Articles tagués : corps

Les sept sceaux de Nietzsche

Les sept sceaux concluent la Troisième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, en référence au livre de l’Apocalypse qui conclut la Bible. On se souvient que Nietzsche était fils de pasteur et qu’il a assidûment lu les textes sacrés. Sa propre prophétie est ici déroulée en entier par son prophète Zarathoustra, avatar du fondateur du Zoroastrisme, né en Iran vers 1500 ans avant notre ère.

« Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité ! », scande Nietzsche/Zarathoustra à la fin de chaque sceau. Telle est sa signature, l’amour de l’éternité, lui qui est « plein de cet esprit divinatoire qui chemine sur une haute crête entre deux mers, qui chemine entre le passé et l’avenir (…) prêt à l’éclair dans le sein obscur, prêt au rayon de clarté rédempteur, chargé d’éclairs affirmateurs ! qui se rit de leur affirmation ! » – tel est le premier sceau qui scelle le destin du prophète : deviner l’avenir.

Le second est colère et moquerie, « balai pour les araignées » et « vent purificateur ». Il est celui qui « aime à être assis sur les églises détruites ». Églises mises pour dogmes réputés intangibles et qui ne demandent qu’à être remis en cause, « falsifiés » selon Karl Popper en ce qui concerne la science.

Le troisième est souffle et rire, « jouer aux dés avec les dieux ». il est celui qui fait trembler la terre « de nouvelles paroles créatrices ». Un appel à s’épanouir soi-même et à créer ses propres valeurs, ce qui vaut pour bien vivre : des enfants, une œuvre, des actes envers les humains et des créations artistiques.

Le quatrième sceau est son art de mêler. « Ma main a mêlé le plus lointain au plus proche, le feu à l’esprit, la joie à la peine et le pire au meilleur. » Car, selon Nietzsche, « il existe un sel qui lie le bien au mal ; et le mal lui-même est digne de servir d’épice et de faire déborder l’écume. » Car en ce monde, tout est sans cesse mêlé et sans cesse en mouvement. Le pur n’est qu’une vue de l’esprit, une abstraction ; tout est lié, bon comme mauvais, bien abstrait comme mal abstrait, contrairement au dogme biblique trop binaire – et l’humain doit faire avec s’il veut devenir plus qu’humain.

Le cinquième est une « joie de navigateur », un goût profond d’explorer l’inconnu et de connaître l’inouï. « J’aime la mer et tout ce qui ressemble à la mer et plus encore quand, irritée, elle me contredit. » Il s’agit d’une joie inquiète, sans cesse le mélange entre le bon et le mauvais, l’exaltation qui pousse et la prudence qui ne laisse pas en repos. Les côtes ont disparu, mais en route !

Le sixième sceau est la « vertu du danseur » qui ne reste jamais en repos, une « méchanceté riante » qui décape les fausses illusions, les stratégies de pouvoir et les mensonges. « Dans le rire tout ce qui est méchant se trouve ensemble, mais sanctifié et affranchi par sa propre béatitude. » Ceci « est mon alpha et mon oméga », dit Nietzsche, « que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau ». Bien loin des pesantes digestions des petit-bourgeois allemands de son temps qui ruminent leur petit foin dans leur petit coin en regardant passer les trains ; loin des lourdeurs de la philosophie allemande qui jargonne avec les mots-valise, si aisés à créer en allemand ; loin des ventres à bière et goûts de la fange de ses compatriotes.

Quant au septième sceau, il est la synthèse de tout cela. « Ainsi parle la sagesse de l’oiseau : voici, il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas ! Jette-toi de côté et d’autre, en avant, en arrière, toi qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Ô comment ne serais-je pas avide de l’éternité, impatient du nuptial anneau des anneaux – l’anneau du devenir et du retour ? » Rien n’est jamais établi mais sans cesse en mouvement ; rien n’est jamais donné qu’on ne doive conquérir ; nulles paroles ne sont à prendre pour argent comptant mais soupesées et critiquées car elles sont avant tout mensonges – vrai partiel, enjolivé ou flétri, déformé par celui qui parle et la vision qu’il a de ses propres paroles – les mots ne sont que des abstractions des choses et les phrases des échafaudages de mots, pas du réel. Pour Zarathoustra, l’éternité est un éternel recommencement, l’anneau Draupnir du dieu Odin (qui était un bracelet viking et non pas une bague), qui faisait ruisseler la richesse.

Car Nietzsche l’Allemand reste proche de la mythologie nordique dans son subconscient. Comme elle, il exalte une aristocratie qui met en avant le caractère et l’énergie, l’art poétique et ses variations plus que le traité philosophique ne varietur. Comme elle, Nietzsche voit l’histoire du monde comme une suite de cycles de naissances et de décadences qui se terminent par une catastrophe cosmique avant la renaissance d’un monde nouveau doté de valeurs nouvelles.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire) :

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Théo Kosma, Dialogues interdits

Trois cents nouvelles plus ou moins brèves sur une si belle expérience sexuelle… le plus souvent sans sexe aucun. Dans la suite du précédent recueil En attendant d’être grande, des nouvelles plus adultes, donc parfois plus crues, et d’autres qui prolongent la prime adolescence. Où les filles ont toujours plus d’initiatives que les garçons.

De l’humour, dans la chute surtout. Des situations cocasses, dues aux chocs culturels et autres tabous religieux ou ethniques. De la modernité « libérée » comme on disait à la génération d’avant, naturelle aujourd’hui – si ce n’étaient les tabous, mitou et religions qui reviennent en frileux repli.

Des remarques pertinentes et fort justes d’un observateur amoureux : « C’est le chic de ces adotes ! Propre à leur âge ! Quoi qu’elles fassent, elles se pavanent. Les cheveux placés sur la droite ou sur la gauche, marcher précieusement, mesurer chaque geste… Elles pourraient le faire en allant acheter du pain ! Que dis-je, elles le font bel et bien en allant acheter du pain. »

Une expérience naturiste : « Tout n’était plus que jeu sensuel, renouvelé en permanence. Dans lequel je puisais chaque fois quelque chose de nouveau. » Le corps, les sens, le cœur – et l’esprit en embuscade mais qui survole. « Me balader dans un coin discret de nature, me mettre nue, courir, grimper aux arbres, me rouler dans la terre, le sable, puis me rincer dans l’océan. »

« Surtout on est en mode ‘expériences’. Plus ou moins prêtes à tout et n’importe quoi tant que ça nous fait vivre un moment fort. Tout pour vivre autre chose que la campagne et les petits oiseaux qui chantent ! »

Moins léché – si l’on peut dire – moins tendu que les premiers livres, un peu de facilité peut-être. Des nouvelles qui vont de quelques lignes avec une pirouette, à une suite qui pourraient constituer un tome 5 des aventures de la très jeune fille qui explore sa sensualité. Le monde adulte est moins intéressant que le monde adonaissant car il a moins de retenue, or c’est le pied au bord de l’abîme que l’on ressent les sensations au plus fort.

Théo Kosma, Dialogues interdits, 2023 e-book sur www.plume-interdite.com

Pour contacter l’auteur : theodore.kosma@gmail.com

Pour accéder au catalogue complet, lire de nombreux textes inédits, recevoir une nouvelle gratuite : www.plume-interdite.com

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , ,

La vie est une danse, dit Nietzsche

Dans ce chapitre-poème, Zarathoustra s’enivre de la vie. « Je viens de regarder dans tes yeux ô vie  : j’ai vu scintiller de l’or dans ton œil nocturne – cette volupté a suspendu les battements de mon cœur ». La vie agite sa crécelle et déjà les pieds de Zarathoustra dansent. Cette métaphore dit bien comment les instincts sont plus forts que l’esprit, combien le corps mène la danse. La vie tressaille en chacun et tout l’être se met en branle. « Mes talons se cambraient, mes orteils écoutaient pour te comprendre  : le danseur ne porte-t-il pas son oreille dans ses orteils ! »

La vie est une femme : « lieuse, enveloppeuse, séductrice, chercheuse qui trouve ». Que trouve-t-elle ? Mais sa perpétuation, bien-sûr ! Sa « froideur allume » – sentez combien le désir sexuel est stimulé par le froid vif, d’où ces ados qui se défient torse nu dans la neige ; sa « haine séduit » – d’où la proximité de l’amour et de la haine jusque dans les couples qui se tuent à cause d’aimer ; sa « fuite attache » – qui s’écarte de la vie y revient de suite, par peur de la non-vie qu’est la mort. La vie a des «yeux d’enfant », est « enfant prodige et coquine » comme un petit – innocente et emplie de désir comme l’enfant au naturel, avant le carcan disciplinaire de la civilisation, et plus de la morale puritaine bourgeoise, et pire de la moraline des Commandements de la religion castratrice car jalouse de son pouvoir.

La vie est une fuite en avant, un jeu de gosses, une chasse d’adulte. Elle égare, elle montre ses « petites dents blanches » de fauve cruel, des « yeux méchants » de l’appel à la force, une « petite crinière bouclée » de fauve ou de chatte. Volupté et cruauté, telle est la vie, désirable et impitoyable. Elle est sorcière et serpent – comme dans la Bible – elle égare et se faufile. Les « sentiers de l’amour » sont un rêve de bonheur apaisé et une illusion car la vie ne fait jamais de cadeau et le bonheur est fugace. Mieux vaut la joie, qui n’est pas un état mais un éclat – même si « toute joie veut l’éternité, – veut la profonde éternité ! »

Comme la vie est femelle, le mâle doit se munir d’un fouet. « Tu dois danser et crier au rythme de mon fouet ! », s’exclame Zarathoustra qui en a assez d’être la de la suivre sans jamais le rattraper. Dès lors qu’on veut la dompter, la vie se fait aimable, au sens propre de prête à être aimée. « C’est par-delà le bien et le mal que nous avons trouvé notre île et notre verte prairie – seuls à nous deux ! C’est pourquoi il faut que nous nous aimions l’un l’autre ! » Ainsi parlait la vie à Zarathoustra. « Et ne sais-tu pas que je t’aime, que je t’aime souvent de trop : la raison en est que je suis jalouse de ta sagesse. »

« Le monde est profond.

Et plus profond que ne pensait le jour.

Profond est son mal.

La joie est plus profonde que l’affliction.

La douleur dit : passe et périt.

Mais toute joie veut l’éternité,

– veut la profonde éternité ! »

Le poème est la danse de la langue, l’expression en mots de la vie. Le mal-être est profond en l’humain mais la joie doit submerger l’affliction car la joie est la vie, l’exaltation de l’être (« l’homme est le berger de l’être », dira Heidegger), la source et l’explosion de la vie, sa jouissance. Ainsi est-elle éternelle, comme la vie même.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

(liens sponsorisés Amazon partenaire) :

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur, dit Nietzsche

Gaston Bachelard a commis une erreur en classant Nietzsche parmi les philosophes de l’air : Nietzsche est de la terre, même s’il n’est pas ancré aux racines. L’homme de Nietzsche est le danseur, celui qui a les pieds sur le sol mais saute et se meut avec agilité, prêt à l’envol vers le sur-homme. « Prêt à voler et impatient de m’envoler – c’est ainsi que je suis. »

L’ennemi du léger est donc la lourdeur car les chevau-légers sont plus rapides que les lourds fantassins. « Et c’est surtout parce que je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur que je tiens de l’oiseau : ennemi mortel en vérité, ennemi juré, ennemi de toujours. » Zarathoustra/Nietzsche veut être celui qui un jour apprendra aux hommes à voler de leurs propres ailes.

Pour cela, il faut s’aimer soi-même. Non par narcissisme ou vanité, mais par acceptation de l’énergie vitale qui est en soi. Il faut aimer son corps pour l’exercer et le rendre beau, il faut aimer son cœur pour le dompter et le rendre bienveillant sans tomber dans la sensiblerie, il faut aimer son esprit pour l’aiguiser, l’alimenter de nourritures qui l’incitent à chercher et à connaître. « Non pas s’aimer de l’amour des malades et des fiévreux : car chez ceux-là l’amour propre même sent mauvais. Il faut apprendre à s’aimer soi-même, c’est ainsi que j’enseigne, d’un amour sain et bien portant : afin de se supporter soi-même et de ne point vagabonder. »

Or la religion enseigne le péché originel, que l’humain est taré d’origine par la « faute » de l’Ancêtre – pourtant créé par Dieu « à son image ». La religion abhorre l’amour de soi au profit de « l’amour du prochain », comme si « l’amour » – ce mot galvaudé – n’était pas un sentiment spontané venu d’un trop-plein d’énergie vers les autres mais un « commandement », un ordre venu d’ailleurs et d’en-haut. Or on ne peut aimer les gens que si l’on s’aime soi, si l’on s’estime assez pour offrir sa générosité. Qu’est-ce donc qu’un amour de commande ? Un mariage arrangé ? De même la religion enseigne depuis tout petit le « Bien » et le « Mal » – et les religions séculières comme le socialisme ou l’écologisme font de même avec leur moraline – rien se pire que les intellos missionnaires, les ravis et les vertueux !

« Dès le berceau, on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes valeurs ; « bien » et « mal » ainsi se nomme ce patrimoine. A cause de ses valeurs on nous pardonne de vivre. » Coupables nous sommes, toujours coupables : d’être nés et prédateurs de la planète et les mâles des femelles, exploiteurs des colonisés, méprisant des races inférieures – aujourd’hui le plus coupable serait le mâle blanc de plus de 50 ans. « Mais ce n’est que l’homme qui est lourd à porter ! Car il traîne sur ses épaules trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s’agenouille et se laisse bien charger. Surtout l’homme vigoureux et patient, celui dont l’esprit est respectueux : il charge sur ses épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes – jusqu’à ce que la vie lui paraisse un désert ! »

Il doit s’en affranchir pour se libérer des dogmes et du politiquement correct. « L’homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même ; souvent l’esprit ment au sujet de l’âme. Voilà l’œuvre de l’esprit de lourdeur. Mais celui-là s’est découvert lui-même qui dit : ceci est mon bien et mon mal. Par ses paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent : ‘bien pour tous, mal pour tous’. » Juger par soi-même n’est possible que si l’on s’aime soi, si on se libère de l’image convenue qu’on voudrait nous donner, « une écorce, une belle apparence et un sage aveuglement », résume Nietzsche. Non, toutes choses ne sont pas bonnes et seuls les cochons bouffent de tout. « J’honore les langues et les estomacs récalcitrants et difficiles qui ont appris à dire : Moi et Oui et Non. (…) Dire toujours hi-han, c’est ce que n’ont appris que les ânes et ceux de leur espèce ! »

Mais il ne faut pas pour cela se rétracter en sauvage, défiant du monde et réactionnaire en croyant que c’était mieux avant, ni en tyran qui veut tout régenter, ou en dictateur de la cité qui aspire à redresser les gens malgré eux. Nietzsche aime l’homme énergique, pas le macho ni le matamore. « J’appelle malheureux tous ceux qui n’ont qu’une alternative : devenir des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes. » Il ne faut pas non plus laisser faire ni laisser passer, attendre encore et toujours des lendemains qui jamais ne chantent. « J’appelle encore malheureux ceux qui doivent toujours attendre – et ils ne me reviennent pas tous ces péagers et ces épiciers, ces rois et ces laissés-pour-compte. »

Il faut s’aimer pour être soi, s’élever, se tenir droit. « Ceci est ma doctrine : quiconque veut apprendre à voler doit d’abord apprendre à se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser : on ne s’envole pas du premier coup ! » On peut errer un temps, mais la maturité exige d’avoir choisi son chemin. « Et c’est toujours à contrecœur que j’ai demandé mon chemin – cela m’a toujours été contraire ! J’ai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes. Essayer et interroger, ce fut là ma démarche. »

Point de gourou donc, Zarathoustra/Nietzsche veut que ses disciples le quittent, une fois son exemple donné. « Voilà quelle est à présent mon chemin – où est le vôtre ? répondais-je à ceux qui me demandaient ‘le chemin’. Car le chemin n’existe pas. » N’existent que des chemins personnels, propres à chacun, que chaque personne doit trouver elle-même. Suivre un modèle, oui, mais le transformer pour créer le sien – c’est cela grandir, devenir adulte sain et harmonieux qui juge des choses et des gens par lui-même.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les trois maux sont des biens pour Nietzsche

Zarathoustra/Nietzsche met des mots sur les maux dans ce chapitre important qui s’intitule « Des trois maux ». Il commence par se situer au-dessus du monde, sur un promontoire face à la mer avec un arbre à ses côtés – les deux faces de la planète, l’eau primordiale d’où tout naît et la terre qui enracine. A cet endroit, à ce moment de l’aube, il « pèse » le monde. « Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon : quel patience et quel loisir il a eu aujourd’hui peser le monde ! » C’est « une chose humainement bonne », bien loin des fumées d’infini des religions qui droguent les crédules.

« Quelles sont les trois choses qui ont été le plus maudites sur terre ? C’est elles que je veux mettre sur la balance. La volupté, le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent – et je veux les peser humainement ».

La mesure de la balance sont ces questions vitales : « Sur quel pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle force contraint ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui ordonne à la chose la plus haute de grandir encore davantage ? » Ces trois « lourdes questions » sont celles de la vie humaine, tout simplement. Où va-t-on ? Avec quelle énergie en soi ? Avec quels autres ? Poussé par quoi ?

LA VOLUPTÉ « c’est pour tous les pénitents contempteurs du corps l’aiguillon et le pilori, c’est le ‘monde’ maudit chez tous les visionnaires de l’au-delà : car elle nargue et égare tous les trouble-doctrines ». C’est aussi « le feu lent qui consume la canaille » – le sexe pour lui-même. C’est « un poison doucereux » pour « les flétris » – ceux qui en font une drogue à accoutumance. Mais, pour les forts, « ceux qui ont la volonté du lion », « c’est le plus grand cordial », « la plus grande félicité, le symbole du bonheur et de l’espoir suprême. Car à bien des choses l’union est promise, et plus que l’union », plus que la simple copulation de l’homme et de la femme. Ce pourquoi nombre d’hommes politiques sont actifs en la matière. Mais, ni « cochons », ni « exaltés », Nietzsche en appelle aux « lions » pour célébrer la volupté. Elle est l’alliance du ciel et de la terre, la reproduction de la vie en son essence, l’avenir biologique de l’espèce humaine. La volupté peut donc être la pire ou la meilleure des choses selon que vous êtes fort ou faible, que vous la domptez pour la faire servir l’avenir ou que vous vous y abandonnez comme un cochon se vautre.

LE DÉSIR DE DOMINER « c’est le jouet cuisant des cœurs les plus durs, l’épouvantable martyre réservé aux plus cruels, la sombre flamme des bûchers vivants. » C’est aussi « le frein méchant qui est mis aux peuples les plus vains, la honte de toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés. » C’est encore « le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est vermoulu et creux, c’est le briseur irrité et grondant des sépulcres blanchis, c’est le point d’interrogation qui jaillit à côté des réponses prématurées. » C’est ce qui fait que l’humain rampe lorsqu’il est faible, « qui l’asservit et l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon ». Le désir de dominer «  c’est le maître effrayant qui enseigne le grand mépris » – avec cette ambivalence de montrer aux hommes combien ils sont lâches et paresseux pour les faire réagir, mais aussi de tenter les purs et les solitaires vers la dictature, « brûlant comme un amour qui trace sur le ciel la pourpre de séduisantes félicités », les incitant à dominer. Une fois encore, ce qui est « bon » pour l’homme peut aussi être mauvais pour ceux qui n’ont pas la force de le supporter (à commencer par les tyrans qui s’y réfugient au lieu d’en faire un outil), car le monde ici-bas (le seul pour Nietzsche) est ainsi fait qu’il est toujours mêlé et que la « pureté » n’y existe jamais.

L’ÉGOÏSME est le troisième soi-disant mal. « Que la hauteur solitaire ne s’isole pas éternellement et ne se contente pas de soi, que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les plaines  : Oh ! qui donc baptiserait de son vrai nom un pareil désir ! ‘Vertu qui donne’ – c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable. » Il la nomme désormais ‘égoïsme’, « le bon et le sain égoïsme qui jaillit d’une âme puissante ». Or, qu’est-ce qu’une âme puissante ? C’est l’idéal antique de l’humain accompli, celui qui s’égale aux dieux : « L’âme puissante qui possède un corps élevé, un beau corps, victorieux et harmonieux, autour duquel toute chose devienne miroir : le corps souple et séduisant, le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps et de telles âmes s’appelle elle-même : ‘vertu’. » Cette vertu pèse le bien et le mal, ou plutôt le bon et le mauvais – car ni bien, ni mal, n’existent en soi mais en fonction de ce qu’ils font à la société humaine.

