Philosophie

Nul ne fit mieux la guerre que César, montre Montaigne

Dans le chapitre XXXIV du Livre II des Essais, notre Périgourdin poursuit son étude de Jules César. Il l’aime fort pour ses vertus, sauf le défaut de vanité, et son art de faire la guerre. « Ce devrait être le bréviaire de tout homme de guerre comme étant le vrai et souverain patron de l’art militaire », dit-il, des écrits de Jules César. Outre qu’il use d’une langue précise et agréable, il montre de l’intelligence stratégique et du bon sens pratique. Allier les deux est assez rare pour qu’on le remarque.

Il cite quelques traits marquants de son génie militaire.

Il augmente le réel des forces de l’ennemi devant ses soldats afin « de trouver les ennemis plus faibles qu’on avait espéré. »

« Il accoutumait surtout ses soldats à obéir simplement sans se mêler de contrôler ou parler des desseins de leur capitaine, lesquels il ne leur communiquait que sur le point de l’exécution ; et prenait plaisir, s’ils en avaient découvert quelque chose, de changer sur-le-champ d’avis pour les tromper. » La surprise est un art de la guerre.

Il usait de diplomatie pour gagner du temps et préparer ses forces. « Car il redit maintes fois que c’est la plus souveraine qualité d’un capitaine que la science doit prendre au point les occasions, et la diligence, qui est en ses exploits à la vérité inouïe et incroyable. »

« Il ne requérait en ses soldats autre vertu que la vaillance, ni ne punissait guère autres vices que la mutination et la désobéissance. Souvent, après ces victoires, il leur lâchait la bride à toute licence, les dispensant pour quelque temps des règles de la discipline militaire. » Mais il avait grande sévérité à les réprimer en cas de mutinerie.

Il aimait la technique et faisait bâtir des ponts sur les rivières ou des camps retranchés.

Il faisait grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat.

Il était prompt à se lancer ici ou là, lorsque nécessaire. La rapidité est la qualité première d’une armée qui manœuvre ; ce qui aide la stratégie, comme Napoléon l’a plus tard compris. Il avait comme lui de l’audace.

« Il dit que c’était sa coutume de se tenir nuit et jour près des ouvriers qu’il avait en besogne. En toute entreprise de conséquence, il faisait toujours la découverte lui-même, et ne passa jamais son armée en lieu qu’il n’eût premièrement reconnu. » Un chef est à la tête de ses troupes et se fait reconnaître pour les encourager.

Jules César est un homme mûr lorsqu’il entreprend ses guerres. Ce pourquoi il est moins impétueux et plus réfléchi qu’Alexandre le Grand, observe Montaigne. Mais pas moins volontaire. « Je le trouve un peu plus retenu et considéré en ces entreprises qu’Alexandre, car celui-ci semble rechercher et courir à force les dangers, comme un impétueux torrent qui choque et attaque sans discrétion et sans choix tout ce qu’il rencontre. (…) Outre ce qu’Alexandre était d’une température plus sanguine, colère et ardente, et si émouvait encore cette humeur par le vin, duquel César était très abstinent ; mais où les occasions de la nécessité se présentaient et où la chose le requérait, il ne fut jamais homme faisant meilleur marché de sa personne. »

Montaigne tacle Vercingétorix pour avoir mal usé des armées pléthoriques gauloises en sa stratégie contre César. « L’autre point, qui semble être contraire et à l’usage et à la raison de la guerre, c’est que Vercingétorix, qui était nommé chef et général de toutes les parties des Gaules révoltées, prit parti de s’aller enfermer dans Alésia. Car celui qui commande à tout un pays ne se doit jamais engager qu’au cas de cette extrémité qu’il y alla de sa dernière place et qu’il n’eût rien plus à espérer qu’en la défense de celle-ci ; autrement il se doit tenir libre, pour avoir moyen de pourvoir en général à toutes les parties de son gouvernement. »

« La passion nous commande bien plus vivement que la raison », dit Montaigne – encore plus en cas de guerre où la vie même est en jeu. Quant à César, il écrit : « Jamais chef de guerre n’eut tant de créance sur ses soldats. (…) Il y a infinis exemples de leur fidélité. » Tout l’art de la guerre est de se faire aimer pour motiver.

En ces temps de guerre d’agression en Ukraine, et de résistance obstinée à la tyrannie impériale russe, ces propos de Montaigne sur César en chef de guerre sont de pleine actualité.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

La victoire sur soi-même de Nietzsche

« Toutes les vérités tues deviennent venimeuses », dit Zarathoustra. Il faut donc dire la vérité vraie. Cette volonté de vérité est ce qui pousse les sages et aussi Zarathoustra. Mais lui ne veut pas ce que veulent les sages, qui est que « tout ce qui est doit se plier et se soumettre (…) Tout doit s’assouplir et se soumettre à l’esprit, comme le miroir et le reflet de l’esprit. » L’esprit n’est pas tout, ni premier, car en premier est la volonté.

Les hommes du peuple dit Nietzsche sont semblables au fleuve sur lequel un canot continue de flotter. « Et dans le canot sont assis, solennels et masqués, les jugements de valeur. » Ce sont les sages qui ont placé de tels hôtes dans le canot et les ont décorés de parures et de noms somptueux. Cela au nom de leur propre volonté dominante – ainsi l’Église depuis plus de mille ans, ou les Droits de l’Homme depuis 1789. Mais le fleuve continue d’entraîner le canot et il faut qu’il le porte. Car la fin du bien et du mal « c’est cette volonté même, la volonté de puissance, la volonté de vivre inépuisable et créatrice. »

Car tout est volonté vers la puissance. Nietzsche énumère tout ce qu’il a trouvé partout où est la vie :

1/ tout ce qui est vivant obéit ;

2/ on commande à qui ne sait pas s’obéir à lui-même ;

3/ il est plus difficile de commander que d’obéir. « Car celui qui commande porte aussi le poids de tous ceux qui obéissent, et cette charge facilement l’écrase. »

Leçon pour nos politiciens, ceux qui commandent et ceux qui voudraient bien commander. « Toujours lorsque l’être vivant commande, il risque sa vie. Et quand il se commande à soi-même, il faut qu’il expie son autorité et soit juge, vengeur et victime de ses propres lois. » Le Président et ses services voient plus loin que chacun et chacune dans leurs petits coins. Même si sa méthode est urgente et maladroite, il fallait faire une réforme des retraites. Elle ne sera pas la seule et il faudra probablement en refaire une d’ici dix ans. Tous ceux qui sont au fait des régimes de retraite par répartition le savent : quand les actifs qui cotisent diminuent alors que les retraités ayant-droits augmentent, il y a blocage du système. Ce serait mentir que de le nier, ce dont pourtant l’opposition, qui a toujours le beau rôle du démagogue suivant « le peuple », ne se prive pas. Réformer est indispensable, même si l’on peut contester cette réforme-ci et préférer celle à points, plus juste et plus durable, qui était prévue avant Covid. Mais le temps presse, la dette qui augmente et la hausse des taux deviennent redoutables, il faut très vite faire des économies au lieu de prendre le temps que Chirac a longuement perdu.

Le Président est juge, mais aussi victime de sa propre loi. Si l’opposition était au pouvoir, elle ferait de même et serait contestée de la même façon. Les gens ne veulent pas travailler plus, mais il ne veulent pas gagner moins, ni en activité par les cotisations, ni à la retraite par une moindre pension. C’est l’impasse. Il faut donc transgresser cette inertie à ne rien faire pour assurer l’avenir. « On commande à qui ne sait pas s’obéir à lui-même. »

Mais il n’y a pas les maîtres et les esclaves, dit Nietzsche. « Même dans la volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître. » La volonté vers la puissance est partout, y compris chez ceux qui sont dominés. « Et de même que le plus petit s’abandonne au plus grand pour qu’il jouisse du plus petit, et le domine, ainsi le plus grand s’abandonne aussi et risque sa vie pour la puissance. C’est là le don du plus grand qu’il y ait témérité et danger et que le plus grand joue sa vie. Et où il y a sacrifices et services rendus et regard d’amour, il y a aussi volonté d’être maître. C’est par des chemins détournés que le plus faible se glisse dans la forteresse et jusqu’au cœur du plus puissant, et vole la puissance. » Comme quoi Nietzsche n’est pas simple, pas aussi simpliste que les cerveaux étroits du nazisme l’ont interprété – à leur volonté.

Car selon Nietzsche « La vie elle-même m’a confié ce secret : « vois m’a elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. (…) Qu’il faille que je sois lutte, devenir, but et opposition des buts, hélas ! celui qui devine ma volonté devine sans doute aussi les chemins tortueux qu’il lui faut suivre ! Quelle que soit la chose que je crée et de quelque façon que je l’aime, il faut que bientôt j’en sois l’adversaire et l’adversaire de mon amour. Ainsi, le commande ma volonté. » Hegel et Marx appelaient cela la dialectique de l’Histoire : tout change sans cesse par les contradictions qui naissent et doivent être résolues, la volonté vers l’efficacité et la puissance restent en marche tant qu’il y a vie.

Ce n’est pas forcément facile à comprendre et Nietzsche dans ce chapitre de Zarathoustra multiplie les phrases sans le rendre vraiment lumineux. Il faut filtrer l’avalanche des phrases pour en tirer l’essentiel : qui est que la volonté de vérité rencontre la volonté vers la puissance car la vérité est la volonté de la vie d’aller vers la puissance. Elle est le moteur du vivant. «  Ce n’est que là où il y a de la vie qu’il y a de la volonté : non pas la volonté de vie mais – ainsi t’enségné-je – la volonté de puissance. »

Il n’est bien ni mal qui soit éternel. « Il faut que le bien et le mal se surmontent sans cesse par eux-mêmes. » Autrement dit, qu’ils soient remis en cause périodiquement en fonction des circonstances de la vie. Pas par caprice de tyran, mais par nécessité du monde. Ce qui est bien un moment ne l’est plus ensuite : on le voit avec les mœurs qui évoluent, on le voit aussi avec le régime de retraite qui doit s’adapter. « En vérité, je vous le dis, le bien et le mal qui seraient impérissables, n’existent pas. » C’est aux créateurs d’exercer la force, de juger des valeurs. « Mais une puissance plus forte grandit dans vos valeurs. Une nouvelle victoire qui brise l’œuf et la coquille de l’œuf. Et celui qui doit être créateur dans le bien et dans le mal, en vérité, celui-là commencera par être un destructeur et par briser les valeurs. » Nul ne crée sans remettre en cause, nul ne réforme sans changer de régime. Ce n’est pas forcément de gaieté de cœur, mais impliqué par le courant même de la vie qui va et du monde qui se transforme. La victoire sur soi-même est de l’accepter, et de l’accompagner.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Tombeau de la jeunesse de Nietzsche

Zarathoustra, dans un chapitre dépressif, se lamente sur le tombeau de sa jeunesse. Mais c’est pour mieux rebondir avec son arme secrète, la colonne vertébrale de son être, son élan intime : sa volonté.

La nostalgie est naturelle, chacun regarde en arrière et regrette son enfance et son adolescence. « Ô vous, images et visions de ma jeunesse ! Ô regards d’amour, instants divins ! comme vous vous êtes tôt évanouis ! Je songe à vous aujourd’hui comme à des morts bien-aimés. » Ces souvenirs sont un trésor « qui soulage le cœur de celui qui navigue seul. » Celui qui fait son chemin hors des hordes, qui suit sa voie en devenant lui-même.

Mais c’est la faute à la société, à la morale, à la religion : « C’est pour me tuer qu’on vous a étranglés, oiseaux chanteurs de mes espoirs ! » La licence poétique permet de dire ce qui n’est pas dit, ce qui n’est pas dicible peut-être : « C’était vous, dont la peau est pareille à un duvet, et plus encore un sourire qui meurt d’un regard ! » Faut-il prendre cette exclamation au sens littéral d’un amour de jeunesse inhibé ou interdit ? Ou au sens figuré des désirs sans objet, parés des oripeaux d’une jeunesse mythique ? Le premier sens n’est pas barré, si l’on lit la phrase qui suit : « que sont tous les meurtres d’hommes auprès de ce que vous m’avez fait ? » Mais le second non plus, si l’on lit la phrase qui suit encore : « N’avez-vous pas tué les visions de ma jeunesse et mes plus chers miracles ! Vous m’avez pris mes compagnons de jeu, les esprits bienheureux ! » Êtres physiques ou idéaux ?

Chez Nietzsche, l’idéal ne saurait être qu’ancré dans le naturel, le matériel. Les « esprits bienheureux » sont les êtres nature, bien dans leur corps et dans leur cœur, ce qui leur donne un esprit sain – ceux qui ont l’instinct de vie et vivent leurs désirs naturellement selon leur volonté vitale. Or toute la société, la morale et la religion sont contre. Ce sont « les ennemis » de Nietzsche, qui ont « abrégé ce qu’il y avait d’éternel en moi » – autrement dit la volonté vers la puissance, l’instinct de vie. « Alors vous m’avez assailli de fantômes impurs » – des fantasmes de pruderie et d’inhibition. « Vous m’avez volé mes nuits », « vous avez transformé tout ce qui m’entourait en ulcères ». Comment ne pas interpréter le désir charnel frustré, la sensualité interdite ? Son mémoire de fin d’étude au collège de Pforta portait à 18 ans sur Théognis de Mégare, poète aristocrate grec du Ve siècle avant, auteur de vers érotiques.

Cette plainte va évidemment plus loin et porte plus largement. C’est toute la conception du monde de Nietzsche qui été ainsi « enfiellée » par le poison du christianisme bourgeois puritain (luthérien de Saxe, son milieu familial). « Et lorsque je fis le plus difficile, lorsque je célébrais les victoires que j’avais remportées sur moi-même : vous avez poussé ceux qui m’aimaient à s’écrier que c’était alors que je leur faisais le plus mal. » Sa philosophie même a été corrompue, achetée, soudoyée par « la graisse » de sa famille de pasteur nanti : « Et lorsque je sacrifiais ce que j’avais de plus précieux, votre ‘dévotion’ s’empressait d’y joindre les plus grasses offrandes. »

« Comment ai-je supporté cela ? » C’est simple, grâce à mon être même : « Oui ! Il y a en moi quelque chose d’invulnérable, quelque chose qu’on ne peut ensevelir et qui fait sauter les rochers : cela s’appelle ma volonté ». Encore une fois, il s’agit de la « volonté de puissance », le désir instinctif de vie, d’assurer son être. « Tu subsistes toujours, égale à toi-même, toi, ma volonté patiente ! tu t’es toujours frayé une issue hors de tous les tombeaux. »

« Et ce n’est que là où il y a des tombeaux, qu’il y a des résurrections ! » Autrement dit les désirs de jeunesse ne sont qu’enfouis car ils sont les désirs incessants de l’élan vital même – ils peuvent renaître. Malgré la société, la morale et la religion – grâce à la volonté de vie.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Point de plus violent appétit que le sexe ? s’interroge Montaigne

Le chapitre XXXIII du Livre II des Essais est consacré à « l’histoire de Spurina », jeune Toscan beau au-delà du raisonnable qui « entra en furieux dépit contre soi-même et contre ces riches présents que nature lui avait fait ». Il s’est donc scarifié et défiguré, ce que Montaigne condamne comme un excès. « Il était plus juste et aussi plus glorieux qu’il fit de ces dons de Dieu un sujet de vertu exemplaire et de règlement », dit le philosophe.

Car le propos est de rendre « à la raison la souveraine maîtrise de notre âme et l’autorité de tenir en bride nos appétits ». Certains jugent qu’ils n’y a point de plus violent appétits que ceux de l’amour, et Montaigne en donne maints exemples, dont le principal est César. Mais il juge, grâce à lui, que l’ambition est un appétit encore plus grand. Ce qui condamna d’ailleurs César, malgré ses éminentes vertus et toutes ses qualités reconnues.

