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Eté 85 de François Ozon

Un été juste avant la déferlante du Sida, durant la queue de comète hédoniste de la libération des mœurs post-68, en 1985, François Ozon avait 19 ans. Il adapte le roman d’Aidan Chambers La Danse du coucou (Dance on My Grave) qu’il avait beaucoup aimé à l’époque (parution 1983 en France) pour en faire une tragédie légère. Cet oxymore résume tout le film, ce pourquoi il a sans doute déconcerté le public, en témoigne le nombre des entrées cinéma.

Il s’agit d’un amour adolescent, puissant, qui submerge l’âme dans une première fois. Mais c’est un amour pour le semblable, fait d’admiration et de désir, un amour fusionnel qui vise à dévorer l’autre. Ce que David (Benjamin Voisin), l’aîné, 18 ans (24 ans au tournage à cause de la loi sur la sexualité des mineurs), rejette de la part d’Alexis (Félix Lefebvre), 16 ans (21 ans au tournage). L’amour homo cherche ou bien le jeu des passades sans lendemain ou bien le couple fusionnel des gémeaux. Rien entre les deux comme avec une femme. D’où le trouble, la tragédie. L’adolescence est changeante parce qu’encore personnalité en devenir. D’où la légèreté, l’humour des situations. Ambiguïté du film. Ajoutez à cette dissonance un repli frileux sur « les valeurs » sûres qui sont celles des religions intolérantes du Livre dans notre époque marquée par la pandémie et la crise économique, et vous obtenez ce malaise social face à l’amour de deux jeunes garçons qui reproduit le modèle des éphèbes grecs, l’aîné et le cadet, le protecteur plus fort et plus musclé et la silhouette gracile au visage d’ange.

Alexis part en dériveur bronzer en mer. Endormi, il est réveillé par un orage qui gronde. Vite, en slip et chemise ouverte, il tente de hisser la grand-voile qu’il a laissée affalée n’importe comment ; la drisse coince, il s’énerve, le dériveur peu stable chavire et le précipite à la baille. Rien de grave mais impossible de remonter sur la coque retournée, trop lisse. A 16 ans, on attend encore les secours des autres plutôt que de se prendre en mains ; Alexis est passif, victime et vulnérable. C’est alors que surgit David son sauveur, le héros vigoureux qui lui conseille rationnellement d’agripper la dérive pour retourner le bateau à l’endroit, avant qu’il le remorque au moteur jusqu’à la plage où il pourra se sécher. David encore qui l’entoure, l’entraîne chez lui où sa mère le materne par un déshabillage de gamin, un bain chaud moussant dans le « sarcophage » de la baignoire, puis un thé brûlant ; David qui lui prête ses propres vêtements pour rentrer chez lui et qui va s’occuper de tout, même de ramener le bateau à son anneau de port. Il n’en fera rien, Alexis l’apprendra plus tard du copain de lycée qui lui a prêté le dériveur, première fissure dans l’image lisse et sculptée de son héros.

Car Alexis voit en David tout ce qu’il voudrait être, lui le fils de docker qui devra peut-être abandonner le lycée pour travailler et aider ses parents. Il n’a pas l’aisance de David, fils de commerçant juif à la mère permissive, son charme sans égal qui séduit tout le monde, profs (Melvil Poupaud qui enseigne le français au lycée), garçons, filles, du moment qu’ils sont jeunes et beaux. Un garçon bourré sauvé (lui aussi) des voitures parce qu’il divague sur la route et qu’il va coucher sur la plage avant de lui peigner tendrement les cheveux. Il couchera avec après avoir quitté Alex et celui-ci l’apprendra aussi plus tard – une lézarde de plus dans son amour inconditionnel.

Alexis, qui veut qu’on l’appelle Alex parce qu’il se sent un autre, plus libéré, plus dans le vent, est aveuglé par ses premiers émois d’adolescent. Il ne mesure pas la fêlure intime de David, fils unique couvé par maman et orphelin récent de père, obligé de reprendre le magasin familial d’articles de mer au Tréport plutôt que de continuer des études. Pour quoi faire ? L’avenir lui semble sans lendemain et il préfère donc vivre son plaisir au jour le jour sans s’attacher puisque tout passe, tout meurt, vite ennuyé par l’amour d’Alex qui veut l’ancrer, arrêter sa course vers la vitesse. Car c’est bien cette vitesse qu’il cherche à rattraper avec sa moto, comme il l’explique drôlement à son jeune compagnon. Il n’y réussira que trop, poussé à l’excès fatal par la révolte d’Alex qui ne comprend pas qu’il l’ignore toute une journée avec la jeune anglaise au pair, Kate (Philippine Velge) qu’il vient de lui présenter sur la plage. Rien de pire qu’un amour bafoué ; rien de pire que de s’en rendre compte et d’avoir dit des mots sur lesquels on ne peut revenir.

La mère de David (Valeria Bruni Tedeschi) est heureuse que son fils tourmenté ait trouvé un ami ; elle ferme les yeux sur le fait qu’il soit devenu un amant car la société n’est pas prête aux amours déviants (elle ne l’est toujours pas). La mère d’Alexis (Isabelle Nanty) est indulgente à ce désir adolescent, voulant elle aussi que son fils soit heureux et trouve sa voie. Un oncle scandaleux, Jacky, était lui-même homosexuel mais c’est le père, ouvrier imprégné des valeurs virilistes de sa classe, qui le refuse. Il n’est pas présenté en négatif dans le film, il se doute que cette amitié brûlante et exclusive cache des désirs inavouables, mais Alexis ramène Kate à la maison, qu’il a rencontré sur la jetée et la psy comme le juge lui-même, croiront à cette fiction d’une dispute des deux amis pour la même fille qui n’en peut mais.

Car Alexis est jugé. Il le raconte en voix off dès le début, encore amoureux d’un cadavre. Il voudrait, comme les anciens Egyptiens, embaumer David son amant pour le conserver à jamais préservé de la mort. Il a d’ailleurs intrigué auprès de Kate pour aller voir son corps nu et froid à la morgue. Mort qui le fascine, il ne sait trop pourquoi, comme un vide abyssal en lui, obscurément conscient que l’énergie vitale a son revers fatal, le désir impossible – le joyeux et cruel Eros.

La scène de boite de nuit où David entraîne Alex pour danser est édifiante : il pose sur les oreilles de son éphèbe un baladeur où est enregistré Sailing, une chanson de Rod Stewart. Ainsi il l’isole, l’enferme pour lui seul, mais ne partage pas car il continue de danser sur la musique de boite. Alexis et David sont ensemble et solitaires, comme est au fond toute existence face au néant qu’est la mort. Alexis est jugé non pas pour avoir tué David, qui s’est crashé tout seul sans casque sur sa moto en allant soi-disant à la poursuite de son ami qui l’avait quitté après une dispute à propos de Kate ; il est jugé pour avoir dansé sur la tombe de son ami mort, tel David devant l’Arche (2 Samuel 6:14), une promesse solennelle qu’il lui avait faite à sa demande – une « profanation » selon la loi. Est-ce « avilir ce qui est sacré » que danser ? L’épouse Mikaïl, dans la Bible, avait déjà « honte » de son époux se livrant à une danse de joie frénétique en simple pagne de lin devant l’Arche d’alliance du Seigneur. Les vieux Juifs de la famille de David comme le juge laïc imprégné de mentalité catholique aussi. Mais David, le roi, assume sa joie et l’expression de son corps : elle est la vie contre la mort, elle célèbre le Créateur et son au-delà. Le David de Normandie a lui-même fait danser son Jonathan d’Alex sur la musique qu’il avait choisie pour lui ; c’est un hommage d’honorer sa promesse par-delà la mort.

Une fois condamné – à 140 heures de travaux d’intérêt général – Alexis, décillé de l’amour absolutiste adolescent, imite David en draguant impunément un garçon sur la plage. Mais pas n’importe quel garçon : celui-là même que David avait sauvé des voitures parce qu’il était bourré et qu’il a probablement baisé d’une heure à quatre heures du matin la nuit où il l’a quitté. Alex deviendra-t-il un cynique comme David ? Un Don Juan garçonnier comme lui, inapte à tout attachement ? Il n’a que 16 ans et le film laisse tout ouvert.

