Articles tagués : courage

Colette, La vagabonde

Après Claudine, Annie, Minne, voici Renée – mais c’est toujours la même histoire, celle de Sidonie-Gabrielle Colette elle-même, devenue auteur de plein exercice sans la tutelle de son ex, Willy. Celle d’une libération des rets du mariage et de l’idéalisme de l’Amour. Ne reste que la solitude, les copains, et ce prurit de sensualité qui s’en va doucement avec l’âge. C’est que Colette aborde bientôt la quarantaine, à tous les sens du mot.

Voici donc Renée Néré au mari aimé devenu infidèle, qu’elle a quitté un jour sans se retourner alors qu’il lui disait d’aller se promener pour pouvoir lutiner en toute tranquillité sa maîtresse. Comme il faut vivre, il faut travailler. Renée écrit trois romans (comme les trois Claudine) puis use de son corps pour danser, mimer. Elle s’exhibe dans les petits théâtres de la périphérie parisienne, nue sous son long voile qui laisse entrevoir parfois un sein, et deviner le reste. Le music-hall est son usine, les comédiens sa famille, le maquillage et la danse son métier. Elle court parfois les cachets des représentations privées chez de riches bourgeois qui payent pour le spectacle à domicile. Renée y revoit alors, un peu honteuse, ses anciennes relations du temps de son mari, le peintre Taillandy très connu mais au talent limité.

Un soir, un riche oisif de province monté à Paris vient la relancer dans sa loge. Il est tombé amoureux d’elle, ou plutôt, pense-t-elle, il désire son corps puisqu’il ne sait rien de sa vie ni de son tempérament. Elle soupire, le siège amoureux l’ennuie, elle sait bien comment cela peut finir. Mais Maxime Dufferein-Chautel insiste (dans la réalité, il s’agissait d’Auguste Hériot, oisif, d’une famille propriétaire des Grands magasin du Louvre). Il est du même âge qu’elle, bel homme, héritier d’une scierie dans les Ardennes avec son frère aîné ; il a de l’argent, il rêve du mariage paisible avec foyer stable et enfants – l’anti-Willy absolu. Il fait son siège sans forcer, tout en douceur, attentif à ce qu’elle peut supporter ou vouloir. Cela la touche, voilà un homme bien différent de son ex-mari qui prenait son plaisir en prédateur et considérait son épouse comme un bien à exhiber ou à reléguer à son gré.

Renée est tentée : après tout, le mariage est la sécurité, matérielle mais surtout affective si le mari est fidèle. Elle se laisse courtiser et l’amour naît des relations qui progressent, sans aller jusqu’à la consommation ultime. Son impresario Salomon lui propose avec ses partenaires masculins une tournée théâtrale en province de quarante jours. Exactement la durée que Jésus fit au désert – est-ce un hasard ? Renée pourra y réfléchir, à ce nouvel amour, décider si sa vie prend une autre voie que celle de la solitude.

La vagabonde est lassée de ses vagabondages et, en même temps, les désire. Il y a tant de choses à voir et à sentir dans la nature, les forêts d’Ardennes mais aussi les joncs bretons et le brouillard de Lyon ou un carré de mer bleue à Marseille. Et puis l’usure de la jeunesse est là, la vieillesse vient avec les rides ; bientôt la beauté ne sera plus qu’apprêts et maquillages, Maxime l’aimera-t-elle encore en sachant que l’homme reste physiquement moins atteint que la femme par les effets de l’âge ?

La perspective d’une tournée en Amérique du sud se profile… Renée prend alors sa décision. Elle ne peut retomber en mariage. Elle doit poursuivre sa vie choisie sans la confier à un autre. Une fois son métier devenu impossible, lui restera la ressource de l’écriture, dont elle a déjà tâtée.

Colette fait dans ce roman un bilan en trois mouvements de ses expériences amoureuses et de son essai matrimonial, un de plus. Mais avec un talent renouvelé, plus apaisé, plus mûr. Sa réflexion personnelle se mêle au métier de théâtre, aux coulisses et aux gagne-petit. Car le premier mouvement est celui des vagabonds des café-concert et des petits théâtres, les comédiens, danseurs et acrobates sont seuls mais solidaires, n’ayant que des camarades. Brague le mime est exigeant avec lui-même et enseigne aux autres ; Bouty se consume de maladie et maigrit ; Jadin la goualeuse est le portrait de la réelle Fréhel ; toute comme Cavaillon est le vrai Maurice Chevalier, un temps amoureux de Colette.

Le second mouvement est celui du miroir, il révèle l’image et « réfléchit » la personne. Renée est vide mais se reflète en danseuse et revit son mari en Max, donc reste toujours en devenir. S’il y a de la désillusion sur l’idéal de l’Amour, tant vanté des salons et de la littérature (le romantisme s’achève à peine) et une nostalgie pour la vie à deux au calme dans la nature, à peine vécue avec Willy, rien n’est figé.

Le troisième mouvement est de faire front. C’est une victoire sur soi-même, le désir dompté par la raison, l’instinct impérieux et sauvage qui la lie à la terre, les convenances jetées par-dessus les moulins pour vivre sa vie propre – libre – de femme émancipée. Il y faut du courage.

Colette, La vagabonde, 1910, Livre de poche 1975, 251 pages, €7,40, e-book Kindle €5,99

Colette, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1984, 1686 pages, €71,50

Colette sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

Sa propre conscience vaut mieux que la gloire, dit Montaigne

La gloire est l’objet du long chapitre XVI du Livre II des Essais. C’est que la gloire importe à une société aristocratique qui ne vit que pour elle. La gloire des armes, la gloire des hauts faits, la gloire de servir. Mais « il y a le nom et la chose », commence Montaigne. Et de citer « Dieu, qui est en soi toute plénitude et le comble de toute perfection, il ne peut s’augmenter et accroître au-dedans ; mais son nom se peut augmenter et accroître par la bénédiction et louange que nous donnons à ses ouvrages extérieurs. »

L’être humain doit être à l’image de Dieu, suggère Montaigne, meilleur au-dedans qu’au-dehors, « le nom » n’étant qu’une image qu’ont les autres, et non pas la réalité de la vertu. « Chrysippe et Diogène ont été les premiers auteurs et les plus fermes du mépris de la gloire ; et entre toutes les voluptés, ils disaient qu’il n’y en avait point de plus dangereuse ni plus à fuir que celle qui nous vient de l’approbation d’autrui. » Ah ! Être d’accord ! Quel confort – mais quelle lâcheté ! S’agit-il d’image ou de réalité ? De vertu véritable ou de marketing affiché ?

« Il n’est chose qui empoisonne tant les princes que la flatterie, ni rien par où les méchants gagnent plus aisément crédit autour d’eux ; ni maquerellage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que de les paître et entretenir de leurs louanges. Le premier enchantement que les sirènes emploient à piper Ulysse est de cette nature. » Notons que les mots « paître » et « piper » ne sont pas à prendre à leur sens sexuel d’aujourd’hui ; il ne s’agit ni de brouter la touffe, ni de faire une pipe mais de caresser dans le sens du poil et de duper.

Épicure, relate Montaigne, conseillait de cacher sa vie pour être heureux et vertueux – donc de ne pas chercher la gloire, qui est tout l’inverse. « Aussi conseille-t-il à Idoménée de ne régler aucunement ses actions par l’opinion ou réputation commune ». Donc de ne pas chercher à « être d’accord » avec la masse. « Ces discours-là sont infiniment vrais, à mon avis, et raisonnables », dit Montaigne – « Mais nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes, qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons défaire de ce que nous condamnons ». C’était peut-être pour lui le cas de « Dieu », auquel il croyait sans y croire et ne pouvait s’en défaire parce porté par tout son temps et sa société.

D’où le moment deux du discours, qui prend la position inverse, juste pour voir où elle mène. Carnéade, Aristote, Cicéron vantent la gloire qui fait désirer la vertu. Mais, « si cela était vrai, il ne faudrait être vertueux qu’en public », objecte Montaigne. Et c’est bien ce à quoi nous assistons de la part des politiciens, des patrons de grands groupes et des histrions médiatiques. Vertu affichée, turpitudes cachées – on en apprend tous les jours.

« De faire que les actions soient connues et vues, c’est le pur ouvrage de la fortune », dit Montaigne en un troisième moment de son discours. Dans les batailles, nombreux sont les hommes vertueux qui ont réussi à vaincre, sans que cela soit porté à leur crédit dans le grand chaos général. Montaigne le savait bien, qui avait combattu. « Et, si l’on y prend garde, on trouvera qu’il advient par expérience que les moins éclatantes occasions sont les plus dangereuses ». Citant saint Paul dans la IIe Épître aux Corinthiens : « Notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience ». Il faut aller à la guerre pour son devoir, dit Montaigne, et n’attendre de récompense que de sa conscience, du travail bien fait. « Il faut être vaillant pour soi-même et pour l’avantage que c’est de voir son courage logé en une assiette ferme et assurée contre les assauts de la fortune. »

Car que vaut la gloire ? C’est une réputation que nous fait autrui, notre « prochain » selon Nietzsche, celui dont on attend un jugement. Mais qu’est-ce que le prochain, sinon le tout-venant ? « La voix de la commune et de la tourbe, mère d’ignorance, d’injustice et d’inconstance », dit Montaigne. Et de citer Cicéron : « Quoi de plus stupide, alors qu’on méprise les gens en tant qu’individus, d’en faire cas une fois réunis ? ». Ou Tite-Live : « Rien n’est plus méprisable que les jugements de la foule ». Car souvent foule varie : elle suit en mouton, elle s’enfle et se passionne sans raison, elle lynche avec avidité du sang et impunité du nombre. « Démétrios disait plaisamment de la voix du peuple qu’il ne faisait non plus de recette de celle qui lui sortait par en haut, que de celle qui lui sortait par en bas. » En ce chaos de masse, dit Montaigne, « en cette confusion venteuse de bruits de rapports et opinions vulgaires qui nous poussent, il ne se peut établir aucune route qui vaille. » Préférons la raison – et l’opinion nous suivra si elle veut.

« Je ne me soucie pas tant quel je sois chez autrui, comme je me soucie quel je sois en moi-même. Je veux être riche par moi, non pas emprunt. » Il cite Horace, qui s’applique fort bien à Zemmour ou Mélenchon aujourd’hui, tout comme à Trump ou à Raoult : « Qui, sinon le fourbe et le menteur, est sensible aux fausses louanges et redoute la calomnie ? » Agrandir son nom, dit Montaigne, le faire briller, est « ce qu’il peut y avoir de plus excusable », mais… – toujours un mais. « Mais l’excès de cette maladie en va jusque-là que plusieurs cherchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. »

Or mon nom, dit Montaigne, n’est pas seulement le mien ; il est celui d’autres familles homonymes et de descendants « à Paris et à Montpellier (…) une autre en Bretagne et en Saintonge ». Mon prénom est commun. Grâce aujourd’hui à l’Internet, chacun peut trouver des gens de même nom et prénom que soi qui sont soit bébés encore vagissants, soit retraités d’une profession très différente, soit déjà annoncés morts. Qu’est-ce donc, dans les siècles, que la gloire du nom ? Et que sont nos actions, en nos quelques années, qui passeront les siècles ? C’est la vanité des jeunes qui croient que le monde est né avec eux, que tout doit être compté, y compris leur insignifiance. « Pensons-nous qu’à chaque arquebusade qui nous touche, et à chaque hasard que nous courons, il y ait soudain un greffier qui l’enrôle et cent greffiers, outre cela, le pourront écrire, desquels les commentaires ne dureront que trois jours et ne viendront à la vue de personne. » On pourrait croire que Montaigne avait l’intuition des blogs !

Mais – encore un mais, Montaigne adore ce balancement – à propos de la vertu affichée qu’on appelle gloire : « Si toutefois cette fausse opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir ; si le peuple en est éveillé à la vertu ; si les princes sont touchés de voir le monde bénir la mémoire de Trajan et abominer celle de Néron ; si… (…) qu’elle accroisse hardiment et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra ». Vertu de l’exemple – mais cela fait beaucoup de « si ». Tenir le peuple en bride « avec quelque mélange ou de vanité cérémonieuse, ou d’opinion mensongère » est le fait des législateurs et des religions, dit Montaigne. De même pour les dames qui « défendent leur honneur » ; il est bien mal placé : « leur devoir est l’essentiel, leur honneur n’est que l’écorce ». Mieux vaut la conscience que l’honneur. Certains, cependant, n’ont ni l’un, ni l’autre.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ne lisez pas, dansez ! dit Nietzsche

L’élan vital n’a que faire des mots, il est le « sang » – la vie qui bat sourdement en l’être humain. C’est pourquoi Nietzsche n’a que faire des livres, pour penser : « De tous les écrits, je n’aime que ceux que l’on trace avec son propre sang ». Or « il n’est pas facile de comprendre un sang étranger : je hais tous les oisifs qui lisent ». Car ils se font perfuser la vie des autres plutôt que de vivre la leur ; ils prennent au lieu de donner ; ils sont dépendants, addicts, drogués. Les « oisifs » sont ceux qui ne font rien, n’agissent pas. Or la vie est action. Le droit d’apprendre à lire gâte la pensée, dit Nietzsche un peu rapidement – car on ne pense plus par soi-même, selon son propre élan de vie, mais selon l’opinion des autres, lues dans les livres.

Encore que… L’être fort se nourrit des pensées des autres, des livres des autres, comme des actions des autres. Pourquoi Nietzsche écrit-il, justement, si ce n’est pour perfuser dans les esprits son « sang » (son élan vital, sa volonté de vie) ? Sauf que les esprits ne sont plus guère esprits libres d’eux-mêmes mais opinion, doxa, préjugés. « Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace. » Dieu créait le monde par son esprit ; l’homme créait sa propre volonté par son esprit, comme Alexandre ou César ; la populace ne crée plus rien, elle subit, ballotte au gré des courants, de ce qui se fait, elle lit (ou regarde des écrans) pour ne plus penser mais se divertir, oublier. « Celui qui trace des maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais veut être appris par cœur ». Seule la passion, l’élan vital instinctif, est vraie, force authentique. On l’imite, on ne la lit pas pour l’analyser et la soupeser, on la suit. Comme en art martial on imite le maître, qui parle peu et ne dissèque pas les mouvements ; pour saisir, il faut être « pris » par le style.

« L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté, voilà ce qui s’accorde », dit Nietzsche dans un raccourci (qui demande explication dans l’ignorance commune croissante). Le méchant est le mes-choir de l’ancien français, celui qui tombe mal, hors piste, en dehors des normes admises – celui qui critique et qui a du mordant, qui pense par lui-même et agit selon ses convictions et non selon l’image qu’il devrait donner selon le moralisme. Nietzsche aime la grandeur, il veut élever l’homme ; pour lui la montagne – les sommets d’Engadine où il écrit en marchant Zarathoustra – est la métaphore de ce point de vue élevé. L’air raréfié, le danger des abîmes et du climat changeant, la force personnelle du montagnard soumis aux épreuves, voilà ce qui avive l’esprit libre. Pas la cordée, ni le boulet des incultes à traîner malgré eux. « Dans la montagne, le plus court chemin va d’un sommet à un autre ; mais pour suivre ce chemin, il te faut de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des hommes grands et bien venus ». Autrement dit des hommes complets, esprits sains dans des corps sains, obstinés à suivre le chemin d’un sommet à l’autre – pas des touristes « oisifs ».

D’où la métaphore des lutins. Ce sont des êtres légers et malicieux, « méchants » selon la morale religieuse et bourgeoise, espiègles et changeants comme la mer : savez-vous que lutin vient de Neptune ? « Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire ». Le fantôme fait peur, frissonner ; le lutin fait rire, sa joie entraîne. Or le rire est le propre de l’homme, le rire est la manifestation physique, instinctive, de la passion qui veut et de l’esprit qui pétille. « Insoucieux, moqueur, violent – tels nous veut la sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier ». Qui se soucie sans cesse ne fait rien, vivant dans le « et si » d’un futur hypothétique au lieu de vivre au présent et de prendre les « problèmes » comme ils viennent ; qui ne sait pas rire se soumet à la morale commune, aux choses « sérieuses » qui ne le sont pas, à la « crise » permanente ; qui n’a pas la violence intime d’oser ne progresse jamais. A noter que, depuis Nietzsche, nous avons réappris que les femmes aussi pouvaient être des guerrières et savoir rire.

« La vie est dure à porter » : et alors ? « Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu’une goutte de rosée pèse sur lui ? » ironise Nietzsche. La vie est tragique, l’existence souvent un chemin de Sisyphe mais « nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ». Or, qu’est-ce que l’amour sinon la passion vitale, la volonté de se reproduire et de protéger ? Et rappelons qu’il faut être deux pour aimer.

« Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. » La raison (la cause, la logique, l’impulsion première) de l’élan vital, de la volonté de vivre, du vouloir aimer. Ce n’est pas rationnel mais instinctif, « fou » car hors de raison rationnelle. Éphémère mais vital. « Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semblent le mieux connaître le bonheur ». Celui de danser de vie, de briller éphémère comme Achille ou Napoléon, de laisser une trace lumineuse. « C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » Comme devant les enfants, qui jouent, en toute innocence des droits et des devoirs, par instinct, par passion, par raison première.

Le démon est « l’esprit de lourdeur » qu’il faut « tuer », dit Nietzsche. Il pense à son père pasteur pour qui tout était sérieux et grave (ce qui ne résout rien), à sa sœur extrêmement conformiste (au point d’épouser un futur hitlérien), à Wagner le magicien de la musique (qui s’est alourdi de badaboums, de cuivres et autres démonstrations trop allemandes), à son peuple (qui ne sait pas rire et dont l’ironie ne parvient pas à se hausser à la fantaisie française, à la légèreté italienne ou à l’humour anglais).

« Ce n’est pas par la colère, c’est par le rire que l’on tue. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Troie de Wolfgang Petersen

L’histoire est connue, elle a plus de trois mille ans. Hollywood en a fait un gros machin avec des grosses machines, figurants innombrables et décor plantureux, sans se soucier de la vraisemblance historique ni de la psychologie des personnages, ni encore moins de la volonté des dieux. Car ce sont les dieux qui manquent dans le film ; ils ne sont là que comme décors à décapiter ou à faire tomber comme de vulgaires aigles nazies en 45, ou comme vaines superstitions qui induisent en erreur les Troyens et les font perdre par deux fois : l’aigle volant avant la grande bataille, le cheval à Poséidon introduit bêtement dans la ville au lieu de le brûler.

L’histoire est connue, apprise de tous les écoliers grecs comme des collégiens européens jusqu’à récemment. Il faut désormais qu’Hollywood prenne le relai en réactualisant la légende pour que l’inculture de linotte d’aujourd’hui l’adopte. Et nous sommes déjà loin – en 2004, il y a quasi vingt ans. En 1976 je racontais naturellement l’histoire d’Achille et d’Ulysse à Edward, 9 ans, le fils cadet des Lumley, lors de fouilles de son père ; aujourd’hui, sans le film, l’Iliade serait inconnue.

En bref, le bel mais fade éphèbe Orlando Bloom qui joue Pâris, tombeur des Phâmes mais mâle inconsistant, se pâme dans les bras de la belle Hélène, reine de Sparte (la magnifique aryenne Diane Kruger). Elle a sa claque du gros Ménélas (Brendan Gleeson), plus assoiffé de vin et de pouvoir que d’amour ou même des sens et se laisse « enlever » par le jeune homme (elle ne crie pas au viol, ce serait plutôt l’inverse). La main d’un dieu aveugle le presque adolescent, bien que le film traduise plutôt l’égoïsme infantile de gosse de riche yankee qui exige de consommer tout de suite ce qu’il veut sans se soucier de payer. Hector (Eric Bana), prince héritier de Troie et frère aîné de Pâris, résiste mal, par faiblesse, à l’en empêcher. Comme si l’Hâmour (comme disait Flaubert de cette hyperbole d’âme qui est surtout sexuelle) excusait tout, passion moderne du siècle romantique.

Sauf que « l’honneur » (une vertu qui a sévi jusque dans les années cinquante du siècle dernier) réclame la vengeance. Éclatante, évidemment ; et non sans arrières-pensées yankees, c’est-à-dire commerciales : anéantir un concurrent, rafler ses terres, soumettre ses habitants pour leur vendre nos produits et exploiter leurs ressources. Ce n’est guère dans le livre, c’est affirmé dans le film – il faut bien que les terre-à-terre niais comprennent : « la paix c’est pour les femmes et les faibles ; les empires se forgent par la guerre. »

Donc le Gagamemnon roi de Mycènes et rois des rois (le bouffon natté Brian Cox), frère de Ménélas et leader d’empire en mer Égée décide une Grande expédition contre Troie. Une Guerre mondiale zéro en quelque sorte, la matrice des futures Première et Seconde. Achille (Brad Pitt) est allié sans l’être – un brin « français » à cavaler seul comme Chirac en Irak en 2003. Le Débarquement des galères rappelle assez celui de Normandie en 44 avec pluie de flèches mitrailleuses sur les débarqués et pieux de bois enfoncés pour les stopper comme des chevaux de frise, tandis que la forteresse regarde de loin la plage.

Achille et ses Myrmidons (industrieux et guerriers comme des fourmis – d’où est tiré leur nom) sautent en premier, par vanité évidemment, selon les critères yankees sur le coq gaulois. La belle brute blonde Born to kill et qui choisit une existence éphémère mais glorieuse dans les siècles à une vie longue et paisible à la maison prend d’assaut le temple d’Apollon, à l’écart sur le rivage, et fait un grand massacre de bougnoules troyens ; son lieutenant s’empare d’une prêtresse, Briséis (Rose Byrne), qui devient captive d’Achille avant que Gaga ne s’en empare pour le prestige. Comme s‘il avait lui-même gagné la bataille. Bouderie d’Achille, qui se retire dans sa tente avec son cousin (et éromène dans le texte, tenu loin de son corps dans le film) Patrocle. Le cousin dans le livre est un jeune de 16 ou 18 ans, Garrett Hedlund dans le film un peu vieux à 20 ans ; confié par son père, il apprend à se battre avec « le plus grand guerrier des Grecs », rien que ça. Un modèle, un mentor, (un amant mais ça ne se dit pas car tous les coachs sportifs des Amériques bornées, à commencer par les profs de judo, seraient soupçonnés « d’abuser » des sens garçonniers).

Convoqué par le roi comme champion des Grecs pour un combat singulier avec un colosse de Troie, un enfant (Jacob Smith, 14 ans quand même) le seul du film hors le bébé d’Hector, est envoyé le chercher car il dort encore dans sa tente, tout nu avec deux filles ; Prad Bitt n’aime pas les éphèbes, pourtant légion dans l’Iliade. Le puissant mâle envié des dieux dans le livre parce qu’il est mortel et vit donc plus intensément chaque moment, mais rendu star de Fight Clubdans le film, se lève à poil devant le gamin (qui a en vu d’autres chez les Grecs mais doit être scandalisé en Amérique puritaine). Achille se vêt, s’élance, combat et vainc. Facile. Mais l’Agamême veut sa guerre : plus pour le butin et que pour récupérer la femelle de son frère Ménélas, qui veut d’ailleurs la mettre à mort. Ménélas provoque Pâris en combat singulier mais le trop jeune homme, élevé par des bergers, ne sait pas bien se battre ; il se réfugie dans les jambes de son frère Hector, qui tue le roi de Sparte d’un coup d’épée dans le bide.