Malgré les douches froides, les haires et les disciplines, l’appétit sexuel veut s’exprimer. Il fera tout pour y parvenir – autant donc y céder. Bien mieux que les ascètes, César a fait la part des choses. « Outre ses femmes, qu’il changea à quatre fois, sans compter les amours de son enfance avec le roi de Bithynie Nicomède, il eut le pucelage de cette tant renommée reine d’Égypte Cléopâtre, témoin le petit Césarion qui en naquit. Il fit aussi l’amour à Eunoé, reine de Mauritanie, et, à Rome, à Posthumia, femme de Servus Sulpicius, à Lollia, de Gabinius, à Tertulla, de Crassus ; et à Mutia même, femme du grand Pompée qui fut la cause, disent les historiens romains, pourquoi son mari la répudia. » Et ainsi de suite jusqu’à « Servilia, sœur de Caton et mère de Marcus Brutus, dont chacun tient que procéda cette grande affection qu’il portait à Brutus parce qu’il était né en temps auquel il y avait apparence qu’il fut né de lui. »

César n’était malheureusement pas qu’érotomane, sa vigueur en voulait toujours plus. « L’autre passion de l’ambition, de quoi il était aussi infiniment blessé, venant à combattre celle-là, elle lui fit incontinent perdre place. » Montaigne observe que l’ardeur querelleuse gourmande toujours l’ardeur amoureuse, autrement dit que la volonté vers la puissance va d’abord au pouvoir avant d’aller au sexe – qui n’en est que dérivé (ce n’est pas Mitterrand ni Chirac, par exemple, qui diront le contraire). Parlant de César, il déclare : « Ses plaisirs ne lui firent jamais dérober une seule minute d’heure, ni détourner d’un pas les occasions qui se présentaient pour son agrandissement. Cette passion régenta en lui souverainement toutes les autres et posséda son âme d’une autorité si pleine qu’elle l’emporta où elle voulut. » Il le regrette car il avait beaucoup de talent. Mais il les a gâchés par sa suffisance et sa vanité, s’enivrant d’être un demi-dieu vivant à la fin de sa vie, et se rendant ainsi insupportable à ses contemporains. Il y a en France des exemples récents, dont Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Le premier est trop sûr de lui et de ses capacités supérieures, le second est trop pris de haine contre le monde entier et de volonté de le bouleverser pour le refaire à son profit.

Montaigne conclut que « l’usage conduit selon la raison a plus d’âpreté que n’a l’abstinence. La modération est vertu bien plus affaireuse que n’est la souffrance. » Autrement dit qu’il ne sert à rien de se châtier pour ses qualités et défauts, mais qu’il vaut mieux en user avec modération, comme d’une soupape pour soulager la vapeur. L’Église catholique serait bien avisée de permettre une telle soupape à ses prêtres, avant qu’ils ne dérapent sur les jeunes corps dont ils ont la charge spirituelle. Comme quoi une morale toute de mots ne saurait être utile ; la théorie et les grands principes ne sont rien sans le mode d’emploi réaliste qui devrait aller avec. L’usage est tout, le moralisme n’est rien – il ne sert qu’à masquer de belles phrases l’hypocrisie des actes.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Je n’aime au fond du cœur que la vie, dit Nietzsche

Dans une clairière de la forêt, Zarathoustra rencontre des jeunes filles qui dansent et Cupidon endormi. La danse est pour Nietzsche la quintessence de l’existence, l’élan vital vers le ciel, le pied léger pour jauger la glaise dont nous sommes faits. La figure du danseur est celle du sage qui, les pieds sur terre, ne songe qu’à s’élever dans les airs, pris par la joie de vivre.

« Un air de danse qui moque l’esprit de lourdeur, ce démon très-haut et tout-puissant dont ils disent qu’il est le ‘maître du monde’. » Cupidon le petit dieu danse avec les jeunes filles et tous célèbrent la vie. Mais qu’est donc la vie ? « Je ne suis que changeante, farouche, femme en toutes choses, mais non pas une femme vertueuse », dit la vie à Zarathoustra. La sagesse est d’aimer la vie, la vertu (u sens moralisateur des bourgeois du XIXe, époque de Nietzsche) n’est que pruderie qui inhibe la sagesse. « Tu veux, tu désires, tu aimes la vie, c’est pourquoi tu la loue ! »

Mais qu’est donc la sagesse ? « On a soif d’elle et l’on ne peut s’en rassasier, on cherche à voir sous son voile, on voudrait l’atteindre à travers les filets. (…) Elle est changeante et entêtée (…) Peut-être est-elle mauvaise et perfide et femme en toutes choses ; mais c’est lorsqu’elle parle mal d’elle-même qu’elle séduit le plus. » Au fond, la sagesse, c’est la vie ; on la désire comme d’une femme. Elle est le vital, la volonté vers la puissance, le lotus qui enfonce ses racines dans la vase au fond de l’étang et qui élève sa tige vers la lumière pour fleurir à la surface, au soleil. Il y a du bouddhisme en Nietzsche. Du bon sens aussi : nous, êtres vivants, célébrons la vie parce que sans elle nous ne serions pas. Pourquoi le nier ? Pourquoi nier la vie ? Pourquoi réprimer cet élan ? La sagesse est de l’accepter, de vivre puisque nous sommes vivants. La sagesse est la vie.

Ce qui n’empêche pas les êtres vivants parfois, le soir venu, las d’avoir dansé, joué avec Cupidon et les jeunes filles à des jeux vitaux, de se poser des questions sur le sens de la vie. Ainsi Zarathoustra : « Il y a quelque chose d’inconnu atour de moi qui me regarde d’un œil pensif. Comment ! tu vis encore, Zarathoustra ? » Eh oui. Par habitude. Par énergie intime. Mais « pourquoi ? A quoi bon ? De quoi ? Dans quelle direction ? Où ? Comment ? N’est-ce pas folie que de vivre encore ? » Tel est le sentiment du soir, celui de la perte d’énergie, celui qui est las de la vie. Le contraire du printemps, de Cupidon et des jeunes filles ; Le contraire de la sagesse.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Montaigne défend Sénèque et Plutarque

Le chapitre XXXII du Livre II des Essais est une « défense de Sénèque et Plutarque », deux auteurs romains que Montaigne révère. « La familiarité que j’ai avec ces personnages-ci, et l’assistance qu’ils font à ma vieillesse et à mon livre maçonné purement de leurs dépouilles, m’obligent à épouser leur honneur. »

Sénèque est un Romain né à Cordoue autour de l’an 0 et mort en 65, qui a été le précepteur de Néron ; stoïcien, il s’ouvrit les veines sur ordre de l’empereur pour avoir participé à une conjuration contre lui. Plutarque est un Grec né à Chéronée en 46 et mort en 125 ; plutôt en faveur de Platon, il s’opposa aux stoïciens et aux épicuriens. Montaigne fait allusion surtout aux Vies parallèles où 56 biographies sont analysées, dont 46 par paires qui comparent Grecs et Romains, tels Alexandre et César, Démosthène et Cicéron.

Montaigne défend Sénèque contre les attaques d’un libelle issu du RPR, la religion prétendue réformée, autrement dit les protestants, ces frondeurs et insoumis du catholicisme d’époque. L’auteur s’inspire du grec Dion, historien contradictoire, dit Montaigne. Car « il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens romains que les grecs et étrangers. » Non par souverainisme latin, mais parce que les Romains sont plus proches de leur sujet et plus aptes à parler des Romains que les allogènes.

Puis il passe à Plutarque sous l’égide de Jean Bodin qui, né en 1529 et contemporain de Montaigne, fut juriste et philosophe politique français. « Jean Bodin est un bon auteur de notre temps, déclare Montaigne, et accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des écrivailleurs de son siècle, et mérite qu’on le juge et considère. » Mais – car il y a un mais – « Je le trouve un peu hardi en ce passage de sa Méthode de l’histoire, où il accuse Plutarque non seulement d’ignorance (sur quoi je l’eusse laissé dire, car cela n’est pas de mon gibier), mais aussi en ce que cet auteur écrit souvent des choses incroyables et entièrement fabuleuses (ce sont ses mots). » Or croire et relater sont deux choses différentes.

Fabuler, c’est créer des fables, des inventions de toutes pièces. Mais « ce que nous n’avons pas vu, nous le prenons des mains d’autrui et à crédit », dit Montaigne. Autrement dit, raconter ce qu’on dit n’est pas forcément le croire. « Le charger d’avoir pris pour argent comptant des choses incroyables et impossibles, c’est accuser de faute de jugement le plus judicieux auteur du monde ». Or qu’est-ce qui est « incroyable » ? N’est-ce que ce que nous-mêmes ne croyons pas ? « Il ne faut pas juger ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à notre sens », dit Montaigne. « Et est une grande faute, et en laquelle toutefois la plupart des hommes tombent (ce que je ne dis pas pour Bodin), de faire difficulté de croire autrui ce qu’eux ne sauraient faire, ou ne voudraient. »

De quoi s’agissait-il ? De cet enfant spartiate qui a préféré se laisser déchirer le ventre par un renardeau qu’il avait dérobé, plutôt que de laisser découvrir qu’il l’avait volé – ce qui était la honte suprême à Sparte. « Il est bien malaisé de borner les efforts des facultés de l’âme, là où des forces corporelles nous avons plus de loi de les limiter et connaître », analyse Montaigne. Autrement dit, le stoïcisme, la résistance à la douleur, peut aller très loin – plus qu’on ne peut le souffrir ou le croire soi-même. Et de citer ces jeunes garçons fouettés au sang sans un mot par religion devant l’autel de Diane, un paysan espagnol, Epicharis le grec, de simples paysans dans les guerres civiles – de religion – qui dévastent la France : tous ont résisté à la torture et n’ont rien dit. Pourquoi pas un gamin de Sparte élevé à la dure et habitué à souffrir ? En quoi cela serait-il « incroyable » ?

Lorsque Plutarque a des doutes, il ajoute d’ailleurs « comme on dit », en historien soucieux de relater sans pourtant y prêter foi. Tel « Pyrrhus, que, tout blessé qu’il était, il donna un si grand coup d’épée à un sien ennemi armé de toutes pièces, qu’il le fendit du haut de la tête jusqu’en bas, si que le corps se partit en deux parts. » Là, on ne peut guère le croire car l’effort humain serait trop grand et l’épée trop solide. Et justement Plutarque a « ajouté ce mot : « Comme on dit », pour nous avertir et tenir en bride notre croyance. »

Montaigne ironise sur la vanité de ceux qui croient être la mesure de toutes choses et juger souverainement de ce qui existe et de ce qui ne saurait exister. « Il semble à chacun que la maîtresse forme de nature est en lui ; touche et rapporte à celle-la toutes les autres formes. Les allures qui ne se règlent aux siennes, sont feintes et artificielles. Quelle bestiale stupidité ! » Et pourtant, nos conventions sociales, notre « morale » (et même nos valeurs des Droits de l’Homme, disent même certains dans le sud et à l’est), ne sont-elles pas de même vanité ? Croire que ce que nous considérons comme normal et décent est la Vérité même, n’est-ce pas orgueil insensé ou faculté d’esprit bornée ? Comme si personne ne pouvait juger autrement que soi, connaître d’autres mœurs et d’autres tabous, coucher avec sa sœur, manger des vers blancs, aller mendier tout nu, offrir sa fiancée pour coucher à l’ami… ? C’est pourtant ce qui se pratique en d’autres temps et d’autres sociétés que la nôtre, en Égypte antique, en Amazonie, en Inde, en Polynésie ou chez les vikings, pour illustrer ces exemples.

Quand Plutarque compare les hommes illustres, « il ne les égale pas pourtant ». Il fait des paires « et les juge séparément », dit Montaigne. On peut contester la méthode et les appariements, mais « ce n’est rien dérober aux Romains pour les avoir simplement présentés aux Grecs. » A titre de grands exemples d’où tirer des leçons pour soi. « Et encore que je reconnaisse clairement mon impuissance à les suivre de mes pas, je ne laisse pas de les suivre à vue et juger les ressorts qui les haussent ainsi, desquels j’aperçois aucunement en moi les semences ». D’où l’intérêt toujours de lire Sénèque et Plutarque, malgré les critiques.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Tout soleil est solitaire, dit Nietzsche

Dans un « chant » exalté, Nietzsche-Zarathoustra crie sa solitude amoureuse comme un matou à la lune. « Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante, (…) un chant d’amoureux » Car il y a un « inapaisé, cet inapaisable qui veut élever la voix ! »

Car Zarathoustra, comme tous les prophètes, est un soleil qui « vit dans sa propre lumière », qui « ne connaît pas le bonheur de prendre » car sa « main ne se repose jamais de donner ». Il est lumière, il est amour, il est trop-plein. Il jaillit et illumine, il ne prend rien, il ne désire pas – il en souffre à ses heures. « Ô désir de désirer ! Ô faim qui me dévore dans la satiété ! »

Le généreux est seul dans son débordement ; « ils prennent ce que je leur donne, mais touché-je encore leur âme ? » Car le bonheur de donner meurt des dons effectués, « ma vertu par son excès s’est fatiguée d’elle-même ». Qui ne cesse de donner sans recevoir en échange se coupe de l’humanité. Il reste l’astre solitaire qui ne ressent plus rien. Les fonctionnaires du don le savent bien, donner ne fait plus de bien à leur âme, ni à celle des assistés : il en faut toujours plus et recevoir sans cesse aigrit et ne rend pas reconnaissant. La première fois oui, ensuite de moins en moins – c’est considéré comme un dû. Et la charité exige son administration, qui coupe du contact et de l’humain. Donner est devenu un business, sauver un militantisme idéologique.

« Que sont devenus les larmes de mes yeux et le duvet de mon cœur ? Ô solitude de tous ceux qui donnent ! Ô silence de tous ceux qui luisent ! » Le soleil est et reste indifférent au reste. Il « va sa route, sans pitié » Il suit son orbite, sa fonction, son destin. Les soleils « suivent leur volonté inexorable ; c’est là leur froideur. » Rappelons que, pour Nietzsche, tout être a sa fonction dans la nature, fonction fixée par sa « volonté » qui est moins un acte personnel qu’un « vouloir » instinctif, malgré lui. Le soleil se consume et illumine les planètes dans son orbite, tout en poursuivant sa trajectoire dans l’espace. De même est le prophète – le philosophe – qui réunit toutes les conditions favorables pour assurer la puissance de son désir. Sa « volonté » va, comme un soleil. Solitaire et glacé – la solitude est l’envers de la volonté.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , | Poster un commentaire

La colère ébranle le jugement, dit Montaigne

Au chapitre XXXI du Livre II des Essais : Montaigne qui lit Plutarque évoque « la colère ». Les enfants sont abandonnés à l’éducation de leur père et ce n’est pas une bonne chose, analyse-t-il. Seuls Sparte et la Crète ont voulu par la loi une éducation civique ; pour les autres, « on la laisse à la merci des parents tant fous et méchants qu’ils soient. »

Et Montaigne d’évoquer sa propre expérience, comme quoi lire les livres le fait penser par lui-même, ce que nous devrions tous faire au lieu de seulement nous en divertir ou de croire à la lettre. « Combien de fois m’a-t-il pris envie, passant par nos rues, de dresser une farce, pour venger des garçonnets que je voyais écorcher, assommer et meurtrir à quelque père ou mère furieux et forcenés de colère ! » Est-ce là la raison ? Le comportement vertueux ? Non, la colère est une passion et elle emporte tout sans distance. « Il n’est passion qui ébranle tant la sincérité des jugements que la colère. »

La sagesse est d’attendre que s’apaise cette passion toute soudaine avant de châtier s’il y a lieu. « Pendant que le pouls nous bat et que nous sentons de l’émotion, remettons la partie ; les choses nous sembleront à la vérité autres, quand nous serons rassérénés et refroidis ; c’est la passion qui commande lors, c’est la passion qui parle, ce n’est pas nous. » La colère aveugle, tout bon sens est aboli : comment pourrions-nous agir de façon juste durant cet élan passionnel ? Ce pourquoi les foules lynchent le tueur alors qu’il n’est peut-être pas coupable – tandis que la justice prend son temps et analyse avec ses méthodes le pourquoi et le comment avant de rendre son arrêt.

