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La volonté elle-même est encore prisonnière, dit Nietzsche

Zarathoustra singeant le Christ rencontre sur un pont des bossus, des infirmes. Qui lui demandent de faire un miracle : leur rendre leurs attributs handicapés. Mais Zarathoustra n’est pas le Christ, il n’est pas Dieu sur la terre, il ne crée pas ex-nihilo de l’esprit à partir de la poussière. Il est humain et plus qu’humain, mais fait avec ce qui est. « Si l’on enlève au bossu sa bosse, on lui prend en même temps son esprit – ainsi parle le peuple. » Et pourquoi Zarathoustra n’apprendrait-il pas du peuple ? Il est le bon sens, le sens commun, la sagesse des nations.

Car il y a pire : les infirmes à rebours. Ceux-là ont l’air normaux, ils sont comme vous et moi, pas handicapés d’apparence. Sauf que l’un est tout oreille, l’autre tout œil, l’autre n’a pas de jambe et un autre encore a perdu la tête. Les humains peuvent être infirmes sans être mutilés, il suffit qu’ils privilégient un sens au détriment de tous les autres. Celui qui n’est qu’oreille ne pense pas, il écoute et ne fait qu’écouter. Celui qui n’est qu’un œil ne voit pas, il capte et ne rend rien. Celui qui est ingambe ne marche pas, il fait du surplace sans jamais avancer. Quant à celui qui a perdu la tête, est-il encore humain, canard sans tête, fou à lier, débile mental ?

Tant que l’humain ne s’est pas rassemblé, tant qu’il n’est pas un tout régi par la volonté, l’humain ne saurait atteindre au sur-humain. « Ceci est pour mon œil la chose la plus effrayante que de voir les hommes brisés et dispersés comme sur un champ de carnage. Et lorsque mon œil fuit du présent au passé, il trouve toujours la même chose : des fragments, des membres et d’épouvantables hasards – mais point d’hommes ! » Il ne saurait y avoir d’avenir parmi les fragments de l’avenir. Au contraire, « Tout ce que je compose et imagine ne tend qu’à rassembler et à unir en une seule chose ce qui est fragment et énigme et cruel hasard ! »

« Volonté – C’est ainsi que s’appelle le libérateur et le messager de joie. C’est là ce que je vous enseigne, mes amis ! Mais apprenez cela aussi : la volonté elle-même est encore prisonnière. » La volonté est impuissante envers tout ce qui a été fait. Elle ne peut pas briser le temps, revenir sur ce qui fut. Elle ne peut que modeler le présent pour en faire un avenir, mais le passé contraint. Il nous faut faire avec. « Ceci, oui, ceci seul est la vengeance même : la répulsion de la volonté contre le temps et son ‘ce fut’. » Songeons au colonialisme : nous ne sommes plus colonisateurs ni imbus de coloniser, mais « la colonisation » nous colle comme le sparadrap du capitaine Haddock. Pas la peine de la nier ; pas la peine de se confondre en « repentance » – tout cela est vain et n’effacera pas le passé. Il nous faut faire avec pour enfanter un avenir.

« ‘Châtiment’, c’est ainsi que la vengeance se nomme elle-même : sous un mot mensonger elle simule une bonne conscience. Et comme chez celui qui veut il y a de la souffrance, parce qu’il ne peut vouloir en arrière – la volonté elle-même et toute vie devraient être : châtiment. » C’est ainsi que l’on peut comprendre la repentance des modernes qui se châtient d’être coupables à jamais ; c’est ainsi que l’on peut comprendre surtout les fascismes et le communisme : châtier le passé dans les humains présents. Punir le bourgeois d’être né bourgeois, le Juif d’être né juif, le capitaliste d’être né dans l’entreprise et la fortune. Or, raisonne Nietzsche, « aucun acte ne peut être détruit  : comment pourrait-il être annulé par le châtiment  ? Ceci, oui, ceci est ce qu’il y a d’éternel dans l’existence, ce châtiment, que l’existence doive redevenir éternellement action et coulpe. À moins que la volonté ne finisse par se délivrer elle-même, et que le vouloir devienne non vouloir ». Est-ce renoncement ? Non – acceptation. « Jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : c’est là ce que je veux. C’est ainsi que je le voudrais. » Mais ce n’est pas suffisant.

Vaste programme, dont Nietzsche est conscient. « Il faut que la volonté, qui est volonté de puissance, veuille quelque chose de plus haut que la réconciliation. » Avis au président Macron : la politique, c’est autre chose que la réunion atour d’une table. Le passé est le passé et éternel retour du même. Le même n’est pas l’identique mais ce qui est constant ; l’histoire ne se répète jamais mais ses schémas si. L’avenir et la volonté sont cependant des concepts compliqués et Zarathoustra parle tordu puisqu’il est devant des tordus ; il ne parle pas à ses disciples comme cela, ils ne comprendraient pas.

Il faut que l’homme soit maître de son destin pour avancer, il faut que sa volonté établisse ses propres lois. Il faut avec courage accepter ce qui est et son destin, amor fati, mais croire au fond de soi que là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin. Pas d’idéalisme ni de repentance, mais le courage d’accepter et de surmonter ce qui vient. L’homme surmonté n’est pas celui qui s’efface dans la réconciliation avec tout et tous, qui n’est rien que le courant (nihilisme passif tel le bouddhisme ou les écolo-décroissants) ; ni celui qui critique et dissout toute action et toute volonté dans l’acide de la déconstruction (nihilisme actif tel le trotskisme ou les écolos-apocalyptiques).

Non, l’homme surmonté est celui qui est maître de son destin et qui affirme et décide. Il est celui qui dit « je veux ». Et nos politiciens feraient bien d’en prendre de la graine, au lieu de se laisser aller par démagogie au flot des circonstances (une polémique sur ce qui survient, la querelle des egos, et on recommence – un choc, vite une loi ! – sans jamais une vision de l’avenir ni de décisions sur ce qu’ils veulent).

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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