Colette, La vagabonde

Après Claudine, Annie, Minne, voici Renée – mais c’est toujours la même histoire, celle de Sidonie-Gabrielle Colette elle-même, devenue auteur de plein exercice sans la tutelle de son ex, Willy. Celle d’une libération des rets du mariage et de l’idéalisme de l’Amour. Ne reste que la solitude, les copains, et ce prurit de sensualité qui s’en va doucement avec l’âge. C’est que Colette aborde bientôt la quarantaine, à tous les sens du mot.

Voici donc Renée Néré au mari aimé devenu infidèle, qu’elle a quitté un jour sans se retourner alors qu’il lui disait d’aller se promener pour pouvoir lutiner en toute tranquillité sa maîtresse. Comme il faut vivre, il faut travailler. Renée écrit trois romans (comme les trois Claudine) puis use de son corps pour danser, mimer. Elle s’exhibe dans les petits théâtres de la périphérie parisienne, nue sous son long voile qui laisse entrevoir parfois un sein, et deviner le reste. Le music-hall est son usine, les comédiens sa famille, le maquillage et la danse son métier. Elle court parfois les cachets des représentations privées chez de riches bourgeois qui payent pour le spectacle à domicile. Renée y revoit alors, un peu honteuse, ses anciennes relations du temps de son mari, le peintre Taillandy très connu mais au talent limité.

Un soir, un riche oisif de province monté à Paris vient la relancer dans sa loge. Il est tombé amoureux d’elle, ou plutôt, pense-t-elle, il désire son corps puisqu’il ne sait rien de sa vie ni de son tempérament. Elle soupire, le siège amoureux l’ennuie, elle sait bien comment cela peut finir. Mais Maxime Dufferein-Chautel insiste (dans la réalité, il s’agissait d’Auguste Hériot, oisif, d’une famille propriétaire des Grands magasin du Louvre). Il est du même âge qu’elle, bel homme, héritier d’une scierie dans les Ardennes avec son frère aîné ; il a de l’argent, il rêve du mariage paisible avec foyer stable et enfants – l’anti-Willy absolu. Il fait son siège sans forcer, tout en douceur, attentif à ce qu’elle peut supporter ou vouloir. Cela la touche, voilà un homme bien différent de son ex-mari qui prenait son plaisir en prédateur et considérait son épouse comme un bien à exhiber ou à reléguer à son gré.

Renée est tentée : après tout, le mariage est la sécurité, matérielle mais surtout affective si le mari est fidèle. Elle se laisse courtiser et l’amour naît des relations qui progressent, sans aller jusqu’à la consommation ultime. Son impresario Salomon lui propose avec ses partenaires masculins une tournée théâtrale en province de quarante jours. Exactement la durée que Jésus fit au désert – est-ce un hasard ? Renée pourra y réfléchir, à ce nouvel amour, décider si sa vie prend une autre voie que celle de la solitude.

La vagabonde est lassée de ses vagabondages et, en même temps, les désire. Il y a tant de choses à voir et à sentir dans la nature, les forêts d’Ardennes mais aussi les joncs bretons et le brouillard de Lyon ou un carré de mer bleue à Marseille. Et puis l’usure de la jeunesse est là, la vieillesse vient avec les rides ; bientôt la beauté ne sera plus qu’apprêts et maquillages, Maxime l’aimera-t-elle encore en sachant que l’homme reste physiquement moins atteint que la femme par les effets de l’âge ?

La perspective d’une tournée en Amérique du sud se profile… Renée prend alors sa décision. Elle ne peut retomber en mariage. Elle doit poursuivre sa vie choisie sans la confier à un autre. Une fois son métier devenu impossible, lui restera la ressource de l’écriture, dont elle a déjà tâtée.

Colette fait dans ce roman un bilan en trois mouvements de ses expériences amoureuses et de son essai matrimonial, un de plus. Mais avec un talent renouvelé, plus apaisé, plus mûr. Sa réflexion personnelle se mêle au métier de théâtre, aux coulisses et aux gagne-petit. Car le premier mouvement est celui des vagabonds des café-concert et des petits théâtres, les comédiens, danseurs et acrobates sont seuls mais solidaires, n’ayant que des camarades. Brague le mime est exigeant avec lui-même et enseigne aux autres ; Bouty se consume de maladie et maigrit ; Jadin la goualeuse est le portrait de la réelle Fréhel ; toute comme Cavaillon est le vrai Maurice Chevalier, un temps amoureux de Colette.

Le second mouvement est celui du miroir, il révèle l’image et « réfléchit » la personne. Renée est vide mais se reflète en danseuse et revit son mari en Max, donc reste toujours en devenir. S’il y a de la désillusion sur l’idéal de l’Amour, tant vanté des salons et de la littérature (le romantisme s’achève à peine) et une nostalgie pour la vie à deux au calme dans la nature, à peine vécue avec Willy, rien n’est figé.

Le troisième mouvement est de faire front. C’est une victoire sur soi-même, le désir dompté par la raison, l’instinct impérieux et sauvage qui la lie à la terre, les convenances jetées par-dessus les moulins pour vivre sa vie propre – libre – de femme émancipée. Il y faut du courage.

Colette, La vagabonde, 1910, Livre de poche 1975, 251 pages, €7,40, e-book Kindle €5,99

Colette, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1984, 1686 pages, €71,50

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