Nietzsche précise de cette vertu : « Elle bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais – c’est ce qui est lâche ! Méprisable lui semble l’homme soucieux qui soupire et se plaint sans cesse et qui ramasse même les plus petits avantages. Elle méprise aussi toute sagesse lamentable (…) Une sagesse nocturne qui soupire toujours : tout est vain ! » Donc les petits-bourgeois avaricieux qui « profitent » et adorent se « faire aider » pour tout, éduquer les enfants, finir la fin du mois, se loger moins cher, se divertir à peu de frais… Donc les petits intellos qui se croient « sages » parce qu’ils relativisent tout et restent soigneusement « neutres » en étant « toujours d’accord » avec celui (ou celle!) qui parle avec assez de force, même si ce qu’il dit est hors du bon sens.

Pire encore ! La vertu de l’âme puissante « hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout  ; car ce sont là coutumes de valets. » Autrement dit d’esclaves ou d’exploités. Si je le traduis pour aujourd’hui, esclaves sont les « démocrates » qui croient que tout admettre est un signe de santé, que « dire » ou « paraître », c’est offenser, que diffuser sa culture et ses traditions ne doit plus être imposé aux allogènes qui occupent le même sol, que tout est désormais à la carte pour les monades des banlieue qui prennent les allocations et les avantages sans souscrire au contrat social. Esclaves sont aussi les pusillanimes qui prônent la « paix » avant tout, alors qu’une bonne paix n’existe que lorsque l’on a préparé la guerre, que l’ont est assez fort pour dissuader l’ennemi. Poutine est un tyran mongol qui ne reculera jamais à vouloir réunifier l’empire du tsar Nicolas, tout comme Hitler jadis voulait réunir à la Grande Allemagne les provinces irrédentistes où l’on parlait allemand. «Mauvais – c’est ainsi qu’il appelle tout ce qui est ployé et servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits et cette manière hypocrite et flétrissante d’embrasser lâchement à pleine bouche. »

Nietzsche/Zarathoustra en appelle au « jour, le tournant, l’épée du jugement, le grand midi ». La sagesse appelle le grand midi de lumière et de vitalité enfin reconnue. La lumière – les Lumières – qui font sortir de l’obscurité du non-dit – de l’obscurantisme des religions ; la vitalité de la volupté du corps, exercé par le sport, harmonieux par la santé, qui engendre des enfants pour le plaisir de les voir vivre et grandir, de les éduquer et de les ‘élever’ vers l’humain plus, le meilleur.

Des trois « maux » des prêtres et des doctrines d’autorité qui veulent imposer leur morale, Nietzsche fait trois « biens » pour l’humaine condition.

Non, il n’est pas « mal » de jouir de son corps avec ceux des autres qui y consentent et en éprouvent de la joie.

Non, il n’est pas « mal » de désirer dominer, à commencer par se dominer soi-même, car cela incite ceux qui ne le peuvent pas ou ne croient pas le pouvoir à se reprendre et à le désirer eux aussi (cela s’appelle l’émulation) – et seuls ceux qui ne sont pas assez forts resteront ‘dominés’ (par leur manque d’entraînement du corps, par leur paresse à apprendre, par leur manque d’exercice de l’esprit) ; leur absence de mérites les laissera en proie aux croyances, aux illusions, et en feront des proies faciles pour les religions).

Non, il n’est pas « mal » d’être égoïste, car cela veut dire avoir développé son ego contre les dominations imposées (les gènes, la famille, le milieu, l’éducation, la société, les mœurs, le politiquement correct, les croyances, l’opinion…). De cette façon, le « libéré » partiel peut aider les autres, descendre des hauteurs pour désenchaîner des exploitations, sortir des illusions complaisantes, affirmer sa culture face à ceux qui voudraient la saper au nom d’une croyance venue d’ailleurs. La santé s’appelle vertu, et elle est baptisée faussement du nom d’égoïsme – il faut remettre les choses dans l’ordre. Cet égoïsme qui vient de l’ego sain est « bon » : il affirme, il règne, il attire. Il est un bon exemple à suivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Vient de paraître en Pléiade

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Montaigne parle de sexe sur les vers de Virgile

Montaigne devient bavard en sa vieillesse, faute d’autres activités à sa portée. Le chapitre V du Livre III des Essais comprend 44 pages bien serrées de l’édition Arléa, soit quasi 5 % de l’ensemble des Essais ! Il veut parler de sexe et prend mille précautions pour s’en justifier avant d’en arriver enfin au vif du sujet qui est le désir, les femmes, le mariage, la continence, la jalousie et toutes ces sortes de choses – habituellement tues.

La vertu est belle et bonne, dit Montaigne, mais avec modération. Si elle est utile à la jeunesse, pour la réfréner en ses appétits, elle nuit à la vieillesse, la rendant sévère et prude. Est-ce parce que nos sociétés occidentales vieillissent qu’elles deviennent plus frigides et choquées ? L’élan de jeunesse du baby-boom, fleurissant en les années soixante du siècle dernier, avait jeté les frocs aux orties, avec les soutifs et les slips ; le rassis de vieillesse qui racornit nos sociétés soixante ans plus tard tend à rajouter des pantalons aux shorts et des sweats à capuche aux tee-shirts afin de masquer par pruderie les formes. Abaya et burkini ne sont que l’exacerbation de cette tendance chrétienne réactionnaire à rétrécir l’âme en dissimulant la vue. Montaigne réagit à cette pente qui est sienne avec les ans. « Je ne suis désormais que trop rassis, trop pesant et trop mûr. Les ans me font leçon, tous les jours, de froideur et de tempérance. Ce corps fuit le dérèglement et le craint. Il est à son tour de guider l’esprit vers la réformation. Il régente à son tour, et plus rudement et impérieusement. (…) Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté. Elle me tire trop arrière, et jusqu’à la stupidité. Or je veux être maître de moi, à tout sens. La sagesse a ses excès et n’a pas moins besoin de modération que la folie » Puisse nos sociétés entendre ce juste milieu !

« Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se réjouir en autrui de la souplesse et beauté du corps qui n’est plus en eux, et rappeler en leur souvenance la grâce et faveur de cet âge fleurissant. » Voilà comment la vertu se nourrit des contraires. Point trop de morosité en l’âge, mais la mémoire de la vigueur et de la santé qui sont la vie, digne d’être célébrée. « La vertu est qualité plaisante et gaie. »

Du reste, je me suis ordonné de tout dire, explique Montaigne, « d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me déplais des pensées mêmes impubliables. » Rousseau avait cette intention même en ses Confessions, tout comme le fit saint Augustin. Car il vaut mieux mettre des mots sur ses actes que les taire et les dénier en pensée. Vertu de la confession catholique, remplacée par le Journal chez le protestant Gide et l’orthodoxe Matzneff. Encore que ces journaux aient été « arrangés » pour la publication, Gide ayant coupé une part (restituée récemment) et Matzneff se voyant contraint au silence par la Springora. Mais c’est hypocrisie, dit Montaigne : « Ils envoient leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en règle. Jusqu’aux traîtres et assassins, ils épousent les lois de la cérémonie et attachent là leur devoir ». Le politiquement correct masque les actes répréhensibles et se repentir de ses errements de prime jeunesse (comme la Springora qui baisait fort allègrement à 14 ans) sert d’excuse pour se valoriser médiatiquement. Triste monde. « C’est dommage qu’un méchant homme ne soit encore qu’un sot et que la décence pallie son vice. »

Après ces pages de préambule pour apaiser le lecteur, Montaigne passe enfin aux « dames ». « Qu’à fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? » Puis de citer les fameux vers de Virgile sur Vénus dans l’Enéide (VIII 387-404) où la déesse étreint Énée, l’enflammant de désir pour son épouse. Montaigne trouve cela un peu gros : le mariage, pour lui, est contrat d’intérêts, pas de passion hormonale. Au contraire, les hormones passent alors que l’affection reste ; elle se bonifie avec le temps. « Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse », écrit-il. Au contraire, « Je ne vois point de mariage qui faille plus tôt et se trouble que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs amoureux. Il y faut des fondements plus solides et plus constants, et y marcher avec précaution ; cette bouillante allégresse n’y vaut rien ». Un bon mariage suscite l’amitié, pas la passion amoureuse ; il se fait sur les caractères, pas sur les apparences de la beauté éphémère. « C’est une douce société de vie, pleine de constance, de fiance et d’un nombre infini d’utiles et solides offices et obligations mutuelles. » Une épouse n’est pas une maîtresse à son mari. Montaigne se dit considéré comme licencieux mais, dit-il, « j’ai en vérité plus sévèrement observé les lois de mariage que je n’avais promis, ni espéré. »

« Le mariage a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur et la constance : un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir, et l’a de vrai plus chatouillant, plus vif et plus aigu ; un plaisir attisé par la difficulté. » Nous traitons les femmes sans considération, avoue Montaigne : « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elle. » Il l’explique comme en son temps, au vu des écrits classiques, parce que les femmes « sont, sans comparaison, plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous ». En témoignent Tirésias qui fut homme et femme, et Messaline qui baisa vingt-cinq mâles en une nuit comparée à Procule qui ne dépucela que dix vierges. Pas facile de contenir le désir des femmes et de les vouloir mariées et fidèles en même temps, expose Montaigne. Nous les voulons « chaudes et froides : car le mariage, que nous disons avoir charge de les empêcher de brûler, leur apporte peu de rafraîchissement, selon nos mœurs. » Or « nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour », observe le philosophe sociologue, « leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regardent qu’à ce but. » Et de citer sa propre fille, déjà pubère mais « molle », qui fut arrêtée par sa gouvernante parce qu’elle lisait en français ce mot de fouteau (qui est un hêtre mais que l’on peut confondre avec foutre). Rien que de hérisser la vertu contre ce seul mot n’a pu qu’inciter la jeune fille à le trouver curieux, et à désirer en savoir plus sur la fouterie. Belle éducation que de cacher les choses de la vie !

Car « tout le mouvement du monde se résout et se rend à cet accouplage », dit Montaigne. « Cinquante déités étaient, au temps passé, asservies à cet office ; et s’est trouvé nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient à la dévotion, on tenait aux églises des garces et des garçons à jouir, et était acte de cérémonie de s’en servir avant de venir à l’office. » L’incendie s’éteint par le feu, cite en latin Montaigne. « Les plus sages matrones, à Rome, étaient honorées d’offrir des fleurs et des couronnes au dieu Priape ; et sur ses parties moins honnêtes faisait-on asseoir les vierges au temps de leurs noces. » A quoi sert l’hypocrite pudeur sociale, sinon de masquer d’autres vices plus profonds sous l’apparence de la rigide vertu ? Nous sommes des êtres de nature et la nature nous a ainsi faits que nous sommes sexués. Pourquoi le nier ? « Les dieux, dit Platon, nous ont fourni d’un membre désobéissant et tyrannique qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi . De même aux femmes, un animal glouton et avide, auquel s’y on refuse aliments en sa saison, il forcène [de forcener, rendre fou furieux], impatient de délai, et soufflant sa rage en leur corps, empêche les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux, jusqu’à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. » Plus direct et lucide que Montaigne il est peu.

Il est « plus chaste et plus fructueux » de faire connaître de bonne heure aux enfants la réalité, que de leur laisser deviner selon leur fantaisie – ou selon les infox des réseaux sociaux et des vidéos pornos, ajouterait-on aujourd’hui. Car l’illusion, l’imagination, le film, gauchissent et grossissent le naturel. « Et tel de ma connaissance s’est perdu pour avoir fait la découverte des siennes en lieu où il n’était encore au propre de les mettre en possession de leur plus sérieux usage », dit Montaigne. Autrement dit le garçon s’est effrayé d’imaginer l’acte sexuel alors qu’il était encore impubère. Au contraire, se montrer nus les uns aux autres comme les Grecs, les Africains et d’autres peuples, montre la réalité des corps et n’incite pas à la lascivité, par l’habitude de les voir. Pas de voyeur là où tous s’exposent. Nos camps de nudistes ne sont pas des bordel, qu’on sache.

« Cette nôtre exaspération immodérée et illégitime contre ce vice naît de la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines qui est la jalousie », explique notre philosophe. Cette passion rend extrémiste, enragé, encourage les haines intestines dans la famille, les complots dans la société et les conjurations politiques. Voyez les harems de l’islam et la lutte des princes en Arabie. Or la chasteté est sainte, mais difficile. « C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si naturel », dit Montaigne. Qu’est-ce d’ailleurs que la chasteté ? Telle se prostitue pour sauver son mari, ou pour se nourrir avec ses enfants comme le reconnaissait Solon, le législateur grec. Mieux vaut faire comme si et prévenir sa femme avant de rentrer de voyage pour être « honnête cocu, honnêtement et peu indécemment », concède Montaigne. La part des choses.

Quant au langage sur le sexe, le romain est direct et vigoureux, le renaissant plein d’afféteries mièvres que Montaigne abhorre. « Mon page fait l’amour et l’entend, dit-il. Lisez-lui Léon Hébreu et Ficin : on parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et pourtant il n’y entend rien. » Léon Hébreu était médecin néoplatonicien, juif portugais de la Renaissance ; il a écrit les Dialogues d’amour publiés vers 1503 et traduits en français en 1551. Marsile Ficin était philosophe poète renaissant de Florence, traducteur notamment de Platon, et auteur d’un De l’amour publié en 1469. Montaigne parle ici de ses contemporains érudits qui masquent sous le « beau » langage les réalités du sexe.

Au contraire, lui se veut direct : « Tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. » Il n’en est pas moins influencé, par les poètes qu’il lit, par les gens qu’il rencontre. Il les imite par empathie, mais qu’ils partent et il oublie. Toute une page est consacrée à lui et à sa manière. « Mon âme me déplaît de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes rêveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à l’improviste et lorsque je les cherche le moins ; lesquelles s’évanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher ; à cheval, à table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. » Mais point de mémoire, seulement une impression, une image.

Revenant à l’amour, ce « n’est autre chose que la soif en cette jouissance en un sujet désiré, ni Vénus autre chose que le plaisir à décharger ses vases, qui devient vicieux ou par immodération, ou indiscrétion. » Pourquoi dès lors appeler « honteuse » cette appétence ? « Nous estimons à vice notre être », constate amèrement Montaigne. Mieux vaut la faire désirer, « une œillade, une inclination, une parole, un signe » – plus il y a de difficultés et d’obstacles, meilleure est la victoire. « Nous y arrêterions et nous aimerions plus longtemps ; sans espérance et sans désir, nous n’allons plus qui vaille. » Et de résumer gaillardement, en écologiste de notre époque : « la cherté donne goût à la viande ». Lui parle des femmes, et pas pour les mépriser. En cela il est moderne. « Je dis pareillement qu’on aime un corps sans âme et sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir. » Car il y a viol.

Pour ce qui est de lui, Montaigne aime le sexe. Mais avec tempérance. « Je hais à quasi pareille mesure une oisiveté croupie et endormie, comme un embesognement épineux et pénible. L’un me pince, l’autre m’assoupit. (…) J’ai trouvé en ce marché, quand j’y étais plus propre, une juste modération entre ces deux extrémités. L’amour est une agitation éveillée, vive et gaie ; je n’en étais ni troublé ni affligé, mais j’en étais échauffé et encore altéré : il s’en faut arrêter là ; elle n’est nuisible qu’aux fous. » C’est la nature, et la nature veut qu’on en use puisqu’elle nous a faits ainsi. « La philosophie ne lutte point contre les voluptés naturelles, pourvu que la mesure y soit jointe, et en prêche la modération, non la fuite. (…) Elle dit que les appétits du corps ne doivent pas être augmentés par l’esprit. » Montaigne n’est pas un anachorète ni un saint, mais un homme sain.

L’âge l’empêche, mais il lui est doux d’observer encore l’amour à l’œuvre autour de lui, sans désirer prendre son plaisir avec une jeunette, comme il le voit faire. « Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux mélange de deux jeunes beautés ou à le seulement considérer par fantaisie, qu’à faire moi-même le second d’un mélange triste et informe. » Il n’aurait pas été Matzneff ; il est d’ailleurs moins narcissique. De préciser d’ailleurs : « l’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison qu’en l’âge voisin de l’enfance. » Juste avant la barbe, semble-t-il dire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les trois commerces de Montaigne

Au chapitre III du Livre III des Essais, Montaigne nous expose ses « trois occupations favorites » : les hommes, les femmes, les livres. Ce qu’il appelle ses « commerces », qui bougent sa façon. Car « La plupart des esprits ont besoin de matière étrangère pour se dégourdir et exercer  ; le mien en a besoin pour se rasseoir plus tôt et séjourner, car sa plus laborieuse et principale étude, c’est s’étudier à soi. »

« Les discours, la prudence et les offices d’amitié se trouvent mieux chez les hommes », dit-il. Mais leur commerce « est ennuyeux par sa rareté » car, le plus souvent, nous n’avons occasion de converser qu’avec le tout venant, de choses banales et quotidiennes. Des femmes, « je ne connais Vénus sans Cupidon » car les apprêts, afféteries et autres maquillages ne sont rien sans le désir ; or « il se flétrit avec l’âge. » Que reste-t-il ? Les livres. Leur commerce « est bien plus sûr et plus à nous. Il cède aux premiers les autres avantages, mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. (…) Il me console en la vieillesse et en la solitude, il me décharge du poids d’une oisiveté ennuyeuse ; et me défait à toute heure des compagnies qui me fâchent. Il émousse les pointures de la douleur, si elle n’est du tout extrême et maîtresse. Pour me distraire d’une imagination importune, il n’est que de recourir aux livres ; (…) il me reçoivent toujours de même visage. »

Les livres sont des stimulants, pas seulement un savoir accumulé. « J’aime mieux forger mon âme que la meubler », dit Montaigne. « La lecture me sert spécialement à éveiller par divers objets mon discours, à en besogner mon jugement, non ma mémoire. » Montaigne fait état d’une complexion difficile, rêveuse et peu à autrui. Si « La gentillesse et la beauté me remplissent et occupent autant ou plus que le poids et la profondeur », « je sommeille en toute autre communication et je n’y prête que l’écorce de mon attention », répondant souvent « des songes et bêtises indignes d’un enfant et ridicules». « Cette complexion difficile me rend délicat à la pratique des hommes (il me les faut trier sur le volet) et me rend incommode aux actions communes. » Il a connu une amitié parfaite, celle de La Boétie, et depuis goûte peu les relations qui ne sont pas de ce degré. « Les hommes de la société et familiarité desquels je suis en quête, sont ceux qu’on appelle honnêtes et habiles hommes ; l’image de ceux-ci me dégoûte des autres. » Il regrette de n’être assez souple pour être bien partout et de plain pied avec chacun. « Je louerais une âme à divers étages qui sache et se tendre et se démonter, qui soit bien partout où sa fortune l’apporte, qui puisse deviser avec son voisin de son bâtiment, de sa chasse et de sa querelle, entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier ; j’envie ceux qui savent s’apprivoiser au moindre de leur suite et dresser de l’entretien en leur propre train. » Ce n’est pas son cas.

Pour les femmes, elles sont trop empruntées, « enterrées et ensevelies sous l’art » de la parure et du maquillage. « C’est qu’elle ne se connaissent point assez, dit Montaigne  ; le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elle d’honorer les arts et de farder le fard. » Foin des femmes savantes, « quand je les vois attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique et semblables drogueries si vaines et inutiles à leurs besoins, j’entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent, le fassent pour avoir loi de les régenter sous ce titre. » Socrate conseillait de faire « selon qu’on peut ». L’excès en-deça ou au-delà est paresse ou vanité. « C’est aussi pour moi un doux commerce que celui des belles et honnêtes femmes, dit Montaigne (…) Mais c’est un commerce où il faut se tenir un peu sur ses gardes et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moi. Je m’y échaudais en mon enfance et il souffris toutes les rages que les poètes disent advenir à ceux qui s’y laissent aller sans ordre et sans jugement. » L’enfance est ici non la pré-puberté mais avant l’âge de la majorité civile, fixé à cette époque fort tard, sur l’exemple romain ; autour de 25 ans selon les provinces, 30 ans pour le mariage.

« Je suis tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié. La solitude que j’aime et que je prêche, ce n’est principalement que ramener à moi mes affections et mes pensées, restreindre et resserrer non mes pas, mais mes désirs et mon souci, résignant la sollicitude étrangère et fuyant mortellement la servitude et l’obligation, et non tant la foule des hommes que la foule des affaires. » Montaigne est le premier individualiste des Lumières, qui ne naissent pas encore mais pointent seulement à la Renaissance avec la redécouverte des moralistes antiques.

Seuls des livres sont des compagnons fidèles et à merci. Et Montaigne de décrire sa « librairie », qu’on appelle aujourd’hui bibliothèque (le mot librairie est resté en anglais, transmis avec la culture romane par les Normands). « Elle est au troisième étage d’une tour » – que l’on peut encore visiter au château de Montaigne. « D’une vue, tous mes livres rangés à cinq degrés environ » car la pièce est courbe. « J’essaie à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. » Car il faut garder un coin à soi, dit Montaigne.

