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L’État est la nouvelle idole, selon Nietzsche

Nietzsche n’aime pas l’État, selon lui une abstraction comme Dieu, qui rend esclave les hommes. Il est en ce sens « anarchiste » tant qu’il existe des États qui s’arrogent le monopole de régir la vie de chacun. Où l’on constate que Nietzsche n’aurait surtout pas été nazi (et pas plus léniniste), puisque dans ces régimes, l’État est tout et l’individu rien. « L’État est le plus froid des monstres froids » : une administration des choses, une moralisation des êtres – un gouvernement, un droit, une loi. De quoi « normaliser », comme l’on dit aujourd’hui, tous les individus par essence originaux et créateurs.

Le philosophe au marteau préfère les peuples et les troupeaux, les premiers organisant leur puissance vitale comme des lions et les second restant soumis comme des chameaux – rappelons-nous les Trois métamorphoses. « Il y a encore quelque part des peuples et des troupeaux, mais pas chez nous, mes frères : chez nous, il y a des États. » Le mensonge de l’État est de dire : « Moi, l’État, je suis le Peuple. » Un certain Mélenchon, qui se croit l’État à lui tout seul comme simple élu parmi 577 autres députés, s’enorgueillit comme Louis XIV de clamer : l’État, c’est moi ! Or il n’est de plus qu’un homme, parmi les autres, et ni l’État, ni le Peuple. Nietzsche n’aurait pas aimé Mélenchon. « C’est un mensonge ! Ce sont des créateurs qui ont formé les peuples et qui ont suspendu au-dessus des peuples une foi et un amour ; ainsi ont-ils servi la vie ».

Mélenchon n’est ni Louis XIV, ni Napoléon, ni De Gaulle – ni même Mitterrand (cela se saurait). Il reste trop haineux et revanchard pour être créateur. Peu importe le personnage (je ne juge pas l’homme lui-même, que je ne connais pas, et qui a ses qualités), pour Nietzsche, le peuple est animé par les créateurs, ceux qui leur donnent une foi et un amour, ceux qui les entraînent. L’organisation d’État ne vient qu’ensuite, comme instrument de la grande Politique, pas comme fin en soi. Nietzsche, en cela, n’est pas fondamentalement « anarchiste », il admet une organisation de la société et une institution pour gouverner – mais comme outil pour la foi du peuple.

L’État comme fin en soi est une idole et « partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l’État et il le hait comme un mauvais œil, comme une atteinte aux coutumes et aux lois. » C’est ainsi que l’empereur romain Constantin a converti tout l’empire au christianisme d’un trait de plume, engendrant la répression de tous les autres cultes – dont la disparition des hiéroglyphes égyptiens. Les crétins fanatiques ont alors pu se déchaîner contre les « païens » plus lettrés qu’eux, avant le même fanatisme de l’islam, puis du communisme, puis des islamistes radicaux. Les politiciens qui révèrent l’État sont des « destructeurs (…) Ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits. » Le glaive de la police et de la loi, les cent appétits d’envie de celui qui regarde toujours ce qu’on donne au voisin plus qu’à lui. Chaque peuple a son langage du bien et du mal, son voisin ne le comprend pas, dit Nietzsche, et l’État veut tout normaliser, « l’État ment dans toutes les langues du bien et du mal ». Il dit le bien parce qu’il affirme savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous, cinq fruits et légumes par jour, pas plus d’un verre de vin par repas, obligation de rouler à 80 km/h quelle que soit la route, la voiture ou le conducteur, et tant d’autres prescriptions de moralisme d’État.

Curieusement, Nietzsche associe l’État au nombre des humains. Et il est vrai que l’État a été inventé chez les peuples agriculteurs pour comptabiliser les récoltes et le nombre des hommes en âge de combattre : à Sumer, en Égypte, chez les Aztèques. « Il naît beaucoup trop d’hommes : l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus ! » L’État les discipline et les enrôle – il les rend esclaves. De nos jours, il en fait des fonctionnaires, aptes à fonctionner selon les directives, les bras armés de l’État dans son anonyme toute-puissance. « Voyez comme il les attire, les inutiles ! » Nietzsche s’élève contre l’idéal de Hegel où l’histoire trouve sa réalisation objective dans l’État, reflet de l’esprit et de sa nécessité vitale, le logos. « Il n’y a rien de plus grand que moi sur la terre : je suis le doigt de Dieu qui ordonne – ainsi clame le monstre ».

Il s’élève aussi contre le nazisme qui pointe déjà chez les nationalistes exacerbés de son époque : « Elle veut tout vous donner pourvu que vous l’adoriez, la nouvelle idole : aussi s’achète-t-elle l’éclat de votre vertu et le regard de vos yeux fiers. Vous devez lui servir d’appât pour les superflus ! » Or l’État éteint le talent créateur dans l’administration (voyez le ministère « de la Culture »), étouffe la grande Politique dans la diplomatie pusillanime (voyez le Quai d’Orsay), multiplie les bureaux qui secrètent des règles pour justifier leur fonction et leur emploi (voyez le ministère des Finances et la fiscalité), cherche (sans y parvenir) à discipliner et à normaliser la grande masse des élèves et les élans de l’adolescence (voyez l’éducation « nationale »). L’État a « inventé là une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d’être la vie. » Un lent suicide, dit Nietzsche, car il éteint l’élan vital, il ne fait pas servir la volonté de puissance personnelle mais la contre par des normes étroites et des condamnations sans appel. Lui seul garde le monopole de tout : de la santé, de l’éducation, de l’information, des richesses, de la politique, des relations avec les autres peuples. Les « superflus » – ces fonctionnaires d’État – « veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup d’argent – ces impuissants ! » Car l’argent ne fait pas la puissance personnelle du créateur, il n’est que l’instrument de l’impuissance (qui permet par exemple de se payer une pute quand on ne peut plus séduire, ou un « nègre » pour écrire sa thèse ou son « livre »). « Ils veulent tous approcher le trône : c’est leur folie – comme si le bonheur était sur le trône ! »

Rien à faire avec l’État, cette idole du XIXe siècle (le siècle de Nietzsche) et du XXe siècle, dont il voit à peine la naissance. Mais son siècle est encore d’explorations, de terres vierges. « La terre est encore ouverte aux grandes âmes. Il reste encore pour ceux qui sont solitaires ou à deux, assez d’endroits où souffle l’odeur des mers silencieuses. Une vie libre reste possible aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est d’autant moins possédé : louée soit la petite pauvreté ! Ce n’est que là où finit l’État que commence l’homme qui n’est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique et irremplaçable. » Ne rien posséder, c’est n’être pas attaché aux choses matérielles, donc soumis à la protection de l’État. L’être humain peut alors se révéler comme il est, créateur. « Le chant de la nécessité » est celui de son élan vital, de sa volonté pour la puissance, de ses actes uniques d’individu unique. Nietzsche n’est pas un hippie, qui ne refuse l’État et « la société » que pour s’évader dans les brumes des drogues et des illusions orientales ; Nietzsche serait plutôt un navigateur solitaire « ou à deux », comme j’ai quelques amis depuis les années 1970 qui l’ont tenté un temps, avant de travailler pour élever des enfants, et durant leur retraite, une fois les petits grandis et élevés.

La démocratie, comme idéal jamais achevé, est une tentative de dompter la prolifération de l’État comme système d’organisation volontiers totalitaire (comme en Chine, en Russie, en Iran, en Turquie…). Mais la démocratie est procédurière, lente, fragile, à la merci du moindre populisme qui promet tout pour être élu et, une fois au pouvoir, se contente de consolider son pouvoir sans autre intérêt. Une anarchie organisée (mais c’est une contradiction dans les termes), telle pourrait être peut-être le système social qui serait le meilleur compromis entre la volonté de laisser libre l’expression des créateurs et de leur volonté de s’exprimer – et la masse du grand nombre, qui se contente de vivre et est contente comme cela. Au fond, une démocratie vivante n’est-elle pas une anarchie organisée, régulée par des procédures et des instances ? Un peuple entraîné par un créateur, comme le fut De Gaulle et Churchill côté positif, mais aussi Mussolini et Hitler côté négatif, telle peut-être la conséquence du discours de Nietzsche. Mais les premiers laissent l’État à son rôle d’instrument qui libère, tandis que les seconds font de l’État un pouvoir total qui rend esclave.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Misère étudiante en fac

J’ai eu l’occasion d’intervenir comme prof extérieur en mastère dans une fac d’Île-de-France ni pire ni meilleure qu’une autre, mais dont je ne préciserai pas le nom. Disons qu’elle a été bâtie selon le modernisme soviétique à la mode des années « progressistes ». Évidemment, elle a mal vieilli.

Rien n’est pire que le vieux moderne en architecture, sinon le moderne déjà usé des tempéraments et le progressisme du passé.

Il y a ce côté « copain » entre enseignants qui est fort sympathique, l’aspect décontracté avec les étudiants qui ne l’est pas moins. Mais dès que vous vous adressez à un appariteur, huissier, ou hôte d’accueil, vous tombez sur un « c’est pas moi c’est l’autre », « j’suis pas au courant », « il faut que je demande à mon chef ». L’Administration dans sa grandeur quand elle se la joue règlement. Et les étudiants isolés, livrés à eux-mêmes.

Lorsque vous arrivez, une demi-heure avant le cours prévu, rien n’est prêt. La salle est à peine réservée (il y a peut-être un cours, « on » ne sait pas), ou alors il faut trouver la clé (« mais qui donc à la clé ? »). Le matériel a été réservé lui aussi, mais les prises ne fonctionnent pas, du moins pas les blanches (normales), seules les « rouges » sont branchées. Signe politique ? Même pas, elles font l’objet d’un blocage « de sécurité » pour jeunes enfants, comme si l’usage des étudiants post-68 d’amener leurs bambins subsistait au XXIe siècle… Quand vous avez résolu tous ces problèmes, c’est l’ordinateur, trop neuf, qui n’a pas été « initialisé ». Il faut donc passer un quart d’heure pour tout mettre en place.

Le cours commence. Silence religieux. Pas d’écran (pas prévu) mais le tableau brillant pour feutres qui donne un éclat particulier à votre projection d’1 m sur 0.80. Au fond de la salle, heureusement qu’ils ont les yeux jeunes. Grattement des prises de notes, vérifications sur le net (ou chat avec des copains ailleurs). Aucune question. Nous sommes à l’université française, pas en école de commerce ni dans une fac étrangère…

Moi qui ai pourtant fais toutes mes études à l’université, à Paris, je n’en reviens pas. Ces étudiants de quatrième année – qui ont donc passés tous les barrages du premier cycle – apparaissent fort gentils, mais hantés par le concret. Ce qu’on appelait avant de « petits besogneux ». Ils veulent des « trucs », pas des méthodes, encore moins des idées.

Même en école de commerce, de la même génération, ça vole plus haut. Peut-être parce qu’on trouve aujourd’hui plus facilement un boulot en sortant d’école que de fac ? Peut-être parce qu’étant passés par des Prépas, ils ont l’habitude de travailler vite et de façon organisée ? Parce qu’ils ont été sélectionnés par un examen puis par un jury avant de se lancer dans les études, contrairement au bac, donné à neuf lycéens sur dix, qui sert de sésame pour les études supérieures ? Parce qu’ils ont cette entraide spontanée de ceux qui font d’autres activités ensembles et des stages d’entreprise ? Peut-être parce que le « commerce » ouvre plus l’esprit que le juridisme scolaire des études universitaires ? Mais ce n’était nullement le cas dans la génération d’avant, la mienne – alors ?

L’abandon de la filière universitaire depuis la fin des années 1980 a-t-elle été un choix délibéré ? A-t-elle été une « douce négligence » comme on le dit du dollar (« ma » monnaie mais « votre » problème) ? En tout cas, ce ne sont ni les années Juppé, ni les longues années Jospin, ni les années Villepin, ni l’abandon laxiste des années Hollande qui ont changé quoi que ce soit à cette dérive mentale de l’université. Elle a été la délaissée de la gauche comme de la droite : la première pour ne rien toucher aux Zacquis syndicaux, la seconde parce que ses fils et filles sont formés en-dehors, dans les écoles de l’élite. J’ai l’impression d’être devant une classe qui prépare un concours administratif, pas devant une jeunesse qui va aborder la vie !

Curieusement, le seul qui ait pris le problème à bras le corps est bien Nicolas Sarkozy avec ses dotations en fonds propres et ses exigences de meilleure administration. Cela choque le petit-travail-tranquille, les gendegôch et tous ceux qui trouvent le scrutin présidentiel illégitime – mais cela va clairement dans la bonne direction. Jean-Michel Blanquer est revenu sur les dérives gauchistes de Nadjat Belkacem. Mais pourquoi Jospin en son temps, avec ses cinq ans de premier ministère, n’a-t-il rien fait ? Pourquoi la gauche ne propose-t-elle toujours rien d’autre que « supprimer » les Grandes écoles, comme s’il suffisait de niveler tout le monde sur le même plan médiocre ? L’université n’a-t-elle donc les ambitions que d’un « lycée plus » ? D’un parking à chômage ?

Peut-être est-ce différent en province où les étudiants sont entre soi et se connaissent depuis l’enfance, ou quand on a passé des mois avec la même classe. Mon expérience contraste la génération fac et la génération écoles. Ils ont des tempéraments aux antipodes : ceux qui connaissent le monde réel et ceux qui sont toujours restés dans le cocon scolaire… La France n’est-elle apte qu’à former des administratifs ?

Le télétravail obligé par la pandémie n’a fait qu’accentuer les défauts de l’université, dont le premier est la solitude et le second le tropisme scolaire. Sans les profs qui doivent les « aider », les étudiants habitués au cocon maternant du lycée dépriment ; livrés à eux-mêmes, ils ne savent pas travailler. Ils ont enfin la liberté mais ne savent pas quoi en faire – et regrettent la contrainte du secondaire. Ils n’ont jamais été éduqués à la responsabilité (ce pourquoi ils votent si peu). Leur premier patron – pire, leur première patronne – aura fort à faire pour les débrouiller !

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Moi Daniel Blake de Ken Loach

Le Royaume-Uni a poussé plus que les autres Etats développés l’austérité sociale, mélange du devoir de se prendre en main protestant avec la liberté absolue libertarienne. Ce que la gauche française appelle « ultralibéralisme », tordant les concepts par haine du libéralisme des Lumières (au profit du collectivisme « socialiste », voire tyrannique). Ken Loach lance un coup de gueule très ironique dans son film de 2016, montrant à la fois les bêtises des administrations courtelinesques et l’inhumanité des fonctionnaires ou petites mains privées d’une délégation de « service » public.

Son personnage principal, Daniel Blake (Dave Johns), est un menuisier de 59 ans qui a eu une alerte cardiaque sévère et à qui son médecin traitant interdit de travailler. Un employeur, le sachant, serait soumis à des poursuites s’il passait outre. Mais l’Etat n’est pas soumis aux mêmes règles et « le système » des allocations chômage depuis 2008, exige de certains malades aptes partiellement au travail une recherche d’emploi. Pour cela, ce n’est pas un médecin qui décide, pas même du personnel médical, mais depuis 2010 une société privée à laquelle est faite concession pour l’éligibilité à la pension de handicap. Un interminable questionnaire de 50 pages pointe les critères requis : Daniel Blake n’en a que 12, il lui en faudrait 15. Il se trouve donc dans une situation ubuesque où il doit chercher du travail pour toucher les allocations chômage de l’ESA (Employment and Support Allowance) – mais sans pouvoir dire oui à une quelconque proposition par interdiction du médecin.

