Joseph Kessel

Joseph Kessel, Les cavaliers

C’est un gros et long roman, lu dans les années 1970, que je relis aujourd’hui. Certains ont dit que c’était son meilleur ; le plus construit assurément, le meilleur à mon avis non. Il est très bon, dans la lignée du roman-reportage issu de faits vrais mais ses personnages, malgré leur complexité psychologique, ne sont pas sympathiques ; je préfère de loin Le Lion.

L’histoire des cavaliers est celle du destin, une aventure dans la steppe avec l’exotisme afghan du bouzkachi, ce jeu brutal à cheval qui consiste à enlever par tous moyens une carcasse de bouc décapitée pour la placer dans le cercle. C’est un jeu d’hommes, de guerriers, de cavaliers. Il a fasciné Kessel, venu pour tourner un film. Il en a fait le prétexte de son histoire mais l’a transformée au fil des années en véritable odyssée afghane au travers des montagnes de l’Hindou Kouch par le vieux chemin des bouddhas de Bamiyan.

Une façon aux personnages de s’accomplir, d’exorciser les démons qu’ils ont en eux. Tout se passe l’année où le roi Zaher Shah, que Kessel a rencontré, décide pour unifier les ethnies diverses du pays, de faire jouer un grand bouzkachi à Kaboul, la capitale. Le vieux Toursène vainqueur de bouzkachis et éleveur de chevaux pour son maître, a la fonction insigne de gardien d’écurie. Il envoie à Kaboul comme tchopendoz son seul fils Ouroz, d’une quarantaine d’années déjà, avec un cheval sélectionné soigneusement sur des générations. Jehol est déclaré « cheval fou » par les spectateurs parce qu’il a sa personnalité et beaucoup de fougue. Il vaincra à Kaboul au bouzkachi royal… mais sans son cavalier ; un autre l’a monté pour la victoire finale. Ouroz s’est en effet cassé la jambe gauche en voulant réaliser l’acrobatie de ne s’accrocher que d’une cheville à l’étrier pour plonger sur le bouc à enlever. Il est resté sur le terrain.

Oh, certes, l’hôpital moderne de Kaboul plâtre sa jambe et le laisse au repos mais cet orgueilleux musulman peu lettré a été horrifié d’être touché nu par une femme, infirmière. Et il s’évade avec la complicité du cheval Jehol et de son saïs Mokkhi, un géant de 30 ans fidèle et servile. Il ne pourra pas guérir mais, dans sa bêtise, défie le destin. Il frôlera la mort mais deviendra insensible à la souffrance de la chair. Il accomplira une Odyssée avec pour but affiché le retour à la maison mais, pour chemin, celui qui mène à lui-même. Pas d’épouse fidèle ni de fils aimé dans sa maison : il ne possède rien. Il suivra le vieux chemin de Bamiyan plutôt que la route de Kaboul, passera par les lacs du Band-e Amir, rencontrera des nomades qui savent parler aux chiens, une djat tzigane qui sait parler aux chevaux, un gardien de mosquée qui sait parler aux hommes, un berger qui sait élever un fils, une caravane pachtoune où la femme chevauche en égale de l’homme, un éleveur de chèvres dont le bouc a une corne cassée et fait de ce handicap un avantage. Il veut retrouver sa province de Maïmana après avoir arpenté la diversité ethnique et culturelle du pays écartelé en 1950 entre traditions et modernité.

Son père Toursène est autoritaire selon l’islam, chef héréditaire et pater familias qui a répudié sa femme, devenue laide et encombrante. Le fils n’a jamais été aimé, son géniteur lui préférait les poulains. Il veut se faire reconnaître, ce pourquoi il pousse sa chance jusqu’au bout, insensé du quitte ou double, suicidaire par dépit. Il subit à Kaboul la défaite et l’humiliation et le lecteur sait qu’il ne peut y avoir happy end. Le dénouement de l’aventure est incertain. D’ailleurs, en pervers narcissique manipulateur, comme on le dit aujourd’hui, Ouroz va inviter une petite nomade esclave à les suivre, la jetant dans les bras de son serviteur naïf Mokkhi, sachant très bien qu’ils vont vite souhaiter sa mort par cupidité. Il a en effet donné devant témoins son cheval à Mokkhi, testament scellé par un papier dans sa ceinture, et garde cent mille afghanis gagnés dans un pari pour allécher Zéré. Mais c’est pour lui un jeu dans lequel il engage sa vie même, comme d’habitude. Son destin sera de survivre.

Le roman initie un cycle de vie avec Toursène immobile, rigidifié dans ses vieux os et Ouroz nomade, en pleine maturité, qui revient à son point de départ mais par une autre route. Le banquet de justice final montre Ouroz amputé qui achève sa course avec Jehol devant toute la tribu. Mais c’est avant tout un voyage intérieur pour chacun, un cheminement moral vers une certaine sagesse détachée des dogmes formels pour enfin être adulte, « juger dans son cœur et sa raison ». De quoi faire de son infirmité une nouvelle excellence : cela concerne le vieux Toursène, le mûr Ouroz, le serviteur Mokkhi, l’esclave Zéré.

Ouroz est détestable : il montre un orgueil insensé, il est cruel et égoïste comme un loup dont il a le rictus, pousse à la perversité Mokkhi son serviteur fidèle et viole Zéré la nomade qui s’est attachée à Mokkhi et lui a fait connaître le sexe. Il a besoin de souiller et meurtrir, rejeton d’un monde de violence mâle que Toursène finit par tempérer, dont Mokkhi a remords, mais pas Ouroz – jusqu’à ce que son cheval Jehol lui prouve qu’il peut être aimé. Mais il restera seul, ne voulant ni succéder à son père comme gardien des écuries, ni fonder une famille comme Mokkhi qui renonce au cheval, mais aller combattre en solitaire, défier quiconque encore et encore. Comme le dit l’Aïeul de tout le monde, l’ancêtre Guardi Guedj qui conte l’épopée des Afghans mythiques, chacun doit « accomplir au mieux le destin pour lequel un homme a été jeté sur la terre ».

Issu d’un film reportage La passe du diable, le roman fera l’objet d’un autre film de cinéma, The Horsemen de John Frankenheimer avec Omar Sharif en 1970 (VF Les Cavaliers).

Joseph Kessel, Les cavaliers, 1967, Folio Gallimard 1982, 590 pages, €10.90 e-book Kindle €9.99

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

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Joseph Kessel, Hong-Kong et Macao

L’année où Sartre et Beauvoir allaient admirer Mao, Kessel se rendait à Hong-Kong, territoire britannique peuplé en majorité de Chinois fuyant la République pop. Dès les années suivantes il y aura en effet les Cents fleurs et sa répression féroce puis le Grand bond en avant qui fut une grave régression. Le journaliste écrivain s’intéresse aux petits humains et pas aux grandes théories -c’est ce qui fait qu’il reste lisible plus de soixante-cinq ans après la parution de ses articles dans France-Soir en 1955 et 1957. En revanche, qui lit encore sans rire l’hagiographie du Castor ?

Pas de fiction cette fois rajoutée au reportage mais la rencontre de personnages clés comme Jardine, descendant des contrebandiers d’opium dans la Chine de Tseu Hi, et de la femme de Mister Tiger Balm, l’inventeur du célébrissime Beaume du Tigre – toujours en vente – qui soigne tout et se porte dans la poche ; sa pagode loufoque se dresse sur une colline de l’île. Kessel s’intéresse aux « maisons de thé » (bordels) et aux « danseuses » (putes) dont les plus entreprenantes vendent les enfants qu’elles se font faire par de beaux mâles occidentaux sortis des bateaux de guerre ou de commerce. En quelques années, elles peuvent elles-mêmes s’établir comme entremetteuses entre les couples en mal d’enfants et l’offre des filles jeunes qui veulent s’enrichir. Il suffit que les bébés soient beaux et que les astres leurs soient propices. Car Kessel ne minimise pas la misère du petit peuple de Hong-Kong, pressuré pour produire, leurs enfants en loques mendiant dans les rues. Les quartiers les plus mal famés abritent des fumeries d’opium tandis qu’une cité interdite – Kowloon-City – existe en plein cœur de Hong-Kong, un ancien village chinois exclu par le traité sur les Nouveaux Territoires, de la tutelle de la colonie.

Quant à Macao, enclave portugaise ignorée des Chinois comme des Japonais venus envahir l’Asie, ce n’est plus un « enfer du jeu » comme elle le fut un moment. Les casinos subsistent, mais sans presque de clients. C’est surtout le trafic d’or qui prospère à l’époque.

L’investigation, le social et le touristique se mêlent dans ce reportage d’aventures qui se dévore littéralement. Le rêve exotique trouve son incarnation avec le meilleur et le pire, dans un paysage de toute beauté. Mais avec une question : « Comment, pourquoi Hong-Kong resterait-il britannique ? » p.900 Pléiade. Une bonne question qui trouvera sa réponse en 1998, une génération plus tard.

Joseph Kessel, Hong-Kong et Macao, 1957, Gallimard Folio 2011, 256 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

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Joseph Kessel, La vallée des rubis

Un grand reportage littéraire dans un pays peu connu alors, la Birmanie, et sur un sujet fabuleux : les pierres précieuses, saphirs et rubis. Joseph Kessel, sur l’instigation d’un ami juif, Jean Rosenthal (à qui le roman est dédié), embarque avec lui pour l’Orient afin d’aller négocier des pierres. Sur place, en vallée de Mogok dans la province de Mandalay appelée vallée des rubis, il rencontre un autre juif, Julius Schiff, expert en pierres et mines, qui vit dans le pays huit mois par an. Les deux hommes reçoivent les vendeurs, observent, étudient, font leurs prix. Ils sont les intermédiaires entre le mineur et le bijoutier. Il faut du talent et de l’observation pour déceler, sous la gangue, les potentialités d’une pierre : sa grosseur, son éclat, son étoile. C’est un métier.

De cette enquête de terrain, Kessel fabrique une aventure. Le pays est peu sûr après son indépendance en 1947, miné par les bandes du Kouo-Min-Tang chinois au nord, par le parti communiste birman en politique, par les révoltes des minorités Karens ou Chans déguisées en dacoïts, bandits de grand chemin. Les voyageurs se font souvent rançonner, dépouiller, parfois tuer. L’avion hebdomadaire lui-même sur le terrain de Momeïk, un Dakota qui emporte passagers et mulets en plus des bagages de tous ordres, est surveillé par l’armée, déployée tout autour du terrain.

Kessel agit en reporter : il étudie le pays et les personnages, plante le décor et décrit. « La hiérarchie sociale, à Mogok, s’ordonnait comme tous les autres éléments de la vie, en fonction des pierres précieuses » chap. XII p.735 Pléiade. Quelques mille trois cents mines sont exploitées de façon rudimentaire, les machines manquent pour pulser l’eau du tri et c’est parfois la mousson qui doit s’en charger. Le bayon, cette terre brute puisée dans la mine, est lavée et les pierres restent. Il dresse le portrait de Julius, juif orthodoxe du sud russe, clandestin socialiste à 15 ans devenu espion de sa Majesté à 20 ans aux Indes, puis de son courtier Kin Chone d’origine chinoise, de Daw Hla, Birmane enrichie dans le trafic de rubis, de Ko Ba Ve le mineur à la pompe à moteur et au neveu musclé garde du corps.

