Poupées russes, ce roman est un poème en quatre chants de 999 vers agrémenté d’un appareil de préface, commentaires et index, comme une étude universitaire. Ce campus novel n’en est pas moins roman d’aventures qui met en scène un triangle de personnages liés par l’amour et la haine derrière le miroir, mais aussi par une quête personnelle de chacun : le linguiste poète John Shade (ombre), le roi de Zembla en exil Charles-Xavier Vseslav renommé Charles Kinbote (King boot ! – dehors – comme dans les BD ?), enfin le tueur soviétoïde, robot sans âme et sexuellement impuissant nommé Gradus (degré) ou Grey (gris).
Kinbote est séduit par le poète Shade et veut instiller en lui l’idée d’une épopée de son royaume envahi et de son règne tragique ; Shade est un vieil homme cardiaque et maniaque, jalousement surveillé par sa femme Sybil, qui a pour ambition d’écrire son œuvre phare en méditant sur la mort, celle de sa fille disgracieuse et la sienne qu’il anticipe ; Gradus a pour mission de tuer le roi en exil comme Staline le fit de Trotski. Mais aucun ne parvient à ses fins : Kinbote est floué par le poème qui parle surtout de Shade ; Shade est tué en victime collatérale des balles de Gradus ; Gradus vise mal et rate sa cible royale mais n’en tue pas moins un poète.
Ce qui aurait pu être une forme aride se révèle prenante. L’auteur s’y révèle un dieu créateur d’univers et de personnages qu’il manipule comme des jouets. Aucun n’est sympathique, tous sont attachants, même le tueur à ressorts, plus malheureux que sadique : la société totalitaire l’a rendu ainsi. Le poème donne le ton, un romantisme fluide et brumeux très Europe centrale avant la sécheresse brute soviétique ; les commentaires ajoutent des aventures sentimentales et érotiques digne de l’épopée scoute du Prince Eric et de son royaume nordique imaginaire. Le royaume de Zembla inventé par Nabokov sur le modèle d’une Russie mythique (Zemlia) est lui-même évocateur d’exotisme physique et charnel, comme cette bande dessinée du même nom qui a paru entre 1963 et 1979 et que les jeunes garçons pouvaient lire chez le coiffeur, le dentiste, ou trouver dans les kiosques des gares de RER.
Le roi de Zembla est Nabokov lui-même transposé en tarzanide, personnage fabuleux doté d’une robuste constitution et d’amitiés érotiques adolescentes fantasmées. « A 12 ans, Oleg était le meilleur avant-centre de l’École ducale. Quand il était dévêtu et luisant dans la vapeur des bains, les attributs hardis de son sexe contrastaient fortement avec sa grâce de jeune fille. C’était un vrai petit faune » p.246. Les deux garçons vont dormir dans le même lit, s’enfermer aux toilettes pour « se laver les mains » (comme les filles disent se repoudrer le nez) et s’y livrer à des ébats torrides. « Certaines créatures du passé, et c’en était une, peuvent demeurer latentes pendant trente ans, comme celle-ci, alors que leur habitat naturel subit de désastreuses altérations » p.249, précise aussitôt Nabokov. Le souvenir d’un « compagnon bien aimé » (index) subsiste intact dans la mémoire de l’écrivain ; ce qu’ils ont accompli ensembles peut être désiré a posteriori sans que cela ait eu lieu.
Comme le roi, Nabokov s’est exilé de façon rocambolesque en échappant aux sbires communistes et s’est échoué aux États-Unis comme enseignant d’une université privée. Mais ce roi existe-t-il en réalité ? N’est-il pas une projection lyrique de Shade ? Un avatar affabulé par Kinbote, obscur professeur d’université, « ombre du jaseur tué par l’azur trompeur de la vitre » ? Une paranoïa soviétique qui voit des ennemis partout ? Nous sommes clairement dans un univers parallèle où l’auteur est roi. Une liberté du désir au-delà de notre enveloppe mortelle, une création ex-nihilo sortie de notre esprit – et qui lui survivra. Le poème commence par les reflets sur une vitre qui transpose et superpose les objets comme le poète diffracte et filtre sa vision sur le monde.