Il peut faire appel de la décision inepte du rouage pseudo-administratif incompétent, mais il doit pour cela attendre le coup de fil de la personne qui le suit (qui arrive tardivement sous forme de message téléphonique automatique), puis sa lettre de refus (qui arrive avant), avant de se connecter à Internet pour faire appel en ligne. Tout renseignement est accessible sur un numéro payant, submergé par les appels en incompréhension des usagers, ce qui demande près de deux heures d’attente ! Evidemment Daniel, vieux manuel, ne connait rien à Internet, tout juste s’il sait se servir d’un téléphone mobile. Mais aucun fonctionnaire de l’administration du Jobcentre n’a le temps de l’aider, chacun est minuté par souci de rentabilité. A lui de se prendre en mains et de se débrouiller.

Il doit s’inscrire malgré tout au chômage faute de pension de handicap, mais uniquement en ligne ! Tout juste si, au second rendez-vous, le rouage qui suit son dossier (Sharon Percy) lui prescrit une formation (obligatoire) en rédaction de CV, mot qu’il n’a jamais rencontré. S’il ne s’y rend pas et n’obéit pas aux consignes, il sera « sanctionné » : trois semaines d’allocations supprimées la première fois, plus si récidive. Il devra aussi consigner le détail de ses recherches d’emploi qui devront lui prendre 35 heures par semaine, cela dans un contexte de crise économique après l’explosion de la finance en 2008-2010. Et comment les prouver ? « Demandez un reçu, ou faite une vidéo avec votre smartphone », lui répond la fonctionnaire. « Je suis un homme malade, dit-il, recherchant des boulots inexistants ».

Lorsqu’il patiente au Jobcentre en attendant son tour, il prend le parti d’une mère célibataire, Katie Morgan (Hayley Squires) avec deux enfants de pères différents (Briana Shann et Dylan McKiernan). Elle vient d’emménager dans le quartier en logement social et a du retard au rendez-vous car elle connait mal encore les transports. Le fonctionnaire directeur, régulateur de flux comme à la SNCF (Stephen Clegg) la renvoie à un prochain rendez-vous qui lui sera fixé car « ici, on a des règles » (curieuse remarque de la part d’un mâle dominant). Daniel, avec bon sens, s’insurge : peut-être pourrait-on s’arranger en décalant le rendez-vous suivant avec son accord ? Rien à faire, l’administration est aveugle et ses sbires imbéciles. Le vieil anglais ouvrier veuf va nouer des liens d’amitiés avec la jeune paumée mère célibataire et les deux vont s’entraider.

Katie ne peut loger dans sa ville natale où réside sa mère car elle serait en foyer de sans-abri et ses deux enfants lui seraient retirés. Elle doit chercher du travail mais, malgré ses tracts dans les boites aux lettres bourgeoises pour des heures de ménage, elle ne trouve rien. Donc elle se prive pour nourrir ses enfants, allant jusqu’à craquer en ouvrant une boite de haricots à la tomate qu’elle enfourne dans sa bouche dans les locaux mêmes de la banque alimentaire. Et jusqu’à voler pour le superflu, lingettes ou crème pour le visage. Ce qui la fait convoquer par le directeur du supermarché, qui passe l’éponge à condition qu’elle ne recommence pas. Il est en fait rabatteur pour son agent de sécurité, Ivan (Micky McGregor), qui l’aiguille vers la prostitution… Elle pourra ainsi acheter des baskets neuves à sa fille, les vieilles prenant l’eau ce qui la fait moquer par ses petites camarades.

La société anglaise de notre siècle, comme au siècle Victoria décrit par Dickens, éjecte les vieux (Daniel Blake), marchandise les femmes (Katie Morgan) et oblige les jeunes non-qualifiés à frauder (le voisin noir de Daniel qui vend de la contrefaçon commandée directement en Chine, Daniel devenu tagueur pour qu’on l’écoute simplement). La toute-puissante Administration multiplie les obstacles bureaucratiques, avec ses règles incompréhensibles et ses automatismes de répondeurs, choix à touches, imprimés sur le net, règles tatillonnes, pour décourager les citoyens de « vivre aux crochets » de l’aide publique. Je crois que de nombreux braillards français devraient faire un stage Outre-Manche, comme George Orwell l’a fait dans les bas-fonds, pour apprécier le système social français au lieu d’en demander « toujours plus » comme des égoïstes avides ! La souffrance comme système politique pour maintenir les citoyens tentés par la révolte à faire profil bas : telle est la société de 1984 décrite plus tard par le même Orwell. Nous n’en sommes heureusement pas encore là en France.

Le scénariste Paul Laverty et le réalisateur Ken Loach ont enquêté auprès des chômeurs anglais pour connaître leur existence de tous les jours, et ce n’est pas du misérabilisme. Ils traitent le sujet avec ironie et tendresse, gardant confiance en l’humain sous les carapaces de statut. L’ANPE française dégradée en Paul en ploie a pris un temps le chemin anglais, convoquant les chômeurs exprès le lundi matin à 8h30 en banlieue pour un poste qui n’entrait pas dans leurs compétences selon leur CV, ou n’en assurant jamais plus le suivi s’il y entrait – j’en suis personnellement témoin. Il fallait faire du chiffre, tout en domptant les « ayant-droits » par un lever aux aurores et une « mobilisation » sans faille.

Pas de quoi rester « bon citoyen » très longtemps…

Palme d’or Cannes 2016

DVD Moi, Daniel Blake (I, Daniel Blake), Ken Loach, 2016, avec Dave Johns, Hayley Squires, Sharon Percy, Le Pacte 2017, 1h37, €10.00 blu-ray €15.00

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George Orwell, Wigan Pier au bout du chemin – Le quai de Wigan

Commandé par un éditeur sur la vie des chômeurs du nord de l’Angleterre durant la crise de 29, Orwell va passer plusieurs mois dans une région où les mines de charbon et les filatures de coton ont partiellement fermé. Il séjourne dans des familles ouvrières à Wigan, Sheffield, Barnsley et même dans une triperie qui fait pension, dont il décrit l’horreur dès le début du livre. Il visite quelques mines et va au fond, ce qui donne une description dantesque et superbe de la première partie où il voit les mineurs, dès 15 ans, en titans de bronze quasi nus, aux muscles forgés par l’effort dix heures par jour. La mine oppresse, la mine humilie, la mine transforme en « nègre » – les ouvriers sont comme une tribu opprimée par le colonialisme patronal. Il décrit aussi le crassier des terrils, la poussière qui s’incruste dans les murs des maisons, la promiscuité et la boue des paysages miniers. Seule la neige, en hiver, forme des « îlots de propreté et décence ».

Décence : le mot est lancé. C’est un fétiche d’Orwell, une traduction british de notre vieux « bon sens » doublé du « sens moral » très anglais. La Common decency – la décence commune – est ce naturel qui vous vient humainement et vous permet de juger de tout, des autres comme du système économique et politique.

Parmi les ouvriers autodidactes, il établit son idée encore vague du « socialisme » qu’il expose en seconde partie. Pour Orwell, c’est moins le “capitalisme” qui fait problème (rien qui ne puisse évoluer sous la pression sociale) que « l’industrialisme » qui est le règne progressivement envahissant de la machine. Un thème à la mode en ces années-là comme en témoignent H. G. Wells mais aussi Heidegger ou Spengler. Un thème qui demeure aujourd’hui avec l’effroi envers l’IA, « l’intelligence » artificielle dont le seul mot intelligence fait peur alors qu’il ne recouvre que des processus automatiques initiés par l’homme. Pour Orwell, l’être humain va par intelligence au plus efficace : si une machine existe pour faire le travail, pourquoi continuer à trimer ? Ce qui va faire dégénérer la race comme il le constate en une génération, comparant les types humains qu’il croise dans la rue ou chez les soldats de la Garde royale : de colosses ils sont devenus filiformes. Un témoignage de plus du virilisme mâle affiché par Orwell, une probable rançon de son dressage à Eton. C’est donc une autobiographie intellectuelle et idéologique qu’il écrit, à tâtons parce que la réflexion progresse de se voir couchée sur le papier. Je ne peux qu’inciter tout lecteur à faire de même, écrire en une page la conception qu’il se fait du monde et de la société : il y verra plus clair.

George Orwell n’est pas communiste au sens du parti marxiste-léniniste, dans lequel il voit clairement la dictature de quelques-uns et le machinisme de pensée. Il compare ces fanatiques aux catholiques romains anglais, tout aussi religieux, tout aussi sectaires. Mais sa critique porte surtout sur les petits intellos des classes moyennes – classe à laquelle il appartient – qui vont au prolo comme la vache au taureau tout en étant incapables par construction éducative et sociale de changer. On ne devient pas ouvrier, on y nait. Quiconque se déclasse pourra singer les gestes et les manières mais il restera ce que sa prime éducation l’a fait. Le socialiste bourgeois aime « le progrès », « la machine », il a « un sens hypertrophié de l’ordre » chap. XI p.612 Pléiade. Ce qui conduira certains au fascisme. Car l’intello socialiste sait mieux que vous ce qui est bon pour vous et vous l’imposera par la loi des urnes et de l’Etat transformé en mécanisation administrative. « La vérité, c’est qu’aux yeux de bons nombres de gens, qui se disent socialistes, la révolution ne présente pas un mouvement de masses auquel ils comptent s’associer ; elle représente un ensemble de réformes que « nous », les gens intelligents, allons leur imposer à « eux », les « classes inférieures » chap. XI p.613. Une dérive qui déshumanise mais qui est bel et bien dans la mentalité petite-bourgeoise socialiste. Le socialisme n’est-il pas l’idéologie de la période industrielle de l’histoire humaine ? « Seul l’homme ‘instruit’, notamment l’homme de lettres, s’arrange pour tomber dans le sectarisme. Et, mutatis mutandi, il en va de même avec le communisme. On n’en trouvera jamais le credo sous sa forme la plus pure chez un authentique prolétaire » chap. XI p.612. Il nous suffit de citer Sartre, Bourdieu, Mélenchon Badiou, Ian Brossat… et les écolos – venus de la gauche socialiste.

Car l’écologie est le nouveau socialisme de notre temps, imbu des mêmes rhétoriques, qui se sent une même mission de sauver les gens malgré eux, avec les mêmes petits intellos sectaires aux commandes. « L’intellectuel socialiste, à la culture livresque, qui juge nécessaire de jeter notre civilisation aux orties et qui est tout prêt à le faire. Pour commencer, ce dernier type se trouve exclusivement dans la classe moyenne, qui plus est la fraction citadine et déracinée de la classe moyenne. Plus ennuyeux encore, il inclut (…) les pourfendeurs de la bourgeoisie tout écumants de rage, les réformateurs plus tiède (…), les jeunes arrivistes astucieux des milieux littéraires, qui sont communistes à l’heure actuelle comme ils seront fasciste d’ici cinq ans, parce que c’est ce qui fait fureur, et toute cette sinistre tribu de femmes animées de nobles sentiments, de dévots de la sandale et de fanatiques du jus de fruit barbus et massivement attirés par le fumet du ‘progrès’ comme des mouches bleues fondant sur un chat crevé » chap. XI p.615. Nous reconnaissons aisément, près d’un siècle plus tard, les mêmes types politiques qui se croient originaux… Et nous verrons peut-être « d’ici cinq ans » si d’aventures Marine Le Pen gagne les présidentielles, les dévots du gauchisme et de l’écologie, venir lui lécher la main « parce que c’est ce qui fait fureur ». Après tout, si l’écologisme doit être imposé aux gens malgré eux, pourquoi pas un bon vieux fascisme à la chinoise ou à la russe pour le réaliser ?

Car, expose Orwell, le fascisme n’est pas le Mal en soi mais peut exercer une certaine fascination qu’il faut comprendre pour mieux la combattre. Les gens « n’ont pu être précipité vers le fascisme que parce que le communisme s’attaquait ou paraissait s’attaquer à certaines choses (le patriotisme, la religion, etc.) plus profondes que les motivations économiques ; et, en ce sens-là, il est tout à fait exact que le communisme mène au fascisme » Chap. XII p.619. C’est ce qui risque de nous arriver après les excès intello-sectaires de la gauche et le politiquement correct de lâcheté envers les extrêmes minorités : c’est ce qui est arrivé aux Etats-Unis avec Trump, sauf que les Américains sont pragmatiques et n’hésitent pas à tout changer (Trump a été viré) alors que c’est plus difficile et plus lourd en nos pays. « Il n’est sans doute pas très difficile, quand on en a soupé de la propagande socialiste la plus grossière, de voir dans le fascisme le dernier rempart contre ce qui menace le meilleur de la civilisation européenne » Chap. XII p.642. D’autant que le discours des socialistes est un repoussoir : « Parfois, quand j’écoute parler ces gens, et plus encore quand je lis leurs livres, j’ai le sentiment qu’à leurs yeux le mouvement socialiste dans son ensemble n’est rien d’autre qu’une sorte de chasse aux hérétiques grisante – les sauts de cabri de sorciers en transe dansant au son des tams-tams et sur l’air d’un ‘Abracadabra, je sens le sang d’un déviationniste de droite !’. C’est pour cette raison qu’il est bien plus facile de se sentir socialiste quand on se trouve parmi des ouvriers » chap. XIII p.648. Ils ne sont pas idéologues mais connaissent très bien la différence entre les opprimés et les  oppresseurs.

Orwell se met en verve dès qu’il en parle car, pour lui, le vrai socialisme se résume à deux mots que réclame la décence commune : « justice et liberté » – rien de plus, rien de moins. Pas besoin de château de cartes idéologique pour cela (un Mitterrand, qui venait de la droite calotine, l’avait bien compris, au fond). Il vilipende donc la trahison des clercs, ces intellectuels qui devraient donner le sens et fournir le modèle de la société à venir. « Le socialiste-type (…) est soit un bolchevique de salon à l’air juvénile dont il est vraisemblable que, moins de cinq ans plus tard, il aura épousé un bon parti et se sera converti au catholicisme romain ; soit, plus fréquemment encore, un petit employé de bureau collet monté, en général secrètement abstinent et souvent d’inclination végétarienne, au passé protestant non-conformiste, et, surtout, avec un statut social auquel il n’a nulle intention de renoncer » chap. XI p.608. Le type subsiste de nos jours, nous en avons tous rencontrés. Ceux qui s’affligent des mortifications comme se passer de sexe, d’alcool, de viande ou de voiture, voudraient que tous soient aussi malheureux qu’eux : c’est cela « l’égalité » à leurs yeux.

Inspirateur de Jean-Claude Michéa, ce livre de George Orwell mérite la postérité tant il décrit encore parfaitement les mouvements humains vers la politique.

George Orwell, Le quai de Wigan (Wigan Pier au bout du chemin), 1937, Ivrea 1982, 260 pages, €18.00

George Orwell, The Road to Wigan Pier (Wigan Pier au bout du chemin), 1937, Penguin Books Classics 2001 (en anglais), 240 pages, €11.14 e-book Kindle €0.65

George Orwell, Œuvres, édition de Philipps Jaworski, Gallimard Pléiade 2020, 1599 pages, €72.00

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Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines

Bien que tome 3 d’une saga aux multiples personnages (dont Au revoir là-haut est le tome 1,dont un film a été tiré) ce roman peut se lire indépendamment car les gens ne sont liés que par la filiation et le hasard des rencontres. Nous faisons connaissance de Louise puis de Raoul, qui sont apparentés sans le savoir. Il y aura aussi Gabriel et Jules, seconds couteaux, Fernand l’adjudant et Désiré dont le nom prend toutes les formes – comme le diable. Chacun est bien typé, dans le style du roman populiste.