Aga attaque mais son armée est repoussée pour avoir sous-estimé (à l’Américaine) les indigènes ; elle est menacée par l’incendie des bateaux par une contre-offensive de nuit des rusés Troyens. Achille décide de partir et de laisser le roi des… se dépêtrer dans sa bêtise. Le rusé Ulysse (Sean Bean), diplomate hors pair, s’entremet entre les deux sans convaincre, mais en semant les graines d’un compromis. Achille peut récupérer Briséis dont il est tombé amoureux car elle résiste comme une lionne aux sbires qui veulent « s’amuser » avec elle.

Mais Patrocle, bouillant de combattre enfin comme un homme, endosse l’armure de cuir portée à même la peau et des armes d’Achille pour se porter au combat avec les Grecs. Il se veut lui, son héros, son ami intime, il se met littéralement « dans sa peau ». Malgré son courage et sa fougue, il n’a pas son entraînement ni son invulnérabilité divine (fait occulté dans le film) et il est tué en combat singulier par Hector qui le prend pour Achille. Dans le livre, c’est Euphorbe qui le blesse mortellement après de multiples exploits de l’éphèbe et Hector ne fait que l’achever d’un coup de lance dans le dos… Dans le film, il se bat directement avec lui et regrette cette mort, « il était trop jeune pour mourir ». Mais ce qui est fait ne peut se défaire (encore la main d’un dieu qui a voilé le regard du prince). Achille, désespéré (comme quoi son simple « cousin » était bien plus que cela, « saisi d’Éros »), se venge en allant défier Hector directement sous les murs de Troie. Il le tue en combat singulier mais (nouvelle main d’un dieu qui l’aveugle), il profane le corps de son ennemi en le traînant derrière son char sous les remparts et jusque dans son camp. Même s’il se repend et rend le corps de son fils au roi de Troie Priam (Peter O’Toole), venu le supplier un soir dans sa tente – avec Briséis en prime qu’il a baisée (en profanant Apollon, mais c’était consenti par la belle, puisque le dieu n’a rien fait pour châtier le profanateur).

Nul ne peut, dans la culture grecque, défier ainsi les lois de l’harmonie du cosmos (une vertu qui s’est bien perdue, surtout à Hollywood !). Toute démesure, qu’elle soit amoureuse, impériale ou colérique, est irrémédiablement châtiée. Achille sera tué lors de l’assaut de la citadelle de Troie à son seul point vulnérable, le talon, par un Pâris plus habile à combattre de loin qu’au corps à corps. Il ne veut pas abîmer le sien, qu’il a admirable (le superbe Orlando Bloom) .

En attendant, les Grecs d’Aga sont cloués sur la plage et les Troyens campent fièrement dans leur ville fortifiée. Comment en sortir ? La force brute n’a pas réussi, ni l’affrontement en nombre, ni le combat des chefs, reste la ruse. C’est le moment d’Ulysse, à peine entrevu dans le film alors qu’il prépare l’Odyssée. Lui a déjà convaincu Achille de rejoindre la grande armée des Grecs avant le débarquement ; lui a réussi à refermer tant bien que mal la blessure ouverte par l’accaparement de Briséis. Il convainc cette fois le roi des vaniteux de construire un grand cheval de bois à laisser sur le rivage, avant de faire partir la flotte… jusque dans une baie voisine. Ainsi les Troyens seront bernés ; ils croiront les Grecs partis alors qu’il ne sont qu’à quelques lieues et qu’un contingent a pris place dans le ventre de la bête. Pâris veut qu’on brûle cette idole mais le prêtre superstitieux s’exclame qu’on ne brûle pas une offrande à un dieu (ah bon? Et le gibier sur les autels ? Et les coûteux parfums ? Et le sacrifice d’Iphigénie ? Et les neuf jeunes Troyens sacrifiés sur le bûcher de Patrocle – que le film occulte ?). Hollywood a parfois de ces raccourcis d’inculte saisissants. Le roi Priam se range derrière son curé, par tradition, par faiblesse (toujours la main d’un dieu qui veut le perdre et l’aveugle).

Le cheval est donc traîné dans la ville, la nuit tombée les Grecs s’en extirpent, massacrent les gardes qui dormaient (!) à la porte, l’ouvrent – et livrent la ville aux tueurs, violeurs, incendieurs et pillards – leurs copains. L’Aga veut la cramer jusqu’aux fondations, comme l’autre le fit de Dresde ou de Berlin ; il sera égorgé au poignard par Briséis qu’il voulait reprendre et violer (ah, mais !). Priam est cloué dans son palais d’un javelot dans le bide alors que les statues des dieux s’écroulent, Achille subit trois flèches de Pâris, l’une au talon et deux dans le cœur (ce qui ne l’empêche pas de causer fluide encore de longues minutes avec Briséis avant de s’écrouler). La femme d’Hector, Andromaque (Saffron Burrows), s’échappe avec leur bébé (distorsion de l’histoire) et le lâche Pâris est laissé en vie avec un doute sur son destin. Le spectateur voit même quelques secondes Énée recevoir l’épée de Troie des mains de Pâris pour aller fonder Rome (avant New York, bien entendu).

Vous l’aurez compris, ce film me séduit et m’agace. Il est assez bien construit, grandiose, mené avec de belles brutes tout à fait dans leurs rôles. Mais il reste à ras de terre, sans tenir compte des dieux ni de l’aveuglement de ceux qu’ils veulent perdre ; les acteurs parlent à un rythme de mitraillette au point parfois d’être inaudibles parce qu’ils ne prennent pas le temps d’articuler ; Sparte est présentée comme une satrapie turque avec débauche de femmes et de bijoux alors qu’elle était de mœurs austères et exclusivement masculine ; Ménélas et Agamemnon sont montrés comme des balourds machos. On notera cependant que les couples d’Achille et Patrocle, Hector et Pâris, sont appariés comme il faut : le guerrier absolu en proie à ses propres démons et qui préfère vivre à fond pour une gloire éphémère – et le bon père, bon époux, bon prince de Troie ; le jeune admirateur amoureux de son mentor, courageux au point de mourir – et le jeune fat narcissique et lâche. Ce sont eux qui sauvent le film, par ailleurs outré, sauf les scènes de combats singuliers. A ne voir qu’au premier degré ; les cultivés reliront L’Iliade.

DVD Troie (Troy), Wolfgang Petersen, 2004, avec Brad Pitt, Eric Bana, Orlando Bloom, Diane Kruger, Brian Cox, Sean Bean, Peter O’Toole, Warner Bros. Entertainment France 2004, 2h36, €7.13 blu-ray €11,99

Homère, L’Iliade, Garnier Flammarion 2017, 528 pages, €5,00

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

L’inégalité entre nous est celle de notre caractère, dit Montaigne

En son chapitre XLII des Essais, livre 1, notre philosophe examine la « distance de bête à bête » ; il y en a plus entre les hommes, observe-t-il. Tout cela parce que nous n’estimons pas les gens par ce qu’ils sont mais par ce qu’il paraissent. « Si vous marchandez un cheval, vous lui ôtez son harnachement, vous le voyez nu et à découvert ». Faites de même des hommes, vous les verrez en leur natureté et non « tout enveloppé et empaqueté » de leur richesse et de leurs honneurs.

« A-t-il le corps propre à ses fonctions, sain et allègre ? Quelle âme a-t-il ? Est-elle belle, capable et heureusement pourvue de toutes ses pièces ? Est-elle riche du sien, ou de l’autrui ? La fortune n’y a-t-elle que voir ? Si, les yeux ouverts, elle attend les épées tirées ; s’il ne lui chaut pas où lui sorte la vie, par la bouche ou le gosier ; si elle est rassise, égale et contente : c’est ce qu’il faut voir, et juger par là les extrêmes différences entre nous. » A l’antique, Montaigne exige de l’humain un esprit sain dans un corps sain, une richesse intérieure due à sa vertu propre, le courage de voir la réalité en face (l’épée tirée) et de tenir son rôle au combat vital. « Comparez-lui la tourbe de nos hommes, stupide, basse, servile, instable et continuellement flottante en l’orage des passions diverses qui la poussent et repoussent, dépendant toute d’autrui ». C’est une heureuse fantaisie que ces considérations du 16ème siècle s’appliquent tout cru au 21ème. Nos dernières élections présidentielles n’ont-elles pas montré à l’envi la tourbe des passions populaires en butte à une certaine vertu des élites ? Ceux qui dépendent des autres ne sont pas libres ; ceux qui accusent la destinée ou la société se valorisent en victimes plutôt que de s’en prendre à eux-mêmes.

Car chacun ressemble à chacun, dit ensuite Montaigne. Les apparences « ne font aucunes dissemblances essentielles ». Les gens sont « joueurs de comédie » : sur les tréteaux « faire une mine de duc et d’empereur ; mais tantôt après les voilà devenus valets et crocheteurs misérables, qui est leur naïve et originelle condition ». L’empereur, « derrière le rideau, ce n’est rien qu’un homme commun ». Il aura la fièvre, connaîtra la vieillesse, craindra la mort – comme tout le monde. Même Alexandre, dont les flatteurs « lui faisaient accroire qu’il était fils de Jupiter », blessé un jour vit s’écouler de lui du sang humain et ironisa sur ces flatteries.

Les avoirs et les richesses ne rendent pas plus heureux car, citant Térence, « les choses valent ce que vaut le cœur qui les possède ; à qui sait en user elles sont bonnes ; à qui n’en use pas bien elles sont nuisibles ». Il faut être en bonne santé pour jouir des biens acquis, avoir de la vertu en l’âme pour les apprécier à leur valeur. « C’est le jouir, non le posséder, qui nous rend heureux », conclut Montaigne.

De même le pouvoir, il oblige, il ne sert pas. «Quant au commander, qui semble être si doux, considérant l’imbécillité du jugement humain et la difficulté du choix dans les choses nouvelles et douteuses, je suis fort de cet avis, qu’il est bien plus aisé et plus plaisant de suivre que de guider, et que c’est un grand repos d’esprit que n’avoir à tenir qu’une voie tracée et à répondre que de soi ». Obéir est plus facile que conquérir – et critiquer que faire. Le défoulement rituel des Français contre « le président » est de cette aune : ils seraient bien incapables de gouverner en arbitrant les intérêts contradictoires, de forcer les inconciliables à négocier, de fixer un objectif réaliste et les moyens de le réaliser de façon raisonnable. Le yaka permet de tout exiger – sans aucune objection des réalités ; les boucs émissaires permettent de se dédouaner de toutes les erreurs – sans aucune réflexion sur ce qui est possible ; l’envie permet toutes les audaces – sans aucune vergogne ni mise en cause de ses propres manques. Lui a réussi à l’école puis aux concours de la fonction publique ; eux n’ont rien foutu au prétexte de leur flemme ou de leurs hormones. Et ils réclament jalousement l’égalité ? Ils l’ont en droit en nos démocraties libérales, pas en fait – pour cela il faut la mériter. L’arrogance et le mépris sont dans les yeux envieux, bien plus que dans l’attitude de celui qui gouverne.

Pour tous les autres régimes, ils subissent. Montaigne cite Platon et son tyran du Gorgias, « celui qui a licence en une cité de faire tout ce qui lui plaît ». On reconnaît là Staline comme Hitler il n’y a pas si longtemps – un temps que certains regrettent. On reconnaît aujourd’hui Poutine ou Erdogan et peut-être demain à nouveau Trump et une descendance Le Pen. Ce sera la rançon de l’envie dans la tourbe, la jalousie du fumier pourtant fertile incapable de pousser une fleur.

De plus, « les avantages de princes sont sont quasi avantages imaginaires », poursuit Montaigne. Qui gouverne est contraint sans cesse par le protocole, les règles, les autres. « Le roi Alphonse disait que les ânes étaient en cela de meilleure condition que les rois : leurs maîtres les laissent paître à leur aise, là où les rois ne peuvent obtenir cela de leurs serviteurs ». Manger dans la vaisselle de l’Elysée, ce qui a suscité de la jalousie, ne rend pas le ragoût meilleur. Le monarque « se voit privé de toute amitié et société mutuelle, en laquelle consiste le plus parfait et doux fruit de la condition humaine », observe Montaigne, ému du souvenir de son ami La Boétie. Les respects se doivent à la royauté, pas au roi. Ce pourquoi chacun feint pour obtenir avantage et nul ne reste vrai. Le prince est seul.

Au fond, résume Montaigne en citant Cornélius Népos dans la Vie d’Atticus : « c’est le caractère qui fait à chacun sa destinée ». Ni la richesse, ni le pouvoir, ni les apparences. Les envier ne rend pas meilleur – au contraire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ecologie des cannibales selon Montaigne

Le chapitre XXXI de ses Essais au Livre 1 est consacré aux « cannibales » des Amériques. Montaigne en a rencontré un à Rouen, provenant de la France antarctique, venu avec Villegagnon. Il lui a posé des questions à l’aide d’un interprète. Mais il a surtout fréquenté un homme, resté dix ou douze ans en ces terres lointaines, qui lui a appris des coutumes et des chansons de la contrée. Pour Montaigne c’est celui qui dit « barbare » qui l’est ; nos écoles primaires ont bien retenu la leçon puisque les gamins s’empressent d’user de la formule.

Découvrir le monde est une aventure mais, soupire Montaigne, « j’ai peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacité. Nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent ». Savoir, c’est bien, mais en juger avec raison, c’est mieux. Certains disent que l’Amérique est l’Atlantide de Platon mais Montaigne trouve l’idée inepte car le nouveau continent est situé bien au-delà des colonnes d’Hercule (Gibraltar). Même si la puissance de l’eau, que ce soit la Dordogne près de chez lui ou la mer chez son frère d’Arsac, ravage le terrain et détruit les abords, gagnant sur la prairie, il faut savoir raison garder et ne pas sauter de suite à une conclusion peu étayée par les faits.

L’occasion pour Montaigne de disserter sur la valeur du témoignage. Plus on est « simple et grossier », plus ce qu’on voit et entend est dit sans artifices, remarque notre philosophe périgourdin, toujours les pieds bien sur terre. « Car les fines gens remarquent bien plus soigneusement et plus de choses, mais ils les glosent ; et, pour faire valoir leur interprétation et la persuader, ils ne se peuvent garder d’altérer un peu l’histoire ; ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu ; et, pour donner crédit à leur jugement et vous y attirer, prêtent volontiers de ce côté-là à la matière, l’allongent et l’amplifient ». Ces vérités relatives à la Trump sont le storytelling de nos politiciens et experts en marketing ; elles sont l’artifice du discours qui manipule l’imagination et agite les émotions pour mieux persuader. « Il faut un homme très fidèle, ou si simple qu’il n’ait pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fausses, et qui n’ait rien épousé » (pas d’idées préconçues). Montaigne ne le dit pas, mais la vérité sort de la bouche des « enfants » – petits en âge ou adultes simples d’esprit.

Une façon de dire que le naturel et le simple sont plus près de la vérité que l’art et que l’intellectuel, ce que Rousseau reprendra (Jean-Jacques, pas Sandrine). Rousseau n’a d’ailleurs pas seulement pris chez Montaigne cette idée que la société et l’artifice corrompent la nature humaine, mais il a pris aussi la pureté des mœurs et la simplicité du mode de vie chez les sauvages du Nouveau monde. « Il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ». Chez nous, tout est toujours à la perfection, nous savons ce qu’il faut croire, dire, faire, manger – et les autres sont des bêtes qui n’ont pas notre civilisation ; tout comme le « c’était mieux avant » des vieux cons qui se prennent pour le centre de l’univers. « Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions plutôt appeler sauvages ». L’écologisme d’aujourd’hui répugne de même aux aliments transformés, aux arbres greffés, aux manipulations OGM, aux pesticides et engrais, aux médicaments chimiques et vaccins – en bref à tout ce qui change l’ordre naturel des choses (le « naturel » étant un mythe construit). « Partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises », dit Montaigne de la nature. Le laisser-faire libéral, le « moi je égoïste » libertarien, le droit du plus fort trumpien, ne sont-ils pas eux aussi « naturels » ?

Manière de vanter le quasi paradis terrestre de ces terres nouvelles où l’on vit sans artifices aucun, selon « les lois naturelles (…) en telle pureté » s’exalte Montaigne, sans reconnaître que là où il y a humain, il y a autre chose que pure nature, car l’humain est social et ne saurait vivre sans organiser ses mœurs, coutumes et lois en société. Ce qui est « nature » est anti-artifices de la société chrétienne occidentale, très apprêtée, contrainte et empruntée par la religion, mais reste une nature « humaine », donc transformée. A la Rousseau ou Mélenchon, la société cannibale est une nation « en laquelle il n’y a aucune espèce de commerce (donc anticapitaliste) ; nulle connaissance de lettres (il faut donner à 90 % des lycéens le bac sans rien faire) ; nulle science de nombres (les maths sont élitistes et classifiants) ; nul nom de magistrat ni de supériorité politique (les élites riches et dominatrices de l’énarchie et du Patronat) ; nul usage de servitude de richesse ou pauvreté (taxez les riches, augmentez le SMIC, donnez un revenu minimum à tout le monde, accueillez toute la misère du monde) ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oisives (lycéens et étudiants jubilent) ; nul respect de parenté que commun (familles, je vous hais) ; nuls vêtements (là, la pruderie puritaine issue des sectes religieuses yankees comme de l’islam et de la Torah rigoristes ne suit pas ; seuls les moins de 12 ans vivraient volontiers en « état de nature » sans le savoir) ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé (ici les écologistes primitivistes pro-paléolithique jubilent). »

Il y a quand même dans ces société sauvages une nette distinction des sexes, inacceptable pour nos féministes les plus enragées, les hommes pour la chasse et la guerre, les femmes pour les enfants et la boisson. Il y a quand même une morale, sans doute trop dure pour nos minets urbains vegan sans genre : « la vaillance contre les ennemis et l’amitié à leurs femmes » (amitié voulant dire relations sexuelles). La polygamie est permise mais réservée « naturellement » aux plus vaillants : ils attirent les épouses et leurs font forces petits. Darwin n’était pas encore né mais c’était une forme de sélection naturelle, la femelle choisissant le mâle le plus fort et le plus doué. Quant à la religion, les prophètes qui se hasardaient à prophétiser chez les naturels sont « hachés en mille pièces s’ils l’attrapent » si ce qu’ils avaient « prévu » ne se réalisait pas – leçon à tirer pour nos soutanes, barbes et kippas comme pour nos politiciens hâbleurs ou commerçants menteurs. On allait à l’ennemi pour les tuer, soit de suite en rapportant leur tête en trophée, soit plus tard en faisant des prisonniers qu’ont torturait longuement et insultait pour les faire fléchir avant de les assommer et de les manger par « pire vengeance ». La nature est impitoyable aux faibles, qu’on se le dise.

C’est une occasion pour Montaigne de vanter la vertu des « sauvages » qui fut celle des Anciens et qui devrait être aussi la nôtre. « Il n’y a de vraie victoire que celle qui, en domptant son âme, contraint l’ennemi à s’avouer vaincu », dit Claudien cité par Montaigne en latin dans le texte. « L’estimation et le prix d’un homme consistent au coeur et en la volonté ; c’est là où gît son vrai honneur », écrit Montaigne. Pas en ses muscles ni en sa ruse mais en sa « vaillance », qui est « la fermeté non pas des jambes et des bras mais du courage et de l’âme ». Où l’on retrouve le philosophe stoïcien.

Chacun peut mesurer aujourd’hui combien Montaigne reste actuel, lui qui parle des « sauvages » comme nos écologistes et gauchistes utopistes rêvent de « nature ». Lui qui sait à l’inverse raison garder en reconnaissant que l’humain peut vivre proche de la nature, sans les artifices de « la » civilisation, mais en conservant tout de même le principal de la vertu qu’est la vitalité, la fermeté du coeur et la volonté. Il critique la société de son temps en passant par les cannibales pour mieux la réformer – contrairement aux catholiques voulant éradiquer la religion prétendue réformée (RPR : le protestantisme). Les barbares, ce sont toujours les autres, mais le proverbe de la paille et de la poutre reste une sagesse populaire toujours valable.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50 h

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Strogoff de Carmine Gallone

C’est un film à grand spectacle dans le ton grandiloquent de l’après-guerre, avec défilés et parades de la cavalerie yougoslave. Fidèle au livre (chroniqué sur ce blog), l’histoire conte l’épopée de Michel (Curd Jürgens), capitaine des courriers du tsar et Russe de caricature (grand, fort, taiseux et habile). Avec l’amour au bout, comme il se doit, et la récompense personnelle du tsar (Louis Arbessier) qui le fait colonel.

Le spectateur, à la sortie du film, ne peut s’empêcher de mettre en parallèle l’invasion tartare de la Russie de 1880 et celle des Allemands nazis en 1942. Ce sont à chaque fois des hordes dont le mouvement est la force et le nombre la volonté. Michel, avec un stratagème technique très julevernien, réussit à stopper l’assaut des Tartares sur Irkoutsk par le fleuve.

Entre-temps, la figure du Traître Ogareff (Henri Nassiet), ancien colonel russe dégradé pour manquement à l’honneur (il a triché aux cartes), vient mettre du piment dans l’aventure. Notez que Michel, coureur de jupons parce que célibataire mais fauteur d’adultère, n’est pas déshonoré par sa conduite, seulement qualifié d’indiscipliné. Baiser n’est pas une faute à l’honneur mais tricher aux cartes oui. Il faut dire qu’il faut être deux pour consommer l’adultère et qu’il n’y a ni rapt ni viol. Le colonel, mauvais militaire mais bon soldat, guide habilement les Tartares mongols dans les failles de l’armée russe plus faible en  nombre. Jusqu’à ce qu’une sorte de Julien Sorel audacieux, ce capitaine des courriers, lui mette à lui tout seul des bâtons dans les roues.

Michel joue le jeu du marchand marié et fait compagnie avec Nadia (Geneviève Page), une jeune femme qui doit rejoindre son père exilé à Irkoutsk sur ordre du tsar pour avoir critiqué le pouvoir. Deux journalistes français, Blond (Gérard Buhr) et Jolivet (Jean Parédès) sont d’aimable compagnie, repoussoirs et grosse caisse à la fois. L’un est de droite et l’autre de gauche, ils se chamaillent mais sont inséparables. Michel ruse pour avoir des chevaux de relais, se cache de sa vieille mère lorsqu’il passe en Sibérie, est fait prisonnier parce qu’une gitane observatrice, petite amie du traître (Sylva Koscina) a vu combien cette vieille femme avait reconnu son fils incognito.

La clé du roman est dans la barbarie tartare qui marque les yeux des ennemis au fer rouge avant de les tuer un peu plus tard. Michel est donc aveuglé d’un sabre chauffé de braises, puis guidé par sa compagne jusqu’à ce que le miracle (scientifique chez Jules Verne, émotionnel dans le film) se produise comme on sait.

Ce sont les femmes qui le sauvent, pour son courage et sa prestance plus que pour sa mission, comme toujours chez les femmes selon Jules Verne. La cruauté ne paie pas chez elles et elles se vengent des barbares, machos et violeurs, en aidant les hommes qui peuvent les sauver. En payant de leur personne s’il le faut.