Car, dit Montaigne, « les châtiments qui se font avec poids et discrétion, se reçoivent bien mieux et avec plus de fruit de celui qui les souffre. Autrement, il ne pense pas avoir été justement condamné par un homme agité d’ire et de furie. »

Certes, objecte-t-il en citant des exemples chez les philosophes antiques, la passion est utile pour faire passer un argument, ou pour la guerre. Mais elle doit être sous le sceau de la vertu. « Les éphores à Sparte, voyant un homme dissolu proposer au peuple un avis utile, lui commandèrent de se taire, et prièrent un homme de bien de s’en attribuer l’invention et de le proposer. » Car la passion « se plaît en soi et se flatte ». Elle s’enfle par elle-même, par mimétisme de la colère de l’autre, elle se complaît en elle-même, jouissant de l’attention et du pouvoir qu’elle donne en impressionnant les autres. Il est nettement plus efficace de laisser la colère de côté si l’on veut convaincre. « Ceux qui ont à négocier avec des femmes têtues peuvent avoir essayé à quelle rage on les jette, quand on oppose à leur agitation le silence et la froideur, et qu’on dédaigne de nourrir leur courroux. » La rage des femmes était motivée par leur statut inférieur, du temps de Montaigne, ce qui les mettait en colère mais ne faisait pas avancer leurs arguments pour cela. Nos féministes éveillées pourraient s’en inspirer : tout ce qui est excessif est insignifiant.

Maintenant, faut-il contenir sa colère et se ronger ? Non pas, dit Montaigne. J’« aimerais mieux produire mes passions que de les couver à mes dépens ; elles s’alanguissent en s’éventant et en s’exprimant ; il vaut mieux que leur pointe agisse au-dehors plutôt que de la plier contre nous. » Il faut que ça sorte, car tout renter rend aigri et haineux. Mais Montaigne donne des consignes chez lui : ménager sa colère et ne pas la répandre à tout prix ; orienter sa colère seulement contre celui qui le mérite ; faire bref, même en colère, comme un orage qui passe. « La tempête ne s’engendre que de la concurrence des colères qui se produisent volontiers l’une de l’autre, et ne naissent en un point. Donnons à chacune sa course, nous voilà toujours en paix. Utile ordonnance, mais de difficile exécution », avoue cependant Montaigne.

Mais rappelons-nous que la colère, comme toutes les passions, est une arme qui nous remue, « elle nous tient, nous ne le tenons pas. » Le coléreux n’est pas libre, il n’est ni raisonnable, ni juste.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Les sages illustres sont des esclaves populaciers, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit ses anathèmes contre les fausses valeurs et les faux valeureux de son siècle et de son pays. Il s’en prend aux « sages illustres », réputés avoir de la sagesse et célébrés pour cela. Mais ces faux maîtres ne sont pas ce qu’ils paraissent : « Vous avez servi le peuple et la superstition du peuple, vous tous, sages illustres ! – mais vous n’avez pas servi la vérité. Et c’est précisément pourquoi l’on vous a vénérés ». Les faux sages agitent l’illusion qui plaît au peuple, pas la vérité toute nue ; il couvrent le vrai, trop douloureux, d’un voile pudique qui l’atténue ou le travestit.

Qui sont les « sages illustres » de Nietzsche ? Ceux de son temps avant tout, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, mais pas seulement. D’antiques « sages » n’en sont pas à ses yeux : Platon et son illusion du ciel des Idées, Jésus et son illusion d’autre monde et de valorisation de l’esclave. L’illusion d’un Dieu, de l’esprit détaché de la chair et de « l’âme » qui survit au corps, d’un au-delà, du sens de l’Histoire, de l’égalité réelle de tous les hommes, de la volonté générale, de la démagogie politique, du tyran qui sait tout. Il s’agit, encore et toujours de flatter la populace, son ressentiment contre tout ce qui la dépasse, d’aller dans son sens, de la caresser dans le sens du poil – de l’endormir.

« Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui habite les forêts », ou les déserts, ou les hautes montagnes, ou qui va loin sur la mer – enfin tous ces lieux où l’on est seul et où l’on peut se retrouver soi-même et penser soi, sans les parasites de la famille, du milieu et de la société. L’esprit libre sait que le peuple n’a pas raison mais préfère penser en meute, au degré zéro de la foule sentimentale et apeurée. « Car la vérité est là où est le peuple ! Malheur ! Malheur à celui qui cherche ! – ainsi a-t-on toujours parlé. » L’Église a ainsi dominé la pensée et lancé ses inquisiteurs contre tous les hérétiques, ceux qui ne pensaient pas comme le Dogme. Avant les communistes, armés de la bible de Marx qui expliquait le capital, l’économie et toute l’histoire par la domination. Avant les fascistes et nazis qui faisaient du Peuple un nouveau Dieu qui était resté sain, immuable, vrai contre les politiciens faux et corrompus. Oh, ne nous gaussons pas de ces arriérés, jusque dans les années 1950 l’Église catholique a vilipendé les recherches qui ne convenaient pas à leur décence, et les églises protestantes américaines ne cessent de renier encore aujourd’hui la rotondité de la Terre ou l’évolution des espèces. Quant au Peuple divinisé, tous les démagogues d’extrême-droite, de Trump à Poutine, en passant par Zemmour et tous les Le Pen, y croient et l’agitent pour se justifier. Voix de Dieu, voix du peuple, telle est l’inversion des valeurs.

Les faux sages ont « voulu donner raison à [leur] peuple dans sa vénération. (…) Endurants et rusés, pareils à l’âne, vous avez toujours intercédé en faveur du peuple. » Or vénérer n’est pas chercher la vérité. Celle-ci n’est pas une croyance mais une inlassable curiosité suivie d’expériences, d’essais et d’erreurs qui dérangent, mais avec une méthode qui permet de poser quelques lois de la nature qui permettent de mieux la comprendre. Lois révisables par l’avancée de la connaissance, mais cumulables comme la géométrie se cumule avec la gravitation, et celle-ci avec la relativité générale. Une recherche scientifique qui est comme la vie, en perpétuel devenir. Mais que peut vouloir « le peuple » de telles billevesées qui le dépassent ? Il veut ne pas être dérangé, il veut Dieu et la Croyance car c’est plus confortable, ça répond à tout, ça permet de rester au chaud dans « la communauté ».

« Véridique – c’est ainsi que j’appelle celui qui va dans les déserts sans Dieu, et qui a brisé son cœur vénérateur. » Le véridique n’est jamais satisfait, il n’étanche jamais sa soif, il ne se repose pas « car où il y a des oasis, il y a aussi des idoles » – le chercheur-professeur Raoult a cherché jusqu’à en être lassé et, imbu de lui-même, a sacrifié à une intuition personnelle, son idole, pour croire et faire croire que la chloroquine traitait le Covid qui n’était qu’une grippette. « Libre du bonheur des serfs, délivrée des dieux et des adorations, sans crainte et terrifiante, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique ». Si les derniers termes pouvaient s’appliquer au professeur Raoult, aucun des premiers ! Il adorait qu’on l’adule, il jouissait du bonheur de sa réputation, il avait besoin des médias et de la ville. « C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, en maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris – les bêtes de somme. » On pourrait en dire autant du caïman émérite Badiou à Normale Sup, et de tant d’autres sages du peuple ou gourous des intellos.

Nietzsche ne leur en veut pas mais ils restent pour lui toujours « des serviteurs et des êtres attelés », « grandis avec l’esprit et la vertu du peuple », donc incapables de s’élever. De bons serviteurs, fonctionnaires de la pensée de masse, mais pas chercheurs de vérité. Car on ne trouve que ce que l’on cherche, et si l’on cherche pas plus loin que le bout de son nez et qu’on reste dans l’opinion commune, on ne risque pas de découvrir grand-chose. Ce pourquoi Poincaré, qui avait les connaissances mathématiques suffisantes mais restait bien conventionnel, n’a rien vu de la relativité que le fantasque Einstein a découvert. Lui a su penser autrement, faire un pas de côté, explorer des voies non balisées. « Le peuple ne sait pas ce qu’est l’esprit ». Il cherche le confort, pas ce qui remet en cause et fait souffrir ; il cherche la croyance, toute faite, totale et collective, plutôt que de penser autrement, dans la solitude glacée hors du troupeau.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Les monstres nous montrent la nature, dit Montaigne

Curieux chapitre XXX du Livre II des Essais : Montaigne y parle « D’un enfant monstrueux » à une tête et deux corps et d’un pâtre à trois trous en guise de parties génitales. L’enfant, de 14 mois, y est « monstré » par ses père, oncle et tante « pour tirer quelque sou ». Montaigne l’a bien examiné, sous toutes les coutures, et le décrit longuement.

Pas par voyeurisme mais pour en tirer leçons.

La première, politique et contingente, comme en passant : « Ce double corps et ces membres divers, se rapportant à une seule tête, pourraient bien fournir de favorable pronostic au roi de maintenir sous l’union de ses lois ces parts et pièces diverses de notre État ». Comme quoi « la nature » nous donne exemple pour s’extirper des guerres de religion (on dirait aujourd’hui idéologiques). Encore que… Montaigne ajoute aussitôt : « mais, de peur que l’événement ne le démente, il vaut mieux le laisser passer devant, car il n’est que de deviner en choses faites ». Autrement dit, citation de Cicéron et d’Epiménide à l’appui, cette seule tête pour deux corps n’est peut-être pas viable longtemps. Après coup, on trouve des raisons, pas avant. La politique est imprévisible, hier comme aujourd’hui.

La seconde leçon est plus générale. « Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises ». Remplacez Dieu (bien commode pour tout expliquer) par la nature, et c’est de même. Tout est possible aux combinaisons génétiques. Qu’elles soient des essais, c’est sûr, des erreurs souvent. Nature ne garde que ce qui survit de ses tentatives, et le meilleur de ce qui survit prend l’ascendant ainsi que Darwin l’a montré. Les mutations du dernier virus chinois Covid nous l’ont récemment rappelé, en accéléré. Mais il en est de même des humains. Si nous « n’en voyons pas l’assortiment et la relation », comme dit Montaigne, il ne faut nous en prendre qu’à notre faiblesse de raisonnement et à notre aveuglement borné.

Car la leçon de ces leçons est tout simplement que « nous appelons contre nature ce qui advient contre la coutume », autrement dit contre nos habitudes. Or la nature est plus grande que nous et ses possibles plus étendus que nos petites traditions. « Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l’erreur et l’étonnement que la nouvelleté nous apporte ». Grande leçon que cet esprit ouvert ! Montaigne pense les monstres comme il l’a fait pour les sauvages, « vérité en-deça, erreur au-delà » – à chacun ses coutumes et habitudes, mais pas meilleures que les autres. Embrasser la connaissance, c’est ne s’étonner de rien et analyser tout.

Bien le contraire de notre époque de repli frileux, trumpeur ou poutinien tradi.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Nos politiciens de gauche ressemblent aux tarentules de Nietzsche

A l’occasion de l’opposition à la réforme des retraites – parfaitement légitime en soi puisqu’elle va demander aux actifs plus d’efforts – la relecture de Zarathoustra apporte une image frappante : celle de la tarentule. C’est une araignée noire tapie au centre de sa toile. « Il y a de la vengeance dans ton âme », s’écrie Zarathoustra, « partout où tu mords il se forme une croûte noire, le poison de ta vengeance fait tourner l’âme ! » Nietzsche visait les prêtres chrétiens (tous habillés de noir) mais aussi les doctrinaires d’université et les hommes de lois moralistes (habillés de même couleur), voire les politiciens égalitaires de son temps.

Où nous retrouvons le nôtre. Car nos politiciens contestataires n’ont pas pour objectif le bien du peuple comme ils veulent le faire croire, mais le goût du pouvoir et de la revanche. Ils ne seraient crédibles pour faire avancer la société que s’ils étaient « délivrés de la vengeance », or ce n’est pas le cas. A quoi rime cet histrionisme de guignols à l’Assemblée ? Cette affiche communiste au Macron impérial ? Ces revendications absurdement irréalistes du Smic à 2000 euros, retraite à 60 ans et ainsi de suite ? Devons-nous rejouer névrotiquement la prise de la Bastille suivie de la Terreur à chaque fois que nous ne sommes pas d’accord et ne parvenons pas à un accord avec de longs mois de « négociations » ?

« Mais les tarentules veulent qu’il en soit autrement. ‘C’est précisément pour nous la justice que le monde se remplisse des orages de notre vengeance’ – ainsi parlent entre elles les tarentules ». On dirait du Mélenchon, ce n’est que Zarathoustra. Qui décortique le sous-jacent, et ce pourquoi le compromis n’est jamais possible avec les politiciens français de gauche dans leur extrémisme : « ‘Nous voulons exercer notre vengeance sur tous ceux qui ne sont pas à notre mesure et les couvrir de nos outrages’ – c’est ce que se jurent en leurs cœurs les tarentules. » Notre mesure signifie nos petites personnes, la tarentule veut tout rabaisser à son niveau, faire que chacun lui ressemble – et outrager ceux qui y échappent. Ainsi fit le communisme – et l’on voit à quoi il a abouti : à la fuite massive une fois le Mur tombé, au vote avec leurs pieds des citoyens des glorieuses démocraties « populaires ». Et l’on voit où l’aboutissement de cet aboutissement conduit aujourd’hui : à la dictature impitoyable, agressive et purement réactionnaire d’un lieutenant-colonel du KGB sur tout un peuple en déclin.

Voilà à quoi a abouti le fantasme chimérique d’égalité. L’égalité peut être en droit, en dignité, en chances ; elle ne peut être totale. L’égalité dévoyée fait changer de sexe les enfants de 9 ans et croire que l’on n’est ni homme, ni femme mais une hybridation plus ou moins prononcée, qu’être égal c’est ne pas regarder (le regard juge et la racaille frappe pour un simple regard), ne pas dire (les mots discriminent, ce pourquoi on ne dit plus nègre ni même noir et à peine humain de couleur, et qu’il est interdit de singer le noir quand on est blanc, même si l’inverse n’est pas prévu par le woke). Car Nietzsche s’élève contre cette notion, antinaturelle selon lui, antihumaine même, d’égalité (au sens totalitaire d’absolu). « La vie veut elle-même s’exhausser sur des piliers et des degrés : elle veut découvrir des horizons lointains et explorer les beautés bienheureuses – c’est pourquoi il lui faut l’altitude. » Cette revendication égalitaire cache au fond l’envie, la jalousie de ne pas être meilleur, aussi bon que les autres, d’avoir mieux travaillé à l’école, s’être entraîné au sport, avoir cultivé son esprit. « Nous voulons élever nos cris contre tout ce qui est puissant ! » s’écrient les tarentules. Les médiocres parlent aujourd’hui de « dominants ».

Ce que cache cette envie, c’est tout simplement l’envie d’avoir pour soi le pouvoir sur les autres, de les commander, de les rabaisser, de les humilier. Les révolutionnaires idéalistes arrivés au pouvoir sont souvent pire que les dictateurs qu’ils sont chassés : voyez les jacobins de 1789, les communistes en 1917, le FLN en Algérie, les islamistes après Ben Ali. « Prêtres de l’égalité, la tyrannique folie de votre impuissance réclame à grands cris « l’égalité » : vos plus secrets désirs de tyrans se travestissent sous des paroles de vertu ! ». Cela se nomme la démagogie, et il n’est pire tyran qu’un démagogue parvenu au pouvoir : voyez Hitler, voyez Castro, voyez Chavez, voyez Trump – je frémis en pensant à un Mélenchon s’il avait été élu, lui qui se réfère à Chavez comme à un Mentor !…

« Ils ressemblent aux enthousiastes ; mais ce n’est pas le cœur qui les enflamme – c’est la vengeance. Et lorsqu’ils deviennent froids et subtils, ce n’est pas l’esprit, mais l’envie qui les rend froids et subtils. » Voyez Mélenchon, et Badiou. « A chacune de leurs plaintes résonne la vengeance et chacune de leurs louanges porte une blessure ; s’ériger en juges leur semble le comble du bonheur. » Mélenchon se venge de l’absence du père, divorcé lorsqu’il avait 10 ans ; Badiou a pour croyance que les mathématiques sont l’ontologie de la philosophie, ce pourquoi lui a toujours raison malgré les autres, égarés par la phénoménologie – il a ainsi justifié les Khmers rouges (1,7 millions de morts).