Car Lemaitre a pris une forme littéraire à la fois ancienne (le roman-feuilleton du XIXe) et contemporaine (le thriller et la série TV). Il entremêle en chapitres courts les existences de chacun dans un temps historique, ici la défaite et l’exode français de juin 1940. A ce titre, les bulletins d’information officiels (issus des véritables publiés dans la presse d’époque) sont un morceau d’anthologie. On y voit le mensonge fonctionnaire dans sa plénitude, tout petit pouvoir suscitant aussitôt un réflexe de supériorité connaissante envers le bas-peuple ignare et méprisé, ainsi que l’affirmation de « ce qu’il faut » savoir et penser. Au détriment des faits, bien-sûr. Nul ne s’étonnera que les parlementaires, dépassés, aient choisi « le recours » au vieillard de 90 ans « vainqueur de Verdun », puis le grand balai de toutes les élites incapables et corrompues de la IIIe République une fois la guerre finie. Le mensonge d’Etat et la chiourme administrative sans raison aboutissent aux révolutions.

Chaque personnage du roman a son histoire, ses origines et ses conditionnements, mais se trouve plongé dans le grand bouillon de la guerre. Chacun va donc s’y révéler tel qu’en lui-même, sortant de sa condition pour devenir ce qu’il est.

Le livre se lit très bien, haletant du début à la fin, tout en action sans aucune description. Tout à fait adapté à notre époque pressée et sans passé. Une fois lu – je l’avoue avec délectation – reste un vide : qu’en dire ? quel message lance-t-il ? qu’en reste-t-il dans l’esprit ? De fait, pas grand-chose si l’on y réfléchit. Sauf à raconter l’histoire (mais ce serait dévoiler le ressort de l’intrigue donc l’intérêt de lecture), la passoire du temps laisse en résidu l’histoire de la débâcle française de 40, la chienlit démocratique, l’armée restée à l’an 14, les élites portées au chacun pour soi – tout s’éparpille pour ne laisser que le grand vide individuel. Ce sera égoïsme ou abnégation, soumission ou résistance. Ce dernier thème pourrait faire l’objet d’un tome 4 mais l’auteur semble y avoir renoncé puisqu’il ajoute un chapitre qui va jusqu’à nos jours pour dire « ce que sont devenus » les personnages du film livre. On se croirait en effet dans un film ou une série plus que dans un roman. Les réflexes y sont les mêmes, dont celui de ne jamais revenir une fois vu lu et l’avidité people de savoir le destin de chacun.

Il est dommage que la virtuosité – indéniable – inhibe la profondeur. Même Eugène Sue avait créé des personnages mythiques (Fleur-de-Marie alias la Goualeuse, le Chourineur, Monsieur et Madame Pipelet – concierges). A part Désiré, quand même intéressant en caméléon talentueux où qu’il passe et quelque métier qu’il emprunte, les autres sont assez lourds : Louise, Jules, Fernand, Alice. Même Raoul a quelque chose d’inachevé, un mauvais garçon de circonstance dû à une enfance tordue dans les secrets de famille, mais sans avenir. De vrais personnages de série TV, pas de roman littéraire.

Lire ce Miroir de nos peines en pleine débâcle pandémique avec des élites débordées et une administration aussi incapable que l’armée de 40, a quelque chose de curieux et de burlesque, comme si « la France éternelle » ne se révélait que dans le désastre.

Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines – Les enfants du désastre 3, 2020, Livre de poche mars 2021, 573 pages, €8.90 e-book Kindle €8.99

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Après Covid

Avec le printemps qui renaît (péniblement), vous rêvez de l’après.

  • Mauvaise nouvelle : l’après Covid sera Covid ; le coronavirus est comme le sparadrap du capitaine Haddock, impossible à ôter.
  • Bonne nouvelle : les vaccins ARN sont efficaces et le montrent chaque jour un peu plus, y compris sur les variants anglais et sud-africain ; de plus ils sont adaptables à tout nouveau variant dangereux en quelques semaines.

Vous avez détesté 2020 et son confinement inédit, vous vous lassez de 2021 et de ses ratés à répétition sur la prévision épidémique comme sur la vaccination, vous allez être résignés en 2022 lorsque vous prendrez enfin conscience qu’il vous faudra vivre avec le virus. Car le Sars-Covid-2 est un coronavirus – comme la grippe, il va muter et muter encore, revenir probablement de façon saisonnière. Gel, masque, précautions sociales demeureront – même vacciné. Moins qu’aujourd’hui peut-être mais comme en Asie (dense et surpeuplée) dès qu’une grippe ou un rhume se déclenche.

Oui, l’après Covid ne sera pas équivalent de l’avant Covid. Nos habitudes en seront changées et la revaccination un rite annuel (remboursé). Les Chinois ont reconnu que leur vaccin n’était pas très efficace (autour de 50% sur les nouveaux variants), car il est traditionnel sur adénovirus inactivé, comme le Spoutnik Vladimir (Poutine) et l’extra Zeneca thromboïque ou le Janssen. L’avenir est à l’ARN, plus aux manipulations virales (que Pasteur a d’ailleurs échoué à réaliser cette fois-ci, tout comme Sanofi).

Le Pfizer-BioNtech et le Moderna sont pour le moment les seuls vaccins à ARN et, comme ils sont nouveaux, très peu d’usines étaient préparées à les produire en masse. Cela change (très) vite – notamment en Europe – et c’est heureux, car vacciner le maximum d’humains dans le monde, y compris les plus cons qui ne croient pas à la maladie comme les Trompes ou les Bourses aux Noireau, sert à éviter que d’autres variants ne prolifèrent. Même s’il existe  probablement une limite aux possibilités de varier pour infecter un être humain quand on est virus – mais allez savoir… Ce que l’on sait du Coronavirus 19 est trop récent pour qu’on en sache encore beaucoup et l’on apprend tous les jours.

L’absence de déploiement des vaccins dans les pays émergents risque non seulement de favoriser les variants neufs (et plus dangereux) mais surtout d’isoler ces pays du reste du monde et d’inhiber leur reprise économique… précipitant la misère, les révoltes populistes, les guerres et les migrations. Les populistes xénophobes qui pensent qu’ils peuvent crever (il paraît qu’il en existe) ont bien la courte-vue et la cervelle réduite car le virus qui mute est plus dangereux que le sous-développé qui émigre chez nous. Or un virus passe partout, même sans les gens, il suffit qu’il contamine un objet, qu’il stagne dans l’air d’un cargo ou ont ne sait comment encore (on apprend tous les jours).

Nous avons donc tous collectivement intérêt à ce que le maximum de gens soient vaccinés partout dans le monde, même si notre système procédurier et très administratif en Europe et surtout en France nous laisse désespérément dans un retard à l’allumage, un retard dans l’action et un retard dans la prévision. Les politicards en sont encore à infantiliser le bon peuple psycho déprimé en assurant que le déconfinement est pour bientôt, au lieu de lui parler en adulte citoyen capable de penser : la vaccination en France c’est lent, c’est lourd et ça va durer. Au-delà de l’été.

Ils ont beau se réjouir que beaucoup de Français « aient reçu leur première dose » – mais il en faudra une seconde, et probablement une troisième six mois plus tard, et puis une chaque année encore, adaptée aux nouveaux variants. Donc produire, organiser la vaccination encore et toujours. Alors ne croyez pas que l’après-Covid soit pour demain. Nous ne reprendrons une « vie normale » qu’avec le Covid, tel une grippe parfois mortelle. Il faudra vivre avec – vivre avec les précautions de base qui commencent par l’hygiène et la distance.

Alors oui, télétravail il y aura plus qu’avant, vie à la campagne et à l’air plus qu’avant, achats sur le net plus qu’avant, spectacles à distance ou en virtuel plus qu’avant. Mais subsisteront ces relations humaines qui nous sont indispensables en petits groupes restreints, comme nous en avons l’usage depuis plus de 200 000 ans : la famille, la tribu, le village, la communauté de travail, la fête locale. Nous ne serons pas condamnés à vivre en bulle stériles, comme certains capitalistes du net voudraient nous le faire croire, et notamment les plus cons (plotistes). On en lit de belles sur les « réseaux sociaux » si on perd son temps à les suivre…

Le patron de Pfizer l’affirme : nous avons les moyens de faire parler le virus, donc de le cantonner.

L’espoir n’est pas de nier sa réalité ni ses conséquences comme on l’entend parfois (« après tout, les morts sont des vieux ou des malades, ou trop gros – tant pis pour eux »).

L’espoir est d’accepter la réalité telle qu’elle est et de faire avec en prenant tous les moyens que nous avons pour survivre bien.

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Autorité légitime

Il y a l’autorité autoritaire qui impose sans discuter, l’autorité laxiste qui laisse faire le consensus, enfin l’autorité légitime qui s’impose par la majorité et rend des comptes à la fin. Notre gouvernement, en France, ne sait pas choisir entre les trois, allant de l’autoritarisme au laxisme, sans l’entre-deux raisonnable et humain – celui même du cardinal de Richelieu dans ses Maximes : « l’autorité contraint à l’obéissance, mais la raison y persuade » (ch. 2).

Les caricatures en sont Dame Hidalgo et Dame Pécresse. La première veut laisser faire, sa clientèle hédoniste est composée de minorités sexuelles désirant avant tout s’amuser – les vieux qui meurent votent dans l’autre camp, c’est tant pis pour eux ; la morale post-68 interdit d’interdire. Rousseau ne disait-il pas à propos d’Emile, son jeune garçon théorique (il avait mis les siens à l’assistance publique) : « si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion publique » (L’Emile, livre III). La seconde se positionne politiquement pour la prochaine présidentielle à droite et elle est portée à singer les chefs qui sont ses électeurs, chefs de famille patriarches, chefs d’entreprises et tous les autres chefs d’eux-mêmes en leurs commerces – les jouisseurs ne sont pas sa tasse de thé et leurs attitudes doivent être redressée par la morale autoritaire. Nul se s’étonnera que cette morale préfère Bossuet : « Quoiqu’on fasse, il faut revenir à l’autorité, qui n’est jamais assurée, non plus que légitime, lorsqu’elle ne vient pas de plus haut » (Maximes, Livre V).

Deux morales de principes plutôt que deux guides de comportement. La théorie idéologique plutôt que la pratique pragmatique. Entre les deux (et pas les deux en même temps !) devrait se situer Sire Macron et son Jean Casse-tête. Il n’en est rien. « Pour avoir quelque autorité sur les hommes, disait Voltaire, il faut être distingué d’eux » – et pas faire copain-copain sur les réseaux démagos (Le Sottisier).

Le reconfinement a été éludé par laxisme hédoniste alors que les pays voisins n’hésitaient pas. Aujourd’hui ce serait peut-être nécessaire en raison du laxisme de la gestion des vaccins et il n’en est rien : on procrastine, on tergiverse, on ne veut fâcher personne… Et pendant ce temps-là on meurt : plus qu’à 90 km/h sur les routes alors que le 80 km/h a été imposé autoritairement sans discussion.

La stupidité des principes fait que c’est toute l’Île-de-France qui devrait être reconfinée au lieu de la seule Seine-Saint-Denis où est la contamination la plus forte, sous prétexte que ce serait « discriminatoire ». Le faux argument est que Paris est un hub et que toute la zone alentour est contaminée-contaminante. En ce cas, pourquoi pas Pontoise ou Orléans ? A ce titre, toutes les lignes de TGV et toutes les autoroutes sont des vecteurs, il faudrait reconfiner la France entière. L’Italie, d’ailleurs, vient de déclarer toute sa péninsule en zone rouge.

Ne pas savoir décider de façon légitime est une plaie mortelle. « Il n’y a au fond que deux écoles en philosophie et en politique, analysait Victor Cousin ; l’une qui part de l’autorité seule, et avec elle et sur elle éclaire et façonne l’humanité ; l’autre qui part de l’homme et y appuie toute autorité humaine » (Discours politique I, 6). Nos gouvernants sont entre le « c’est le virus qui commande » et le « surtout ne fâcher personne ». Mais au lieu de débattre et de proposer, ils disent le vrai du faux, imposent à contretemps, et se gardent d’imposer ce qui pourtant s’impose.

Ainsi pour les vaccins : on n’en a pas ou pas assez, on a été incapable d’en inventer et d’en produire, on n’ose pas imposer « l’état de guerre » vaccinale en faisant produire sur place, quitte à négocier ultérieurement avec les labos qui ont financé (puisqu’on a été incapables de financer nous-mêmes), on agite le « principe de précaution » sans laisser décider les gens au vu du risque riquiqui des 11 millions de vaccinés anglais aux seulement 30 cas de thrombose. Pire : les vaccins « ne servent à rien » ! Oh, pas pour le grand public, appelé par incantations à se faire piquer comme des moutons, mais pour les premières lignes de ladite guerre : les « soignants ». Une doctoresse, une infirmière, une aide-soignante ou une fille de salle non vaccinés (et c’est valable pour leurs pendants masculins) sont des bombes à virus contre lesquelles il faudrait porter plainte en cas de contamination à l’hôpital. Et il y en a ! J’en connais personnellement un qui est mort du Covid alors qu’il était là pour autre chose. Mais on laisse faire ce terrorisme-là : ne se fait vacciner que qui veut alors qu’il est interdit d’apporter une grenade en avion – c’est pourtant la même chose. Et alors que les « civils » qui voudraient se faire vacciner ne le peuvent pas parce que c’est « réservé ».

Voilà qui est mettre en danger – et volontairement ! – la vie d’autrui que de refuser le vaccin qui permettrait d’être immunisé et non-contaminant. Là c’est la fausse autorité laxiste qui s’applique : que chacun « prenne ses responsabilités », l’administration ne veut rien imposer, les politiques se défaussent. Alors qu’il le faudrait : a-t-on vraiment « le temps de convaincre » en cas de pandémie ? En cas de « guerre » (qui a dit que le Sars-Cov2 mettait en état de guerre ?). 90 000 morts, n’est-ce pas suffisant ? « Tout ce qui est l’autorité me donne envie d’injurier », criait Paul Léautaud déjà en 1895 (Journal littéraire). L’autorité à contretemps des politicards n’a pas changé…

  • C’est une faute personnelle que d’attenter à la vie d’autrui,
  • Une faute professionnelle que de réaliser des gestes de soin avec le virus en soi (même « testé », il existe des faux positifs – dont le variant breton – et un délai entre le test et la révélation de la contamination),
  • Une faute criminelle punie par la loi que le meurtre avec préméditation. Car personne désormais ne peut plus l’ignorer – surtout le personnel médical ! le coronavirus tue. Surtout les affaiblis et les malades, donc surtout dans les hôpitaux.