Les livres servent toute la vie. « J’étudiais, jeune, pour l’ostentation ; depuis, un peu, pour m’assagir ; à cette heure, pour m’ébattre ; jamais pour le gain. » Ce n’est point accumuler du savoir que de lire selon Montaigne, c’est se mieux connaître soi et autrui. L’inconvénient du livre, consent notre philosophe, est que, « si l’âme s’y exerce », il immobilise le corps « duquel je n’ai non plus oublié le soin ». Toujours modéré, toujours balancé, Montaigne est un libéral avant que le mot soit formé.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Visite virtuelle du château de Montaigne et de sa tour librairie

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Seul le rire d’enfant balaie le nihilisme, dit Nietzsche

Dans le chapitre de Zarathoustra intitulé « le Devin », Nietzsche combat de front le nihilisme, ce dégoût fin de siècle de la vie et de tout ce qui est. « Une doctrine fut répandue, et elle était accompagnée d’une croyance : ‘tout est vide tout est égal tout est révolu !’ » Rien ne vaut, ni la curiosité, ni la liberté, ni le travail, et la vie même n’est pas digne d’être vécue.

« En vérité, nous nous sommes déjà trop fatigués pour mourir, maintenant nous continuons à vivre éveillés, dans des caveaux funéraires ! Ainsi Zarathoustra entendit-il parler un devin. » La fin XIXe siècle en arrivait à nier toute croyance, notamment en Russie où le mouvement nihiliste – radical – avait pour but de détruire toutes les structures sociales.

Aujourd’hui, Mélenchon et le gauchisme trotskiste qu’il incarne en est revenu à ce niveau de radicalité brute, de même que le courant écologiste à la Rousseau fait de provocations et de violences, qui manifeste l’excès pour se faire entendre. Dommage ! Tout excès engendre sa réaction, et le discours radical ne peut jamais être entendu des gens dans leur majorité, car ils ont du bon sens, autrement dit de la raison. Plus la radicalité croît, plus c’est son inverse, le déni buté de l’écologisme, la réaffirmation autoritaire des valeurs traditionnelles, qui monte de plus en plus fort… Le Pen gagne contre Mélenchon et Rousseau.

Mais Zarathoustra fit un rêve : il avait renoncé lui aussi et était devenu le gardien des tombes, dans le silence « perfide ». Pourquoi ce terme ? Car ce genre de silence n’est pas vide mais déloyal, traître ; il est temps suspendu en attente d’une fin tragique, pas le blanc qui permet une action. « Trois coups frappèrent à la porte, semblables au tonnerre », mais Zarathoustra ne parvient pas à l’ouvrir avec sa grosse clé rouillée. « Alors l’ouragan écarta avec violence les battants de la porte : sifflant, hululant et tranchant, il me jeta un cercueil noir. Et en sifflant et en hurlant et en piaillant, le cercueil se brisa et cracha mille éclats de rire. Mille grimaces d’enfants, d’ange, de hiboux, de fous et de papillons grands comme des enfants ricanaient à ma face et me persiflaient. » Le cri qu’il a poussé alors l’éveilla, mais quel était la signification du songe ?

Le disciple qu’il aimait le plus, peut-être parce qu’il était plus proche de lui, son fils spirituel comme Jean pour Jésus, lui dit : « Ta vie elle-même nous explique ton rêve, ô Zarathoustra ! » Le prophète nietzschéen est « le cercueil plein des méchancetés multicolores et plein des grimaces angéliques de la vie », car il dit la vérité, lucidement, sans jamais céder aux illusions consolatrices. Ce qu’il dit est « méchant » car il dissipe les voiles qui dénient et aveuglent. Ce qu’il dit est aussi « angélique » car la vie est bonne et heureuse si l’on peut la voir telle qu’elle est, en totalité. Contrairement aux nihilistes, Zarathoustra ne montre pas le néant mais le plein à deux faces, en bon et en mauvais.

« En vérité pareil à mille éclats de rire d’enfants, Zarathoustra vient dans toutes les chambres mortuaires, riant de tous ces veilleurs de nuit et de tous ces gardiens de tombes, et de tous ceux qui font cliqueter des clés sinistres. Tu les effraieras et tu les renverseras par ton rire ; la syncope et le réveil prouveront ta puissance sur eux » La syncope est ici prise au sens de la note de musique, émise sur un temps faible et prolongée par un temps fort ; elle est un arrêt qui choque et qui fait passer.

Les deux mots-clés de cet apologue sont les remèdes au nihilisme : le rire et l’enfant, deux thèmes nietzschéens par excellence. Le rire libère, il se moque de la menace, des sophismes, des sottises, il est la grande santé rabelaisienne, « le propre de l’homme ». Ce pourquoi Zarathoustra va ripailler avec ses disciples après ce mauvais rêve, en souvenir probable de Rabelais. Comme lui, Nietzsche croit que la santé mentale est dans le corps même qui ne réfléchit pas, mais qui vit, tout simplement. Pareil à l’enfant qui, en toute innocence, accomplit sa destinée d’enfant en vivant, naturellement.

Ne vous laissez pas enfumer par les intellos, clame Nietzsche ; ne vous laissez pas abuser par les casuistes qui veulent vous prouver que rien ne vaut plus, qu’il n’y a pas de futur, que la civilisation va dans le mur, et autres balivernes. Soit ils sont intéressés comme les prêtres de toutes les religions (y compris l’écologiste) qui prêchent l’Apocalypse et font peur pour imposer leur doctrine et s’assurer du pouvoir, soit ils sont stupides et croient n’importe quoi, comme des moutons qu’on mène à l’abattoir. L’être humain libre sent au fond de lui que tout cela est du vent, du blabla, de l’enfumage idéologique – et qu’il suffit de vivre, c’est-à-dire de rire et de prendre exemple sur le naturel enfantin, pour balayer ces frayeurs et ces nuages.

Non que tout soit bon dans le meilleur des mondes possibles, car la vie même est tragique – elle est parfois douleur, elle prend fin – mais que la puissance est dans la santé même, dans la volonté, la curiosité, l’intelligence des choses, pas dans les cerveaux malades et embrumés de chimères.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nietzsche et les poètes

Zarathoustra a été tenté par les poètes et a voulu en devenir un lui-même. Puis il a opéré une réflexion en lui-même, ce miroir réfléchissant lui a dit que le poète se voulait médiateur entre la Nature et l’Humain mais n’était qu’un mouvement de tendresse intime ; qu’il se croyait interprète des forces alors qu’il n’inventait que des dieux. « Les poètes mentent trop ».

« Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est’ impérissable’ n’est que symbole. » Encore une fois, rien ne vient d’ailleurs que du corps. Pas de message de l’au-delà, pas d’intuition de ‘la nature ‘, mais le vivant qui veut vivre, qui a la volonté de s’épandre et de s’épanouir. « Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal il faut donc que nous mentions. » C’est ainsi que l’humain devient poète. Il s’attendrit. « Et lorsqu’ils éprouvent des mouvements de tendresse, les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. »

Sachant peu, ils « aiment les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont des jeunes femmes ! », dit Zarathoustra. Ils croient « au peuple et à sa ‘sagesse’ » ; ils croient qu’en « dressant l’oreille, [ils apprennent] quelque chose de ce qui se passe entre le ciel et la terre. » En bref, ils croient… « En vérité, nous sommes toujours attirés vers le pays des nuages : c’est là que nous plaçons nos baudruches multicolores et nous les appelons Dieux et Surhommes .» Car le Surhomme est un mythe, à l’égal du mythe de Dieu « Car tous les dieux sont des symboles et d’artificieuses conquêtes de poète. »

« Hélas ! il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées ! » Nietzsche reprend la remarque de Shakespeare dans Hamlet : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. » Créer des dieux, c’est créer de l’illusion consolatrice, créer un démiurge qui donnerait sens à tout ce qu’on ne connaît pas, ne pas accepter la vie naturelle, telle qu’elle est : tragique. « Hélas ! comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force être événement ! Hélas ! comme je suis fatigué des poètes ! » Nous pouvons mesurer combien les « événements » contemporains, appelés il y a peu encore happening, sont des illusions d’illusions tant ils sont insignifiants. Ils ne flattent que l’ego de leurs créateurs sans apporter quoi que ce soit de grand à l’humanité badaude. Ils sont d’ailleurs oubliés aussi vite.

Nietzsche appelle à l’inverse le type humain qui dira « oui » à la vie et à sa réalité tragique, l’être humain qui s’affirmera sans se référer à des valeurs soi-disant révélées mais créées par d’autres, sans chercher des consolations dans l’ailleurs et le non-réel, en se débarrassant de toute quête de Vérité absolue et définitive qui donnerait un sens unique à son existence et au monde. En ce sens, le sur-homme est un mythe, mais un mythe agissant : pas une illusion mais un modèle, dont on est conscient qu’il n’existe pas mais est à construire. Un symbole plus qu’un dieu ou une « loi » de l’Histoire, par exemple, constructions totalitaires qui s’imposent sous peine d’inquisition, d’excommunication et de rééducation ou d’élimination.

Le poète est utile : « Un peu de volupté et un peu d’ennui c’est ce qu’il y eut encore de meilleur dans leurs méditations ». Il est vain comme la mer et paon comme elle. Qu’importe par exemple au buffle laid et coléreux « la beauté de la mer et la splendeur du paon ! » Le buffle, symbole de l’animal terre à terre, vit et veut vivre encore plus, être plus fort et plus vivant, se reproduire et vivre jusqu’au bout. Le reste est vanité de poète, pas la vie même en sa réalité.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La Trinité-sur-Mer

Après avoir largué A. qui rentre en bus pour cause de grande fatigue, nous passons le pont de Kerisper sur la rivière de Crach, construit en 1956. Auparavant, seuls les passeurs permettaient d’aller d’une rive à l’autre des marais de Kerdual. Nous pouvons voir depuis le tablier du pont le port de plaisance de la Trinité-sur-Mer et ses innombrables bateaux, voiliers, multicoques et promène-couillons à moteur. Des navigateurs célèbres en font leur port d’attache comme aujourd’hui Thomas Coville ou Francis Joyon. Nous traversons le port et les stands montés pour les courses et distractions de l’été. Beaucoup de frime et de bronzage étalés.

Nous quittons ce fracas pour gagner le chemin aménagé dit « sentier des douaniers ». Sur 8 kilomètres, il mène de criques en plages jusqu’à la Pointe de Kerbihan et les plages de la baie de Quiberon. Nous sommes toujours sur le GR 34. Des baigneurs sont régulièrement rencontrés, échoués sur les bords sableux ou rocheux avec leur serviette, mais ils ne sont pas serrés.

La marée descend et un kid de 8 ans, pieds nus mais dûment shorté, T-shirté, casquetté et lunetté, court jouer ici ou là avec l’un ou l’autre de son âge, fouillant les rochers à la recherche de crabes ou grimpant aux échelles de corde installée en aire de jeu. Ses parents discutent, se posent un moment puis repartent, laissant le gamin se débrouiller à les rejoindre ou non. Il reste en face de nous un moment et commence à jouer aux agrès mais ses parents partent sur le sentier. Il doit les suivre, ce qu’il ne fait qu’avec retard et réticence. Dommage, son copain vigoureux dans les agrès du bord de plage venait d’ôter son T-shirt pour faire des exercices et l’inciter à l’imiter.

Nous pique-niquons sous les pins maritimes au bord d’une villa en reconstruction dont les camions et engins commencent à retravailler après la pause. Nous sommes en bord de plage mais à l’ombre, sur des tables et des bancs aménagés par la commune. Cette fois, apéritif de muscadet au cassis (pour ceux qui aiment) ou nature pour moi, avec des petits artichauts confit italiens et des chips bretonnes de sarrasin. Nous avons ensuite de la salade de chou Lidl aux dés de jambon cru et de fromage, du porc confit, du « camembert » breton (vraiment sans goût) et des pommes (très acides).

Nous poursuivons le sentier des plages. Quelques beaux corps de filles, d’adolescents et de gamins. Les petits sont toujours attendrissants à bâtir des châteaux de sable contre la mer, les fillettes étant les plus obstinées. Pour les garçons surtout, la sensation de la peau contre le soleil, l’eau, le sable, le vent, est une véritable sensualité présexuelle. Ils aiment à se frotter à la grève, à leurs copains, au papa. Ils sont libres à la plage, libres de leur corps et d’explorer toute la gamme de leurs sensations. Avant de monter rejoindre le sentier depuis le sable où nous marchions, juste avant la digue de Kerdual, un jeune Allemand blond d’or bruni de 13 ou 14 ans surgit, magnifique, un vrai prince Éric. Il est l’aîné d’une portée de petits blonds allemands dont le bronzage n’est pas encore égal au sien. Nous sommes plusieurs à envier son papa d’avoir créé cette merveille.

Nous passons devant les salines en face de la plage de Kervillen. Ces marais salants délaissés durant un demi-siècle ont été rénovés en 2010. Des tas de sel blancs font autant de pyramides sur le fond glauque. Des gravettes, avocettes, canards tadornes et autres bécasseaux s’ébattent dans l’eau stagnante et sur les rives herbues.

Suit une pinède de Monterey, pin californien à trois aiguilles au lieu de deux, qui mène à un parking d’où viennent régulièrement papys et mamies avec gamins. Sur un tronc abattu, la pause permet une discussion vive à l’ombre sur les chasseurs-cueilleurs en quête de bouffe et les néolithiques devenus propriétaires. C. cite même Rousseau dans le texte, le Discours sur l’inégalité concernant la propriété. Mais il y a l’éternelle confusion des faux savants entre l’espérance de vie et l’âge moyen au décès, le matriarcat et la matrilinéarité, le désir de croire plutôt que de vérifier. Je renonce, il suffit de regarder sur Wikipédia ou autres sites reconnus. Ce n’est pas parce que l’on désire y croire que c’est attesté dans les faits. Le pouvoir des femmes (matriarcat) qui reste un mythe, est différent de l’héritage par les femmes (système matrilinéaire) qui est attesté.

Double navette jusqu’à l’hôtel, l’une jusqu’à l’office du tourisme de la plage, l’autre jusqu’à l’office de tourisme du bourg. Quatre filles restent à la plage, quatre autres rentrent à l’hôtel, comme moi. Il est presque 18 h. Cette journée plage nous a flapis, par excès de chaleur plus que par la marche sans doute.

Au dîner à l’hôtel, le dernier du séjour, nous avons quatre huîtres en entrée (pas six !), un filet de bar beurre nantais avec ses petits choux-fleurs, champignons, et tomate en dés, et une crème brûlée. En général, les repas sont bons à l’hôtel, même si le cuisinier, le grand Noir que nous avons rencontré dans le hall, met souvent trop de sauce.

Catégories : Bretagne, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les monstres nous montrent la nature, dit Montaigne

Curieux chapitre XXX du Livre II des Essais : Montaigne y parle « D’un enfant monstrueux » à une tête et deux corps et d’un pâtre à trois trous en guise de parties génitales. L’enfant, de 14 mois, y est « monstré » par ses père, oncle et tante « pour tirer quelque sou ». Montaigne l’a bien examiné, sous toutes les coutures, et le décrit longuement.

Pas par voyeurisme mais pour en tirer leçons.

La première, politique et contingente, comme en passant : « Ce double corps et ces membres divers, se rapportant à une seule tête, pourraient bien fournir de favorable pronostic au roi de maintenir sous l’union de ses lois ces parts et pièces diverses de notre État ». Comme quoi « la nature » nous donne exemple pour s’extirper des guerres de religion (on dirait aujourd’hui idéologiques). Encore que… Montaigne ajoute aussitôt : « mais, de peur que l’événement ne le démente, il vaut mieux le laisser passer devant, car il n’est que de deviner en choses faites ». Autrement dit, citation de Cicéron et d’Epiménide à l’appui, cette seule tête pour deux corps n’est peut-être pas viable longtemps. Après coup, on trouve des raisons, pas avant. La politique est imprévisible, hier comme aujourd’hui.

La seconde leçon est plus générale. « Ce que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises ». Remplacez Dieu (bien commode pour tout expliquer) par la nature, et c’est de même. Tout est possible aux combinaisons génétiques. Qu’elles soient des essais, c’est sûr, des erreurs souvent. Nature ne garde que ce qui survit de ses tentatives, et le meilleur de ce qui survit prend l’ascendant ainsi que Darwin l’a montré. Les mutations du dernier virus chinois Covid nous l’ont récemment rappelé, en accéléré. Mais il en est de même des humains. Si nous « n’en voyons pas l’assortiment et la relation », comme dit Montaigne, il ne faut nous en prendre qu’à notre faiblesse de raisonnement et à notre aveuglement borné.

Car la leçon de ces leçons est tout simplement que « nous appelons contre nature ce qui advient contre la coutume », autrement dit contre nos habitudes. Or la nature est plus grande que nous et ses possibles plus étendus que nos petites traditions. « Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l’erreur et l’étonnement que la nouvelleté nous apporte ». Grande leçon que cet esprit ouvert ! Montaigne pense les monstres comme il l’a fait pour les sauvages, « vérité en-deça, erreur au-delà » – à chacun ses coutumes et habitudes, mais pas meilleures que les autres. Embrasser la connaissance, c’est ne s’étonner de rien et analyser tout.

Bien le contraire de notre époque de repli frileux, trumpeur ou poutinien tradi.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Colette, L’Ingénue libertine

C’est un nouveau feuilleton porno chic fin de siècle du couple Colette et Willy. Sauf qu’il est paru en deux parties, Minne et Les égarements de Minne et que, lorsque Colette a récupéré ses droits après la séparation d’avec son mari Willy, elle en a fait un roman unique, sabrant sans pitié une partie des ajouts de Willy. Reste l’histoire d’une fille, toujours un double de Colette, de Claudine et d’Annie, rêvant au grand amour romantique et sadique à l’adolescence, mariée selon les normes à son cousin plus âgé connu depuis l’enfance, et qui s’ennuie. Elle prend des amants, cherche à jouir, n’y parvient pas. Elle désespère…

Et voilà un vieux beau, le fameux Maugis, journaliste critique de théâtre, la quarantaine, chauve, gros, alcoolique, qui la désire sans la toucher, s’intéresse vraiment à elle. Ses yeux se dessillent : l’amour n’est pas à sens unique, il faut donner pour avoir. C’est alors que la crise survient avec son mari, elle se rebelle, lui la voit telle qu’en elle-même et non plus comme la copine complaisante de toujours. Elle existe, il l’aime, il veut son plaisir. Lorsqu’il la baise, dans un grand hôtel de Monte-Carlo où il est envoyé pour affaires, elle jouit enfin. L’orgasme !

Voilà le canevas, à grands traits. L’intéressant est moins dans la personnalité de Minne, adolescente fantasque à l’imagination enfiévrée de sensualité, que dans le processus qui va conduire des premiers émois romantiques à un statut de quasi prostituée, la rédemption finale de la chair étant plaquée au final comme incongrue. Minne a 14 ans, vit seule avec Maman qui a peur de tout changement et ne voit pas sa « petite » fille autrement que sage et rangée. Or Minne lit en cachette le Journal, ramassis de faits divers à sensation qui décrit notamment les crimes d’une bande d’Apaches des Fortifs. Elle fantasme sur le beau Frisé, jeune homme souple à la démarche de chat au jersey moulant son torse de jeune faune, casquette à carreau sur le front et chaussures de tennis aux pieds. Elle rêve de devenir sa « reine », celle qui ordonne et régule la bande, qui compte le butin et baise ardemment sous la lune. Pour s’accomplir, elle doit fuir sa famille, son milieu.

Elle croise en allant à l’école un marlou qui ressemble à son fantasme mais ne peut lui parler. Un soir, alors qu’elle songe à sa fenêtre ouverte, elle croit le voir dans la rue, elle l’appelle, descend, mais le temps qu’elle se peigne et s’habille pour plaire au mauvais garçon, il s’est éloigné. Elle court dans les rues de la zone, se perd, aborde des personnages tous plus louches les uns que les autres, dont un vieux monsieur à canne qui aime les « petites filles ». Elle fuit, se retrouve miraculeusement au matin en bas de chez elle mais s’écroule une fois rentrée, couverte de boue et épuisée. Chacun croit qu’elle a été violée. Il n’en est rien mais sa mère en meurt quelque temps après et l’oncle Paul, qui a vu comme médecin qu’elle est intacte physiquement, n’en déclare pas moins qu’elle a une fièvre de mauvaise vie. Son fils Antoine, de trois ans plus âgé qu’elle, la désire depuis sa puberté et est heureux de la marier. Avec la réputation qu’elle a, elle n’aurait pas trouvé ailleurs. Comme quoi l’amour est un leurre, surtout l’Hâmour, comme disait Flaubert, cet égarement gonflé du sentiment attisé par les hormones. Rien de naturel dans l’Hâmour, que du fantasme, du grandiloquent, de l’inaccessible.