Kinbote et Shade sont antinomiques mais, comme la matière et l’antimatière, s’attirent et s’annihilent. Il n’en restera qu’un. Kinbote est athlète et droit, homo, gaucher, libertin et stérile, végétarien et chrétien ; Shade est maladroit et courbé, hétéro, droitier, fidèle et père d’une fille, mangeur de viande et agnostique. Tout est faux-semblant et tout est Nabokov, comme les deux tendances de sa nature riche et variée. « Enfant, j’étais un petit illusionniste », disait l’auteur (p.1315 Pléiade). Lui aussi, comme les peintres renaissants, crée des Madones à partir de jeunes fleuristes à Florence. Son prince Charles-Xavier, amant à 13 ans du fils de duc Oleg, est la version sylphe de qui il était lui-même à Saint-Pétersbourg. Une projection, un fantasme, une sublimation – un possible parmi les personnages en lui. L’apparence physique de Shade lui-même était un masque « car si les modes de l’ère romantique rendaient plus subtile la virilité d’un poète en découvrant son cou séduisant, en dégageant son profil et en réfléchissant un lac de montagne dans sa prunelle ovale, les bardes d’aujourd’hui, sans doute à cause des meilleures conditions dans lesquelles ils vieillissent, ont l’air de gorilles ou de vautours » p.168. Ce roman est « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », comme le disait Churchill de la Russie soviétique… Chacun ira de son interprétation : à mon avis, elles sont toutes justes, échos et reflets dans l’âme du lecteur particulier.
Cela n’empêche pas Vladimir Nabokov, noble déchu de la Russie tsariste, d’instiller ses messages de haine à la pacotille d’une certaine modernité qui l’a frustré de son destin.
« Je hais les choses comme le jazz,
Le crétin en bas blancs torturant un taureau
Noir, strié de rouge ; le bric-à-brac des abstraits,
Les masques rituels primitifs, les écoles progressistes ;
La musique dans les supermarchés, les piscines ;
Les brutes, les fâcheux, les philistins bourrés de préjugés de classe, Freud, Marx,
Faux penseurs, poètes surfaits, imposteurs et requins » p.199.
Il commente ainsi l’air sombre des Russes soumis au joug socialiste : « Cet air sombre n’a généralement rien de vraiment métaphysique ou racial. C’est tout simplement le signe extérieur d’un nationalisme congestionné et le sentiment d’infériorité d’un provincial – ce redoutable mélange tellement typique des Zembliens sous la domination des extrémistes, et des Russes sous le régime soviétique. Dans la Russie moderne, les idées sont des blocs taillés à la machine et mises en circulation dans des couleurs franches ; la nuance est interdite, l’intervalle muré, la courbe grossièrement échelonnée » p.343. Rien n’a changé malgré la chute du bloc, on dirait Poutine !
Le miroir inversé avec lequel se regardent Kinbote et Shade, chacun confit en narcissisme, ne sera brisé que par Gradus le tueur. L’imaginaire romantique sera troué par le réalisme socialiste. Les érotiques par un impuissant. Mais quel est le plaisir du lecteur ? Lire la réalité comme une page de code civil ou la rêver en monde imaginaire ? L’impuissance du socialisme à « élever » l’humain à la spiritualité créatrice est démontrée. Vivre, c’est jouer, « innocence et oubli » songeait Nietzsche.
Vladimir Nabokov, Feu pâle (Pale Fire), 1962, Folio 1991, 352 pages, €9,40
Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome III : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00
Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog
Tuer le rire ?