C’est donc un crime de ne pas dénoncer ce laxisme, un crime de ne pas se faire vacciner lorsqu’on le peut pour ne pas mettre en danger la vie d’autrui, un crime de revenir travailler en étant malade comme cela se fait malheureusement, « faute de personnel », dit-on. Ce sont donc les soignants réfractaires qui sont des infectants, l’administration de l’hôpital qui autorise ces pratiques d’euthanasie par défaut, l’administration de la santé qui ne les prévient pas ou ne les sanctionne pas par peur de « se mettre à dos » je ne sais quel syndicat irresponsable, et les politiciens eux-mêmes qui sont coupables de ne pas exercer leur autorité – cette fois légitime – pour sauver des vies alors qu’ils le peuvent. Le laxisme du laisser-faire n’est pas de mise : on a vu ce que cela a donné dans les pays adeptes d’un tel laisser-faire comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Brésil, la Suède. Laissons le mot de synthèse à un Russe soviétique, Anton Makarenko : « L’autorité ne procède que de la responsabilité. Si un homme doit répondre de ce qu’il fait et en répond, il a de l’autorité » (L’éducation, 1934). D’évidence, nos technocrates de l’administration n’ont aucune autorité car ils sont irresponsables. Va-t-on enfin en changer ?

Il y a des moments où une décision doit s’imposer, même si elle mécontente une minorité. Pas sur le port du masque obligatoire à la campagne ou sur les plages désertes, ni dans ces « agglomérations au sens de l’art. R machin chouette du code de la route » comme le dit dans son jargon inepte le larbin énarque du préfet d’Essonne, les communes vides d’Île-de-France durant le temps scolaire (ce qui est absurde car il n’y a pas un chat !) – mais sur l’obligation du vaccin pour les gens en charge de soigner. Leur rôle n’est pas de tuer, c’est au cœur même de leur métier donc pas d’hésitation : le laxisme n’est surtout pas de mise ! Au risque du Code pénal.

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Roger Martin du Gard, Vieille France

La France de province, la campagne avaricieuse, la population envieuse et malthusienne de nos écolos par dépit et de nos gilets jaunes dépités d’avoir raté leur vie – elle est déjà là au début des années trente : c’est la « vieille France » de Roger Martin du Gard. Ce « monde indéfendable » est archaïque, le sait et s’en vante. Il se dit « de gauche » parce que ça fait bien contre le curé et les punaises de sacristie qui se croient chez elles dans la maison de Dieu tout en marmottant des litanies contre leurs prochains. L’auteur épingle ce peuple étriqué non sans humour, comme par cette première phrase du chapitre XII : « Les Loutre habitent en bordure du marais ».

En 27 chapitres d’une ironie acerbe, l’auteur suit la tournée du facteur rural de l’aube au crépuscule d’un même jour. Monsieur Joigneau est un paysan roussâtre et hirsute tanné par le vent et le soleil, possesseur d’un képi officiel comme le garde champêtre, qu’il jalouse par concurrence. Il passe sa journée à aller chez l’un, chez l’autre, pour délivrer une lettre (qu’il a parfois lu après passage à la vapeur) ou un prospectus soigneusement mis de côté s’il n’en a pas. Il épie, s’informe, noue des intrigues qui tournent toutes autour de l’argent. Il touche son pourcentage pour les affaires dont il réussit la médiation, comme la mise en viager de la vieille malade ou l’aide au ménage du couple de Belges réfugiés de la Grande guerre et aujourd’hui bien décati.

Il sait tout, le facteur, plus que le curé qui se désole de l’athéisme égoïste de ses paroissiens. « C’est maintenant une race méfiante, envieuse, calculatrice, que la cupidité ravage comme un chancre », pense-t-il (ch. IX). Le facteur soutient le maire, celui qui peut lui donner de l’avancement, et pas la réaction, concurrente mais minoritaire par bêtise. On vote à gauche mais rien ne change jamais au village. Les jeunes récusent l’instruction mais ne songent qu’à le quitter, profitant du service militaire pour ne pas revenir ; même le fils du potard court en caleçon tout autour de la place pour s’entraîner car il ne veut pas être pharmacien comme son père. Les paysans triment, mais sans ordre ni connaissances, inutilement. Ils jalousent donc le Fritz, ce prisonnier allemand resté au village qui a amendé les marais de la femme Loutre et fait un fils blond et délié. Lorsque le mari Loutre rentre de captivité après cinquante-quatre mois, c’est pour trouver un domaine maraîcher drainé et florissant, des sous dans la huche et un gamin tout fait. Il se laisse vivre car lui n’a jamais su travailler ; il paraît qu’en Russie, depuis 1917, c’est l’Etat qui s’occupe de tout.

Quand les gens ne pensent pas à l’argent, ils pensent au sexe. C’est le cas de la Mélie, épouse du facteur, qui est en émoi devant l’apprenti, 16 ans et un léger duvet sur la lèvre, lorsqu’il s’éveille pieds nus et en chemise déboutonnée ou revient du travail dans son bleu ajusté. Elle se le ferait bien mais le gamin, immature comme souvent à la campagne, n’a aucune idée des désirs qu’il suscite. Joigneau, lui, se ferait bien la Mauriçotte, fille de 15 ans aux jambes nues et sans culotte sous sa robe, qui garde la chèvre sur les talus. Mais c’est son père qui n’en a plus pour longtemps qui se la fait depuis peu, et son épouse songe à attribuer la cloque aux jumeaux boulangers si cela commence à se voir.

Ceux qui font bien leur boulot ne sont pas récompensés par une Administration lointaine et tatillonne : le chef de gare qui va prendre sa retraite après trente ans, l’instituteur jamais inspecté pour mesurer ses progrès, le curé exilé dans ces friches d’âmes sans espoir. Seuls les intrigants comme le facteur, l’aubergiste ou le maire font illusion aux yeux des autres. Pour de pauvres grappilles mais qui leurs donnent l’impression d’être avisés. « Du matin au soir, les hommes s’agitent. C’est le rythme vital, inepte, séculaire. Inlassablement les mâles, un pli soucieux au front, courent sans trêve du comptoir à l’écurie, de la forge à la remise, de l’établi à la cave, du potager au grenier à foin ; et les femelles, pareilles à d’obstinées fourmis, font, elles aussi, inlassablement la navette, du berceau au poulailler, du fourneau à la lessive en accomplissant dix gestes vains pour un geste nécessaire, sans jamais se consacrer à un travail suivi, ni prendre délibérément une heure de pur loisir. Tous se hâtent comme si la grande affaire était de bouger pour vivre ; comme si, pour arriver au rendez-vous final, il n’y avait pas un instant à perdre ; comme si, littéralement, le pain ne s’acquérait qu’au prix de son poids de sueur » (ch. XV).

L’ornière de la routine dans laquelle retombent trop de Français loin de ces villes qui les tireraient pourtant de leur médiocrité méchante, de leur pauvreté d’âme due à leur inculture profonde, de leur sécheresse de cœur due à leur misère matérielle subie – sans aucune volonté de s’en sortir, enviant et conspuant tous ceux qui le tentent. Un régal de lecteur – qui découvre que la France « d’en bas » y est restée et s’y complait depuis plusieurs générations, cette France hargneuse qui réclame « l’égalité » pour que les autres n’aient pas plus qu’eux.

Roger Martin du Gard, Vieille France, 1933, Folio 1974, 160 pages, €5.00

Roger Martin du Gard, Œuvres complètes, tome 2, Gallimard Pléiade 1955, 1440 pages, €50.50

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Jean Favier, Philippe le Bel

Philippe IV dit le Bel pour sa beauté froide de statue, est le petit-fils de Louis IX qui deviendra saint Louis sous son règne, canonisé par l’orgueilleux pape Boniface VIII qui veut se concilier par tactique le chef de la Fille aînée de l’Eglise. Né en 1268, il devient roi à 17 ans ; il meurt en 1314 après 29 ans de règne. A la charnière du XIVe siècle, il accentue la transition entre la féodalité et la modernité, créant les bases de l’Etat moderne.

En 1978, lorsque paraît Jean Favier, les Français sont abandonnés des historiens et livrés aux romanciers. Excités par « le mystère » des Templiers et la « réprobation » de l’expulsion des Juifs, ils enjolivent et spéculent sur « la gifle » d’Anagni soi-disant donnée au pape et par les guerres incessantes au nord vers la Flandre et au sud en Saintonge anglaise. C’est un coup de tonnerre que cette biographie en pleine période du « retour à » (sabots suédois, poutres apparentes, feu de cheminée, chèvre chaud en salade de pissenlit, réverbères moyenâgeux – toutes ces scies des années 1970-80 de l’après-Larzac et du régionalisme socialiste). Enfin un spécialiste qui modernise l’un des rois qui firent la France !

Auteur d’une thèse de spécialiste sur Enguerrand de Marigny, grand conseiller et coadjuteur du Royaume placé par Philippe le Bel à la tête de l’administration royale en 1302, Jean Favier connait les sources et sait de quoi il parle. Plus que les Templiers, qu’il n’exonère pas de leurs responsabilités dues à leur ignorance et à la cohabitation avec les mœurs arabes favorables aux relations entre mâles plus qu’avec les femmes « impures », l’historien se focalise sur l’histoire du personnel administratif et sur l’essor des impôts. Car la France n’est nation que par son administration ; elle ne vit que par les taxes qu’elle prélève avant de redistribuer, le centre se servant au passage.

Le pape de Rome est poussé par orgueil à vouloir la théocratie de la Cité de Dieu sous sa propre houlette, cet « augustinisme politique » de la Contre-Réforme. Le roi de la première puissance européenne de l’époque (15 à 20 millions d’habitants alors que l’Allemagne et l’Italie n’en comptent que 10 et l’Angleterre que 3, p.128) encourage au contraire ses juristes à fonder la souveraineté sur le droit naturel d’Aristote plutôt que sur le droit canonique trop intéressé. Philippe le Bel se dit aussi légitime dans le temporel que le pape au spirituel et il enjoint de ne pas confondre les deux (c’est le drame de l’islam de rester égaré dans la confusion théocratique). Il surveille la nomination des évêques en France, leurs déplacements à l’étranger éventuels et n’hésite pas à lever des impôts sur le clergé qui, s’il ne combat pas pour motifs idéologiques, doit participer à la défense du pays (sujet toujours d’actualité en Israël où les plus rigoristes refusent de combattre).

Philippe le Bel apparaît comme décidé mais prudent, plus notaire visant à grignoter les provinces pour agrandir le royaume que conquérant épris de gloire. Son arme redoutable est son armée de juristes, formés plus aux facultés de Montpellier (héritière du droit romain) et d’Orléans (spécialisée en droit civil) que dans l’archaïque Sorbonne à Paris (ancrée dans le droit canon et la scolastique). Le Bel transcende la coutume féodale : « Le droit du suzerain résulte d’un contrat, non celui du souverain » p.18. Le lien d’homme à homme ne joue plus lorsque l’homme est le roi de France : différence de nature, le roi légifère, impose et juge pour le « commun profit », que l’on appelle depuis Rousseau l’intérêt général. Cela va jusqu’à défendre l’Eglise contre le pape et la foi contre les Templiers devenus plus banquiers en Europe que guerriers aux Lieux saints. Une fois le pape Boniface VIII mort et le Français Bertrand de Got élu sous le nom de Clément V, la papauté s’installe à Avignon pour un siècle.

Stoïque de tempérament, Philippe le Bel ne transige pas avec les principes et pour lui, « le juste milieu est de sagesse, non de compromis » p.22. C’est que le siècle change – comme toujours. L’usage du nom de famille apparaît en ces années 1280-1320, l’évolution agricole et démographique du « beau XIIIe siècle » est à son apogée, la pratique de l’assolement triennal est généralisée. L’année 1308 voit le record pour l’exportation des vins de Bordeaux. Mais les foires de Champagne déclinent à cause du gouvernail d’étambot et de la boussole après 1280 qui permettent la navigation via Gibraltar et l’ouverture des trois cols des Alpes qui évitent la côte provençale. La France est un royaume qui taxe trop ; l’éviter par l’Autriche ou le large est de bon profit.

Car la richesse est moins de terre que de commerce. Les bourgeois des Flandres et les banquiers italiens sont plus actifs que les seigneurs titrés dont les domaines coûtent cher à exploiter par la hausse continue des salaires, et qui doivent brader la réserve. Chez les paysans, plus que la différence entre serf et libre, l’écart entre riches et pauvres s’accroît au village et le temps des exigences arbitraires du seigneur est révolu. Même l’art est touché : « Après deux siècles de création et d’invention, l’essoufflement n’est pas moins sensible dans le domaine de l’art. (…) On achève et on orne » p.165.

Si le lien vassalique décline, les villes se faufilent à travers le réseau de la féodalité pour arracher des avantages et faire appel directement au roi contre leur seigneur, surtout hors du domaine royal. Mais ni les bourgeois urbains ni les seigneurs lésés ne pensent à s’unir pour opposer une assemblée ; au contraire, le roi négocie directement en divisant pour mieux régner. C’est ainsi que la France rate le contrepoids parlementaire qui va émerger d’abord en Angleterre pour contrôler l’impôt. « C’est l’historien, et lui seul, car il bénéficie du recul des temps, qui peut voir à quel point la négociation avec des assemblées locales – au moment précis où se créait le droit – a préservé la monarchie française de ce qu’une assemblée parlant au nom du royaume fût à coup sûr devenue : un organe de contrôle politique. En France, le royaume, c’est le roi » p.220. Le XXIe siècle en est au même point… Un président qui gouverne et un parlement qui suit, malgré un tiers de siècle de « socialisme » sous Mitterrand, Jospin et Hollande.

L’histoire éclaire toujours le présent.

La pagination indiquée se réfère à l’édition en Livre de poche épuisée.

Jean Favier, Philippe le Bel, 1978, Tallandier collection Texto 2013, 596 pages, €12.50

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Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure

Stupeur ! A la lecture de cette étude austère au titre à rallonge d’un chercheur au CNRS de Nancy, je découvre que la doctrine en formation de l’Eglise de France, formulée dans les écrits de l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable (1122-1157), contient en germe les doctrines ultérieures appliquées en France : L’Etat royal louisquatorzien, la volonté générale rousseauiste, la Terreur jacobine, le bonapartisme et ses avatars gaulliste et radical-socialiste jusqu’à Valls et Chevènement, et même la tentation du communisme ou du social-écologisme d’autorité qui pointe…

Mon étonnement demeure devant une telle exception idéologique française, cette globalisation sociale venue d’en haut qui ne lui permet pas d’admettre l’individualisme anglais, ni même le quant-à-soi luthérien ou calviniste suisse, scandinave ou allemand. Elle serait venue de l’an mille et de la soumission au papisme romain, à ce moment où l’Eglise établit les bases idéologiques de sa domination entre les allégeances féodales. Pour l’Eglise romaine, la féodalité médiévale est comme l’individualisme pour les jacobins et pour les gauchistes du XXe siècle : la tentation du diable – qu’il faut exorciser. L’Eglise de France conçoit le peuple chrétien comme une grande famille, de la cellule parentale à l’ordre seigneurial et royal, en passant par les liens spirituels et les relations de fidélité d’homme à homme. La charité doit irriguer l’ensemble du corps social, au miroir du sacrifice du Christ. Et le clergé en son Eglise se veut l’intermédiaire obligé du lien social ici-bas comme des rapports avec l’au-delà. Il indique aux humains les médiations nécessaires pour s’agréger en société : l’eucharistie manifeste le divin dans l’humain et permet la communion des fidèles, la morale du péché définie par l’Eglise régit les rapports entre les hommes, et les dons des riches pour assurer leur salut sont redistribués aux nécessiteux, « ayant-droits » et autres « exclus » de l’époque – à condition qu’ils se soumettent aux règles morales et cultuelles.