Le spectateur ressent le contraste entre les acteurs qu’il a connu, Melvil Poupaud barbu, lunetté, toujours à cloper et un brin ridé de maturité (47 ans au tournage) ou Isabelle Nanty vieille en mémère (58 ans) – et la jeunesse éclatante des corps des deux garçons qui irradient la vie, le désir, la joie. L’amour apaisé du prof pour ses élèves mâles, des mères pour leurs fils au bord de l’âge adulte, diverge de la soif de caresses et de sensations des jeunes que le plan-plan ennuie. Jusqu’à mourir par excès de tout.

DVD Eté 85, François Ozon, 2020, avec Félix Lefebvre, Benjamin Voisin, Philippine Velge, Valeria Bruni Tedeschi, Melvil Poupaud, Isabelle Nanty, Diaphana 2020, 1h36, €9.99 blu-ray €14.99

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Philippe Pons, D’Edo à Tokyo

Pour réagir contre les stéréotypes, notamment celui qui associe Japonais et samouraï véhiculé par Ruth Benedict, l’auteur veut cerner la part de mémoire qui façonne la modernité japonaise.

L’ère Meiji a figé la mémoire sociale en tradition officielle pour forger une conscience nationale. Ce monument à la gloire de la classe samouraï, au moment où elle disparaissait, servait l’expansion du capitalisme. Le sens du sacrifice, purifié et laïcisé, devenait une éthique du travail rigoureux ; les sentiments d’allégeance se transformaient en règles de conformisme social et en dynamique de groupe adaptée à l’industrialisation. Or, « les racines intellectuelles et culturelles du Japon moderne se trouvent en réalité dans les XVIIe et XVIIIe siècles, époque où règnent les shoguns Tokugawa. C’est au cours de cette période, avant l’impact occidental direct, que le Japon est progressivement entré dans les temps modernes : ce fut en quelque sorte la période d’incubation de la modernité japonaise » p.17.

Le formalisme de la sociabilité permet aux Japonais d’adopter des comportements qui leurs sont étrangers sans provoquer de résistance. D’où le caractère cosmopolite très moderne de la mentalité japonaise. « Nous entendons par cosmopolite non pas l’expression d’une utopique société fraternelle composée de citoyens du monde, mais une mobilité culturelle, une expérience d’affranchissement et de transgression des identités dans un métissage de leurs signes (…) Il n’y a pas pour autant chez les Japonais de renoncement ou de dénégation de leur appartenance culturelle : il s’agit simplement d’un enrichissement du système symbolique. Ce jeu confère à la modernité japonaise une fluidité, une mobilité et, par conséquent, une capacité d’innovation qui font défaut à l’Occident » p.18.

La culture populaire fut l’expression d’une volonté d’indépendance culturelle par rapport à l’aristocratie. Le monde des marchands et des artisans a créé le kabuki et les quartiers de plaisir où naquirent les arts et les modes. Cette culture n’a jamais été entravée par des interdits religieux mais véhicule un pragmatisme où les interdits ne furent jamais d’essence morale mais pour raison d’ordre public. A l’époque Tokugawa, la culture populaire se nourrit d’incessants va et vient entre la ville et la campagne, et les villes vont chercher à s’intégrer au paysage, à intégrer des éléments du paysage : à Edo, certaines rues ont pour perspective le mont Fuji. La ville se voudra une médiation entre l’homme et la nature. Elle se voudra aussi éphémère, changeante, évolutive. Pas de mystique de la ruine, pas de monuments pour l’avenir.

Les calamités naturelles (séismes, incendies, raz de marée, ouragans) ont rendu les Japonais réceptifs au bouddhisme et à sa conception de l’impermanence. L’histoire apparaît comme un mouvement des choses sur lesquelles l’être humain n’a pas de prise. Dans les villes, le temps est esquivé. Dans la société, on privilégie le groupe, pas l’individu, l’empereur n’étant qu’un symbole social. Dans l’existence quotidienne, cela conduit à l’hédonisme, au goût du présent, à la jouissance du moment. La littérature est de mœurs, le théâtre est une catharsis de la vie courante – un instant suspendue -, l’art est au quotidien dans les objets de tous les jours, l’éthique, comme l’art, sont formalistes (kabuki, art du thé, étiquette, rituels, cérémonies). D’où l’importance insigne du symbole, qui en vient à remplacer le réel : « La liaison qu’établissent les Japonais entre l’aspect visuel de la chose et la substance de celle-ci engendre un phénomène d’adhésion symbolique particulièrement poussé. Ainsi, celui qui entend pratiquer un sport commencer-t-il par être suréquipé » p.148. La maîtrise de la forme ouvre la voie à l’acquisition de la substance, telle est la notion de kata en karaté-dô.

« Kata se traduit par forme, moule, type. Le mot désigne la forme codifiée d’une pratique et, d’une manière plus générale, d’un comportement. Un kata peut s’apparenter jusqu’à un certain point à ce qu’Elias Caneti définit comme la figure : un « aboutissement de la métamorphose ». L’acquisition d’un kata n’est pas une pure opération d’imitation, c’est-à-dire la reproduction d’un mouvement, d’un geste, sans que celui qui l’exécute soit pour autant transformé par cette opération » p.149. Très important dans la voie du karaté, le kata a une portée universelle dans la transmission du savoir au Japon. « Ce qui prédomine dans le kata, c’est l’acte, sa transmission s’opérant avant tout non-verbale. L’acquisition d’un kata relève d’une tentative de réalisation de la voie (dô). Celui qui enseigne le kata est un relai, non le détenteur du savoir. Il s’agit au demeurant de tendre vers une perfection technique en intériorisant un savoir accumulé. Le kata est bien, en cela, l’expression d ‘une sensibilité collective » p.150.

Il est attendu de tout individu qu’il adopte le comportement correspondant à son statut, qu’il assume un rôle. D’où le narcissisme du rôle, dont le suicide peut être l’acte final lorsqu’on faillit. « On pourrait à l’extrême et par analogie, voir dans cette objectivation imaginaire que réalise le kata une sorte d’événement comparable à ce que Jacques Lacan définit comme le stade du miroir chez l’enfant : une identification, c’est-à-dire la transformation produite chez le sujet lorsqu’il assume une image ». Cela peut aboutir à un affaiblissement de l’ego, au respect des formes pour elles-mêmes et non pour leurs vertus spirituelles. C’est l’envers de la médaille : le mimétisme, le somnambulisme social compensé par la prise en charge de l’individu par le groupe ou la société.

Mais parce qu’elle est formalisée et normée à outrance, la société japonaise laisse aussi des espaces vierges, non balisés. Car dans la conception immanentiste qui prévaut au Japon, aucun œil de Caïn n’y poursuit quiconque. Dans ces espaces se déploie alors l’esprit du plaisir : frondeur, sceptique, cynique et réaliste, le comique bon vivant, la joie de l’instant.

Philippe Pons, D’Edo à Tokyo – mémoires et modernités, 1988, Gallimard bibliothèque des sciences humaines, 464 pages, €32.00

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Marie Balmary, Le sacrifice interdit

Relire la Bible après Freud est le pari de Marie Balmary. Ancien et Nouveau testament sont de la même culture juive, restée différente au long des siècles, ancrée dans la Parole. Pour elle, le diabolique détruit le symbolique, c’est le premier acte du serpent. Or le symbolique nomme, il différencie, et seule la différence permet de dire « je », donc d’exister comme un être à part entière, de se défaire des liens fusionnels de soumission ou de placenta. « La parole n’a lieu qu’entre des sujets différenciés » p.94. Par exemple, « Sodome est la ville de la perversion, de la ‘sodomie’. Ville où les hommes sont tellement pris dans l’indifférencié et la violence qu’ils exigent de Lot, le neveu d’Abraham installé là, qu’il leur livre pour les violer ses hôtes, les trois visiteurs divins d’Abraham » p.202. Les lois religieuses sont des lois de relations (re-ligere).

Pour aimer, il faut être autre ; il faut se sentir coupable pour pardonner, il faut reprocher pour aimer car c’est en exprimant sa souffrance que l’on peut l’évacuer. Ainsi faut-il interpréter « tu aimeras ton prochain comme toi-même » : se libérer de sa fausse culpabilité pour ne pas commettre les mêmes actes, répétitifs. « Si je porte l’offense que tu m’as faite, je n’aimerai ni toi – le véritable fautif – ni moi sur qui la faute est transférée » p.74.