En revanche Minne devine bien, une fois mariée, « que l’Aventure c’est l’Amour, et qu’il n’y en a pas d’autre » p.743 Pléiade. Existe-t-il un roman sans aventure amoureuse ? Mais amant, ami et allié ne cohabitent pas toujours dans le même mari, aussi « faut-il » (selon Colette) multiplier les expériences pour trouver le bon équilibre. Antoine le mari est protecteur mais pas vraiment allié ; le jeune baron Couderc de 22 ans est bien joli comme amant mais prend son plaisir sans se soucier de celui de sa partenaire ; Maugis, le libidineux sarcastique, est un véritable ami mais serait un mauvais amant… « J’ai couché avec lui [Couderc] et trois autres, en comptant Antoine, déclare sans aucune vergogne Minne à Maugis. Et pas un, pas un, vous entendez bien, ne m’a donné un peu de ce plaisir qui les jetait à moitié morts à côté de moi ; pas un ne m’a assez aimée pour lire dans mes yeux ma déception, la faim et la soif de ce dont, moi, je les rassasiais ! » p.797. La quête de soi est la satisfaction de la volupté : si le mari faillit, la femme est en droit de revendiquer sa liberté. C’est que tous deux sont libres depuis 1789.

C’était très « fin de siècle », cette audace à parler de sexe et à vanter les frasques sexuelles d’une jeune fille rangée. Minne est une ingénue qui ne sait pas que donner son corps avilit quand l’amour n’est pas là et que baiser à gogo prostitue sans pour autant trouver sa bonne pointure. Colette transgressera le genre pour goûter d’autres plaisirs sans que sa quête en soit plus fructueuse. A toujours aspirer au Graal, on ne vit pas assez les vrais moments du présent. Don Juan n’a jamais été heureux.

Colette, L’Ingénue libertine, 1909, Albin Michel poche 1991, occasion ; e-book Kindle €5,49

Colette, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1984, 1686 pages, €71,50

Colette sur ce blog

Catégories : Colette, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Fernando Vallejo, La vierge des tueurs

Le grammairien Fernando (Germán Jaramillo) revient à Medellín après être parti trente ans durant la période de guerre civile et de Front national. C’est un double de l’auteur, prénommé lui aussi Fernando et né à Medellín en 1942. Il a la cinquantaine et se rend aussitôt dans un bordel de garçons, car là se porte sa sexualité catholique, dégoûtée des femelles depuis saint Paul, impures selon la Bible, et par leur procréation ininterrompue encouragée par le Pape, qui alimente la pauvreté.

La Colombie du début des années 1990 est sous l’emprise du cartel de Medellín et de Pablo Escobar, son chef sans scrupules. Il n’hésite pas à faire assassiner ceux qui le gênent comme le ministre de la Justice, le candidat libéral à l’élection présidentielle, des journalistes, ou à faire exploser le bâtiment de la Sécurité publique. Il n’est arrêté qu’en 1991 et abattu en 1993. Les tueurs à gage qu’il a engagés comme sicaires, souvent très jeunes, juste après la puberté, se retrouvent sans travail. Pour survivre, ils volent, tuent et se prostituent, tout cela pour l’adrénaline. Car ils sont vides en dedans d’eux, sans amour ni protection, emplis des images de fringues de marques, de chansonnettes à la mode et de blagues télévisées. Ils ne supportent pas le silence, sauf dans le sexe.

Fernando connait ainsi Alexis (Anderson Ballesteros), sicaire aux yeux verts et au corps fin de 14 ans dans le livre (mais 16 dans le film, pour la morale publique). A noter que le film est « déconseillé aux moins de 12 ans » mais autorisé sans limites après. Il en tombe amoureux, le garçon s’attache à lui, il devient son protégé et Fernando l’emmène habiter chez lui. L’homme mûr comble le néant de la vie du garçon. Il le nourrit, le promène, l’habille, dort avec lui dans les bras, peau contre peau comme le père qu’il n’a jamais connu et la mère trop prise par ses petits frères et sœurs.

Alexis n’a pas d’état d’âme, il est tout dans l’instant, ce pourquoi son amour est absolu et il tue de même. Pour lui, tuer et baiser sont deux actes de nature. Un taxi est grossier ? Une balle dans la tête. Deux petits de 10 ans qui s’empeignent sous le regard d’adultes rigolards ? Cinq balles font passer de vie inutile à trépas définitif cette scène inexcusable. Ce sont plus de cent personnes que descend Alexis de son pistolet porté dans sa ceinture, qu’il dégaine et fait cracher sans avoir l’air de viser. Il ne manque jamais sa cible car il n’est qu’instinct. Le jeune garçon n’est tendre avec son aimé que par compensation car le monde autour de lui est dur, la réalité délirante, « au-delà même du surréalisme », dit l’auteur. Alexis est pur, un ange exterminateur. Il n’a que son corps et son arme pour se défendre, et Fernando lui offre son intellect, ses biens et son amour.

Fernando l’aime de ne pas reproduire la misère en engrossant les filles, il y a bien assez de niards qui prolifèrent et dégorgent des bidonvilles, appelés en Colombie les Communes. Ils grandissent dans la misère et la violence avant de devenir vers 12 ans sicaires, puis de se faire tuer. C’est ainsi que la démographie se régule en Colombie ces années-là : pas de vieux (ils sont morts), peu de jeunes (ils sont morts), seulement des enfants qui poussent et des prime-adolescents qui s’entretuent.

A mesure que la violence collective s’amplifie, le discours du grammairien se renforce, poussé à la radicalité de la force réactionnaire à la Céline par le spectacle lamentable de la surpopulation des bidonvilles, où les paysans venus avec leurs machettes des villages, ont importé la violence. Les garçons, sans plus de modèles mâles à suivre comme exemple, restent des brutes. Ils ne sont pas cruels, pas plus que des fauves qui tuent leur proie. Tuer et mourir sont la norme dans l’injustice généralisée.

Et Dieu dans tout ça ? Il s’en fout. Fernando, né catholique et élevé catholique, garde les superstitions catholiques de la prière dans les églises et de la messe parfois, mais il ne croit pas en Dieu. Seul Satan règne, puisque les meurtres d’enfants et d’adolescents sont légion et naturels, malgré le scapulaire de la Vierge des Douleurs de l’église de La América qu’arborent tous les très jeunes sous leur chemise entrouverte. L’État corrompu à cause de l’argent trop facile de la drogue, appelée par ces Yankees déboussolés par la guerre du Vietnam et le vide spirituel de leur prospérité économique, laisse se répandre la guerre de tous contre tous. C’est le règne libertarien du chacun pour soi, du droit du plus fort selon les armes et le fric. Tout s’achète, même les garçons – sauf l’honneur, ce vieux reste macho des cultures méditerranéennes importé en Amérique hispanique. Seul les morts ne parlent pas est un proverbe colombien.

Ce pourquoi le bel éphèbe « au corps lisse garni de fin duvet », Alexis aux yeux verts, ne fera pas long feu. Neuf mois seulement avec Fernando et il est brutalement abattu dans la rue sous ses yeux par un duo à moto. Il avait tué le frère d’un membre d’un gang ennemi de son quartier. Fernando se trouve lui-même abattu – mais de douleur. Il veut en finir, court les églises, ne voit plus aucun sens au monde.

Lorsqu’il renaît, par habitude, par lassitude, c’est par la rencontre sur un trottoir de Wilmar (Juan David Restrepo), un autre jeune garçon des bidonvilles surnommé Lagon bleu parce qu’il ressemble au jeune premier du film éponyme. Il prend la place d’Alexis mais pas le cœur de Fernando, qui apprend vite que c’est lui qui a tiré sur son petit. Va-t-il le tuer à son tour pour se venger ? A quoi cela servirait-il ? D’ailleurs Wilmar est descendu par un autre gang deux jours après. La jeunesse se fane vite dans la violence colombienne des années 1990, ce pourquoi elle vit à toute vitesse, dans l’instant de l’acte et du sexe.

Un film a été tiré du roman, plus percutant grâce aux images, mais moins dans la dérive onirique. Ce roman est provocateur, les Fleurs du mal de l’Amérique du sud, une politesse du désespoir avec sa langue imprécatoire, tordue par la douleur. Un chant funèbre pour les morts adolescents – inutiles. Livre et film se complètent, pour une fois, plus qu’ils ne se font concurrence. L’œuvre filmée a eu plusieurs récompenses :

  • Mostra de Venise 2000 : The President of the Italian Senate’s Gold Medal
  • Festival international du nouveau cinéma latino-américain de La Havane 2000 : meilleure œuvre d’un réalisateur non-latin sur un sujet lié à l’Amérique latine
  • Satellite Awards 2002 : meilleur film en langue étrangère

Fernando Vallejo, La vierge des tueurs (La Virgen de los sicarios), 1994, Belfond 2004, 193 pages, occasion €2.57. Une édition aussi dans le Livre de poche en 1999, non disponible même en occasion.

DVD La Vierge des tueurs, Barbet Schroeder, 2000, avec German Jaramillo, Anderson Ballesteros, Juan David Restrepo, Manuel Busquets, Ernesto Samper, Carlotta films 2017, 1h41, €8.00 blu-ray €8.58

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

J’ai la présomption de savoir qui je suis, dit Montaigne

Long est ce chapitre XVII du Livre II des Essais. Sous le titre général « De la présomption », Montaigne parle de lui. Il s’y étale, il s’y roule. Non par vanité mais par souci de bien parler de ce qu’il connaît. « Il y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de notre valeur », commence-t-il. Et il va l’étirer sur 23 pages de l’édition Arléa. C’est qu’il n’est pas aisé de se connaître soi-même. Nous nous aimons et cela fausse notre jugement sur nous-même. Mais se déprécier par principe est aussi vain. « Je ne veux pas que, de peur de faillir de ce côté-là, un homme se méconnaisse pourtant, ni qu’il pense être moins que ce qu’il est. »

La société formate l’être humain et le déforme. « Nous ne sommes que cérémonie », dit Montaigne, parure apprêtée pour le regard d‘autrui, tout d’apparences et de convenances. « La cérémonie nous défend d’exprimer par la parole les chose licites et naturelles, et nous l’en croyons. » Laissons donc la cérémonie, dit l’auteur. La fortune fait beaucoup pour le jugement, ce qu’on appelle la réputation. Mais les autres, les communs, les anonymes ? Montaigne se met parmi eux et veut être jugé par ses écrits.

Jeune, on remarquait en lui « je ne sais quel port de corps et des gestes témoignant quelle vaine et sotte fierté. » Et alors ? dit-il : « il n’est pas inconvenant d’avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n’avons pas moyen de les sentir et reconnaître. » Et de citer Alexandre, César et Cicéron. Ces mouvements sont naturels, différents des artificiels que sont les « salutations et révérences » qui sont politesse mais peuvent devenir servilité.

Pour ce qui est de « l’âme », il distingue « deux parties en cette gloire : savoir est, de s’estimer trop, et n’estimer pas assez autrui ». Pour Montaigne, son « erreur d’âme » est de diminuer les qualités qu’il possède et hausser les qualités de ce qu’il ne possède pas. L’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin, avait coutume de dire un mien patron à qui voulait partir évoluer ailleurs. Ce qui fait déconsidérer ce que l’on a et envier ce que l’on n’a pas. Travers commun : un blond imberbe de corps enviera sans raison le brun velu (j’en ai connu un) ; une brune aux cheveux plats enviera une blonde aux cheveux bouclées (j’en ai connu une).

La philosophie aide à reconnaître en l’être humain « son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. » Car « il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi ». D’où la morgue des faux savants, la certitude technocratique des politiciens, la croyance dure comme fer des complotistes pour leurs élucubrations.

Cette digression digérée, Montaigne en revient à lui. « Il est bien difficile, ce me semble, qu’aucun autre s’estime moins, voire qu’aucun autre m’estime moins, que ce que je m’estime ». Une fois ces jeux de mots faits, le propos est de dire que rien ne satisfait Montaigne : ni le mouvement en lui, ni le jugement d’autrui. « J’ai le goût tendre et difficile, et notamment en mon endroit. » Il voit clairement mais fait mal. C’est particulièrement le cas en poésie ! « Je suis envieux du bonheur de ceux qui savent réjouir et gratifier en leur besogne, car c’est un moyen aisé de se donner du plaisir, puisqu’on le tire de soi-même. » Lui peine à écrire – comme Flaubert. Il n’est jamais satisfait des idées qu’il exprime, n’a qu’« une certaine image trouble » d’une forme qui serait meilleure sans qu’il puisse la saisir. « Tout est grossier en moi », résume-t-il. De même parler : « je ne sais parler qu’en bon escient, et suis dénué de cette facilité que je vois en plusieurs de mes compagnons, d’entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une troupe, ou amuser, sans se lasser, l’oreille d’un prince de toutes sortes de propos, la matière ne leur faillant jamais… »

Quant à la beauté, c’est « une pièce de grande recommandation au commerce des hommes », constate Montaigne en citant les antiques. Le corps en premier car l’âme n’est rien sans son enveloppe selon « les chrétiens », dit-il. Pour le mâle, il doit être grand – « or je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne », avoue Montaigne. « Les autres beautés sont pour les femmes », assure-t-il un brin amer. Le front, les yeux, le nez, la bouche, les dents, l’épaisseur de la barbe, la fraîcheur du teint, la proportion légitime des membres ne comptent pas, quand il s’agit des hommes. Lui avait tout cela, avec la santé, en son adolescence et son âge mûr, dit-il. Mais, « ayant piéça franchi les 40 ans (…) je m’échappe tous les jours et me dérobe à moi. » Il devient un « demi-être ».

« D’adresse et de disposition, je n’en ai point eu », dit-il, ni pour la musique, ni aux sports ou à la danse, ni pour nager, escrimer, voltiger ; ni pour bien rédiger ni écrire. Et il se compare à son père qui avait toutes les qualités. Il se résume ainsi : « Mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’âme. Il n’y a rien d’allègre ; il y a seulement une vigueur pleine et ferme. » Mais ce n’est pas si mal… Il se dit « extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art » – que lui faut-il de plus ? S’il a du plaisir à faire, il s’y lance et le fait bien – que dire de mieux ? N’ayant eu ni commandant, ni maître forcé une fois adulte, il se juge « paresseux et fainéant » – mais selon quelle règle ? « J’ai marché aussi en avant et le pas qu’il m’a plu » – n’est-ce pas là une sagesse ?

Il n’a pas été ambitieux, ni n’a convoité la fortune, ayant à sa suffisance et dédaignant de compter. Il n’a « eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa libéralité m’avait mis entre les mains ». « Mon enfance même a été conduite de façon molle et libre, et exempte de sujétion rigoureuse », dit-il – mais n’est-ce pas l’éducation que nous prônons ? Le terme de « molle » ne signifie pas pour lui à la paresseuse, mais sans grandes contraintes, en douceur. Il « s’abandonne du tout à la fortune », il s’efforce « de prendre toutes choses au pis. » N’est-ce pas cela la sagesse issue des stoïciens et des épicuriens ? En se dévalorisant en apparence, Montaigne dessine en creux la force qu’il a et la personne qu’il est. « Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même, et m’applique à eux s’ils ne s’appliquent à moi. » N’est-ce pas une attitude raisonnable et plus efficace que de se révolter contre « le sort » et de rêver à d’inutiles « yaka » ?

Il est mal en son siècle de troubles civils, de peste pandémique et de guerre de religions. Il se serait trouvé mieux chez les Romains. « Les qualités mêmes qui sont en moi non reprochables, je les trouvais inutiles en ce siècle. La facilité de mes mœurs, on l’eût nommée lâcheté et faiblesse ; la foi et la conscience s’y fussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses ; la franchise et la liberté, importunes, inconsidérées et téméraires. » Le siècle de turpitudes, tout « de feintises et de dissimulation » rend vertueux à peu de frais ; il suffit d’être bon. « Il ne faut pas toujours dire tout, car ce serait sottise ; mais ce qu’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est méchanceté. » Montaigne avoue être mauvais dans cet art politique. « Présentant aux grands cette même licence de langue et de contenance que j’apporte de ma maison, je sens combien elle, décline vers l’indiscrétion et incivilité. Mais, outre que je suis ainsi fait, je n’ai pas l’esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande et pour en échapper par quelques détour, ni pour feindre une vérité, ni assez de mémoire pour la retenir ainsi feinte, ni certes assez d’assurance pour la maintenir ; et fais le brave par faiblesse. » Montaigne avoue avoir peu de mémoire, ce qui le handicape dans la vie courante – mais lui permet d’écrire ce que lui pense, sans passer par les filtres des autres, bien qu’il assaisonne ses Essais, par convenance sorbonagre, de citations diverses. Il avoue aussi avoir l’esprit peu aiguisé : « Aux jeux, où l’esprit a sa part, des échecs, des cartes, des dames et autres, je n’y comprend que les plus grossiers traits. L’appréhension, je l’ai lente et embrouillée ; mais ce qu’elle tient une fois, elle le tient bien et l’embrasse universellement, étroitement et profondément, pour le temps qu’elle le tient. » Encore une fois, Montaigne fait de ses faiblesses des forces…

Le scrupule et l’embrouillamini de son esprit le conduisent à balancer pour toute décision. Il se laisse porter par le sort, ou la foule, dit-il. Ce pourquoi il est conservateur. « Il n’est aucun si mauvais train, pourvu qu’il ait de l’âge et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement ». L’instabilité est pire que le mal, observe-t-il. Il se pique d’être commun, donc d’avoir du bon sens – le sens commun. « Je pense avoir les opinions bonnes et saines ; mais qui n’en croit autant des siennes ? L’une des meilleures preuves que j’en aie, c’est le peu d’estime que je fais de moi » – une fois de plus, le défaut est renversé en qualité. C’est le en même temps, le yin et le yang, le balancement de sagesse. « Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi ». Les « imaginations » qu’il a en lui, Montaigne les a « établies et fortifiées par l’autorité d’autrui, et par les sains discours des anciens », mais elles sont avant tout « naturelles et toutes miennes », dit-il.

L’éducation de son temps ne formait pas au jugement, et c’est ce qu’il lui reproche. « Elle a eu pour sa fin de nous faire non bons et sages, mais savants : elle y est arrivée. » Et elle poursuit de nos jours cette fin d’enseigner et non d’éduquer, de former de futurs professeurs, pas des citoyens ni des praticiens. « Elle ne nous a pas appris de suivre et embrasser la vertu et la prudence, mais elle nous a imprimé la dérivation et l’étymologie. » A la fin de ce chapitre, venu bien tard dans l’œuvre, le lecteur connaît mieux Montaigne ; il est moins austère et plus proche de chacun, il reconnaît ses faiblesses et les change en forces. Il donne l’exemple.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.)

Michel de Montaigne,avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nietzsche contre les illusions de la foi

Dans le troisième chapitre de la première partie « discours » d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’en prend aux illusions de l’au-delà. Il n’y a pas d’au-delà, dit-il, seulement un rêve des faibles de sortir de la souffrance ici-bas, « joie enivrante et oubli de soi ».

Car le Créateur n’est qu’une projection des hommes, pas un être suprême éternel : « Hélas ! mes frères, ce dieu que j’ai créé était œuvre humaine et folie humaine, comme sont tous les dieux. » Car si le dieu est Dieu, pourquoi avoir créé un monde aussi imparfait, où règne la souffrance ? C’est une « image imparfaite d’une contradiction éternelle. » L’Être est difficile à démontrer, il n’est qu’un mot, « et les entrailles de l’Être ne parlent pas à l’homme, si ce n’est par la voix de l’homme. » Ainsi Dieu ne « s’exprime » qu’en humain, par des textes dictés à des anonymes ou des illettrés inspirés – mais qui dit que ce ne sont pas ces gens qui parlent plutôt qu’un hypothétique Dieu ? Il s’agit de croyance, donc d’illusion.

Il faut donc surmonter le Créateur et guérir de l’hallucination de l’au-delà. Car c’est « souffrance et impuissance – voilà ce qui a créé les au-delà, et cette courte folie du bonheur que seul connaît celui qui souffre le plus. » Il s’agit d’une « fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus vouloir ». Or vouloir est la vie même, l’élan vital, le réflexe de survie – le lotus qui sort de la boue pour s’élever à travers l’eau vers le soleil, comme disent les bouddhistes.

Cette vitalité vient du corps. Nietzsche est matérialiste : les transports de l’âme comme les exaltations du cœur sourdent des instincts. L’illusion de l’au-delà, « c’est le corps qui a désespéré du corps », une perte d’énergie vitale qui fait démissionner, se soumettre, renoncer à vivre pour vivoter esclave : des idées des autres à la mode, des moralismes sociaux des réseaux, du travail forcé pour subsister. Nietzsche hait le christianisme d’avoir méprisé le corps, la chair, le vivant éphémère, au profit des fumées d’un autre monde fantasmé éternel et immatériel (un inverse de la terre).