Mais dans ce cadre, qui donnera les reportages parus dans France-Soir, il plaque une intrigue inventée, celle du fabuleux trésor d’un ancien dacoït, U Min Paw (le U est honorifique, comme Messire ou Honorable). Devenu mineur puis exploitant de mines, Min Paw aurait accumulé un véritable trésor de gemmes. Assassiné dans des circonstances mystérieuses, sa maison brûlée entièrement, son trésor aurait disparu. Peut-être pas pour tout le monde… Mais c’est un secret dangereux et nul ne veut en parler, surtout pas Julius. Intrigué, le narrateur enquête ; il fait la connaissance d’un Thibétain (orthographe de Kessel), ancien moine bouddhiste devenu contrebandier d’opium qui en sait long – mais s’évapore. C’est in extremis, alors que les hélices du Dakota du retour sont déjà lancées, qu’il en apprend un peu plus d’un missionnaire américain haut en couleurs, en chemise hawaïenne, qui sillonne le pays en jeep pour y placer ses bibles traduites en birman.

Nous sommes dans l’aventure, celle qui séduit encore les adultes après une enfance biberonnée à Tintin et au Club des Cinq puis une adolescence férue de Jules Verne, de Bob Morane et de James Bond. « Fraîcheur et délices », comme dit volontiers Julius !

Joseph Kessel, La vallée des rubis, 1955, Folio Gallimard 1994, 253 pages, €8.50 e-book Kindle €8.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

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Joseph Kessel, La piste fauve

En couvrant comme journaliste pour France-Soir les obsèques du roi George VI à Londres, Joseph Kessel découvre le paradis sur terre : le Kenya. La princesse Elisabeth y séjournait lorsqu’elle a appris la mort de son père en février 1952. L’Afrique orientale britannique sous protectorat voit surgir une révolte anticoloniale, celle des Kikuyus, sous l’égide d’un mouvement mystérieux, les Mau-Mau. Des familles entières de blancs sont assassinées tandis que les noirs fidèles sont terrorisés par les serments forcés par la magie.

L’engagement extorqué lors de cérémonies sanglantes exige des Kikuyus de chasser les blancs du Kenya pour récupérer leurs terres. Des femmes et des enfants blancs sont massacrés par les Mau-Mau à coups redoublés de machette, ce qui laisse loin derrière la barbarie de nos Momos de banlieue. Envoyé enquêter en 1953 avec sa femme, Kessel rapporte la barbarie : « Les assassins allaient droit où il fallait, portés sans bruit par leurs pieds nus. Soudain la porte s’ouvrait, livrant passage à une bande grimaçante, hurlante, démoniaque. Tous ils avaient des pangas au poing [machette] et tous ils frappaient. Chaque fois on retrouva les corps des victimes hachés, lacérés, en pièces. Il en fut ainsi même pour le petit garçon des Ruck qui avait six ans à peine » I. Mau-Mau VII p.281 Pléiade. Kamau wa Ngengi dit Jomo Kenyatta est leur inspirateur, petit garçon kikuyu né dans le fétichisme qui s’est élevé jusqu’à enseigner à l’université de Londres. « Il avait passé plus de dix ans en Europe, partagé la vie des intellectuels libéraux de la capitale anglaise, épousé une femme blanche. Il avait connu Paris et ses cafés, Moscou et ses doctrines. Mais il restait fidèle à son pays, à ses montagnes sacrées, à ses forêts mystérieuses, aux rites de son peuple – même les plus barbares. Dans son livre, il défendait les docteurs sorciers, la circoncision affreuse des jeunes filles. (…) Il avait six femmes dans la réserve kikuyu. (…) Il proférait des oracles » I. Mau-Mau IV p.259. Il deviendra en 1964 le premier président de la République du Kenya et y restera à vie – c’est-à-dire durant 14 ans, jusqu’à ce que la mort l’attrape.

Malgré cette paranoïa et la répression coloniale qui s’ensuit (Kessel est sévère pour les colons qui agissent en milices impunies), le Kenya offre un paysage magnifique qui séduit le voyageur : « Chevauchée de collines, orgie de couleurs – et au fond, pareille à une mer, l’immense et profonde vallée du Rift. Et, dans le ciel, ces caravanes de nuages qui, au Kenya, possèdent une densité, une vie, un sens, un message qu’ils n’ont nulle part ailleurs » I. Mau-Mau VIII p.288. Le reportage d’actualité se transforme alors en récit de voyage sur la longue durée dans la région des Grands Lacs que Kessel rêvait d’explorer depuis sa rencontre avec le colonel Bourgoin des Bataillons du ciel.

Kessel décrit la lutte des Bahutus et des Watutzis comme une lutte des races, les premiers venus d’Egypte et en possédant la grâce corporelle qui en fait des aristocrates nés, les seconds négroïdes faits pour obéir. Le lecteur d’aujourd’hui reconnait facilement les Hutus et les Tutsis du génocide mémorable intervenu il y a quelques années au Rwanda des premiers sur les seconds. Même si les « races » selon les chercheurs sont reconstituées dans l’imaginaire de ces peuples, leur représentation symbolique est bien réelle et agit dans l’histoire. Les Tutsis éleveurs de vaches se sentent supérieurs (et plus riches) que les agriculteurs Hutus.

Mais l’Afrique est le paradis de tous les possibles. Lorsqu’ils ne s’entretuent pas, hommes et bêtes communient dans l’harmonie naturelle où la chasse est un pistage plus qu’un massacre et où les fauves sont affrontés à mains nues par les jeunes Masaïs. Kessel est séduit et fasciné par la jeunesse Masaï, notamment les moranes aux cheveux longs, de la première adolescence au mariage. Ces éphèbes vont en bandes et affrontent les lions entièrement nus, un bouclier de peau de vache et une lance à la main. « Il y avait chez les jeunes hommes une splendeur physique si parfaite et si intense qu’ils ne semblaient pas appartenir à la race des mortels, mais descendre de quelque noir Olympe. Nus comme ils l’étaient – la misérable étoffe jetée sur une épaule ne cachait rien – ils portaient cependant le vêtement le plus chaste et le plus magnifique : leur beauté. Elle leur venait d’un équilibre incomparable et comme divin entre la grâce et la force. On ne pouvait rien imaginer de plus flexible, de plus délié que les attaches et les courbes de ces jeunes corps farouches. La finesse et la douceur extrême du modelé dans les bras et les cuisses, la moelleuse rondeur des épaules, la tige lisse du cou, la minceur flexible du torse, tout avait une harmonie étrange et presque féminine. Mais, par une vertu qui tenait du sortilège, cette nonchalance était tout imprégnée, nourrie, pétrie, de virilité » III. Hommes étranges et bêtes sauvages, VI p.509.

C’est dans cette Afrique de rêve qu’il fera connaissance du major Taberer, administrateur du parc d’Amboseli, dont l’histoire de sa fille avec une lionne inspirera de près son futur roman Le Lion. Un roman vécu.

Joseph Kessel, La piste fauve, 1954, Folio Gallimard 2014, 496 pages, €8.50 e-Book Kindle €8.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

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Joseph Kessel, Au Grand Socco

Profitant d’un long séjour à Tanger en 1950, l’écrivain-reporter qui deviendra immortel dix ans plus tard par l’Académie française, livre ses Mille et une nuits. Il se met dans la peau de Bachir, un enfant de 12 ans marocain bossu devant et derrière, orphelin des rues qui dort sur la plage avec Aïcha une gracile fille de son âge et Omar, un garçon plus jeune au fez rouge. Il ne vit que de petits boulots mais chante admirablement et surtout conte comme pas un sur la place populaire du Grand Socco. Le style est enjôleur et l’émotion candide toujours présente, malgré les exigences de la réalité qui font parfois trahir le premier mouvement, comme ce petit âne blanc mourant et sauvé, donné et repris, dont l’obstination et la vitalité sont un fil des histoires.

Tanger après-guerre est une ville interlope, zone internationale sans droits de douane ni impôts par la convention de 1925. S’y côtoient les nationalités comme les trafics, les notables blancs comme les nationalistes rifains. Les collabos et malfrats recherchés dans leurs pays y trouvent refuge pour leurs affaires, tout comme les grands de ce monde lassés de leur climat humide et froid. Ce brassage de civilisations et de mœurs crée des étincelles, matière à histoires pour enflammer l’imagination. Or Bachir est acteur autant que conteur. Son jeune âge le rend invisible et accepté partout, y compris chez les femmes musulmanes dévoilées. Tel le Persan de Montesquieu, il observe et juge, sagace de sa raison précoce et de son cœur d’orphelin tout gonflé.

Kessel s’inspire de personnages réels : la juive rescapée des camps (C’était écrit), le guitariste espagnol antifranquiste, l’américaine mûrissante (L’arbre qui chante), la lady anglaise cruelle aux humains mais protectrice des animaux – et même Bachir le petit mendiant en haillons et doublement bossu mais au visage fin. Il rajoute des types de Tanger : Zelma la nymphomane effrontée, Ibrahim le beau marchand de fleurs, Mohammed l’écrivain public, Abdallah le pêcheur aveugle, Kemal le charmeur de serpents, Fatimah l’aïeule, Nahas l’usurier, Fouad le paysan, Caleb le porteur d’eau, Hussein le vieux qui vend du khôl, Sélim le marchand d’amulettes, Ismet le débardeur musclé : ils font chœur et offrent une vision mosaïque du Tanger réel, vivant et populaire. Ils sont le pendant des Occidentaux résidents qui se réunissent au café le Petit Socco, colons oisifs comme Mme Elaine l’américaine et lady Cynthia l’anglaise, ou affairistes comme M. Boullers le trafiquant d’or, Flaherty le journaliste roux, Varnolle le collabo en fuite et sa capo de camp Edna, M. Ribaudel l’avocat international français.

Par ses histoires, Bachir offre une vision réaliste de la société à ses auditeurs comme aux lecteurs ravis : la décadence occidentale noyée dans le whisky, la promiscuité sexuelle, la contrebande ou la honte familiale (Le tambour-major), l’arriération musulmane qui traite mal ses animaux (Le rezzou, Le petit âne blanc) et ses femmes, laissant les enfants perdus errer sans soins ni secours ; mais aussi l’acculturation du Marocain Abd-El-Meguid Chakraf ayant fait fortune aux Etats-Unis qui a perdu toute identité, le Rifain indépendantiste fanatique qui se prépare à jeter les colons blancs à la mer. Les contes sont autres qu’ils paraissent : un reportage sur le présent autant qu’un support à l’imaginaire. Ils captivent et instruisent, l’auteur étant en empathie avec ses personnages et avec le pays. Pour notre plus grand bonheur de lecture.