L’un des tueurs voulait massacrer du juif ; les deux autres faire rentrer le rire dans la gorge. Car pour ces raccourcis du cerveau, on ne peut rire de tout. Si le rire est le propre de l’homme (Rabelais), Dieu l’interdit – ou plutôt « leur » Dieu sectaire, passablement fouettard, Dieu impitoyable d’Ancien Testament ou de Coran, plus proche de Sheitan et de Satan. Ange comme l’islam, mais déchu comme l’intégrisme.
Comme le Prophète ne savait ni lire ni écrire, il a conté ; ceux qui savaient écrire ont plus ou moins transcrit, et parfois de bouche à oreille ; les siècles ont ajoutés leurs erreurs et leurs commentaires – ce qui fait que la parole d’Allah, susurrée par l’archange Djibril au Prophète qui n’a pas tout retenu, transcrite et retranscrite par les disciples durant des années, puis déformée par les politiques des temps, n’est pas une Parole à prendre au pied de la lettre. Le raisonnable serait de conserver le Message et de relativiser les mots ; mais la bêtise n’est pas raisonnable, elle préfère ânonner les mots par cœur que saisir le sens du Message.
La bêtise est croyante, l’intelligence est spirituelle. Les obéissants n’ont aucune autonomie, ils ne savent pas réfléchir par eux-mêmes, ils ont peur de la liberté car ce serait être responsable de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Ils préfèrent « croire » sans se poser de questions et « obéir » sans état d’âme. Islam veut-il dire soumission ? Un philosophe musulman canadien interpelle ses coreligionnaires : « une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l’islam ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l’islam de la tradition et du passé, l’islam déformé par tous ceux qui l’utilisent politiquement, l’islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? »
Il ne faut pas rejeter la faute sur les autres mais s’interroger sur sa propre religion, distinguer sa pratique de la foi.
Mahomet s’est marié avec Aisha lorsqu’’elle avait 6 ans (et lui au-delà de la cinquantaine) ; il a attendu quand même qu’elle ait 9 ans pour user de ses droits d’époux : c’était l’usage du temps mais faut-il répéter cet usage aujourd’hui ? L’ayatollah Khomeiny a abaissé à 9 ans l’âge légal du mariage en Iran lorsqu’il est arrivé au pouvoir… Les plus malins manipulent aisément les crédules, ils leurs permettent d’assouvir leurs pulsions égoïstes, meurtrières ou pédophiles, en se servant d’Allah pour assurer ici-bas leur petit pouvoir : Khomeiny, Daech, mêmes ressorts. Trop d’intermédiaires ont passés entre les Mots divins et le texte imprimé pour qu’il soit à prendre tel quel. Croyons-nous par exemple que Jésus ait vraiment « marché sur les eaux » ?
Il ne faut pas croire que le Coran soit la Parole brute d’Allah. Que font les intellectuels de l’islam pour le dire à la multitude ?
Toute religion a une tendance totalitaire : n’est-elle pas par essence LA Vérité révélée ? Même le communisme avait ce tropisme : « peut-on contester le soleil qui se lève ? » disait à peu près Staline pour convaincre que les lois de l’Histoire sont « scientifiques ». Qui récuse la vérité est non seulement dans l’erreur, mais dans l’obscurantisme, préférant rester dans le Mal plutôt que se vouer au Bien. Il est donc « inférieur », stupide, malade ; on peut l’emprisonner, en faire son esclave, le tuer. Ce n’est qu’une sorte de bête qui n’a pas l’intelligence divine pour comprendre. Toutes les religions, toutes les idéologies, ont cette tendance implacable – y compris les socialistes français qui se disent démocrates (ne parlons pas des marinistes qui récusent même la démocratie…). Les incroyants, les apostats, les hérétiques, on peut les « éradiquer ». Démocratiquement lorsqu’on est civil, par les armes lorsqu’on est fruste.