Au contraire, pour lui il faut réhabiliter le moi qui pense, aime et vit. « Oui, ce moi – la contradiction et la confusion de ce moi – affirme le plus loyalement son existence – ce moi qui crée, qui veut, qui donne la mesure et la valeur des choses. Et ce moi, l’Être le plus loyal, parle du corps et veut encore le corps, même lorsqu’il rêve et s’exalte en voletant de ses ailes brisées ». Il ne faut plus enfouir sa tête dans le sable des fumées célestes mais la porter fièrement. « J’enseigne aux hommes une volonté nouvelle : vouloir ce chemin, que l’homme a suivi aveuglément, approuver ce chemin et ne plus s’en écarter en rampant, comme les malades et les moribonds. » Ainsi l’homme cherche, cultive et crée ; ainsi va-t-il dans les étoiles et découvre progressivement comment vivre en harmonie avec l’univers et la nature.

Nietzsche-Zarathoustra est indulgent aux malades et aux convalescents, mais il affirme : la vie d’abord.

« Il y a toujours eu beaucoup de gens malades parmi ceux qui rêvent et qui aspirent à Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui cherche la connaissance, ils haïssent la plus jeune des vertus qui s’appelle : probité ». Ou l’honnêteté scrupuleuse. Lourdes est rempli de pèlerins qui « espèrent » sans constater ; l’islamisme promet toujours plus… mais ailleurs, au paradis des houris et des gitons où jouir ne sera plus un péché. Le catholicisme a longtemps refusé que la terre soit ronde et que l’humain descende des simiens ; les sectes américaines remettent au goût du jour ces absurdités et crient au Complot à propos de la lune ou de la terre ronde ; l’islam radical aujourd’hui poursuit dans cette voie en haïssant « celui qui cherche la connaissance ». Ils se croient des clones de Dieu et bras armé de ses commandements. Ils ne sont que misérables trop humains.

« Je connais trop bien ceux qui sont semblables à Dieu : ils veulent qu’on croie en eux et que le doute soit un péché. Mais je sais trop bien à quoi eux-mêmes croient le plus. Ce n’est pas vraiment à des au-delà et aux gouttes du sang rédempteur : eux aussi croient davantage au corps et c’est leur propre corps qu’ils considèrent comme la chose en soi. Mais le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils sortiraient de leur peau. C’est pourquoi ils écoutent les prédicateurs de la mort et ils prêchent eux-mêmes les au-delà. » Pas plus que Zemmour, les croyants fanatiques ne s’aiment. Ils maudissent leurs instincts qui les font désirer les femmes ou – pire pour le dogme ! – les garçons. Ils se vengent des heureux et des critiques en cherchant à les tuer. Ce sont de grands malades. Ils récusent la vie, la vitalité, l’élan vital.

Écoutez plutôt Nietzsche : « Le corps sain parle avec plus de bonne foi et plus de pureté, le corps complet, dont les angles sont droits : il parle du sens de la terre. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz en Livre de poche qui est fluide et agréable).

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Eté 85 de François Ozon

Un été juste avant la déferlante du Sida, durant la queue de comète hédoniste de la libération des mœurs post-68, en 1985, François Ozon avait 19 ans. Il adapte le roman d’Aidan Chambers La Danse du coucou (Dance on My Grave) qu’il avait beaucoup aimé à l’époque (parution 1983 en France) pour en faire une tragédie légère. Cet oxymore résume tout le film, ce pourquoi il a sans doute déconcerté le public, en témoigne le nombre des entrées cinéma.

Il s’agit d’un amour adolescent, puissant, qui submerge l’âme dans une première fois. Mais c’est un amour pour le semblable, fait d’admiration et de désir, un amour fusionnel qui vise à dévorer l’autre. Ce que David (Benjamin Voisin), l’aîné, 18 ans (24 ans au tournage à cause de la loi sur la sexualité des mineurs), rejette de la part d’Alexis (Félix Lefebvre), 16 ans (21 ans au tournage). L’amour homo cherche ou bien le jeu des passades sans lendemain ou bien le couple fusionnel des gémeaux. Rien entre les deux comme avec une femme. D’où le trouble, la tragédie. L’adolescence est changeante parce qu’encore personnalité en devenir. D’où la légèreté, l’humour des situations. Ambiguïté du film. Ajoutez à cette dissonance un repli frileux sur « les valeurs » sûres qui sont celles des religions intolérantes du Livre dans notre époque marquée par la pandémie et la crise économique, et vous obtenez ce malaise social face à l’amour de deux jeunes garçons qui reproduit le modèle des éphèbes grecs, l’aîné et le cadet, le protecteur plus fort et plus musclé et la silhouette gracile au visage d’ange.

Alexis part en dériveur bronzer en mer. Endormi, il est réveillé par un orage qui gronde. Vite, en slip et chemise ouverte, il tente de hisser la grand-voile qu’il a laissée affalée n’importe comment ; la drisse coince, il s’énerve, le dériveur peu stable chavire et le précipite à la baille. Rien de grave mais impossible de remonter sur la coque retournée, trop lisse. A 16 ans, on attend encore les secours des autres plutôt que de se prendre en mains ; Alexis est passif, victime et vulnérable. C’est alors que surgit David son sauveur, le héros vigoureux qui lui conseille rationnellement d’agripper la dérive pour retourner le bateau à l’endroit, avant qu’il le remorque au moteur jusqu’à la plage où il pourra se sécher. David encore qui l’entoure, l’entraîne chez lui où sa mère le materne par un déshabillage de gamin, un bain chaud moussant dans le « sarcophage » de la baignoire, puis un thé brûlant ; David qui lui prête ses propres vêtements pour rentrer chez lui et qui va s’occuper de tout, même de ramener le bateau à son anneau de port. Il n’en fera rien, Alexis l’apprendra plus tard du copain de lycée qui lui a prêté le dériveur, première fissure dans l’image lisse et sculptée de son héros.

Car Alexis voit en David tout ce qu’il voudrait être, lui le fils de docker qui devra peut-être abandonner le lycée pour travailler et aider ses parents. Il n’a pas l’aisance de David, fils de commerçant juif à la mère permissive, son charme sans égal qui séduit tout le monde, profs (Melvil Poupaud qui enseigne le français au lycée), garçons, filles, du moment qu’ils sont jeunes et beaux. Un garçon bourré sauvé (lui aussi) des voitures parce qu’il divague sur la route et qu’il va coucher sur la plage avant de lui peigner tendrement les cheveux. Il couchera avec après avoir quitté Alex et celui-ci l’apprendra aussi plus tard – une lézarde de plus dans son amour inconditionnel.

Alexis, qui veut qu’on l’appelle Alex parce qu’il se sent un autre, plus libéré, plus dans le vent, est aveuglé par ses premiers émois d’adolescent. Il ne mesure pas la fêlure intime de David, fils unique couvé par maman et orphelin récent de père, obligé de reprendre le magasin familial d’articles de mer au Tréport plutôt que de continuer des études. Pour quoi faire ? L’avenir lui semble sans lendemain et il préfère donc vivre son plaisir au jour le jour sans s’attacher puisque tout passe, tout meurt, vite ennuyé par l’amour d’Alex qui veut l’ancrer, arrêter sa course vers la vitesse. Car c’est bien cette vitesse qu’il cherche à rattraper avec sa moto, comme il l’explique drôlement à son jeune compagnon. Il n’y réussira que trop, poussé à l’excès fatal par la révolte d’Alex qui ne comprend pas qu’il l’ignore toute une journée avec la jeune anglaise au pair, Kate (Philippine Velge) qu’il vient de lui présenter sur la plage. Rien de pire qu’un amour bafoué ; rien de pire que de s’en rendre compte et d’avoir dit des mots sur lesquels on ne peut revenir.

La mère de David (Valeria Bruni Tedeschi) est heureuse que son fils tourmenté ait trouvé un ami ; elle ferme les yeux sur le fait qu’il soit devenu un amant car la société n’est pas prête aux amours déviants (elle ne l’est toujours pas). La mère d’Alexis (Isabelle Nanty) est indulgente à ce désir adolescent, voulant elle aussi que son fils soit heureux et trouve sa voie. Un oncle scandaleux, Jacky, était lui-même homosexuel mais c’est le père, ouvrier imprégné des valeurs virilistes de sa classe, qui le refuse. Il n’est pas présenté en négatif dans le film, il se doute que cette amitié brûlante et exclusive cache des désirs inavouables, mais Alexis ramène Kate à la maison, qu’il a rencontré sur la jetée et la psy comme le juge lui-même, croiront à cette fiction d’une dispute des deux amis pour la même fille qui n’en peut mais.

Car Alexis est jugé. Il le raconte en voix off dès le début, encore amoureux d’un cadavre. Il voudrait, comme les anciens Egyptiens, embaumer David son amant pour le conserver à jamais préservé de la mort. Il a d’ailleurs intrigué auprès de Kate pour aller voir son corps nu et froid à la morgue. Mort qui le fascine, il ne sait trop pourquoi, comme un vide abyssal en lui, obscurément conscient que l’énergie vitale a son revers fatal, le désir impossible – le joyeux et cruel Eros.

La scène de boite de nuit où David entraîne Alex pour danser est édifiante : il pose sur les oreilles de son éphèbe un baladeur où est enregistré Sailing, une chanson de Rod Stewart. Ainsi il l’isole, l’enferme pour lui seul, mais ne partage pas car il continue de danser sur la musique de boite. Alexis et David sont ensemble et solitaires, comme est au fond toute existence face au néant qu’est la mort. Alexis est jugé non pas pour avoir tué David, qui s’est crashé tout seul sans casque sur sa moto en allant soi-disant à la poursuite de son ami qui l’avait quitté après une dispute à propos de Kate ; il est jugé pour avoir dansé sur la tombe de son ami mort, tel David devant l’Arche (2 Samuel 6:14), une promesse solennelle qu’il lui avait faite à sa demande – une « profanation » selon la loi. Est-ce « avilir ce qui est sacré » que danser ? L’épouse Mikaïl, dans la Bible, avait déjà « honte » de son époux se livrant à une danse de joie frénétique en simple pagne de lin devant l’Arche d’alliance du Seigneur. Les vieux Juifs de la famille de David comme le juge laïc imprégné de mentalité catholique aussi. Mais David, le roi, assume sa joie et l’expression de son corps : elle est la vie contre la mort, elle célèbre le Créateur et son au-delà. Le David de Normandie a lui-même fait danser son Jonathan d’Alex sur la musique qu’il avait choisie pour lui ; c’est un hommage d’honorer sa promesse par-delà la mort.

Une fois condamné – à 140 heures de travaux d’intérêt général – Alexis, décillé de l’amour absolutiste adolescent, imite David en draguant impunément un garçon sur la plage. Mais pas n’importe quel garçon : celui-là même que David avait sauvé des voitures parce qu’il était bourré et qu’il a probablement baisé d’une heure à quatre heures du matin la nuit où il l’a quitté. Alex deviendra-t-il un cynique comme David ? Un Don Juan garçonnier comme lui, inapte à tout attachement ? Il n’a que 16 ans et le film laisse tout ouvert.

Le spectateur ressent le contraste entre les acteurs qu’il a connu, Melvil Poupaud barbu, lunetté, toujours à cloper et un brin ridé de maturité (47 ans au tournage) ou Isabelle Nanty vieille en mémère (58 ans) – et la jeunesse éclatante des corps des deux garçons qui irradient la vie, le désir, la joie. L’amour apaisé du prof pour ses élèves mâles, des mères pour leurs fils au bord de l’âge adulte, diverge de la soif de caresses et de sensations des jeunes que le plan-plan ennuie. Jusqu’à mourir par excès de tout.

DVD Eté 85, François Ozon, 2020, avec Félix Lefebvre, Benjamin Voisin, Philippine Velge, Valeria Bruni Tedeschi, Melvil Poupaud, Isabelle Nanty, Diaphana 2020, 1h36, €9.99 blu-ray €14.99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ne faites pas des enfants des ânes chargés de livres, dit Montaigne

Dans le chapitre 26 du livre 1erde ses Essais, Montaigne disserte sur « l’institution des enfants », autrement dit leur éducation. Elle est bien plus qu’un élevage car elle ne se contente pas de nourrir le corps mais aussi l’âme – nous dirions aujourd’hui le caractère et l’esprit. Le philosophe a longuement préparé son texte car il le destine à Diane de Foix, comtesse de Gurson de laquelle il est proche par lien féodal, et qui va bientôt être mère.

Après s’être excusé de n’être savant que de ce qu’il a appris dans sa vie, ce qui tient bien trois grandes pages que l’on peut passer sans dommage, il affirme tranquillement : « ce sont mes humeur et opinions ; je les donne pour ce qui est en ma croyance, non pour ce qui est à croire ». Autrement dit, prêtez-y attention, comme il se doit, puis faites ce qui vous semble bon.

Car élever un petit d’homme est plus difficile que le planter car les humains ne sont pas des bêtes. Tout ne leur vient pas du programme génétique comme les plantes, ni de leur instinct comme les animaux, mais surtout des exemples et imitations des autres, tant l’humain est un être social. Au rebours, on ne peut non plus forcer leur nature. Il faut plutôt avoir, pour qui enseigne, plus « envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant ». Pour cela, « lui faire goûter les choses », ne pas parler tout seul mais l’écouter aussi, « juger de son train (…) pour s’accommoder à sa force ». Il s’agit de guider plus que d’imposer, de donner envie plus que de contraindre. Rousseau reprendra cette philosophie dans son Émile.

« Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. » Le par-cœur abêtit, l’assimilation élève. Pour cela, il faut des exercices, « accommodés à autant de divers sujets ». Pas de dogmes, mais un jugement personnel. « Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ». Voilà qui est très Lumières et démocratie : ne rien tenir pour vrai que l’on en ait jugé par soi-même, ne suivre les autres que s’ils nous ont convaincus par des faits (ce qui est bien rare aujourd’hui). Pas plus la Bible qu’Aristote ou une autre doctrine ne doit être prise telle quelle pour vérité : de tout il y a à prendre et à laisser, selon son propre jugement. « Il n’y a que les fous certains et résolus ». Notons que la folie envahit notre époque. Les opinions des autres qui lui conviennent, qu’il les fasse sienne. « La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après ». Les abeilles font ainsi leur miel des divers pollens qu’elles pillent aux fleurs, mais ce miel n’est plus fleur, il est leur.

« Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage ». En faire un homme, pas un singe savant comme en sortent trop souvent de certaines de nos écoles. Car « savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire » – pire encore  lorsqu’on dispose du net ! La mémoire est désormais moins utile mais le jugement beaucoup plus que du temps de Montaigne. Pour juger sainement, préconise le philosophe, « le commerce des hommes » et « la visite des pays étrangers » pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». Curiosité entraîne humilité, soif de comprendre et – donc – intelligence. Seuls les ânes savent tout par seule croyance. L’actuel tropisme au repli sur soi, à l’entre-soi de la famille, de la bande et du milieu, à la régression nationale – ou même locale dans l’écologisme – n’est en faveur de l’intelligence…

Il ne faut surtout pas épargner la jeunesse, ce pour quoi les parents trop aimants sont nocifs. « Ils ne sont capables ni de châtier ses fautes, ni de le voir nourri grossièrement, comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sauraient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice. » Si la philosophie roidit l’âme, l’exercice « roidit les muscles » et la douleur physique permet de devenir apte à supporter le travail et l’effort. « La course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes », telle sont les activités que préconise Montaigne pour son temps. Nous pouvons le traduire en judo, footing, danse, musique, jeux vidéo pour l’adresse et l’attention, s’occuper d’un chien ou monter à cheval pour l’interaction avec l’animal, s’occuper de plus jeunes à l’adolescence.

À l’enfant, il lui faudra apprendre la modestie et le parler franc à bon escient dans le commerce des hommes. « Qu’on le rende délicat au choix et triage de ces raisons, et aimant la pertinence, et par conséquent la brièveté. » Il ne faut pas chercher à jouer un rôle, mais à se présenter en vérité. La vérité, d’ailleurs, faut la chercher en tout discours, « soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravissement. » Se corriger en abandonnant un mauvais parti est de qualité. « La sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction ». Tout sert, toute observation des autres pour se régler soi-même.

Les livres complètent la société. Nous pouvons ajouter pour notre époque les films et les podcasts. « Il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles ». Mais qu’il se souvienne de tirer leçon plus qu’érudition car moins importe « la date de la ruine de Carthage que les mœurs d’Hannibal et de Scipion ». Il devra voir au-delà du bout de son nez, s’élever au global : « Qui se présente, comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté (…) une si générale et constante variété (…), celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur ». Car seule la variété permet de mesurer et de se situer.

« Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes nous apprennent à juger sainement des nôtres » – plus encore dans une époque de guerres de religions comme Montaigne l’a connu, et nous-mêmes aujourd’hui. À partir de ces exercices concrets, « assortir tous les plus profitables discours de la philosophie », ce « que c’est que savoir et ignorer (…) vaillance, tempérance et justice (…) ambition et avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ». C’est en observant la comédie humaine que l’on augmente sa propre sagesse. Combien, de nos jours, l’ont-ils appris ?

L’art qui nous fait libre doit être le premier enseigné. Il s’agit de la philosophie. « Commence et ose être sage », dit Horace, cité, « différer l’heure de bien vivre c’est faire comme ce paysan qui attend, pour passer le fleuve, que l’eau ait fini de couler ». Or on nous apprend à vivre quand la vie est passée, la jeunesse, « on la rend débauchée, l’en punissant avant qu’elle le soit ». La morale doit suivre les exemples, pas l’inverse.

Après le savoir qui règle les mœurs et l’entendement « à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre », les autres sciences sont utiles : « logique, physique, géométrie, rhétorique ». Car la philosophie « on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants ». Elle « doit par sa santé, rendre sain encore le corps », faire apparaître sa tranquillité d’esprit, montrer « une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre » de qui est bien dans sa tête et son cœur, qui sait qui il est et ce qu’il fait là. « La plus expresse marque de la sagesse, c’est une jouissance constante », déclare Montaigne. Ce sont les cuistres, jaloux de leur jargon qui vaut pour eux profondeur et savoir, qui font de la philosophie aigreur et contraintes. « Il lui fera cette nouvelle leçon que le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si éloigné de difficultés que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. » La philo n’est pas réservée aux profs ni à l’université, mais ouverte à tous dès le berceau, qu’on se le dise !

Car la vertu n’a rien à voir avec la pruderie offensée ni le sérieux angoissé des croyants en religions, celle du Livre mais aussi les communistes et socialistes. La vertu au contraire « aime la vie, elle aime la beauté, la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ces biens-là réglement (modérément), et les savoirs perdre avec constance. »

L’éducation s’effectue par une sévère douceur, pas par la force ni par le châtiment. S’il faut endurcir l’enfant, c’est au froid, au soleil, au vent, au hasard du climat et de la nature, pas à la honte ni au fouet. « Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret (affecté comme une femme), mais un garçon vert et vigoureux ». Nous pouvons le dire aujourd’hui autant des filles, qu’elles soient moins apprêtées que directes, saines et sportives. Le collège, où Montaigne fut de 6 à 13 ans, « c’est une vraie geôle de jeunesse captive ». La situation n’a que très peu changé de nos jours ou la contrainte règne. Surtout au lycée où l’on a pourtant passé 15 ans.

Il n’y a, selon Montaigne, qu’une règle en éducation : « pourvu qu’on puisse tenir l’appétit et la volonté sous boucle, qu’on rende hardiment un jeune homme commode à toute nation et compagnie, voire au dérèglement et aux accès, si besoin est (…), qu’il puisse faire toutes choses, et n’aime à faire que les bonnes. » C’est que l’exemple qu’on lui a donné aura été bon et qu’il sait juger par lui-même des écarts de ses pairs.

Car à la fin, « le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies ». Quoi qu’on pense, seul l’exemple qu’on donne est le vrai de notre personnalité. « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche, un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ». Nous dirions authentique. Il ne faut parler ou écrire ni en prof, ni en prêcheur, ni en avocat, « mais plutôt soldatesque » sur l’exemple du style de César.