Joseph Kessel, Au Grand Socco, 1952, L’imaginaire Gallimard 2010, 294 pages, €9.50

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au Grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

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Joseph Kessel, L’armée des ombres

Joseph Kessel, juif et antinazi, est entré en résistance en 1941 mais a dû fuir la France lorsque la zone sud fut occupée. Arrivé à Londres par l’Espagne et le Portugal avec son neveu Maurice Druon, il lui est suggéré par le général de Gaulle de contribuer à la guerre par un livre sur la Résistance intérieure. Il invente alors le nom « d’armée des ombres » parce que la France des Lumières est entrée dans la nuit avec l’armistice et son chef d’Etat cacochyme aux étoiles flétries.

Ce documentaire publié dès 1943 se veut une chronique de faits vrais, maquillés pour ne pas compromettre les protagonistes sur le terrain. Tout est réel, tout est reconstruit. Ce n’est pas un roman issu de l’imagination, ni de la propagande antiallemande ou pro-quelque chose. « Aucun détail n’y a été forcé et rien n’y est inventé » (préface). Tout est exact et rien n’est reconnaissable « à cause de l’ennemi, de ses mouchards, de ses valets ». La Résistance française fut « un grand mystère merveilleux » où, sans pain ni vin, ni feu, ni lois, « la désobéissance civique, la rébellion individuelle ou organisée sont devenues des devoirs envers la patrie ». Le héros est celui qui est dans l’illégalité, analogue au chrétien des catacombes.

Il y a de la mystique chez Kessel lorsqu’il conte la Résistance en actes, avec ses grandeurs et ses petitesses, ses dilemmes moraux et son humanité. Il s’agit d’une foi à renaître, d’une Lumière qui sourd du peuple même, préparant une loi nouvelle pour la cité. Le mythe de la « désobéissance civique » est repris aujourd’hui par de pseudo-révolutionnaires qui se croient occupés par une puissance économique qui serait nazie, mais la lecture de ce livre montre combien ils sont simplets et récupérateurs : l’Occupation était bien autrement totalitaire et meurtrière, incitant les pères à délaisser leurs enfants, les mères à vendre leurs camarades pour sauver leur fille, les petits escrocs à trahir pour rien, par lâcheté ou pour se faire bien voir du plus fort.

Le récit se compose de sept épisodes qui tournent tous autour de Philippe Gerbier, ingénieur et ancien élève du grand chef parisien Luc Jardie, surnommé Saint-Luc, dans lequel on a pu reconnaître une image mêlée de Pierre Brossolette, Emmanuel d’Astier de la Vigerie et Jean Cavaillès. Chaque épisode est publiable séparément dans la presse libre, ce qui permet de contourner la censure en France et les restrictions de papier. Y sont contés l’évasion, la punition du traître, la clandestinité, le passage à Londres, la prison, l’attente d’être fusillé, la torture, le meurtre d’un seul pour éviter que tous fussent tués. Les techniques de narration sont diverses, du récit linéaire au journal en abrégé et aux notules exemplaires. Tous les résistants sont frères, qu’ils soient Action française ou communistes, ou simplement révoltés, qu’ils aient 15 ans ou 60 ans. La diversité est présentée sans fard ni jugement, notamment dans le chapitre intitulé Une veillée de l’âge hitlérien.

Ce livre dépouillé sur une « armée pure » (p.1377 Pléiade), écrit dans l’action et truffé d’anecdotes vraies est « le » grand livre de la Résistance. Le film de Jean-Pierre Melville, sorti en 1969 avec une brochette d’acteurs connus, épure encore le texte, son noir et blanc rendant bien l’obscure clarté de la révolte anti-Boche autant qu’anti-Vichy. « Tout ce que nous avons entrepris, dit Luc Jardie à Philippe Gerbier dans l’ombre d’un asile clandestin, a été fait pour rester des hommes de pensée libre » p.1398. A ne pas oublier pour jauger les pseudo-résistants médiatiques de l’ultra-gauche écolo-féministo-anarchiste (tous les thèmes à l’extrême-mode). « La haine est une entrave pour penser librement, dit encore Jardie. Je n’accepte pas la haine ». Celle d’aujourd’hui est bien palpable chez ceux qui tentent de récupérer le mythe à leur profit.

Joseph Kessel, L’armée des ombres, 1943 revu 1963, Pocket 2001, 253 pages, €5.50

DVD L’armée des ombres, Jean-Pierre Melville, 1969, avec Lino Ventura, Simone Signoret, Paul Meurisse, Jean-Pierre Cassel, StudioCanal 2008, 2h17, €8.90

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Joseph Kessel, La passante du Sans-Souci

Ce n’est pas, à mon goût, le meilleur roman de Joseph Kessel tant il tombe dans le mélo et la propagande facile. Les nazis sont les Méchants absolus et la femme de trente ans Elsa Wiener, Allemande pure souche bien que baladine, se vautre dans la fange par amour comme Job sur son fumier. Elle est l’une des « pures » célébrées par Kessel inlassablement, idéalisme individuel de l’air du temps que Saint-Exupéry a critiqué dans Citadelle. La « pureté » n’est qu’une version démocratique de « l’honneur » d’Ancien régime et, en psychologie, une névrose obsessionnelle qui rend aveugle et sourd à tout ce qui n’est pas l’objectif. Que la fin justifie les moyens est bien la pire des choses.

Le narrateur, enfiévré, insomniaque, imbibé, voit soir après soir passer une jeune femme en renard, aux cheveux et au cou nus sous la pluie, devant le bar du quartier des plaisirs de Montmartre, le Sans-Souci. Elle l’intrigue et il l’aborde mais, malade, se fait raccompagner. Il reverra Elsa et obtiendra des enseignements sur elle par un souteneur vulgaire au nom mafieux. Il se rend alors à son hôtel pauvre pour la remercier et est accueilli… par un enfant difforme aux cheveux crépus.

Max est un Juif allemand battu par les SA et dont les jambes et le bassin ont été brisés tandis que son père mourait lapidé. Elsa l’a recueilli devant sa porte et soigné, adopté. Il en paraît 10 mais il a déjà 12 ans, mûri par les épreuves et avide de savoir, il apprend le français pour le parler sans accent ; il veut devenir écrivain. Elsa couche dans la chambre d’à côté et est chanteuse dans une boite qui va fermer car la mode change et « la crise » est là qui raréfie les clients. Elle est en quête permanente de fric pour « envoyer à son mari » Michel, resté en Allemagne et arrêté par les nazis au pouvoir depuis 1933 parce que juif, éditeur et de gauche. Il est en « camp de concentration ». Pour l’aider, elle va de déchéance en déchéance, de chanteuse en stripteaseuse puis entraineuse au Rotoplo – à la gloire des seins nus et opulents – avant de devenir putain. L’alcool, la fatigue, la nuit l’enlaidissent – mais elle se sacrifie pour son mari qui l’aime. Elle n’a jamais joui avec lui mais ne veut pas l’abandonner ni lui faire de peine.

Deux ans passent et Michel finit par être libéré du camp et expulsé d’Allemagne. C’était avant qu’ils décident, sous la pression de la guerre, de la Solution finale. Pour cela, Elsa a dû accepter de coucher avec le chef en second de la Gestapo à Paris, un inverti à petite tête et larges épaules (la caricature du nazi difforme, psychotique, brute et étroit du ciboulot). Il a été séduit par elle lorsqu’elle était jeune chanteuse d’opérette en Allemagne. Michel croit retrouver son amour intact, l’argent reçu régulièrement lui laissant penser que tout va bien pour Elsa, mais il retrouve une femme vieillie, fripée, usée. Lui qui l’aimait l’aime moins ; elle qui ne l’aimait pas l’aime plus. Drame du divorce de la tendresse et du désir déjà traité, en mieux, dans Belle de jour ! Mais Elsa n’est pas belle de jouir, au contraire, la nuit l’enlaidit.

Avec l’aide de Max et du narrateur, Elsa va finir par avouer la vie de débauche qu’elle a menée pour lui Michel, son mari, pour l’aider. Il comprend et ouvre ses bras, mais tout est brisé : il n’a pas saisi ni accepté lorsqu’il en était temps, il ne se montre pas jaloux comme avant et Elsa ne veut pas de sa pitié. Elle veut être aimée et, par orgueil bafoué, se laisse mourir, écrasée par une mécanique (comme les chars de Guderian en 40).

En 1935, Kessel est devenu militant, antihitlérien et contre les antisémites. Il veut faire de la déchéance d’une femme celle de l’Histoire, mais nul ne fait de bonne littérature avec de bons sentiments et La passante sent trop le mélo pour notre goût. Les excès d’alcool et de fumée du narrateur errant dans la nuit glauque du quartier des plaisirs est aussi une déchéance. Face aux nazis jeunes et forts (bien que bêtes), il ne fait pas le poids. S’en rend-t-il compte ? Faudra-t-il faire la pute avec les nazis (futurs collabos) et souffrir le martyre (futurs résistants) pour être délivré du mal ? C’est inconscient chez Kessel lorsqu’il écrit ce roman en 1935, mais en germe. Car la suite sera L’Armée des ombres.

Le film tourné en 1982 en pleine euphorie socialiste militante déforme et caricature le roman pour en faire un pamphlet anti-dictature sud-américaine, reliant Pinochet aux nazis. Piccoli en bourgeois de gauche est toujours aussi infâme mais Romy Schneider touchante pour son tout dernier rôle. Préférez quand même le roman.

Joseph Kessel, La passante du Sans-Souci, 1936 revu 1968, Folio 1983, 224 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

DVD La passante du Sans-Souci, Jacques Rouffio, 1982, avec Romy Schneider, Michel Piccoli, TF1 studio 2009, 1h55, €16.44

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Joseph Kessel, Une balle perdue

Roman raccourci issu d’un reportage vécu, selon le style de Kessel, il se situe à Barcelone en 1934 au moment où la Catalogne se pique de révolution indépendantiste. Idéaliste, mal préparée, naïve – elle échoue (ce ne sera pas la dernière fois). Ce décor sert à l’auteur pour confronter les « purs » aux réalités prosaïques de la nature humaine majoritairement lâche, prompte à collaborer, à aller dans le sens du plus fort.

Le pur est Alejandro, pauvre orphelin cireur de chaussures, jeune adolescent anarchiste à la Rimbaud de peut-être 14 ou 15 ans, encore vierge et qui rêve de fraternité humaine. En accord avec la nature et avec sa nature (selon l’idéal de Marx), il communie avec les jardins et les rues, le souffle de la mer et les gens qui passent. Sa libido éclot à peine sur une jeune étrangère blonde entrevue au balcon de l’hôtel Colón, place de Catalogne, dont il fait le modèle d’une pure enfant de l’âge d’or dans l’anarchie heureuse. Pacifiste, il répugne à toute contrainte sur les autres mais il admire la force de l’étudiant Vicente, fils de riche de 20 ans, autonomiste intello qui s’est frotté de surréalisme, de psychanalyse et de marxisme sans adhérer à rien.