L’aventure progresse en une suite de tableaux édifiants où l’individu est pris dans le collectif. Il lui faut savoir nager pour émerger de la foule et des batailles. Tout le roman est un hymne à la Russie plus qu’au système tsariste, le monarque étant un personnage assez falot, au contraire de ses généraux. C’est aussi un chant de solidarité européenne contre le despotisme asiatique, une valorisation de l’individu courageux face aux hordes – un grand film des années 50.

DVD Michel Strogoff, Carmine Gallone, 1956, avec Curd Jürgens, Geneviève Page, Jacques Dacqmine, Sylva Koscina, Gérard Buhr, StudioCanal 2008, 1h48, 7.00

Jules Verne, Michel Strogoff

Catégories : Cinéma, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Rien de pire que la peur dit Montaigne

En son 18ème chapitre de son premier livre des Essais, Montaigne parle de la peur. C’est le titre de son chapitre. Il n’en tire aucune leçon, sinon que la peur est bien réelle et peut prendre plusieurs formes mais surtout qu’il n’est aucune autre passion « qui emporte plutôt notre jugement hors de sa due assiette ». La philosophie, en ce chapitre, n’est pas d’enseigner mais d’observer.

« De vrai, j’ai vu beaucoup de gens insensés de peur », dit Montaigne. Et de citer ce porte-enseigne « saisi d’un tel effroi » qu’il s’est précipité droit à l’ennemi en croyant se réfugier chez les siens avant de tourner heureusement casaque, tandis qu’un autre durant un autre siège, « étant si fort éperdu de la frayeur » fit de même avant d’être mis en pièces.

Ce qui vaut pour les individus vaut pour les multitudes. Une troupe de Romains « ayant pris l’épouvante » lors de la première bataille perdue contre Hannibal « ne voyant ailleurs par où faire passage à sa lâcheté, s’alla jeter au travers le gros des ennemis, lequel elle perça d’un merveilleux effort, avec grand meurtre de Carthaginois, achetant une honteuse fuite au même prix qu’elle eût d’une glorieuse victoire ». Se trouver ainsi mis hors de soi a quelque chose d’abominable, comme si un démon tirait vos ficelles en faisant abdiquer tout ce que vous avez de raison.

« C’est de quoi j’ai le plus de peur que la peur », déclare Montaigne. Il n’y a rien de pire que cette peur-là, « ainsi surmonte-t-elle en aigreur tous autres accidents ».

En mêmes conditions, la peur fait la différence, observe finement Montaigne. « Ceux qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d’être exilés, d’être subjugués, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le manger et le repos ; là où les pauvres, les bannis, les serfs vivent souvent aussi joyeusement que les autres ». La différence ? c’est la terreur. Certains se tuent même de peur d’être tués ! L’exemple tout récent des Afghans qui n’ont pas su prévoir l’avancée des Talibans est là pour nous le rappeler, en notre siècle faussement apaisé. Les terroristes s’en amusent évidemment, qui mettent sur les nerfs pour jouer avec. Mais cette crainte diffuse qu’ils inspire peut être surmontée ; ce n’est pas le cas de la panique lors d’un attentat réel dans lequel on est pris sans s’y attendre.

Il faut distinguer, ce que Montaigne ne fait pas ou mal :

  1. la crainte qui est une émotion d’un péril attendu ou possible,
  2. l’inquiétude qui est une agitation d’esprit plus durable due à une menace pressentie mais incertaine,
  3. la peur qui porte sur une chose souvent imaginaire (ou grossie par l’imagination), de la frayeur qui est une peur passagère,
  4. l’épouvante qui est une peur amplifiée par une chose extraordinaire et qui contamine les autres,
  5. l’effroi qui est une frayeur durable due à un danger réel,
  6. la terreur qui ajoute l’imagination qui amplifie et fait trembler,
  7. l’affolement qui rend fou par perte de toute raison,
  8. enfin la panique, dont le terme vient du dieu Pan qui emporte toute raison, un affolement soudain, sans fondement et souvent contagieux. « Les Grecs en reconnaissent » cette espèce et l’attribuent à « une impulsion céleste » pour dire combien elle abolit toute compréhension et tout raisonnement. Il faut alors « apaiser les dieux » – ce qui est une façon de se rassurer collectivement en invoquant un au-delà de la raison.

Le nombre mots précis pour désigner en nos langues latines les divers gradations et états de la peur, individuelle ou collective, montre combien cette « passion » est forte, vécue et étrange pour nos facultés de penser.

Rien de plus en ce texte de Montaigne que l’inventaire des aspects de la peur. Aucun enseignement à en tirer sinon de savoir que cela existe, que l’on peut en être saisi, de soi-même d’un coup ou par la foule en se montant la tête. Certaines fois on peut surmonter la peur – et cela s’appelle le courage -, certaines autres fois nul n’y peut rien, le flot de panique vous entraîne et il faut laisser passer l’orage mental avant de se « ressaisir ».

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50  

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Joseph Kessel, Le lion

Ce roman m’avait ému et captivé lorsque je l’ai lu pour la première fois à 14 ans, âge d’extrême  sensibilité. Il réunissait alors tout ce qui avait enchanté mon enfance : la nature vierge, les animaux sauvages, l’amitié et l’amour, le courage et l’honneur, l’orgueil et la tragédie…

Le narrateur, un double de l’auteur sans le dire, visite le parc royal d’Amboseli au Kenya alors sous protectorat anglais. Il s’éveille au matin avec un tout petit singe apprivoisé, Nicolas, qui lui soulève une paupière pour voir s’il dort, puis rencontre sur la véranda une gazelle minuscule qui vient lui lécher la main, Cymbeline. La nature lui est propice et il va à la rencontre de la vie sauvage qui s’ébat au loin dans la savane… jusqu’à ce qu’il soit brutalement arrêté par une voix atone qui lui dit stop. C’est celle d’une petite fille de 10 ans, Patricia, la fille de l’administrateur du parc John Bullit.

Vêtue d’une salopette pâle, coiffée en boule comme un garçon, la fillette sait parler plusieurs langues africaines et le langage des animaux. Elle est la vie sauvage personnifiée, la fierté de son père que son passé de chasseur n’a jamais conduit à connaître cette harmonie. Patricia est tombée dans la nature toute petite, élevée avec un lionceau gros comme le poing qui vagissait dans un buisson. La boule de poils est devenue grand lion adulte, nommé King évidemment. Il est reparti vers la savane mais ne manque jamais, chaque jour sous un arbre, de venir saluer Patricia et parfois son père qui l’a sauvé et dont il se souvient.

Mais l’humain dans la nature n’est pas un animal comme les autres, contrairement à ce que croit encore naïvement Patricia, restée enfant (et les écolos urbains). Outre qu’il est un singe nu qui doit à son industrie de pouvoir se nourrir, se protéger et se vêtir, l’être humain dépend des autres, de la horde sociale et de ses rites, pour exister. Même la tribu masaï, qui vit de presque rien, d’un troupeau de vaches étiques nomades et de huttes éphémères de branchages et de bouses, possède sa culture hors nature et ses traditions d’initiation. Tel est le tragique de cette histoire qui finit mal. Le bonheur harmonique avec la vie sauvage n’est pas possible, malgré les utopies naturistes et écologiques. L’humain est social, il doit aménager son milieu et se faire reconnaître des siens.

Patricia se trouve donc écartelée entre une mère, Sybil, qui veut la civiliser comme elle-même le fut en pension convenable pour qu’elle puisse tenir son rang dans la société anglaise de son temps, et l’éphèbe masaï Oriounga qui doit tuer un lion selon les traditions de sa tribu pour devenir homme. L’Anglaise et le Masaï sont les deux extrêmes de l’existence humaine entre lesquels Patricia fait encore candidement le grand écart. Par amour pour sa mère, elle apprend bien ses leçons et regarde les photos de sa jeunesse civilisée ; par défi pour le guerrier noir, elle se pavane avec son lion et le provoque, car il veut l’épouser selon les coutumes de sa tribu qui marie les filles dès 9 ou 10 ans. La « sauvagerie » (avec des milliers d’années de traditions derrière elle) et la « civilisation » (avec son progrès, un niveau de vie amélioré mais une prédation de plus en plus massive et brutale) s’affrontent dans un processus tragique dont le père, un hercule à toison rousse qui lutte par jeu avec le lion, est le point de bascule.

John Bullit (de bull, le taureau ou le mâle) est heureux d’observer les animaux et de voir sa fille heureuse ; mais il aime sa femme et est malheureux de voir son angoisse pour l’avenir telle une Cassandre qui prédit le pire (Sybil est une sybille). Patricia de son côté (de pater, le père), éprouve un amour incestueux pour son papa qu’elle reporte sur son lion ; ils ont tous deux la même toison solaire et la fillette fourrage et s’agrippe à la poitrine velue de son père dépoitraillé en permanence par excès d’énergie, tout comme elle fourrage et s’agrippe à la crinière de King. Petite femelle, elle fait des deux ce qu’elle veut. Jusqu’au drame.

Car l’enfance ne sait pas que le monde sauvage n’est pas le monde civilisé, que l’univers animal n’est pas celui de l’humain, que les pulsions naturelles peuvent tuer. A force d’exciter par jeu le lion et le morane, orgueilleux de sa jeunesse élancée et superbe mâle de sa tribu, elle suscitera l’affrontement inévitable entre Oriounga et King et les deux seront tués. Le Masaï par le lion, le fauve par le gardien du parc John, dont la morale comme la loi est de préserver avant tout la vie humaine. Décillée d’un coup, sortant brutalement de l’enfance, Patricia choisira la pension à Nairobi et exigera que ce soit le narrateur, en médiateur neutre comme le chœur antique, qui l’y emmène. L’illusion enfantine « du temps où les bêtes parlaient », dont Disney fera une guimauve yankee, se dissipe. Le tragique est que, pour devenir humain, il faut quitter le naturel sauvage.

L’enfant est allée trop loin et la réalité des choses et des êtres lui rappelle les limites, tel un couperet : la démesure est ce qui perd les humains dans toutes les civilisations. Le morane a outrepassé ses facultés magnifiques en affrontant seul le lion alors que la tradition le voulait en bande ; la fillette a cru pouvoir manipuler King pour affirmer son pouvoir sur les mâles sans percevoir le jeu dangereux auquel elle se livrait. Pour la première fois, devant King et Oriounga, elle a peur ; elle apprend ce qu’est la mort. La liberté n’est jamais totale mais doit composer avec les autres et le milieu. Patricia n’est pas une lionne qui élève, fraternise, épouse un lion, mais une fille des hommes qui doit faire sa place parmi les siens ; Oriounga n’est pas le nouvel Hercule masaï vainqueur du lion de Némée mais un éphèbe solitaire que son orgueil châtie. Des deux côtés, le péché originel est l’orgueil : celui de coucher avec son père pour Patricia, celui de tuer le père pour Oriounga. Une balle tranchera le nœud gordien, principe de réalité qui rappellera à tous qui est le vrai père et le gardien. Ce n’est la faute de personne mais une destinée tissée des actes de chacun, « provoquée, appelée, préparée d’un instinct têtu et subtil » p.1121 Pléiade.

Je n’avais pas perçu tout cela à 14 ans bien sûr, mais cet arrière-plan profond agissait dans ma conscience sans que je le soupçonne. Par-delà l’aventure d’une fillette de 10 ans dans la savane, au-delà de son amour avec un lion, tous les grands mythes humains se profilaient : le paradis terrestre, le péché d’orgueil ou la démesure, le processus de civilisation, le courage et la peur.

Issu de son voyage au Kenya en 1954 raconté dans La piste fauve, Kessel a eu l’idée de ce roman tragique par l’histoire d’un amour entre une fillette et un lion racontée par l’administrateur réel du parc Amboseli, le major Taberer. Il change les physiques et les caractères comme les noms, il les enrobe d’une fiction romanesque et de son admiration d’enfance pour le lion – et les ouvre à l’universel. Mais la base est bien réelle, comme toujours chez Kessel. C’est ce qui fait le pouvoir de ses œuvres et son envoûtement : il dit vrai.

Joseph Kessel, Le lion, 1958, Gallimard Folio 1972, 256 pages, €9.95

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

Film américain de 1962 sur YouTube (en anglais et sans sous-titres, contrairement aux annonces à la Trump) une jolie fillette mais préférez le livre

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Joseph Kessel, Vent de sable

Le 2 janvier 1929, Joseph Kessel s’envole au titre de journaliste sur la ligne Paris-Dakar de l’Aéropostale. La compagnie a été ouverte en 1925 avec des avions monoplan Bréguet 14 sans carlingue fermée ni radio et doit opérer en courtes étapes pour se ravitailler. L’emport des avions et le coût du transport limite la rentabilité de la ligne au seul courrier – mais il met une journée au lieu de trois semaines ! La ligne se poursuivra sur l’Amérique du sud courant 1929 par Toulouse-Santiago du Chili, notamment avec Mermoz en vol de nuit, que Kessel ne connait pas encore mais dont il entend parler lors de son reportage.

Toulouse, Alicante, Casablanca, Agadir, Cap Juby (Tarfaya), Villa Cisneros (Dakhla), Port-Etienne (Nouhadibou), Saint-Louis du Sénégal, Dakar – sont les étapes parcourues par Kessel en trois semaines sur Latécoère 26 reliés par TSF. Il vole avec Marcel Reine, 27 ans, pionnier de l’Aéropostale et Edouard Serre, polytechnicien spécialiste des systèmes radio, tous deux capturés six mois auparavant par une tribu maure après un atterrissage forcé. Régnait déjà la haine religieuse atavique pour les non-musulmans qui fit des Blancs leurs esclaves durant des mois, et l’appât de la rançon versée par la compagnie. Emile Lécrivain sera le pilote de Kessel car la superstition refuse que le duo Reine-Serre refasse le même itinéraire néfaste.

Kessel détend les autres au cabaret, selon son habitude (p.519 Pléiade). Il sait que le vernis guindé des pilotes de 25 ans et des mécanos de 20 ans craquera dans l’atmosphère enfumée de la nuit, avec la fête, les filles et l’alcool. Il rencontre Guillaumet, entend parler de Mermoz et de Saint-Exupéry et il appelle désormais Lécrivain Mimile. A Cap Juby, il fera connaissance de Vidal qui  a succédé à Saint-Ex comme chef de poste, du mécano Toto adepte des « petits Maures » et du très jeune Marchal qui ne peut baiser les Mauresques que dans le coffre d’un avion faute d’intimité ailleurs.

C’est entre Cap Juby et Villa Cisneros, deux postes tenus par les Espagnols et d’un contraste saisissant, que l’avion est pris dans le vent de sable qui bouche toute visibilité et l’oblige à voler soit très haut à la boussole, soit très bas au risque de percuter une falaise ou une vague. Kessel avoue qu’il n’a jamais eu aussi peur de sa (courte) vie ; il a 31 ans. Le pilote Lécrivain crashera d’ailleurs son avion dans les mêmes circonstances quelques jours après que Kessel soit rentré à Paris. C’est qu’il y a un siècle l’aviation était encore une aventure et le transport du courrier une épopée. La France fut pionnière avec des hommes très jeunes qui voulaient effacer le souvenir de la guerre de 14 et se lançaient avec curiosité et soif d’avenir dans la technique en plein essor.

Joseph Kessel en parle admirablement dans ce témoignage vécu rédigé comme un documentaire. Il est témoin des héros modernes, mais se rappelle aussi son adolescence lorsqu’il volait pour observer l’ennemi. La construction du livre agit comme une initiation, de la découverte au vécu d’avoir frôlé la mort. Il romance peu le vrai, même s’il sélectionne et embellit car il reste écrivain : « Un homme qui a eu sa vie déformée par la lecture et le besoin d’écrire ne peut jamais rêver, hélas ! sans mêler à ses rêveries des éléments tirés de livres » p.587.

La fraternité des hommes, les exploits réalisés en commun, la solidarité des pilotes et des mécanos, les copains qu’on ne laisse pas tomber, sont autant de valeurs viriles issues de l’adolescence, comme un prolongement de l’univers scout si prégnant dans la première moitié du XXe siècle alors que les filles étaient cantonnées absolument hors des garçons par les bourgeois hantés par la « faute ». Les aviateurs sont les derniers chevaliers du courage et de l’honneur qui subliment le simple travail bien fait par une générosité d’âme sans égal. « Le courrier est sacré » est une formule qui dit plus que l’honneur du métier : c’est un cri mystique qui justifie tous les dangers et force à se dépasser pour la mission.

Joseph Kessel, Vent de sable, 1929 revu 1966, Folio 1997, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

Catégories : Joseph Kessel, Livres, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Victor Davis Hanson, Carnage et culture

Pour ce professeur d’histoire militaire à l’université de Californie, tout se trouve chez les Grecs : « la manière particulière qu’avaient les Grecs de tuer étaient le fruit d’un gouvernement consensuel, de l’égalité dans les classes moyennes, de l’audit civil des affaires militaires, de la séparation du politique et du religieux, de la liberté, de l’individualisme et du rationalisme » p.17. Tout est dit. On croirait un hymne à l’armée américaine. C’est que l’on se bat toujours avec sa culture, de l’épopée des Dix Mille à la guerre du Golfe.

En Occident, la guerre est amorale ; elle doit donc être conduite de manière à être efficace ; elle ne peut donc qu’être meurtrière. Hanson examine un par un les exemples des batailles de Salamine, Gaugamèles, Cannes, Poitiers, Tenochtitlan, Lépante, Rorke’s Drift, Midway, le Têt. Cela de -480 à 1968.

Il montre que la liberté donne le moral, le civisme la discipline, l’initiative l’ingéniosité. La technique est celle de l’assaut frontal, issue de l’attitude des citoyens libres des Etats–cités grecs. L’héroïsme individuel est subordonné au courage collectif. Les attaques directes sont toujours « justes » alors que les embuscades et les attentats sont des « traîtrises ». La discipline romaine est une science froide qui permet de tuer le plus possible. Le caractère public de la recherche militaire permet de fabriquer de bonnes armes et d’élaborer une tactique fluide et novatrice.

Ce pourquoi l’islam a été repoussé. Le rationalisme s’y trouvait en contradiction avec la révélation du Coran : « s’il n’y eut jamais de véritable économie de marché dans le monde musulman, c’est parce que la liberté d’entreprendre y manquait et que leur essor eût contrarié le Coran qui ne faisait aucune distinction entre vie religieuse et vie politique, culturelle ou économique et qui décourageait donc un rationalisme économique sans entrave » p.328. Les bonnes armes ne suffisent pas il faut aussi l’esprit pour les employer. « On ne saurait se contenter d’importer des techniques supérieures ; si l’on ne veut pas qu’elles deviennent aussitôt statiques et obsolètes, il faut aussi adopter les pratiques qui les accompagnent : liberté de pensée, méthode scientifique, recherche sans entrave et production capitaliste » p.434. L’auteur l’affirme surtout pour les temps présents.

Ce livre est une utile réflexion sur la place de la technique dans la guerre et sur la place de la guerre dans la société. Se battre est en Occident une affaire sérieuse : ni une parade, ni une razzia. Avec l’essor de l’économie, de la mentalité d’efficacité issue de l’économie, la guerre est devenue une industrie avec sa productivité, sa rationalité et son marketing. Seules la « traîtrise » peut provisoirement la vaincre. Les attentats aveugles sont de ce type, tout comme l’attaque de Pearl Harbor en 1941. Ce point de vu paraît ethnocentriste ; il n’est pour l’instant pas démenti.

Victor Davis Hanson, Carnage et culture – les grandes batailles qui ont fait l’Occident, 2001, Champs Flammarion 2003, 598 pages, €12.20

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La Chute de la Maison Blanche d’Antoine Fuqua

Mike Banning (Gerard Butler) est un agent des services secrets américains chargé de la protection du président (Aaron Eckhart). Lors d’une sortie en tempête, depuis Camp David, le convoi dérape sur la glace et la limousine présidentielle se retrouve en équilibre sur le bord du pont. Banning ne réussit à sauver que le président en coupant sa ceinture, tandis que la portière coincée retient la première dame inconsciente sur l’autre siège. La voiture s’abîme dans les flots. Le fils du couple, Connor (Finley Jacobsen), 10 ans, a demandé à monter dans une autre voiture avec Mike, son complice de jeu dans une Maison blanche sans copains ; il assiste au drame mais reste sauf.

Dix-huit mois plus tard, Mike Banning est affecté au département du Trésor comme bureaucrate, le président ne voulant plus le voir car il lui rappelle sa femme, bien qu’il ait reconnu qu’il avait fait ce qu’il fallait. Il l’éloigne, au grand dam de son fils Connor (11 ans au tournage) qui s’ennuie et est surnommé Feu follet parce qu’il ne cesse d’explorer le bâtiment.

C’est alors que, lors d’une visite d’Etat du Premier ministre sud-coréen à propos des menaces nucléaires de la Corée du nord, un commando attaque la Maison blanche. C’est du grand guignol, mais efficace. La délégation sud-coréenne est infiltrée par une dizaine de miliciens terroristes, nord-coréens mais non officiels (une faille de taille !) ; une trentaine de commandos arrivent de plus en camions à ordures (que fait l’immigration ?) et attaquent frontalement le bâtiment, tuant à la mitrailleuse et au lance-roquette les agents fédéraux armés seulement de revolvers ; un avion Lockheed AC-130 d’attaque au sol survole Washington et descend deux chasseurs qui lui demandent de s’identifier, il attaque ensuite les gardes sur les toits de la Maison blanche et sème la terreur en mitraillant les rues avoisinantes. L’obélisque du jardin de la Maison blanche s’écroule au ralenti, comme une tour jumelle jadis. En bref, c’est le chaos.

Mike Banning voit l’attentat depuis les fenêtres de son bureau au Trésor. Comme il connait très bien la Maison blanche, il va courir s’infiltrer à l’intérieur et résoudre à lui seul la prise d’otages et la destruction programmée de tous les missiles nucléaires américains. Le président, le vice-président, sa secrétaire d’Etat et un amiral sont capturés, attachés et menacés dans le bunker à 36 m sous le bureau ovale, où le président et la délégation (contrairement au protocole) se sont réfugiés une fois l’attaque aérienne connue. Les codes de déclenchement du système d’autodestruction nucléaire sont extorqués un à un aux deux des trois possesseurs, réunis comme par hasard dans un même lieu au même moment par le cruel et sans pitié Kang (Rick Yune), qui n’hésite pas à descendre d’une balle dans la tête le premier ministre sud-coréen en direct sur les écrans du Pentagone, où le président noir de la Chambre des représentants (Morgan Freeman) est devenu président par intérim. Le commando veut réunir la Corée sous l’égide du nord et humilier la puissance américaine via ses symboles : le président, la Maison blanche, la Septième flotte, le parc nucléaire. Il est bien près de réussir, l’intérimaire cédant au chantage à la fin du délai imparti, pour « sauver le président » tout en condamnant les Etats-Unis tout entier à la vulnérabilité. Le précédent de Hitler n’a donc pas imprimé les consciences yankees.