L’Eglise d’hier est devenue l’Etat d’aujourd’hui, avec le même rôle idéologique. La communion est le vote, la morale est la réglementation toujours volontariste, incitative et tatillonne, le don est l’impôt (dont celui, très symbolique, sur la fortune) et les taxes sont les dîmes dues à l’Eglise/Etat de par le « droit » (divin ou de « volonté générale »). Le salut est l’incantation permanente au « social », comme si tout tarissement de la redistribution rompait la sainte alliance avec on ne sait quel Dieu transcendant. Je ne peux que me demander pourquoi le contre-modèle américain, par exemple, très inégalitaire et qui s’en glorifie, continue d’attirer en permanence autant d’immigrants. Est-il cet « enfer » que les politiciens démagogues français nous agitent ?

La logique de l’Eglise de l’an mille, comme celle du communisme hier et du gauchisme écologiste d’aujourd’hui, est englobante, totalisante. Elle vise à contrôler la vie humaine pour le service du Royaume de Dieu, du Social ou de Gaïa la terre-mère. L’Eglise veut que le monde se confonde avec elle-même – elle n’est pas la seule, l’islam et le communisme aussi. D’où son intolérance, ses prescriptions morales, sa chasse aux hérétiques et aux « déviances ». Cela lui permet de définir son espace et la dynamique de son expansion. Un équilibre comme celui de l’Espagne judéo-islamo-chrétienne autour de l’an 1200 n’est pas la voie choisie ; sa fin est d’ailleurs décrite dans le roman de Gilbert Sinouhé Le livre de saphir, paru en 1996.

Pour Cluny, le Juif est un résidu de l’histoire, assassin du Christ et figé hors du temps dans le rôle du peuple témoin ; l’islam est un concentré diabolique qui récapitule toutes les hérésies et les déviances possibles, dont celles du sexe. L’Eglise, pas encore catholique, impose sa conception de l’ordre aux laïcs enserrés dans les liens du mariage et de la surveillance morale du curé, comme aux clercs chastes et obéissants sous peine de cachot et de fouet, qui doivent se consacrer sans mélange au divin. Les femmes, héritières de l’Eve biblique, sont considérés comme impures, tentatrices et diaboliques car elles ont ancré l’humanité dans la sexualité et le labeur (labourer la terre est analogue à labourer la femme pour faire germer la nature). Ceux que l’on rejette sont ainsi identifiés au corps : l’enfant non baptisé, la femme (avide et volontiers adultère ou prostituée), le Juif (attaché à la lettre qui tue tout esprit), le Sarrasin (voluptueux, adepte des harems, aspirant aux houris et aux échansons pour l’au-delà), l’hérétique (toujours considéré comme sexuellement déviant, sodomite ou obsédé). Comme sous Staline, on trouve toujours un écart à la ligne digne d’être réprimé pour alimenter la flamme du pouvoir.

La hantise sexuelle d’hier est aujourd’hui devenue celle de « l’argent ». La sublimation du sexe était conçue pour rendre les clercs plus proches du sacré, donc de contrôler les échanges de la société avec l’au-delà : la communion et la confession pour les vivants, les messes pour les morts. Ce sacrifice de la sexualité, comme une grâce divine, permettait aussi d’être légitime à définir qui faisait ou non partie de la communauté chrétienne. Aujourd’hui, les fonctionnaires ont remplacé les clercs et conservent le même rôle. Non enserrés dans les liens du capital et de la course à l’argent ils définissent « l’intérêt général » – curieusement comme celui du fonctionnaire moyen – et contrôlent l’impôt comme la redistribution – qualifiant de « riche » toute personne qui touche plus de 3470 € par mois, si l’on en croit un récent rapport. Cela ne serait pas moralement contestable si un contrepouvoir existait qui permettrait d’en débattre, mais l’Etat aujourd’hui comme l’Eglise d’hier prolifère et impose sans justification autre que celle de l’entre-soi, les partis idéologiques générant des politiciens technocrates qui mettent le Parlement à leur botte et contrôlent l’Administration. Créez un service et aussitôt une bureaucratie s’installe, qui étend ses pouvoirs comme l’huile fait tache, et produit ses règles propres pour justifier son existence. Il est très difficile ensuite d’en limiter les pouvoirs si le besoin initial qui l’a créé a changé.

Cluny est mort parce que le monastère ne s’est jamais préoccupé de produire une quelconque richesse, mais seulement de redistribuer celle qu’on lui assurait par les dons. Il est une loi mystérieuse mais bien réelle qui montre que toute distribution voit le nombre de nécessiteux porté à croître alors que celui des donateurs reste limité. La société d’égaux parfait n’existe qu’en idéologie ; l’Eglise a fait peur aux croyants avec le diable et l’Enfer pour pressurer les dons et assurer son pouvoir. L’Etat-providence d’aujourd’hui agite le spectre des manifestations de masse, des blocages du transport ou de la révolution sociale pour arriver aux mêmes fins. Or nul ne peut redistribuer que ce qu’il a : sans production, ni impôts ni taxes, donc pas de manne à distribuer. La faiblesse du modèle français, issu de l’Eglise de l’an mille, est qu’une majorité de la population rêve d’être fonctionnaire plutôt que de produire, tandis qu’une majorité d’entrepreneurs qui ont réussi rêvent de quitter la France pour échapper à la voracité fiscale, l’une des plus élevée de toute l’OCDE.

Il serait peut-être temps de réviser un modèle qui a mille ans et qui est loin d’avoir montré son efficacité dans la modernité. Même le conservatisme a ses limites !

Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure – Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam – 1000-1150, 1998, Champs Flammarion 2004, 508 pages, €11.00

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Utopie post-traumatique

Un autre monde est-il possible ? En théorie oui, en pratique, voire.

Le baromètre politique Viavoice/Libération d’avril 2020 sonde les Français sur cet autre monde. Il se résume en l’inverse de ce qu’ils ne veulent plus : souveraineté collective, dépassement de la société de marché, biens communs sanctuarisés. Du négatif, pas un projet positif.

Car, bien-entendu, il y a loin de la coupe aux lèvres. Chacun attend que l’autre fasse le premier pas. Quitter les multinationales inhumaines (mais avec leurs gros salaires et avantages en nature, voiture de fonction, ordinateur portable et téléphone mobile, grand bureau design, mutuelle généreuse, comité d’entreprise, protection syndicale, médecine du travail, etc.) au profit d’un saut dans l’entreprise privée ? Vous n’y pensez pas ! Il s’agit de rester où l’on est, sans surtout bouger, tout en réclamant « des autres » qu’ils se bougent : « que fait le gouvernement ? » reste le mantra de base.

Bien sûr, « il faut » à 84% « relocaliser en Europe le maximum de filières de production », à 69% « ralentir le productivisme et la recherche perpétuelle de rentabilité » – mais qui est prêt personnellement à interdire à son ado d’acheter le Smartphone Apple dernier cri (et hors de prix) fabriqué pour majeure partie dans un pays dictatorial, exploiteur du peuple, et vendu par un pays égoïste du « moi d’abord » qui licencie à tout va dans les entreprises européennes qu’il rachète ? Qui est prêt à payer une Renault de base une fois et demi son prix pour cause de « charges sociales et normes françaises » ? Pas grand monde, n’est-ce pas ?… Qui préfère acheter un tee-shirt à 8 € plutôt qu’à 80 € parce que français, donc perclus de taxes et charges à tous les étages de la production ? Les bobos riches et militants, soit 1% de la population ?

Ah, bien-sûr, peur récente oblige, « il faut » sanctuariser les budgets des « hôpitaux publics » (91 %) ou la « Sécurité sociale » (85 %), mais avec quel impôt en plus ? Quelle réorganisation administrative – indispensable mais suscitant aussitôt grèves et lamentations sur la perte du « service » (lisez « des emplois) publics ?

Quant à « l’accès à l’eau et à un air de qualité » (88 %), êtes-vous prêts à aller au travail en vélo et ne plus faire de courses en voiture ? A délaisser les vacances au loin (plus de 100 km) et à forcer toute la famille à prendre des trains bondés d’une SNCF jamais responsable de ses retards ou de ses travaux non faits, ou encore de ses grèves sauvages pour n’importe quel prétexte, trains malcommodes et peu confortables (sauf à payer la Première classe) ? A investir dans une (petite) voiture tout électrique écolo mais à 30 000 € plutôt qu’une bonne vieille diesel qui coûte moins à acheter et à entretenir ? C’est facile, le yaka, mais qui commence dans sa vie concrète de tous les jours ? Forcément les autres, rarement soi.

L’« Education nationale » ne paraît plébiscitée (82 %) que parce que les parents ont eu leurs niards sur le dos durant deux mois complets et qu’ils mesurent le prix de la garderie des bambins, gamines et autres ados impossibles à mater à la maison. Autant payer pour s’en débarrasser les trois-quarts de la journée, on ne peut que mieux les aimer. Quant à ce qu’ils apprennent… est-ce vraiment le sujet ? Du moment qu’ils font comme tous les autres.

Même si 70% jugent nécessaire de « réduire l’influence de la finance et des actionnaires sur la vie des entreprises », ce qui est l’image qui colle à Macron depuis son passage en banque d’affaires au nom cosmopolite yankee, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Aucun licenciement ? Des investissements franco-français pour le seul marché français protégé de toute concurrence ? Une épargne forcée pour financer les entreprises afin de remplacer « les actionnaires » ? Ou une réglementation sur les lois extraterritoriales américaines, les rachats stratégiques chinois, les prises de participations subreptices des Emirats ? Mais avec quelles conséquences économiques à piquer ainsi les géants ? C’est que le Français est rempli de contradictions, il veut tout et son contraire. Mais concrètement ? Nationaliser, vieille lune sans guère d’avenir (avec quelle épargne ? quels impôts forcés en plus ?). En revanche, « soutenir les entreprises nationales de manière beaucoup plus systématique et durable, même en dehors des crises » (56 %) est plus réaliste et clairement utile : les Etats-Unis le font, comme les Chinois, pourquoi pas nous ?

Plus intéressant (et pan sur le bec des populistes excités et exiteurs de Brexit, Frexit et autre Italexit !), l’Union européenne ne sort pas de la crise affaiblie comme on a pu le croire. Les gens ont bien compris que la santé n’était pas une compétence européenne tandis que la monnaie et le crédit le sont. Donc 70% estiment dans ce sondage qu’il faut « reprendre la construction européenne et créer une vraie puissance européenne ». Dès lors, qui mieux que le président actuel pour cela ? Or, parmi les leaders qui sortent pour demain, si Nicolas Hulot est cité en tête des personnalités testées (39 %), il est suivi de près par… Emmanuel Macron (33 %) et Edouard Philippe (32 %). Leur flottement en début de crise, l’absence de position jupitérienne (gaullienne) sur le premier tour des municipales, leur serait presque pardonné ; pour le reste (les masques, le gel), ils ont été tributaires des économies stratégiquement ineptes du gouvernement Ayrault sous Hollande qui a supprimé l’EPRUS, les obligations stratégiques, et détruit le stock de masques ; mais ils n’ont pas su court-circuiter l’Administration tentaculaire et passer en situation d’urgence au-dessus des querelles et retards de bureaux.

Les has been assez vus, Nicolas Sarkozy (32 %), François Hollande (20 %), Ségolène Royal (17 %), ne font pas recette. Ils sont venus, ils ont montré ce qu’ils savaient faire, ils ont été virés. Les populistes et les catastrophistes ne sont pas retenus, ce qui apparaît plutôt sain : ni Marine Le Pen (24 %), ni Yannick Jadot (17 %), ni Jean-Luc Mélenchon (16 %). Car le populisme dans la pandémie est un danger pour tous : voyez Trump, Bolsonaro, Boris Johnson, les morts se comptent par milliers en plus. Et sortir de l’Union européenne pour refaire une petite dictature franco-française est devenu tellement ridicule face aux grands problèmes du monde qui se sont montrés tout cru…

L’utopie qui ressort est donc fort raisonnable, comme si elle avait peur de penser (ou plus les moyens intellectuels de le faire). « Il faut » mais que les gouvernements et les patrons commencent, nous on attend. « Yaka » mais on n’est pas prêt à payer encore plus ni à se restreindre sur les désirs, envies et autres jalousies du voisin à la mode.

En revanche, la lecture du sondage fait sentir une véritable volonté de se recentrer sur nos propres intérêts, à l’image des Ricains et autres Célestes. Marre du « sans frontières », du sans limites, marre d’être les pigeons qui laissent ouvertes portes et fenêtres à la finance, au dumping, aux pillages d’entreprises et de technologie, au chômage et à l’immigration de masse ; marre « d’aider » les autres pays du monde éternellement dans la misère : s’aider soi-même avant tout. La « République universelle » n’est pas pour demain : « Ô République universelle, Tu n’es encor que l’étincelle, Demain tu seras le soleil !… » (Les Châtiments). Le Totor tonnant romantique n’a plus sa place en politique – d’ailleurs il a viré conservateur une fois la cinquantaine atteinte.

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Après Covid, l’après Macron ?

Si la brutale pandémie de Covid-19 a révélé quelque chose en France, c’est bien l’impéritie de l’organisation administrative et de ceux qui nous gouvernent depuis des années. Le millefeuille des « compétences » aboutit à une incompétence caractérisée ; personne ne sait vraiment qui fait quoi, donc qui est « responsable » (mot exclu du dictionnaire administratif). La « gouvernance » apparaît comme une politique de laisser-faire, laisser-aller, que personne ne contrôle et dont le seul fusible reste le président ; ce qui est politiquement fort malsain.

Après l’épisode Covid aura lieu le rendu des comptes et le bilan est accablant : impréparation, inefficacité, mensonges. Les « gouvernants » ne sont pas des gouverneurs ; ils ne gouvernent en rien mais semblent se laisser gouverner – par les circonstances, le Budget, les Grands principes, « Bruxelles ». Au lieu de décider, ils « consultent » ; au lieu de trancher, ils tergiversent. Le premier tour des élections municipales a été la grande erreur fondatrice du sentiment de méfiance renforcé. Au lieu d’être président, à la De Gaulle, Macron s’est révélé un conciliant à la synthèse molle, à la Hollande. Lui qui prônait objectifs, modernité, efficacité, a montré qu’il ne réussissait pas à les réaliser. Ce jugement est probablement injuste (tout n’a pas été négatif dans la gestion de la crise) mais il est ce que les électeurs retiendront : le chantre de l’Efficace ne s’est pas montré à la hauteur. Rassurons-nous peut-être, sous Hollande cela aurait été pire.

Car qui a désarmé le « système » (l’usine à gaz) sanitaire français ? – les gouvernements de François Hollande. Après le 11-Septembre, l’explosion de l’usine AZF et le SRAS, le chikungunya et la grippe aviaire, les politiciens aux affaires des années 2001 à 2005 mettent en place des stocks de masques chirurgicaux et FFP2. Mais ils sont répartis de façon bordélique entre différents établissements, avec des statuts juridiques différents ! Image édifiante du château de cartes bureaucratique « à la française » qui vise à tout contrôler tout en n’en prenant pas les moyens, dans l’irresponsabilité des « services » qui se renvoient la balle. Excellente idée pour une fois, une véritable industrie française du masque de protection a été mise en place sous délégation de service publics par Xavier Bertrand en 2005.