Lorsque la révolte armée se déclenche, avec l’aval des autorités de la province, Vicente est chef d’un groupe Somatén (milice catalane) chargé de garder la place de Catalogne et Alejandro, bien que pacifiste, le suit par amitié. Ils pillent une armurerie et s’arment, mais les adolescents candides qui voient la révolution comme une aventure romantique ne résistent pas à la tension des combats. Ils s’angoissent d’attendre sans savoir ce qui se passe, tirent en entendant tirer, paniqués par des fantômes issus de leur imagination, s’imitent et se suivent comme des moutons de Panurge sans discipline ni raison – et leur « chef » n’en est pas un. Ils ne sont pas des soldats ni « des hommes » mais des exaltés impressionnables qui fuient dès que la troupe arrive. L’idéal ne résiste jamais à la réalité, ni la révolution à ses opposants déterminés.

C’est ce que découvre tragiquement Alejandro, observant que les ouvriers sont pacifistes et les bourgeois guerriers, n’hésitant pas à tirer sur les premiers comme n’importe quel gouvernement qui asservit, que les révolutionnaires sont les premiers à crier « haut les mains » et à fouiller la foule comme des flics, que les autonomistes n’ont pas la carrure de leur ambition et détalent dès que parait l’armée régulière. « A chacun son métier », lui dit un sergent d’active. Le seul « métier » qui vaille, Alejandro le découvrira, est « celui d’aimer ses camarades ».

Vicente est un fantoche et Alejandro le répudie au moment où met en joue la fille au balcon dans une ivresse de toute-puissance impuissante. L’humanité n’est pas digne du paradis terrestre promis par n’importe quelle révolution. Seuls comptent les actes individuels et Alejandro quitte donc la troupe des couards pour devenir guérillero. Il monte sur les toits et tire au hasard pour semer la peur parmi les soldats de Madrid. Il sait que les légionnaires du Tercio, rompus aux combats de rue en Afrique, vont le déloger mais il se fait gloire d’aller jusqu’au bout sans tuer personne.

Ce n’est que lorsqu’il voit la blonde anglaise boire un verre à son balcon, en spectatrice détachée un brin méprisante, alors que le corps d’un franc-tireur embusqué – « un camarade » – est balancé dans le vide par les mercenaires sous ses yeux, qu’Alejandro brutalement empli de haine se venge de sa désillusion sur l’humanité entière : sa dernière balle est pour la belle « inaccessible ? Inconsciente ? Indifférente ? », frappée en plein front pour déni d’humanité.

C’est brut, c’est beau, c’est impitoyable. Joseph Kessel décortique le romantisme révolutionnaire pour n’en laisser que la camaraderie et les actions individuelles ; il ne croit pas au collectif comme idéal car tout collectif est un collectivisme en puissance, qui « asservit » inévitablement.

Joseph Kessel, Une balle perdue, 1935 revu 1964, Folio 2€ 2009, 144 pages €2.00

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Joseph Kessel, Fortune carrée

Une fortune carrée est une voile de très gros temps : celle que monte Henry de Monfreid sur son mât en mer Rouge lorsqu’il veut passer le détroit de Bab-el-Mandeb. Elle symbolise la « chance » pour Kessel, cet esprit d’initiative et ce courage dans l’aventure qui permet de s’en sortir dans les tempêtes, qu’elles soient sur mer, sur terre ou dans les âmes. Revenu du Harrar et du Yémen, ayant publié son reportage à gros succès Marchés d’esclaves, Kessel fait de ces « choses vues » un roman. Les personnages sont inventés, le décor est vrai.

Trois personnages rythment trois parties : le comte Igricheff, un bâtard kirghize de russe élevé à cheval, « demi-nu » jusqu’à l’âge de raison où son père le reconnait et le fait éduquer ; Kessel en a pris le modèle sur le consul soviétique du Yémen, Bers, prince Eristoff. L’aventurier français Mordhom est la caricature touchante d’Henry de Monfreid. Enfin Philippe, jeune riche parisien venu enfin « vivre » dans l’aventure des romans qui ont bercé son enfance après un chagrin d’amour ressemble au jeune frère de l’auteur, Lazare, tendrement chéri jusqu’à son suicide pour une femme, incompréhensible.

La première partie se déroule au Yémen, l’Arabie heureuse sous la férule de son imam redoutable qui fait la guerre aux Zaranigs et la gagne. Igricheff, chef de mission commerciale révoqué et rappelé à Moscou par les Bolcheviks, décide de partir à l’aventure pour lui tout seul sur le cheval de l’imam Chaïtane (le diable). Il emporte la caisse du consulat et s’allie aux Zaranigs pour défendre la côte, dans un combat sans espoir mais empli de panache « à la russe ». La seconde partie voit le bâtard poursuivi attraper in extremis le boutre de Mordhom qui quitte le pays sans avoir pu vendre sa cargaison d’armes. Il navigue en eaux troubles pour gagner la côte d’Abyssinie, essuyant la menace d’arrestation d’un émir à Moka puis une redoutable tempête, avant d’échouer dans l’antre de Mordhom, une oasis cultivée sur le plateau de Dakhata où le repos libère. La troisième partie est pour le jeune Philippe, affectionné de Mordhom qui voit en lui un être à « chérir et protéger », une sorte de filleul à initier, lui confiant la mission de convoyer les armes invendues au marchand d’esclaves Saïd dont la caravane du Harra va éviter les postes officiels et acheter le tout pour livrer en Arabie.

L’imaginaire et l’exotisme sont à leur paroxysme dans ce roman pour adolescent qui peut toujours se lire tant il captive. Ainsi Moka, décrite p.813 : « le choc de la beauté. A la clarté suprême du clair de lune, se détachait du bleu-noir de la mer et du pelage fauve des dunes une immense ville d’argent. Remparts et bastions, minarets en fuseaux, palais et maisons hautaines nouaient et dénouaient leur réseau fantastique comme dans un rêve délicat et nacré. Toute la puissance, tout le charme et tout le secret de l’Arabie des contes semblait dormir là, derrière les murailles massives, au fond des demeures blanches où Philippe croyait voir, dans les cours dallées de marbre et bruissantes de jets d’eau, vivre des femmes nonchalantes, enfin dévoilées, heureuses de respirer la nuit ».

C’est un conte dans la lignée d’Alexandre Dumas pour la chevauchée du style et de Robert-Louis Stevenson pour la saveur des passions jeunes. Les femmes n’ont pas leur place dans cet univers mâle et, qui plus est, musulman. La seule fille « à peine pubère » Yasmina est une bergère enlevée par le chaouch attaché à Igricheff et « donnée » à Philippe avant de finir sous la protection de Moussa, demi-esclave mais brave et fort. Les uns et les autres sont-ils consommé leur conquête ? Rien n’est dit, le livre peut être laissé entre toutes les mains. Tout est pris comme faits : de l’empire absolu des imams au rôle subalterne des femmes en islam et à l’esclavage admis et encouragé par le Coran. Les aventuriers prennent le monde tel qu’il est et les circonstances comme elles viennent ; ils s’adaptent pour vivre de tous leurs sens le paroxysme de leurs passions. C’est cela qui fait la beauté de ce roman candide, issu du réel côtoyé en reportage mais magnifié par le rêve. La sauvagerie des paysages et des tribus envoûte littéralement les jeunes hommes et l’auteur la fait partager au lecteur, liant le paysage à l’état d’âme.

L’amitié entre mâles est célébrée à la manière des scouts ou de l’armée, la fraternité des épreuves et du combat est plus intense que les bras d’une femme qui « lient » et empêchent. « Quand hurle l’instinct de la vie, les autres voix se taisent » p.879. Car à l’époque, Alexandra David-Néel, Ella Maillart, Isabelle Eberhardt étaient des exceptions ; le risque n’était guère pour la gent féminine. Igricheff fait de l’aventure un pillage à la Mongol, une pure mystique d’exister ; Mordhom veut s’enrichir mais cela reste secondaire, la vie qu’il mène en liberté auprès de jeunes sauvages lui suffit ; quant à Philippe, il a encore une âme d’enfant pure et idéaliste, il vit l’aventure comme un grand jeu fraternel.

La contrepartie de se mettre constamment en danger est la souffrance mais surtout la solitude : abyssale chez Igricheff, tempérée par les indigènes chez Mordhom, elle est contrée par les camarades chez Philippe. Jusqu’à la mort car « il était trop blanc pour vivre » p.966, trop civilisé, trop imbu de sa supériorité rationaliste et technique. La solitude révèle à soi-même, « un étincelant miroir qui réfractait toutes les émotions, tous les espoirs, tous les effrois » p.925. Allez dans le désert, vous le vivrez ; je l’ai vécu au Sahara, dans ces abîmes qui hantaient Pascal.

Joseph Kessel, Fortune carrée, 1932 (revu 1955), Pocket 2002, 320 pages, €5.50

DVD Fortune carrée, Bernard Borderie, 1955, avec Pedro Armendariz, Paul Meurisse, Pathé, 1h48, occasion

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Joseph Kessel, Marché d’esclaves

Kessel en reportage pour le Matin, vingt livraisons en 1930 plus dix sur les secrets de l’Arabie. Au vu du succès considérable, le recueil sera publié trois ans plus tard avec les vingt plus six des dix articles. Il faut dire que le journaliste plonge directement dans l’Aventure, celle des livres pour adolescents (Gustave Aymard, Mayne Reid…) et celle des romanciers « orientalistes » de son temps (Pierre Benoit, les frères Tharaud). Il introduit et fait connaître Henry de Monfreid qui, sur les traces de Rimbaud, fait de la contrebande d’armes sur la mer Rouge ; il l’encourage à publier ses souvenirs, qui seront un grand moment. Ils ont enchanté ma propre adolescence : « Il y a la liberté, la nudité, les flammes du soleil, le murmure de l’eau et des arbres, le spectacle d’être primitifs » p.696 Pléiade.

Kessel apprend en Syrie que tous les chefs bédouins avaient des esclaves à leur disposition ; en parlant, il découvre que l’usage est traditionnel dans toutes les sociétés arabes. C’est que « le Coran admet l’esclavage. Nul souverain arabe, et surtout Ibn Séoud, ne peut heurter de front la forteresse terrible de la foi » p.689. Pire même : certains croyants trop pauvres doivent vendre leurs enfants pour revenir du pèlerinage à la Mecque. Les centres sont l’Abyssinie et le Hedjaz ; Kessel a pisté la traite depuis le rapt des enfants et des femmes Chankalla, Sidamo ou Oualamo – toutes populations nègres méprisées en Ethiopie – jusqu’à leur convoyage sur la mer Rouge et leur passage, au nez et à la barbe des vedettes des grandes puissances, vers les pays acheteurs. Ils partent à quatre, une bande composée du lieutenant de vaisseau Lablache-Combier, du médecin militaire frère d’écrivain Emile Peyré, et de l’écrivain (oublié) Gilbert Charles par goût du sport et du voyage. Lablache, grâce aux services de renseignements de la Marine, met en contact les quatre avec le cinquième : Henry de Monfreid qui connait tout le monde sur place. Malgré le gouverneur français au nom de frileux, Chapon-Baissac, qui hait Monfreid le corsaire qui le bafoue en trafiquant armes et haschich, la petite bande emprunte des sentiers sauvages à l’écart des pistes, traverse des déserts en armes jusqu’à la mer, puis croise sur le boutre de Monfreid jusqu’au Yémen dans la tempête, puis dans les îles inhabitées qui servent de relais aux convoyeurs, dont « Saïd » (nom modifié) le trafiquant recommandé par Monfreid.