« Or, voici le conseil que je vous donne, mes amis : Méfiez-vous de tous ceux en qui l’instinct de punir est puissant ! C’est une mauvaise engeance et une mauvaise race ; ils ont des faces de bourreau et de ratiers ». Ainsi parlait Zarathoustra. Ecoutons-le.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Il faut s’élever au-dessus de la canaille, dit Nietzsche

« La vie est une source de joie », commence Zarathoustra dans le chapitre dédié à la canaille. Et d’ajouter aussitôt : « mais partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées ». Le mot canaille vient de chien, animal vil et méprisable, le contraire du loup – dont il descend. Mais il s’est abâtardi, devenu sous-loup, sur l’exemple inverse du sur-homme.

La canaille tord les mots pour en chasser le sens, empoisonne tous les raisonnements par des préjugés idéologiques et par son vice envieux d’égalité forcenée. Les canailles sont les « gens impurs », ceux qui ont des « rêves malpropres ». « Ils ont empoisonné même les mots », dit Nietzsche. Il vise ainsi les prêtres, ces grands menteurs de l’illusion, mais aussi les philosophes enfermés dans leurs dogmes, les bourgeois qui croient aux vertus de la masse en politique (le fameux Peuple sain et innocent), et les marchands qui font commerce de tout et monnayent même les sentiments.

Le chapitre est lyrique et se perd en paragraphes de pure incantation poétique. Mais il ressort quand même l’idée simple qu’il faut s’élever au-dessus de la canaille pour penser par soi-même, vouloir par soi-même et écouter ses bons instincts. Car la canaille séduit : « souvent je me suis fatigué même de l’esprit, lorsque je trouvais que la canaille était spirituelle, elle aussi ! »

Attention aux dominateurs. Certes, ils ne sont pas en apparence esclave de la Morale et de la Religion, mais plutôt de leurs vices. « Et j’ai tourné le dos aux dominateurs, lorsque je vis ce qu’ils appellent aujourd’hui dominer : trafiquer et marchander la puissance – avec la canaille ! » Nietzsche n’aurait décidément pas été nazi : trop de canaille dans les rangs ! Il aurait peut-être suivi les hobereaux prussiens de bonne race comme Ernst Jünger. Mais peut-on trafiquer et marchander avec les nobles ? Il semble que oui, si l’on prend la phrase au pied de la lettre. Ce n’est pas le fait d’échanger des biens ou de négocier un prix qui est vil, c’est avec qui on le fait. L’acte est contaminé par l’acteur, « la canaille du pouvoir, de la plume et des plaisirs ».

Il faut se ressourcer dans la solitude du paysage, la pureté de l’air et des sources, pour éviter la contamination et penser enfin par soi-même, selon son esprit, son cœur et ses instincts. Ce sont les montagnes d’Engadine que Nietzsche a arpentées en long et en large pour mieux penser les discours de Zarathoustra en marchant, loin des bibliothèques poussiéreuses et des relations sociales mesquines. « Car ceci est notre hauteur et notre patrie : notre demeure est trop haute et trop escarpée pour tous les impurs et pour leur soif. » Élitisme de l’effort, souci de pureté vers l’essentiel, solitude pour être vraiment soi « comme de grands vents ». Mais aussi tentation de la secte, qui a saisi parfois les nietzschéens d’extrême-droite, la tentation de faire contre-société, entre soi, pour préparer l’avenir (mais non politique, si l’on reste « entre soi »).

« Nous voulons vivre au-dessus d’eux, voisins des aigles, voisins du soleil : ainsi vivent les grands vents. » Nietzsche se veut animé du souffle prophétique, en cela il n’a pas quitté l’esprit de la religion ; il veut une nouvelle religion, celle du Surhomme, de l’homme matériel qui doit être surmonté. Mais pas avec les gadgets du transhumanisme, plutôt par la vertu à l’antique et l’éducation qui épanouit l’individu dans la société et lui fait découvrir sans cesse des choses nouvelles.

Un jour viendra où le souffle (de l’esprit) balaiera les miasmes de la canaille et, dès lors « gardez-vous de cracher contre le vent ! »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Il y a plusieurs sortes de vertu, dit Montaigne

Le chapitre XXIX du Livre II des Essais a pour titre « De la vertu ». Il s’efforce de montrer, à la Montaigne, par maints exemples tirés des livres antiques, de l’histoire récente et des expériences, que « la vertu » généralement reconnue est plus une passion soudaine due à la foi en quelque croyance qu’une constance du tempérament – constance qui est pourtant préférable pour qualifier la vertu. « Je trouve par expérience qu’il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l’âme, ou une résolue et constante habitude », commence-t-il.

Comment « pouvoir joindre à l’imbécilité de l’homme une résolution et assurance de Dieu » ? Les héros ont des « secousses » qui les égalent aux dieux, mais seulement des secousses, des « traits miraculeux » qui ne sont en rien ordinaires, ni naturels. « Il nous échoit à nous-mêmes, qui ne sommes qu’avortons d’hommes, d’élancer parfois notre âme, éveillée par les discours ou exemples d’autrui, bien loin au-delà de son ordinaire ; mais c’est une espèce de passion qui la pousse et agite, et qui la ravit aucunement [quelque peu]hors de soi : car, ce tourbillon franchi, nous voyons que, sans y penser, elle se débande et relâche d’elle-même… »

Il faut donc juger de chacun non en ces exceptions, mais en son ordinaire. La vertu est dès lors non plus la conduite exceptionnelle, hors de soi, mais le tous les jours, autrement dit « l’ordre, la modération et la constance. » Et de citer Pyrrhon, philosophe, qui voyait l’homme sans cesse balancé et inconstant, se piquait d’être le contraire en restant égal quelles que soient les circonstances. Là était sa vertu.

Elle n’est pas, en revanche, dans ces actes exemplaires mais exceptionnels que sont se châtrer pour répondre aux criailleries de jalousie de sa bonne femme (« il y a sept ou huit ans, à deux lieues d’ici », précise Montaigne), ou pour répondre de sa défaillance devant la belle enfin conquise (« un jeune gentilhomme des nôtres, amoureux et gaillard »).

La constance dans l’exécution est de vraie vertu, pas l’exaltation temporaire. Ainsi les « femmes indiennes » qui se font brûler sur le bûcher pour suivre leur mari défunt : non seulement elles le veulent et rivalisent pour y atteindre, mais elles préparent la cérémonie, l’accomplissent devant tous et meurent sans cri. Tout comme les « gymnosophistes » (philosophes indiens qui allaient tout nu) dès qu’ils étaient atteints de maladie incurable ou de vieillesse handicapante. Il s’agit d’une « constante préméditation de toute la vie », dit Montaigne. Donc une vertu puisque accolée à la volonté raisonnable et modérée d’un ordre social.

Mais est-ce une vertu que de croire au destin déjà écrit et de faire comme si rien n’avait d’importance ? Non, dit Montaigne. Car « voir que quelque chose advienne (…) ce n’est pas le forcer d’advenir. » Il ne faut pas renverser les causes, ni les croire équivalentes : « L’événement fait la science, non la science l’événement. » Ce que nous voyons advenir advient mais il pouvait en être autrement car « Dieu, au registre des causes des événements qu’il a en sa prescience, y a aussi celles qu’on appelle fortuites, et les volontaires, qui dépendent de la liberté qu’il a donnée à notre arbitrage, et sait que nous faudrons parce que nous aurons voulu faillir. » Grande différence avec les musulmans, les chrétiens ne croient pas à la prédestination : Dieu laisse partiellement libre de choisir le Bien ou le Mal.

Ce pourquoi les chrétiens ont peut-être moins de vertu miraculeuse, et peut-être plus de vertu raisonnable. Si les Bédouins combattant saint Louis en Terre sainte allaient presque nus « sauf un glaive à la turquesque », c’est « qu’ils croyaient si fermement en leur religion » qui décrétait que les jours de chacun étaient fixés d’avance. Le même fanatisme a animé l’assassin du prince d’Orange, et les Assassins bourrés au haschisch des montagnes de Phénicie, dit Montaigne. Il ne faut pas confondre la passion et la raison sous le même nom de vertu.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

La vanité misérable des vertueux selon Nietzsche

Un jour, Zarathoustra parle des vertueux. Il pourrait tonner, les vouer au gémonies, mais il parle bas, comme la beauté, car sa conviction est profonde : les vertueux sont faux, la preuve, « ils veulent encore être payés ! » Ils veulent être récompensés d’être vertueux, avoir le ciel faute de la terre, comme si la vertu n’était pas une attitude naturelle de la sagesse mais un effort discipliné et pénible qui demande juste rétribution. « Vous aimez votre vertu comme la mère aime son enfant ; mais quand donc entendit-on qu’une mère voulut être payée de son amour ? »

La récompense et le châtiment sont des mensonges, il n’existe pas de juge souverain ni d’au-delà compensateur, ni de justice immanente. Il faut vivre ici-bas et sans père éternel, il faut bâtir sa vie et se forger des principes de justice tout seul, sans endosser le costume prêt-à-porter d’un dogme ou d’un pouvoir. « Que votre vertu soit votre ‘moi’ et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau ».

Trop de « vertueux » ne sont que des illusionnistes pour les autres, et qui s’illusionnent face à eux-mêmes. Pour certains, « la vertu s’appelle une convulsion sous le coup de fouet », la jouissance de se faire mal, d’appeler le châtiment, pour se sentir humain. « Et il en est d’autres qui appellent vertu la paresse de leurs vices ». Et d’autres « leurs démons les attirent. Mais plus ils enfoncent, plus leur œil brille et plus leur désir se tend vers leur Dieu ». Ils ne s’aiment pas et tout ce qu’ils ne sont pas est pour eux l’idéal, le Dieu même. Et « d’autres qui s’avancent lourdement et en grinçant (…) c’est leur frein qu’ils appellent vertu » – se priver pour mériter, se charger de devoirs comme un chameau et s’en faire un mérite. Ou « d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte ; ils font leur tic-tac et veulent que l’on appelle ce tic-tac – vertu. » Les bonnes habitudes, la routine bien admise, les convenances respectées à la lettre, le petit travail vertueux, voilà ce qui serait méritant.

« Et d’autres sont fiers d’une parcelle de justice, et pour l’amour d’elle, ils blasphèment toutes choses : de sorte que le monde est noyé dans leur injustice. » Ce sont nos Mélenchon et nos écologistes et même nos féministes qui ne cessent d’éructer sur ce qui est, au nom d’une toute petite chose bonne qui devrait advenir. Mais leur vacarme fait que l’on ne retient que tout ce qui ne va pas, et non pas tout ce qui pourrait aller mieux. Quelle vertu est-ce là ? « Et quand ils disent : ‘je suis juste’, cela sonne toujours comme : ‘je suis vengé !’ ». La vengeance fait-elle partie de la vertu ? « Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres. »

Et la majorité ? Elle croupit dans son marécage et « au milieu des roseaux, dit : ‘vertu’ – c’est se tenir tranquille dans le marécage. » Pas de vague, « nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; et sur toutes choses nous partageons l’avis qu’on nous donne. » Surtout ne pas penser ! Ne pas s’exprimer ! Ne pas aller et venir à sa guise ! Ne pas objecter ni voter contre ! Toujours « être d’accord ». Cette lâcheté foncière est-elle une vertu ? « Et il en est d’autres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une sorte de geste. » Ce sont les politiciens théâtraux, les intellos qui posent, les bateleurs d’estrades et des plateaux de télé, ceux qui croient qu’afficher suffit à être vertueux. Mais ils ne sont qu’une image, pas une incarnation : « leur cœur ne sait rien de cela. » « D’autres qui croient qu’il est vertueux de dire : ‘la vertu est nécessaire’ ; mais au fond ils croient tout au plus que la police est nécessaire. » La vertu est pour les autres, pas pour soi ; il faut l’imposer à la société, pas la vivre. « Les uns veulent être édifiés et redressés et ils appellent cela de la vertu ; et d’autres veulent être renversés – et cela aussi ils l’appellent de la vertu. » Ils ne savent pas être eux-mêmes, ni se corriger par les exemples des sages ; ils sont trop mous, trop faibles, trop minables – ils ont besoin du fouet et du carcan.

« Que savez-vous de la vertu » vous qui n’avez que ce mot à la bouche mais rien dans les mains, rien dans le cœur, rien dans le tête ? « Que votre ‘moi’ soit dans l’action comme la mère est dans l’enfant : que ceci soit votre parole de vertu ! », conseille Zarathoustra. Elle est faite chair, la vertu, elle est cœur agissant et esprit tourné vers le bien, pas singeries ni précautions. La vertu se bâtit par les exemples et se vit en chacun ; elle n’est pas une suite de commandements ni une morale imposée à coup de fouet – comme jadis dans les collèges. La vertu est celle d’un Montaigne qui la vit, pas celle d’un indigné qui se contente de l’afficher.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Toutes choses ont leur saison, dit Montaigne

Dans le chapitre XXVIII du Livre II des Essais, notre philosophe périgourdin prend pour exemple Caton le jeune, belle nature toute en vertu, qu’il admire. Mais ce qu’il admire le plus, c’est la sagesse que le jeune Caton a de vivre sa vie selon son âge, sans se préoccuper de désirer ce qu’il ne peut plus assouvir, ni de se préoccuper de sa mort, qui viendra quand elle viendra.

« Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout » dit Montaigne, et « le sage met des limites même à la vertu », dit Juvénal. Un écolier de cinquante ans est ridicule, en revanche, toujours apprendre ne l’est pas – mais il faut apprendre selon son âge : « la sotte chose qu’un vieillard abécédaire ! ». Ainsi le jeune Caton, sentant sa fin prochaine, étudia-t-il le discours de Platon sur l’éternité de l’âme. « S’il faut étudier, étudions une étude sortable à notre condition », résume Montaigne.

Mais ne pas jouer au jeune, ni en l’étude scolaire, ni en l’exercice des armes. S’éduquer et se forcir, c’est bien – quand on a 20 ans. Mais il faut employer ces acquis une fois l’âge mûr venu : à quoi cela sert-il d’apprendre, sinon pour faire ? « Le jeune doit faire ses apprêts, le vieux en jouir, disent les sages. » Le vice est de désirer comme en sa puberté alors que l’on n’en a plus les moyens : ainsi les barbons qui désirent baiser les jeunettes – rien de sage dans cette envie qui est nostalgie du passé révolu, images enfuies de sa jeunesse. « C’est enfin tout le soulagement que je trouve en ma vieillesse, qu’elle amortit en moi plusieurs désirs et soins de quoi la vie est inquiétée, le soin du cours du monde, le soin des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moi. »

S’il faut vivre avec son temps, il faut vivre aussi avec son âge. Vivons à chaque moment au présent : telle est la sagesse de Montaigne.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , ,

Je n’aime pas les prêtres, dit Nietzsche

Père pasteur, mère dévote, sœur pronazie, Friedrich Nietzsche avait tout pour haïr le christianisme, une religion d’esclaves, disait-il. Pourtant, Zarathoustra laisse aller les prêtres. Bien que ce soient ses ennemis, « parmi eux aussi il y a des héros ; beaucoup d’entre eux ont trop souffert – c’est pourquoi ils veulent faire souffrir les autres. » L’air est connu du criminel à l’enfance malheureuse, ce qui l’absoudrait sous les circonstances atténuantes. Mais les prêtres, tout comme les criminels, sont des ennemis : il ne faut pas l’oublier et Zarathoustra ne l’oublie pas.