Comment faut-il interpréter un autre aphorisme célèbre des Evangiles : « si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tend-lui l’autre joue » ? Ce n’est ni masochisme, ni passivité, analyse Balmary, c’est « ne pas se placer en face de l’autre comme on le fait dans une bagarre » p.219. Eviter la symétrie qui tourne en rond. Le « pervers » est celui qui (étymologiquement) est dans la peine, tendre une « autre » joue n’est pas comme « œil pour œil » mais déplacer la relation vers autre chose, éviter le mimétisme pour aller de l’avant. « Je lui présente l’altérité » p.220.

« Si celui qui est appelé l’Eternel est bien le dieu des alliances, son travail doit préparer chaque cœur à être en présence de l’autre, sans dévoration ni possession ; pour que la relation ait vraiment lieu (…) grâce à la Parole qui fait loi, la frontière entre les êtres » p.251. Le « paradigme de toute différence : celle des sexes ; le paradigme de toute faute : la destruction d’une différence ; le paradigme de toute angoisse : l’angoisse de dédifférenciation » p.323.

Babel, c’est le fusionnel, l’idéal vers lequel tendent toutes les idéologies totalitaires – y compris la généreuse des Droits de l’Homme et de la République universelle. Au contraire, Dieu a brisé la tentative babélienne pour redifférencier tous les hommes : ils ne parlent plus la même langue pour exister comme sujets autonomes, pas comme ouvriers dominés d’une fourmilière. « Quand ‘tu’ n’est pas un autre, ‘nous’ n’est personne » p.91.

Les chapitres se succèdent, limpides, Marie Balmary a entrepris d’apprendre l’hébreu et le grec pour rester au plus près de la Parole – car les traductions sont des trahisons. Et si je me souviens bien de mes années de catéchisme, que d’approximations et de faux-sens nous a-t-on inculqués sur la Bible ! Par exemple qu’Abraham se soumettait à Dieu lorsqu’il lui ordonnait d’égorger son fils comme un vulgaire barbare élevé aux holocaustes. Or le mot « holocauste » ne figure pas dans les termes hébreux du texte ; il s’agit de « montée vers », d’élévation. Abraham part avec « son » enfant, il revient avec « un » adolescent ; c’est bien le même Isaac, mais reconnu pour lui-même, comme différent – grandi, affranchi. Le « sacrifice interdit » est celui d’Isaac. De même l’enfant prodigue des Evangiles doit-il consommer sa part de la fortune du père, la détruire, pour être enfin lui-même et exister de façon autonome.

Ce qui parle à Abraham, l’ancêtre : « Il ne s’agit pas là d’un ‘Dieu’ mais du divin qui a parlé à l’homme, qui parle en l’homme ; et de quoi parle-t-il ? De ce qu’il est nécessaire de changer ‘à’ la parole des humains et ‘par’ elle pour que leurs relations, que leur vie soient possibles » p.196.

L’étude de Marie Balmary prouve un peu plus combien la psychanalyse est de culture juive, qu’elle est une « science juive », ce pourquoi, si elle guérit, n’est-ce pas parce que nos arcanes culturels sont formatés par la Bible ? « La psychanalyse elle-même s’est crue grecque (les cendres de Freud reposent dans un vase grec). Je n’ai jamais été convaincue de cela et ma chance ici a été de rencontrer la parole de Lacan à laquelle je rends cet hommage : il a vu que le biblique était la véritable source. (…) En Grèce, chez Sophocle la parole éclaire, nettoie, détruit. Elle ne guérit pas. (…) Freud a tout de même bien reconnu dans la technique qu’il mettait au point du judaïsme (…) Il sait bien que la psychanalyse est un usage juif de la parole » p.179. Le fait est que la psychanalyse en Chine accroche peu… La parole n’y est pas toute-puissante car « ça » ne vaut pas la peine de dire, et parler fait écran puisque les problèmes surgissent.

Dans notre civilisation occidentale existent d’autres sources que la juive : la gréco-romaine, la celto-germanique. La nudité est une honte dès la Genèse, au paradis ; elle est une gloire en Grèce ancienne dans les stades, les gymnases, sur le forum, dans l’image des dieux. Notre culture n’est pas la leur, mais la Bible a pris en Occident une place immense qui définit, guide et impose à la fois ses mystères et ses méthodes – en bref sa façon de voir le monde. Notamment aux Etats-Unis, bien plus « ancien » Testament que nouveau. Pour comprendre, il faut faire avec cette histoire de civilisation. L’ouvrage de Mary Balmary est éclairant à cet égard, très salubre et fort intéressant à qui se préoccupe de savoir qui il est et d’où il vient.

Marie Balmary, Le sacrifice interdit – Freud et la Bible, 1986, Livre de poche essais 2002, 346 pages, €7.10

e-book format Kindle, €7.49 

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Gide et la post-vérité

Le président Donald Trump, aussi éléphantesque dans le magasin de porcelaine démocratique que l’appendice dont il porte le nom, n’a rien inventé. La post-vérité est le nom contemporain du mensonge déconcertant. Staline en était passé maître, élevé au cynisme de Lénine (qui était certain d’avoir ‘scientifiquement’ raison) et à la propagande de Goebbels (qu’il admirait fort). André Gide le rappelle dans son Journal.

Il l’a seriné contre le moralement correct bourgeois de son temps, jusqu’à ce que Freud montre que « le sexe » pouvait faire l’objet d’une réflexion, d’un discours et d’un savoir – pas seulement d’une réaction offusquée ni du déni le plus honteux.

Il l’a affirmé contre la pression catholique, « scandalisée » évidemment – moins d’ailleurs par ses mœurs que par son esprit de libre-examen. Cette propension protestante ne pouvait être qu’hérésie pour un catho, sentir le souffre et montrer la griffe du diable.

Il l’a réitéré à propos de l’URSS dont il avait vu les débuts avec bienveillance et même optimisme, et qui l’a déçu rapidement dès qu’il a pu en mesurer sur place les limites orwelliennes : « Toute pensée non conforme devient suspecte et est aussitôt dénoncée. La terreur règne ou, du moins, s’efforce de régner. Il n’est plus de vérité qu’opportune ; c’est-à-dire que le mensonge opportun fait prime et triomphe partout où il peut. Les ‘bien-pensants’ seuls auront droit à l’expression de leur pensée. Quant aux autres, qu’ils se taisent, ou sinon… » 15 janvier 1945, p.1009.

Sinon, c’est le goulag pour les sans-grades, le procès public où les « aveux » sont extorqués par torture, torture des proches, ou carrément inventés. La lutte antinazie oblige à composer avec le stalinisme soviétique, « mais demain, c’est contre ce nouveau conformisme qu’il importera de lutter » p.1010.

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Contre tous les conformismes. Qu’ils soient raciaux, nationaux, sociaux, familiaux ou amicaux. Certes, nul ne pense tout seul, nul n’a raison sans raison – mais les bêtes humaines sont moins intelligentes qu’elles le croient. Le mimétisme, la pensée unique, l’influence du groupe, les mots d’ordre de foule, tout cela inhibe la raison au profit de la horde. Gide affirme donc avec raison : « Ce n’est que lorsqu’elle diffère des autres qu’il m’importe d’exprimer mon opinion, et qu’il m’apparaît que celle-ci mérite d’être dite, vraie ou fausse » 18 janvier 1945, p.1012.

Chacun peut y réfléchir, opposer des arguments, en bref débattre. Ce qui est le propre de la politique comme de l’expression démocratique. Sans débat, sans opinions contradictoires, sans liberté de penser, d’exprimer et de croire – pas de démocratie possible. C’est ce que Lénine, Staline et leurs épigones Mao, Castro, Pol Pot, Kim Jong-Il, Daech ont montré par expérience in vivo. C’est ce que Poutine, Erdogan, Maduro, Duterte, Trump assument aujourd’hui sous l’apparence démocratique – et l’islam salafiste sous l’apparence religieuse. En attendant tous les autres, qui piaffent à la porte : Le Pen ou Mélenchon en France notamment, mais aussi les idiots utiles à toutes les pensées totalitaires.