Ce beau programme sera l’occasion de descriptions dantesques de la sauvagerie africaine comme de la beauté des corps et de la luxuriance ou de la rudesse de la nature. Un monde inexploré, barbare, comme aux commencements du monde. Kessel « chasse » l’enfant avec un guerrier, « Sélim », « adolescent (qui) ressemblait, par la puissance et la souplesse de ses muscles, par son rictus, à un animal de proie ». Il va chasser une petite fille gardeuse de chèvres, que Kessel va « racheter » pour la faire libérer, tandis que Sélim repart en chasse pour prendre cette fois un jeune garçon. L’équipe se sépare pour égarer les autorités coloniales du Chapon, une partie par la mer avec Monfreid et l’autre en caravane dans les régions désertiques sur la piste de Saïd et de son convoi d’esclaves, avec Kessel jusqu’au Gubet Kharab où les deux vont se rejoindre pour passer la mer. « Défilés arides et magnifiques, rocs de cuivre, champs de lave et de pierres noires, palmiers au lait qui enivre, hérissés de poignards danakil pour que l’étranger sache qu’en y touchant il mérite la mort, déserts noirs avec ses pistes de galets funèbres, ses lits de torrents desséchés, ses déchirures tragiques, ses points d’eau au creux des pierres, mais désert absolu, voilà quel fut l’horizon, changeant par ses lignes mais immuable par le soleil, dur, l’air bleu et la terre sombre, de notre caravane » p.646. Comment ne pas rêver ? Ce sont ces descriptions qui m’ont fait voyager, explorer le monde après les idées.

Les aventuriers se font peur, durant le trajet, avec le guerrier dankali « Gouri », un véritable tueur qui veut son quota de meurtres d’ennemis de sa race pour être un homme viril. « Mince et souple, tout en muscles fins, durs et dangereux, cet homme avait une terrible figure d’oiseau de proie. Ses petits yeux étirés étaient d’une dureté de pierre et bizarrement striés de sang. Sa bouche, très mince, son nez en bec pointu, son front étroit et son rictus montraient une fierté et une cruauté inexorables » p.647. Il châtre systématiquement tous ceux qu’il égorge, qu’ils soient déjà morts ou encore vivants. Il sera abattu par un garde de la caravane d’esclaves lorsqu’il voudra trop s’en approcher, malgré les ordres de Kessel, pour tuer et encore tuer.

Style sec et sens du suspense, descriptions minutieuses et grandioses, c’est un document humain de « choses vues » sans pareil. Il captive et entraîne le lecteur en participant, sans le laisser simple spectateur. Il pénètre même profondément dans les abîmes de l’âme « civilisée » en revivifiant les comportements prédateurs de nos ancêtres chasseur-cueilleurs puis guerriers conquérants… jusqu’au colonialistes de son époque. Jouir de courir et de capturer, déguster l’égorgement et les mutilations, savourer un bœuf entier cru… Les plus forts asservissent les plus faibles et c’est cela la « nature ».

La civilisation exploite tout autant, peut-être de façon moins physiquement barbare, encore que les exactions bolcheviques qui s’achèvent et les pogroms nazis qui débutent, sans parler des « chasses au nègre » du Ku Klux Klan aux Etats-Unis qui perdurent – prouvent que sous le vernis se cache toujours la bête. Ce n’est pas l’ex-Yougoslavie ni le Rwanda à notre propre époque qui le démentiront ! Quant à l’esclavage dans les pays musulmans, il demeure, tapis dans le texte même du livre religieux, ne demandant qu’à renaître dès que des intégristes s’en emparent. Dénoncer la traite passée, c’est bien, mais dénoncer l’esclavage au présent, c’est mieux ! Il nous manque des journalistes Kessel plutôt que ces moralistes de bureaux qui encombrent les médias.

Grands reportages en mer Rouge : Joseph Kessel, Marchés d’esclaves, 1930, et Xavier de Hauteclocque, Le turban vert, Arthaud classiques 2020, 440 pages, €28.00 e-book Kindle €18.99

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Joseph Kessel, Vent de sable

Le 2 janvier 1929, Joseph Kessel s’envole au titre de journaliste sur la ligne Paris-Dakar de l’Aéropostale. La compagnie a été ouverte en 1925 avec des avions monoplan Bréguet 14 sans carlingue fermée ni radio et doit opérer en courtes étapes pour se ravitailler. L’emport des avions et le coût du transport limite la rentabilité de la ligne au seul courrier – mais il met une journée au lieu de trois semaines ! La ligne se poursuivra sur l’Amérique du sud courant 1929 par Toulouse-Santiago du Chili, notamment avec Mermoz en vol de nuit, que Kessel ne connait pas encore mais dont il entend parler lors de son reportage.

Toulouse, Alicante, Casablanca, Agadir, Cap Juby (Tarfaya), Villa Cisneros (Dakhla), Port-Etienne (Nouhadibou), Saint-Louis du Sénégal, Dakar – sont les étapes parcourues par Kessel en trois semaines sur Latécoère 26 reliés par TSF. Il vole avec Marcel Reine, 27 ans, pionnier de l’Aéropostale et Edouard Serre, polytechnicien spécialiste des systèmes radio, tous deux capturés six mois auparavant par une tribu maure après un atterrissage forcé. Régnait déjà la haine religieuse atavique pour les non-musulmans qui fit des Blancs leurs esclaves durant des mois, et l’appât de la rançon versée par la compagnie. Emile Lécrivain sera le pilote de Kessel car la superstition refuse que le duo Reine-Serre refasse le même itinéraire néfaste.

Kessel détend les autres au cabaret, selon son habitude (p.519 Pléiade). Il sait que le vernis guindé des pilotes de 25 ans et des mécanos de 20 ans craquera dans l’atmosphère enfumée de la nuit, avec la fête, les filles et l’alcool. Il rencontre Guillaumet, entend parler de Mermoz et de Saint-Exupéry et il appelle désormais Lécrivain Mimile. A Cap Juby, il fera connaissance de Vidal qui  a succédé à Saint-Ex comme chef de poste, du mécano Toto adepte des « petits Maures » et du très jeune Marchal qui ne peut baiser les Mauresques que dans le coffre d’un avion faute d’intimité ailleurs.

C’est entre Cap Juby et Villa Cisneros, deux postes tenus par les Espagnols et d’un contraste saisissant, que l’avion est pris dans le vent de sable qui bouche toute visibilité et l’oblige à voler soit très haut à la boussole, soit très bas au risque de percuter une falaise ou une vague. Kessel avoue qu’il n’a jamais eu aussi peur de sa (courte) vie ; il a 31 ans. Le pilote Lécrivain crashera d’ailleurs son avion dans les mêmes circonstances quelques jours après que Kessel soit rentré à Paris. C’est qu’il y a un siècle l’aviation était encore une aventure et le transport du courrier une épopée. La France fut pionnière avec des hommes très jeunes qui voulaient effacer le souvenir de la guerre de 14 et se lançaient avec curiosité et soif d’avenir dans la technique en plein essor.

Joseph Kessel en parle admirablement dans ce témoignage vécu rédigé comme un documentaire. Il est témoin des héros modernes, mais se rappelle aussi son adolescence lorsqu’il volait pour observer l’ennemi. La construction du livre agit comme une initiation, de la découverte au vécu d’avoir frôlé la mort. Il romance peu le vrai, même s’il sélectionne et embellit car il reste écrivain : « Un homme qui a eu sa vie déformée par la lecture et le besoin d’écrire ne peut jamais rêver, hélas ! sans mêler à ses rêveries des éléments tirés de livres » p.587.

La fraternité des hommes, les exploits réalisés en commun, la solidarité des pilotes et des mécanos, les copains qu’on ne laisse pas tomber, sont autant de valeurs viriles issues de l’adolescence, comme un prolongement de l’univers scout si prégnant dans la première moitié du XXe siècle alors que les filles étaient cantonnées absolument hors des garçons par les bourgeois hantés par la « faute ». Les aviateurs sont les derniers chevaliers du courage et de l’honneur qui subliment le simple travail bien fait par une générosité d’âme sans égal. « Le courrier est sacré » est une formule qui dit plus que l’honneur du métier : c’est un cri mystique qui justifie tous les dangers et force à se dépasser pour la mission.

Joseph Kessel, Vent de sable, 1929 revu 1966, Folio 1997, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Joseph Kessel, Belle de jour

Un peu d’amour dans un monde de putes. Ce roman qui fit scandale entre-deux guerres met en scène une jeune bourgeoise belle, sportive et sympathique, épouse d’un jeune chirurgien beau, sportif et sympathique, qui est entraînée irrésistiblement à se prostituer chaque après-midi dans une maison tenue par une maitresse rive gauche à Paris, près du Pont-Neuf. La rue Virène où se situe le claque n’existe pas mais peut-être est-ce la rue Christine, courte et étroite, telle que décrite tout près de Notre-Dame ? Le quartier Saint-Augustin était réputé pour être mal famé jusque dans les années cinquante.

Séverine a tout pour être heureuse – sauf un vide qui la tourmente, « une attente subsistait en elle, vague, tenace et impérieuse » p.380 Pléiade. Elle fait l’amour et aime profondément son mari Pierre mais n’atteint pas l’orgasme. Le prologue l’explique par un traumatisme d’enfance, une fixation émotionnelle forte lorsqu’à 8 ans elle se fait caresser sous la robe par un plombier mal rasé dans son appartement, et qu’elle s’en évanouit. Sa sexualité est désormais fixée et elle est en quête du vulgaire brutal qui la fera enfin jouir.

Elle le trouve au claque de Madame Anaïs, après que la pipelette Renée lui ait annoncé avec des airs scandalisés et sous le sceau du secret que la petite Henriette se prostituait en maison pour arrondir ses fins de mois. Séverine en est tout excitée. Elle, ce n’est pas pour l’argent mais pour l’abîme de la jouissance qu’elle n’a pas connue et qu’elle finit par trouver deux fois. La première avec un ouvrier débardeur de péniche « au cou nu », qu’elle paye pour qu’il vienne lui acheter son temps chez Anaïs ; la seconde avec le jeune malfrat Marcel au corps mince et couturé mais puissant comme l’acier qui la veut pour femelle.