En 2009, la France dispose donc d’un milliard de masques chirurgicaux et FFP2. Mais la doctrine évolue malheureusement entre 2011 et 2013 : par souci d’économie (et d’importations pas chères de Chine) les masques seront réservés aux hôpitaux et les stocks réduits ; la population sera laissée volontairement à elle-même. Il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas le gouvernement Philippe sous Macron qui a dit le premier que les masques ne servaient à rien pour le grand public, c’est avant tout le gouvernement socialiste Jean-Marc Ayrault (2012-2014).

Une instruction ministérielle du 2 novembre 2011 sur la préparation de la réponse aux situations exceptionnelles de santé (sous François Fillon, 2010-2012) distingue deux types de stocks : les « stratégiques » détenus et gérés par l’EPRUS créé en 2007 (Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires) et les « tactiques » dans certains « établissements de santé » de première ligne. Mais c’est le Secrétariat général de la sûreté et de la défense nationale (SGDSN) qui édicte le 13 mai 2013 une doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire : aux entreprises de fournir les masques et d’en apprécier « l’opportunité » – autrement dit, « l’Etat c’est pas moi », les Ayrault ne seront pas les héros.

Puisque le port des masques FFP2 n’est plus conseillé par le Haut conseil de la santé publique depuis 2011, pourquoi entretenir un stock de masques professionnels ? Et puisque c’est aux employeurs de se démerder pour leurs salariés depuis 2013, pourquoi entretenir un stock de masques grand public ? Economies obligent, l’État ne va pas reconduire la convention signée avec le producteur de masques… et laisser casser une industrie qu’il avait lui-même créée ! Elle ferme ses portes en 2018. Telle est l’imbécilité à la française « que le monde nous envie » (disent les plus cons).

Lorsque survient le Covid-19 en 2020, les stocks sont minimes (100 millions de masques au lieu d’1 milliard dix ans plus tôt) et dilués entre les acteurs : Santé publique France, une centaine d’établissements de santé dont la gestion des masques dépend des Agences Régionales de Santé, enfin tous les employeurs de France, entreprises, régions, ministères, et le reste. Autrement dit, personne ne sait rien sur rien et commande dans son coin. De quoi être incapable de négocier les prix et ne recevoir que des commandes de seconde main, après toutes les commandes majeures des autres pays, plus avisés. L’économie, chez les fonctionnaires de la bureaucratie à la française, n’a jamais été étudiée de près : en 1974 à Science Po Paris, elle se réduisait à « la Banque de France et au Budget de l’Etat » !

Macron était réputé être mieux au fait de l’économie et de l’organisation publique : las ! il n’a pas voulu mécontenter « les syndicats » et a plutôt contenté l’économie privée avec ses réformes, probablement utiles mais pas régaliennes. Les « régions » ne sont que des découpages technocratiques sans âme ni répartition claire des compétences (la preuve, tout revient dans la gestion du déconfinement aux départements). Les administrations centrales ne sont pas réorganisées ni contrôlées, chacun tirant la couverture à lui dans son petit coin, sans vue d’ensemble. La santé est la dernière roue du carrosse, coûtant « toujours plus » sans réorganisation des missions (les « urgences » qui accueillent n’importe quoi de pas urgent du tout) ni des budgets (rabot général sur tout sans discrimination).

Les hauts fonctionnaires ont clairement montré dans l’action réelle et immédiate réclamée par le Covid leur niveau d’incompétence. Le président qui avait promis l’efficacité moderne se débat dans le bordel traditionnel d’une Administration aussi tentaculaire que procédurière et incontrôlée. Le mensonge, le storytelling si bête de la porte-parole du gouvernement sur les masques qui ne servent à rien pour les gens, ont desservi l’image. Comment faire encore confiance à ces gens pour redresser la barre et tenir les rênes du pays ?

D’où l’intuition qu’après le Covid pourrait bien avoir lieu l’après Macron.

Mais qui mettre à la place ? Certainement pas les inconséquents, incompétents, manipulateurs de « belle histoire « des extrêmes populistes. Probablement pas les écolos, toujours dans l’incantation, la grande peur millénariste du climat et la promotion de la décroissance. Les gens ont mesuré durant deux mois ce que signifie « la décroissance » : une vraie chute du niveau de vie et un chômage massif qui va durer. Quant aux émissions de particules fines, après deux mois sans avions ni voitures, ni usines… seulement 5% en moins ! Autrement dit, avions et bagnoles ne sont pas les causes principales de la dégradation du climat : voudrait-on éviter de parler d’autre chose ? Des épandages agricoles par exemple ? Resterait le « parti socialiste » mais, après la gestion calamiteuse Ayrault et Macron du stock « stratégique » de masques et de leur production française tout aussi « stratégique », autant garder le Macron du « en même temps », nettement moins doctrinaire que les ex du PS. Alors qui ? L’opposition de droite ? Son insistance malvenue pour que se tienne le premier tour des municipales, juste avant le confinement, montre qu’ils sont plus dans la posture des petits jeux de pouvoirs que dans celle de la gestion du pays.

Il nous faut des gens neufs. Mais qui ?

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George Sand, Pauline

Une « peinture de l’esprit provincial » selon l’auteur (p.996 Pléiade) sous la forme de deux femmes confrontées à deux mondes : celui de la petite ville et celui de Paris.

Les deux étaient amies depuis leurs 15 ans, dans la même ville très moyenne de Saint-Front. L’une est partie, l’autre pas. Laurence est montée à Paris pour devenir comédienne, poussée par la misère et par sa mère ; Pauline est restée en province pour être brodeuse, vivant chichement en soignant son acariâtre de mère. Deux femmes, deux destins.

« C’était par une nuit sombre et par une pluie froide » que commence le roman. La berline qui transporte Laurence vers Lyon s’est trompé de chemin et s’arrête pour laisser souffler les chevaux et leur faire le plein d’avoine dans l’auberge de Saint-Front. Laurence reconnait les lieux de son adolescence. Dix ans ont passés et elle veut revoir Pauline, son amie de cœur, qui a cessé de lui écrire. Son métier à la capitale préjugé libertin par les petits-bourgeois de province la rabaissent au rang d’une pute à fanfreluches et non de l’artiste de la scène habillée selon le chic de Paris qu’elle est en réalité.

Lorsqu’elle retrouve la maison de Pauline, les deux amies tombent dans les bras l’une de l’autre. C’est par pudeur que Pauline n’a pas écrit, et à cause de sa mère emplie des préjugés étriqués de la province. Cette dernière est devenue aveugle et, après un premier mouvement de dégoût et de mépris pour la catin, elle se reprend devant la voix plus grave et la diction devenue distinguée de Laurence. L’auteur commence alors une satire du milieu bourgeois des petites villes, son dada depuis ses propres épreuves d’adolescente à La Châtre. La curiosité des bigotes est sans borne, la femme du maire pousse son gros mari à intervenir pour « demander son passeport » à la visiteuse, un prurit très administratif qui a fait plus tard les délices de Courteline et qui continue à le faire pour les citoyens confinés du coronavirus obligés de « faire des lignes » de pensum pour se déclarer eux-mêmes de sortie. La bêtise paperassière a une longue histoire en France ! Toujours est-il que le salon de Pauline, habituellement vide, se remplit de toute la faune emperlousée de la cité provinciale qui s’invite spontanément, caquette à qui mieux mieux, chacune se poussant des plumes pour approcher l’actrice et envier sa robe toute simple de grande dame.

Laurence ne reste qu’une journée à Saint-Front avant de repartir. Mais les liens sont renoués avec Pauline et, lorsque sa mère meurt, Laurence la convie à venir à Paris pour qu’elle ne finisse pas dans la peau d’une vieille fille de province. Elle est belle, prend spontanément des poses de Phèdre et peut devenir actrice comme elle. Pauline, d’un caractère différent, se laisse séduire. Mais les mois passent et, si elle se fait une place dans la famille de Laurence, sa mère et ses deux petites sœurs, elle se sent sous la coupe de son amie et cela lui pèse.

Commence alors la dialectique typique de Sand entre les deux femmes, complétée en miroir par la dialectique de deux hommes en mode mineur : Lavallée l’acteur mentor de Laurence et le superficiel mondain Montgenays. Pauline en reste à la morale bourgeoise du convenable avec la naïveté sociale qui va avec, tandis que Laurence est passée par des épreuves qui lui ont ouvert les yeux et permis de remettre en cause les « convenances ». Le bonheur se trouve-t-il dans la norme sociale ? L’exemple de Laurence prouve que non et Pauline en est jalouse. La soi-disant catin n’a pas d’amant et ne change pas de flirt avec la saison ; elle mène une vie de famille dans une maison tranquille et, si elle se fait applaudir, c’est parce qu’elle travaille beaucoup ses rôles. Pauline croit en revanche à l’amour, au mariage et à l’établissement social bourgeois.

Elle se laisse donc circonvenir par Montgenays, riche cynique qui courtise Pauline pour rendre jalouse Laurence, qu’il ne convoite que parce qu’elle est en vue. Pauline ne comprend rien à cette intrigue et croit que toute mise en garde des uns et des autres envers les manœuvres du mondain ne vise qu’à la rabaisser et à laisser la place à Laurence. Les deux amies finissent par se fâcher et Montgenays par échouer. Mais Pauline lui a cédé, il l’a mise enceinte et prend comme un défi social de la marier. Il ne l’aime pas, l’ignorera dès la noce terminée, mais Pauline sera établie dans l’état de bourgeoise mère de famille auquel elle aspirait tant. Sera-t-elle heureuse ? Le lecteur devine que non.

Malgré le titre, ce n’est pas Pauline l’héroïne mais bel et bien Laurence en femme artiste, indépendante et sensible, forte et généreuse – tout comme l’auteur se voulait et dont elle a pris l’exemple sur l’actrice Marie Dorval, connue en 1833. La femme nouvelle de George Sand ne sacrifie rien de sa personnalité ni de ses dons ; elle ne les enterre pas dans le mariage et la soumission au mâle. Elle reste autonome financièrement et socialement, au contraire de l’épouse aliénée sous la tutelle légale de son mari. Elle peut s’épanouir, elle n’est pas dépossédée d’elle-même. Pauline, à l’inverse, nourrit de la frustration qui mène au ressentiment ; elle s’enferme, s’aigrit, se protège par un statut social dont elle fait une « vertu » sans plus exister personnellement.

Ce roman d’émancipation sociale et psychologique est très agréable à lire et reste d’actualité tant la France contemporaine permet d’observer encore de tels milieux, de tels réflexes et de tels portraits.

George Sand, Pauline, 1840, Folio 2€ 2007, 144 pages, €2.00 e-book Kindle €0.00

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Co-vide français

La pandémie de SARS-Covid-2 appelé Coronavirus Covid-19 met en lumière le mal français : le jacobinisme. La France centralisée, autoritaire, administrative, peine à déstocker, à faire produire ou livrer les masques de protection ; l’impréparation est manifeste malgré les précédentes alertes dues à des virus ou des catastrophes chimiques – qu’en serait-il lors d’un Tchernobyl possible ? Plus d’industrie suffisante ni diversifiée, des coûts sans cesse réduits bien que les impôts ne baissent guère, le rêve d’être le meilleur élève de la mondialisation sans en avoir les moyens techniques, financiers ni juridiques. La production de masse est en Chine et les entreprises performantes sont rachetées par les Etats-Unis. Il n’y a plus grand-chose de « stratégique », même certains composants du système d’armes du Rafale viennent des USA !

Les hôpitaux sont débordés et les médecins libéraux trop sollicités ; rien n’a été réorganisé pour donner de la souplesse et de l’efficacité au système de santé depuis des décennies (le numerus clausus des médecins, l’absence de liste de matériel obligatoire à conserver en permanence, la gestion du chiffre à l’hôpital, les budgets en baisse-rabot sans tenir compte des particularités locales, l’absence de moyens déplaçables, l’indigence relative de l’armée en renfort).

Les politiciens ont fait avant tout de la politique politicienne avant de faire une politique de la santé. Ils ont autorisé les élections municipales puis ont changé de cap drastiquement le soir-même en instituant le confinement. Les gens n’y ont pas cru vraiment et se sont retrouvés trop souvent dehors, certains partant même en vacances dans les résidences secondaires ! L’autorité – la vraie, churchillienne, gaullienne – a manqué à l’heure même où il en fallait une. L’autoritarisme des petits egos blessés, de la guerre des services, des parapluies hiérarchiques, s’est au contraire imposé plus que jamais.

L’imbécillité est manifeste : Merkel prend les Allemands pour des adultes, Macron prend les Français pour des gamins. Tout centraliser, tout ordonner, aboutit à ce que personne n’ose prendre une quelconque initiative : tous attendent des instructions, la hiérarchie tutélaire doit signer pour couvrir l’exécutant et cela prend du temps car le temps, comme le savoir, c’est le pouvoir. Donc rien ne se fait, qu’avec retards à tous les étages, efforts surhumains pour violer les procédures et les administratifs, récriminations en cascade, erreurs (ces respirateurs fabriqués par la Grande industrie française qui ne servent… quasiment à rien, étant inadaptés au traitement des atteints).

Ceux qui n’ont aucune initiative à prendre, qui n’y sont pas autorisés par les « spécialistes » ou les technocrates en haut d’échelle qui se croient dieux, en sont réduits à scruter les fautes des autres et à critiquer l’autorité. C’est le contraire en Allemagne, pays fédéral de länder où chacun est amené à se prendre en main. Les responsabilités sont réparties, la critique étalée, les oisifs qui jugent des travaux finis bien moins nombreux. Nos « régions » ne sont, à de rares exceptions près, que des circonscriptions administratives et économiques, pas des centres de culture ni de décision. C’est différent aussi aux Etats-Unis, où le président bouffon peut paonner autant qu’il veut à la télé, chaque Etat prend ses propres initiatives dans la responsabilité – et le clown peut toujours amuser la galerie. En France, on attend. Le bon vouloir, le bon plaisir, les ordres.

Le gouvernement autorise à sortir uniquement pour les courses, la santé, le chien, le jogging autour de chez soi (maxi 1 km et 1 h), mais pas pour autre chose. Et il a fallu un décret pour ça ! Même dans les rues désertes, les sentiers de montagne ou au bord de la mer, là où il n’y a personne, là où les gens peuvent être à plusieurs dizaines de mètres les uns des autres, c’est « interdit » ! Avec renfort d’hélicoptères et de drones pour ça (vous savez combien ça coûte, une heure d’hélicoptère ? Vous trouvez normal d’aller polluer les montagnes désertes avec le bruit et le pétrole du bourdon mécanisé ?). Mais égalitarisme oblige : tous pareils, j’veux voir qu’une tête ! Il ne faut pas que confinement rime avec vacances, il ne faut surtout rien perdre des habitudes de la schlague caporaliste et scolaire.

A chaque sortie, il faut imprimer, remplir et dater un bordereau agréé abscons que l’on trouve sur le site officiel, à présenter (de loin) aux flics (qui n’ont aucun masque ni gants de protection). Quelle nation paperassière ! A quoi cela sert-il de faire soi-même sa propre attestation de sortie ? Avec l’heure en plus ! Et pourquoi pas son propre arrêt-maladie ou son propre diplôme du bac tant qu’on y est ? Cela me rappelle les pensums de « lignes » à écrire pour punition de l’école primaire des années cinquante : vous me conjuguerez « je ne dois pas sortir sans raison » à tous les temps et à tous les modes. Mentalité de garde-chiourme : si c’est cela encore et toujours la citoyenneté vue par le gouvernement, cette l’éducation « nationale » pour adultes, je comprends que les bacheliers sortent du système aussi nuls et que les Français soient des veaux sous la mère !