« Rien n’est plus vindicatif que leur humilité », dit-il « et quiconque les attaque a vite fait de se souiller. » Ce sont des prisonniers de leur foi, des réprouvés que leur Sauveur a marqués au fer. « Au fer des valeurs fausses et des paroles illusoires ! » Qui va les sauver de leur Sauveur ?

Ces valeurs et ces paroles sont enfermées dans des églises sombres à faire peur, et ne s’énoncent pas au grand soleil rayonnant. Peut-on s’élever dans des cavernes ? Par un chemin de pénitence à genoux ? « N’était-ce pas ceux qui voulaient se cacher et qui avaient honte face au ciel pur ? » demande Nietzsche. Il est loin le temps antique où les dieux étaient glorieux, à l’image des hommes les meilleurs : ils élevaient les âmes des mortels à leur hauteur et les plus valeureux humains devenaient des demi-dieux. Pas dans le christianisme : « ils ont appelé Dieu ce qui leur était contraire et qui leur faisait mal » ; « ils n’ont pas su aimer leur Dieu autrement qu’en crucifiant l’homme » ; « ils ont pensé vivre en cadavres ». Comme ce monde-ci est une vallée de larmes, que tout être humain est dès sa naissance entaché du péché originel, que seul l’Au-delà permettra la justice, l’amour et des félicités, vivre n’a aucun intérêt. Seule la mort en a et la meilleure est de se mortifier auparavant pour l’appeler au plus vite. Est-ce cela la vie ?

« Je voudrais les voir nus », dit Nietzsche, « car seule la beauté devrait prêcher le repentir. Mais qui donc pourrait se laisser convaincre par cette affliction travestie ! » Nietzsche parle des prêtres, tous vêtus de longues robes noires qui cachent leurs formes le plus souvent étiques et maladives faute de vivre sainement dans un corps sain, aimant d’un cœur sain et avec l’esprit sain vivifié par le grand air. Le Christ en croix, curieusement, a souvent un corps sculpté d’athlète romain, comme s’il était impensable, au final, d’adorer un avorton. Combien de vocations religieuses catholiques se sont déclarées face à ce corps nu et torturé, délicieusement sexuel ? Les séminaires comme les écrivains catholiques sont remplis de ces fantasmes homoérotiques, qui deviennent trop souvent pédocriminels. Le sociologue homme de radio Frédéric Martel a étudié ce thème particulier dans son livre Sodoma : enquête au cœur du Vatican. Son enquête par témoignage auprès de pas moins de 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs montre que la plupart non seulement sont homosexuels, mais de plus ont été attiré dans l’Église par cette atmosphère particulière qui favorise la tendance.

Les sauveurs n’étaient pas de grands savants, ni des maîtres en leur discipline, mais des illusionnistes, dit Nietzsche. « L’esprit de ces sauveurs était fait de lacunes ; mais dans chaque lacune ils avaient placé leur folie, leur bouche-trou qu’ils ont appelé Dieu. » Ils avaient des esprits étroits et des âmes vastes, voulaient trop étreindre et ont mal étreint. Comme des couards selon Montaigne, « sur le chemin qu’ils suivaient, ils ont inscrit les signes du sang, et leur folie leur a enseigné que par le sang on établit la vérité. » Or ce n’est pas le nombre de morts qui fait la valeur d’une doctrine, sinon Mao, ses 80 millions de morts et son Petit livre rouge serait au sommet de la sagesse, mais sa part de vérité utile à la vie. « Le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure et la transforme en folie et en haine des cœurs. » Tout dictateur le sait, et Hitler avec Horst Vessel devenu lied des marches nazies, c’est par les martyrs que l’on gagne à sa cause. Peu importe la vérité de leur combat, le seul fait qu’ils aient donné leur vie exige qu’ils soient vengés. C’est ce que Poutine cherche à faire en Ukraine, en envoyant en rangs serrés des hordes de soldats se faire massacrer par les obus et les mitrailleuses ukrainiennes – tout comme Staline l’a fait face aux armées allemandes devant Stalingrad.

C’est de la manipulation. « Le cœur chaud et la tête froide : lorsque ces deux choses se rencontrent, naît le tourbillon nommé ‘Sauveur’. » Le froid Poutine agite le nationalisme le plus obtus et envoie à la mort par dizaines de milliers de jeunes Russes pour faire monter l’émotion et appeler à l’élan du châtiment. Il veut apparaître comme le Sauveur de la civilisation orthodoxe russe face à un Occident gangrené par l’esprit décadent américain. Mais que ne se pose-t-il en exemple attractif, plutôt que d’attaquer celui qui ne veut pas le suivre ? Le soft-power culturel américain, tout comme l’exemple économique de l’Union européenne sont bien plus attractifs que ses vieilles lunes rancies de slavophile – c’est cela qu’il n’accepte pas. Si la Russie tradi est un paradis, pourquoi tant de gens rêvent-ils d’ailleurs ? « En vérité, il y a eu des hommes plus grands », rappelle Nietzsche, des Churchill, des De Gaulle, pouvons-nous ajouter ; ils étaient patriotes mais pas tyrans, ils ont élevé leurs citoyens au lieu de les réprimer.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Couardise est mère de la cruauté, dit Montaigne

Le chapitre XXVII du Livre II des Essais traite de la lâcheté qui rend cruel. Montaigne cite par expérience d’aucuns qui sont des brutes vengeresses et en même temps pleurent pour des vétilles. Leur courage s’arrête de voir l’ennemi à sa merci et c’est dès lors la peur qui prend le relai pour le tourmenter alors qu’il n’en peut plus. Comme une vengeance après combat, où la lâcheté se venge de n’avoir su oser l’affronter.

Chacun a expérience de ces faibles qui jouent les matamores – dès que quelqu’un est à leur merci – mais qui auraient été bien en peine de les combattre de face. Torturer qui est faible est un plaisir de couard. Les harceleurs ne font pas autrement, se montant la tête entre eux pour paraître le plus impitoyable ; le Lucas de 13 qui s’est donné la mort n’en pouvait plus d’être traité de fiotte – il aurait dû leur foutre sur la gueule, mais se serait fait punir par les adultes « vertueux ».

Dans la guerre, dit Montaigne, qui en savait un bout en son siècle de constantes batailles, « ce qui fait voir tant de cruautés inouïes aux guerres populaires, c’est que cette canaille de vulgaire s’aguerrit et se gendarme à s’ensanglanter jusqu’aux coudes et à déchiqueter un corps à ses pieds, n’ayant ressentiment d’autre vaillance. » Ils n’ont pas osé vaincre, ils se vengent sur les restes.

Ce qui fait que les querelles sont désormais toutes mortelles, analyse notre philosophe. « Chacun sent bien qu’il y a plus de braverie et dédain à battre son ennemi qu’à l’achever, et de l’humilier que de le faire mourir. » Or la lâcheté se répand et la tuerie avec, de peur que l’ennemi en question ne se venge. C’est toute la question de nos banlieues où les « bandes rivales » font des morts. Ce n’est pas l’honneur qui est en jeu, ils ne savent pas ce que c’est, ces vulgaires ; c’est leurs couilles qui leur importent, leur image dans la bande, leur vie même. Trucider l’autre, c’est se garder soi, tout en se glorifiant d’avoir frappé en traître : la fin justifie les moyens. « Le tuer est bon pour éviter l’offense à venir, non pour venger celle qui est faite : c’est une action plus de crainte que de braverie, de précaution que de courage, de défense que d’entreprise », dit encore Montaigne.

De même, « c’est aussi une image de lâcheté qui a introduit en nos combats singuliers cet usage de nous accompagner de seconds, et tiers, et quarts. C’était anciennement des duels ; ce sont, à cette heure, rencontres et batailles. » Nos banlieues, toujours, remplacent de même la seule la vanité du chef par l’offense au groupe entier. Tous doivent défendre un seul, qui ne leur a pas demandé leur avis dans cette querelle ; ils se sentent obligés, esclaves de la horde. On ne peut pas parler de courage du chef de bande, mais plutôt de sa lâcheté pour se réfugier derrière les siens. Montaigne n’a pas de mots assez forts pour qualifier cette attitude méprisable et lâche : « Outre l’injustice d’une telle action et vilenie, d’engager à la protection de votre honneur autre valeur et force que la vôtre, je trouve du désavantage à un homme de bien et qui pleinement se fie de soi, d’aller mêler sa fortune à celle d’un second. Chacun court assez de hasard pour soi sans le courir encore pour un autre ». Ce qui en ressort, c’est que ce genre de querelleur ne sont pas des hommes de bien – on s’en serait douté.

De même pour le choix des armes. L’habileté à l’épée, au pistolet ou à la lutte n’est pas preuve de courage et ne dit rien sur la vertu. Le courage est de faire face, pas d’être habile ni d’avoir la plus grosse (arme), « afin qu’on n’attribuât sa victoire plutôt à son escrime qu’à sa valeur ». Les terroristes du Bataclan jouaient les grand fendards avec leurs kalachnikov ; ils ont eu peur dès qu’un simple flic leur a tiré dessus avec son petit pistolet. Montaigne cite son enfance, où « la noblesse fuyait la réputation de bon escrimeur comme injurieuse, et se dérobait pour l’apprendre, comme un métier de subtilité dérogeant à la vraie et naïve vertu. » Je peux citer moi-même ma jeunesse, où les maîtres ès arts martiaux dédaignaient de se battre lorsqu’ils étaient provoqués dans la rue par des racailles, faisant face et ne visant qu’à coup sûr s’ils étaient physiquement menacés. La vertu est de regarder le danger dans les yeux, et le courage est de ne pas se dérober ; le reste est suffisance mal placée.

Et Montaigne élargir sa réflexion aux meneurs. « Qui rend les tyrans si sanguinaires ? » demande-t-il. « C’est le soin de leur sûreté, et que leur lâche cœur ne leur fournit d’autres moyens de s’assurer qu’en exterminant ceux qui les peuvent offenser, jusqu’aux femmes, de peur d’une égratignure. » Chacun pense aussitôt, de nos jours, à Vladimir Poutine. Il a tellement peur de perdre son pouvoir, semble-t-il, qu’il est impitoyable avec quiconque ne formule ne serait-ce qu’une réserve sur l’agression gratuite de l’Ukraine, et est même condamné à la prison s’il emploie le mot exact de « guerre » plutôt que l’euphémisme hypocrite « d’opération spéciale » utilisé par le pouvoir. Quant aux femmes, Anna Politovskaïa n’a pas réchappé aux tueurs de Poutine, pas plus que les épouses et enfants des oligarques qui n’étaient pas d’accord avec lui. Lâcheté est mère de cruauté, les barbares sont les plus couards.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Je n’aime pas les miséricordieux, dit Nietzsche

Donner est bon mais la pitié tue car, quand l’émotion submerge, elle fait perdre la raison. « Il faut retenir son cœur : car si on le laissait aller, on aurait vite fait de perdre la tête ! » s’exclame Zarathoustra. Les réseaux sociaux et les médias sont remplis de bons sentiments et d’élans pour « les aider ». Mais pour quoi faire ? Les sauver de leur État en faillite, qu’ils ont eux-mêmes contribué à ériger – comme au Liban ? Reconstruire pour qu’ils détruisent au nom de leur ressentiment religieux – comme en Afghanistan ? à Gaza ? Donner sans contrepartie pour que les gangs au pouvoir ou dans la rue accaparent l’aide – comme à Haïti ? en Syrie ? Ah, il est loin le Biafra où des enfants mourant de faim exprimaient l’évidence de l’intervention humanitaire ! Aujourd’hui, tout est plus complexe : faut-il « sauver » les migrants qui se mettent volontairement en danger sur des embarcations de fortune en comptant sur l’aide des bateaux humanitaires en Méditerranée ou des gardes-côtes en Manche ?

« Hélas ! Où a-t-on fait sur terre plus de folies que parmi les miséricordieux, et qu’est-ce qui a fait plus de mal sur terre que la folie des miséricordieux ? Malheur à tous ceux qui aiment sans avoir une hauteur qui est au-dessus de leur pitié ! » La pitié n’est pas un sentiment honorable, contrairement à ce qu’on croit, car elle met la compassion au même niveau que l’amour – et c’est abaisser l’amour que de le réduire ainsi au réflexe. « L’homme noble s’impose de ne pas humilier les autres hommes : il s’impose la pudeur devant tout ce qui souffre. » Homme est ici pris au sens générique d’humain, donc les femmes aussi, les trans, les bi, etc. (la liste est longue et sans limites connues). Et le « ce » de « ce qui souffre » est pris au sens général, il n’y a pas que les humains à souffrir mais aussi, les bêtes, les plantes, le paysage, la planète.

« En vérité, je ne les aime pas, les miséricordieux qui sont heureux de leur pitié : la pudeur leur manque. » Et c’est bien là le principal grief de Nietzsche. Si la compassion est un mouvement humain affectif qui ne se commande pas (et un réflexe de survie de l’espèce), la piété de pitié est une part de la religion doloriste qu’a répandu le christianisme. La vie est souffrance, le Christ a été torturé et est mort sur la Croix, imitons-le pour accéder aux félicités de l’Autre monde, souffrir est une vertu, ceux qui souffrent le plus sont des saints ! C’est tout ce misérabilisme qui révulse Nietzsche. Se glorifier de sa pitié, d’être un miséricordieux, lui est odieux. « En vérité, j’ai fais bien des dons pour ceux qui souffrent : mais il m’a toujours semblé faire mieux quand j’apprenais à mieux me réjouir. (…) Lorsque nous apprenons à mieux nous réjouir, nous désapprenons le mieux de faire du mal aux autres et d’inventer des douleurs. » Là est la grande leçon : la souffrance est une honte qui dit plus sur l’humanité que sa miséricorde. L’inverse de l’amour et de la joie.

« Car j’ai honte, à cause de sa honte, d’avoir vu souffrir celui qui souffre ; et lorsque je lui suis venu en aide, j’ai durement atteint sa fierté ». Celui qui souffre a honte parce que sa souffrance est souvent causée par lui-même : son impéritie, sa légèreté, sa lâcheté. Ce sont bien les Allemands qui ont élu puis réélu Hitler dans les années 1930, et les Russes qui ont élu et réélu Poutine le dictateur dans les années 2000. S’ils souffrent, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes – ils ont eu les politiciens qu’ils méritaient ; ils sont responsables de ce qui leur arrive. A l’inverse, la catastrophe imprévue, comme l’invasion de l’Ukraine par son voisin « frère » ou le tremblement de terre en Turquie et Syrie récemment, comme hier le tsunami en Indonésie, sont des souffrances dont les peuples ne sont pas responsables. Ou du moins partiellement : on pourrait objecter que la dérive de Poutine n’a pas voulue être vue, ses menaces ont été minimisées en Occident tout entier ; que les bâtiments écroulés en Turquie n’étaient pas aux normes antisismiques bien que dans une région sans cesse éprouvée par des séismes, que la corruption des entrepreneurs immobiliers proches du pouvoir d’Erdogan est elle aussi probante. Mais quand même : l’aide est ici justifiée, il s’agit de survie pour reconstruire, pas d’aider à fuir ce qu’on a laissé détruire.

« Il est difficile de vivre avec les hommes, parce qu’il est difficile de garder le silence », dit Nietzsche/Zarathoustra.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Dieu est une conjecture, dit Nietzsche

Une conjecture est une opinion fondée sur des apparences, autrement dit une hypothèse à vérifier. Elle n’est pas la vérité, tout au plus une vérité relative des seuls croyants qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ou qui ont trop la flemme pour penser au-delà. Nietzsche n’est pas tendre pour « les vaches à l’étable » du troupeau social. « Dieu est une conjecture : mais je veux que votre conjecture ne dépasse pas votre volonté créatrice. Sauriez-vous créer un Dieu ? – Ne me parlez donc plus des dieux ! Mais vous sauriez créer le Surhomme. »

Tout savoir avance sur des conjectures ; il faut seulement les vérifier pour qu’elles deviennent des vérités provisoires, avant d’être confirmées ou remise en cause par l’avancée du savoir. Mais pourquoi aller directement à « Dieu », demande Nietzsche. C’est trop facile : il est unique alors qu’on est multitude, il est tout alors qu’on n’est rien, il a tout alors qu’on n’a rien. « J’appelle méchant et antihumain tout cet enseignement d’un être unique, absolu, immuable, satisfait et impérissable. » Le concept de Dieu est un délire d’absolu dans un monde qui n’est et ne restera que relatif. Or nous vivons dans ce monde. Faisons avec.