Bien entendu, Mike le héros sans peur et sans reproche va sauver le monde à lui tout seul, en commençant par le gamin Connor qui lui est un fils de substitution (il n’a que deux filles ado). Il va descendre les terroristes un à un en faisant mouche à mort à chaque tir, démasquer le traître des services Daves Forbes (Dylan McDermott) en se demandant soudain comment il peut connaître le nom du chef du commando coréen, se battre en combat singulier avec Kang et lui planter son poignard dans sa sale gueule… C’est jouissif, revanchard et patriotique. C’est un peu gros et conte pour enfant. Vu le niveau mental des Yankees, ça passe très bien, d’autant que les tirs en rafales, les explosions spectaculaires et les centaines de morts sont le feu d’artifice obligé de toute superproduction hollywoodienne.

Nous y prenons plaisir, même si nous n’y croyons pas une seconde.

Une lecture au second degré permet cependant de repérer une critique au vitriol de la bureaucratie militaire américaine. La Maison blanche n’est pas défendue avec les moyens adéquats, les militaires et le matériel étant à quinze minutes (s’il n’y a pas d’encombrements !). Les codes nucléaires sont simplistes et craquables en quelques instants si l’on en possède deux sur trois, et leurs porteurs ne sont pas interdits d’être en même temps en un même endroit. Le Vice-président est avec le Président, ce qui ne doit jamais arriver (par exemple au 11-Septembre). La défense aérienne de la capitale est inepte, les avions de chasse restent bien sagement sur les flancs de l’appareil militaire pourtant bien repérable qu’on ne peut confondre avec un appareil civil, de quoi se laisser obligeamment tirer dessus… Le film est sorti sous le président Obama et il faut peut-être y voir une critique de son dédain pour la défense et la guerre ; quatre ans plus tard, ce sera le dealer Donald qui sera élu et cherchera (sans réussir) à réduire la Corée et l’Iran nucléaires.

Un film divertissant parce que spectaculaire et réaliste, agitant le grand Méchant nucléaire de la planète pour faire peur, un gamin courageux en futur boy de la patrie éduqué par un héros mythologique des services secrets pour faire craquer : pourquoi bouder son plaisir ?

DVD La Chute de la Maison Blanche (Olympus Has Fallen), Antoine Fuqua, 2013, avec Gerard Butler, Aaron Eckhart, Morgan Freeman, Rick Yune, Finley Jacobsen, Angela Bassett, Robert Forster, Dylan McDermott, Phil Austin, Melissa Leo, M6 vidéo 2013, 2h, standard €8.00 blu-ray €14.33

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jules Roy, La vallée heureuse

Jules Roy avait 33 ans – l’âge du Christ à sa mort – en 1940. Officier d’aviation, il conte ici sous forme romancée ce que fut sa vie de capitaine de bombardier Halifax B dans les Forces françaises libres en Angleterre à partir de 1943 dans le groupe de bombardement Guyenne.

Les bombardiers Halifax B sont de gros bourdons (30 tonnes en charge) bruyants, lents (426 km/h maxi) et peu manœuvrant qui volent en essaims et se font descendre soit par la chasse adverse, soit par les canons au sol. Sur 1200 ou 1500, quelques pourcents ne reviennent pas. 82 773 opérations de Halifax B ont largué 224 207 tonnes de bombes sur les nazis et ont perdu 1 833 unités durant toute la guerre sur 6000 avions construits, soit environ un sur trois. Mais il arrive qu’un avion parvienne à atterrir, endommagé et avec des morts à bord. Les pièges sont la flak bien-sûr, les chasseurs ennemis, mais aussi les pannes au décollage ou à l’atterrissage et les collisions en vol avec les collègues qui volent aux instruments, en formation serrée. Ou parfois une colline, sur le sol anglais au retour, mal estimée dans le brouillard…

Lui est guerrier de métier mais nombre des pilotes, mécaniciens, navigateurs ou mitrailleurs sont des civils engagés pour résister. Tous forment une équipe de bombardement, soumis au même avion, aux mêmes missions, aux mêmes aléas de la chance. Au sol, ils ne copinent pas ; en vol, ils sont une famille. La treizième mission est particulièrement angoissante en raison de la superstition christique de la Cène où le treizième compagnon a trahi. La trentième mission est la pire car elle est théoriquement la dernière, les études ayant montré que les volants connaissaient trop de stress au-delà. Bien-sûr, la pénurie de relève oblige parfois à dépasser ce cap… L’auteur effectuera 36 missions dans le Squadron 346 Guyenne créé le 15 mai 1944 sur la base de RAF Elvington, dans le Yorkshire. Le groupe effectuera 118 missions entre juin 1944 et avril 1945 et 18 équipages seront perdus, soit 15%.

Chevrier est Roy en son domaine, chef du Halifax B, quadrimoteur Rolls Royce conçu en 1937 et actif pour la première fois en mars 1941. L’avion restera opérationnel dans l’Armée de l’air française jusqu’en 1952. S’il a bombardé Le Havre en sa toute première mission, cet avion était destiné à surtout bombarder la Ruhr – surnommée « la vallée heureuse » – avec ses 2000 km de rayon d’action. Ce seront Mannheim, Stuttgart, Berlin parfois, Goch près de Clèves, à la princesse bien connue des profs après Sarkozy. A chaque fois, le bombardant ne se préoccupe pas des bombardés, il accomplit son travail comme un ouvrier dans l’industrie de la guerre. Il ne voit pas l’ennemi, ni les corps déchiquetés, ni les civils pris au piège ; il veut la fin de la guerre contre la barbarie et, pour cela, accepte la barbarie de toute guerre. Croit-il en Dieu ? Oui, mais guère en l’Eglise. Doute-t-il du bien-fondé de sa mission ? Oui, mais que faire lorsque votre pays est aux mains de l’ennemi, sinon combattre ?

Ce sont ces doutes, ces actes de courage pour faire son métier malgré tout, ces relations humaines attentives aux autres hommes et aux quelques femmes lors des permissions, qui font de ce roman vrai une œuvre de la littérature de guerre.

Prix Renaudot 1940, décerné en 1946

Jules Roy, La vallée heureuse, 1946, J’ai Lu leur aventures 1967, 187 pages, €3.89 occasion

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

L’enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski

Ivan est un enfant (prononcez à la française en laissant sonner le n à la fin). Il a 12 ans dans l’histoire, 13 ans au tournage, 15 ans à la sortie du film (Nikolai Bourlaiev) ; c’est un garçon blond au nez un peu épaté et au sourire tendre. Mais il sourit rarement car la guerre l’a souillé, marqué, détruit. La guerre, c’est l’invasion nazie, jamais anticipée par le Petit Père des Peuples au surnom d’acier qui se croyait rusé d’avoir signé un traité avec Hitler. La guerre, c’est la barbarie à l’état pur, les civils qu’on tue parce qu’ils gênent, pour rien. Ainsi Ivan voit-il sa mère abattue d’une balle et sa compagne de jeu disparue ; son père, garde-frontière, est tué sur le front.

Orphelin, frustré de son enfance finissante, le jeune garçon suit les partisans mais ceux-ci se font encercler ; il connait le camp, s’évade, est envoyé en internat soviétique où il s’ennuie et n’apprend rien d’utile, le quitte. Il se retrouve sur le front comme espion, sa petite taille lui permettant de passer sans être vu. Il est ici dans son élément, l’aventure scoute et le danger chers aux gamins de 12 ans. Ivan n’est pas un enfant dans la guerre mais la guerre au cœur même de l’enfance. Il n’a pour volonté que de se venger, une scène inouïe le montre dans la crypte d’une église qui sert de QG en train de jouer à la guerre tout seul, le poignard à la main, un manteau accroché lui servant de nazi qu’il veut… mais il s’effondre en larmes : il n’a que 12 ans et tuer est une affaire d’homme.

Le spectateur cueille le garçon trempé, boueux et glacé au sortir des marais lorsqu’il revient d’une mission de reconnaissance pour le colonel du régiment. Le lieutenant-chef Galtsev (Evgueni Jarikov) à qui un soldat l’amène ne le connait pas, se méfie de lui, réclame des ordres ; son supérieur n’est pas au courant. C’est l’insistance d’Ivan qui va lui faire contacter directement le colonel Griaznov, passant par-dessus les ordres et la hiérarchie. Car le gamin a du caractère et de la volonté, sa fragilité fait fondre les cœurs en même temps qu’admirer son courage.

Ivan a rapporté des informations sous la forme de graines, de brindilles et de feuilles dans sa poche ; elles lui servent à décompter les chars et les canons ennemis et il les replace sur le papier dans des cases correspondant à leurs emplacements. S’il est pris, rien d’écrit ; il peut passer pour un civil « innocent », même si nul n’est innocent dans la guerre.

Une fois sa mémoire vidée, son estomac rempli et son corps lavé et réchauffé, le lieutenant de 20 ans attendri par ce cadet de 12 qui pourrait être son petit frère, lui prête une chemise blanche d’adulte et le porte, déjà endormi d’épuisement, comme saint Christophe porta le Christ, sur le lit où il le borde. Ce guerrier qui commande trois cents hommes au front, qui a vu la mort et combattu, est touché par la grâce de cet ange guerrier, par sa volonté obstinée tirée par le patriotisme. L’adjoint au colonel, le capitaine Kholine (Valentin Zubkov) qui trouve le garçon au réveil le voit sauter dans ses bras et l’embrasser à la russe ; il l’adopterait bien, une fois la guerre finie.

Mais l’enfance détruite ne peut construire un adulte humain. Ivan n’est que haine et ressentiment envers l’ennemi. Ses rêves lumineux, où il revit la paix dans l’été continental au bord du fleuve, pieds nus et torse nu, tout de sensibilité, sont comme des cauchemars car ils lui rappellent sans cesse la fin terrible qu’ils ont connu : sa mère (Irma Tarkovskaïa) tuée d’une balle alors qu’il nageait tout nu au fond du puits (symbole de l’innocence et de l’harmonie avec la nature profonde du pays) ; la fille disparue avec qui il ramenait un chargement de pommes à donner aux chevaux, la pluie d’automne ruisselant sur leur torse et moulant leurs vêtements à leur peau (symbole de l’attachement à la nature et à leur patrie). Le bon sauvage dans la nature généreuse où le soleil caresse son corps, l’eau pure désaltère sa soif ou le douche et le sourire de sa mère comme une étoile, s’est transformé en barbare sauvage dans les marais bourbeux, haineux du genre inhumain et avide de vengeance.

Le colonel (Nikolaï Grinko) veut envoyer Ivan en école d’officier mais Ivan ne veut pas quitter le front. Il tient trop à « agir » pour ne plus penser à ses sensations blessées. Au lieu de l’été, c’est l’approche de l’hiver, au lieu de la lumière du bonheur les ténèbres du malheur ; au lieu d’aller quasi nu il se vêt de lourdes chaussures à lacets, chaussettes, pantalon, chemise et veste doublée, une chapka sur la tête ; au lieu de l’eau rafraichissante du puits, l’eau glacée des marécage hostiles ; au lieu du sourire lumineux de sa mère et de son eau qui est la vie (voda) la rude gnôle pour les hommes du capitaine (vodka) et la silhouette menaçante du nazi en patrouille, mitraillette à la main. Les nazis sont des caricatures de Dürer, des cavaliers de l’Apocalypse de Jean (prénom latin d’Ivan), dont le garçon a feuilleté les gravures dans un livre pris à l’ennemi. La monstruosité humaine n’est plus extérieure à lui, elle est en lui ; il ne reconnait même pas Goethe, allemand mais humaniste. Monstre, martyr et saint, Ivan accomplit toutes les étapes de la Passion car toute guerre rend l’enfant Christ, abandonné du Père.

Il veut rester au plus près de la conflagration qui l’a détruit vivant, être utile à ses camarades du front et venger les morts torturés qui ont inscrit leur nombre et leur destin sur les murs de la crypte (« nous sommes huit, de 8 à 19 ans, dans une heure ils nous fusillent, vengez-nous ») ; il veut être à nouveau un « fils » pour ceux qui le connaissent plutôt qu’un orphelin dans l’anonymat d’un internat, même militaire. Car ce n’est pas la guerre qu’il aime mais l’amour des autres, la relation humaine – qu’il ne pourra jamais connaître, comme cette scène en parallèle de Macha (Valentina Malyavina), lieutenant infirmière, draguée à la fois par le lieutenant-chef et par le capitaine. Au front, la mort fauche qui elle veut et surtout ceux auxquels vous vous attachez. Si le lieutenant-chef renvoie Macha à l’hôpital sur l’arrière, le caporal Katasonov (Stepan Krylov) qui aimait bien Ivan, est tué. Il ne faut pas que le gamin le sache et le capitaine lui déclare qu’il ne peut lui dire au revoir car il a été « convoqué immédiatement par le colonel ». La scène montre le regard paternel des deux parrains d’Ivan, capitaine et lieutenant-chef, lorsque le garçon se déshabille entièrement pour revêtir ses habits usés passe-partout de mission. Son dos nu d’enfant est marqué par une cicatrice de blessure, innocence ravagée, griffe du diable.

Ce sera la dernière tâche dit le colonel, bien décidé à le renvoyer à l’arrière, mais Ivan l’exige, cette action dangereuse d’éclaireur. Il n’a pas peur, ce qui montre combien il perd son humanité, mais il garde une sourde angoisse au ventre comme s’il était enceint du mal. Les « grands » faisant partie du peloton de reconnaissance se sont fait repérer et ont été pendus, placés en évidence avec un panneau en russe marqué « bienvenue ». Ivan, dans son orgueil de gamin intrépide croit que sa petite taille peut le faire passer entre les mailles du filet, ce ne serait pas la première fois. Le capitaine et le lieutenant le conduisent en barque au-delà du fleuve, parmi les marais, où Ivan se fond dans la nuit. On ne le reverra jamais. Dans les archives de Berlin, pillées après la victoire, son dossier montre au lieutenant-chef, seul survivant, qu’il a été pendu par un lien de fil de fer – ça fait plus mal et la mort est plus lente. Il a donné du fil à retordre aux nazis et ceux-ci lui ont tordu le fil autour du cou. Les ennemis ne voulaient pas de cela pour leurs propres enfants, ce pourquoi Goebbels a assassiné les siens, dont les cadavres sont montrés complaisamment, par vengeance, aux spectateurs.

Car Ivan est le prénom russe le plus répandu, l’enfant blond symbole de la patrie russe et de l’avenir soviétique, le garçon lambda bousillé par la guerre des méchants : les nazis allemands, les capitalistes de l’ouest, voire même le Diable de Dürer dans l’indifférence de Dieu (symbolisée par cette croix penchée et cette église détruite) – tous ceux qui veulent envahir ou dominer la république socialiste soviétique de l’avenir radieux.

Andreï Tarkovski avait 30 ans lorsque les autorités lui ont demandé de « finir » ce film mal commencé sur une nouvelle de Vladimir Bogomolov. Il n’a eu droit qu’à la moitié du budget : les restes. Il a refait le scénario, changé les acteurs, constitué une autre équipe de jeunes comme lui, et accouché par bouts de ficelle d’un chef d’œuvre en noir et blanc de l’époque du Dégel post-stalinien. Khrouchtchev, dont on ne se souvient pas pour son intellect, n’a pas apprécié que l’on montre un enfant employé dans l’armée soviétique et le film est resté confidentiel en URSS. Mais cette histoire simple a explosé en Occident, Lion d’or à la Mostra de Venise à sa sortie en 1962.

Elle reste dure et belle, commence par un rire au passé et se termine par un rire éternel, l’enfance courant nue dans la nature. Elle conte comment le Mal gangrène le Bien et combien la guerre reste la pire des choses. Les pères reconnaîtront ce geste caractéristique des garçons de se caresser la poitrine par bonheur de la peau nue et du soleil câlin. Mais l’arbre mort qui dresse son tronc décharné vers le ciel vide rappelle, faut-il qu’il t’en souvienne, que si la joie venait toujours après la peine, si la nature et le naturel reprennent leurs droits, l’humanité est au fond d’elle-même prédatrice, monstre et sauvage, et qu’elle aime à détruire ou saccager les paysages, les corps et les âmes.

DVD L’enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski, 1962, avec Nikolai Bourlaiev, Valentin Zubkov, Yevgeni Zharikov, Potemkine films 2011, 1h35, standard €18.99 blu-ray €19.99

DVD Andrei Tarkovski, intégrale Version restaurée (7 DVD), Potemkine films 2018, blu-Ray €78.34

Catégories : Cinéma, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Robert-Louis Stevenson, Saint-Yves

L’un des derniers romans de Stevenson est resté inachevé mais il conte une aventure épique pour adolescent. Il y a de l’action, des frayeurs, de l’amour, des intrigues. Commencé dans l’enthousiasme en 1893, l’auteur s’en lasse un peu bien que l’histoire lui fasse retrouver l’Ecosse de son enfance et les passions de sa jeunesse dans le Swanson Cottage de Flora qui a réellement existé. Après sa mort et après que sir Arthur Conan Doyle se fut désisté, c’est un critique littéraire écossais, Arthur Quiller-Couch, qui rédigera les derniers chapitres d’évasion en ballon puis en navire corsaire avec fin heureuse.

Le vicomte Anne de Kéroual de Saint-Yves a vu ses parents puis ses marraines successives guillotinés sous la Terreur. Elevé par bilingue en anglais par un oncle, il s’engage dès son adolescence dans les armées de Napoléon sous le nom Champdivers qui est celui de sa mère. Elevé au grade de caporal, il est fait prisonnier par les Anglais en 1813 et le lecteur le retrouve enfermé à 25 ans dans le château d’Edimbourg.

Il passe son temps à s’ennuyer et à sculpter de petites figurines qu’il vend contre quelques sous aux visiteuses de prison. C’est là qu’il fait la connaissance de Flora Gillchrist, belle plante de 20 ans dont il tombe amoureux. Elle est chaperonnée par une vieille tante rugueuse et volontaire mais au cœur d’or et aux idées conservatrices pleines de bon sens, typique des femmes sans enfant d’Ecosse (j’ai eu une prof d’anglais de cette sorte). Un codétenu insulte la belle et se moque de Champdivers qui le provoque en duel d’honneur et le tue. Remous parmi les officiels, mais le commandant anglais Chevenix comprend qu’il s’agit d’un crime d’honneur et, entre gentilhommes, ferme les yeux bien qu’il soit lui aussi devenu amoureux de Flora. Recevant aussi la visite d’un notaire mandaté par un grand-oncle émigré en Angleterre où il est riche propriétaire terrien, Saint-Yves prend l’espoir de s’évader.

Ce qu’il fait non sans terreur car il a le vertige, la corde est fine et le mur à descendre très haut. Mais il y parvient et s’oriente vers Swanson Cottage que Flora lui a désigné un jour du haut des remparts de la forteresse. Elle y vit avec sa tante, son jeune frère Ronald qui veut devenir soldat, et un jardinier. Frigorifié par la nuit, trempé de la pluie qui tombe inévitablement quelques heures tous les jours dans le pays, il saute le mur du jardin et se fait reconnaître de Flora qui le planque dans le poulailler. Puis il est introduit dans la maison où la tante et le frère les surprennent. Mais il les enjôle et est prié de fuir vers le sud en compagnie de bergers connus de la famille.

Il traversera le pays jusqu’à rencontrer le grand-oncle mourant qui le fait héritier, au détriment de l’autre vicomte Alain de Kéroual flambeur et vaniteux mais surtout traître à sa patrie, agent triple se vendant au plus offrant. Dès lors, il faut fuir car Saint-Yves reste toujours accusé en Angleterre et en Ecosse du crime de la prison et son rival cousin désire en profiter pour faire casser le testament. Mais le léger et frivole Anne, jamais en reste de galanterie appuyée dès qu’une paire de beaux yeux (agrémentés de seins pommés) se présente, multiplie les bourdes pour se faire repérer. Et ce n’est à chaque fois que par astuce et chance qu’un rebondissement in extremis sauve l’amoureux de la police et de la corde.

Il faut dire que ce roman feuilleton était destiné à un public de jeunes dans les illustrés américains puis anglais – et même français en 1902 dans le journal Le Temps. Saint-Yves sera même publié en 1904 en Bibliothèque verte sous le titre L’Evadé d’Edimbourg. Ce pourquoi Stevenson adjoint toujours un très jeune homme au héros et à l’héroïne, Ronald le frère qui sera enseigne en régiment deux ans plus tard (il a donc 15 ans lors de la première rencontre), et Rowley, jeune homme de 16 ans à belle figure et tout frais de jeunesse comme serviteur. Les chiennes de gardes et autres censeurs moralistes ont beau soupçonner du sexe à tous les étages, moins après Freud qu’après la vulgarisation d’une psychanalyse pour caniches en trois minutes due aux gauchistes des années 1970 sur l’exemple des puritains yankees, la présence de tendres jouvenceaux auprès du héros ne fait pas de lui un inverti. Elle répond au besoin du jeune lecteur (ou lectrice) de s’identifier à une personne de son âge pour vivre ses passions par procuration.

Saint-Yves est un jeune homme sans grandes qualités autres que le courage et l’humanité ; pour le reste, il jette l’argent par les fenêtres et va là où son cœur le pousse. « Le pauvre n’a aucune assurance particulière, aucune supériorité à admirer en matière de fermeté ; il voit le visage d’une dame, entend sa voix et, sans faire de phrases, il s’éprend d’elle Que demande-t-il alors, sinon de la pitié ? » déclare même son père l’auteur au chapitre 28. Mais ses aventures pétillent et rebondissent comme une bille de billard électrique ; c’est là tout son attrait encore aujourd’hui.

Robert-Louis Stevenson, Saint-Yves (St Ives – The Adventures of a French Prisoner in England), 1898, CreateSpace Independent Publishing Platform 2016, 292 pages, €14.72, e-book Kindle €1.90

Stevenson, Œuvres III – Veillées des îles, derniers romans (Catriona, Le creux de la vague, Saint-Yves, Hermiston, Fables), Gallimard Pléiade 2018, 1243 pages, €68.00

Les romans de Robert-Louis Stevenson déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Amo le Peau-Rouge

A 8 ans, l’histoire décentrée d’un autre garçon à peine un peu plus grand que moi était édifiante. Elle traçait un chemin, elle affermait le cœur, elle donnait une morale. Amo est un Sioux de 10 ans vers 1840 aux Etats-Unis. Sa tribu vivait en nomade, chassant le bison comme nos ancêtres magdaléniens de la grotte de Lascaux chassaient le renne à la préhistoire. Les terrains de chasse étaient donc contestés et les ennemis étaient les Croux.

C’était l’aventure, en famille. Les tentes sont démontées et tirées par des chevaux sur de longues perches de trait. Elles seront replantées en n’importe quel terrain favorable près de l’eau. Les guerriers croux observent la migration des Sioux ; ils restent immobiles en silence tapis dans les hautes herbes puis repartent vers leur tribu en effaçant leurs traces de pas à l’aide de fourrures fixées à leurs talons. Ce détail commando me ravissait, tout comme se pencher sur le flanc de son cheval au galop pour ne pas être vu de ceux que l’on observe.