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Pour tous ces gens, seul compte la force. Le droit légitime est celui du plus fort. La loi, celle de la jungle. L’histoire n’est faite que par les vainqueurs. Celui qui se veut roi peut se pavaner nu, aucun courtisan ne le verra, sous peine d’avoir la tête tranchée. Seul l’enfant dit que le roi est nu. Andersen ne dit pas ce qu’il advint de l’enfant. Nous, nous le devinons.

André Gide, Journal II, 1926-1950, édition Martine Sagaert, Gallimard Pléiade 1997, 1649 pages (1106 pages sans les notes), €76.50

André Gide, Journal – une anthologie 1889-1949 (morceaux choisis), Folio 2012, 464 pages, €9.30

Le site André Gide en anglais http://www.andregide.org/

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Paris change

Après la com’ – effet d’annonce plus d’un an auparavant – la Marie de Paris a enfin tenu parole : les cadenas de la passerelle des Arts ont été remplacés par des panneaux de verre.

paris louvre depuis passerelle des arts

La bêtise de masse du mondialisme benêt a été reléguée plus bas, vers le pont de l’Archevêché. Les cadenas sont en effet un mimétisme idiot, un sentimentalisme de l’instant, une com’ sans aucune signification : se « jurer » l’amour éternel, enchaîné chacun par ce serment fait au-dessus de la Seine, est non seulement un mensonge (qu’en est-il donc cinq ans après ?) mais aussi une imitation grégaire qui ramène au statut de mouton (les autres le font, moi aussi !).

paris passerelle des arts sans cadenas janvier 2016

Il a fallu attendre des mois entre les mots et les choses – maladie de la communication qui croit que dire c’est faire.

paris passerelle des arts sans cadenas janvier 2016 b

Vu la productivité horaire des employés de la voirie, à six pour enlever un graffiti, qui pourrait s’en étonner ?

paris travail des employes de mairie

L’amas des cadenas pesant lourdement sur les grillages de la passerelle représentait progressivement un danger pour les passagers des batobus et des péniches touristiques passant sans cesse sous les arches. Les panneaux de verre rendent au paysage urbain tout son éclat. Paris en son histoire n’est plus sali par ces graffitis de ferraille.

paris galette magique du marais

La scatologie invertie de « l’art de rue » (Street Art) tellement cher aux militants de la cause gai qui tiennent les rênes de « la culture » à la Mairie s’est réfugiée dans les boulangeries – où la galette des rois, dans le quartier du Marais, prend des allures de gaîté lyrique. Contrairement aux cadenas, les galettes ne sont pas de fer et ne resteront qu’éphémères.

paris louvre janvier 2016 desert apres attentats

Les attentats ont vidé la capitale plus que le froid hivernal. La cour du Louvre, un mercredi après-midi, est déserte… Aucune queue (ici…) pour visiter le musée. Un autre mimétisme de la bêtise mondialisée : Paris est moins dangereux que Washington, Rio ou Hong-Kong, où tout le monde continue pourtant à se précipiter. Racine et Voltaire contemplent l’inanité du siècle, du haut de leur galerie.

paris louvre statues de racine et voltaire

C’est dommage, car le soleil hivernal très bas sur l’horizon crée de longues ombres sur le Pont-Neuf.

paris soleil bas en janvier pont neuf

La Samaritaine voit avancer ses travaux – gigantesques. Presque tout est détruit, sauf la façade classée et les poutrelles métalliques de l’architecture.

paris samaritaine en travaux rue de la monnaie

Ce qui permet au passant de retrouver les décors anciens avant les années soixante.

paris samaritaine anciens decors

La partie ouvrant sur la rue de Rivoli, sur l’arrière de l’ancien magasin, va être entièrement reconstruite.

paris samaritaine en travaux rue de rivoli

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René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde

rene girard des choses cachees depuis la fondation du monde
René Girard est mort à 91 ans. Grand, impérieux, magnétique, il a marqué son époque. C’est le jour de Pâques, 1987 ans après la naissance supposée du supposé Christ, que j’ai lu cet ouvrage. Il ouvre un horizon nouveau au christianisme. Il expose en effet une anthropologie fondamentale où… il découvre que la religion chrétienne apporte la réponse nécessaire. Toute la théorie mimétique, inventée par René Girard, serait contenue dans les Évangiles.

Pour René Girard, et c’est un fait d’expérience, l’homme est un être d’apprentissage ; mais il est aussi, et conjointement, un être social. Son désir a besoin du désir des autres pour exister. Sans concurrence, pas de désir précis, seulement des désirs vagues, informulées. L’émulation permet de désirer ce que les autres désirent. Ce mimétisme du désir est volonté de se fondre dans l’autre, son double pour s’emparer de ce qu’il veut.

Telle est, selon l’auteur, la source de la violence entre les hommes.

La fonction des interdits sociaux est de « prohiber le mimétisme » en mettant un tabou sur certains objets et certains êtres les plus proches car appartenant au groupe de cohabitation, enjeux les plus évidents de relations rivales. Le rôle des rituels religieux est justement de désamorcer la violence en la mimant. Le meurtre d’une victime émissaire change l’opposition de chacun contre chacun en opposition de tous contre un seul.

Ce « sacrifice » fonde les règles sociales et établit la culture. Le transfert d’agressivité sur la victime rend celle-ci « sacrée », et la paix que ce meurtre apporte par catharsis fait l’objet d’un transfert de réconciliation sur la communauté.

Voilà qui est bel et bien dit malgré un freudisme un peu lourd qui demanderait à être nuancé. Mais une telle clarté est salutaire après les cafouillages folkloriques de nos manuels d’ethnologie.

Donc le sacré, c’est la violence. Celle qui vient de soi sans qu’on sache pourquoi, celle qui fait que l’on désire toujours ce que l’autre désire – parce que l’on est ainsi fait. Violence involontaire, irrationnelle, brutale. Ce que l’on ne comprend ni ne maîtrise, on l’appelle volontiers « Dieu ». L’esprit humain se reconnait dépassé et transcendé par une force qui lui paraît extérieure à lui-même et qui semble mener la communauté où elle veut. La religion, la philosophie, l’ethnologie, la psychologie ne seraient pas des tentatives pour comprendre mais des masques pour oublier la violence fondamentale. Celle qui est inconnaissable parce qu’effrayante autant que hors de toute maîtrise. Une sorte de vouloir être sauvage qui submerge toute rationalité.

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Pour René Girard, « Satan » est l’image incarnée des mécanismes circulaires de la violence qui emprisonne les hommes dans des systèmes culturels et philosophiques assurant un modus vivendi avec elle. « Le Christ », à l’inverse, révèle le meurtre fondateur à la base de toute religion et fait comprendre par la Crucifixion qu’il ne pourra plus désormais y avoir de victime expiatoire car sa persécution sera comprise, à son exemple, comme injuste. La communauté ne pourra plus se réconcilier sur le dos d’un bouc émissaire. C’est l’effacement du christianisme qui a engendré la Shoah – ou le génocide cambodgien.

Les Évangiles seraient donc une mutation de la pensée par rapport aux textes de l’Ancien testament et des autres religions. Ces Évangiles empêchent désormais – par leur révélation – le mécanisme fondateur de fonctionner. Contrairement à la lecture médiévale du christianisme, contre laquelle Nietzsche avait raison de s’élever, jamais dans les textes évangéliques retenus par l’Église, la mort de Jésus n’est définie comme « un sacrifice ». Aucun dieu ne l’a voulu, pas plus qu’il ne « veut » les maladies, les catastrophes ni la mort qui tous affectent les humains. La violence apocalyptique prédite par les textes n’est pas divine, mais est le fait des hommes – eux dont le conflit mimétique ne connaît pas de fin.