« Je veux que votre conjecture soit limitée à ce qui est concevable. (…) Vous devez pousser votre pensée jusqu’à la limite de vos sens ! » Seuls les sens – matériels – permettent d’appréhender le monde qui nous entoure, pas l’imagination débridée qui rêve sans les limites des sens. « Ce que vous avez appelé monde, il faut que vous commenciez par le créer : votre raison, votre imagination, votre volonté, votre amour doivent devenir ce monde ! Et, en vérité, ce sera pour votre félicité, à vous qui cherchez la connaissance ! » Le créer, c’est-à-dire le décrire en mots précis, car bien nommer les choses permet de les appréhender : un virus n’est pas un microbe et ne se cure pas de la même façon (les antibiotiques sont inefficaces sur les virus). L’imagination doit être limitée à ce monde-ci car c’est ici que tout se passe – et disserter du sexe des anges, de la hiérarchie céleste ou du nombre de dieux en une seule personne n’a aucun « sens » pour nous ici-bas. Il faut aimer ce monde et pas l’autre ; il faut aimer l’humain et ce que deviendra l’humain en plus (le Surhomme) et pas Dieu, ce concept abstrait qui n’existe qu’en fantasme. « Que votre volonté du vrai consiste à tout transformer en images concevables, visibles et sensibles pour l’homme ! »

Ni l’incompréhensible, ni le déraisonnable ne doivent mener la raison humaine à disserter sur du vent, à chercher midi à quatorze heures ou la clé du champ de tir sans pour autant savoir la couleur du cheval blanc d’Henri IV. Ce qui est compréhensible, c’est l’homme ; ce qui est raisonnable est de savoir comment faire un homme meilleur. L’éducation vaut mieux que le catéchisme et élever les enfants mieux que les soumettre.

« S’il existait des dieux, comment supporterais-je de n’être point Dieu ! Donc il n’y a point de dieux », dit Nietzsche. Et d’ajouter, logique : « Sans doute est-ce moi qui ait tiré cette conclusion, mais voici qu’elle me tire elle-même » – c’est cela la réflexion, l’effet miroir de ce qu’on pense une fois qu’il est exposé, objectivé. « Dieu est une conjecture : mais qui donc épuiserait sans en mourir tous les tourments de cette conjecture ? » En effet, l’hypothèse de Dieu est infinie et fait perdre un temps fou, inutile, même néfaste en ce qu’il tord la pensée droite. « Comment ? Le temps n’existerait-il donc plus et tout ce qui est périssable serait-il mensonge ? » Dès lors, à quoi bon créer, connaître, découvrir ? Il suffirait de se laisser vivre en attendant la parousie, sauvage et dénué de tout, dans la misère matérielle, affective et spirituelle.

Au contraire, créer signifie lutter contre l’éphémère. « Tout ce qui sent souffre en moi et est prisonnier : mais ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. » La condition humaine est précaire dans un monde changeant ; elle engendre de la souffrance, comme le bouddhisme l’a bien compris. Et, comme il l’a compris aussi, seule la volonté permet de dompter cette souffrance pour découvrir au-delà (mais pas l’Au-delà). La volonté pour Nietzsche est issue de l’élan vital, de cette joie pure des hormones qui chante au printemps dans la poussée des bourgeons, les cris des oiseaux et les cabrioles du chat, les amourettes spontanées des adolescents. La volonté est d’instinct, de passions et de raison – elle est une, pas seulement un « je veux » abstrait.

« Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté » – en fait, vouloir, c’est vivre tout simplement. Qui renonce à vouloir renonce à son instinct vital, donc à la vie. Son existence n’est plus alors qu’un lent suicide comme ces prêtres qui jurent de renoncer aux joies de ce monde puis deviennent ermites fuyant la société des hommes et leurs tentations pour s’abîmer (au sens littéral) dans des fantasmes enfiévrés à la saint Antoine, qui fascinaient Flaubert. « Ne plus vouloir, et ne plus juger, et ne plus créer ! Oh ! Que cette grande lassitude reste toujours loin de moi ! »

Au contraire, vivre est vouloir plus, mieux, encore. « Dans la recherche de la connaissance, je ne sens en moi que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir ; et s’il y a de l’innocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer. » Bien loin de Dieu qui exige de mépriser la sexualité pour ne se consacrer exclusivement qu’à son culte pour un Au-delà de félicité. Engendrer, élever, connaître, contrevient à l’être créé d’un coup « à son image » par le Dieu tout-puissant – et il n’aime pas ça, le dieu jaloux de la Bible. Aucune liberté n’est permise, il faut obéir à ses Commandements, ses Interdits, se soumettre. Ainsi font les Juifs et les Mahométans, un peu moins les chrétiens, contaminés par la culture grecque mais ramenés brutalement au Dogme par saint Paul. Vivre, c’est l’inverse : c’est être de ce monde-ci et de s’y ébattre au mieux, guidé par la volonté d’y vivre et d’y vivre meilleur.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

A contrefaire le malade, on le devient, dit Montaigne

Notre philosophe note ses curiosités de lecture. Au chapitre XXV du Livre II des Essais, il lit chez Martial, un auteur latin, « l’histoire de Caelius qui, pour fuir à faire la cour à quelques grands à Rome, se trouver à leur lever, les assister et les suivre, fit mine d’avoir la goutte. » Et de s’emballer la jambe et de contrefaire la boiterie. Sauf que l’habitude la lui donna bel et bien, la goutte ! On peut supposer que l’inactivité et la nourriture inchangée de trop de viandes a précipité cette maladie, courante chez les urbains antiques qui n’avaient guère le sens diététique, mais Montaigne en tire une philosophie : ne singez point ce que vous pouvez devenir !

« Les mères ont raison de tancer leurs enfants quand ils contrefont les borgnes, les boiteux et les bigles, et tels autres défauts de la personne ; car, outre ce que le corps ainsi tendre en peut recevoir un mauvais pli, je ne sais comment il semble que la fortune se joue à nous prendre au mot ». A trop imiter, on le devient. Une fois le pli pris, difficile de s’en défaire. On ne se refait pas, dit la sagesse des nations. Montaigne cite Appien, Froissart et Pline pour faire bon poids. Pour les modernes, citons Lorenzaccio de Musset qui, pour abattre un tyran se fit comme lui pervers et corrompu, ne pouvant se défaire de cette tunique de Nessus. Ou L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Stevenson, où le mal est en soi et finit par dominer quand on le laisse faire. Ou encore, en plus féministe, le « on ne naît pas femme, on le devient », de Simone de Beauvoir : la société et les traditions formatent l’individu pour qu’il ressemble au modèle arbitraire… Un habitus, disent les sociologues.

Mais il s’élève à Sénèque qui écrit à Lucilius, gouverneur romain de Sicile et ami de Pline l’Ancien. La folle de sa femme est chez lui et agit en folle : elle a perdu la vue mais se persuade qu’il fait sombre. « Ce que nous rions en elle, je te prie de croire qu’il advient à chacun de nous ; nul ne connaît être avare, nul convoiteux. » Il est vrai que chacun est aveugle sur ce qu’il est, ses défauts surtout. Il voit la paille dans l’œil de son voisin mais non la poutre qui est dans le sien. « Ne cherchons pas hors de nous notre mal, il est chez nous », dit Sénèque et Montaigne le suit. « Et cela même que nous ne sentons pas être malades, nous rend la guérison plus malaisée. » Rien de pire que les contents d’eux, ou ceux qui croient détenir la Vérité : ils sont malades sans le savoir. Car il existe d’autre chose qu’eux-mêmes et une autre « vérité » que la leur. Mais ils sont trop fermés, limités, bornés, pour en avoir seulement l’intuition.

Seule la philosophie guérit, conclut Sénèque – et Montaigne est bien prêt à le croire. Nous aussi : cela change des illusions et des religions avides de pouvoir comme des mensonges éhontés et des belles histoires des tyrans gourous.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Montaigne disserte sur la grandeur romaine

Au chapitre XXIV du Livre II des Essais Montaigne prend de la hauteur par rapport à son propre temps. Quoi de mieux que de le comparer à ses chers Romains ? Il oppose « les chétives grandeurs de ce temps » – le sien – à la grandeur romaine et qualifie de « simplesse » l’égalité formulée par certains. Non, son temps n’est pas romain ; non, son temps n’est pas grand. Il est plutôt en décadence par rapport à l’antique. Encore que l’antiquité eût connue elle aussi la bassesse.

Propos qui n’est pas nouveau tant la scie du « c’était mieux avant » continue de courir dans les oreilles. C’est toujours mieux hors de chez soi, l’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin, il n’y a plus de jeunesse, plus de goût au travail, plus de grandes âmes, il leur faudrait une bonne guerre… Montaigne rappelle Cicéron dans ses Épîtres (ou Lettres) aux familiers, citant une lettre où César donne la Gaule en royaume à un certain Marcus Furius, recommandé par lui. « Il n’était pas nouveau à un simple citoyen romain, comme était lors César, de disposer des royaumes, car il ôta bien au roi Déjotarus le sien pour le donner à un gentilhomme de Pergame nommé Mithridate. » Donc, la concussion n’est pas nouvelle ; elle avait lieu sous les Romains comme du temps de Montaigne, de « mon royaume pour un cheval » à « Paris vaut bien une messe. ».

Mais la réalité de Rome n’était pas l’idéal de Rome. Et cet idéal demeure le même au temps de Montaigne. « Marc-Antoine disait que la grandeur du peuple romain ne se montrait pas tant par ce qu’il prenait que par ce qu’il donnait. » Antiochus, qui « possédait toute l’Égypte et était apte à conquérir Chypre », se vit rappeler à l’ordre par un émissaire du sénat romain. La vertu plutôt que la fortune lui importait le plus. De même, « tous les royaumes qu’Auguste gagna par droit de guerre, il les rendit à ceux qui les avaient perdus, ou en fit présent à des étrangers. » Montaigne trouve cela grand – et nous pouvons mesurer combien Poutine est d’esprit petit boutiquier et avare à cette aune.

Citant Tacite : « Les Romains, dit-il, avaient accoutumé de toute ancienneté, de laisser les rois qu’ils avaient surmontés en la possession de leurs royaumes, sous leur autorité, à ce qu’ils eussent des rois mêmes, outils de la servitude » (Vie d’Agricola, XIV). Soliman lui-même, grand Turc célèbre de son temps, fit de même du royaume de Hongrie, dit Montaigne. Comme quoi « avant » et « aujourd’hui » peuvent se ressembler si la grandeur y règne. Ce n’était pas mieux avant mais cela peut être pire aujourd’hui : tout est question de caractère.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , ,

Il faut se battre pour être bien compris, dit Nietzsche

Après ses Discours à ses disciples (chroniqués précédemment sur ce blog), Zarathoustra s’est retiré en solitaire sur la montagne. Il attend, « pareil au semeur qui a répandu sa semence. » Mais il faut plus de neuf mois pour accoucher d’une idéologie nouvelle et, comme un père, le prophète est empli « d’impatience et du désir de ceux qu’il aimait. »

Mais cette impatience, si elle est légitime, empêche de germer. C’est le cas d’une idéologie comme d’un enfant : il faut le laisser être avant de l’élever. « Or, voici la chose la plus difficile : fermer par amour la main ouverte et garder la pudeur en donnant. » Car trop donner trop vite submerge et empêche le don de fructifier. Ce sont les parents trop présents qui étouffent, les pères ou mères fusionnels qui inhibent, substituant leur volonté à celle de l’enfant, croyant faire le bien alors qu’ils l’étiolent, vivant à travers lui par procuration tout ce qu’ils ou elles n’ont su ou pu réaliser.

Zarathoustra rêve une nuit qu’un enfant lui apporte un miroir. Il s’y est regardé et… « j’ai poussé un cri et mon cœur s’est ému : car ce n’était pas moi que j’y avais vu, c’était la face grimaçante et le rire moqueur d’un démon. » Notez combien Nietzsche prend soin d’associer le corps et les passions au mouvement de l’esprit – les trois étages de l’humain : un cri (instinctif), une émotion du cœur (affectif) et la vision (le jugement de raison). La cause ? « Ma doctrine est en danger, l’ivraie veut s’appeler froment. »

Texte prémonitoire, écrit en 1883, sur les dérives du nazisme futur. Les disciples déforment et amplifient des détails de sa doctrine sans la comprendre ni la prendre en entier. Ainsi la volonté de puissance n’est-elle pas le droit du plus fort que croient les brutes mais l’énergie vitale avide d’explorer et de comprendre et qui déborde de générosité pour tous les vivants. Mais les nazis étaient des gens des bas-fonds, peu instruits et qui méprisaient la culture (Goebbels sortait son revolver lorsqu’il entendait ce mot) ; les intellos nazis étaient peu nombreux et souvent idéalistes ou mystiques (Rosenberg, von Schirach), névrosés psychopathes (Rhöm, Göring, Heydrich) ou encore arrivistes (Goebbels, Albert Speer). Tout comme les illettrés de Daech qui lisent Mahomet et ses commentaires sans penser, ils ne prenaient – à la lettre – que ce qu’ils étaient capables de saisir dans l’œuvre de Nietzsche. Zarathoustra a raison de s’en faire !

« Mes ennemis sont devenus puissants et ont défiguré l’image de ma doctrine, en sorte que mes préférés doivent rougir des présents que je leur ai faits. » Rester trop longtemps dans sa tour d’ivoire ou le ciel des idées – ici la caverne de la montagne – est mauvais. Il faut redescendre dans le concret et parler concrètement à ses disciples concrets. « Sans doute y a-t-il en moi un lac, un lac solitaire qui se suffit à lui-même ; mais le fleuve de mon amour l’entraîne avec lui en aval – jusqu’à la mer ! » L’amour est pour Nietzsche la vie qui déborde, l’élan vital vers les autres, vers l’empathie et l’action ensemble. Il ne s’agit pas d’asservir mais de former, pas de formater mais d’épanouir. Par exemple, l’objectif initial des Jeunesses hitlériennes était un scoutisme positif qui sortait les jeunes de leur milieu étriqué et les faisaient vivre sportivement en toute égalité de conditions ; la propagande l’a déformé progressivement en formatage politique et militaire – mais il ne faut pas jeter le gamin sain et courageux avec l’eau sale des obsessions d’Adolf Hitler et de ses sbires.

Donc expliquer, toujours expliquer, inlassablement, comme les profs qui ne cessent de le faire (mais eux sans enthousiasme, juste pour remplir le programme). Zarathoustra est inspiré, il déborde au contraire ; il n’est pas un bureaucrate du savoir mais un voyant qui entraîne. « Comme j’aime maintenant chacun de ceux à qui je puis parler ! Mes ennemis eux-mêmes contribuent à ma félicité. » Chacun l’a un jour ressenti, contrer des arguments par d’autres est excitant, l’adversaire est implacable et lui opposer de vraies raisons en pointant ses failles est jubilatoire. Oui, on peut aimer ces « ennemis » qui vous haussent au-dessus de vous-mêmes et aiguisent vos facultés.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

La guerre est un mauvais moyen, dit Montaigne

Le chapitre XXIII du Livre II des Essais compare les États à des organismes, sujets à la maladie ou à trop de santé, et nécessitant les mêmes moyens qu’emploie la médecine. « Les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous » (on dirait « fanent » aujourd’hui). Et dans « les États souvent malades, a-t-on accoutumé d’user de diverses sortes de purgation. »

Elles se révèlent de trois sortes : purger le pays de ses éléments indésirables, le saigner d’un surplus de jeunesse, fomenter une guerre pour maintenir les turbulences en haleine.