Les Sioux vivent de la nature, dans la nature ; ils en font partie. Ils s’arrêtent avec le soleil et cueillent du riz sauvage ; les bisons sont rares et ils ne prélèvent que ce qu’ils peuvent manger, ils se vêtent de la peau et en font des tentes. Les Sioux se déplacent à cheval et vont à la chasse ou en guerre poitrine nue, couverts de peinture rouge – d’où leur surnom européen de Peaux-Rouges. Lorsque je deviendrai louveteau chez les scouts, nous approcherons ce mode de vie indien. Il nous captive parce qu’il est au fond proche de celui, ancestral, qui nous habite depuis 200 000 ans.

La guerre, dans l’album pour enfants, est euphémisée. Sont évoqués les « braves », mais aussi qu’un guerrier n’attaque que les guerriers, pas les femmes ni les enfants. La chasse est le relai de la guerre et le père emmène son fils tuer son premier bison. « Amo a retiré sa veste pour ne pas être gêné dans ses mouvements. Il a pris son arc et ses meilleures flèches ». Il fait comme les hommes et devenir un homme face aux autres est une excitation. Flèches, lances, couteaux sont les seules armes et il faut du courage et de l’endurance pour abattre la grosse bête dont les cornes, la vitesse et le poids ne pardonnent pas la faute.

Amo ne poursuit qu’un petit bison et il s’éloigne des chasseurs. Il l’abat, le dépouille de son cuir, mais son cheval hennit de peur : la prairie est en flammes, les Croux ont mis le feu en représailles pour empêcher la chasse des Sioux. Amo s’enfuit dans les collines rocheuses où le feu, faute de combustible, se raréfie. Il a perdu son chemin. Il dispose alors des tas de pierres de loin en loin comme des signes de piste. A la nuit, il s’arrête, enroule son torse sans vêtement dans la peau de bison et s’endort.

Il ne sait pas qu’il est parvenu près du village croux. A l’aube, il est enlevé et conduit au chef. De haute taille, il représente l’Autorité, à la fois le grand mâle, le pater familias et le chef de tribu. Pour la morale hiérarchique de la société avant 1968, cela signifiait quelque chose. J’étais impressionné. Pas Amo, qui déclare fièrement, bien que fragile avec son torse nu, que les guerriers ne lui font pas peur. « Les Croux ne font pas la guerre aux enfants », répond le chef en souriant. Il le nourrit, le couche, le rhabille et ses guerriers reconduisent le lendemain le gamin à son père sioux.

Et c’est la belle histoire, la fin heureuse des contes, probablement jamais vécue dans la cruelle réalité. Mais il faut laisser de l’espoir aux petits. Une plume blanche est lancée pour appeler l’amitié, le calumet de la paix fumé, les deux tribus rapprochées. Les jeunes gens jouent entre eux et font la fête. Ils chasseront ensemble. Don, contre-don : le père d’Amo sauvé par les Croux offre à leur chef la peau de son premier bison, peinte de l’aventure.

Difficile de vivre en Indien dans la société industrielle ; seul le scoutisme en permettait l’approche dans les années 1960. C’était une éducation naturelle, proche de la nature avec sac à dos, montage des tentes, feu de camp, cuisine sur la braise, toilette torse nu et nage dans le lac ou la rivière. Et beaucoup d’exercices physiques, de jeux de piste et d’énigmes, d’apprentissage techniques (nœuds, brelages, reconnaître les arbres, les plantes, les oiseaux, soigner une plaie, trouver le nord, lire une carte, bâtir une hutte, transporter un blessé…). Une vie « écologique » sans le mot, toute pratique et positive, sans cette culpabilité du tri et de la sentimentalité bébête pour les animaux qui forme le principal de ce qu’on désigne aujourd’hui comme comportement « écologique ». La vie naturelle est-elle compatible avec l’idéologie des écolos ?

JM Guilcher, Amo le Peau-Rouge, 1951, illustrations André Pec, Albums du Père Castor, Flammarion, 32 pages, occasion €12.50

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

The Impossible de Juan Antonio Bayona

L’impossible (qu’on aurait pu traduire en français) est ce gigantesque tsunami de décembre 2004, en pleine période de Noël, qui dévaste notamment la Thaïlande. L’impossible est aussi cette famille avec trois jeunes garçons qui en réchappe en entier. Entre les deux l’épreuve et, en héros solaire, un prime adolescent : Lucas (Tom Holland). C’est un film, mais aussi une histoire vraie, celle de Maria Belón, 38 ans, médecin, et de sa famille aux trois garçons dont les prénoms ont été repris dans le film : Lucas, 10 ans, Tomas, 8 ans, et Simon, 5 ans. Pour les besoins de l’action, le fils aîné a été vieilli de deux ou trois ans et Tom a 14 et 15 ans au tournage en 2010 et 2011. Garçon anglais petit pour son âge mais musclé par la danse, Tom Holland est plus âgé que son rôle mais assez fluet aux normes internationales (c’est-à-dire américaines) pour figurer 12 ans.

Un couple « européen » (sans indication de nationalité dans le film mais avec un nom anglo-saxon pour plaire à Hollywood) est venu du Japon où le père peine à garder son poste. Ils ont emmené les enfants passer les vacances de Noël en Thaïlande. Le 26 décembre, au lendemain de leur arrivée dans l’Orchid Resort magnifique au bord de la mer d’Andaman, la famille se repose. La mère, Maria, lit sur un transat et le père joue au ballon dans la piscine avec les deux plus petits. Le fils aîné est au bord du bassin et regarde vers la mer, cachée par un rideau de palmiers. Un bruit sourd – soudain une gigantesque vague surgit au-dessus des arbres. Panique. Chacun crie : Lucas ! Papa ! Le gamin plonge dans la piscine in extremis, il sera plus protégé dans l’eau et dans le bassin qu’à l’extérieur avec les branches et les objets ramassés par le flot. Le père qui tient les deux enfants est submergé, la mère éclatée contre une vitre. C’est le chaos.

Le film est centré sur la famille et ne montre quasiment pas les autres. Maria émerge, elle suffoque. Elle hurle, accroché à un tronc d’arbre, mais comme le font les loups à la lune : pour rien car personne ne peut venir à son secours dans la confusion universelle. Elle aperçoit dans le flot une tête qui émerge, c’est Lucas ! Agile et souple, le garçon se coule dans les remous comme il peut. Les deux se rejoignent, manquent de s’accrocher puis se perdent dans les vagues successives.

La mère, épuisée, ne plonge pas comme son fils et se fait heurter par des branches pointues ; elle est blessée, anéantie, démoralisée. Lorsqu’il la rejoint, Lucas est à la fois abattu et en colère : « Je veux rentrer à la maison, plus jamais ça, plus jamais ce pays ! » Sa mère tente de le réconforter en le serrant contre elle, tous deux accrochés à un tronc flottant. Lucas, d’une petite voix, avoue : « Je suis courageux mais j’ai peur ». Il découvre ce qu’est la peur, ce qu’il n’avait pas voulu savoir lorsque son frère de 8 ans, Tomas, lui disait craindre l’atterrissage.

La mer peu à peu se calme et l’eau redescend. Mère et fils reprennent pied et sortent de l’eau. Ils sont en maillot de bain, fatigués et trempés mais il fait chaud. Ils marchent pieds nus dans les champs inondés et Lucas voit les blessures de sa mère, ce qui lui donne une forte émotion car le sang coule. Avec l’adrénaline et le support de l’eau, elle n’a pas encore senti la douleur mais la marche sur la terre ferme puis l’arbre sur lequel elle doit grimper au cas où une autre vague surviendrait l’épuise. Malgré son interdiction formelle pour ne pas qu’il prenne de risque, son fils descend l’aider et lui fait la courte échelle, les muscles bandés par l’effort. Lucas, à peine adolescent, joue les hommes, et c’est touchant. Il sauve littéralement sa mère qui, sans sa présence, se serait laissé aller. Mais elle aussi le conforte, lui donne un rôle et le convainc surtout de répondre aux appels d’un garçonnet emporté par la vague. Lucas trouve Daniel (Johan Sundberg) un petit blond de trois ou quatre ans pas plus effrayés que cela dans le film. Lucas a récupéré une canette de Coca, ce qui leur permet de tenir un peu sur les branches.

Ce sont des villageois venus inspecter les épaves qui les trouvent et les emmènent au village, où ils leurs donnent des vêtements. Lucas, jusqu’ici torse nu, est affublé d’un débardeur verdâtre dont le rôle est de mettre en valeur ses deltoïdes et ses muscles subclaviers, et de le rendre plus mûr que son âge. Les villageois sont frustes, traînant Maria sur les herbes malgré sa jambe blessée, mais compatissants puisqu’ils les réconfortent et les nourrissent. Ils les emmènent en pick-up à l’hôpital de la ville. Pendant ce temps, le petit Daniel a été oublié ; Lucas le retrouvera plus tard dans les bras de son papa, pleinement heureux.

L’hôpital est bondé car nombreux sont les blessés et chacun attend son tour pour être soigné ou opéré. María est très faible et crache du sang. Médecin, elle s’inquiète de sa jambe infectée : si elle passait du rouge au noir, ce serait mauvais signe. Lucas n’a que des égratignures et elle invite son fils à aider les autres pour l’occuper. Pieds nus et maculé de boue et de sang du début à la fin mais apparemment jamais affamé, ce qui est peu plausible, Lucas prend les noms de ceux que l’on cherche et parcourt les rangées de lits pour tenter de les retrouver. Il a le bonheur de voir un père revoir son fils, ce qui lui tire un sourire bouleversé, son père à lui étant probablement mort.

Tout est centré sur l’émotion et les petits détails de la vie réelle sont volontiers gommés par le film. L’émotion suscitée par les images est contagieuse et cette histoire est servie par des acteurs vrais dans leur rôle. Le père (Ewan McGregor ») est très tactile, mettant volontiers la main sur les épaules et serrant dans ses bras ses enfants comme son épouse. Les deux parents tentent de donner à chacun des garçons de l’attention, ce qui n’est pas si courant, et le grand frère, dans l’épreuve, se montre très épris de ses petits frères. Tous font l’œuf lorsqu’ils se retrouvent. Mais le père a échappé au tsunami avec les deux petits qui se sont accrochés miraculeusement aux arbres. Toujours dans l’hôtel dévasté, il doit « prendre la plus grave décision de sa vie » lorsqu’il laisse ses deux benjamins aller dans la montagne avec les évacués, pour rester chercher jour et nuit sa femme et son aîné. « Tu vas encore nous abandonner ? » est le cri du cœur murmuré de Tomas, 8 ans (Samuel Joslin), 10 ans au tournage. Vulnérable dans son débardeur de deux tailles trop grand, il se voit confier malgré son inexpérience la garde de son petit frère Simon (Oaklee Pendergast). Aurais-je laissé les enfants qui me restent ? Probablement non, mais chacun réagit à sa manière.

Tout se terminera bien, après le cache-cache un brin comédie de qui cherche qui dans l’hôpital bondé. Et c’est « l’assureur » (ce démiurge américain de qui peut payer) qui les prend en charge pour hospitaliser Maria à Singapour. L’avion privé emmène toute la famille encore sale et dans les mêmes débardeurs lâches. Ils n’ont ni argent, ni papiers, mais l’ambassade n’apparaît pas une seule fois dans le film. Cela aurait nui au crescendo des émotions, mais affaiblit à mon sens le spectacle. Heureusement que Tom Holland joue un ton en-dessous, évitant l’hystérie même dans les pires moments, et qu’il manifeste seulement par un sourire qui lui illumine le visage sa très grande émotion. Naomi Watts a obtenu pléthore de prix d’interprétation alors qu’elle passe les trois quarts du film couchée sur un lit. C’est plus Maria Belón et son rôle de mère courage que Naomi Watts qui a été récompensée. Tom Holland me semble le meilleur acteur de l’histoire réécrite et certainement le point focal du scénario.

Il reste que, si vous avez plus de 12 ans, vous vivrez des moments d’intense émotion et de remuement familial en regardant contée et embellie par le grand spectacle cette histoire vraie dont le cinéma a fait un scénario vendable.

DVD The Impossible, Juan Antonio Bayona, 2012, avec Naomi Watts, Ewan McGregor, Tom Holland, Samuel Joslin, Oaklee Pendergast, M6 video 2013, standard €8.17 blu-ray €17.32

Catégories : Cinéma, Thaïlande | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Philipp Meyer, Le fils

Le fils est un gamin de 12 ans, seul rescapé d’un raid d’indiens Comanches sur la ferme de son père parti traquer des voleurs de bétail. La mère, stupide, a débarré la porte et livré la maison en croyant qu’ils allaient seulement voler. Les Comanches l’ont violée, tuée puis scalpée ; sa fille adolescente a suivi le même sort, les seins coupés par cruauté dans l’excitation ; les deux garçons de 14 et 12 ans ont été dénudés, battus puis attachés sur des chevaux et emmenés ; la maison a été brûlée ainsi que tous les vêtements, symbole du Blanc. Mais l’aîné s’est laissé mourir, amoureux de sa sœur qu’il a vue tuer sous ses yeux. Reste le plus jeune, le plus fort, le mieux à même d’être adopté. Il n’aura de pagne que lorsque son initiation sera faite et ne cessera d’être esclave des femmes que lorsqu’il prouvera qu’il est un homme.

C’est la technique des Comanches d’adopter les enfants assez tendres et assez équilibrés pour s’adapter à la vie nomade d’Indien des plaines. Eli est élu, vigoureux petit mâle qui passera par bien des supplices avant de devenir le fils du chef comanche et l’ami de ses neveux. Il sera sexuellement initié à 12 ans et demi par une fille de 20 ans envoyée par son « père » et fera son premier scalp à 13 ans. Il deviendra indien, sans oublier pourtant ni sa langue maternelle ni sa vie d’avant. Et lorsque les Comanches de sa tribu mourront de variole, lui seul étant vacciné, il retournera chez les Blancs. Il aura passé trois ans chez les Indiens, acquérant un physique de dieu, une volonté de fer et une sensibilité à la nature que les autres n’auront jamais.

L’auteur s’est longuement documenté sur la réalité du brigandage indien, des enlèvements à la Frontière et des conditions de vie des adoptés dans les tribus. Il donne des détails vécus et précis, ce qui est précieux, bien loin des fantasmes écologistes des bons sauvages. Ainsi, la cruauté entre mâles est épreuve du courage de l’autre, conduisant au respect ; la cruauté avec les femelles une vengeance pour avoir violé la terre ancestrale. Eli regarde tout cela sans anticiper ni regretter, tout entier au présent, acceptant l’inévitable avec la volonté enracinée de vivre. Son père indien reconnait en lui un digne fils. Quant à son vrai père blanc, il l’a cherché un moment sans succès, s’est engagé dans les Rangers pour patrouiller à la Frontière, et a fini par se faire tuer dans un engagement.

Eli, à 15 ans, a du mal à se réadapter à la vie « décente » des Blancs même si le juge Black, son tuteur légal, fait tout son possible. Il accepte le pantalon mais a du mal avec les chaussures et refuse toute chemise durant des mois. Il ne supporte pas l’école et préfère emprunter des chevaux pour galoper, chasser à l’arc et camper dans les bois. Il ne tarde pas à baiser la femme du juge, une belle plante avide de 40 ans attirée par l’énergie de son « jeune sauvage ». Il devra alors, car cela ne se fait pas, s’engager dans les Rangers. Il fera la guerre de Sécession comme franc-tireur sudiste, vite nommé colonel, puis sera baisé sans trop le désirer par la fille aînée du juge qu’il mariera et dont il aura trois enfants. Mais les indiens Comanches violeront et tueront sa femme et son fils aîné Everett – sans les scalper – et Eli ira pour les venger éradiquer avec une vingtaine d’homme le dernier camp de la tribu.

Il fera désormais souche et le roman croise les destins aux époques consécutives. Nous lirons le journal de son fils Peter, à la tête du ranch marié et deux enfants mais amoureux de la fille d’un voisin mexicain dont son père et les autres Texans ont tué toute la famille sauf elle, ce qui donnera la branche mexicaine. Sa petite-fille côté texan, Jeannie, bâtira un empire de pétrole comme un garçon manqué. Elle aura trois enfants dont le plus prometteur se tuera en voiture, bourré, dans un virage, tandis que le second se découvrira « différent » et que sa fille ira vivre et se droguer à l’aise en Californie, pondant quand même deux fils issus de pères de hasard. Ainsi est le melting pot américain, décrit comme fondateur par l’auteur, originaire de Baltimore dans le nord-est des Etats-Unis.

Ces destins successifs content la saga de l’Amérique, l’invasion de la terre indienne et l’assèchement des prairies par le bétail et l’irrigation du coton, le bouleversement du pétrole et la saignée des quelques mois de la fin de guerre de 14 côté yankee (une armée d’amateurs face à l’armée du Kaiser), enfin l’affairisme devenu mondial pour l’accès aux ressources contre l’URSS, puis de plus en plus par égoïsme paranoïaque (surtout après le 11-Septembre). « Les Américains… (…) Ils croyaient que personne n’avait le droit de leur prendre ce qu’eux-mêmes avaient volé. Mais c’était pareil pour tout le monde (…) Les Mexicains avaient volé la terre des Indiens (… les) Texans avaient volé la terre des Mexicains. Et les Indiens qui s’étaient fait voler leur terre par les Mexicains l’avaient eux-mêmes volée à d’autres Indiens » p.775. L’esprit pionnier est le droit du plus fort. Ce roman est celui du struggle for life, de la lutte pour la survie à laquelle la pensée de Darwin a été réduite par les Etats-Unis et qu’ils ont adopté avec enthousiasme. En piétinant les gens, y compris les siens, comme le décrit le romancier.

Cet état de nature n’est pas naturel mais une idéologie de la prédation tirée de la Bible, où le seul Dieu reconnu a élu un seul peuple pour en faire le dominateur de toute la Création et du Nouveau monde la future Cité de Dieu. Dans la nature, à l’inverse, les Comanches le prouvent, l’entraide entre humains et l’harmonie avec les espèces vivantes sont privilégiées. Adopter un petit Blanc, c’est en faire un fils – tout le contraire des Indiens parqués en réserves par les chrétiens puritains, scolarisés et méprisés comme une sous-espèce.

Ce roman est énorme et d’un style inédit : le lyrisme réaliste. Une fresque de 1848 à nos jours, six générations qui ont bâti le Texas, des 12 ans d’Eli à l’enfance de ses arrière-arrière-arrière petits-fils !

Philipp Meyer, Le fils (The Son), 2013, Livre de poche 2016, 787 pages, €9.20 e-book Kindle €9.99

Catégories : Etats-Unis, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les heures sombres de Joe Wright

Quatre semaines de mai et juin 1940 : les Pays-Bas tombent, la Belgique tombe, la France va capituler. Ne reste que le Royaume-Uni à résister – tout seul – alors que les 300 000 hommes de son armée de métier sont piégés à Dunkerque, encerclés sauf par la mer. Que faire ?

Comme d’habitude, les élites se divisent en deux camps : ceux qui veulent « négocier » et ceux qui veulent « résister ». Dans ces heures sombres, pas de moyen terme. La négociation est une démission de plus après Munich, après l’invasion de la Tchécoslovaquie, après l’invasion de la Pologne. Négocie-t-on avec les dictateurs ? Staline avait coutume de dire : Ce qui est à nous est à nous, ce qui est à vous est négociable. « N’a-t-on jamais appris la leçon ? » s’insurge Churchill (Gary Oldman) face à Halifax (Stephen Dillane).

C’est que le Premier ministre de 1940, Chamberlain (Ronald Pickup), quitte le pouvoir : comme certains présidents français à l’aise dans leur fauteuil, il n’a strictement rien foutu en prévision de la guerre. Tout se devait d’être négociable et la Flotte comme l’Empire étaient des puissances avec lesquelles il fallait compter. Qui nommer ? Le vicomte Halifax qui a l’amitié du roi George VI qu’il appelle familièrement Bertie (Ben Mendelsohn) et qui est ministre des Affaires étrangères ? Mais, comme Fabius sous Mitterrand lorsqu’il s’est agi d’appliquer « la rigueur », comme les conservateurs britanniques du Brexit qui ont poussé Theresa May et ne veulent surtout pas la renverser, personne ne veut faire le sale boulot. Gouverner quand tout va bien est excellent pour sa réputation ; quand tout va mal et qu’il faut prendre des décisions pour le pays, il n’y a plus personne.

Churchill, qui a l’oreille des deux camps, y va donc et forme une grande coalition. Il prend la précaution de nommer à son cabinet ses principaux rivaux, afin de les tenir à l’œil. Halifax et Chamberlain n’attendent qu’une occasion de le renvoyer en démissionnant avec fracas du gouvernement pour entraîner le désaveu du parti conservateur envers le Premier ministre. Avec la flotte immobilisée à bonne distance des côtes par l’aviation nazie, avec les avions anglais trop peu nombreux réservés à la défense du territoire, avec l’armée tout entière dans le nord de la France et celle-ci qui abandonne, seule « la négociation » via la médiation italienne de Mussolini paraît la voie raisonnable.

Car les Anglais sont gens raisonnables, du moins parmi les élites formées à Eton et Oxford aux stances de Cicéron. Sauf que la politique, en ses moments les plus graves, est avant tout passion. Il faut « en vouloir » comme on dit aujourd’hui ; laisser jaillir sa volonté de puissance aurait dit Nietzsche qui n’aimait pas l’embrigadement des masses – donc le futur nazisme. Nul n’accomplit rien par pure raison mais poussé par ses passions et instincts, qui stimulent sa volonté.

Churchill en a – trop, disent certains : l’échec du débarquement aux Dardanelles en 1915, mal préparé, ne lui est-il pas imputable ? Churchill hésite : le roi a peur des réactions imprévisibles de cet ivrogne qui prend un whisky au petit-déjeuner et une bouteille de champagne à chaque repas, le gouvernement ne tient qu’à un fil. Puis Churchill écoute : sa femme (Kristin Scott Thomas) qui lui assure que par ses propres failles il prendra une décision humaine ; sa secrétaire (Lily James) qui a un frère vers Dunkerque dont elle est sans nouvelles et qui veut savoir – mais qui lui apprend aussi que sa façon de faire le V de la victoire signifie dans la rue « va te faire foutre » ; son roi qui décide de rester finalement sur les îles britanniques au lieu de se réfugier au Canada ; le peuple en prenant pour la seconde fois de sa vie le métro londonien. Tous lui disent qu’il vaut mieux résister pour garder son honneur, que négocier une fois de plus un abandon certain. Le fascisme ? « Jamais ! » crie la foule, jusqu’à une petite fille. Le Premier ministre cite le héros romain Horatius Coclès chez Macaulay : « Tôt ou tard la mort arrive à tout homme sur cette terre, comment mourir mieux qu’en affrontant un danger terrible » – et un passager noir le complète : « pour les cendres de ses pères et l’autel de ses dieux ? »

Mais pour cela, il faut dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Au roi, au grand cabinet, aux parlementaires, à la nation, aux alliés américains qui jouent pour le moment la neutralité. Il faudra, pour assurer l’évacuation de Dunkerque, sacrifier les 4000 hommes anglais et alliés, dont la 30ème brigade motorisée commandée par le général Nicholson à Calais. Eux ne seront pas évacués (mais ne subiront dans la réalité que 300 morts).