Le travers caporaliste qui date des monastères, repris par les écoles, l’armée, l’industrie et l’administration républicaine, continue de sévir, renforcé par les instituteurs du soin qui assènent leurs vérités provisoires comme des oracles bibliques : les masques, ça sert à rien (et pis si) ; la chloroquine c’est nul (mais on ne sait jamais) ; fumer tue (mais semble protéger un peu) ; le gel hydroalcoolique est indispensable (mais le savon suffit) ; il faut une distance sociale d’un mètre (mais deux en Allemagne… qui s’en sort nettement mieux). Ils ne savent pas dire qu’ils ne savent pas ; ils ont l’autorité, donc ils savent tout : la légitimité remplace la connaissance.

Nous sommes dans la caricature in vivo (en live disent les incultes) des travers français. Là où chacun devrait répondre de ses actes en adulte responsable, citoyen et père de famille, c’est en France le règne des interdits et de la routine. Le prestige vaut mieux que l’enrichissement (réel ou personnel) ; le théâtre social est plus valorisé que l’efficacité ; la monarchie administrative peut tout, les élus rien. Personne ne fait grand-chose et ceux qui ne foutent rien passent leur temps à critiquer ceux qui osent. Evidemment, puisqu’ils ne sont responsabilisés en rien !

Retravailler ? Rouvrir les écoles ? Vous n’y pensez pas ! Mais les inégalités ? C’est pour les pauvres, tant pis pour les Grands Principes, moi je d’abord, personnellement. Elle est belle la « gauche » syndicale qui préfère sa pomme à sa morale. Comme d’habitude : tout dans la gueule, rien dans les muscles. Normal : ils assistent mais point ne participent ; ils critiquent car ce n’est point à eux de faire. Les responsables, c’est les autres, comme dans l’enfer de Sartre, à la mode gauche stalinienne ou les chiens sous Chirac : « vous ne faites que là où on vous dit de faire ».

Si la France est frondeuse, c’est qu’elle est creuse : l’Etat-c’est-moi je sais-tout en haut, infantiles irresponsables qui jugent et se moquent en bas. C’est le co-vide français.

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Alexis de Tocqueville

Tocqueville n’est pas reconnu : il a le défaut pour les intellos d’être « libéral ». Horresco referens ! Le libéralisme est devenu une insulte pour tous ceux qui ne pensent qu’en se posant « à gauche », même si les révolutionnaires adulés de 1789 étaient tous libéraux… Le père d’Alexis de Tocqueville, bien qu’aristocrate, a voué pourtant son existence tout entière au service public. Le comte Hervé considérait le service du pays comme une vertu héritée de la noblesse – est-ce une vertu réservée à « la gauche » ? La naissance a laissé la place à l’exigence mais la probité intellectuelle reste toujours plus rigoureuse que celle du commun, au service de l’Etat.

Père occupé, mère repliée sur elle-même, le jeune Alexis Henri Charles Clérel, vicomte de Tocqueville, est né en 1805. Il est élevé par un vieux précepteur, celui-là même qui avait élevé son père orphelin dès 13 ans. « L’abbé Lesueur l’a entouré d’une sollicitude à laquelle il répondait par une profonde affection », dit un biographe d’Alexis. La raison est une étincelle divine dans l’être de chair ; elle exige une discipline pour luire plutôt que d’être mouchée pour ses penchants. C’est ainsi que l’on pratique la vertu lorsqu’on est libéral. Certains pédago-progressistes pourraient en tirer de fructueuses leçons.

Alexis est d’un tempérament « ardent » pour les femmes ; il est amoureux dès 16 ans. Il n’épouse qu’à 30 ans Mary, une anglaise plus âge que lui qui est une figure de mère pour son anxiété d’enfant solitaire, petit dernier de la lignée. Son père l’a appelé auprès de lui à 15 ans pour le sortir de la clôture familiale et l’élever en raison. Il lui donne toute liberté de lire et de lier amitié. « Renfermé dans une sorte de solitude durant les années qui suivent immédiatement l’enfance, livré à une curiosité insatiable qui ne trouvait que les livres d’une grande bibliothèque pour se satisfaire, j’ai entassé pêle-mêle dans mon esprit toutes sortes de notions et d’idées qui d’ordinaire appartiennent plutôt à un autre âge », dit Alexis de lui-même (lettre du 26 février 1887). Ses lectures favorites sont les classiques français du XVIIe, les auteurs antiques, Voltaire et Rousseau, de nombreux récits de voyage et, parmi les contemporains, Chateaubriand.

Il considère qu’en 1830 les Bourbon se sont conduits comme des lâches. Juge auditeur à la Cour de Versailles en 1827 après son droit, le jeune Alexis passe deux mois aux Etats-Unis en 1831, missionné par l’Intérieur pour étudier le système pénitentiaire. Il en sortira un rapport, puis un livre, De la démocratie en Amérique. Il découvre dans les nouveaux Etats-Unis démocratiques les vertus de la classe moyenne, le sérieux et l’obéissance à une morale due à l’emprise de la religion sur les mœurs. Il n’apprécie cependant pas le « pesant » orgueil américain, ni la « rusticité » des manières. La vieille Europe se trouve partagée face aux Etats-Unis. « Contrairement à la France de l’Ancien régime où les classes moyennes voulaient la destruction des privilèges, en Angleterre elles veulent avoir accès aux droits de l’aristocratie. Le fait que cette dernière reste une classe ouverte, aux frontières indécises, fondée sur une richesse accessible, entretient cet espoir des classes moyennes. »

Tocqueville revient à Montesquieu : la république américaine obéit au devoir civique, né de la morale chrétienne. « L’amour de la démocratie est celui de l’égalité ». La religion – quelle qu’elle soit, y compris sans être divin – a cette vertu d’élever la masse au-dessus de ses petits intérêts personnels. Les Etats-Unis, de la commune jusqu’à l’Etat fédéral, est un ordre organique. Au contraire de la France où l’administration napoléonienne a cassé l’ancien pour rebâtir de zéro. Cette table rase qui a tout centralisé est une forme de despotisme. Tocqueville, en bon libéral dans la lignée de Montesquieu, stigmatise cette « autorité toujours sur pied qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers sans même que j’aie besoin d’y songer. » Il dit tout ce qu’a d’étouffant « cette autorité [qui], en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines de mon passage, est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie, monopolise le mouvement et l’existence à tel point qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit, que tout dorme quand elle dort, que tout périsse quand elle meurt ». Qu’on se souvienne de la période Pétain pour l’écroulement et de la période Chirac pour le gluant sommeil, ou encore du confinement administrativement surveillé, attesté et puni, et l’on verra que Tocqueville était prémonitoire !

Alexis de Tocqueville est surtout réaliste ; il ne voit aucune Raison hégélienne marxiste dans l’Histoire ni aucun déterminisme historique quelconque au régime démocratique. L’homme est pour lui doué de libre-arbitre, éclairé par la raison (au sens français originel de bon sens) pour exercer un choix moral. Une nouvelle aristocratie naît sans cesse de l’intelligence, même si l’on préfère la nommer méritocratie. La figer en statut à vie de fonctionnaire est antinomique avec la démocratie, comme les Etats-Unis l’ont bien compris. La pesanteur de la classe moyenne, qui tient à son confort et répugne à tout changement, comme l’instinct grégaire de toute majorité, volontiers despotique, peuvent entraver le débat démocratique et violer la loi impunément.

Le collectif ne garde jamais son élan initial. Les liens sociaux se détendent à mesure que progresse l’individualisme et que monte la préférence pour les cercles restreints de la famille, des amis et de la tribu, de sa petite région et de sa communauté de travail ou d’origines. A l’Etat anonyme et tutélaire est déléguée la protection de la tranquillité publique, au détriment de tout nouvel arrivant comme de toute idée neuve. Les adaptations sont lentes et les réformes douloureuses, changer ses habitudes répugne à la majorité installée. La maladie politique de la démocratie prend pour noms : versatilité, caprices, démagogie, tyrannie.

Sceptique en ce qui concerne toute croyance, les excès de sacralité et l’appétit de miracles du catholicisme fin de siècle lui répugnent. Tocqueville est chrétien par tradition mais plutôt spiritualiste. S’il croit en Dieu et en la vie future, il ne suit pas les dogmes catholiques. Il accuse la noblesse française de carence ; elle n’a pas su, comme l’anglaise, absorber des hommes nouveaux pour s’adapter aux nouvelles tâches. Lui devient député de la Manche en 1839 pour défendre le libre-échange et l’abolition de l’esclavage rétabli par Napoléon dans les colonies et en Algérie. Il est élu conseiller général en 1842 puis Président du Conseil général en 1849. Il devient membre de l’Assemblée constituante de 1848 dans laquelle il défend l’élection du président au suffrage universel et les contrepouvoirs que sont les deux chambres et la décentralisation régionale.

Là encore, il est en avance sur son temps. Il a vu les dangers du bonapartisme pour le fonctionnement de la France et s’est opposé à Louis-Napoléon, ce pourquoi il est un temps incarcéré à Vincennes. Retiré sur ses terres, il entreprend l’écriture de son second livre célèbre. L’Ancien régime et la Révolution, publié en 1856, montre les dangers du centralisme et de la mobilisation nationale permanente – ces plaies du système politique français. Qui demeurent.

Toujours de santé délicate, Alexis de Tocqueville meurt d’une tuberculose à évolution lente à 54 ans en 1859, sous l’Empire. Il reste le penseur libéral français le plus cultivé et le plus créateur. A ce titre, il mérite d’être lu et relu !

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique – Souvenirs – L’Ancien régime et la Révolution, Laffont Bouquins 2012, 1180 pages, €30.50

Alexis de Tocqueville, Œuvres, Gallimard Pléiade

  • tome 1, 1991, 1744 pages, €69.00
  • tome 2, 1992, 1232 pages, €63.50
  • tome 3, 2004, 1376 pages, €64.00
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Christian de Moliner, La croisade du mal-pensant

Un prof d’université au bord de la retraite et portant un nom juif se trouve en butte à une étudiante noire gauchiste qui exige agressivement une zone réservée aux non-blancs pour « faire reculer leurs privilèges ». Le mot « race » n’existe plus officiellement dans le vocabulaire et ne « signifie » rien selon les scientifiques, mais il est revendiqué par les « racialisés » qui inversent la définition. En butte à la soi-disant inertie de l’Administration (à prouver) et au politiquement correct (socialiste ou contaminé) de l’Education nationale (réelle) et du préfet (ce qui est moins sûr), il se lance dans une croisade désespérée et sans aucun succès.

C’est que le bonhomme est un perdant-né. Son couple a naufragé après avoir perdu un bébé fille à la naissance ; sa maitresse de rencontre porte le voile en musulmane syrienne et leurs relations restent platoniques depuis des années ; son métier d’enseignant sur l’histoire l’ennuie et les étudiants sont rares ; son grand livre sur les croisades n’apporte rien et reste inachevé. Comme souvent chez l’auteur, le personnage de velléitaire maladroit et fatigué prend le pas sur tout le reste. Ce qui n’encourage en rien le lecteur…

J’ai eu du mal à entrer dans l’intrigue et n’ai pu adhérer à aucun personnage. Outre l’avocat, cynique mais réaliste et pragmatique, et le doyen de l’université qui sait nager dans le politiquement correct, les autres personnages sont falots. La maitresse rapportée n’apporte rien au thème de la croisade. Elle l’aurait pu, par son exemple d’épouse qui sait se sortir de la tradition. Les démêlés avec le règlement universitaire et la justice sont bien décrits et c’est ce qui reste solide dans l’histoire mais aurait mérité d’être développé et précisé par des références aux textes de lois réels. Après tout, ce genre de mésaventures peut arriver, autant savoir de quels instruments dispose « la loi républicaine ».

Le reste n’est pas encourageant, suite de dénis lamentables où s’englue le croisé qui n’exploite ni son origine juive, ni les moyens modernes de filmer ou d’enregistrer les invectives, ni les alliés « blancs » qui se proposent spontanément, ni sa maitresse femme et musulmane (deux statuts valorisés, qu’il aurait pu en outre faire « violer » par un racialisé pour rajouter un autre statut valorisé), ni les médias pourtant avides de scandales en tous genres (surtout de genre !)… Il n’a aucun projet personnel, aucun idéal affirmé, allant jusqu’à laisser penser qu’il vaudrait mieux se faire royaliste ou fasciste si l’on veut survivre en tant que Blanc en France. Nous ne sommes même pas dans « la croisade des enfants » qui suivaient la mode (les niais de l’époque et pas les prépubères) mais dans le suicide assisté d’un adulte mal dans sa peau.

Le thème, polémique jusqu’à la caricature, pourra intéresser les excités lors des présidentielles de 2022. J’apprécie l’écriture, meilleure que dans certains romans précédents.

Christian de Moliner, La croisade du mal-pensant, 2020, Les éditions du Val, 164 pages, €9.00 e-book Kindle €4.50

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Parole

Je suis surpris que tant de gens, aujourd’hui, sacralisent autant la parole. A l’heure de l’écrit, de l’image, du « signe », seul « ce qui est dit », de façon officielle, publique, par une personne « ayant autorité », est considéré.

Les informations des scientifiques, reprises par les journaux ou la télévision, entrent par un œil ou une oreille et en ressortent par l’autre. Les gens restent indifférents ou sceptiques, dubitatifs. Ils en ont trop entendu et « attendent de voir », on « ne leur fait pas ». Ainsi la dégradation du climat dû à l’industrie est-elle restée durant des décennies un prêche dans le désert. Il suffit en revanche qu’un histrion de télé, un « intellectuel médiatique » ou un homme de pouvoir reprennent l’information, pour qu’on l’entende et que chacun réagisse alors selon « la » morale en vigueur. C’est ainsi que naissent en France les « polémiques » et que les « scandales » arrivent.

Prenons la maladie dite de la vache folle, née de l’alimentation en farines animales d’herbivores, et ses conséquences humaines, la maladie de Creutzfeld-Jacob. L’information est connue depuis des années déjà. Je me méfie moi-même de la viande de bœuf. Non que je pense que le muscle des rôtis et biftecks puissent être infectant, mais j’effectue un boycott citoyen visant à forcer notre glorieuse Administration, si lente, si lourde, si irresponsable, tellement tiraillée par des lobbys contraires, a secouer sa mauvaise graisse pour justifier sa prétention à « servir l’intérêt général ». Une traçabilité claire et contrôlée est-elle vraiment établie ? L’information était dans l’air mais peu étaient comme moi à en tirer les conséquences. Il a suffi que le président de la République le dise pour que 87 % des Français sondés se mettent à le croire, 13 % déclarant n’en avoir rien à faire. Peu importe que Jacques Chirac ait agi à l’époque par tactique politicienne, pour détourner l’attention des affaires, du temps où il était maire de Paris, ou pour mettre en porte-à-faux le gouvernement socialiste empêtré dans les intérêts syndicaux des catégories ayant intérêt au statu quo. Peu importe : il l’a dit, donc c’est devenu « vrai ».