« Tantôt on donne congé à une grande multitude de familles pour en décharger le pays, lesquelles vont chercher ailleurs où s’accommoder aux dépens d’autrui. » Ainsi les Juifs d’Espagne, chassés par les rois très catholiques, et les protestants de France, bannis par d’autres rois très catholiques. Ou des Juifs encore, pogromisés en Russie, qui se sont amassés en Europe centrale avant d’être pris entre les deux feux du communisme et du nazisme dans les « terres de sang » des historiens du XXe siècle. Notons aussi que les « immigrés » en Europe se trouvent exilés de leurs divers pays pour cause de guerre, de répression politique, d’intolérance religieuse ou, en Amérique latine, de famine (de pain ou de liberté) et sont ainsi en état de « décharger leur pays » – volontairement ou non. A l’inverse, les extrême-droites européennes rêvent d’une décharge à l’envers, de donner congé aux familles indésirables.

Les États trop sains, regorgeant de jeunesse, envoient coloniser d’autres terres et conquérir d’autres lieux. Ainsi firent les Romains, puis les barbares des invasions, avant les Mongols et les Blancs explorateurs suivis de leurs missionnaires évangélisateurs. « Ainsi se forgea cette infinie marée d’hommes qui s’écoula en Italie sous Brennus et autres ; ainsi les Goths et Vandales, comme aussi les peuples qui possèdent à présent la Grèce, abandonnèrent leur naturel pays pour s’aller loger ailleurs plus au large. » Ou les pays du Maghreb, dégorgeant leurs jeunes sans qu’il y ait un emploi pour eux, ou les pays d’Afrique noire qui font des petits à gogo tout en maintenant la tutelle des vieux politiciens corrompus, ce qui alimente le désir d’ailleurs comme une source dont le bassin déborde.

Mais il est pire… Les États « parfois aussi, ont à escient nourri des guerres avec aucuns leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l’oisiveté, mère de corruption, ne leur apportât quelque pire inconvénient (suit une citation de Juvénal) mais aussi pour servir de saignée à leur république et éventer un peu la chaleur trop véhémente de leur jeunesse, écourter et éclaircir le branchage de cette tige foisonnant en trop de gaillardise. » Toutes les dictatures ont agi ainsi : Napoléon 1er pour calmer la Révolution, Napoléon III après la révolution de 1848, le fascisme mussolinien, le nazisme hitlérien, le soviétisme botté de Staline à Brejnev, l’Argentine de la dictature avec la guerre des Malouines, l’Irak saddamite contre le Koweït – et bien-sûr Poutine, depuis vingt ans au pouvoir et qui compte bien y rester. Contesté à l’intérieur après une dernière présidentielle peu convaincante, rien de mieux que la guerre pour resserrer les rangs, emprisonner les dissidents et assurer l’Ordre intérieur. La Turquie d’Erdogan est tentée de faire de même contre les Kurdes (en attendant la Grèce?) et la Chine de Xi, contesté lui-même pour sa politique erratique du Covid, contre Taïwan. Montaigne cite en son temps Edouard III d’Angleterre qui a exclu la Bretagne du traité de Brétigny afin d’y conserver la possibilité de faire la guerre.

« Mais je ne crois pas que Dieu favorisât une si injuste entreprise, d’offenser et quereller autrui pour notre commodité », se récrie Montaigne. Preuve que si, l’histoire en est pleine : soit Dieu s’en fout, soit il n’existe pas. Et c’est alors « la faiblesse de notre condition [qui] nous pousse souvent à cette nécessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. » Lycurgue fit s’enivrer les hilotes pour servir d’exemple repoussoir à ses Spartiates. De leur côté, « les Romains dressaient le peuple à la vaillance et au mépris des dangers et de la mort par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à outrance qui se combattaient, détaillaient et entretuaient en leur présence. » La « soif de sang » n’a pas de borne ; une fois commencée, elle pousse au pire, la jeunesse d’abord, soi-disant fragile, et « les filles même », déplore Montaigne. Il cite Prudence dans Contre Symmaque : « à chaque coup elle se dresse ; / elle est aux anges chaque fois que le vainqueur / enfonce son glaive dans la gorge ; / et cette vierge timide tourne le pouce / pour que meure celui qui est à terre. » Qui a pensé, dans un moment d’égarement, que la féminisation des sociétés les rendraient plus pacifiques, plus apaisées ? Au contraire… L’égalité des sexes pousse à la virilisation des femmes et à masculiniser un peu plus les hommes. D’où la violence qui monte, le culte du muscle, de l’action. D’où Trump et Poutine – entre autres – et la bénévolente Marine Le Pen qui pousse à l’hystérie un Zemmour.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

La générosité est la plus haute vertu, dit Nietzsche

Le dernier Discours de Zarathoustra est sur la vertu. Or la plus haute vertu est celle qui donne, selon Nietzsche (mais aussi selon le christianisme). « Dites-moi, pourquoi l’or a-t-il acquis la valeur la plus haute ? C’est parce qu’il est rare et inutile, étincelant et doux dans son éclat : il se donne toujours. » L’or est donc « symbole de la plus haute vertu » car « une vertu qui donne est la plus haute vertu » – la philia des Grecs, la charité selon Jésus. L’inverse « des chats et des loups » car ils sont d’égoïstes prédateurs, des voleurs, des impasses de l’Évolution selon Nietzsche en raison de leur « égoïsme des malades ».

Les disciples sur le chemin du Surhomme sont au contraire débordant de générosité, ils sont des sources qui absorbent pour rejaillir et arroser tout autour d’eux. « Vous contraignez toutes choses à venir et à entrer en vous, afin qu’elles rejaillissent de votre source, comme les dons de votre amour », dit Nietzsche. Il faut apprendre avant d’enseigner, voler le savoir et les valeurs avant de rayonner de sagesse. Ce pourquoi le disciple doit travailler avant d’être lui-même un créateur. « Nous concluons toujours à la dégénérescence quand l’âme qui donne est absente. »

S’élever, c’est donner ; au contraire, « tout pour moi », c’est se replier, donc stagner et lentement dégénérer. Avis aux trop conservateurs qui deviennent réactionnaires, n’acceptant plus aucun autre ni les changements : ils déclinent, ils vieillissent, leur mort n’est plus qu’une question d’années. La générosité est son inverse, elle accueille et assimile, elle absorbe pour transformer et faire rejaillir. Encore faut-il être sûr de soi – ce que nos sociétés malades ne sont plus. Un esprit sain dans un corps sain, disaient les sages romains. Et nous ? Avec le foot corrompu et le tennis fric, les Jeux olympiques mondiaux ont-ils encore un sens ?

Nietzsche mobilise les trois étages de l’humain, le corps, le cœur et l’esprit. « Ainsi le corps traverse l’histoire : il devient et il lutte (…) il ravit l’esprit de sa félicité, afin qu’il devienne créateur, qu’il juge et qu’il aime, qu’il soit le bienfaiteur de toutes choses. » Alors, « quand votre cœur bouillonne, large et plein, pareil à un fleuve, bénédiction et danger pour les riverains : c’est là qu’est l’origine de votre vertu. » Il s’ensuit que l’esprit est convaincu : « Quand vous vous élevez au-dessus de la louange et du blâme, et que votre volonté, la volonté d’un homme qui aime, veut commander à toutes choses : c’est là l’origine de votre vertu. » Et « elle donne la puissance », une « pensée régnante et (…) une âme avisée : un soleil d’or et autour de lui le serpent de la connaissance. » L’homme est alors plus que seulement pauvre créature de Dieu, il devient Surhomme, un peu plus dieu, un peu plus proche de Dieu. Pour les croyants, ne serait-ce pas sa volonté de devenir à son image ?

Mais Nietzsche ne prend pas ce chemin de la foi car il est pour lui une illusions et un abandon. « Ne laissez pas votre vertu s’envoler des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels ! » Gloser sur le sexe des anges est vain alors qu’il y a tant à faire ici-bas. « Ramenez, comme moi, la vertu égarée sur la terre, – oui, ramenez-la vers le corps et vers la vie ; pour qu’elle prête un sens à la terre, un sens humain ! » Car il reste tant de choses à découvrir, tant de savoir à acquérir : « Nous luttons encore pied à pied avec le géant hasard et, sur toute l’humanité, où régnait encore jusqu’à présent l’absurde, le non-sens. » C’est pourquoi il faut combattre l’ignorance et la superstition, devenir créateur pour augmenter le savoir et s’harmoniser avec les lois du monde. « Le corps se purifie par le savoir, il s’élève en essayant avec science ; pour celui qui cherche la connaissance, tous les instincts se sanctifient ; l’âme de celui qui est élevé devient joyeuse. » Ainsi les trois étages de l’humain sont sains et pleins d’énergie, ils concourent à un même but. Reste à « veiller et écouter » pour l’avenir.

Pour cela, quittez vos maîtres – après en avoir extrait tout le suc. « L’homme qui cherche la connaissance ne doit pas seulement aimer ses ennemis, mais encore savoir haïr ses amis ». L’ennemi vous apprend sur vous-mêmes car il est impitoyable à vos défauts, alors que l’ami est trop indulgent et ne permet pas de progresser. Pour devenir maître, il ne faut pas rester élève et pour être créateur, il ne faut pas être croyant. « Vous ne vous étiez pas encore cherchés lorsque vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants ; c’est pourquoi la foi est si peu de chose. A présent, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes ; et ce n’est que lorsque vous m’aurez tous reniés que je reviendrai parmi vous. » Ainsi font les pères pour leurs fils et les mères pour leurs filles, aidés par la génétique qui programme opportunément l’adolescence, cet âge de remise en cause de tout ; ainsi font les fils et filles qui reviennent, adultes, égaux aux pères et aux mères, et peut-être un peu plus, « sur »-hommes par rapport aux humains qui les ont engendrés. Les Discours de Zarathoustra sont terminés, commence alors autre chose.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49 Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La poste selon Montaigne

Curieux chapitre que ce XXII du Livre II des Essais Il qui ne traite que « des postes », autrement dit des messagers. Montaigne y confie qu’il a couru la poste longtemps, n’ayant « pas été des plus faibles en cet exercice qui est propre à gens de ma taille, ferme et courte. » Il nous donne ainsi une indication sur son physique. Mais il déclare : « j’en quitte le métier ; il nous essaye trop pour y durer longtemps. »

Il faut en effet être jeune et en forme pour supporter de faire « cent milles par jour » (soit mille pas romains, environ 75 km). Montaigne vieillit, s’assagit, se reclus.

Et de citer maints exemples de postes, du romain Lucius Vibulus Rufus qui portait à Pompée jour et nuit, tirant droit et traversant les fleuves à la nage avec son cheval plutôt que de chercher un pont. Et Gracchus en la guerre des Romains contre le roi Antiochus, qui « fit Amphise Pella en trois jours, sur des chevaux de poste ». Et Cecinna qui employait des hirondelles pour communiquer, tandis que les « maîtres de famille » à Rome, au théâtre, « avaient des pigeons dans leur sein, auxquels ils attachaient des lettres quand ils voulaient mander quelque chose à leurs gens au logis ». Au Pérou, les courriers étaient des coureurs qui se passaient le relai sans s’arrêter. Les Valaques du Grand Turc dépouillent le passant de son cheval en lui laissant le leur, fourbu.

En bref, l’ingéniosité humaine est sans pareille pour communiquer le plus vite possible. Déjà Montaigne le notait, en passant.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , ,

La mort volontaire selon Nietzsche

« Meurs à temps : voilà ce qu’enseigne Zarathoustra ». La mort n’est importante que mission accomplie, « entouré de ceux qui espèrent et qui promettent » – autrement dit les disciples et les enfants. Las, la mort est rarement telle, tant « il est vrai que celui qui n’a jamais vécu à temps ne saurait mourir à temps. »

Et de vilipender « les superflus » qui « font les importants avec leur mort ». La fin de la vie est un aiguillon pour bien vivre et préparer l’avenir. « Je vous montre la mort qui parfait, la mort qui, pour les vivants, devient un aiguillon et une promesse. » Elle est, premièrement, tel que dit plus haut, la mort qui laisse un héritage d’espérance et de gènes ; et secondement, « mourir au combat et répandre une grande âme. » Autrement dit un exemple d’honneur et de courage, qu’il faut suivre pour mériter.

« Haïssable » au contraire est « votre mort grimaçante qui s’avance en rampant comme un voleur ». C’est la décrépitude de la vieillesse, la démence sénile qui progresse, ou la maladie qui épuise et aigrit. Nietzsche serait donc en faveur du suicide, assisté ou personnel – comme les Romains, comme Montherlant. « Je vous recommande ma mort, la mort volontaire, qui vient à moi parce que je le veux. Et quand voudrais-je ?  – Quiconque a un but et un héritier veut la mort à son heure pour but et pour héritier. » Ce qui signifie : une fois la mission accomplie. On ne vit pas pour soi, on vit pour quelque-chose ou pour quelqu’un. Pour une idée, une tradition, un accomplissement ; pour un enfant, un avenir génétique et culturel. La plupart des gens ont une mort selon Nietzsche : à leur niveau, laissant des enfants, des œuvres ou un souvenir méritant. Pas besoin d’être un surhomme, même si tendre vers le mieux est l’élan de la vie.

La religion chrétienne pèche en cela, selon Nietzsche. « Je n’entends prêcher que la mort lente et la patience à l’égard de tout ce qui est ’terrestre’. » Pour le philosophe au marteau, Jésus est « mort trop tôt » « Il ne connaissait encore que les larmes et la tristesse de l’Hébreu, ainsi que la haine des bons et des justes ». En mûrissant, méditant au désert loin des bons et des justes, « peut-être aurait-il appris à vivre et à aimer la terre – et aussi à rire ! » Il est vrai qu’on ne rigole pas dans les Évangiles… beaucoup moins que dans l’Ancien testament, où la joie se manifeste souvent. Mais tous les croyants prennent la vie au sérieux et le rire leur semble un blasphème à leur dieu – voyez les communistes léninistes en Russie ou les socialistes français avant leur déconfiture, les Joxe, Aubry, Fabius, Valls, Hidalgo et tant d’autres : ce n’étaient que tronches tirées à la télé, propos graves et baratin sévère. Pas de quoi galvaniser les foules ni faire bander les jeunes. C’est plus drôle aux extrêmes.

« L’amour du jeune homme n’est pas mûr et c’est faute de maturité qu’il hait les hommes et la terre. Chez lui l’âme et les ailes de la pensée sont encore liées et pesantes. » Il faut de l’enfant en l’homme et le jeune homme s’en détache, avant de le retrouver une fois apaisé. Nul doute, selon Nietzsche, que Jésus-Christ « aurait lui-même rétracté sa doctrine, s’il avait atteint mon âge ! Il était assez noble pour se rétracter ! » Il aurait aimé la terre et n’aurait pas clamé le ciel unique ; il aurait aimé les humains et n’aurait pas prêché l’abstinence et le retrait, et l’abandon de la famille et des amis pour suivre une chimère.

La mort est un accomplissement, et Jésus a mal accompli sa mission. Nietzsche philosophe l’a-t-il mieux accomplie ? Tout ne dépend pas de sa propre volonté, fût-elle celle de fils de Dieu. « Que dans votre agonie, votre esprit et votre vertu brillent encore, comme la rougeur du couchant enflamme la terre : sinon votre mort vous aura mal réussi. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Montaigne condamne les fout-rien

En ce début d’année où le gâteau se rétrécit grâce au prédateur Poutine, les revendications à gagner plus et en faire moins s’emballent. Chacun veut être reconnu pour son emploi plus que pour son travail : le statut, et le salaire y afférent, est plus valorisé que le métier et l’utilité sociale qu’il peut avoir : contrôler les billets vaudrait donc plus que faire l’infirmière. Montaigne, évidemment, n’avait que faire de cette intendance, son époque et son milieu le portaient plus à l’honneur et aux charges publiques. Dans le chapitre XXI du Livre II des Essais Il s’élève « contre la fainéantise » – en commençant par les princes.