Churchill se lance dans un discours à la TSF, puis à la Chambre. Il emporte l’adhésion : la résistance aura lieu, dos au mur, mais la mer est un obstacle à franchir, et les chars allemands avancés trop vite n’ont plus d’essence – quant à Hitler, il arrête l’offensive par « miracle », souhaitant probablement ne pas affronter le Royaume-Uni. Tous les bateaux disponibles sont réquisitionnés pour l’opération Dynamo le 26 mai, depuis les 9 mètres de plaisance jusqu’aux cargos de commerce, pour rapatrier l’armée depuis Dunkerque. Le temps se met de la partie, couvert et pluvieux, ce qui inhibe les chasseurs du ciel à croix gammée. Une fois l’armée de retour dès le 3 juin, l’invasion est beaucoup moins probable – et l’Amérique se réveille lentement pour livrer du matériel et des avions.

Pendant ce temps, la France est en débâcle – avant tout morale. Le haut commandement militaire ne fout rien ; Paul Reynaud, président du Conseil (Olivier Broche), pourtant convaincu de l’importance des chars et ayant déclaré « la politique de paix à tout prix, c’est la politique de guerre », voulant transférer la Flotte et l’Aviation en Afrique du nord, n’est pas suivi par les badernes à la Guerre ni par les radicaux et socialistes. Nul ne l’informe à temps de la situation et il démissionnera bientôt, laissant la place au sénile Pétain qui fera du Halifax avec Weygand… tandis qu’un général à titre provisoire, Charles de Gaulle, ralliera les résistants dans le fief de Churchill.

Nul ne sait ce qu’il aurait fait à l’époque ; il est trop facile de choisir le camp du vainqueur quand tout est terminé. Mais une chose est sûre : si la décision est très difficile, elle doit se faire selon des valeurs morales qui ne viennent pas de la raison mais des tripes. De la volonté d’exister, de son énergie intime, du vouloir rester libre.

Ce film d’acteurs montre le tempérament britannique en ces heures sombres, avec ses facettes mitigées : hypocrisie et opiniâtreté, goût du négoce à tout prix et courage dans l’adversité. La caméra qui bouge et suit Churchill jusque dans les chiottes montre l’urgence, que la situation change même quand les acteurs ne changent pas. L’atmosphère glauque des sous-sols de la War Room est trépidante tandis que les salons du palais, à la surface, sont vides et languissants – montrant où cela se passe vraiment. Un grand film aux nombreuses distinctions méritées.

DVD Les heures sombres (Darkest Hour), Joe Wright, 2017, avec Gary Oldman, Kristin Scott Thomas, Ben Mendelsohn, Lily James, Ronald Pickup, Universal Pictures France 2018, 2h, standard €9.99 blu-ray €14.99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Raymond Aron, Penser la guerre – Clausewitz

Clausewitz demeure ambigu malgré cette interprétation attentive et posée. Raymond Aron raisonne en généalogiste, il suit la formation de la pensée, le développement de la théorie. Cela suppose que la pensée soit une graine qui germe et croisse, avant de s’épanouir en fleur et finir en graine. Est-ce toujours comme cela que fonctionne l’esprit humain ? De la naissance à la mort, sans jamais régresser ?

Mais admettons. Je fais confiance à Raymond Aron et à sa méthode car il me paraît avoir été un intellectuel pointu et honnête. Il l’a prouvé de son esprit critique lorsque la mode du marxisme a déferlé sur l’université dans les années 1960 pour tout emporter et droguer les intellectuels comme un opium.

Karl von Clausewitz a toujours été militaire. Il n’a pas eu sitôt fini de jouer au soldat durant ses enfances qu’il est entré dans l’armée prussienne ; il a 12 ans, c’est en 1792. Il deviendra général avant de mourir du choléra en 1831, à 51 ans. Sa famille était de noblesse douteuse et Karl en a souffert toute sa jeunesse. Le contraste entre ses origines et le milieu qu’il fréquentait a accentué son penchant au repli sur soi et à la gravité. D’où le regard impitoyable qu’il porte sur les êtres et sur les situations. Sa pensée et sa philosophie appartiennent au XVIIIe siècle, au monde des Lumières. Le philosophe qui a servi de modèle est le Montesquieu de L’Esprit des lois. Il raisonne par les extrêmes, afin de dégager des idéaux-types.

Pour lui, la guerre est un art, non une science. « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » – telle est la définition qu’il en donne. Instinct violent et naturel, livré au jeu de la probabilité et du hasard, donc des passions, la guerre vise une fin politique qui ressort de la raison. Instinct, passion, raison – la guerre met en jeu l’homme tout entier, voire Dieu en sus.

Le Traité de Karl von Clausewitz se déroule dialectiquement, comme sa pensée :

  • La première opposition est celle du moral et du physique : l’action des hommes aux prises les uns avec les autres à travers le temps et l’espace, le chef assumant la volonté de mouvoir la masse en dépit du frottement.
  • La seconde opposition est celle des moyens et des fins : la tactique utilise les forces armées dans le but d’obtenir des victoires, tandis que la stratégie utilise les victoires pour la fin visée par la guerre elle-même.
  • La troisième opposition est celle de la défense et de l’attaque : c’est une épreuve de volonté, l’un des lutteurs voulant conquérir quelque chose que l’autre ne veut pas lui céder.

Il importe à chaque niveau, politique, stratégique, tactique, de ne pas imposer le combat dans des conditions qui n’offriraient pas de chance de succès. Pour Clausewitz, la guerre n’implique pas l’anéantissement de l’adversaire, seulement de le « jeter à terre ». Si la logique est dialectique (l’ascension aux extrêmes), elle s’accomplit dans la guerre par le déchaînement des passions mais les fins appartiennent aux Etats et elles sont rationnelles.

D’où l’importance du moral. Celui du peuple en tant qu’opinion, de sa conviction d’un combat juste pour résister ou conquérir. Celui des combattants et de leurs chefs, portés par les succès ou déprimés par les revers. En 1799, « les Français portés par l’esprit de la Révolution à briser toutes les entraves et à n’attendre de résultats que d’actes audacieux, obéissaient à cette impulsion quand ils ne voyaient pas d’autre issue. Les Autrichiens, élevés dans la dépendance de la volonté, habitués à des règles, paralysés par le souci de leur responsabilité, demeuraient inactifs quand ils se trouvaient en difficulté ». Mais le citoyen n’est pas le soldat. La guerre est un métier que la bravoure et l’enthousiasme ne suffise pas à pratiquer, rappelle Clausewitz. Il y faut aussi le « drill » – l’entraînement – et l’expérience.

La stratégie consiste à s’assurer la supériorité du nombre en un certain point, à un certain moment. L’effet de surprise est plutôt rare et la ruse réduite. Le courage est celui de risquer sa vie mais aussi de prendre ses responsabilités. Il y a dialectique entre entendement et affectivité pour être résolu, décider malgré l’incertitude, apte à la présence d’esprit. La défense ne peut être pensée sans contre-attaque, et toute attaque doit prendre en compte une défense comme un mal nécessaire (ce qui fut l’erreur monumentale d’Hitler en Russie). Une guerre politiquement défensive peut être menée de façon stratégiquement offensive, pour renverser le rapport de forces physiques et morales.

Les deux héros de Clausewitz sont Frédéric II et Napoléon 1er. Frédéric a toujours proportionné ses entreprises à ses moyens. Napoléon élaborait de bons plans mais sa démesure l’a poussé aux erreurs. Il tente son dernier pari en Russie et il le perd parce qu’il se trompe sur son ennemi.

On cite souvent Clausewitz sans toujours le connaître. L’étude de Raymond Aron, rigoureuse et proche des textes, aide à comprendre son œuvre.

Raymond Aron, Penser la guerre – Clausewitz, 1976, Gallimard Tel, tome 1 L’âge européen, €12.50 e-book Kindle €8.49, tome 2 L’âge planétaire, €13.50 e-bbok Kindle €9.49

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Vladimir Nabokov, L’exploit

Réfugié en Crimée avec sa mère, Martin, 16 ans, s’échappe sur un bateau canadien jusqu’à Athènes, où une jeune poétesse assez banale l’initie au sexe. Mère et fils rejoignent un oncle sentimental en Suisse, qui finance les vagues études de lettres russes qu’effectue Martin à Cambridge avant d’épouser sa mère. Ils apprennent la mort du père en Russie. Martin fréquente à Londres des russes émigrés, les Zilanov, et tombe amoureux de Sonia qui ne songe qu’à muser et s’amuser, sans être capable d’aucun sentiment profond. Comme si la rupture avec la patrie charnelle russe châtrait les jeunes émigrés et les rendaient inaptes à bâtir un nouveau destin.

« Martin est le plus gentil, le plus droit et le plus émouvant de tous mes jeunes gens ; et la petite Sonia (…) devrait avoir toutes les chances de devoir être acclamée par les experts en matière de charmes et de sortilèges amoureux comme la plus singulièrement séduisante de toutes mes jeunes filles, bien que ce soit de toute évidence une flirteuse lunatique et cruelle » (Avant-propos de Vladimir Nabokov écrit en 1970).

Contre le matérialisme existe aussi un idéalisme, même mal placé et solitaire. L’épanouissement personnel se teinte de nostalgie, les souvenirs d’enfance d’une conscience de la mort. La « gloire » qui donne son titre au roman récompense le courage personnel mais inutile, celui « du martyr radieux », dit l’auteur. Il est vrai que l’on se prend de sympathie pour ce Martin vigoureux mais naïf, à qui il manque un père pour le guider et un but dans la vie. Il n’est bon en rien, bon à rien. Tout ce qu’il entreprend au titre des sentiments échoue, de son amour non partagé pour cette putain de Sonia à son amitié tenue à distance du condisciple de Cambridge Darwin, et jusqu’à cet amour inconditionnel béat de maman qui ne l’aide pas. Derrière la vitalité luxuriante, il n’y a rien. Il se lance à lui-même des défis auxquels il se contente de répondre, en Narcisse perpétuellement insatisfait de son miroir. Martin rêve depuis son enfance d’aventures et de hauts faits ; devant chaque réalité, il renâcle, comme de s’engager contre les bolcheviques dans l’armée de Wrangel en Crimée, à 16 ans. Il a en lui du Fabrice del Dongo, sans la fantaisie de vivre ses fantasmes, prenant tout trop au sérieux peut-être.

Après des années de tourments, Martin tente le tout pour le tout : pour se faire reconnaître de Sonia, dont il est éperdument amoureux, il veut réaliser l’exploit de passer en Russie clandestinement pour 24h et d’en revenir incognito. Depuis son enfance, il a toujours eu peur de ne pas paraître viril et, depuis la disparition de son père, nul ne peut le conforter en virilité que lui-même. L’acte de bravoure est en quelque sorte un suicide, ou l’inverse.

En partie autobiographique, ce roman se distingue cependant par une nette distance de l’auteur avec son personnage qui n’est pas lui après l’enfance et qui n’a pas la même parentèle. Le fantasme du retour à la mère patrie tenaillait cependant Vladimir comme Martin, puisque l’URSS l’a condamné pour un poème qu’il a écrit dans la revue russe libérale de son père à Berlin, Le billet. Plus fragile que son auteur, Martin n’est jamais ce qu’il paraît ; il porte en permanence un masque différent. On le prend pour un Américain en Grèce, pour un Anglais en Italie, pour un Suisse en France, pour un voyageur de commerce dans un train, pour un petit garçon dans les yeux de Sonia. Seule la mort peut réconcilier l’image et l’être. Viendra-t-elle ?

Plus que l’histoire, un peu vide, plus que le portrait de l’auteur en jeune déraciné inquiet, plus que les sentiments volages des années 20, le style Nabokov captive. Il vous plonge dans le mystère par de simples lumières aperçues dans la nuit par la fenêtre d’un train qui parcourt le sud de la France ; il vous dépayse par la description des rues étroites et sombres de Cambridge où des étudiants courent d’un bâtiment à l’autre ; il vous enchante de la forêt russe dans un souvenir d’enfant, attirante et inquiétante ; il vous précipite dans le vertige qui saisit le jeune homme lorsqu’il glisse d’une pente et se reçoit in extremis sur une corniche étroite, sous lequel le vide l’attire. Cédera-t-il ? Aura-t-il le courage de l’affronter en face ? Si la corniche est l’exil et son support provisoire et si l’abîme est la nostalgie de la Russie, alors tout est possible.

Vladimir Nabokov, L’exploit, 1932 revu 1971, Folio 2009, 304 pages, €7.80

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

Vladimir Nabokov sur ce blog

Catégories : Livres, Vladimir Nabokov | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ivan Morris, La noblesse de l’échec

Au Japon, le héros qui échoue est vénéré. Pour les fils de l’empire du soleil levant, l’homme à qui sa pureté de cœur interdit les ruses et les compromis, si souvent nécessaires à toute réussite en société, est par essence voué aux causes désespérées et il connaîtra, inéluctablement, l’échec. L’auteur raconte la vie tragique de neuf personnages réels. Ils se sont dressés sans espoir contre des forces supérieures et ont par succomber malgré tout leur esprit, toute leur volonté et tout leur courage.

Cela peut paraître excessif à nos yeux d’Occidentaux pour qui la ruse et « l’esprit » sont nécessaires aux héros, depuis Ulysse jusqu’aux modernes SAS et autres chevaliers du ciel. Mais il faut considérer la société japonaise : elle est si conformiste qu’elle exige de chacun de s’incliner sans discussion devant l’autorité et la tradition. Dès lors les hommes téméraires, provocants, faisant fi des conventions et du bon sens, fascinent – à la condition qu’ils soient foncièrement honnêtes. La majorité pusillanime trouve compensation à célébrer ces individus qui osent, menant un combat solitaire et sans espoir. Cet échec inscrit au bout du chemin leur donne un caractère pathétique ; ils symbolisent la vanité de l’activité humaine, spécialement celle du Japonais asocial.

Fort heureusement, les héros dans ce pays sont aussi des poètes. Le héros tragique japonais a une vie d’un niveau émotionnel supérieur à la plupart des hommes. Il révèle ses sentiments les plus profonds en vers, avant que la mort elle-même ne vienne condenser le sens de son existence aux yeux de tous. La qualité essentielle du héros est le MAKOTO : la pureté d’intentions, le refus d’objectifs égoïstes et matériels, une délicatesse morale des plus exigeantes. Il a la force spirituelle de n’accorder aucune valeur à ce monde qu’il juge corrompu. Pourquoi transiger, s’adapter à ce monde, négocier avec les brigands ? Le héros réagit spontanément, instinctivement, contre tout ce qui froisse sa morale naïve mais d’une pureté absolue. Il connaîtra donc l’échec, comme tous ceux qui ne peuvent franchir les nombreux obstacles semés par une société sans indulgence. Quoi qu’il en soit, comme tout humain, il sera aussi vaincu par la vieillesse, la maladie et la mort.

Le tempérament japonais est pessimiste. Est-ce dû à la fréquence des tremblements de terre, des tsunamis, des cyclones dans ce pays ? Le bouddhisme qui proclame la vanité des choses a trouvé là une terre d’élection. Pour le Japonais, la vie humaine est aussi fugace que les saisons. L’impuissance et les échecs sont donc inscrits dans tout ce qu’entreprennent les hommes. La beauté est alors ce qui est éphémère : les fleurs, la jeunesse, les reflets à la surface d’un lac, les actes des héros vaincus. Bien que la mort doive saisir un jour chaque être vivant, le malheur humain paraît plus déchirant lorsque la victime est jeune, pure et de bonne foi.

La quintessence du symbole japonais est ainsi la chute des fleurs fragiles du cerisier au printemps. Et le livre se termine par ce haïku :

Aujourd’hui épanouie,

Ses pétales demain dispersés par le vent,

Telle est la fleur de notre vie :

Comment son parfum serait-il éternel ?

Ivan Morris, La noblesse de l’échec – héros tragiques de l’histoire du Japon, Gallimard 1975, 408 pages, €15.00

Catégories : Japon, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Braveheart de Mel Gibson

Sixième de onze enfants d’une mère irlandaise et ayant travaillé en usine en Australie, Mel Gibson aime à incarner l’aspiration à la liberté des opprimés : les Irlandais, les Ecossais, les survivants de l’apocalypse de Mad Max, les révoltés de la Bounty, les fédéraux contre la mafia en jouant Eliott Ness. Il a 39 ans et est en pleine maturité physique et professionnelle lorsqu’il incarne le légendaire William Wallace, héros de l’indépendance écossaise entre 1280 et 1305.

Le gamin crasseux (James Robinson) de la ferme pauvre isolée dans les Highlands, voit son père et son frère aîné partir combattre l’Anglais qui vient piller le pays ; ils en reviennent cadavres, tranchés de coups d’épée et percés de coups de piques. Brutal, le réalisateur Gibson montre le sang, les blessures, les chevaux éventrés (des maquettes), toute l’horreur bouchère de la guerre. Pris par son oncle sous son aile, éduqué à l’étranger dans les lettres et les armes, le jeune garçon va devenir un homme. Ce qui compte, lui dit son oncle, c’est avant tout la tête ; le bras ne vient qu’ensuite. William Wallace adulte (Mel Gibson) revient sur ses terres et ne rêve de de pouvoir cultiver et fonder une famille en ne demandant rien à personne, en autarcie comme tous les pionniers que la politique indiffère.

Mais l’Anglais ne l’entend pas de cette oreille. Le roi Edouard 1er (Patrick McGoohan), dit le Sec pour son cynisme sans pitié, veut mettre à merci ces loqueteux rebelles et impose le droit de cuissage sur les jeunes mariées écossaises à tous les nobliaux anglais qui occupent le pays (droit inventé, qui n’existait pas en ce temps). Il tente ainsi une acculturation ethnique pour mêler les sangs en même temps que la contrainte imposera le pouvoir de Londres. Wallace, qui aime la belle Murron (Catherine McCormack), celle qui lui avait offert un chardon enfant sur la tombe de son père, la voit en passe d’être violée ; il la défend, la pousse sur un cheval, mais le terrain et l’Anglais empêchent sa fuite et elle est égorgée en public par le shérif (sans être violée, ce qui est catholiquement correct mais moyenâgeusement peu vraisemblable). Mel Gibson, en bon catho tradi, élimine ce qui le gêne dans l’Histoire. Mais il pratique le biblisme à l’américaine, qui privilégie l’ancien Testament au nouveau, en rendant œil pour œil et dent pour dent : il égorge lui-même le shérif égorgeur.

C’est ainsi que le jeune Wallace devient rebelle, et comme il n’est ni rustre ni bête – il sait même le latin et le français – il va donner du fil à retordre à Messires les Anglais. D’autant qu’Edouard 1er mandate son fils tapette (Peter Hanly) pour mater la révolte écossaise, afin de le viriliser (en vrai, le futur Edouard II est plus cultivé que pédé, mais Gibson aime forcer le trait entre « Bien et Mal »). C’est sa femme Isabelle de France (Sophie Marceau), la future reine, fille de Philippe le Bel, qui porte la culotte (bien qu’elle n’eût qu’environ 12 ans à l’époque de la véritable histoire et n’était pas encore mariée au prince de Galles…). Elle est envoyée par le roi pour soudoyer Wallace, mais tombe sous son charme ; en lieu et place d’un barbare qui ne connait que la violence, elle découvre son courage, son grand amour massacré et sa passion pour la liberté. Braveheart est traduit en québécois par Cœur vaillant, ce qui fait très scout catholique (et ravit Gibson) mais reflète assez bien la bravoure passionnée contenue dans le mot. Mel Gibson, en bon descendant d’Irlandais, dote plutôt la Française d’un amour de la révolution et de la liberté bien peu dans l’air des temps féodaux. Il pratique la post-vérité à l’hollywoodienne en réécrivant l’histoire qui convient à sa propre époque.

Cette séduction va aller très loin puisqu’Isabelle va trahir son roi pour renseigner Wallace afin qu’il évite les pièges qui lui sont tendus ; elle va même coucher avec lui pour donner un fils à son mari, trop tapette pour lui en faire un, même si le roi Edouard a jeté d’une ouverture de la tour de Londres le trop beau compagnon du prince de Galles (ce qui est historiquement incorrect, Peter Gaveston fut exilé avant de revenir à la mort d’Edouard 1er). Ironie filmique du renversement de situation : la guerre biologique que voulait mener Edouard le Sec par droit de cuissage pour engendrer des mâles anglais à droit d’aînesse se retourne contre lui, puisqu’Isabelle devrait donner naissance à un petit Wallace qui deviendra roi d’Angleterre. Telle est du moins la légende, un brin raciste (peut-être en réaction à la moraline trop politiquement correcte de l’ère Bill Clinton), véhiculée en 1995 par le film. Légende car William Wallace fut exécuté en août 1305, tandis que le futur Edouard III ne naitra qu’en novembre 1312. Mais ce qui compte est ici la symbolique : encore une fois l’œil pour œil de l’Ancien testament.

Wallace souffre de l’ordure politique et des chicanes entre nobliaux écossais, assez lâches et habilement stipendiés par les Anglais. Il fait gagner l’armée à Stirling avec les nobles, mais est vaincu à Falkirk, trahi par ces mêmes nobles. Pour se venger, il va exécuter lui-même les meneurs Lochlan et Mornay, tout en laissant à Bruce la vie sauve, reste d’une vieille fidélité et reconnaissance pour l’autre courage, celui de la politique, que lui-même n’aura jamais. Bruce deviendra le premier roi d’Ecosse en 1306, un an après la mort de William Wallace.

Trahi une dernière fois, par le père lépreux de Bruce (signe que la politique pourrit tout), Wallace sera torturé en public selon le trium médiéval (hanged, drawn and quartered – pendu, écartelé et démembré) parce qu’il refusera jusqu’au bout de demander pitié et de faire allégeance au roi d’Angleterre. Lequel meurt opportunément au même moment que Wallace, d’un feu intérieur qui le brûle et l’a privé de parole – deux symboles de l’emprise du Diable selon l’imagerie catholique, la parole symbole de l’humain et de la relation à Dieu, le feu, symbole de l’enfer et des tourments éternels.

Le film est bien réalisé, les scènes d’action alternent avec les scènes intimistes, la violence brute avec l’intelligence et l’humour. Le paysage rude des Highlands, qui rappelle souvent celui des fjords de Norvège, semble mettre aux prises les descendants des Vikings aux descendants des Saxons, la culture fermière du nord à la culture urbaine du sud, le peuple (pur) contre les élites (corrompues). Les urbains veulent dominer les fermiers – tout comme dans l’Ouest sauvage et durant la guerre de Sécession américaine – et les fermiers résistent, voulant rester « sires de soi ».

Beaucoup d’approximations historiques et d’anachronismes font de ce film plus un récit mythique hollywoodien qu’un document d’histoire. Mel Gibson délivre un message clair : la liberté avant tout ; elle est la condition de l’amour et de la droiture, elle définit toute morale selon la religion. Car si le Dieu catholique nous a donné la liberté de pécher, c’est pour mieux nous rendre responsables de notre destin ici-bas et au-delà. A bon entendeur…

DVD Braveheart de Mel Gibson, 1995, avec Mel Gibson, Sophie Marceau, Patrick McGoohan, Catherine McCormack, Twentieth Century Fox, blu-ray 2010 version longue 2h51 €11.80, édition single €7.20, édition Digibook Collector + livret €19.99

L’histoire romancée de Bruce, qui deviendra premier roi d’Ecosse

Catégories : Cinéma, Ecosse | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Déon, Le balcon de Spetsai

michel-deon-le-balcon-de-spetsai

En 1960 Edouard Michel (dit « Michel Déon ») et C. (sa femme Chantal), louent une maison sur l’île isolée de Spetsai (Spetses), non loin d’Hydra, à 52 miles nautiques d’Athènes. La flotte turque en 1822 subit au large de l’île une défaite qui aboutira à la sortie de la Grèce du califat musulman. Quinze ans après la guerre, l’île ne connait qu’à peine encore la modernité. Elle est alors un refuge contre le monde qui va, déplaisant, et un paradis pour qui sait apprécier la nature et l’histoire.