Comme souvent grâce à l’éducation chrétienne, l’être humain bourgeois oppose l’amour « pur et éthéré » qui est le Bien et le don pour connaître un degré de Dieu, de l’amour physique vulgairement sexuel qui remue la carcasse et les tissus érectiles mais qui n’est que frémissement éphémère de chair périssable, donc œuvre du Diable. Pierre ressort de l’amour pur, comme pour « un petit garçon » p.461 ; Marcel et l’ouvrier de l’amour bestial – un désir « massif, cynique et pur » p.405 et un « spasme sacré » p.433. Les deux ne se rencontrent plus après saint Paul et Séverine en est la victime. C’est assez sordide mais fort courant : « chaque homme, chaque femme qui aime longtemps (le) porte en soi », dit la préface. Kessel a rencontré une telle femme dans un bordel en Syrie, mue par « une nécessité intérieure » d’assouvir son désir animal jusqu’au bout. Du cœur à la chair, de la tendresse à la « joie bestiale », du remords au plaisir, du blanc de l’amour (la neige, la tenue de tennis, la blouse de chirurgien) au rouge du désir (les murs chez Anaïs, le sang), l’existence de Séverine alterne et clignote. La Belle de jour ne sait plus où elle en est, s’initie aux arcanes malades, possédées, animales, de sa sexualité balbutiante et refoulée mais, comme souvent chez Kessel, connait une rédemption finale en avouant tout à son mari.

Elle cède à ces penchants parce qu’elle se connait mal et n’a que l’illusion de se maîtriser, faute d’éducation adéquate. « Elle ne s’attachait qu’à la partie la plus superficielle de ses émotions, ne contrôlait que la part la plus manifeste d’elle-même. Ainsi, croyant se gouverner pleinement, Séverine n’avait aucun soupçon de ses forces essentielles, dormantes et, par là même, aucune emprise sur elles » p.387. Après la révélation de Renée sur Henriette, « Séverine avait été portée tout droit vers la grande glace qui lui servait à s’habiller » p.393. Comme Dorian Gray, elle y contemple son double secret, maléfique au point de la posséder ; comme lui, elle y succombe.

Ecrit à une époque naturaliste où triomphait la garçonne, le sexualisme et la psychanalyse dudit Monsieur Freud, le roman fit scandale. En même temps, des femmes se reconnaissaient en Séverine, Belles mues par un désir brûlant de s’unir à la Bête. Le fascisme mais surtout le nazisme allaient assouvir cet instinct primaire et faire jouir la belle Madame dans les bras de bourreaux musclés et sanguinaires au parler barbare.

Le film de 1967, tourné par Luis Buñuel, donne les traits de Catherine Deneuve à Séverine. Désormais, focale plus étroite qui dénature le roman, ce n’est plus l’emprise de la névrose mais l’oppression bourgeoise qui est à l’honneur. La prostitution est une libération car la pute baise avec qui elle veut quand elle veut et autant qu’elle veut. Ceci est mon corps, déclare la communion de mai 68. Notre époque en est revenue et la pute redevient une victime – de son corps, des désirs des autres, de ses souteneurs. Mais la bourgeoise aime à s’envoyer en l’air, même si ce n’est plus avec n’importe qui. Car elle reste névrosée.

Joseph Kessel, Belle de jour, 1928, Folio 2014, 189 pages, €5.49 e-book Kindle €5.49

Livre Joseph Kessel, Belle de jour + DVD Belle de Jour de Luis Buñuel, Folio cinéma 2009, €18.99

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Joseph Kessel, Les captifs

Un roman sur la vie en sanatorium qui fut oublié… jusqu’au Covid-19. Car la tuberculose, due au bacille de Koch, est restée une loterie de santé jusqu’aux antibiotiques. Les gens mouraient – ou non – selon leur robustesse, confortant la mentalité sociale-darwiniste de l’entre-deux guerres. Le conflit de 14-18 (la guerre décidément la plus con) avait « brutalisé » les âmes et raidi les comportements. Les hommes se voulaient plus mâles et les femmes se devaient d’être plus soumises, la proie des « bêtes » de proie des virils qui les « tombaient » comme un exploit. Marc Oetilé est un jeune homme de cette trempe : « Mais n’était-ce pas son métier viril, ne le faisait-il pas avec succès et élégance ? » p.306 Pléiade. Son passage en sana va le convertir à l’humanité.

Tout le monde est captif de la prison sociale. Il doit faire « comme il se doit », selon les conventions de son temps. Le guerrier revenu de quatre ans de tranchées et de gaz ne peut être cet efféminé de l’arrière qui fait des ronds de jambes et porte attention aux vapeurs des femmes. Marc, exaspéré par une mère frivole et bordélique qui l’a privé de son père très tôt par divorce, en veut à la gent femelle tout entière. Il se consume en fêtes, alcools et conquêtes sans lendemain ; il ne voue un attachement qu’aux automobiles, mécaniques logiques, fidèles et froides – efficaces. Ce n’est que lorsqu’il se trouve atteint par la maladie et qu’il fait plusieurs mois l’expérience du mouroir d’altitude au sanatorium pour gens chics, qu’il découvre l’humanité des autres et se repent. C’est une véritable conversion à la charité d’essence religieuse, même si lui ne l’est pas et que passe, en une phrase, un rabbin.

L’hôtel sanatorium du Pelvoux en Suisse est le microcosme d’un monde blessé et Marc se rend compte du factice social qu’il y a à constamment faire semblant : d’être courageux, en rémission, d’avoir les moyens, de faire la fête à Noël comme si de rien n’était. Les divertissements comme le poker ou le whisky étourdissent, comme les soirées habillées. La quête permanente d’un amour impossible révèle le manque fondamental de ces humains livrés à leur sort. C’est la misère affective, Marc refuse à Thérèse une simple tendresse pour ne pas être « attaché » : « Il parut à Marc qu’elle cherchait à obtenir de lui un engagement. Et d’engagement, si limité qu’il fut, il n’en voulait pas. Toute sa brutalité d’ailleurs se trouvait déchaînée, toute sa haine contre l’empire que les femmes tâchaient de prendre » p.308 Pléiade. Louvier joue avec Edith pourtant sa fiancée : « Dès qu’on veut me tenir – coup de frein et marche arrière » p.316. Marthe voue au très jeune Pierre un amour interdit qui les consume tous les deux, le coiffeur Portin qui a prêté son masque à gaz à un compagnon de combat et a été affaibli du poumon a attrapé la tuberculose et contaminé sa femme – qui en est morte. L’amour est « une duperie mutuelle », l’un cherchant le sexe où l’autre réclame l’affection, la conquête contre la durée, la séduction d’un soir contre la relation durable…

L’enfermement des montagnes enferme le sanatorium qui enferme les corps malades renfermés dans leurs conventions sociales. Les captifs sont aliénés physiques, moraux et spirituels. Marc est moins touché au corps et se remet ; il voit mourir les autres et cela finit par le toucher à l’âme. Notamment Michelle, cette jeune fille de 16 ans qui vient de Tunisie où ses parents tiennent une fabrique d’huile qui fait faillite. La môme aux grands yeux craint et admire l’homme fait. Marc lui fait peur et en même temps l’attache, figure paternelle pour qui a manqué d’affection. Le jeune homme trouve en elle son double inversé en son adolescence et cela le fascine et l’émeut. Il devient le « porteur » de Michelle dans la vie jusqu’à la mort – malheureusement trop proche et programmée. Porteur comme le porteur de Christ, Christophe de Lycie, réprouvé devenu saint pour avoir aidé un enfant (Jésus incognito) à traverser la rivière. Il est la force brute mise à la disposition de la faiblesse vulnérable, l’offrande du fort au faible, le rapport de force inversé en générosité, la charité humaine.

Portin qui épouse bien au-dessus de sa condition la fille Verneuil qui s’est donnée à tous pour des instants de tendresse, le docteur Albert qui veut « sauver » ses malades au détriment de sa vie familiale, sont des exemples multipliés de rémission spirituelle dans ce monde malade. Les « soignants » sont des héros, ils ne sont pas que médicaux.

Dans ce roman inspiré de sa propre expérience avec sa femme Sandi, morte de tuberculose dans un sanatorium, Kessel cherche à transfigurer sa peine et la portant à l’universel. Nous sommes dans les tranchées de la guerre, dans les camps de prisonniers en Allemagne, au goulag de Soljenitsyne ; nous sommes dans tous ces lieux d’enfermement hors du monde qui révèlent le monde tel qu’il est en faisant ressortir le meilleur et le pire en l’être humain. Huis clos : l’enfer, ce n’est pas les autres car ils peuvent ouvrir au paradis.

Joseph Kessel, Les captifs, 1926, Folio 1992, 224 pages, €6.90

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Joseph Kessel, Makhno et sa Juive

La folie d’une époque, libérée par la révolution bolchevique de 1917, s’est incarnée en divers monstres. Kessel fait de Nestor Ivanovitch Makhno l’Ukrainien l’un d’eux. La sauvagerie le fascine, cette libération des instincts primaires qui éclatent en viols et pillages, massacres sadiques, violence trouble et raffinements de barbarie. L’auteur, qui a recueilli durant des années les témoignages des rescapés Blancs de Russie, n’est pas objectif et son portrait de Makhno a tout de la caricature, mais il décrit un « type » psychologique né de la révolution qui s’est incarné en diverses figures de « cœurs purs » dans la première moitié du XXe siècle.

Un blogueur du monde.fr d’une intelligence aussi aiguë que paranoïaque avait un temps sévi sous ce pseudonyme dans les années 2000, c’est dire la fascination que le personnage de Makhno exerce encore aujourd’hui sur les âmes faibles.

Le conte populaire de Kessel forme l’image d’Epinal du fanatique sanguinaire dompté puis dominé par un ange de bonté naïve qui ne veut voir que le meilleur en l’humain : la Bête dans les rets de la Belle. Deux « cœurs purs » opposés comme l’eau et le feu. Le « psychopathe inculte (…) à l’ombre du drapeau noir » (notice p.1705 Pléiade) justifiait ses crimes par la libération des paysans et ouvriers de l’emprise des barines, des bourgeois et des Juifs – boucs émissaires faciles et constants de l’histoire russe orthodoxe. Makhno reste un personnage contesté, sali par la propagande blanche comme par la bolchevique, magnifié à l’inverses par les groupes anarchistes encore aujourd’hui. Il ne fut pas un ange sauveur du peuple, pas plus peut-être qu’un monstre dénué de toute conscience. Mais les pogroms sanglants des paysans déchaînés en Ukraine restent un fait historique incontestable. Makhno ne fut pas le seul, il a même démenti mais que vaut sa seule parole contre celle de tous les autres ? Il y eut aussi Boudienny, Grigoriev et Petlioura car c’était dans l’air du temps et l’avidité des bandes armées. La fascination de certaines femmes pour la barbarie et les hommes violents est aussi un fait psychologique certain. De cela, Kessel réalise une fable morale qui lui permet d’explorer les limites de l’âme humaine.

Juif lui aussi, l’auteur rachète la Juive en lui offrant de raisonner la Bête en l’homme. Il n’en fait pas une mission religieuse puisque Sonia se convertit à l’orthodoxie sous les ordres de Makhno pour l’épouser. C’est la peinture de la réalité du temps, Makhno comme le reste des Russes et des Ukrainiens (et de beaucoup d’Européens) voue une haine antisémite viscérale et irrationnelle « à la race qu’il aurait voulu écraser tout entière sous sa botte ». Joseph Kessel est passionné en cette matière puisqu’il sera l’un des fondateurs de la Ligue internationale contre l’antisémitisme en 1928. Il fait de Sonia la Juive une Pure intransigeante dont la force candide fait ramper le serpent de la haine et du vice.