Les Évangiles seraient une explication du monde et de la place de l’homme. L’être humain est libre : ce qui lui arrive est de son seul fait, de par sa violence essentielle. Dieu – s’il existe, et cela est du domaine de la foi, pas du fait – est extérieur à tout cela. Le Christ, homme plus qu’humain mais avant tout homme, révèle les moyens de sortir de la crise mimétique. Son Royaume est celui où les humains, par un effort de raison et de volonté, auront su mettre un terme à la violence mimétique. En dehors de l’expulsion réconciliatrice, seul ce renoncement inconditionnel peut mettre fin aux rapports de vengeance. Du moins il faut y croire…

Selon René Girard, aucune autre possibilité ne subsiste, une fois les ressources sacrificielles épuisées par la révélation du Christ. C’est l’attitude d’Antigone qui refuse la version officielle du sacrifice de ses frères, que l’un aurait été juste et l’autre rebelle. Pour elle, les deux sont morts pour rien, dans une rivalité aussi absurde que l’hypocrisie politique de la cité. Antigone aurait dit la même chose que le Christ : « je ne suis pas venu pour partager la haine, mais l’amour ».

Notre univers contemporain illustre étrangement cette théorie. La paix nucléaire repose sur une appréciation froidement scientifique des conséquences fatales qu’auraient pour tous les adversaires l’utilisation massive des armes accumulées. Le renoncement à toute représaille est la seule condition de survie de l’humanité : ce que dit l’Évangile. D’autant que ce conflit impossible permet de libérer des forces pour la création et pour la vie. « L’amour », la paix, sont bien révélateurs, ils échappent à tout esprit de revanche. Tout ce qui fit de notre univers occidental, depuis 1945, le plus énergique et le plus créateur qui fut jamais en savoir scientifique, en technologie, en pensée et en art, est due à cette guerre impossible, à cette paix forcée, lentement conquise. Même si elle est relative – des guerres conventionnelles ne manquant pas d’éclater.

Aurions-nous enfin su dépasser le simple désir mimétique pour lui faire servir moins la guerre que l’émulation ? Ne serait-ce pas plutôt le fait qu’une seule puissance soit restée hégémonique jusqu’à la seconde guerre d’Irak, sous George W. Bush, qui a produit le désir de l’imiter elle seule, plutôt que de la défier ? La Chine qui émerge et la Russie nostalgique de son ex-puissance, le salafisme qui veut dominer les femmes et tous les incroyants, défient désormais, depuis la parution du livre, cet irénisme candide.

La paix, qui surpasse l’entendement humain, ne peut surgir qu’au-delà de la passion chicanière du jugement. Différencier le coupable et l’innocent, c’est perpétuer la violence – alors qu’il faudrait selon le Christ « pardonner », car tous sont coupables et tous sont innocents. Il n’empêche qu’en face d’un fanatique brandissant son couteau, tout cet échafaudage de bons sentiments et de pensées élevées s’effondre, se réduisant au dilemme simple : lui ou moi. Lorsqu’il s’agit de politique, la chose se conçoit, lorsqu’il s’agit d’humains déshumanisés par leur religion ou leur idéologie, le « pardon » ne tient pas. Il faut d’abord les maîtriser et de les empêcher de nuire avant – le temps qu’ils se reprennent – de leur donner une chance de réintégrer l’humanité.

Le bouc émissaire ne fait qu’assouvir la violence collective sur un faible qui ne peut se justifier. « L’amour » que le Christ demande aux hommes de pratiquer ne serait, selon René Girard, pas bêlant de faiblesse mais de force et de volonté. La paix doit se construire et elle demande de hautes vertus, plus sans doute que la guerre, qui n’est qu’un laisser-aller à ses instincts de violence.

Sauf que la guerre est parfois nécessaire, qu’il faut parfois être violent pour ne serait-ce que se faire entendre de ceux que leur croyance rend aveugles et sourds. C’est probablement toute la différence entre les époques, 1978 et 2015…

René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, 1978, Livre de poche Biblio essais 1983, 640 pages, €7.60

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Capitalisme

Le capitalisme, par-delà le fatras idéologique ajouté, est un système d’efficacité économique. Tel est son universel, qui fait qu’il peut être pratiqué aussi bien par la république impériale américaine que par le libéralisme parlementaire anglais, l’étatisme jacobin français, l’oligarchie communiste chinoise ou la dictature organique russe.

  • Les classes sociales ou les castes dominantes utilisent la puissance du système capitaliste pour acquérir et conserver le pouvoir, mais le capitalisme est une technique en soi.
  • L’efficacité de ce système est de tendre à produire le plus avec le moins, et de prendre des risques pour proposer un produit ou un service.

Mais le système n’est véritablement efficace que lorsqu’il est en équilibre entre sa tendance au monopole et sa tendance à l’initiative.

  • Le monopole est une emprise de force, qui veut imposer un pouvoir collectif sur la demande comme sur l’offre.
  • L’initiative est à l’inverse un processus d’individualisation qui éparpille les entreprises pour faire émerger les idées et les talents, et renforce la liberté individuelle pour entretenir la faculté de choisir.

Offre et demande se rencontrent idéalement sur un marché libre, mais dans les faits ni l’offre, ni la demande, ne sont entièrement libres.

  • L’offre se heurte à la puissance de l’image de marque des entreprises qui ont le mieux réussi à imposer leurs produits – donc les prix. Éliminer autant que faire se peut la concurrence pour rendre captif un marché et tenir les prix est de bonne guerre ; cela se fait soit par l’absorption d’entreprises concurrentes ou complémentaires, soit par le rachat de brevets pour améliorer la production ou pour tout simplement les geler, soit par l’instauration d’un monopole d’État ami ou d’une mentalité nationale (« achetez français », « Texan first », « Das auto »). L’offre veut créer les besoins, même lorsqu’ils ne s’imposent pas, c’est tout l’effort du « nouveau », du « pratique », ou même du « bio ». L’offre émule aussi la compétition sociale en agissant sur les désirs de puissance (auto, moto), de luxe (vêtements, bijoux, parfums, accessoires, mécanique de précision), d’élitisme (la rareté des lieux, le prix d’entrée, les prestations d’exception). L’offre joue sur le mimétisme via la mode, les réseaux sociaux, la pseudo-rébellion adolescente ou la senior-attitude, les micro-tribus.
  • La demande n’est pas non plus entièrement libre. Les besoins de base ne suffisent pas, d’autres besoins plus sociaux se manifestent, qui poussent à acheter, dépenser, consommer. Compétition sociale et mimétisme jouent à plein, tout comme le temps de cerveau disponible est accaparé par la télévision ou les pubs Internet, et les offres sont ciblées par le Big Data des moteurs de recherche. Publicité, marketing, études visent à faire acheter même à qui n’y pense pas ou ne le souhaite pas vraiment.

Capitalisme de la séduction

Quand cent initiatives s’épanouissent il faut les rentabiliser, donc susciter la demande. Ce pourquoi le système capitaliste génère une course en avant. De l’innovation donc de la recherche scientifique, de l’initiative donc du goût d’entreprendre, du choix donc de la démocratie.

Car le capitalisme, né des franchises féodales et de la comptabilité, exige la liberté pour s’épanouir à loisir. Or seule la démocratie, plus ou moins mâtinée d’oligarchie (comme l’élitisme français, la classe sociale britannique, ou la fortune américaine), permet l’espace nécessaire à innover, entreprendre et choisir. Seule la démocratie permet un État suffisamment consensuel pour imposer des règles et les faire respecter.

Or le capitalisme a besoin de règles pour que sa tendance au monopole n’étouffe pas son besoin de libertés.

Responsability and freedom meter

D’où l’intérêt de chercher sans relâche à maintenir cet équilibre – toujours remis en cause par l’attrait financier de la position privilégiée – de la concurrence la plus libre et la moins faussée possible.

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Pour Fernand Braudel, l’histoire montre que l’entreprise est une étape, le commerce de ce qu’on ne produit pas une autre étape, plus efficace, notamment lorsque le produit est rare, cher et lointain (les Merchants Aventurers ou la course du thé), enfin que le prêt de capitaux est une troisième étape encore plus rentable et plus efficace, car fondée sur la liquidité, la rapidité et le risque majeur. C’est à cet étage de hauts spéculateurs que se trouvent les vrais requins de la prédation, ceux qui ne s’enrichissent que pour le temps de leur bref monopole. Là est le meilleur et le pire, le plus efficace économiquement et le moins utile socialement.

Comme tout en ce bas monde, le capitalisme est la meilleure et la pire des choses, mais nul ne peut éliminer sa face sombre sans l’éliminer tout à fait – au risque de systèmes moins opérants et plus injustes – car fondés sur le monopole politique de quelques-uns plutôt que sur le choix relatif laissé à tous.