Quant à apprendre les langues, mieux vaut s’y frotter tout petit qu’au collège. Chacun sait bien qu’après six ans d’anglais on ne le parle que très mal si l’on n’est pas allé dans le pays. À quoi servent donc le collège et le lycée ? Une formation de trois mois dans le bain suffirait à parler correctement, les entreprises le savent bien, pas les cuistres « inspecteurs » de l’éducation. Montaigne donne l’exemple de son père qui engagea un professeur ne lui parlant que latin. Il se reconnaît pourtant l’esprit lent, le corps paresseux, l’absence de mémoire, mais « ce que je voyais, je le voyais bien », ce qui signifie avec attention et sans illusion. Son premier livre fut les Métamorphoses d’Ovide. Au collège, il tint des rôles de théâtre qui lui ont donné « une assurance de visage, et souplesse de voix et de gestes ». Ce que les formations professionnelles aujourd’hui doivent apprendre à l’âge adulte parce que le secondaire ne se focalise que sur l’intellect. Le savoir-faire est déjà tangent, le savoir-être inexistant.

Montaigne nous a brossé l’homme complet de la Renaissance, telle qu’issu des philosophes antiques. Il s’agit d’une éducation naturelle vécue plus que de principes abstraits. L’homme est en effet un être d’imitation car très social, et la sociabilité compte avant tout pour lui faire apprendre quoi que ce soit. Les devoirs à la maison sont tout aussi inutiles que le bourrage de crâne, seuls les exemples humains et les exercices permettent de véritablement connaître. Ce que dit Montaigne il y a cinq siècles est applicable encore aujourd’hui car l’être humain ne change pas, malgré l’évolution des circonstances.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le savoir n’est pas l’éducation dit Montaigne

Le chapitre XXV de son Premier livre des Essais traite de l’art d’enseigner. En ce temps-là, on l’appelait « pédantisme » – et le mot est resté, bien péjoratif mais pas faux pour autant. Il faut en effet distinguer les têtes bien faites des têtes bien pleines, dira Rabelais sur l’exemple de Montaigne, ceux qui apprennent la vie de ceux qui apprennent les livres.

Ce n’est pas nouveau et sévit depuis que le savoir existe. Déjà « Plutarque dit que Grec et écolier étaient mots de reproche entre les Romains et de mépris ». Dès lors, pourquoi ? « Je dirais volontiers que, comme les plantes s’étouffent de trop d’eau, et les lampes de trop d’huile ; aussi l’action de l’esprit par trop d’étude et de matière, lequel, saisi et embarrassé d’une grande diversité de choses, perde le moyen de se démêler », répond Montaigne. A trop ingurgiter, on régurgite au lieu de bien digérer. Gaver l’enfant ne fait pas de lui un savant qui sait mais un pédant qui récite. La manie du « par cœur » de l’avant-68 n’était qu’une ânerie et dressait plus des singes savants que de mûrs esprits. Aujourd’hui encore, la sélection par les maths – et uniquement par les maths – (dé)forme des élèves qui ne font que tout calculer et croire que tout est calculable au lieu de se demander – par eux-mêmes – si cette approche est juste et adaptée à la situation.

Si « notre âme s’élargit d’autant plus qu’elle se remplit », rétorque quand même Montaigne pour ne pas encourager l’ignorance à la mode « bon » sauvage (prônée notamment par les suites de Mai-68), le savoir doit être adapté pour qu’il serve, et non récité pour se faire valoir. Il doit donc être assimilé, transformé, afin que ce qu’apprennent les philosophes et les savants devienne ce que l’on sait soi-même, et comment s’en servir. Car penser par soi-même est le but de toute éducation. Le pédant perroquette, l’adulte réussi raisonne et utilise.

Car les vrais savants selon Montaigne, à l’exemple des Antiques, sont ceux qui « comme ils étaient grands en science, ils étaient encore plus grands en toute action ». Ainsi d’Archimède qui mit son savoir au service de la défense de son pays par des miroirs aptes à brûler les voiles des vaisseaux. Les savants n’aiment pas gouverner car ils voient trop d’incapables demeurer au pouvoir, ainsi Héraclite et Empédocle.

La science n’est rien sans le jugement ni la vertu. Montaigne réclame une éducation de l’être tout entier plutôt que le simple enseignement des savoirs. « Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vides ». Ainsi voit-on des antivax suivre n’importe quel gourou qui affirme n’importe quoi plutôt que de juger par leur bon sens propre des informations fournies par des sources fiables. Les demi-savants sont pire que les ignorants car ils croient savoir alors qu’ils ne savent rien. « Ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et la mettre au vent », dit Montaigne. On pourrait croire qu’il parle d’Internet car c’est exactement ce qui s’y passe.

Le pillotage (du verbe piller, joliment décliné par notre Périgourdin) n’est pas une connaissance mais un patchwork de soi-disant « preuves » apportées uniquement pour conforter l’opinion préalable de celui qui les cite. Les manipulateurs d’opinion sont passés maître en cet art du storytelling. Zemmour crée la « belle histoire » en réécrivant à son idée celle de la France, tout comme le parti communiste chinois sous Xi Jinping et les nomenklaturistes des Organes l’histoire russo-soviétique sous Poutine. Cette fausse science, « passe de main en main, pour cette seule fin d’en faire parade, d’en entretenir autrui, et d’en faire des contes, comme une vaine monnaie inutile à tout autre usage », analyse Montaigne comme s’il parlait d’aujourd’hui.

« Quand bien nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse », dit le philosophe. Denys le Grec se moquait « des musiciens qui accordent leurs flûtes et n’accordent pas leurs mœurs », renchérit Montaigne. Le savoir doit teindre l’âme en apprenant à dompter les pulsions, maîtriser les affects et exercer ses facultés de raisonnement – sinon, à quoi sert-il ? Le but est de faire un adulte accompli et un être épanoui, pas un rouage de la machine ni un robot parlant. « Si notre âme n’en va un meilleur branle, si nous n’en avons le jugement plus sain, j’aimerais aussi cher que mon écolier eût passé le temps à jouer à la paume ; au moins le corps en serait plus allègre ». Ce pourquoi les meilleurs enseignements ont toujours associé le corps, le cœur et l’esprit, que ce soit dans les collèges anglais ou chez les Jésuites français par exemple. « On nous instruit non pour la vie mais pour l’école », persifflait Sénèque cité en latin par Montaigne. Le savoir est un instrument qui doit servir selon la vertu et le caractère, pas un maquillage qui cache le vide. « Quel dommage, si elles ne nous apprennent ni à bien penser, ni à bien faire » !

De son temps, Montaigne critique la noblesse, qui n’éprouve pas le besoin de connaître mais seulement celui de commander. Au rebours, « il ne reste que plus ordinairement, pour s’engager tout à fait à l’étude, que les gens de basse fortune qui y quêtent les moyens à vivre ». Il en est ainsi de nombre de nos fils et filles de famille qui s’en remettent à leur « classe » plutôt que d’étudier pour se former. Mais ont-ils eu de leurs parents le bon exemple ? « Et de ces gens-là les âmes, étant et par nature et par domestique institution et exemple du plus bas aloi, rapportent faussement le fruit de la science. Car elle n’est pas pour donner jour à l’âme qui n’en a point, ni pour faire voir un aveugle ; son métier est, non de lui fournir de vue, mais de la lui dresser, de lui régler ses allures pourvu qu’elle ait de soi les pieds et les jambes droites et capables » (Montaigne accorde l’adjectif au dernier genre, le masculin ne l’emporte pas encore). A chacun selon ses capacités, « les boiteux sont mal propres aux exercices du corps ; et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses ».

C’est sévère, tout le monde il est pas beau ni gentil, mais juste. « Elever » un enfant, c’est lui faire acquérir du caractère et de la vertu, en plus du savoir. Rien sans l’autre ne vaut. Les Perses, selon Xénophon, apprenaient aux enfants royaux la vertu avant toute chose, puis le cheval et la chasse, les exercices du corps pour qu’ils soient « beaux et sains », enfin à 14 ans les quatre éducateurs : « le plus sage, le plus juste, le plus tempérant, le plus vaillant de la nation ». Rien ne vaut le jugement propre et l’expérience, le vrai savoir ne s’acquiert qu’ainsi – et non pas en apprenant les livres.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50  

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00  

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Quand on a 17 ans d’André Téchiné

En terminale S d’un lycée d’Ariège Damien (Kacey Mottet Klein, 17 ans), est un bon élève qui récite du Victor Hugo et résout les équations de maths sans problème. Son condisciple Thomas (Corentin Fila, 27 ans) est un métis de congolais qui vit mal son adoption par des paysans frustes et taiseux qui le font trimer, faute de « vrai enfant » à eux après de multiples fausses couches. Il veut devenir vétérinaire pour mieux protéger les bêtes auprès desquelles il a trouvé jusqu’ici le seul amour. Damien le regarde souvent en classe ; ils sont tous deux solitaires et les derniers à être appelés lors de la constitution des équipes de sport collectif.

Un jour Tom fait un croche-pied à Damien en classe. Pour rien, par jalousie de voir sa mère venir le chercher peut-être, l’aimer ouvertement et normalement. Il lui dira plus tard qu’il le trouvait « prétentieux » mais c’est parce qu’il affichait de façon naturelle ce qu’est la vraie vie d’un fils – le contraire de la sienne. De cet acte d’envie va naître une progression d’échanges mimétiques. L’attirance comme un aimant irrésistible que la raison cherche à canaliser dans le refus, les coups, les regards hostiles, mais qui ne fait que s’amplifier justement par cette relation négative. La tourner en positif est tout le projet du film, l’aboutissement de la vérité comme apothéose, tout comme l’acceptation du deuil du père et de Damien ou la naissance de la petite demi-sœur de Tom.

Les nausées de la mère adoptive de Thomas, isolée dans sa ferme de montagne, font intervenir Marianne, la mère médecin de Damien (Sandrine Kiberlain) ; outre la fièvre, elle attend un bébé et doit être hospitalisée. Marianne propose spontanément à Thomas de l’héberger chez elle en attendant ; il sera plus près de l’hôpital et du lycée et pourra mieux réviser. Car ses notes sont en chute au premier trimestre et ses bagarres avec Damien le font surveiller du proviseur. Les garçons disent que c’est fini mais c’est irrésistible, ils ne peuvent faire autrement que de s’exciter mutuellement. A 17 ans on est plein d’énergie et il faut l’épuiser, par la boxe pour Damien avec Paulo, un ami de son père, et par la course aller et retour d’une heure à chaque fois pour attraper le bus du lycée pour Tom.

La cohabitation va les tourner l’un vers l’autre. Père absent d’un côté, adoption par dépit de l’autre, les deux garçons sont psychiquement orphelins. Ils cherchent à s’ancrer dans l’affectif même si Damien a sa mère, indulgente, généreuse et dynamique, et Tom ses bêtes qu’il désirerait soigner en vétérinaire plus tard. Tom apprécie Marianne, il en est peut-être même vaguement amoureux, comme la mère qu’il aurait désirée. Damien le voit se faire ausculter torse nu et provoque Tom en lui demandant si cela l’a fait bander. Thomas l’invite à le suivre dans la montagne et se met nu devant lui pour plonger dans le lac glacé, comme un refus physique et une invite au désir. Damien ne sait plus où il en est et cherche sur le net une rencontre masculine pour voir s’il est « attiré par les hommes ou simplement par Thomas ».

Montagne, nature, saisons, éveil du désir, violence physique issue de la pulsion sexuelle inavouée qui ne s’apaisera qu’en mettant des mots entre eux après les coups et avant les gestes d’union, tout part de l’intérieur. La famille, le lycée, la société, ne sont que le décor des tourments psychiques. S’ils détonnent parfois dans les garçons en devenir (la mort du père de Damien, pilote d’hélicoptère militaire au Mali, la naissance d’un bébé « vrai » chez les parents adoptifs de Tom), ce n’est qu’amortis par ce qui est principal : la pulsion. Celle-ci ne s’assouvira que dans la possession réciproque des mains, des bouches, des corps. Elle viendra en son temps, directe, immédiate, sans s’y appesantir : un aboutissement du désir, une normalité acceptée des années 2000. Sans « honte » comme le croyait Damien de Tom, mais par « peur » avoue celui-ci. La peur de la première fois, comme les hétéros pour le sexe opposé.

La terminale est une fin d’enfance, surtout en France où l’on infantilise très tard par tropisme paternaliste romain-catholique. Le jeune de 18 ans est encore immature même si la société lui permet – du bout des lèvres – une expérience sexuelle, mais pas avant 15 ans et avec le sexe opposé, une fille consentante par écrit et devant témoins sous peine d’accusation de « viol ». Et voilà pourquoi votre démographie est muette, peut-on dire en paraphrasant Sganarelle (Le médecin malgré lui). La hantise catholique du sexe comme cause de l’immigration, de l’adoption à l’étranger, des problèmes d’intégration de la jeunesse (survalorisée), du terrorisme et de la guerre au loin qui tue, la société malade… Le film fait réfléchir à cet engrenage par-delà l’incertitude identitaire personnelle des deux garçons. Eux, lumineux, vivent leur vie au ras de leur terroir et par tout leur corps, arpentant la neige ou se jetant dans l’eau glacée, nourrissant les vaches et soignant les agneaux, se mesurant à la lutte et aux poings pour s’éprouver et s’évaluer, finissant par s’entredévorer, s’entrejouir, s’aimer.

DVD Quand on a 17 ans, André Téchiné, 2016, avec Sandrine Kiberlain, Kacey Mottet Klein, Corentin Fila, Alexis Loret, Wild Side Video 2016, 1h49, €11.00

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jules Vallès, L’Enfant

Premier tome de la trilogie romancée de son autobiographie, Jules Vallès se met en scène sous les traits de Jacques Vingtras (mêmes initiales), de sa naissance en juin 1832 à 16 ans en 1848. Bien qu’il écrive au présent pour qu’on s’y croie, le personnage n’est pas lui. Il est l’enfant vu par la distance critique de l’âge (la quarantaine avancée) et à la lumière de la Commune de 1871 puis de la IIIe République qui suit. Il s’est rendu unique bien qu’il soit le troisième enfant du couple ; les deux autres sont occultés pour l’acuité de l’épure.

Les derniers lecteurs à pouvoir comprendre ces mœurs et cette époque sont encore vivants aujourd’hui car il subsistait de ces Folcoche abusives jusqu’avant les années post 1968, où la société a radicalement changé de paradigme. Seuls ceux qui ont vécu leur enfance au début des années soixante encore ont pu avoir une mère telle que décrite et un père fonctionnaire humilié tel qu’il est présenté. La mère est obsédante, l’enfant la craint, voire la hait car elle le bat par principe (on dit qu’elle « le corrige ») et le lave tout nu à grands coups de bassine d’eau froide dans la cuisine ; l’adolescent puis l’adulte la comprennent et pardonnent. Cette Julie, sortie de la paysannerie par son mariage avec un petit intello fonctionnaire, aspire à la bourgeoisie. Elle méprise ouvertement artisans et commerçants de la « petite » classe pour viser à la « moyenne », celle qui pose en société, le milieu cultivé. Ne travaillant pas comme le font les paysannes, les ouvrières et les commerçantes, sa seule activité valorisante est de « dresser » son moutard et de « tenir » la maison (et les cordons de la bourse). « Qui remplace une mère ? Mon Dieu ! une trique remplacerait assez bien la mienne » p.212 Pléiade.

Méfiante, avare, elle veut le mieux pour faire réussir l’enfant et, pour cela, il faut le « contraindre » – pour son bien. Tout ce qui est nature est proscrit, tout ce qui est domptage social requis. Voudrait-il avoir la liberté du corps ? On l’enferme dans des cols et des redingotes, on lui interdit de sortir jouer avec les petits du peuple, on l’enferme en classe et étude. Aime-t-il les poireaux ? On lui refuse. Déteste-t-il les oignons ? On le force. Nourri au gigot la première semaine du mois, cuit, réchauffé, froid, en hachis, en boulettes, le gamin est vigoureux et « râblé » ; il « a du moignon » (du muscle) et aime s’en servir. Dès 11 ans, il en remontre à ses cousines paysannes en sautant à pieds joints une barrière ; à 14 ans il porte les bagages ; à 15 ans il séduit (sans le vouloir laisse-t-il entendre) Madame Devinol, une femme mariée qui l’emmène à la campagne pour lui faire son affaire avant que, cocasserie où l’ombre de la mère paraît, sa classe de collège en goguette reconnaisse à l’entrée son chapeau prétentieux imposé par maman et interrompe l’idylle.

Le jeune Jacques/Jules aime la liberté, la nature, l’espace. Il est contraint par les convenances, les vêtements, la maison et le collège. Il se trouve enfermé et angoisse, ne s’évadant que par les livres, Robinson Crusoé enfant, le récit des grands hommes adolescent, puis celui de la Révolution. A 8 ans il ôte sa cravate pour aller col ouvert embrasser sa tante qui sent si bon ; à 11 ans sa cousine un brin amoureuse de sa vigueur lui fourre un bouquet souvenir à même sa peau nue par le col de sa chemise ouverte. L’enfant est énergique, sensuel. « Cet air cru des montagnes fouette mon sang et me fait passer des frissons sur la peau. J’ouvre la bouche toute grande pour le boire, j’écarte ma chemise pour qu’il me batte la poitrine » p.232.

Quant à son père, il est distant, il est « pion » même à la maison. Faible devant sa femme, il a peu de moments complices avec son fils. Celui-ci, dans le même lycée où il enseigne, peut lui faire honte et entacher sa carrière besogneuse, peu reconnue. « Je m’étais rappelé tout d’un coup toute l’existence de mon père, les proviseurs bêtes, les élèves cruels, l’inspecteur lâche, et le professeur toujours humilié, toujours malheureux, menacé de disgrâce ! » p.345. Si le gamin n’est pas mauvais en thème grec et en version latine, s’il comprend la géométrie parce qu’un maçon italien réfugié lui a montré avec les mains, il n’accroche à aucune abstraction, ni mathématique, ni philosophique, ni religieuse. Qu’il faille énumérer « les preuves de l’existence de Dieu » ou « les sept facultés de l’âme » le laisse froid ; d’ailleurs il pourrait y en avoir huit – ce qui lui fera rater son bac la première fois. Il préférerait comme ses oncles la vie à la campagne, « se dépoitrailler aux chaleurs comme un petit vacher » ou manier les outils d’artisans. L’exemple de son père ne lui fait aucune envie : « bien » travailler et « dur » – pour ça !

La famille à trois suit la carrière de Monsieur le professeur, d’abord répétiteur puis agrégé, du Puy à Saint-Etienne, enfin à Nantes. Le fils est envoyé à Paris à 15 ans après l’histoire de femme revenue aux oreilles du proviseur qui a conseillé à son père d’éloigner le scandaleux. L’adolescent découvre Paris, la pension minable certes, où il n’est pris que pour gagner les concours comme un veau de comices, mais aussi les copains avec qui il sort au café et déambule sur les boulevards. Et puis le journalisme sous les traits d’un républicain farouche qui loge son ami de collège et avec qui il découvre le peuple révolutionnaire (qui ressemble aux siens) ainsi que les fracas et senteurs de l’imprimerie. Au bout d’un an, sa mère vient le chercher pour qu’il retourne à Nantes ; il a quelques duvets de moustache et a beaucoup grandi. Ses vêtements confectionnés à la maison dans des chutes de vieux tissus le rendent ridicule et il exige, cette fois contre sa génitrice, un costume sur mesure.

Il a trouvé à Paris comment briser les chaînes de servitude qui lient l’individu, la famille et la société, l’enfant dressé contre sa nature pour « arriver », l’éducation idéologique qui force l’adhésion sociale, les postes conquis par l’entregent et le piston. Tout cela est décrit en phrases simples, charnues, qui reviennent vite à la ligne. Une ironie féroce court dans les descriptions de maman, l’auteur affectant de prendre son parti tout en montrant ses ridicules prétentions en même temps que son illusion de bien faire son travail de mère en le taillant, le dressant et le corrigeant pour son bien.

Une grande œuvre sur un moment de l’éducation enfantine – mais aussi sur un moment de l’évolution sociale.

Jules Vallès, L’Enfant, 1876 revu 1884, Folio 2000, 416 pages, €7.50

Jules Vallès, Œuvres tome II 1871-1885, Gallimard Pléiade 1990, édition de Roger Bellet, 2045 pages, €72.00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Flaubert et les curés

L’Eglise catholique était à l’époque de Flaubert toute-puissante. Pleine de ressentiment pour avoir été bafouée à la Révolution, moins pour la perte de Dieu que pour celle de ses prébendes et de son pouvoir, elle a fait feu de tout bois jusqu’à la fin de l’Etat français instauré en 1940. La société moderne était anticléricale comme aujourd’hui les femmes sont anti-talibans, aussi naturellement. Flaubert avait été personnellement critiqué par les jésuites lors de la parution de son chef d’œuvre, Madame Bovary. Monseigneur Dupanloup, de l’Académie française, empêchait ses amis proches tels Renan, Taine et Littré entre autres, d’accéder à l’immortalité littéraire à ses côtés. Le « parti prêtre » sévissait en diable sous le Second empire puis la Troisième République. Résister était de salubrité morale.