Joseph Kessel, Makhno et sa Juive, 1926, Folio 2€ 2017, 98 pages, €1.58 occasion, e-book €1.99

Joseph Kessel, Makhno et sa Juive dans Les cœurs purs, Folio 1988, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

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Joseph Kessel, Mary de Cork

Une fatalité qui va, du crépuscule à la nuit, telle est l’atmosphère de la nouvelle écrite sur la guerre civile irlandaise par un Kessel qui fut en reportage l’année 1920. Il en fait un roman, c’est-à-dire une tragédie cornélienne dans le style sec de Mérimée.

Mary est mariée à Art depuis onze ans ; ils ont un fils de 10 ans en commun, Gerald. Mais ils sont chacun d’un côté de la barrière : Art autonomiste modéré qui accepte l’offre de dominion faite par l’Angleterre, Mary républicaine fanatique qui veut continuer la lutte jusqu’à l’indépendance finale. Ils se sont séparés depuis neuf mois (le temps d’une gestation), Mary suivant dans les montagnes le parti de Valera tandis qu’Art devient le policier de Collins. Le fossé entre les deux est devenu infranchissable, la mort plus forte que l’amour.

Ils se rencontrent dans le réduit d’un pub obscur du quartier du port avant d’aller retrouver à l’appartement commun le fils rentré de l’école. Gerald est ébloui par les aventures de sa mère, qu’il voit comme héroïques, lorsqu’il apprend enfin ce qu’elle fait et pourquoi elle est absente depuis si longtemps. Art observe avec amertume que son gamin a déjà choisi entre eux.

C’est alors que le chef du service de renseignements du parti de l’Etat libre de Collins toque à la porte. Mary se cache dans la chambre de Gerald mais elle entend tout : les rebelles sont repérés, une embuscade va leur être tendue, Art est requis pour s’y rendre. Dès lors, son choix cornélien est fait : entre son honneur et son amour, elle choisit son honneur. Elle va faire prévenir son camp par Gerald, un enfant « innocent » comme un ange messager du dessein divin, afin non seulement de déjouer l’embuscade mais d’en tendre une autre aux assaillants – dont son mari, qui sera probablement tué.

Car Mary est « un cœur pur », ce qui signifie une fanatique prête à tous les moyens pour atteindre son but, sans souci d’humanité ni de sentiments. Par hubris, cet orgueil insensé, elle retourne les valeurs : de l’honneur elle fait un déshonneur en trahissant son amour et son couple ; de son humanité elle fait une barbarie en incitant son fils à devenir parricide ; de la solidarité elle fait une guerre civile entre frères qui va déchirer l’Irlande durant des années. Qui veut faire l’ange fait la bête, résumait Pascal, et c’est bien de cela qu’il s’agit : la pureté poussée à l’absolue devient le Mal. L’enfer est toujours pavé de bonnes intentions. Liberté mesurée ou absolue franchise ? Le moyen terme ne convient jamais à la foi fanatique – la liberté ou la mort. « Partisans de l’Etat libre et partisans de la République irlandaise s’entretuèrent », dit sobrement Kessel, p.178 Pléiade.

Cette nouvelle est un témoin du temps, l’époque des absolus à principes du XXe siècle en son entier, de Lénine à Pol Pot. Avec ses tyrannies et ses massacres induits, comme si l’aspiration au mieux n’aboutissait qu’au pire, bien loin de la juste harmonie raisonnable que les Grecs avaient découverte. Cette époque a réhabilité les instincts contre la raison « et, un instinct, s’il est net de tout alliage, a toujours quelque chose de fort, de vierge, qui force l’admiration. Il y a en lui cette pureté des animaux et des plantes que ne peuvent acquérir nos sentiments les plus raffinés » p.181, Avant-propos de 1927 au recueil Les cœurs purs qui comprend Mary de Cork, Makhno et sa juive, Le thé du capitaine Sogoub.

Joseph Kessel, Mary de Cork, 1925, dans Les cœurs purs, Folio 1988, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Joseph Kessel, L’équipage

La guerre de 14 reste pour moi la plus con. La lecture des Croix de bois de Dorgelès m’a conforté, très jeune, dans l’absurdité de cette horreur. Elle m’a initié à l’industrie du massacre, au non-sens absolu de se battre pour quelques arpents, bien loin des Trois mousquetaires ou de l’héroïsme de Roland à Roncevaux. Joseph Kessel a réhabilité pour moi la bataille en la portant dans les airs. Il y a un siècle, l’aviation était encore adolescente et attirait les très jeunes hommes. Ils se croyaient des anges sur leurs drôles de machines, vaniteux comme Icare de monter jusqu’au ciel ou orgueilleux tel Phaéton de conduire le char du soleil. J’avais 14 ans et j’ai lu L’équipage avec passion.

Le relisant aujourd’hui, j’y vois ce qui m’avait séduit : l’aventure, la fraternité des hommes, la morale des affiliations de combat. Je vois aussi ce que j’avais omis : la désorganisation sociale de la guerre, la défragmentation des valeurs qui se recomposent dans les groupes nouveaux induits par l’organisation armée, la frénésie névrotique des femmes à « garder » leurs mâles, fils, maris, pères. La guerre totale, sur le territoire même, efface les repères au profit du brut, de la bestialité combattante et du désir sexuel exacerbé. Pour les combattants, l’essentiel n’est pas la bravoure mais le confort hors du combat (p.69). Confusion, incertitude, soumission à la fatalité :  la période de guerre aliène et fabrique des esclaves.

Jean d’Herbillon, jeune parisien de 20 ans, s’engage dans l’aviation, tout comme Joseph Kessel lui-même à 19 ans et demi. Il rêve d’aventure et de chevalerie. Il découvre le prosaïsme du cantonnement, les pilotes à terre en vareuse et sabots au lieu du bel uniforme, les chambres spartiates sans eau chaude. Seul le mess est le lieu de rencontre et de fraternité autour de l’alcool et du jeu. Lorsqu’il vole comme observateur, il ne sent pas « la guerre », les obus qui visent l’avion ne sont pour lui que des bouquets de fumée, le combat aérien une suite de mouvements désordonnés de l’avion agrémenté du bruit des mitrailleuses qui tirent sans guère viser. Il reçoit une croix et ne comprend pas pourquoi : il n’a fait que son travail.

Après trois mois, il part en permission et y retrouve sa maîtresse Denise, femme mariée. Il la baise sans remords, « l’aimant » pour le sexe autant que pour son admiration pour la jeunesse héroïque qu’il incarne. Son pilote Maury lui a confié une lettre pour sa femme, qu’il aime d’un amour platonique plus que sensuel. Le dernier jour, il va la porter et découvre qu’Hélène, l’épouse de Maury… n’est autre que Denise, sa maitresse ! Il est dès lors déstabilisé. La honte de trahir son compagnon de combat, l’amitié fusionnelle de son aîné pilote qui fait figure de père, le déchirement à succomber aux sens alors que la morale est en jeu – tout cela pousse Herbillon au désespoir. Plus rien n’a de sens, il ne s’en remettra pas.

Pour Kessel, l’héroïsme est une résistance spirituelle incarnée par le capitaine Thélis, très croyant, et par l’aspirant Herbillon, bouillonnant de jeunesse. Chacun son support psychologique pour l’engagement moral et affectif. Thélis se bat contre la barbarie et pour les valeurs chrétiennes, Herbillon fait sacrifice de sa vie à la figure paternelle et à la fraternité fusionnelle. L’amour d’Herbillon pour Maury, reproduit celui de Joseph pour Lazare, son frère cadet de seize mois. Les deux se méfient de la femme, avide de sexe au prétexte « d’Hâmour » et trublion dans la relation gémellaire des frères d’armes.

Il y a un côté scout dans l’escadrille, l’amour physique est distinct de l’amour moral. Les femmes sont évacuées au loin, sur l’arrière lors des permissions, tandis que les cadets font l’objet d’attentions des plus âgés et de gestes de tendresse. Le capitaine de 24 ans caresse une fois les cheveux de l’aspirant de 20 ans ou pétrit les épaules d’un autre qui vient d’arriver ; le pilote grisonnant éprouve une affection filiale pour son observateur pas encore majeur (à l’époque 21 ans). L’épouse, au contraire, trompe son mari qu’elle n’aime que comme protecteur, se livrant au sexe avec la jeunesse lorsqu’il n’est plus là. Il y a du Radiguet en Kessel ; du même âge, il l’a d’ailleurs connu. Et il pose le dilemme : lequel des deux amours est le plus beau des deux ?

Le tragique est là, dans cet écartèlement des personnages : Maury compense son avidité d’amour sexuel par un détachement moral forcé car il l’avoue, il ne sait pas y faire avec les femmes ; Herbillon est un aventurier de belle prestance physique avec la gent féminine mais reste encore moralement enfant et d’un caractère presque veule ; quant à Hélène/Denise, elle dissimule une goule aveuglée par sa vulve et possédée par son désir du mâle, une « Vénus tout entière à sa proie attachée » lorsqu’elle agrippe le cou du jeune homme pour le baiser et l’empêcher de retourner au combat.

Maury le devine et bientôt le sait ; Herbillon élude et bientôt consent. Rien n’est dit, tout est gestes. Les deux dans le même avion ne font qu’un, lors de l’ultime combat. Le capitaine est déjà mort, rien ne les retient à l’escadrille, elle consomme vite les effectifs. Le jeune homme joint les mains, il accepte la mort qui vient par les balles ennemies, résolvant d’un coup tous ses dilemmes.

Ecrit avec sobriété, dans le style direct des journalistes, la psychologie est loin de se faire oublier. Plus qu’un récit de guerre, L’équipage est un récit sur la guerre et ses conséquences sur les hommes et les femmes, dans une époque qui n’est plus la nôtre. La mixité des escadrilles évite désormais une trop grande coupure entre les sexes, l’éclatement de l’amour entre les frères à l’avant et les femmes à l’arrière, le platonique et le sensuel, les valeurs enfiévrées de l’honneur et de la fidélité. Reste un beau roman pour adolescents qui garde pour moi son charme de première lecture.

Joseph Kessel, L’équipage, 1923, Flammarion 2018, 288 pages, €4.90 e-book Kindle €6.49

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L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville

En 1943 Joseph Kessel écrit L’armée des ombres, en hommage aux résistants français ignorés. L’écrivain journaliste a rejoint Londres et le général de Gaulle et termine la guerre capitaine d’aviation. Il écrira d’autres livres célèbres comme Le lion (le livre fétiche de mes 11 ans) ou Les cavaliers (le roman épique de mes 14 ans). Grand Prix du roman de l’Académie française en 1927, il a été élu en 1962 à cette même Académie – et je m’étonne qu’il ne soit pas encore dans la Pléiade [il y a été promu enfin en 2020 !]. Parce que journaliste ? Parce qu’immigré juif ? Parce qu’il écrit trop « populaire » ?

