p.496. C’est bien de le rappeler, et mieux de le montrer de façon étayée, en historien plus qu’en histrion. Ce gros livre est un livre de faits, utile à ceux qui veulent savoir, mais plus utile encore à ceux qui veulent comprendre les leçons de l’histoire.

Michael R.D. Foot, Des Anglais dans la Résistance 1940-1944 (SOE in France), 1966, préface et notes de J.L. Crémieux-Brilhac 2012, Tallandier collection Texto, 799 pages, €12.50, e-book format Kindle €4.99

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