Gustave Flaubert s’est donc moqué moins de Dieu (auquel il ne croyait que vaguement mais en respectait l’idée) que des pontifes imbus d’eux-mêmes de l’Eglise. Avec ses potes, il poursuit les farces de potaches du collège et croque des scénarios de théâtre et des textes de circonstances pour les fêtes entre garçons. Il se met alors dans le rôle convenu du Garçon, bourgeois épaissi dont on se gausse, ou du Cheick lors de son voyage en Orient, pacha à qui tout est dû. L’auteur de Madame Bovary n’est en effet pas un « ermite de Croisset » mais un bon vivant franchement rigolard qui aime la farce rabelaisienne et la vie bonne à la Montaigne.

Il signe parfois ses lettres R. P. Cruchard, révérend père du carafon, dont il finit par établir pour George Sand une biographie fictive dans Vie et travaux du R.P. Cruchard. Gamin, le futur révérend père gardait les bestiaux en chantant des cantiques et fut naturellement remarqué pour sa grâce angélique par Monseigneur Cuisse, évêque du diocèse de Lisieux, qui lui donna une bourse. A la fin de sa rhétorique, le jeune homme composa en hommage une tragédie intitulée La destruction de Sodome avant de s’intéresser à saint Thomas. Comme il en lisait toujours un ouvrage, « un de ses camarades disait spirituellement ‘qu’il couchait avec l’Ange de l’Ecole’ ». Quiconque a lu attentivement la Bible se souvient que les habitants de Sodome avaient abusés des anges de Dieu qui leurs avaient été envoyés, comme peut-être l’évêque de lui. Dans sa maturité, il prêcha aux Visitandines dont les Dames du Désespoir dépendent (nom inventé pour dire toute la mortification de chair que le christianisme impose à la gent femelle). Le R.P. Cruchard, en habile hypocrite d’Eglise qui sait manier la langue de bois cléricale, savait prendre les âmes : « Ne vous tourmentez pas du péché, disait-il, cette inquiétude est un levain d’orgueil. Les chutes ne sont pas toutes dangereuses et les vices deviennent quelquefois autant d’échelons pour monter jusqu’au ciel ».

Ce que Flaubert reproche au monde des curés est son hypocrisie : comment contourner « les jours maigres » imposés par la superstition destinée à assurer le pouvoir sur les âmes via leur estomac, alors qu’on est « Monseigneur » qui dit le vrai et le faux des Ecritures ? C’est simple : faites manger du poisson à un canard et il deviendra « viande maigre ». C’est ainsi qu’il le présente dans la comédie écrite avec Louis Bouilhet, intitulée d’un titre aussi ronflant qu’énigmatique La queue de la poire de la boule de Monseigneur. « M. le Grand vicaire est prêtre, il ne peut pas se tromper, nous sommes donc forcés de croire », dit une servante de Monseigneur.

La boule est un douillon de pâte qui cuit au four une poire dont la queue, avalée par le trop glouton Monseigneur, lui engendre une indigestion. Fort heureusement, ladite queue se retrouvera dans se selles que le fidèle zélé Onuphre, secrétaire de Monseigneur, touille d’une latte. Il faut dire que Monseigneur, archevêque in partibus, s’est tout d’abord goinfré de caviar, puis d’anguille, puis de canard « amaigri » par la velléité de manger le poisson avant que d’être tué, enfin des douillons. Dommage que son anniversaire tombe justement un vendredi maigre, quel festin aurait-il eu lieu un jour gras ! Monseigneur entraîne autour de lui le grand vicaire Cerpet (serre-pets), l’abbé Colard (qui colle), l’abbé Pruneau (indigeste) et l’abbé Bougon (râleur l’estomac vide), tous fort gourmands de chère à défaut de chair. Quoique Cerpet « traite comme son frère » Onuphre : « il a commencé avec lui »… lequel dévergonde sur cet exemple le jeune Zéphyrin encore adolescent, les yeux cernés, l’air bête : « voilà ce que c’est que de fréquenter Onuphre » sans compter en sus qu’il « prend sa leçon avec Monseigneur ». « D’ailleurs, ce n’est jamais décent de fréquenter si intimement les personnes de son sexe », ajoute Flaubert malicieusement pudibond. « Tout mon mal, comme dit Onuphre, est d’avoir avalée cette queue », rappelle Monseigneur. Une allusion grivoise dite comme on pense, sans y penser, tant c’est naturel aux curés de s’enfiler des queues. Onuphre, « le serpent qu’on a réchauffé dans son sein » en rajoute une couche dans le grivois ; il faut en effet prendre cette image au premier degré – physique.

Ce que reproche Flaubert à l’Eglise est d’avoir rendu le corps honteux et la pudibonderie obligatoire, dans la même ronde que la « punition des plaisirs sensuels » – tandis que les mœurs dans les alcôves demeuraient tout autres. Une hypocrisie physique reprise avec enthousiasme par la bourgeoisie qui, les aristos lanternés, s’est empressée de prendre leur place et d’imposer « les convenances » malgré la Révolution. Il en sera de même après mai 68, les pires gauchistes dévergondés se rangeront en bourgeois puritains, conservateurs en sexualité une fois la cinquantaine (et la méno ou andro pause) venue. C’est bête, les gens…

Gustave Flaubert, Vie et travaux du R.P. Cruchard, 1873

Gustave Flaubert, La queue de la poire de la boule de Monseigneur, 1867, avec la collaboration et les illustrations de Louis Bouilhet, Nizet Aubenas, imprimerie Habauzit 1958, occasion rare €150.00

Gustave Flaubert, Œuvres complètes IV 1863-1874 : Le château des cœurs, l’Education sentimentale 1869, le Sexe faible, le Candidat, La queue de la poire, Vie et travaux du RP Cruchard, Gallimard Pléiade, édition Gisèle Séginger, 2021, 1341 pages, €64.00

Gustave Flaubert sur ce blog

Catégories : Gustave Flaubert, Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Hélène Waysbord, La chambre de Léonie

La chambre de Léonie est un autre livre du Confinement. C’est en effet parce qu’elle se trouvait pour voter dans sa maison de Normandie lors des municipales de 2020 à Courseulles-sur-Mer que l’auteur s’est trouvé bloquée en province, oisive, sans possibilité de relations sociales autres qu’à distance. Dès lors, quoi faire sinon lire ? Un volume de Proust qui traîne et voilà que revivent les souvenirs. Car le jeune Marcel est un grand observateur sensitif et le Proust adulte un grand malade forcé à garder la chambre. Il ne vit dès lors qu’en imagination, recréant les sensations, les émotions, les réflexions. Ce pourquoi La Recherche du temps perdu est si précieuse.

Non seulement sur une époque, non seulement sur une sexualité particulière, mais surtout pour chacun. A 85 ans, la chargée de mission des grands travaux de Mitterrand se remémore sa vie en s’imbibant de Proust. Elle en avait fait son thème de mémoire en licence de Lettres à propos de la métaphore chez l’auteur. Ce fut un premier pas. Au crépuscule de sa vie, elle se redécouvre en lui. Comme Proust à sa mère juive, elle a en effet été très attachée enfant à son père juif ; comme lui elle a connu la ségrégation d’être différente ; comme lui elle a été éduquée catholique et insérée dans la vie mondaine parisienne ; comme lui elle a côtoyé les plus grands et a pu observer leurs mœurs.

De ces affinités électives, ce qu’elle conclut, à l’issue de chapitres d’impressions de relectures, est une révélation. « Au départ, j’avais mis mes pas dans les siens sans savoir où il conduisait. (…) Je comprends maintenant, il s’agit – comment dire ? – d’une remontée tactile née de sensations du présent qui en rappellent d’autres dans la profondeur du senti. Chaque être sans doute reste le corps vibrant des traces d’origine qui l’ont comblé, seules quelques-unes seront revivifiées. Proust apprend cela si on s’abandonne à lui » p.120. C’est un langage du corps indépendant de la mémoire raisonnée, où passé et présent coexistent dans la sensation. Une perception qui renaît comme un déjà vécu en certains moment rares de réminiscence. « L’intelligence de Proust s’est consacrée à élucider ces instants de temps à l’état pur, arrachés aux contingences du moment, à toute la chronologie de ce qui serait déjà joué. Des images instantanées de l’éternité » p.120.

Dans cette lecture à la Montaigne, qui suscite un écho en vous et vous fait dire ou écrire, le livre aide à vivre. Il prolonge l’élan spontané qu’a l’adolescence à « aimer » un livre ou un auteur – bien loin de la cuistrerie analytique sommaire des cours scolaires, qui incite au contraire par sa sécheresse et son décorticage sans but à « détester » un livre ou un auteur.

L’écoute des entretiens de Céleste Albaret, la bonne de Proust, a incité Hélène Waysbord à s’intéresser à la tante Léonie, la malade imaginaire d’Illiers-Combray qui se goinfrait de ragots de village autant que de madeleines au thé. De son poste d’observation au-dessus de la place, dans sa chambre close où elle recueillait la vie du dehors, la tante Léonie est le prototype de Marcel, la révélatrice que l’œuvre qu’on écrit révèle votre vie même.

La chambre de Léonie est un livre littéraire et passionnant de révélation de soi qu’on lit et qu’on relit, préfacé par l’actuel spécialiste de Proust, éditeur de ses œuvres en Pléiade, Jean-Yves Tadié.

Hélène Waysbord, La chambre de Léonie – préface de Jean-Yves Tadié, 2021, éditions Le Vistemboir (Caen), 125 pages, €19.90

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Hélène Waysbord sur Wikipedia

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , ,

Retour des vacances solaires

Le mardi 6 juillet est un jour attendu. Celui où les moins de 18 ans vont tomber le masque et mettre les voiles. Enfin les vacances ! Fini le scolaire et vive le solaire ! Le club de Cinq se reconstitue – comme chacun sait, ils n’étaient que quatre – plus le chien.


Être enfin soi, sans uniforme ni contraintes, nu face aux autres et au soleil, fier de son short rouge devant la fille qui a l’appareil.


Fier de son torse de préado déjà dessiné devant sa sœur aînée qui le trouve touchant.


Lui la trouve belle, fille ado élancée en maillot deux pièces qu’il rêve de réduire à une.


On ne remet son masque que pour être sous l’eau, soûlaud de la mer.


Les fratries copinent.


Les fillettes se regardent dans le miroir de la nature : vont-elles grandir ?


Les frères garçons se sentent complices.


Pour les plus grands, déjà jeunes et plus ados, c’est repos. Avant la soirée qui va déchirer.

Le vacant c’est le vide, le disponible, l’inoccupé. En bref la liberté d’être et de faire. A chacun, petits et grands, de s’en emparer dans l’égalité des corps et la fraternité de la plage.

Catégories : Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

George Orwell, En Birmanie – Une histoire birmane

Eric Blair a passé cinq ans comme fonctionnaire de police anglais en Birmanie, province de l’empire. Il prend le pseudonyme de George Orwell pour son premier roman par devoir de réserve, change les noms des lieux et des personnages par souci d’éviter toute diffamation, et son éditeur remplace les mots d’argot qu’il cite par des étoiles. Les années trente du siècle dernier sont en effet très peu libérales pour l’expression, d’autant plus qu’une guerre idéologique commence au Royaume-Uni entre « le socialisme » et le conservatisme de classe moyenne. La révolte est issue de la révolution bolchevique en Russie et des jeunes hommes en colère après la boucherie de la « Grande » guerre qui a vu les vieux planqués sur l’île et les meilleurs des jeunes mitraillés ou gazés sur le continent, les « stratèges » galonnés faisant bon marché de la vie humaine. Pour eux, tout est à passer par-dessus bord : le patriotisme, l’empire, le conservatisme autoritaire, la morale austère, le mépris social…

A 19 ans, après le collège d’Eton, le jeune Blair s’est engagé dans l’administration pour travailler et il s’élance sur les traces de son père, ancien fonctionnaire de l’Indian Civil Service. Il est nommé en Birmanie, province du Raj, mais si le pays le séduit, l’impérialisme le rebute. Le snobisme de classe très présent en Angleterre se transforme ici en racisme de caste entre Blancs et « Nègres » birmans. C’est non seulement la couleur de peau qui diffère mais l’odeur, la cuisine, les coutumes, l’usage d’aller presque nu. Les Anglais, même de basse extraction, se sentent supérieurs parce qu’ils portent chapeau et sortent cravatés, et occupent des fonctions de commandement dans la police, l’administration, l’exploitation forestière. Le club est le lieu de l’entre-soi où chacun se conforte en vieille Angleterre et se défoule sur les moricauds.

Le roman est celui de la déchéance morale de l’Anglais condamné à la solitude loin de chez lui et qui ne se trouve en accord ni avec la nature environnante ni avec sa propre nature. Une vraie thèse marxiste avec pour horizon l’utopie quasi « écologiste » du chacun adapté à son milieu en fonction de son éducation. Orwell brosse quelques caractères sommaires et une intrigue amoureuse des plus décevantes entre John Flory, 35 ans, chef d’exploitation forestière et Elisabeth, bécasse de 22 ans tout juste sortie de Londres après avoir perdu ses parents. John est un minable, un perdant ; Elisabeth est une snob pétrie de préjugés de classe et d’ailleurs déclassée. Depuis qu’elle a suivi deux trimestres de scolarité d’une école privée chic, elle sépare moralement le monde entre « infect » et « charmant ».

John tente de se libérer de lui-même mais reste englué dans sa mouise faite du pays occupé sans avenir, de sa profession d’exploiteur, de son milieu étroit et fermé, et de son physique repoussant à ses propres yeux avec son angiome au visage. Il est dominé par sa biologie (l’appartenance à la « race des maîtres »), par son physique (la tache sur la joue, son âge), par son milieu (colonialiste), par sa culture (inadaptée à la pimbêche qu’il désire – faute de mieux). Le déraciné est un raté qui ne pourrait se sauver qu’en rentrant au pays pour y commencer une nouvelle vie, mais le destin l’en empêche une fois et sa lâcheté l’empêchera de recommencer. Il croit se sauver alors par l’amour mais il lui sera refusé par la rigidité sociale. Ne lui reste alors que l’ultime évasion, une lâcheté de plus mais qui est le destin de ceux qui se trouvent enfermés sans pouvoir en sortir.

Ami du docteur indien Veraswami avec lequel il peut avoir des conversations intéressantes, Flory subit la médiocrité des vicelards du club qui éclusent force gin et whisky entre deux putes locales et insultes aux indigènes. Le magistrat birman obèse U Po Kyin, qui veut avoir du pouvoir après avoir obtenu l’argent use de la même corruption pour devenir membre du club des Blancs. Pour cela, il fait inonder les Anglais de lettres anonymes dénonçant le docteur indien, de grade plus élevé que lui, et fomente une machination pour perdre de réputation John Flory qui le soutient. Rien de mieux qu’une pute répudiée pour faire éclater un scandale sexuel en pleine messe, ce qui est le summum de l’horreur pour les bigots superstitieux du convenable dans le milieu anglais. Car les Blancs en pays hostile doivent se tenir les coudes et penser d’une seule façon. John, qui rêvait d’épouser Elisabeth, fille à marier dont l’oncle et la tante voudraient se débarrasser à tout prix avant que sa date de péremption soit passée, connait des hauts et des bas avant le désastre.

Car la fille est sotte, un véritable portrait vu par un collégien d’Eton élevé entre garçons. Elle est inconsistante et sans culture, préférant les livres légers à la mode aux classiques, détestant tout ce qui est « intellectuel », même la poésie, et ne rêvant que de bras mâles pour une vie coloniale de chasse loin de la saleté indigène. Malgré les accès de virilité de John qui la sauve d’un buffle, l’emmène chasser le léopard, puis sauve le club d’une émeute indigène, elle flirte avec l’Honorable lieutenant Verrall venu passer un mois en mission armée pour mater une éventuelle révolte. Car John aime le bazar coloré indigène, les fêtes et danses des villages, la beauté des corps (surtout masculins) et l’entraîne malgré elle dans la promiscuité « sale », aux odeurs fortes (une obsession de l’ail chez Orwell), au milieu des haillons et de la marmaille nue et de l’adolescence gracile. Au contraire, le lieutenant blond virevolte sur sa jument arabe comme un centaure svelte et musclé, sans se mêler aux indigènes ni même aux membres du club dont il méprise la basse extraction, l’esprit aussi étroit que les autres blancs mais polarisé sur le polo, cueillant les filles comme des fleurs en chemin, trop snob pour songer à se fixer avec une petite-bourgeoise quelconque comme Elisabeth.

C’est un climat colonial daté et un microcosme anglais particulier que décrit Orwell dans ce premier roman vigoureux et réussi (qui n’est pas son premier livre publié). Sa description du lever de soleil, de la clarté du matin, des fleurs proliférantes, des oiseaux beaux comme des émaux, du bain nu dans un ruisseau limpide de la jungle est d’une sensualité qui tranche avec l’atmosphère renfermée, alcoolisée et aux pensées aigries du club des Blancs. Ce livre est une expiation, une purge de souvenirs, un tombeau pour l’empire plus qu’une nostalgie ; Orwell se veut un anti-Kipling car, selon lui, l’oppression crée l’hypocrisie, ce qui corrompt l’âme.

George Orwell, Une histoire birmane (En Birmanie – Burmese Days), 1934, 10-18 2001, 357 pages, €9.20

George Orwell, Œuvres, édition de Philipps Jaworski, Gallimard Pléiade 2020, 1599 pages, €72.00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Vivait-on mieux avant ?

Le débat vient d’une conversation avec le Gamin. Il approche la trentaine et il s’est vu, selon ce qu’il ressent, devenir « adulte » vers 25 ans. Sa préoccupation du jour : « était-ce mieux dans les années 1970 » (du temps de ma propre jeunesse) ? Difficile de répondre précisément parce que les temps ont changé et que l’on ne compare pas la même chose.

En 1970 j’avais – trois avant à peine – eu accès à la télévision comme seulement à l’époque un foyer sur dix.  Elle ne comprenait que trois chaînes en noir et blanc, la 3 seulement en 1972. Aujourd’hui, c’est l’explosion en couleurs non seulement des chaînes mais des vidéos en ligne, gratuites ou en streaming. Et des photos en ligne.

En 1970, le téléphone était encore ce gros objet de bakélite relié par un fil, qu’il fallait aller chercher à un endroit fixe pour seulement un Français sur sept. Il était encore majoritairement manuel et il fallait demander tel numéro à « Mademoiselle » ou retenir à Paris le nom des quartiers pour former les trois premières lettres sur le cadran chiffré « Balzac 00 00 ». Aujourd’hui, chacun dès 10 ans (et parfois avant, ce qui est nocif à la santé) le transporte avec soi dans sa poche et sa mémoire est bien plus grande que les ordinateurs d’alors.

En 1970, il était plus facile de trouver un emploi sans avoir fait d’études, c’est plus difficile aujourd’hui. Mais il y avait 150 000 bacheliers l’année où j’ai passé le bac alors qu’il y en a 750 000 aujourd’hui – même si « le niveau » n’est pas le même si l’on considère qu’on « donne » le bac à neuf candidats sur dix (88% en 2019 et 96% en 2020 !). Il faut noter qu’il y avait moins de filles candidates à un emploi dans les années soixante-dix et qu’elles sont plus nombreuses et plus diplômées aujourd’hui. Faut-il en conclure que « c’était mieux avant ? »

En 1970, acheter une maison ou un appartement coûtait plusieurs années de salaire mais la longue période d’inflation due aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 suivie par la gabegie socialiste des années 1980 ont grignoté les charges de remboursement (13.7% en 1974, 13.4% en 1981 – l’inflation n’est retombée sous les 2% par an qu’à partir de 1994, sauf en 2008, 2.4%). Les prix ont augmenté de sept fois depuis 1970. La mensualité de remboursement du prêt immobilier est restée la même alors que les salaires augmentaient pour suivre les prix. C’est là sans doute « la chance » des baby-boomers nés après 1945 et qui ont été adultes avant les années 1990 – mais ce n’est ni de « leur faute », ni par « intention délibérée ». A l’inverse, la brutale hausse des prix des années soixante-dix a généré un chômage de masse qui a touché plus les ouvriers et les peu qualifiés. Qu’on se souvienne des mines, de la sidérurgie, des chantiers navals… Aujourd’hui les chômeurs sont à 80% sans diplôme ou trop vieux. Mais la consommation a été multipliée par trois entre temps et la couverture sociale s’est nettement améliorée.

Les prix de l’immobilier n’ont commencé à grimper qu’à partir de l’an 2000… comme par hasard au moment où s’est instauré l’euro qui a permis des comparaisons entre pays voisins européens : la France était moins chère et, dans les grandes villes ou sur les côtes, a rattrapé les prix. Mais l’indice des loyers par rapport aux revenus des ménages est resté stable depuis trente ans (sauf à Paris, marché tendu). Et si le prix des placements en actions françaises a monté de 1982 à 1999, c’est dû à la longue baisse des taux d’intérêt sur la même période qui a incité à basculer des placements à rendement fixe (livrets d’épargne, bons du Trésor, obligations) vers les placements représentatifs de la croissance économique (actions) – avec ses aléas mais avec sa tendance longue orientée à la hausse.