Le croyant étant « bête » parce qu’il croit aveuglément, comme poussé par un programme génétique analogue à celui de la fourmi, ne supporte pas qu’on prenne ses idoles à la légère. Toutes les croyances ne peuvent accepter qu’on se moque de leurs simagrées ou de leurs totems : la chose est trop sérieuse pour que le pouvoir fétiche soit ainsi sapé. C’est ainsi que Moïse va seul au sommet de la montagne et que nul ne peut entrevoir l’Arche d’alliance ou le saint des saints du temple, que Mahomet est-il le seul à entendre la Parole transmise par l’ange et que nul infidèle ne peut voir la Kaaba. Dans Le nom de la rose, dont Jean-Jacques Annaud a tiré un grand film, Umberto Ecco croque le portrait d’un moine fanatique, Jorge, qui tue quiconque voudrait simplement « lire » le traité du Rire qu’aurait écrit Aristote. Ce serait saper la religion catholique et le « sérieux » qu’on doit à Dieu… Les geôles de l’Inquisition maniaient le grand guignol avec leurs tentures noires, leurs juges masqués, leurs bourreaux cagoulés devant des feux rougeoyants. Pas question de rire ! Même devant Louis XIV (sire de « l’État c’est moi »), Molière devait être inventif pour montrer le ridicule des médecins, des précieuses ou des bourgeois, sans offusquer les Grands ni Sa Majesté elle-même.
Il ne faut pas croire que le rire soit le propre de l’homme ; ce serait plutôt le sérieux de la bêtise. Que font nos intellectuels tous les jours ?
C’est cependant « le rire » qui libère. Il permet la légèreté de la pensée, le doute salutaire, l’œil critique. Rire déstresse, rend joyeux autour de soi, éradique peurs et angoisses – ce pourquoi toute croyance hait le rire car son pouvoir ne tient que par la crainte. Se moquer n’est pas forcément mépriser, c’est montrer l’autre en miroir pour qu’il ne se prenne pas trop au sérieux. C’est ce qu’a voulu la Révolution française, en même temps que l’américaine, libérer les humains des contraintes de race, de religion, de caste, de famille et d’opinions. Promotion de l’individu, droits de chaque humain, libertés de penser, de dire, de faire, d’entreprendre. Dès qu’un pouvoir tend à s’imposer, il restreint ces libertés-là.
Est-ce que l’on tue pour cela ? Sans doute quand on n’a pas les mots pour le dire, ni les convictions suffisamment solides pour opposer des arguments. Petite bite a toujours un gros flingue, en substitution. Surtout lorsque l’on a été abreuvé de jeux vidéos et de décapitations sans contraintes sur Internet : tout cela devient normal, « naturel ». C’est à l’école que revient de dire ce qui se fait et ce qui ne se fait en société : nous ne sommes pas dans la jungle, il existe des règles – y compris pour la diffamation et le blasphème. Il est effarant d’entendre certains collégiens (et collégiennes) dire simplement « c’est de leur faute ». Donc on les tue, comme ça ? C’est normal de tuer parce qu’un autre vous a « traité » ? Est-ce ainsi que cela se passe dans les cours de récré ? Si oui, c’est très grave…
L’écartèlement entre les cultures, celle de la France qui les a partiellement rejetés, celle de l’Algérie qu’ils n’ont connue que par les parents et cousins, ont rendu les frères Kouachi incertains d’eux-mêmes, fragiles, prêts à tout pour être enfin quelqu’un, reconnus par un groupe, assurés d’une conviction. La secte est l’armure externe des mollusques sans squelette interne. Ils se sont créé des personnages de héros-martyrs faute d’êtres eux-mêmes des personnes.
Il ne faut pas croire que la multiculture enrichit forcément. Que font les politiciens pour établir les valeurs du vivre-ensemble sans les fermer sur l’extérieur ; pour faire respecter les lois de la République sans faiblesse ni « synthèse » ?
Comment faire pour « déradicaliser » les individus ? Une piste de réflexion intérieure, européenne et géopolitique. Lire surtout la seconde partie.