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Gagner en bourse

Bernard Madoff avait tout compris de la bourse lorsqu’il a monté son escroquerie de… 50 milliards de $. La technique est classique : rembourser les sortants par les capitaux des entrants. Mais la technique n’est rien sans l’entregent. Or, (presque) tout en bourse est de la poudre aux yeux : des annonces d’entreprises aux chiffres du bilan, des supputations des analystes aux engouements de marché, des déclarations de traders à la presse aux spéculations. Tout (ou presque) ressort du mimétisme, du m’as-tu-vu, du concours de beauté. Ce que Madoff, ex-maître nageur des plages chics, avait acquis à la perfection.

Pour les (vrais) gérants – qui sont long terme – c’est le « presque » qui importe. Pas l’esbroufe des gourous de la finance, ni les émotions médiatiques soigneusement calculées. Le « presque », c’est ce que considère Warren Buffet de l’entreprise qu’il achète : quoi ? où ? comment ? S’il ne comprend pas le métier c’est que le métier n’est pas indispensable au grand public. Si l’usine de production est située loin des centres nerveux de communication, d’accès à l’énergie, et des consommateurs visés, cela coûtera trop cher de produire. Si les dirigeants ne pensent qu’à leur cours de bourse, à leurs stock-options et à leur voiture de fonction, l’entreprise ira dans le mur.

Longtemps nous avons gérés en suiveurs, il est temps de reprendre de la hauteur. Les gérants valeur (value) peuvent rebâtir un processus qui tienne sur le long terme.

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Il est dommage de constater que nous ne sommes pas du tout dans une société qui favorise le long terme. Plutôt que le texte qui induit réflexion, elle favorise l’image qui provoque l’émotion. Plutôt que laisser mûrir les débats, les technologies, les enfants, elle précipite toute le monde dans le tout-tout-de-suite. Plutôt que de fixer des règles longuement négociées, contrôlées par des contrepouvoirs, elle s’agite et centralise.

Le scandale Madoff devrait faire réfléchir ceux qui croient mordicus que, hors du contrôle d’État, point de salut. C’est oublier un peu vite la faillite récurrente des administrations dès qu’il s’agit d’anticiper : le nuage de Tchernobyl qui s’arrête miraculeusement sur la ligne bleue des Vosges, la vache folle qu’une armée de techniciens contrôleurs n’a pas su empêcher d’arriver sur les étals, la banque nationalisée du Crédit Lyonnais (gérée par un énarque) qui a perdu l’argent des contribuables durant des années dans des fantasmes d’Hollywood, les déboires à répétition de Natixis, l’aveuglement de la SEC (l’Autorité des Marchés Financiers américaine) sur le fonds LTCM en 1998, sur la société de gestion Madoff en 2008, sur les fraudes de Lehman Brothers, sur le Libor, l’aveuglement complice des frasques du trader Kerviel dans une Société générale impérieuse et sûre d’elle-même…

Mais une société qui vieillit a besoin de long terme. Qui va payer les retraites et comment ? Qui va financer et développer le système de santé indispensable ? Qui va assurer les conditions d’une croissance durable ? Ce n’est ni la démagogie, ni l’émotion médiatique, ni l’enflure de la législation…

Ce sont des entrepreneurs motivés, œuvrant sur le long terme, et soutenus par des banques avisées et des règles (notamment fiscales) qui ne changent pas tous les matins. Ce sont des media qui offrent autre chose que la dilution des dépêches d’agence ou le conditionnel des supputations vaines. Ce sont des parlementaires qui arrêtent de jouer à leurs petits jeux politiciens, refusant le plan de crise pour faire gagner un Républicain aux États-Unis, refusant la loi Macron de simplification en France, obstruant les débats et ridiculisant la démocratie en ajoutant amendement sur amendement, sans aucun rapport avec le sujet débattu.

La crise, c’est grave. Le chômage est la première préoccupation des Français – pas le mariage « pour tous » ni les hochets symboliques agités par le pouvoir. La démocratie s’est écroulée presque partout dans les années 30 : jouer avec est irresponsable.

Et ce n’est pas « le libéralisme » qui est responsable, du moins pas l’espèce de poupée vaudou fabriquée par les impuissants du politique comme bouc émissaire commode de leurs échecs à répétition.

L’une des rares banques à avoir échappé à la séduction Madoff est la banque privée Bordier en Suisse. Et comment ? Simplement parce qu’elle a installé des règles, négociées par tous en interne, et des contrepouvoirs pour les faire respecter. Très exactement ce que prônait Montesquieu, l’un des premiers libéraux français. A se réjouir de piquer une poupée imaginaire, on en vient vite à quitter la réalité pour le doudou…

La bourse vit d’anticipations. Qui sont réalisées sur le court terme moins par étude ou réflexion personnelle que calquées sur les émotions des autres. Pour gagner en bourse, il est nécessaire de quitter le court terme, les émotions médiatiques et les manipulations à la seconde des traders ou des algorithmes automatiques. Investissez long terme sur un raisonnement de fond !

Retenez la leçon de Madoff, maître ès nage : ne brassez plus, faites la planche !

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Que vaut la promesse de François Hollande ?

Inverser le chômage d’ici la fin de l’année ? Comme si une crise qui dure depuis une génération était un moment de transition et pas un système. C’est une illusion de croire que tout pourrait redevenir comme avant. Le mouvement du monde et ses bouleversements sont une réalité, l’illusion est de croire qu’ils ne sont que passagers. L’émergence de pays immenses comme la Chine ou l’Inde, sans parler des pays importants que sont le Mexique, le Brésil, le Nigeria et d’autres, change sans conteste le monde d’avant – donc nos habitudes de produire, de régner, de consommer et de penser. Dans 10 ans, les BRICS auront dépassé la France. Selon une étude du Center for Economics and business Research, la France perdrait dès 2013 son rang de 5ème puissance économique mondiale avant de n’être plus que 9ème en 2022.

rose fanee

Il ne suffirait donc pas de « faire la révolution » pour renverser l’élite au pouvoir et la remplacer par une autre. Ni Le Pen, ni Mélenchon ne voient les choses en face ; ils ne font qu’agiter les rancœurs pour se faire mousser. Le socialisme Hollande ne fait guère mieux car les bouleversements chez nous ne sont pas créés par NOS sociétés mais viennent des AUTRES pays émergents du monde comme de la nouveauté radicale que représente une planète globale aux ressources finies… Notre mode de vie habituel n’est donc plus tenable. Pas la peine de rêver à la croissance comme avant pour résoudre le chômage. La croissance ne sera désormais plus que le produit de la démographie par la productivité, donc par l’excellence des savoir-faire et l’entretien d’une culture orientée vers le savoir. D’où l’intérêt (mais long terme) de soutenir le désir d’enfants, l’éducation des élèves, la formation au long de la vie, l’investissement et la recherche. En cela, le Parti socialiste a raison.

Le capitalisme reste cette technique de l’efficacité maximum, usant du moins de capital pour le moins de matière et le plus de savoir – afin de produire des biens et des services les moins consommateurs d’énergie et de matières premières. Ce n’est pas « le capitalisme » qui est insupportable – c’est l’usage social qui en est fait par notre culture occidentale. « Toujours plus ! », titrait il y a quelques décennies François de Closet. C’est exactement ça : la mode, le gadget, l’effet de génération, le mimétisme de bande, l’envie qui pousse à imiter le voisin en mieux… tout cela participe du gaspillage, des contraintes au travail, de la malbouffe, du stress. En cela, le parti écologiste n’a pas tort, pas plus que certains « alter » ou « indignés » ; encore faudrait-ils qu’ils distinguent la technique d’efficacité économique de l’usage social dévoyé du marketing et de la mode.