Michel Déon tient un « journal » du 1er janvier au 18 mai, décrivant les paysages de l’île, le pittoresque des gens, les échappées sur le continent, les célébrités littéraires qui viennent. Dans ce lieu clos par la mer, tout le monde se connait, commerce, s’entraide, ce qui n’exclut pas les tragédies. L’existence patriarcale se double de mœurs encore mauresques et les filles comme les femmes sont cantonnées à la maison. Seules les « étrangères » (à l’île) ou les « prostituées » (qui ne trouveront pas de mari) peuvent se montrer seules, aller au café ou – pire ! – se baigner comme les estivantes.

Mais ce monde de jadis a bel et bien disparu. Je suis allé en Grèce vingt ans plus tard sans avoir lu encore ce livre – et les mœurs comme les gens s’étaient déjà internationalisés. « Tout ce que l’on voit, c’est fini », disait Jacques Chardonne, ami que l’auteur recevra en sa maison de Spetsai, cité par lui au dernier jour (p.225). Le récit plus ou moins complété et enjolivé de ces six mois est devenu un témoignage historique et anthropologique. Une première postface de 1972 en fait le point, suivie d’une seconde postface de 1984…

Restent le climat méditerranéen et la terre rocheuse, le parfum du thym ou des amandiers en fleurs, le goût fruité de l’huile d’olive et les délices du mouton grillé (ou de la daurade farcie aux crevettes), l’amertume riche du vin résiné et l’âpreté apéritive de l’ouzo à peine voilé d’eau.

Reste aussi la philosophie d’un peuple querelleur et hanté d’indépendance, inventeur de la politique et de la cité : « une grande et difficile mission : muer l’anarchie et l’esclavage en liberté », dit l’auteur p.22. La Grèce moderne garde encore quelque chose de l’aura de la Grèce antique, « une victoire de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble, c’est-à-dire tout le contraire de ce qui mène le monde : la grossièreté, la bestialité, la lâcheté, la laideur et la foule » p.112. Le désastre de notre civilisation, née en Grèce, serait venu pour Michel Déon de Rome, la chute ultérieure de Byzance parachevant la défaite culturelle face à la barbarie. Pourquoi pas ? Si les Etats-Unis reproduisent aujourd’hui le schéma anthropologique de l’empire romain, multiethnique et multiculturel, traversé de religions antagonistes, on comprend comment la barbarie gagne à nouveau notre monde – le contraire même « de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble »

Spetsai en 1960 est une oasis contre l’envahisseur moderne. Du moins est-ce ainsi que la voit l’auteur, une décennie avant que les routards internationaux ne lui emboitent le pas pour fuir la morale et l’argent. « D’un côté la surexcitation à vide, la sentimentalité imbécile, l’inattention complète à tout ce qui importe. De l’autre, un univers où la pluie, le scandale du voisin, une harde en folie, le passage d’un banc d’anchois remplissent si bien le temps que les insulaires ont perdu toute antenne avec le drame qui se joue en-dehors d’eux dans la folie, l’abêtissement et la psychose de la technique » p.121.

Comme on le voit, Le balcon de Spetsai n’est pas seulement un récit de voyage, mais aussi une réflexion sur l’homme et ses fins. Le monde, depuis, est allé à son train, malgré le mouvement hippie et les récents écolos. La technique continue de triompher, le relais étant pris par l’Internet, comme toujours la meilleure et la pire des choses – car ce qui compte n’est pas l’outil mais ceux qui l’utilisent. Les objets connectés de la marque à la pomme qui séduisent tant aujourd’hui, que seront-ils dans l’histoire ? Sparte n’a rien laissé, qu’une légende et quelques anecdotes. « Si l’on n’écrit pas un beau vers, si l’on ne sculpte pas dans le marbre, si l’on n’exprime pas dans une forme parfaite une idée (…) on est perdu, qu’on soit un individu ou qu’on soit un peuple » note p.196.

Michel Déon a laissé le carnet vivant d’un long séjour à Spetsai, île grecque isolée du monde et vivante. J’en suis à ma troisième lecture de ce livre sur les décennies et je l’apprécie toujours. Peu importe que le temps ait passé et que la réalité d’aujourd’hui soit loin désormais de la réalité décrite. Ce qui compte est la forme, et l’humain qu’elle décrit.

Michel Déon, Le balcon de Spetsai, 1961, postface de 1984, Folio 1984, 252 pages, occasion €14.76

e-book format Kindle, €7.99

Repris dans Michel Déon, Pages grecques, Folio 1998, 640 pages, €9.80

Les romans de Michel Déon chroniqués sur ce blog

Catégories : Grèce, Livres, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les mines du roi Salomon

dvd-les-mines-du-roi-salomon

Le roman d’aventures de Henry Rider Haggard publié en 1885 a inspiré plusieurs cinéastes au fil des décennies. Allan Quatermain est l’ancêtre anglais du très américain Indiana Jones, notamment au cinéma où le mystère et la virilité rivalisent avec la tentation du sexe et de la fortune.

Nous sommes en 1897 en Afrique, vers le nord du Kenya. Un gigantesque territoire inexploré s’étend vers les actuels Ouganda et Soudan, un désert entre savane et prairies des hauts plateaux empêchant les hommes de s’y rendre, des légendes sur une tribu belliqueuse et cannibale dissuadant les plus tentés. On dit qu’une tribu venue d’Egypte s’y est implantée et garde jalousement sa vertu indépendante.

Allan Quatermain (Stewart Granger) est guide de chasse aux grands animaux, mais il est écœuré de voir tirer des éléphants et des lions par de gros bourgeois couards qui ne pensent qu’à leur gloire au retour. Il a décidé d’arrêter. Ce qui le retient est son fils de 7 ans, en pension en Angleterre après la mort de sa mère : comment le fera-t-il vivre s’il ne fait plus le seul métier dont il est reconnu spécialiste ?

C’est alors que survient une offre d’un Anglais, un certain John (Richard Carlson), qui veut l’engager pour une expédition. Pas question, se dit Allan, puis il rencontre la sœur de John, Elisabeth Curtis (Deborah Kerr) qui l’émeut malgré ses airs de délicate, offusquée de la crudité africaine. Le frère et la sœur recherchent le mari d’Elisabeth, parti en quête des mines du roi Salomon. « C’est une légende ! » s’exclame Allan ; « mais il nous a laissé une carte ! » rétorque John. Manuscrite, elle commence au dernier village pointé sur la carte officielle pour s’étendre dans la contrée inexplorée. Quatermain n’est pas convaincu de risquer sa vie, celle de ses compagnons blancs et celle des porteurs africains avec qui il travaille depuis une décennie et demi et qu’il aime.

C’est alors qu’Elisabeth, qui le revoit un soir chez lui, sort un argument massue : un chèque de 5 millions de livres. Les prestations du guide se montent habituellement autour de 200 000 £ et c’est 25 fois plus ! De quoi assurer l’éducation de son gamin jusqu’à sa majorité, même si son père disparaît…

Les mines du roi Salomon

L’expédition risquée a donc bien lieu. Allan y va à contrecœur mais par devoir puisqu’il est pauvre ; Elisabeth est riche, elle y va par devoir mais redoute au fond de retrouver ce mari qu’elle n’aime pas vraiment, ce pourquoi il l’a fuie au fin fond de l’Afrique. C’est elle qui a la fortune, pas lui, et il a voulu l’éblouir en découvrant les diamants mythiques. Des deux personnages du mâle guide aventurier Allan et de la mijaurée riche Elisabeth, les intentions sont inverses… mais ils vont se trouver. Allan veuf et brut va tomber amoureux du bibelot précieux mais courageux Elisabeth et tout finit bien qui finit le dernier.

Je vous passe les poncifs des années cinquante sur les araignées grosses comme des assiettes, les serpents monstrueux et cauteleux, les zèbres en folies galopant en horde à cause du feu en écrasant tout sur leur passage, les panthères griffues avides de chair humaine, les crocodiles mangeurs d’homme – et les nègres presque nus aussi peureux en bande que belliqueux chez eux. Tout le film se déroule sur les faux-pas de l’inadaptée Elisabeth rattrapés par le spécialiste Allan. Elle trébuche, hurle, ne sait pas grimper aux arbres ni courir sans s’essouffler, ni s’habiller pour la jungle, ni marcher sans être rapidement fatiguée, elle a soif dans le désert et tombe inanimée…

Sans dévoiler le sel de l’aventure, disons que le trio de Blancs, flanqué de deux Noirs fidèles (les porteurs ont fui), parviennent au-delà du désert dans le blanc des cartes ; qu’un compagnon élancé se révèle être un roi écarté qui vient défier son oncle pour reprendre le trône ; que la tribu jalouse des mines de diamants bruts est hostile, puis convertie ; qu’Elisabeth va enfin savoir ce que son mari est devenu.

les-mines-du-roi-salomon-roi

L’argent ne fait pas tout mais il est bien présent dans l’histoire. Argent hérité dont on fait bon ou mauvais usage selon sa morale ; argent désiré par devoir pour aider un fils ou retrouver un mari ; argent rêvé pour de mauvaises raisons, voire volé dans les mines du roi Salomon ; argent nécessaire à toute expédition pour engager des porteurs, acheter des provisions et des munitions, faire vivre les villages noirs, prolifiques en enfants.

En 1950, à la sortie du film, le devoir l’emporte encore sur l’avidité, même si la raison ne domine qu’avec peine les passions. Au fond, c’est l’instinct qui apparaît le plus fort : la pulsion de savoir, l’amour viscéral pour les êtres aimés, l’élan de vie qui vous pousse même lorsque tout paraît désespéré.

Les acteurs incarnent solidement ces désirs, ces sentiments et cette intelligence humaine – apanage supérieur des Blancs, mais pas seulement. Les Noirs sont souvent avisés à titre personnels, même s’ils agissent moutonnièrement en bande par la danse, la trouille ou l’excitation guerrière. Même les bêtes sont pourvues de ces vertus, comme ces éléphants qui protègent l’un d’eux blessé, ces lions qui ne chassent que lorsqu’ils ont faim, ou ce petit singe apprivoisé aussi affectueux qu’un gosse.

Stewart Granger est le grand mâle alpha aux épaules larges et au visage aigu qui a expérience et savoir-faire (le seigneur pirate des Contrebandiers de Moonfleet), ; il prévoit plus loin que l’immédiat et s’adapte aux réactions des autres. Deborah Kerr est la femelle qui en veut, cachant sous son attitude poseuse un vrai courage pour sa volonté. Les deux vont s’affronter, se choquer mutuellement, se défier, se jauger – et s’apprécier à la fin car ils apparaissent complémentaires.

Pour cela un bon film, malgré le charme suranné d’une Afrique de carte postale qui existait encore dans les décors naturels filmés en 1950.

DVD Les mines du roi Salomon de Compton Bennett et Andrew Marton, 1950, avec Deborah Kerr, Stewart Granger, Richard Carlson, Hugo Haas, Lowell Gilmore, Warner Bros 2016, €9.99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Fred Vargas, Temps glaciaires

fred-vargas-temps-glaciaires

Voici un bon cru Vargas, après quatre ans de diète salutaire. Son précédent roman s’était en effet un peu fourvoyé en terroir et passéisme éternel. L’auteur, dont c’est le style, garde un peu de sa lenteur et de ses répétitions maniaques, expressions de « sagesse définitive » des hommes entre eux (« ça me gratte », « la fiente de corneille mantelée », « la pelote d’algues »…) – mais cette fois l’action avance. Certes à petits pas, pas vraiment pressés, mais pour mieux savourer l’ambiance. Chacun des 48 chapitres fait avancer l’histoire.

Une série de « suicides » apparaissent comme des meurtres prémédités, tout d’abord parce qu’aucun des morts n’avait de raison de partir volontairement, mais surtout parce qu’un mystérieux H barré d’une cupule est à chaque fois retrouvé près du cadavre. Le « signe » en forme de signature n’est pas une grande trouvaille, mais fonctionne. Les enquêteurs se trouvent entraînés vers une association en mémoire de Robespierre qui fait jouer chaque année le cycle de l’Assemblée sous l’Incorruptible. Chacun vient anonymement et se déguise en acteur de la Révolution, investissant parfois son rôle de façon saisissante. Est-ce de l’histoire expérimentale ? Un essai clinique ? Une façon de masquer des activités plus douteuses ? Un anonymat du meurtre garanti ?

La description de Robespierre est en tout cas impeccable : « Sa voix s’éleva dans l’enceinte, froide, grinçante, sans coffre. Déroulant son discours, parfois réitératif, parfois terriblement talentueux, pernicieux, apaisant, agressif, le ponctuant de quelques grands gestes mécaniques » p.177. Impassible, magnétique, au regard de reptile, cet orateur emporte par sa raison glacée les esprit affaiblis par les passions. « Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le génie au bel esprit, le charme du bonheur à l’ennui de la volupté… » p.178. Il est vrai que le sire était impuissant, complètement coincé sur les femmes, compensant sa libido interdite par la puissance du pouvoir. Guillotiner, n’est-ce pas aussi châtrer ?

Reste le premier « suicide », celui d’une prof de maths pas si vieille (de celle que chaque collégien a envie d’assassiner parce qu’il ne comprend rien aux signes matheux). Cette aventurière de collège était allée en Islande une dizaine d’années auparavant, et son groupe de bobos français avait été pris sur une île dans la brume, devant survivre quatorze jours en chassant ou pêchant ce qu’ils pouvaient. Ils ont ainsi eu deux phoques, « un gros et un jeune », même si deux du groupe ne sont pas revenus, morts de froid. L’un des cadavres était la mère du jeune Amédée, dont le père se retrouve lui aussi « suicidé » deux jours après que le jeune homme ait rencontré la prof de maths, sur sa demande par lettre… Y aurait-il un lien ?

Comme toujours chez Vargas, l’intrigue est embrumée à loisir, l’esprit bordélique du commissaire Adamsberg épaississant les hypothèses et faisant tourner en bourrique toute son équipe. Il y a de la poésie dans ce type d’esprit, dit-on ; mais on se demande comment il a pu passer le concours rigoureux de commissaire selon les règles requises par l’Administration française. Disons qu’il s’agit de licence littéraire. Mais comme il garde tout des idées qui germent de sa vase cervicale, il apparaît comme un magicien lorsque sa raison émet enfin un rayon de soleil. Le final est de ce type, un « coup de théâtre » (en français dans le texte) à la Agatha Christie, les petites cellules grises alanguies et entourées de coton, mais quand même en fonction.

Le lecteur est égaré dans les paysages glaciaires de l’Islande nord, chère à Arnaldur Indridason, compère ès rompol (un clin d’œil ?). Il est fourvoyé dans l’esprit tordu de Maximilien Robespierre, vertueux jusqu’à la terreur, maniaque de pureté jusqu’au crime. Mais il assiste aussi à une belle histoire d’amour et de fidélité entre deux garçons abandonnés, à un geste de fidélité d’une femme rigoureuse qui se sent mourir, au courage superstitieux des pêcheurs d’Islande, au bonheur du vin blanc de Sancerre choisi par Danglard « chez un petit producteur » et de la douceur au doigt et au palais des pommes paillasson concoctées par une aubergiste inconnue des guides gastronomiques en forêt des Yvelines.

Il y a des nuages et de la lumière dans cette comédie humaine et, ma foi, le roman se lit bien, sans temps mort. Même si l’intrigue n’est guère originale, ce sont les personnages qui comptent le plus, et ils sont fouillés dans leurs retranchements pour le plaisir de la littérature. Je ne vous révèle rien du mécanisme et de qui est coupable, c’est le jeu de la critique, sauf que j’ai aimé ce bon cru Vargas 2015 – et je suis, comme vous le savez, exigeant.

Fred Vargas, Temps glaciaires, 2015, J’ai lu policier 2016, 477 pages, €8.20

e-book format Kindle, €7.99

Les romans de Fred Vargas sur ce blog

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Montherlant, qui êtes-vous ?

Rares sont ceux qui connaissent encore cet homme de théâtre classique, ce romancier libertin, cet essayiste libre, mort volontairement en 1972 parce qu’il perdait la vue. Voir, c’est être « lucide » (de lux, la lumière) ; ne plus voir, c’est mourir un peu, perdre l’un des sens essentiels – celui que préférait Montherlant.

Je crois que l’on peut tenter de cerner Henry de Montherlant en quatre S. Peut-être s’en échappera-t-il, irréductible à jamais ? Il reste que ce carré de S est ce que je retiens : sensualité, sensibilité, syncrétisme, solitude. Au fond les quatre étages de l’humain.

henry de montherlant photo

Sensualité pour le corps. Qui a dit mieux que lui le chant du désir, dès l’enfance ? La douceur des peaux, la candeur des yeux, la grâce des silhouettes ? Et en quelle langue plus limpide ? Seuls les sens ne dupent pas. La culture importe peu ; la lecture ne sert qu’à retrouver le goût de la vie. Ainsi de ‘Quo Vadis’, à 8 ans, qui lui a révélé avec brusquerie un monde inconnu de passions humaines derrière la façade sage et officielle du monde classique. Les orgies de Néron, les exploits sportifs, le danger, la vitalité du monde païen – ce bouillonnement physique, affectif et sexuel, a trouvé son écho chez le petit Henry. Il en est devenu violent, cynique et dur pendant plusieurs années ; il a su que cette violence, ce cynisme et cette dureté faisaient aussi partie de lui. L’important est là : « to cure the soul by the senses » (soigner l’âme par les sens), rappelle-t-il dans Service inutile (Pléiade p.718). Pour lui, il y a d’abord la spontanéité ; c’est l’infinité des sensations présentes qui méritent toutes d’être considérées. Elles nous définissent autant que l’idée consciente que nous avons de nous. Le soi est un bloc, on ne peut en casser impunément une partie. C’est pourquoi il aime les bêtes et les enfants, tous deux sont insatiables ; ils boivent sans retenue aux fontaines du désir, ils vivent l’instant présent, la joie présente, le désir hic et nunc. Bêtes et enfants sont naturellement comme l’adulte qui jouit sexuellement : leur esprit est plus vif, leur corps tout excité, leur humeur, leur courage, leur goût de vivre et d’aimer sont ragaillardis. Le sport peut atteindre lui aussi cet état de grâce physique où les muscles et le cerveau fonctionnent plus vite, de concert. Le sport est ‘réel’, parce qu’aucun mensonge n’est possible : celui qui court vit au rythme de sa physiologie ; il ne peut tricher avec lui-même. L’immense liberté du jeu le commande, reconquise sur l’existence. Le paroxysme, c’est l’effort, le combat, la vie dans la grâce et la lutte avec la Bête, la corrida. Poésie et violence – repos et combat – tel est le monde de la Méditerranée, la vie raffinée, les jardins, les poètes, les oasis, la beauté des corps dénudés par la chaleur, les plaisirs de l’eau, le goût des fruits ; mais aussi le sport, l’émulation, la bataille, les chevauchées, les phalanges grecques, la conquête et la Reconquista. Montherlant aime la Méditerranée, sensuelle et violente. Ses valeurs y sont enracinées : Rome d’abord, Athènes et Bethléem ensuite.

Sensibilité pour le cœur. Qui a mieux écrit sur l’amour adolescent, l’émotion au bord des larmes pour un être frêle et digne d’être aimé ? Montherlant est à l’écoute des êtres. Où qu’il se trouve, il les observe, il les admire ou il les juge – souvent il les estime, pour une part d’eux-mêmes qui lui plaît. Cette attention aux autres se marque dans ses œuvres : Gérard, 12 ans, dans La relève du matin – ce qu’il dit est presque la sténographie d’une rencontre qui a vraiment eu lieu. Il fait revivre un instant : les traits, les paroles, les impressions produites sont seules ce qui vaut d’un être. Il retiendra Gérard, un aspirant tué, Moustique, et beaucoup d’autres. La beauté se reconnaît à l’émotion qu’elle inspire ; en elle se fondent le bon et le mauvais ; elle est par-delà la morale car elle inspire le respect et l’amour. Rien de fondamentalement mal ne peut sortir d’elle. L’écriture n’est juste que si l’émotion a résonné dans la poitrine de celui qui l’exprime ; toute convention ne pourrait être qu’appauvrissement. Tout vient des êtres ; tout ne doit venir que des êtres. Tout prodigue qu’il fut, Montherlant est resté fidèle à un seul amour toute sa vie, un amour adolescent : Philippe. Tous les six ou sept ans, il rêve de lui et en est à chaque fois bouleversé. C’est étrange et émouvant. Il se disait : « mâle au possible, avec des nerfs de femme, et des idées d’enfant » (Malatesta, Pléiade p.557).

Syncrétisme pour l’esprit. Qui s’est le mieux ouvert à toutes les passions, à toutes les idées et à tous les tourments du monde de son époque ? Qui a mieux su les balancer l’un par l’autre pour les mieux faire servir l’existence ? La morale est cela : ne rien refouler pour mieux dominer. Le masque remédie à l’inachèvement ; il est caricature, outrance, mais aussi essentiel. Il aide à s’exprimer car, sous son enveloppe, l’être reste libre. C’est ainsi que l’on peut se prendre alternativement pour tel ou tel personnage qui séduit : pour Néron, pour Pétrone, voire pour le lion de l’arène. Ainsi défoule-t-on ses instincts par les fantasmes, tout en sachant bien, par devers soi, que tout cela n’est qu’un rôle de théâtre. Mais dans le foisonnement des personnages imaginaires, il faut rester maître de soi, savoir se garder, comme l’apprend la corrida ou tout sport de combat. Être exact, précis, sec, efficace. C’est une école de sobriété et de vérité. « Dans le sport, pas d’appel. Celui qui a sauté 5 cm de moins que l’autre ne vient pas nous parler de son droit » (Entretien avec Frédéric Lefèvre). La morale superficielle et factice de « la jeunesse » lui répugne, la morale du négoce des ‘occupati’ l’ennuie. Agent d’assurance deux ans chez son oncle, Montherlant jure bien qu’on ne l’y reprendra plus. Il est et reste un ‘otiosi’ selon Sénèque, un oisif chez qui l’absence de préoccupations engendre la liberté intérieure. « L’effort constant d’une vie doit être d’élaguer pour nous concentrer avec une force accrue sur un petit nombre d’objets qui nous sont essentiels » (Solstice de juin, Pléiade p.923). Ne pas s’encombrer les bras de bagages, ni l’esprit d’idées, ni le cœur de conventions, ni les instincts de refoulements. Fonder sa culture sur un petit noyau d’auteurs chéris. Montherlant n’a pas de goût pour l’Allemagne, ni pour Platon, ni pour les Sophistes. Son modèle, le héros de son temps, est Guynemer : il ne lisait que des lettres d’enfants et de soldats ; il est mort vierge, comme Parsifal. Une façon aussi de ne pas s’encombrer le cœur.