Il cite ‘exemple de Vespasien, l’inventeur des chiottes, empereur romain actif jusqu’à son extrémité. « Il faut, disait-il, qu’un empereur meure debout ». Vertu de l’exemple. « Et le devrait-on souvent ramentevoir aux rois, pour leur faire sentir que cette grande charge qu’on leur donne du commandement de tant d’hommes n’est pas une charge oisive ». Nos présidents ne sont pas des rois, en dépit du mythe qu’entretiennent la CGT et les extrêmes gauchistes qui ne songent qu’à être calife à la place du calife. A l’inverse, dit Montaigne, la place des chefs est devant les troupes, pas « apoltroni (…) à des occupations lâches et vaines. » Douceur de cet occitanisme, qui s’applique pleinement à nos écolos verts de rage… pour une baffe en privé alors que grille la planète et que le Démon dostoïevskien darde ses missiles péniens sur son frère qui le boude.

Mais il n’est point que les empereurs et princes qui doivent éviter la flemme. « L’empereur Julien disait encore plus, qu’un philosophe et un galant homme ne devaient pas seulement respirer : c’est-à-dire ne donner aux nécessités corporelles que ce qu’on ne leur peut refuser, tenant toujours l’âme et le corps embesognés à choses belles, grandes et vertueuses. » Cultiver son jardin, disait Voltaire, or le jardin de beaucoup de nos contemporains est une jungle anarchique où se trouve n’importe quoi pourvu que ça pousse. Ne rien foutre semble le nec plus ultra de l’existence, à en croire les sondages : la semaine à 32 heures ! la retraite à 60 ans ! hausse du salaire minimum ! retraites de base à 2000 € (soit plus que le Smic) ! Et quelle vache à lait ou quelle dette va payer toute cette gabegie ?

Seul le travail permet de payer des impôts qui permettent la redistribution, les yakas démagogiques sur la comète sont des mensonges éhontés. Yaka faire payer les riches ou yaka prendre l’argent où « elle » est (selon feu le stalinien français Georges Marchais, employé un temps par Messerschmidt durant le pacte germano-soviétique) sont des impostures. Chancel et Piketty constatent déjà que : « dans l’Hexagone, les 10 % les plus riches détiennent 34 % des revenus, soit moins que la moyenne européenne ». Il y a trop peu de « riches » à faire payer et, les imposerait-on à 95 %, ce ne serait pas grand-chose pour alimenter le tonneau des danaïdes des « et moi ! et moi ! ». A moins que ne soient considérés comme « riches » ceux qui gagnent au-dessus de 3500 € par mois, comme suggérait Hollande. Que de « travail » employé à faire croire des choses ineptes, au lieu de se consacrer à des solutions concrètes… Le partage économique doit faire l’objet de débats démocratiques réguliers sur ce qu’il est possible de faire, sur les contraintes de chaque partie, sur ce que chacun est amené à lâcher pour que l’autre soit plus content. La flemme est de « croire » que tout « doit » tomber tout cuit dans le bec et qu’il suffit de gueuler. On voit jusqu’où Montaigne nous emmène encore aujourd’hui…

Sénèque dit des Romains qu’« ils n’apprenaient rien à leurs enfants qu’ils dussent apprendre assis », cite Montaigne. La théorie ne vaut pas la pratique et savoir quoi faire importe plus que les plans sur la comète. Encore faut-il faire l’effort (fatiguant) de se mettre au travail (loin du farniente). Encore que « l’effet n’en gît pas tant en notre bonne résolution qu’en notre bonne fortune », avoue Montaigne. Mourir en combattant, être utile jusqu’au bout, certes, mais qu’en est-il des blessures, des prisons, des maladies ?

Il faut rester droit, dit Montaigne. Et de citer en exemple le musulman Moulay Abd el Malik, roi de Fez tombé malade, qui vainquit Sébastien, roi du Portugal. « L’extrême degré de traiter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la voir non seulement sans étonnement, mais sans soin, continuant libre le train de sa vie dans elle. »

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nietzsche parle de l’enfant et du mariage

Le mariage, pour Nietzsche, est sacré. S’il exècre le christianisme, le philosophe reste religieux : il relie l’humain au cosmos et au destin. Le mariage est une union à deux qui a pour but l’unique : l’enfant. Mais l’enfant est lui aussi sacré : « Es-tu un homme qui ait le droit de désirer un enfant ? Es-tu le vainqueur de toi-même, maître de ses sens et de tes vertus ? »

Si oui, alors « je veux que ta victoire et ta liberté aspirent à l’enfant. (…) Tu dois construire plus haut que toi-même. Mais il faut d’abord que tu sois construit toi-même, carré du corps à l’âme. » Tel est la saine raison de la passion et des sens, si l’on veut être humain. Les films récents sont pleins de pères qui découvrent leur progéniture, délaissées par le sort ou par leur métier éprouvant. Puis, une fois construits, par les aventures, le métier, l’armée, ils reviennent au garçon ou à la fille et portent désormais leurs soins à y être attentifs, à les « élever » enfin conjointement avec la mère qui a eu jusqu’alors tout le travail. Une prise de conscience de notre époque. Seul un esprit sain dans un corps sain saura élever correctement un enfant. A deux, c’est mieux, les faiblesses de l’un étant compensées par les forces de l’autre, les deux étant relatives aux contingences et aux fatigues.

« Tu ne dois pas seulement propager ta race en l’étendant, mais aussi en l’élevant. » Élever, c’est rendre meilleur, plus. Plus vigoureux, plus maîtrisé et civilisé, plus intelligent. On ne naît pas noble, on le devient – ce que Nietzsche appelle le Surhomme. « Tu dois créer un corps supérieur, un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même – tu dois créer un créateur. » Le lecteur a reconnu l’ultime des Trois métamorphoses, celle du lion en enfant, un être innocent empli d’énergie vitale, libéré des carcans moralistes et de l’excès des contraintes sociales.

« Mariage : c’est ainsi que j’appelle la volonté à deux de créer l’unique qui est plus que ceux qui l’ont créé.Respect mutuel, c’est là le mariage ». Nietzsche n’est pas machiste ni viriliste. Bien que contaminé malgré lui par l’ambiance de son temps, ce XIXe bourgeois, dominateur, masculin et impérialiste, il considère que le mariage lie deux êtres égaux avec un objectif commun : l’enfant des deux. Chacun apporte son talent et le capital génétique, social et culturel (comme dirait Bourdieu), fructifie sous la houlette attentive et bienveillante du père et de la mère. Avec une fratrie, c’est mieux ; et des cousins et cousines, encore mieux ; et des amis et amies, toujours meilleur. On ne naît pas tout armé, on le devient.

Le mariage habituel est une misère, constate Nietzsche. Bien loin « d’élever » des enfants, il les rabaisse. Car les mariés sont faibles et s’apparient mal. Parfois ils « achètent » une femme par leur dot ou en faisant miroiter leur richesse, leur situation, leurs espérances d’héritage. « Oui, je voudrais que la terre fût secouée de convulsions lorsque je vois un saint s’accoupler à une oie. » Humour de Nietzsche… Les mariages entre inégaux sont des béquilles de vieillesse après des égarements de jeunesse : rien de bon. L’un « ne captura qu’un petit mensonge paré » – une pétasse qui ne pense qu’à son corps et à ses afféteries ; l’autre « d’un seul coup a gâté à tout jamais sa compagnie », d’un coup de tête, d’un coup de cœur, d’un coup de queue ; un troisième « cherchait une servante qui eût les vertus d’un ange » – et voilà le machisme dominateur bourgeois, et Nietzsche l’abomine : « mais soudain il devint la servante d’une femme, et maintenant il serait nécessaire qu’il devint ange lui-même ». L’égalité dans le couple, n’est en effet pas respectée. Or, pas de liberté sans égalité, semble suggérer Nietzsche.

Où est l’égalité quand on cède à « de brèves folies » pour se marier « – c’est là ce que vous appelez amour ». Un « amour » qui n’est que sensualité bestiale, « le plus souvent c’est une bête qui flaire l’autre. » Ou une passion aveugle, « une parabole exaltée et une ardeur douloureuse ». Rien de sain, rien d’équilibré mais à chaque fois un pur égoïsme. « Un jour vous devrez aimer par-delà vous-mêmes ! Apprenez donc d’abord à aimer ! » Il faut être soi-même pour se marier, donc pas trop jeune et immature, et encore moins dans nos sociétés contemporaines infantilisantes où il est « interdit » de baiser avant l’âge de 15 ans et de travailler avant 16 ans – mais jusqu’à 65 révolus.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Nous ne goûtons jamais rien de pur, dit Montaigne

Montaigne découvre au chapitre XX de son Livre II des Essais que rien en ce bas-monde n’est pur ni parfait. « Des plaisirs et des biens que nous avons, il n’en est aucun exempt de quelque mélange de mal et d’incommodité ». C’est que nous vivons point en paradis ! Le monde des Idées comme l’au-delà des félicités divines ne sont qu’(humains) fantasmes d’absolu. « De la source même des plaisirs jaillit quelque chose d’amer », écrit Lucrèce cité par Montaigne.

C’est que notre conception du monde est binaire, contrairement à celle des Chinois par exemple, qui voient toujours un petit peu de yin dans le yang, et réciproquement. Pour nous, c’est bien ou mal, vrai ou faux, zéro ou un. La Bible a façonné cette façon de penser, le « Livre » à majuscule étant l’alpha et l’oméga de la pensée. Ce que l’islam a poussé à l’absolu en faisant du Coran, susurré à Mahomet (un intermédiaire) par un archange messager (donc pas directement par Allah) puis récité de mémoire (donc faillible) par le prophète (qui ne savait ni lire ni écrire), et enfin transmise oralement durant des générations avant que le Texte fut mis par écrit par divers lettrés (donc partiellement déformé, voire interprété). Comme pour Platon, le Coran dit que tout est dit une fois pour toute et qu’il ne s’agit aux hommes que de dévoiler la Parole pour connaître Dieu et les lois de l’univers qu’il nous a bâti. Dès lors, toute découverte n’est qu’une révélation ; les lois de la nature préexistent de tout temps et restent immuables ; elles ne peuvent qu’être vraies ou fausses, jamais changeantes ni relatives.

Or, constate Montaigne avec les Antiques (pré-bibliques), « les lois mêmes de la justice ne peuvent subsister sans quelque mélange d’injustice » et « notre extrême volupté a quelque air de gémissement et de plainte » (baiser fait mal en même temps que du bien et rend mélancolique en même temps qu’amoureux). « L’homme, en tout et par tout, n’est que rapiècement et bigarrure. » C’est ce que dit par exemple un Bruno Latour, récemment disparu, qui conteste le fait que nous soyons « modernes », autrement dit cartésiens de caricature, voués à la seule raison rationnelle et raisonnante qui coupe l’humain du reste de la création. La Science n’est qu’une série d’expériences réussies et publiées qui doivent être acceptées socialement ; elle ne sort pas toute armée du cerveau de génies. Les Lumières, dit Bruno Latour, se voulaient universelles et, ce faisant, apporter à chaque peuple le dévoilement du Vrai et du Bien. L’Occident ne les contraignait et colonisait (au départ) qu’avec de bonnes intentions : les convertir à la « vraie » foi pour leur faire quitter l’obscurantisme, leur inculquer les « bonnes » pratiques d’hygiène et de médecine, leur faire construire les instruments « utiles » de la modernité industrielle. Si l’universel reste le but, dit Latour, les voies d’y parvenir sont plus dans les liens entre les êtres, ce qu’il appelle « la diplomatie », que par la réalisation d’un Plan de dévoilement rationnel d’une quelconque vérité absolue. Les « êtres » selon Bruno Latour n’étant pas qu’humains, mais aussi plantes, animaux, objets, ressources, virus, prions, etc. Avec tous il faut « négocier » pour que chacun trouve sa place, avec le moins de mal possible.

Pour cela, tout l’être humain est sollicité, et pas seulement sa raison. Montaigne constate d’ailleurs « que, pour l’usage de la vie et service du commerce public, il y peut avoir de l’excès en la pureté et perspicacité de nos esprits ». A trop couper les cheveux en quatre on ne comprend plus guère ; à envisager toutes les possibilités, on n’agit plus guère, le choix étant trop grand et trop cornélien. « Les opinions de la philosophie élevées et exquises se trouvent ineptes à l’exercice. » C’est tout le drame hier des intellos gauchistes qui voulaient réaliser l’absolu en politique et le meilleur des régimes à imposer à tous selon l’épure en chambre qu’un philosophe avait prédit ; c’est tout le drame aujourd’hui de l’écologie politique qui veut tout, tout de suite, la fin de toute énergie fossile et la décroissance selon la courbe de température de Gaïa, sans prendre en compte ni les autres, ni ce qu’ils pensent. Leurs vérités se posent comme absolues, elles ne sont donc pas contestables, tout adversaire est le mal incarné, le diable en personne. C’est ainsi que le nucléaire est honni sans même y penser – ni débattre ! – alors qu’il est probablement le meilleur compromis actuel comme énergie de transition. On ne change pas une société par décret, on ne révolutionne pas un monde par caprice.

« Il faut manier les entreprises humaines plus grossièrement et plus superficiellement, et en laisser bonne et grande part pour les droits de la fortune », dit Montaigne.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ne rendez pas le bien pour le mal à vos ennemis, dit Nietzsche

Dans un nouveau chapitre un brin énigmatique, Nietzsche prend la parabole de la vipère qui pique sans raison Zarathoustra endormi et qui, lorsqu’il se réveille, veut rependre son venin. Dans cette histoire à la manière des Évangiles, la morale est pour les disciples et elle n’est pas très claire. « Les bons et les justes m’appellent le destructeur de la morale : mon histoire est immorale », dit Zarathoustra. En effet, ceux qui se disent bons et justes parce qu’ils croient en eux-mêmes définissent ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Nietzsche/Zarathoustra pourfend cette morale qui n’est pas la sienne, il est donc « immoral ». Mais pas amoral : sa morale à lui, il la définit lui-même, elle ne lui est pas imposée par d’autres, ni par des dogmes surgis il y a trois mille ans.

Zarathoustra est donc l’ennemi des chrétiens et des bourgeois moralistes, conformistes même s’ils sont laïcs. Mais, en bon « lion » des Trois métamorphoses, celui qui se révolte, il a besoin d’un ennemi pour se construire. « Si vous avez un ennemi, ne lui rendez pas le bien pour le mal ; car cela l’humilierait. Démontrez-lui plutôt qu’il vous fait du bien. » La colère est le moyen de progresser plus que le cynisme car elle affirme et caricature ses propres arguments face aux autres. « Mettez-vous en colère plutôt que d’humilier. » C’est ainsi que Nietzsche veut philosopher « au marteau ».

Restez humain, avec vos trois étages de pulsions, de passions et de raison, et ne laissez pas la seule raison agir. « Il est plus humain de se venger un peu que de s’abstenir de la vengeance ». L’homme qui aspire à être surmonté est riche d’énergie et généreux, il considère qu’« il est plus noble de se donner tort que de garder raison, surtout lorsqu’on a raison. Mais il faut être assez riche pour cela ». La justice est froide alors qu’elle devrait être « l’amour aux yeux clairvoyants ». « Inventez-moi donc la justice qui acquitte chacun, hors celui qui juge ! » Car chacun a ses raisons, celui qui juge n’a que la règle ; il n’est pas légitime à comprendre et se pose en dictateur pour l’imposer.

« Mais comment saurais-je être absolument juste ? Comment pourrais-je donner à chacun le sien ! Que ceci me suffise : Je donne à chacun le mien. » C’est par l’exemple que vient la règle de conduite, pas par une force de contrainte. Tous les parents le savent ou devraient le savoir : leurs enfants les imitent, de leur meilleur jusque dans leurs turpitudes. Il n’y a donc pas de Justice immanente, seulement celle que l’on crée en étant soi. Et « gardez-vous d’offenser le solitaire », dit encore Zarathoustra. Il est sa propre raison et sa propre justice. « Mais si vous l’avez offensé, eh bien, tuez-le aussi ! »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,