L’anticapitalisme socialiste et écologiste, buté par idéologie, fait donc tache. L’inégalité la plus insupportable aux gens n’est pas celle des très riches; elle est celle des très proches, les beaux-frères, collègues et voisins. Pourquoi lui et pas moi ? Qu’a-t-il de plus que moi ? L’injustice, en pays démocratique où existe une égalité des chances, vient bien de l’intérieur, sans souci de morale ni de planète. Ne pas pouvoir se passer de son SmartPhone parce que tout le monde en a un signifie que l’on accepte le travail des enfants en Chine, les horaires démesurés, les salaires les plus bas, la pollution du transport, l’exploitation marketing, l’illusion de la marque… Je n’ai pas de SmartPhone et n’en désire pas : pour quoi faire ? comme les autres ? frimer comme un ado ? Je ne clique jamais sur une pub Google ni n’autorise aucune application à m’espionner sur Facebook. Je ne me précipite pas comme un taré médiatique sur les Whoppers de Burger King quand la malbouffe daigne se réinstaller à Marseille… Il n’y a plus des méchants patrons (comme au XIXème) mais tout un système social qui avive nos propres désirs et manipule nos bas instincts. Nous sommes autant coupables que les patrons si nous acceptons le produit tel qu’il est fabriqué, au prix où il est vendu, et avec son obsolescence programmée qui le fera (très vite) remplacer. Je refuse. Les soi-disant « révolutionnaires » qui veulent changer le monde et changer la vie… des autres – pourraient commencer par changer leur propre comportement.

La réflexion politique classique n’adhère plus aux changements du monde, elle n’explique plus guère que l’écume. Les Français baladés et manipulés par les médias aux têtes de linotte ont peur de cette modernité et se rétractent vers les valeurs « sûres » du soi-disant âge d’or. L’État-providence, le fonctionnariat, la crainte de devoir se débrouiller avec la vie restent une vision passéiste. Le président, pas plus que ses électeurs, n’a pris la mesure de l’épuisement de notre système économique, social, politique et culturel. Il n’existe plus de croissance qu’on puisse faire surgir pour guérir tous les maux. Plus largement, les ghettos urbains, l’encouragement des villes à la campagne, la représentation citoyenne diluée et démagogique, le multiculturel dans le vent, les intellos coupant les cheveux en quatre, ne font que désorienter un peu plus les gens. Les accuser de populisme est un peu léger. Reconstituer de l’humain et du commun signifie plutôt prendre conscience de l’illusion des modes et choisir de n’y pas souscrire. Comme cette part de la population selon TNS Sofres déconnectée, désengagée, désabusée – voire (dans le système scolaire) décrochée.

En chacun de nous se joue la dialectique permanente entre moi et les autres. S’il faut que je travaille, tout le monde doit travailler – être ni assisté, ni rentier. Si quelqu’un est riche et que je suis pauvre, ce n’est pas de ma faute – celui qui a réussi est forcément coupable. Le Parti socialiste, au vocabulaire revanchard, considère qu’il y a une solution morale pour la société dans son ensemble. Illusion ! jamais l’égalité ne sera parfaite puisque jamais l’envie ne sera comblée. Reste donc le concret : la clientèle électorale qui vote PS réclame de gros impôts… pour les autres, afin de redistribuer en leur faveur, au prétexte « des plus démunis » (dont les fonctionnaires feraient ‘naturellement’ partie).

Sauf que le gros des revenus taxables est dans la classe moyenne… qui ne consent à l’impôt (c’est l’essence même de la démocratie) que si elle en retire un bénéfice immédiat et contrôlable. Donc oui aux impôts locaux, visibles dans les collèges, la voirie, les établissements collectifs ; non aux impôts d’État, versés dans le tonneau des danaïdes des subventions aux roitelets étrangers, au prestige des ministres, aux services inutiles de l’Administration, à la bureaucratie du millefeuille en 7 niveaux (commune, groupement de commune, canton, département, région, État, budget européen).

L’État français actuel ressemble fort à celui de l’Ancien régime. Le marquis de Mirabeau (père du révolutionnaire) proteste dans L’Ami des hommes contre la défiance perpétuelle de l’État royal pour l’activité individuelle, sa tendance à décider de tout, les illusions que le sujet se fait sur la toute puissance de la loi. Dans l’action d’aujourd’hui, le gouvernement Hollande fait pareil, il régente les entreprises, pardonne aux profs leur incurie, fait la morale aux putes, s’assoit sur le droit (de juste contribution aux charges, de propriété, de liberté d’aller et venir – y compris de s’établir à l’étranger). D’où les couacs, cafouillages, annonces et reculades. Il est armé d’une solide prétention à dire le Bien, à user de la force majoritaire pour établir le droit, à croire qu’il suffit de dire « je veux ». La société est souple et plie (seuls les moins aisés sont obligés de subir), mais l’économie n’est pas un jeu de Monopoly.

L’innovation, l’entreprise, le crédit, l’embauche, sont fondés sur la confiance. Qui a été fort entamée par les déclamations hollandaises sur sa « haine de la finance » (sans effets concrets qu’une réforme bancaire a minima), sur la vengeance contre « les riches » (retoquée par le Conseil constitutionnel comme amateur et faisant peser des « charges excessives au regard des facultés contributives »), sur le manque de civisme des Français à qui l’on applique (rétroactivement) des impôts sans débat (après avoir annoncé une gRRRRââânde réforme fiscale dont la première brique n’est pas même posée), sur le « devoir » des entreprises à créer de l’emploi alors que l’on ponctionne la consommation (par CSG et TVA), que l’on encourage les importations (par les exigences de garder des salariés trop chers à cause des charges sociales toujours empilées, jamais repensées), que l’on taxe toutes les entreprises… avant de rétrocéder aux grandes (sous condition et pas avant deux ans) un petit tiers de ce qu’on a tout d’abord prélevé. Cela alors même que l’absence d’ajustement de la compétitivité française pour raisons politiques implique la poursuite de l’érosion de ses parts de marché à l’exportation et la dégradation du commerce extérieur en 2013… Vous avez dit amateurs ?

francois hollande abaca

Comment, dans ces conditions, la « promesse » du Nouvel an du président Hollande d’inverser la courbe du chômage serait-elle réalisable ? Il n’y a que trois moyens classiques : créer de l’emploi public (limité en raison du déficit), encourager l’emploi privé (mais pas en insultant des chefs d’entreprise et en ponctionnant les créateurs qui revendent leur boite), encourager la croissance (impossible à court terme sans redistribuer du pouvoir d’achat tout en faisant préférer la production française – ce qui prend des années). Reste donc un quatrième moyen bureaucratique : l’illusion. Le traitement statistique du chômage.

Ne sont pas chômeurs au sens du Bureau international du travail tous ceux qui ont travaillé « au moins une heure » dans le mois. Même si cela ne suffit en rien pour vivre, ces gens sortent des statistiques. L’Allemagne y a parfaitement réussi. François Hollande va probablement user de cet artifice, modérément, sans en avoir l’air. Un peu par la formation (mais les syndicats tiennent le 1% patronal et ne veulent pas le lâcher), surtout en encourageant les petits boulots au ras des municipalités socialistes et des services de l’État. Juste pour faire passer en « catégorie 2 » un maximum de chômeurs pour qu’ils ne soient plus comptés dans les statistiques. Faute de culture d’entreprise, François Hollande a la culture bureaucratique pour le faire. Sa promesse devrait donc rester du vent, puisque rien ne la soutiendra dans la réalité économique.

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Shane Stevens, L’heure des loups

Un roman policier qui commence très fort… et dure un moment dans la même veine. Et puis crac ! Il ressasse ; il sombre dans la manie maniaco-dépressive, il rejoue l’air mille fois entendu de l’éternel persécuté à qui tout le monde en veut. Le flic de la criminelle parisienne décline en vengeur coupable de l’humanité. Le mot ‘Juif’ est répété à satiété deux fois par page.

Il est plutôt étrange que Shane Stevens, né à New York en 1941, soit aussi obsédé par les nazis, par les SS disciplinés, entraînés et sans pitié. Il montre d’ailleurs le mimétisme du Mossad, le service secret israélien, tout aussi entraîné, discipliné, froid et sans pitié pour tous les « ennemis » d’Israël. Le héros, César Dreyfus – mais oui, descendant français du célèbre capitaine ! – est d’ailleurs sur le point d’être liquidé par le Mossad dans les dernières pages parce qu’il en sait trop sur un secret bien gardé : l’or des nazis récupéré par Israël. Le pays des purs aurait-il donc négocié avec le pays du Mal ? Ce n’est pas très politiquement correct… Il ne faut donc pas le « dire ».