Montherlant Essais Pleiade

Pour l’âme, la solitude. Soldat velléitaire, il voit la dureté de la guerre et écrit, le 5 juillet 1918 : « Je reviendrai de la guerre un vrai requin, un vampire, un épervier formidable d’égoïsme et sans plus un seul scrupule : je ne ferai plus rien que par intérêt personnel ». C’est dire la brutalité de l’expérience sociale que révèle la plus absurde des guerres. Homo homini lupus. L’injustice n’est qu’un mot ; seuls méritent que l’on sorte de sa réserve ceux qu’on aime (lettre du 28 février 1919). L’artiste n’a pas à faire école, à convaincre, ni à améliorer autrui. Il cherche seul ce qui l’enthousiasme pour trouver la nature humaine. Là est son rôle, et la nature de l’homme est seul ce qui compte. Montherlant ne croit pas en Dieu. Agenouillé à Lourdes, à 15 ans, il souffre « d’être dans le même état d’âme qu’à l’hôtel ». Aucune émotion fervente en lui, dans cette église pourtant réputée pour faire des miracles. ; il ne pense qu’à des choses profanes. Le mysticisme n’est pas pour lui. Le catholicisme, en revanche, le séduit par ses pompes et par sa discipline qui mène, parfois, à la grandeur. « Au fond, je tourne autour de ce vieux problème, concilier l’Antiquité païenne et le catholicisme ». A chaque homme de devenir dieu : thème nietzschéen.

Quant à la mort, nous allons à elle comme nous venons au monde, sans l’avoir demandé. La mort est inéluctable. Cependant, elle n’est qu’à l’horizon, sauf hasard. En attendant, la vie est remplie de choses amusantes qu’il faut accomplir en sachant qu’elles n’ont qu’un temps et qu’elles sont inutiles.

Comme Villon, Stendhal, Flaubert ou Aragon, peu importe l’homme réel et la vie qu’il a menée, c’est un travers mesquin de notre époque que de juger avec le moralisme d’aujourd’hui ce qui se faisait hier. Ce qui compte est son œuvre littéraire, elle est grande, elle inspire, et aide à vivre. Le prodigue nous montre la voie.

Henry de Montherlant, Essais, Gallimard Pléiade, 1963, 1648 pages, €62.00
Henry de Montherlant, Théâtre, Gallimard Pléiade 1955, 1472 pages, €49.50

Henry de Montherlant, Romans 1, Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages €59.00
Montherlant sur ce blog (citations et chroniques) 

 

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Montherlant contre la morale petite-bourgeoise

Henry de Montherlant est mort – volontairement – depuis plus d’une génération. Engagé volontaire en 1918, rengagé volontaire en 1939, il a soutenu sa patrie malgré son désir d’indépendance. Mais qui aime bien châtie bien. Il n’a cessé de stigmatiser la perte de vitalité française depuis 1918, le laisser-aller moral, la lâcheté petite-bourgeoise… qui dure encore.

Lui, aristocrate picard dont une branche remonte à la noblesse de Castille, il a cherché aux sources : l’enfance dans la ‘Relève du matin’, la soif dans Aux fontaines du désir’, l’ailleurs stimulant dans ‘Un voyageur solitaire est un diable’, les raisons de vivre et de mourir dans ‘Mors et vita’, l’éthique personnelle dans un siècle matérialiste avec ‘Service inutile’.

Il a vu le retour possible de la guerre dès 1919 ; il a raconté l’impréparation politique, le je-m’en-foutisme du commandement, le crétinisme des vieilles badernes parlementaires et le conformisme des militaires en 1938 ; il a décrit le désastre, l’exode et la débâcle de 1940. Il y eu certes la perte d’énergie d’un peuple saigné entre 1914 et 1918 – mais l’Allemagne le fut aussi. Il a mis plutôt en cause la morale du pastis et de la belote avec ce mot d’ordre national « Pas d’histoires ! ». L’âme de tout réduire au « petit », au « gentil », à l’insignifiant. L’effondrement de 1940 était écrit.

Devant la persistance de la société de Cour, du conformisme bachoteur des Grandes écoles, de l’hypocrisie devant l’argent, des coups politiques permanents, de l’histrionisme télé et footeux, on se dit que notre XXIe siècle commençant ressemble étrangement au XXe siècle débutant. Et que Montherlant a écrit quelques pages d’une morale française qui perdure. Citations :

« Car je méprise moins la dernière des bigotes que ceux qui, levant la tête et se prétendant libres, vacillent devant la première liberté qu’on leur offre » Aux fontaines du désir 1925, p.244. Les burkinis sont plus fières de leur provocation que les chiens couchants de la soumission à prétexte tiers-mondiste et repentant.

burkini vahine

« C’est suivre les autres sur leur terrain, que répondre à l’aiguillon ; c’est se faire manœuvrer. Tenons que l’absence d’amour-propre est quelquefois vertu, si laisser dire est toujours force de caractère. Il montre le courage qu’il faut pour ne pas céder à cette terreur d’être seul, ou seulement de la minorité, qui est une des plaies de la France d’aujourd’hui » Service inutile, 1935 p.668. La plaie de de bêler avec les moutons, de « réagir » (d’être donc « réactionnaire ») à toute provocation fomentée exprès par une clique d’islamistes qui cherchent à déstabiliser le consensus républicain et forcer à la guerre civile.

« Un imbécile est fait pour être homme de parti : ne voyant que sa vérité, il ne saurait en renier d’autres » Aux fontaines du désir 1925, p.280. Nos partis politiques, nos « zassociations » toujours promptes à revendiquer et à crier au scandale, sont remplis d’imbéciles – leur vérité bornée par leur petit esprit et par le groupe fusionnel.

2014 paysage partisan france

« Quant à ce qui est simplement hors du commun, cela paraît ‘ridicule’. Surtout en France, nation petite-bourgeoise et qui adore le petit. Dante, Michel-Ange, Shakespeare, Byron, Wagner ont été d’abord jugés ridicules, ici, parce que ‘bizarres’, c’est-à-dire autre chose que petit-bourgeois. Le XVIIe siècle est pour nous le grand siècle parce qu’il a affadi tout ce qu’il a touché : l’antiquité comme l’épopée moresque » Aux fontaines du désir 1925, p.260.

Fonctionnaires et système scolaire pour un même combat : le convenable. « Cette grande conspiration française contre la naïveté et le naturel ! Les mots d’ordre du primaire ne sont pas si différents de ceux du classique : pas de lyrisme, pas de fantaisie, pas de vision vraie de la réalité, pas d’expression directe de ce qui est ressenti, tout cela est ou ridicule ou choquant : un peuple avec perruque, aujourd’hui avec certificat d’études, ne saurait le supporter. Le jargon de nos petits intellectuels avancés sert un idéal bien opposé, certes, à celui des beaux esprits de Versailles ou à celui des scolastiques : n’importe, ‘tarte à la crème’ et ‘baralipton’ y montrent le nez. Le lit de Procuste sur lequel un professeur de 1928 étend une page d’écrivain, pour la mutiler de tout ce qu’elle a de vigoureux et d’inspiré, ou une copie d’écolier, pour y barrer rageusement tout ce qu’elle a de personnel et qui sente la valeur, c’est un meuble national, le même depuis des siècles : le duc de Roannez y étendit Pascal, Fontanes y étendit Chateaubriand, lequel y avait étendu Dante, etc. Quand Hugo et Zola veulent parler du peuple, ils en font une description « littéraire », c’est-à-dire fausse, tout comme un auteur de bergeries du XVIIIe siècle, et c’est seulement parce que cette description est fausse qu’elle a plu et qu’elle a été acceptée » Service inutile, 1935 p.610. L’idéalisme, le monde en Bisounours – cette plaie du petit-bourgeois bien-pensant.

droite ou gauche

La « morale de midinette » plus que jamais à l’œuvre : « Peur de déplaire, peur de se faire des ennemis, peur de ne pas penser comme tout le monde, peur de peindre la réalité, peur de dire la vérité. Mais, en fait, ce sont tous les Français qui, depuis le collège et dès le collège, ont été élevés sous le drapeau vert de la peur. Résultat : le mot d’ordre national « Pas d’histoires ! » ; la maladie nationale : l’inhibition. Depuis près d’un siècle, depuis vingt ans plus encore [1918] on injecte à notre peuple une morale où tout ce qui est résistant est appelé « tendu », où ce qui est fier est appelé « hautain », où l’indignation est appelée « mauvais caractère », où le juste dégoût est appelé « agressivité », où la clairvoyance est appelée « méchanceté », où l’expression ‘ce qui est’ est appelée « inconvenance » ; où tout homme qui se tient à ses principes, et qui dit non, est appelé « impossible » ; où tout homme qui sort du conformisme est ‘marqué’ (comme on dit dans le langage du sport) ; où la morale se réduit presque exclusivement à être « bon », que dis-je, à être « gentil », à être aimable, à être facile ; où la critique se réduit à chercher si on est moral, et moral de cette morale-là » L’équinoxe de septembre, novembre 1938, p.843. La gauche dégoulinante de jérémiades déconsidère ce qui a fait longtemps le souffle de la gauche ; les associations anti, professionnels du choqué, déconsidèrent ce qui a fait longtemps la noblesse de leur combat, la défense des faibles et des minorités ; les politicards courant derrière les sondages à coup de communication et de petites phrases déconsidèrent ce qui a fait longtemps la noblesse de la politique : servir l’État.

Aboitim avait raison : voir le monde au bout de la truffe en dit plus sur le monde politico-médiatique français que bien des analyses. « Montre-moi ton chien, je te dirai qui tu es. Une certaine petite bourgeoisie française, en supportant, que dis-je, en adorant le contact journalier, la cohabitation avec d’immondes roquets, que nous ne regardons qu’avec nausée, nous ouvre un jour sur elle-même. Il y a dans le mystique musulman Al Hallaj l’histoire d’un chien qui suivait un homme, et qui était l’âme de cet homme. Le roquet de cette petite bourgeoisie française, c’est son âme » Service inutile, 1935 p.641.

Henry de Montherlant, Essais, Gallimard Pléiade, 1963, 1648 pages, €62.00
Montherlant sur ce blog (citations et chroniques)

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Amour grec antique

buffiere eros adolescent

PRÉALABLE :

Je ne cautionne en RIEN les pratiques mentionnées ci-après, J’EXPLIQUE ce que fut la conception grecque antique. Il s’agit de science historique, pas de morale.

Le massacre islamiste d’une cinquantaine de gais dans une discothèque de Floride à Orlando rappelle combien les religions du Livre issues du Moyen-Orient, que ce soit la juive, la chrétienne ou la musulmane, sont intolérantes au désir sexuel. Le seul désir licite est réservé à Dieu pour Sa gloire, la reproduction en série de Ses fidèles, et l’obéissance soumise à Ses commandements. Tout le reste est péché et éternelle consomption dans les flammes de l’enfer : car c’est prendre à Dieu que de désirer autre chose que Lui, de préférer la chair à l’esprit, le matérialisme de ce monde à la gloire de (l’hypothétique) autre. Dieu est totalitaire, il commande tout et exige soumission, il veut tout pour lui, en Père archaïque.

Bien différentes étaient les sociétés européennes antiques. Thucydide fit même de la nudité en Grèce un symbole de civilisation ! Nul ne peut comprendre la civilisation occidentale et l’histoire de la Grèce antique, sans saisir au fond ce phénomène social de la pédérastie. Qu’elle que soit la position de chacun sur le sujet, approbation, indifférence ou dégoût, le désir homosexuel est un fait humain. Qu’il soit inné ou acquis, en propension dans le besoin affectif durant l’enfance ou déclenché par une éducation trop rigoriste (Mateen, l’islamiste, avait longuement fréquenté la boite gai, manifestement très tenté…), ce n’est pas un « choix » de vie. Mais ce désir multiforme n’est pas le Mal en soi, seules ses conséquences peuvent être bonnes ou mauvaises.

dover homosexualite grecque

Les sociétés antiques européennes reconnaissaient le désir dans ses multiples manifestations : polymorphes durant l’enfance (la sensualité de l’eau, des pieds nus sur la terre, des caresses maternelles), panthéistes à l’adolescence (se rouler nu dans l’herbe mouillée, se frotter aux arbres, exercer ses muscles et les voir jouer sous la peau, se mettre torse nu, s’empoigner avec ses camarades), génitales avec la maturité (le désir se focalise). Mais les Grecs n’avaient pas de mots pour distinguer homosexualité et hétérosexualité. Chacun, selon les moments, pouvaient réagir à des stimuli homos ou hétéros mais la bisexualité comme mode de vie n’était pas admise. Le désir réciproque d’hommes appartenant à la même classe d’âge, s’il était naturel dans la sensualité enfantine et la sexualité exploratoire adolescente, n’était pas socialement bien vu au-delà, vers 18 ans. Le citoyen guerrier adulte était un mâle actif, destiné à éduquer les plus jeunes et à faire des enfants, pas à s’égarer dans une sexualité stérile pour la cité. On se mariait, honorait sa femme, mais on lutinait les beaux éphèbes.

Les causes de la pédérastie grecque sont historiques. À relief haché, atomisation politique ; le problème majeur des cités en guerre perpétuelle était la survie. La fonction qui comptait le plus était inévitablement le guerrier : citoyen, adulte, mâle. Les femmes, peu aptes au combat car souvent enceintes ou flanquées de marmots, furent dépréciées à l’aune des valeurs de la cité. Du fait de leur moindre disponibilité physique, on en vint à mettre en doute leurs capacités physiques, puis intellectuelles, et même leur volonté. Pour les mâles, rompus aux durs exercices militaires et à la contrainte du danger, les femmes ne savaient pas résister aux tentations de la sécurité, du confort et du plaisir ; on les croyait portée à la soumission. Mariées tôt, vers 15 ans, peu cultivées sauf exception, elles étaient confinées au gynécée où elles avaient la garde des enfants en bas âge. Une « femme honnête » selon les critères grecs ne pouvait sortir de chez elle que pour trois raisons : participer à une fête publique, faire des achats, accomplir des obligations religieuses.

baiser eraste et eromene vase grec

Faisant de nécessité vertu, les hommes mariés tard, vers 30 ans, s’entraînaient à la guerre et valorisaient les vertus viriles. Nul ne peut s’étonner qu’ils désirassent alors des adolescents au teint frais, au corps souple, au cœur tendre, qui exhibaient leur nudité sur les palestres. Ils avaient sur les femmes plusieurs avantages : leur liberté, leur adhésion aux valeurs des guerriers, et une grâce comparable à celle des corps féminins. Les jeunes mâles apparaissaient bien supérieurs aux filles en intérêt et en disponibilité. Les vases représentent éraste (protecteur barbu) et éromène (éphèbe imberbe et cheveux longs) face à face, en caresses ou en baiser.

Les garçons étaient jugés pour ce qu’ils promettaient d’être une fois épanouis. Le courage, la résistance à la douleur, la fidélité, la musculature, étaient valorisés. La qualité des relations entre aînés et plus jeunes était pour lors différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Les rapports se devaient d’être complets, car la formation d’un guerrier sollicite toutes les capacités humaines : les sens, l’affectivité, l’esprit et l’idéal. Un soldat se doit d’être physiquement fort, moralement courageux, intellectuellement rusé, et de croire à ce qu’il fait. La relation la plus riche est avec un être en complète harmonie avec soi, qui valorise toutes ces qualités communes. Si les citoyens pouvaient aussi assouvir leurs désirs sexuels sur les prostituées ou sur les jeunes garçons esclaves, leur inclination profonde allait vers ces guerriers en fleur qu’ils côtoyaient et entraînaient chaque jour, dont l’admiration et la séduction leur importait.

eraste et eromene vase grec

Le combat avait induit un culte du corps fondé à la fois sur la puissance et sur la souplesse. La beauté (kalos) est avant tout physique en Grèce antique : l’allure, le teint, la conformation équilibrée, les gestes mesurés et hardis. Kalos n’est pas employé au sens moral. L’idéal traduit par la sculpture et la peinture de vase est l’éphèbe de 12 à 18 ans, au corps harmonieusement développé par la pratique du pentathlon (lutte, course, boxe, saut en longueur, lancer du disque, lancer du javelot). Ces exercices sont complets, ils donnent souplesse, endurance et force. Aucune partie du corps n’est privilégiée, donc hypertrophiée ; la musculation est générale, le corps est aimé pour ses possibilités, non pour son apparence. La beauté grecque n’a donc rien à voir avec celle de nos messsieurs Muscles chère aux homosexuels contemporains, mais plutôt avec celle des nageurs juvéniles.

Durant l’été grec, sur les palestres aux senteurs balsamiques où l’on s’exerçait nus entre pairs, dans les gymnases où l’on se frottait mutuellement d’huile ambrée avant de s’empoigner et de rouler dans la poussière, la sensualité faisait partie du quotidien ; elle était naturelle, admise, encouragée. L’exercice échauffe, le contact électrise, la performance séduit, la concurrence stimule. La grâce corporelle et l’effort d’un être jeune émeuvent toujours le plus âgé. La vulnérabilité des anatomies en développement fait que les coups, les prises et le cuir participent d’une obscure fascination.

adulte et adolescent palestre

Quant aux adolescents, ils ne restent pas des anges (il n’y a pas d’abstraction éthérée que sont les anges dans les sociétés antiques). Travaillés de puberté, ne pouvant par interdit social aborder les filles, ils ne sont pas insensibles aux désirs virils ; ils admirent les plus forts, les plus glorieux, ils voudraient les imiter en tout et être valorisés par eux. Leur sensualité s’extériorise, ils cherchent à séduire, se mettent en valeur. C’était un honneur que d’être désiré ; l’estime de soi en était valorisée.

Mais le désir est lié à l’estime, et l’on ne peut estimer ce que l’on peut acheter. En outre, ni les femmes, ni les esclaves, ni les prostitué(e)s ne pouvaient parler combat ou philosophie, ni adhérer aux valeurs du citoyen guerrier. Le besoin de relations personnelles intenses ne pouvait être satisfait que par un semblable en devenir. Le mariage, les enfants, la communauté, ne satisfaisaient pas pleinement cette exigence. L’amour profond ne pouvait naître du couple, où l’égalité ne régnait pas, ni des amis politiques ; il se fixait plutôt sur un être à protéger, à éduquer, à élever au même rang que le sien.

Tout n’était pas permis : aucune fellation entre éphèbe et adulte n’est présentée sur les vases peints (alors qu’il en existe pour les couples hétéros et entre pairs adolescents), et le coït anal est une forme de mépris (réservé aux prostitués, passifs par nature) ou de domination (les bergers entre eux). Les positions de la femme (dominée) dans les représentations antiques sont bien distinctes de celles de l’adolescent. Celui-ci est aimé debout, de face, entre les cuisses ; à l’inverse, la fille est prise par derrière et penche le buste ou bien se trouve dessous si l’amour se pratique allongé.

caresse eraste et eromene vase grec

La distinction cruciale est entre actif et passif ; le citoyen libre ne peut être passif, ce serait déchoir et laisser entendre à cette société de guerriers que l’on admet être « vaincu ». L’adolescent peut encore se permettre de jouer sur l’ambiguïté, de se laisser aimer, de s’offrir à qui le valorise socialement, de se travestir durant les fêtes : il n’est pas égal de l’adulte, ni mûr, ni citoyen responsable. Une fois l’âge atteint d’être citoyen, ce genre de comportement lui est socialement interdit : ce serait vouloir rester dans l’immaturité, irresponsable et poids mort pour la cité.

L’amour entre adulte et garçon (jamais avec un enfant non pubère) n’est reconnu socialement que s’il est une véritable relation affective, dont le but est l’éducation du futur citoyen guerrier. Il s’agit d’un vieux rite d’initiation attesté en Crète et resté fort à Sparte, répandu dans tout le monde grec. Mais à Athènes, prostitution et proxénétisme sur la personne de citoyens libres, femmes ou enfants, étaient des crimes, tout comme le viol, et passibles de mort.

L’enseignement grec est chose vivante, de main à épaule, de bouche à oreille, d’esprit à esprit. Il nécessite un maître et non des livres. Il vise à acquérir le savoir par raisonnement contradictoire de l’accoucheur d’âme, mais aussi à forger les vertus par l’exemple. Éduquer, c’est élever et non gaver. Inculqué par l’érotisme, l’affection et l’estime, l’enseignement grec forme des hommes complets, robustes, trempés et brillants. Pour Platon, l’amant féconde spirituellement l’aimé en déversant son sperme entre ses cuisses, la tendresse en son cœur et le raisonnement en son esprit. Il devient le père de ses connaissances et de ses vertus, il couve ses affections, il surveille sa valeur physique, morale et intellectuelle. L’amour ouvre à la connaissance parce que l’être entier a soif et arde de remonter à la source. La beauté d’un corps incite à la beauté du cœur, prélude à découvrir la beauté d’une âme.

sergent homosexualite et initiation chez les peuples indo europeens

Dernier stade de l’amour pédérastique, le dévouement. Le garçon aimé devient sacré ; on peut mourir pour lui ou avec lui – et réciproquement. Ainsi tombèrent à Chéronée les Trois-cents de Thèbes. Là se révèle le sentiment cosmique que les Grecs avaient de cet amour. Si Aphrodite préside à l’amour entre homme et femme, c’est Éros qui préside à l’amour des adolescents. Éros apparaît avec Hésiode comme l’une des forces qui succèdent au chaos, bien avant que naissent les dieux et les hommes. Il pousse les éléments de la matière à s’assembler et à s’unir. Il apparaît ainsi comme le lien individuel le plus fort dans la cité. Celle-ci, pour sa survie, l’encourage, car Éros est liberté : il lie les guerriers, assure la transmission des vertus, protège contre les ennemis ; il assemble les citoyens et protège contre les tyrans (Harmodios et Aristogiton).

L’amour grec a donc peu à voir avec le mythe qui court les esprits aujourd’hui. Les pédérastes d’Occident qui agressent les impubères auraient été condamnés pour viol en Grèce ancienne, les homos de plus de 18 ans méprisés comme soumis, les obsédés sexuels et les pervers du fist-fucking châtiés.

L’amour grec était bien circonscrit par ses acteurs et dans ses buts. Moyen d’éducation hors pair, façon la plus efficace de former par l’exemple et l’attention des guerriers hors du commun, il respectait la personne de l’adolescent et ne se poursuivait pas après l’apparition de la première barbe, vers 16 ans. La sexualité n’était que secondaire, loin derrière l’érotisme sensuel, l’amitié tendre et l’estime personnelle. Car ce qui comptait, en Grèce ancienne, était non le Bien en soi mais la vertu, non le Mal absolu édicté par commandement de l’au-delà mais le vice ici et maintenant. L’individualisme n’existait pas : était encouragé ce qui était bon pour la cité, puni ce qui était mal pour la collectivité.

Xénophon le résume à merveille lorsqu’il évoque Lycurgue dans la République des Lacédémoniens : « Quand un homme qui était lui-même honnête, épris de l’âme d’un jeune garçon, aspirait à s’en faire un ami sans reproche et à vivre avec lui, il le louait et voyait dans cette amitié le plus beau moyen de former un jeune homme » 2.13.

Catégories : Art, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,