Socialement, les grèves étaient plus violentes et l’affrontement idéologique entre patronat et syndicats plus dur et – disons-le – plus borné. Le marxisme régnait en maître dans les esprits jusqu’à la chute de l’URSS – qui a montré qu’un pays de « socialisme réalisé » faisait fuir ses citoyens vers « la liberté de la jungle ». Les sectes avaient la cote, ce qui évitait le tourment de la liberté et les affres de la responsabilité : les gourous Charles Manson en hippie illuminé, Jim Jones le marxiste paranoïaque, Luc Jouret et le Temple solaire, Raël le businessman des Elohim, David Koresh le davidien, Gilbert Bourdin en messie cosmoplanétaire, Marshall Applewhite le prophète, le révérend Moon devenu richissime, Dwight Malachi York l’islamiste pédophile, ont tué et massacré après avoir soumis et violé souvent les femmes et les enfants…

Aussi personne ne se préoccupait de penser par lui-même, tous répétaient comme des perroquets les théories à la mode – et je n’ai eu plus de la moyenne en histoire en Première que lorsque j’ai cité Marx exprès la prof était communiste, une vieille fille boiteuse et juive comme elle nous l’avait annoncé à propos de la Shoah, ce qui devait engendrer chez elle encore plus de ressentiment envers un adolescent mâle catholique, curieux et aventureux, coqueluche des filles en classe littéraire. Aujourd’hui très peu citent Marx (ils ne savent même pas qui c’est) mais répètent les théories du complot diffusées en boucle par les réseaux sociaux. Meilleur comme pire des choses, le réseau social est un outil d’emprise aussi puissant qu’un gourou : il vous assène ce qu’il faut penser pour être moderne et quoi dire pour être comme les autres, bien au chaud dans l’illusion du nid. Car le réseau social n’est qu’illusion : il y a bien longtemps que les membres ne se connaissent que par leurs « like ». Être d’accord est la communion des saints de notre époque. Tous ceux qui ne sont pas d’accord sont des ennemis à bâîllonner, à rééduquer, voire à zigouiller (comme dans la nouvelle URSS de Poutine, chez les partisans Proud proud de Trump ou dans l’islamisme pour les nuls de Daesh).

L’époque n’était pas au sport comme aujourd’hui mais à l’hédonisme, à la musique et à la fumette, ce qui donnait des corps malingres et mal proportionnés mais des caractères qui ne se voulaient pas autant pervers narcissiques. La beauté n’était pas la norme, malgré la nudité revendiquée pour contrer l’ancien monde bourgeois et disciplinaire des parents. Car il était interdit d’interdire, ce qui flattait notre individualisme mais encourageait le naturel : être nu c’était être tel qu’on est, sans artifice ni uniforme. Aujourd’hui que le sport est répandu dès le plus jeune âge chez les garçons comme chez les filles, la beauté s’épanouit, même si les réactionnaires moralistes de toutes religions (gauchisme compris) exercent une forte pression sociale pour cacher le corps à nouveau « par principe de précaution » contre le désir ou le viol (tout comme en islam). En témoigne cette risible « polémique » à la française (et à la con) sur la « tenue républicaine » qui ne montre ni la queue sous le short ou le jogging porté à cru chez les jeunes mâles, ni la moule des jupes mini ou le nombril des top crop pour les filles de 15 ans, ni la pointe de sein de l’un ou l’autre sexe (sans parler des +). Quant à l’interdit, il fait florès : tous les gauchistes et les écolos le réclament pour tout et n’importe quoi, comme bon nombre de « socialistes » férus d’Etat et de société fusionnelle.

Machisme et racisme étaient monnaie courante et les enfants étaient quantité négligeables, soumis à l’autorité sans partage des parents (et surtout du père). Est-ce un signe du mieux avant ? Grâce à Valéry Giscard d’Estaing (1974-1982) dont la gauche s’est moqué à satiété, le droit des femmes a évolué en moins d’une décennie. On a pu violer impunément jusqu’en 1978 ou 1980 mais plus après. Les époux n’ont pu gérer également leurs biens qu’en 1985…

Il ne faut pas fantasmer les années 1970, même si elles marquent l’essor de la musique populaire, rock, pop et blues qui séduit toujours. Car l’espérance de vie a progressé de plus de dix ans depuis l’année 1970 dans les pays de l’OCDE. On vit mieux et plus longtemps aujourd’hui. Ce qui a changé est la vision de l’avenir : elle était à l’optimisme dans les années post-68, elle est au pessimisme (en « alerte maximale ») aujourd’hui. D’où le repli sur soi, l’égoïsme, le rejet des autres, la xénophobie, le sentiment du déclin, la tentation autoritaire, la pensée régressive. Les gens sont plus beaux, mieux formés, en meilleure santé, avec un niveau de vie augmenté – mais ils sont moins heureux car ce n’est pas l’argent qui fait le bonheur. C’est un avenir prometteur.

Bien élevé et accompagné (être présent mais sans imposer), le Gamin qui a douté de lui comme tous les adolescents basculant dans l’âge adulte et cherchant leur place dans la société, s’épanouit désormais dans son métier. J’en suis profondément heureux. L’avenir n’est pas sombre, il est seulement incertain : ce qui est, avouons-le, le propre de tout avenir.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Amour et science

Ah, l’Hâmour ! comme disait Flaubert pour se moquer de l’exaltation enfiévrée romantique sur ce sentiment somme toute banal, éminemment courant, et qui s’applique au chocolat, à la femme aimée, au fils chéri et à la Vierge Marie. La langue française mélange tout sur l’amour ; elle n’a presqu’un mot pour ça. La science creuse la question depuis qu’existe l’imagerie cérébrale, bien plus efficace que la psychanalyse pour analyser la libido, des pulsions à l’amour en passant par le désir. Virginie Moulier, « docteur » en neurosciences comme elle se présente elle-même (et non pas doctoresse ou docteureue), signe un article sur L’imagerie cérébrale met le désir à nu dans le numéro 34 des Essentiels de la revue La Recherche de juin-août 2020 consacré au cerveau.

Le désir passé au scanner par résonance magnétique fonctionnelle et en tomographie par émission de positrons montre que tout un réseau de régions corticales et sous-corticales est activé de façon organisée lors d’une excitation sexuelle visuelle, olfactive ou scénarisée. Hélas pour les simplistes : il n’existe pas de zone unique du désir, pas de bosse du sexe comme une bosse des maths. Le modèle théorique induit comporte quatre composantes : cognitive, émotionnelle, motivationnelle et physiologique : de l’intelligence à l’instinct en passant par l’affect, ou de l’âme au corps via le cœur pour parler chrétien.

Le cerveau évalue tout d’abord le stimulus comme sexuel ou non et augmente son attention sur le sujet : nous sommes dans le cognitif. Si c’est le cas, intervient une phase d’imagerie motrice où il se projette dans un acte sexuel via les fantasmes. L’émotion nait du plaisir qui vient alors et correspond à la montée de l’excitation, une dialectique entre le corps qui change (bande ou mouille, les tétons qui s’érigent, la peau plus sensible, les lèvres chaudes…). La motivation dirige le comportement vers l’objet du désir. Enfin la composante physiologique prépare le corps à l’acte sexuel par l’accélération du cœur, la respiration plus courte et le déclenchement d’hormones. La boucle est bouclée, du cortex orbitofrontal latéral droit aux cortex temporaux inférieurs, les lobules pariétaux supérieurs, les régions motrices, l’insula et l’amygdale, les aires somato-sensorielles gauches, le gyrus cingulaire antérieur gauche, le claustrum, la substance noire et le striatum ventral, jusqu’au putamen et l’hypothalamus. En bref tout un réseau neural !

« L’amour serait ainsi une représentation plus abstraite des expériences sensori-motrices agréables qui caractérisent le désir », résume l’auteur. Il n’y a donc aucune automaticité au désir ni aucun tropisme « naturel » envers son objet. Tout est question de culture, d’habitus social, de formation émotionnelle de l’enfance à l’adolescence. Et c’est le cerveau qui déclenche le tout, pas le sexe.

L’absence de désir sexuel – chez les hypoactifs – active de façon anormale le cortex orbitofrontal médial entre les deux sourcils. Comme s’ils étaient inhibés (les sujets actifs le désactivent) et qu’il fallait « un certain lâcher-prise » pour que le désir sexuel s’épanouisse. Les expériences de la vie auraient rompu le lien entre désir sexuel et plaisir, dévalorisant les stimuli sexuels, ce que Freud appelait grossièrement le Surmoi. Les religions (notamment celles, autoritaires, du Livre) et la pression sociale patriarcale du surveiller et punir réprimeraient ainsi le désir sexuel, rendant hypoactifs par leurs interdits nombre de sujets.

De même, ceux qui sont attirés sexuellement par les enfants (les prépubères), auraient moins d’émotion dans l’excitation, comme le montre une diminution du volume de l’amygdale, ce qui les empêcheraient de voir une personne dans l’objet de leur désir. Avec pour conséquences pour les victimes d’abus dans une société où la réprobation morale est plus intense qu’ailleurs ou en d’autres temps : vers 18 ans, des troubles dépressifs majeurs , une anxiété d’identité de genre, une toxicomanie compensatoire et des comportements suicidaires dus à la dévalorisation de soi. Ainsi Belle de jour fait la pute et la science explique le romancier psychologue.

En bref, l’amour est autre chose que le coït des caniches, et bien plus compliqué en l’être humain que la simple « nature ». Quant aux interdits, qu’ils soient cléricaux ou bourgeois, ils n’aident en rien à grandir et à s’épanouir sexuellement.

Catégories : Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Your name de Makoto Shinkai

Au Japon, le merveilleux côtoie sans cesse le prosaïque et quoi de mieux que l’adolescence et ses rêves encore possibles avant la vie adulte, pour le mettre en scène ?

Mitsuha est une lycéenne de 17 ans dans la petite ville campagnarde d’Itomori, au bord d’un lac creusé jadis par une météorite. Elle vit dans une famille traditionnelle menée par la grand-mère qui lui apprend à être miko, à suivre les rites shinto en hommage au dieu du lieu. Taki est un lycéen du même âge mais qui vit à Tokyo, occupé par ses amis et un petit boulot classique d’étudiant dans un restaurant. Tous les deux rêvent de changer la vie, leur vie. Le passage d’une comète entre la Terre et la Lune va être l’occasion d’une distorsion temporelle et la fille va se retrouver dans le corps du garçon et réciproquement… deux à trois jours par semaine.

C’est l’occasion de quiproquos plein d’humour et de côtoyer la folie. Comme souvent les ados, les deux paraissent parfois à leurs pairs comme des zombies qui ont oublié les habitudes et ce qu’ils doivent faire. C’est l’occasion aussi de pénétrer les mœurs japonaises, si bien décrites dans ce dessin animé minutieux : les individus ne sont jamais seuls mais en groupe d’amis, de famille, de communauté, de religion. Ses amis Teshi et Natori aident Mitsuha à atterrir tout comme Fujii et Takaji aident Taki à se réadapter. C’est l’occasion enfin d’explorer l’autre face de son propre tempérament : la volonté virile pour Mitsuha et sa part de féminité séduisante chez Taki, le yin et le yang inextricablement tressés.

Facétieusement, mais avec bon cœur, Mitsuha prend rendez-vous sous sa forme de garçon avec Mademoiselle Okudera, serveuse comme Taki dans le restaurant où il travaille le soir. Elle envoie charitablement un texto à Taki pour qu’il n’oublie pas, lorsqu’il sera revenu dans son corps à Tokyo, d’honorer le rendez-vous et de se déclarer. Mais le garçon est timide et désorienté et Mademoiselle Okudera se rend compte qu’il en aime une autre. Sans le savoir, il est tombé en effet amoureux de Mistuha en palpant son corps lorsqu’il en prend la forme. Ce qui provoque un comique de répétition lorsque Yotsuha, la petite sœur de Mitsuha, la voit au réveil se palper presque tous les jours les seins.

Où est la réalité, où est le rêve ? Est-ce Taki qui rêve d’être jeune fille dans les montagnes ou Mitsuha qui rêve d’être garçon à Tokyo ? Les corps embrassent les âmes et tissent une corde temporelle analogue à celle que tresse la famille traditionnelle de Mitsuha ou celle que dessinent les artères trépidantes de la mégalopole tokyoïte. Le dessin s’anime en adéquation avec ces réflexions. Chacun ressent un manque, comme s’il était une part coupée d’un même être androgyne. Et c’est le dieu du lieu qui va les réconcilier.

Le dessin du décor est si scrupuleusement réaliste que le spectateur reconnait sans peine ces petits détails du Japon tels que les camionnettes très laides mais fonctionnelles adaptées aux petites routes de montagne, les uniformes de lycéens et la cravate portée lâche, la beauté des érables rouges à l’automne, le grand tori impressionnant et les forêts de cryptomères vastes comme des cathédrales. Il visualise quelques lieux réels comme les escaliers du sanctuaire qui sont ceux de Suga, la bibliothèque de Hida, la gare de Furukawa, la passerelle de Shinanomachi… Seule Itomori est une ville imaginaire, d’ailleurs détruite par la comète qui s’est désagrégée de façon imprévue, l’occasion toujours de rappeler les catastrophes régulières qui surviennent au Japon par les éléments naturels et qui ne sont jamais prévues par « les autorités » portées à faire comme si et à ne surtout pas déranger la population.

La musique, très variété japonaise, séduira les adeptes ; je la trouve pour ma part un brin envahissante et d’un optimisme trop forcé.

C’est au total un film envoûtant aux personnages émouvants, tissés dans une histoire cosmique qui les dépasse et dans laquelle ils tentent de trouver leur chemin – en bref une initiation typiquement adolescente.

Tiré d’un roman, le film d’animation qui a connu un gros succès international a été depuis décliné en manga.

DVD Your name (Kimi no Na wa), Makoto Shinkai, 2016, Anime 2017, 1h41, €15.00 blu-ray

Catégories : Cinéma, Japon | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jeunesse à dorer

La ville et le confinement ont donné un teint d’endive aux gamins. Il est temps que l’été redore leur derme en ôtant leur blouson. Un 12 ans rêve en chambre à la liberté de plage.

Une adolescente déjà avancée se mire en son miroir pour préparer ses seins au soleil et à l’eau.

Un 15 ans se dénude en sa banlieue pour faire comme si le béton n’était que sable sans la chaux ; il a chaud.

Le garçon rêve de torse nu tout l’été, la liberté du vent, la sensualité de la peau, l’aplomb des muscles qui s’affirment.

La fille rêve de seins moulés, raffermis, admirés.

Rares sont désormais les plages où les filles peuvent aller seins nus : bientôt tous en burkini ? Tous voilés comme en cette vaste plage du Sahara ? Nous avons gardé le bas malgré toutes les « révolutions » ; nous voici voilés du haut par la sourcilleuse maman Covid – le reste n’est qu’une question de pression rétrograde.

En attendant, les amis en prime adolescence se confortent, le corps sain et le cœur offert, tous les sens en éveil pour vibrer à l’unisson de la vie alentour. Une belle philosophie que cette aptitude spontanée au bonheur plutôt que les souffrances névrotiques des « religions » qui châtient le corps pour dominer l’âme.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Des muscles et des garçons

C’est une histoire d’amour entre les garçons et leurs muscles. Tous voiles ôtés, ils se révèlent en leurs formes ; ils ont la forme dans le double sens de santé et d’architecture. Le corps pousse et, dès 12 ans, ils ne se contentent plus d’admirer la musculature virile comme les petits de 4 ans dans leurs dessins animés : ils veulent la tester sur eux-mêmes, ressembler à leurs modèles. Gavés de superhéros, ils se veulent superhéros.

A la fin des années 1990, dans un TGV qui menait vers le sud, j’avais assis à côté de moi un garçon vigoureux de 13 ans (il m’a donné son âge) qui avait laissé sa mère et sa sœur occuper la banquette parallèle. Lui était « grand », il se voulait indépendant. Il a sorti de son sac ado des revues de muscles et les a feuilletées avec gourmandise.

Son appétit n’était pas érotique mais sportif à ce qu’il m’a semblé : pas de rougeur ni de suée, pas d’œil fixe ni de lèvres qui s’assèchent – en bref aucun des symptômes habituels de la sexualité génitale. C’était plutôt de l’esthétique : il voulait correspondre à l’image virile dont il goûtait l’original sur papier glacé. Il voulait devenir un homme – un vrai.

Je lui ai demandé s’il pratiquait la boxe et il m’a dit « non, de la musculation », sans hésitation ni gêne aucune. Ce n’était pas du culturisme, mot vieilli, mais du body-building, terme à la mode, très tendance chez les jeunes adolescents gavés de films américains de Rambo et de Schwarzenegger et de mangas animés japonais aux éphèbes fins et athlétiques alors récemment introduits en France. Pas de la culture de tête pour se mesurer à un adversaire mais de la culture de muscles pour se faire admirer. Le narcissisme de la génération Mitterrand.

Malgré son âge, il n’avait rien de la gracilité d’un Dragon Ball ni la teigne d’un Tetsuo Shima de 15 ans mais plutôt la carrure d’un Sylvester Stallone en herbe. Le muscle était pour lui une armure, une affirmation de soi envers son père peut-être, une charpente de mâle pour s’opposer à sa petite sœur et à sa mère qui semblaient former clan à elles deux. Le monde des hommes réaffirmé face à celui des femmes, qui devenaient de plus en plus féministes radicales.

Devenir athlétique a toujours été pour moi la conséquence d’une pratique sportive assidue ou d’une vie saine à courir, sauter, grimper et nager dans la nature. Un effet de la grande santé, pas un effet voulu pour en jeter. La force naît de la sève et la puissance de l’exercice pour aboutir à une âme ferme. Mens sana in corpore sano disaient les Latins dans mes livres de classe qui reprenaient les classiques, soit ici la Dixième Satire de Juvénal : « un esprit sain dans un corps sain ».

Le muscle, c’est la chair irriguée par le sang, la robustesse physique qui permet de protéger et d’aimer, la vigueur qui fait se sentir bien d’être indulgent aux faiblesses des autres et généreux de sa propre puissance. C’est bien le corps qui fait l’homme bon, pas la tête. Fermeté d’âme va avec fermeté de chair – malgré les religions du Livre qui se sont voulues en réaction à la santé païenne.

Il est dans les normes que les garçons aiment le muscle ; ils veulent devenir des hommes. Mais la société du spectacle en fait trop souvent des pantins gonflés sans rien à l’intérieur. Car ce n’est pas l’apparence qui compte mais ce qui est derrière. L’armure n’est pas le squelette et la culture des muscles ne remplace pas la culture de l’esprit, encore qu’elle puisse aider à maîtriser les passions. Tous les grands sportifs sont peu portés au sexe (sauf les footeux camés, mais parce qu’on leur propose une troisième mi-temps et qu’ils ne veulent pas laisser croire…).

J’aime pour ma part voir des garçons sainement musclés, heureux de vivre et d’exercer sans honte tous leurs sens. L’été, la plage, le desserrement des contraintes sociales vestimentaires et scolaires, sont le moment où les corps fleurissent au soleil et à la brise, où les corps se révèlent – dans leur saine beauté.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Fleur de peau

La jeunesse a la peau tendre et la sensibilité érectile. Tout la touche, il suffit de l’effleurer. Les hormones enflamment la passion et l’Amour n’est qu’une « idée », un concept des conséquences de l’instinct.

Ce pourquoi l’effeuillage suit l’effleurement pour ne garder que la branche nue au-dessus de laquelle le tronc noueux va rugueusement exacerber les sens.

La fleur est la partie la plus fine, la peau une membrane du toucher qui ouvre aux autres sens. La surface masque le cœur et le frisson devient grand quand la pulpe sensible des doigts entre en contact avec le visage, le bras, le sein, le ventre. La chair de poule naît, réaction épidermique de l’instant.

La température monte entre les corps et dans les corps ; les membres se cherchent, les cœurs accélèrent et créent du feu ; la raison vacille et s’enivre, elle rêve. Et l’imagination même entretient la combustion, soutenant le cœur dans son effort violent, qui stimule les hormones qui vont plus vite.

Kiss… sensibilité, sentiments, sublime : après dix-huit joints, étreindre quatorze Juliette avant quinze ou seize ans.

L’adolescence est cette incandescence que l’âge enfantin regarde comme folie fascinante tandis que l’âge adulte la voit avec indulgence et nostalgie. Le monde merveilleux de l’imaginaire développé par les sens se perd dans l’âge et la routine ; tout s’émousse, tout se rationalise.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,