Tout commence par un homme retrouvé pendu à une corde à piano dans son appartement. Suicide ! déclare, péremptoire, un jeune inspecteur. Pas si simple, rétorque César qui en a vu d’autres et à qui on ne la fait pas. Vous avez dit corde de piano ? et ça ne vous rappelle rien ? Les traîtres du complot Stauffenberg contre Hitler ont été pendus par des cordes à piano. Il paraît que la mort est plus lente, plus sadique. Dès lors, la police va chercher, se mettre à dos les « services » plus ou moins secrets, plus ou moins liés à la « haute » politique de ces Messieurs des palais gouvernementaux. Il y aura un viveur, une femme, quelques meurtres, beaucoup d’intrigues pour le pouvoir… et l’argent ! Ne jamais oublier l’argent dans une intrigue entre juifs et nazis. Car les nazis ont volé, accumulé, planqué… Trente ans plus tard, après la prescription, pourquoi ne pas jouir du butin ?

Belle intrigue, belle action, jusqu’à ce que le roman s’enlise dans les marécages fangeux du fantasme, de la Mémoire (reconstituée) et revue selon l’image d’Épinal de Job sur fumier. La traduction n’aide pas, bâclée semble-t-il. Qui tentera de comprendre comment on allume un incendie en repliant en paquet de cigarettes en sera pour ses frais : les phrases françaises s’enchaînent mais ne veulent rien dire…

Reste l’évocation d’un Paris des années 1970 assez exotique, surtout vu de New York sur dossier. Les bobos (qui ne savent pas encore qu’ils le sont, six ans après 68) « s’émerveillaient volontiers avec des oh ! et des ah ! dès qu’on citait un nom connu » p.93. On bouffe bien, on jouit en sautant les femmes qui ne demandent que ça, « les bouteilles de champagne étaient soigneusement conçues pour détendre les femmes et raidir les hommes » – jolie formule. On roule « en Renault et en Simca », le train pour Toulouse est encore à vapeur (?), les hauts-fonctionnaires sont mafieux et claniques, le musée de la police se trouve soi-disant à la Préfecture quai des Orfèvres – or il se trouve rue de la Montagne Sainte-Geneviève ; il ne reviendra (peut-être, s’il y a les sous) dans l’île de la Cité qu’en 2017. Et même pas une note de bas de page du traducteur ignare pour rectifier !

Nous sommes loin, bien loin, de la sensibilité et de l’intelligence du précédent roman ‘Au-delà du mal’, chroniqué sur ce blog. L’identité aliène lorsqu’elle est obsessionnelle. Ce mot d’identité, pourtant grossier à gauche, est trouvé « normal » en ce qui concerne les Juifs, pourtant majoritairement de gauche en France (dit-on). On se demande pourquoi : il enferme dans une aliénation profonde, que l’on soit, Juif, Breton, Basque ou de n’importe quelle « culture ». Se sortir du carcan des déterminismes est pourtant le premier pas vers la liberté et l’épanouissement.

Au total donc, pas un « mauvais » roman policier, mais un roman obsessionnel. Qui aime le lise. Pour ma part, je suis déçu.

Shane Stevens, L’heure des loups (The Anvil Chorus), 1985, Pocket mai 2012, 605 pages, €7.69

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Haruki Murakami, 1Q84 tome 1

Dans ce gros roman en trois parties de près de 600 pages chacune, Murakami est à son meilleur. Ne vous effrayez pas de la longueur, sa prose est légère, son histoire captivante, le découpage maintient le suspense : on ne s’ennuie jamais. Hommage à la traductrice qui a su rendre en un français fluide tout le littéraire de l’auteur.

Murakami explique d’ailleurs dès la page 130 comment il faut écrire. Se lancer à la main, taper le texte, le relire. Puis l’imprimer – on a une autre vision. Opérer les ajouts nécessaires à la bonne compréhension, les descriptions de ce que le lecteur n’a jamais vu encore, les caractères des personnages. « L’opération suivante consistait à supprimer de la nouvelle version les ‘passages non indispensables’. » La réduction (comme en cuisine) peut aller jusqu’à 70% du nouveau texte ! L’équilibre est peu à peu atteint. « Les complaisances de son ego une fois élaguées, les qualificatifs superflus éliminés, la logique trop apparente se réfugiait à l’arrière-plan ».

L’histoire de ce tome premier commence par deux aventures parallèles, celle d’une tueuse et celle d’un écrivain. Ce sont leur vraie vie. Mais dans l’apparence sociale, l’une est monitrice de sport et l’autre prof de maths. Car le réel n’est qu’apparence, thème bouddhique favori de Murakami. Dès la page 23, un chauffeur de taxi prévient d’ailleurs l’héroïne comme le lecteur : « j’aimerais que vous vous souveniez d’un point, c’est que les choses et l’apparence, c’est différent. » Aomamé et Tengo en apparence vivent des existences parallèles – mais ils se sont déjà rejoints une fois, on ne l’apprend que page 308. L’un vit en 1984, premier semestre (1Q en anglo-saxon) ; l’autre passe dans une autre dimension du même monde, 1Q84, le rond du 9 ayant pris toute la place, comme en gestation, traînant une queue de Q. Et puis, dans le ciel nocturne, il y a deux lunes.

La fille comme le garçon ont un peu moins de trente ans, l’âge fétiche de Murakami. Ils sont en pleine possession de leurs moyens, jeunes mais indépendants. Difficile, l’indépendance, dans la société japonaise très hiérarchique, clanique, corsetée. L’auteur nous en offre les clés (valables aussi face aux bobos parisiens à l’ego toujours susceptible). Tengo, garçon grand et fort, adepte du judo et expert en beautés mathématiques, fuit les règles contraignantes et les obligations sociales. Sa méthode ? « Il s’efforçait d’atténuer sa personnalité, de ne pas exposer ses opinions, s’arrangeant pour ne pas se distinguer et rester en arrière-plan » p.450. De même, celle dont le prénom signifie « haricot de soja bleu-vert » est née de parents Témoins de Jéhovah, remplis de tabous, de devoirs et de mimétisme sectaire. Une fois émancipée, elle n’a qu’un désir : « qu’elle se métamorphose selon l’arrière-fond, qu’on la remarque le moins possible, qu’on s’en souvienne mal, voilà ce qu’Aomamé avait toujours recherché. Depuis qu’elle était enfant, c’est ainsi qu’elle avait réussi à se protéger » p.26.

jeunes japonais photo argoulRien d’étrange à ce qu’Aomamé éprouve « invariablement une profonde aversion à l’encontre des fondamentalistes, toutes religions confondues. » C’est là aussi l’un des thèmes fétiches de Murakami. « Songer à leur conception du monde étriquée, à leur condescendance, à leur arrogance et à leur insensibilité vis-à-vis d’autrui la submergeait d’une colère irrépressible » p.192. Colère qui va être l’un des ressorts de l’histoire… dont je vous laisse découvrir tout le sel. Il est question notamment de viols de fillettes par un gourou et d’étranges ‘Little People’.

Car 1984 est aussi un roman de George Orwell sur le totalitarisme. Big Brother serait-il devenu Little People ? On ne le sait pas encore dans ce tome 1, ce qui fait désirer la suite. Q est la lettre initiale du mot Question. Le totalitarisme aurait-il changé de sens ? Serait-il moins imposé par un tyran extérieur et plus désiré comme conviction intérieure ? Bonnes questions, non ?

D’autant que Tengo est appelé par son éditeur Komatsu à propos d’un texte soumis à un concours de premiers romans. La jeune Fukaéri, 17 ans, explose les scores. Sauf qu’elle a un style exécrable et qu’il faut réécrire (pourquoi la traductrice dit-elle sans cesse « récrire » ?). Tengo est le plus qualifié pour le faire, sensible, attentif, respectueux. Il découvre peu à peu l’existence en secte de la jeune fille…

Suite au prochain tome, j’ai hâte de le lire ! Vous aussi, probablement.

Haruki Murakami, 1Q84 tome 1 avril-juin, 2009, traduit du japonais par Hélène Morita, 10-18 septembre 2012, 550 pages, €9.12

Livre audio du tome 1 €23.18

Pour mémoire :

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