L’armée des ombres et un grand livre, écrit simple. C’est aussi un grand film de plus de deux heures sans temps mort. Il conte les heurs et malheurs au ras du quotidien de l’existence rebelle en France occupée. Il fallait à la fois se défier des Allemands, militaires et gestapistes, et des Français, flics et collabos. Si « résister » apparaît dans le film et dans le livre comme naturel, c’est une reconstruction idéalisée, une « infox » ou une vérité alternative qu’on veut croire. La grande majorité des Français, en 1942, est domptée et neutre. Elle ne croit pas en de Gaulle, elle ne croit plus en Pétain, elle attend.

Ce qui rend plus méritoire les actes de ceux qui combattent dans l’ombre, sur le sol même de la patrie, envoyant par radio des renseignements à Londres sur l’ennemi occupant, rapatriant par sous-marins, bateaux ou avions légers les aviateurs abattus. Car il en fallait peu, à l’époque, pour se voir emprisonné, interrogé, torturé et fusillé. La vie des vaincus ne comptait pas pour la race élue.

Philippe Gerbier (Lino Ventura) est un ingénieur des Ponts de la quarantaine ; il a été arrêté parce qu’il a émis l’idée que peut-être de Gaulle n’avait pas tout à fait tort. La police française le place en camp de prisonniers, où il rencontre un colonel pour qui tous les politiciens sont des jean-foutre, des bourgeois qui jouent aux dominos en attendant la fin, et un communiste ouvrier (Alain Decock) qui désire s’évader – le seul être jeune et dynamique du camp. La bourgeoisie française, en effet, avait démissionné dans les années 1930 et 40 et seule la jeunesse avait envie de vivre. Elle était en trop faible nombre en raison du creux démographique de 1914-18. Ce qui explique le pacifisme avant la guerre, l’esprit de jouissance de la gauche en 36, la répugnance à aller combattre une fois de plus le Boche, et l’impéritie des badernes qui nous gouvernent. Seuls les pays jeunes sont des pays volontaires ; les vieillissants entrent en décadence et se font passifs.

Gerbier est extrait du camp et confié à la Gestapo qui veut l’interroger à Paris à l’hôtel Majestic. Mais la bureaucratie des vainqueurs est lourde et le sadisme de faire attendre les prisonniers offre des opportunités. Philippe Gerbier détourne l’attention de la sentinelle, le tue avec son poignard SS enfoncé dans la gorge afin qu’il ne crie pas, et laisse l’autre prisonnier faire diversion pour s’enfuir par la grande porte et se perdre dans Paris.

Il rejoint la zone sud où il apprend que Paul, un jeune, l’a trahi (Alain Libolt). On ne sait pas pourquoi et c’est dommage. Toujours est-il qu’un réseau de combattants ne saurait avoir aucune pitié envers les traîtres car ils menacent tout le réseau. Félix (Paul Crauchet), l’adjoint de Gerbier, dont on apprend qu’il est un ponte en résistance, se fait passer pour flic et « arrête » Paul. Il le conduit, avec Guillaume dit « le Bison » (Christian Barbier), ancien de la Légion, dans une maison louée pour l’occasion à Marseille. Claude, dit « le Masque » (Claude Mann), un novice qui désire faire ses preuves, les attend. Mais la maison voisine, jusqu’ici inhabitée, se trouve investie par toute une famille et tuer au pistolet ferait trop de bruit. Il faut étrangler Paul, avec la technique du garrotage utilisée par les sbires de Franco. Spectacle insoutenable mais nécessaire, qui a en outre l’avantage de ne faire aucun bruit et d’opérer rapidement. Claude ne veut pas cela ; c’est pour lui la première fois qu’il mesure combien la guerre est impitoyable. Pour Gerbier aussi, tuer est une épreuve surhumaine – mais il le faut.

Au sortir de l’épreuve, Félix va boire un rhum dans un bar et y retrouve Jean-François Jardie (Jean-Pierre Cassel), qu’il a connu avant-guerre. C’est un jeune sportif qui aime le risque et il l’engage pour des missions de résistance. En allant livrer des postes TSF à Paris, Jean-François parvient à déjouer le contrôle des bagages à la sortie de la gare en « empruntant » une fillette à sa mère qui tient déjà un autre bébé. Puis il va rendre visite à son frère aîné Luc (Paul Meurisse), célèbre philosophe épistémologue qui a publié cinq traités à la NRF avant 1940. Jean-François ne lui dit pas qu’il est entré dans la Résistance et « saint Luc » lui apparaît comme retiré dans sa thébaïde su 16ème arrondissement, entouré de livres et mangeant des rutabagas en attendant que cela se passe. Sauf qu’il est un grand chef de la Résistance, ce qu’il ne lui dit pas, et que Jean-François va le conduire sans savoir qui il est au sous-marin anglais qui émerge face aux calanques pour rapatrier des aviateurs et emmener à Londres quelques résistants, dont Gerbier.

Mais celui-ci se fait parachuter en France après avoir appris que Félix est arrêté. Il met au point avec Mathilde (Simone Signoret) un plan d’évasion de l’école de médecine de Lyon transformée en centre d’interrogatoire de la Gestapo, et cela a failli réussir. Mathilde, déguisée en infirmière SS, commande une ambulance militaire allemande et montre des (faux) papiers intimant l’ordre de livrer Félix à la Gestapo à Paris. Hélas, le résistant a été longuement torturé et il n’est plus transportable. Jean-François, qui a refusé de participer à ce risque insensé, a disparu – il se retrouve arrêté par auto-dénonciation suicidaire dans la même cellule que Félix et il l’aide à mourir.

Gerbier est fiché et des avis avec photo sont placardés ; il se fait arrêter alors qu’il déjeunait sans ticket dans un restaurant à viande, une faute d’orgueil. Mathilde va tout mettre en œuvre pour le délivrer, inventant brillamment une évasion à l’ultime moment, lorsque les mitrailleuses jouent avec la vie des hommes qui sont invités à courir dans le champ de tir. Gerbier hésite à fuir mais ses jambes le commandent malgré lui. Un pot à fumée, une corde, une grenade offensive et le tour est joué. Gerbier, blessé, s’évade et rejoint une villa inoccupée où il va rester se faire oublier un mois.

C’est là que saint Luc le rejoint et lui apprend que Mathilde a été arrêtée à son tour. Cette femme remarquable a commis une faute affective : elle a gardé sur elle une photo de sa fille de 17 ans. Dès lors, elle doit parler, ou la chair de sa chair sera envoyée servir d’objet sexuel dans un bordel militaire en Pologne. Elle parle ; elle est libérée pour appâter les autres. C’est alors que décision est prise de la tuer. Malgré tout ce qu’elle a fait, la Résistance est ainsi : une tragédie. Il n’y a ni bien ni mal, seulement du pire et du moins pire, sacrifier tous les membres ou en sauver quelques-uns.

C’est la force du film, comme du livre, de nous montrer sans ambages les dilemmes moraux de l’époque. Pas question de biaiser ni de négocier, il faut choisir. Luc Jardie formule une hypothèse : que Mathilde s’est volontairement fait libérer au prétexte de contacter les réseaux et de tendre des souricières, elle qui a une mémoire photographique des noms et des visages, pour que ses compagnons la tue. Elle ne peut en effet se suicider sans représailles sur sa fille… Mais saint Luc avoue qu’il existe une autre hypothèse moins glorieuse et plus humaine : que Mathilde a voulu revoir sa fille chérie une dernière fois.

Le film se termine sur la scène où le Bison tue de deux coups de pistolet une Mathilde ébahie de voir Gerbier et Jardie la regarder par les vitres de la voiture allemande aux phares noircis.

Un bandeau final annonce le destin des protagonistes : à la fin de la guerre, ils seront tous morts, ombre parmi les ombres pour que les jeunes vivent libres. L’héroïsme véritable est en silence. Nous ne sommes pas dans la paonnerie Hollywood.

DVD L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville, 1969, avec Lino Ventura, Simone Signoret, Paul Meurisse, Jean-Pierre Cassel, Paul Crauchet, Christian Barbier, Claude Mann, Alain Libolt, Alain Decock, StudioCanal 2008, 2h07, standard €8.20 blu-ray €19.50

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Joseph Kessel

Admirable Kessel, il écrit sec, d’un stylo vif, allant droit au fait. Il a ce regard d’homme, viril et pudique, qui sait comprendre et jauger. Il suggère, sans insister ; il brosse à grands traits, raffine à petites touches, délicatement, et conclut sobrement pour que l’esprit travaille, que le cœur se remue.

Il aime l’héroïsme mais pas les matamores. Ses héros préférés sont des hommes simples, comme tous les autres, en général jeunes et fous amoureux de la vie.

  • Ils sont ces aviateurs qui rient le soir, au mess et vont risquer leur vie le jour dans des avions antiques poussés aux limites.
  • Ils sont ces pionniers d’Israël, venus de tous les coins du monde pour gratter cette terre hostile où l’on ne veut pas d’eux — leur terre, millénaire. La jeunesse sera fauchée en sa fleur durant trois générations, mais le flambeau demeure, tenace, tranquille, lumineux. On construira seulement des abris bétonnés et des chemins d’asphalte que l’on ne peut truffer de mines, pour la sécurité des enfants.
  • Ils sont ces capitaines français dans l’ancienne Syrie, diplomates et valeureux, devenus chefs de bande adorés.

La simplicité, la modestie, le courage, la générosité, l’absence de haine, la maîtrise des passions, le goût du travail accompli, la fraternité — tels sont quelques-unes des qualités des héros de Kessel. Ceux de chair et de sang qu’il a rencontrés dans ses reportages. Des hommes vrais, reproduits, non inventés.

Après cette guerre absurde des tranchées de 14, qui consomma tant d’hommes pour quelques arpents de boue, immobilisés par la force égale des puissances, il en revient à l’essence de l’homme. Kessel cherche à travers le monde la justification de l’existence humaine. Elle tient en quelques vertus : amour, devoir, espoir, ténacité. L’héroïsme est cette force intérieure jaillissante, irrépressible, qui se tempère de volonté, de prudence, d’intelligence et de ruse. La vie comme une folie qu’on canalise. Pour l’histoire, pour les frères, pour ces enfants qui jouent, même sous les bombes.

Admirable Kessel. Il sait dire l’essentiel : la beauté de l’humain et la puissance de la vie.

Je garderai longtemps en moi cette image de la ferme de Har Zion en Haute-Galilée, offerte dans Les fils de l’impossible, un reportage sur Israël en 1970 : « Deux tout petits garçons jaillirent (…) de la chambre voisine. Nus des pieds aux cheveux. Bronzés, Tannés. Effrontés. Insupportables. Merveilleux. L’un avait la figure barbouillée de sang. La peau de l’autre était lardée de ronces et d’épines. Cela devait être leur vêtement coutumier » 10–18, 1990, p.101.

Pour ces petits êtres, les héros ne seront jamais fatigués.

Je trouve très étonnant que Joseph Kessel, comme Simone de Beauvoir, ne soient pas réédités en Pléiade : il y a bien Blaise Cendrars et Marguerite Duras !

Joseph Kessel, Les fils de l’impossible, Plon 1970, 267 pages, occasion €0.34

Aussi en 10-18, 1990

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