Même chose dans les entreprises. Bouche-à-oreille et bruits de couloir, confidences internes ou regards extérieurs, font passer l’essentiel des informations importantes. Mais ces informations n’existent dans la réalité les esprits que si la hiérarchie les exprime « officiellement » par une note ou lors d’une réunion. La vérité tombe ainsi comme une parole divine. Étrange superstition des mots à l’heure des échanges en continu des réseaux, du mobile et de l’Internet !

Notre culture latine, catholique, monarchique et jacobine n’y serait-elle pas pour quelque chose ? Il y a quelques dizaines d’années, au temps de mes études universitaires, j’avais déjà été frappé de la survivance du sacré qui entourait le « cours magistral » des professeurs. Cela des années après la grande remise en cause de mai 1968 et la fameuse « réappropriation » de la parole. Alors qu’il existait d’excellents manuels publiés sous le regard critique des pairs, mis régulièrement à jour, ainsi que des travaux dirigés efficaces, chaque élève se devait d’aller écouter religieusement le cours en amphi. J’étais presque le seul à ne jamais suivre un cours magistral et à apprendre plutôt dans les livres. Notre éducation ne nous a-t-elle pas conditionné à attendre le savoir des élites et l’information des interprètes qualifiés de la parole de Dieu ? Curé, notable, médecin, instituteur, adjudant, nous disent toujours comment faire. Le roi, les évêques et (dans la dissidence, ou à la télé) les intellectuels, nous disent ce qu’il faut connaître. La pensée personnelle n’est pas encouragée. C’était péché d’orgueil, que l’on contrôlait par la confession (aujourd’hui appelée repentance). Rares étaient les Montaigne ou les Pascal. Les Descartes, Voltaire et autres Hugo devaient s’exiler.

Le système a trouvé son apothéose dans le fils tyrannique enfanté par nos révolutionnaires : le système soviétique. Le citoyen pouvait penser ce qu’il voulait mais, s’il avait le malheur de l’écrire ou de le dire et qu’on l’écoute, sa « parole » devenait chose et se dressait, objective et autonome, contre lui. Les organes n’avaient de cesse, alors, d’extorquer de l’individu des « aveux », autres paroles de culpabilité contre les paroles d’expression. Comme si les mots venaient de Dieu, de la vérité même de l’Histoire, et que seuls d’autres mots propitiatoires pouvaient les contrer. Jette-on des sorts en émettant des mots ? Au siècle des réactions nucléaires et de l’intelligence artificielle, c’est à croire.

Est-ce plutôt une particularité de ma forme de mémoire qui me rend différent de la majorité ? J’ai une mémoire plus visuelle qu’auditive. Il m’est plus efficace de lire en prenant des notes que d’écouter quelqu’un. Le débit de la parole est trop lent pour mon esprit ; sa musique et son ton brouillent le fond du discours et détournent de sa logique interne. Sauf à trouver justement dans ce non-dit exprimé une information supplémentaire – ce qu’il m’arrive de trouver dans un autre contexte, auprès de dirigeants de sociétés cotées en bourse ou de financiers intéressés à me vendre quelque chose. Mais la matière même passe moins bien oralement à ma mémoire que l’écrit. Car ce qui est couché sur le papier est lisible d’un coup d’œil, objectivé et exprimé d’un seul coup, aligné noir sur blanc, disposé sur la page ou l’écran. Sa cohérence, son rationnel, passe avant le ton qui est la teinture émotionnelle de la voix. Ce qui est dit apparaît directement sans dérouler le fil du pas à pas.

Seuls les Grecs, peut-être, révéraient la vue plus que la parole. Pour eux, la lumière révélait la vérité des choses en raison, la musique servant plutôt à convaincre et à séduire. Dans l’idéal, ils connaissaient un bon équilibre entre la connaissance et la politique, entre la science et l’enseignement, entre la beauté physique du locuteur et la valeur morale qu’il exprimait. Il est vrai que, pour les Grecs, toute parole venait des hommes ici-bas et non pas de Dieu au-delà. Elle n’était qu’argument, pas une vérité révélée.

Après des siècles de culture vouée au mot, de l’exégèse biblique byzantine aux disputes orales du Moyen Âge jusqu’aux effets de tribune des parlementaires et aux prises de parole des intellectuels, peut-être le cinéma, la télévision, les jeux vidéo et l’Internet vont-ils peu à peu changer la donne ? Une mémoire plus imagée, une intelligence moins lente, moins engluée dans le carcan du vocabulaire et de la grammaire (avec ses mots tabous et ses artefacts de structures dénoncés entre autres par Nietzsche) vont-elles produire une pensée plus vive, plus équilibrée, prenant l’habitude d’aller de suite à l’essentiel avant de reconstituer pas à pas sa logique ? Nous passerions alors de la superstition des mots au sens des choses. Nous prendrions le recul nécessaire pour un jugement mieux équilibré parce que l’œil voit plus vite, plus large et plus loin que la langue. Peut-être verrions-nous alors autrement le monde ? Ou peut-être pas : car le regard rapide peut aussi être superficiel, le regard large un regard vague et le regard lointain une abstraction hors sol.

Au fond, la parole est un outil comme un autre, dont les bienfaits ou les méfaits dépendent de l’usage qu’on en fait.

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Peter Mayle, Le diamant noir

Le diamant noir est la truffe, qui pousse où il lui plaît et dont l’auteur imagine qu’un savant agronome a su la maîtriser. Ce savoir vaut de l’or et suscite la convoitise d’affairistes et de mafieux venus d’un peu partout.

Un jeune Anglais de 30 ans installé dans un village provençal, Bennett, vaguement agent immobilier pour ses compatriotes dans la région, voit ses économies fondre au soleil (vif) du pays et cherche un emploi. Il a l’idée (évidemment lumineuse, climat oblige) de passer dans l’International Herald Tribune, quotidien fort lu par les internationaux, une petite annonce sollicitant un « poste intéressant même si inhabituel (…) sauf mariage ». Non qu’il soit gay, bien qu’élevé en pension depuis l’âge de 7 ans et connaissant à peine son père, mais ne voulant pas s’installer avec mémère, maison et mômes.

Le destin va décider pour lui. Convoqué par un riche homme d’affaire du nom de Poe, il va habiter dans un grand appartement ouvert sur la baie à Monaco et jouir de 20 000 francs par mois pour seulement se laisser vivre là-bas. Pourquoi cette générosité ? Pour éviter le fisc qui taxe les non-résidents comme résidents lorsqu’ils ne vivent pas au moins six mois et un jour sur le territoire français. Bennett va devenir Poe et signer des notes de restaurant, payer des contraventions, en bref produire du papier pour les dévoreurs de paperasse de l’administration fiscale.

Cette vie facile est occasion d’inviter une ex-copine de la pub. Sauf qu’une mallette doit être livrée un soir et que le sbire personnel de Poe doit venir la prendre un peu plus tard. Et que la copine sortant de sa douche la donne bien volontiers aux deux Italiens bien aimables qui se présentent à la porte de l’appartement, alors qu’elle a envoyé Bennett l’approvisionner en clopes. Erreur fatale ! La mallette, d’un prix inestimable car elle contient les formules et les documents permettant de cultiver la truffe noire, a été volée !

Poe n’est pas content et exige de Bennett qu’il se rachète en allant participer aux enchères du mafioso italien qui a fait main basse sur la came et veut la vendre au plus offrant. Sous le couvert d’une société d’investissement suisse et flanqué d’une acolyte juive américaine experte en close-combat, Bennett va connaître sur le yacht l’adrénaline de toute une vie. La fille séduit le vieux, l’assomme et le ligote, et s’enfuit à poil de sa cabine avec pour tout bagage la précieuse mallette. Le couple fuit à la nage et vole une voiture, elle en chemise mouillée sur ses formes érotiques et lui torse nu sous son blazer.

Mission accomplie ? Pas vraiment. Car la fille en veut plus que les dérisoires 50 000 $ promis, dont elle n’est d’ailleurs pas sûre que lui donne son ex-amant Poe, lui qui l’a jetée pour une plus jeune Chou-chou. Elle en saurait trop, tout comme le savant agronome qui a été tué par « accident de voiture ». Elle décide Bennett à la suivre et à demander 1 million.

Commence alors une course-poursuite mettant en scène des flics corses mafieux, des moines amateurs de vin et la Présidence de la République. C’est truculent, empli de rebondissements, parsemé de drôleries. Bennett est un rien benêt mais d’un humour acide ; Anna décidée mais timorée seule.

Peter Mayle, mort début 2018, connait bien la Provence pour y avoir vécu et écrit ; Bennett est un peu son double, célibataire, et Georgette la villageoise sa femme de ménage. Une année en Provence racontant son existence d’expatrié au soleil fut un best-seller qui fit monter à l’époque les prix de l’immobilier dans la région sans le vouloir.

Le roman est extrêmement agréable à lire, truffé de pointes d’humour à l’égard des Français de Provence et de l’Administration en général. Sa fin est merveilleuse, profondément satisfaisante au lecteur. Vous avez dans ce Diamant un peu plus de deux heures d’un vrai bonheur de lecture.

Peter Mayle, Le diamant noir, 1996, Points Seuil 2001, 293 pages, occasion €1.35

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Orphelins de l’État

Le mal français, pour tout citoyen qui veut laisser un moment le rôle d’acteur pour celui d’observateur, est historiquement profond. Le centralisme jacobin, parisien, aime avoir les commandes bien en main. Comme les grenouilles qui voulaient élire un roi, les Français adorent l’élection présidentielle, spectacle quinquennal où renverser la table. Ils contestent le vainqueur aussitôt sa première année de règne écoulée. Car le citoyen français aime gueuler : dans la rue il braille, dans les cafés il râle, au guichet des administrations il se plaint. Mais pour lui, sans l’État, point de salut !

Incite-t-on à payer ou à envoyer des papiers en ligne ? Ce ne sont que récriminations amères. « On paye trop d’impôts ! – mais on veut toujours plus de services publics. Il y a trop de règlements et de paperasses – mais, pour n’importe quel problème, que fait le gouvernement ? Les flics sont des fachos violents valets des patrons – mais on n’est jamais protégé. Trop d’accidents et de morts sur les routes ? – mais c’est un scandale de limiter la vitesse à 80 km/h et de prôner le zéro alcool au volant. » Et ainsi de suite…

L’État n’a pourtant pas vocation à intervenir partout et en tout. L’exemple soviétique a montré que c’était non seulement inefficace mais corrupteur, secrétant par système une caste de privilégiés. Le français aime l’égalité mais n’aime pas voir autour de lui de plus égaux que les autres. Les Allemands ou les Suisses, qui ont moins d’État central et plus d’autonomie civile, sont bien plus heureux. Ils payent aussi moins d’impôts et ne sont pas socialement plus mal traités. Ils ont au contraire pris l’habitude des initiatives (par exemple pour proposer des référendums concrets en Suisse) et savent se prendre en main un peu plus (comme la cogestion syndicats-patronat en Allemagne). Quand on voit les contraintes du plan antiterroriste pour les écoles – et comment elles sont très peu et mal appliquées quelques mois plus tard – on se dit que « L’État peut tout » est un danger pour l’esprit : il vaudrait bien mieux que chacun des citoyens ose se prendre en mains !

C’est la même chose pour les monopoles : le privé s’en occupe mieux que l’État, puisque les « fonctionnaires » (comme le mot l’indique) sont des gens souvent très compétents mais qui « fonctionnent », c’est-à-dire qui attendent les ordres. Ces ordres doivent venir des décideurs qui, eux, sont les politiciens élus pour cela. Mais leur lâcheté clientéliste font qu’ils ont peur de décider et qu’ils préfèrent suivre l’opinion commune – ou plutôt médiatique (ce qui signifie, dans un pays aussi centralisé et parisien que la France, l’opinion des éditorialistes les plus en vue de la presse et de la télévision).

EDF et SNCF restent peut-être les deux monopoles d’État dont le Français est fier, montés avant la modernité sur le modèle napoléonien de l’armée. Il y avait la Poste, France Télécom, Air France, Charbonnages de France, voire Renault – tous monstres « sacrés » – mais qui se sont dilués dans la concurrence européenne et l’informatisation des organisations. Or produire de l’énergie ou faire rouler les trains n’est pas par nature une fonction d’État. Rien à voir avec l’armée ou la justice par exemple, ou même comme ces entreprises d’intérêt stratégique que sont les chantiers navals, l’aviation de chasse ou les logiciels cryptés.

En revanche, que l’on garde le capital et les infrastructures entre des mains nationales et que l’on établisse un cahier des charges contraignant (comme pour les autoroutes) est parfaitement légitime de la part de l’État. À condition que des contrôles soient effectués et effectivement suivis d’effet – encore une décision politique : donc aux mains des décideurs élus qui doivent assumer leurs responsabilités. Ce n’est pas vraiment le cas, à en croire les rapports successifs de la Cour des Comptes.

EDF comme SNCF sont devenus des monstres, fort endettés, trop hiérarchiques, gaspilleurs d’argent public pour de « grands » projets inefficaces (comme le réacteur EPR) ou peu adaptés aux réalités du terrain (le TGV qui s’arrête dans toutes les capitales régionales du trajet au lieu de foncer à sa vitesse de croisière).

La France est un pays d’ingénieurs et de militaires, où l’école Polytechnique (fondée par Napoléon 1er) est la véritable école de l’élite, bien plus que l’ENA. C’est là où le bât blesse : la diversité des approches est trop peu présente dans les grands corps de l’État et ce n’est pas se contentant de « supprimer » l’École nationale d’administration que cela changera.

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Désert

La « crise » est certes économique puisque le numérique bouleverse tous les processus de production. Elle est évidemment sociale puisque le système de redistribution est à bout de souffle, prélevant trop et ne redonnant jamais assez pour toutes les quémandes. Elle est politique puisque toute confiance envers les dirigeants a quasiment disparue et que les seuls qui s’en sortent sont ceux qui mentent le plus effrontément, promettant la lune aux imbéciles qui les croient (Trump et les mineurs de charbons, les brexiteurs excités avec la fortune économisée par la sortie de l’UE, la Le Pen et son n’importe quoi complotiste sur tout sujet qui passe à sa portée…) Mais la crise est surtout spirituelle par manque de sens. Oh, certes, les naïfs soixantuitards qui partaient en Inde pour trouver « la Vérité » ne sont plus la majorité, mais ceux qui veulent « une autre société » ou « qu’un autre monde soit possible » ne manquent pas. Sans jamais s’entendre et ne discutant sans fin à la fortune du pot, la convivialité d’être ensemble suffisant à être heureux momentanément sans déboucher sur un projet. Et chacun sait qu’un pot est tout ce qu’il y a de plus sourd.

L’égalitarisme revendiqué jusqu’à plus soif est un extrémisme comme un autre. Si on le mène jusqu’au bout, il va jusqu’au libertariens américains, forme d’anarchistes riches du chacun pour soi où l’on se bâtit soi-même (self-made) et où l’homme est un loup pour l’homme (le Colt à la main ou « le droit » si vous êtes capables de payer une armée d’avocats compétents). Cet égalitarisme, venu du christianisme plus que de la Bible qui connaissait le Père tout-puissant et la hiérarchie des rois et prêtres, a été avivé par la révolution bourgeoise et « accompli » (donc poussé à l’absurde) par les révolutions populaires inspirées par le marxisme. Elles ont échoué, comme chacun sait. Une économie ne se réduit pas à l’administration des choses comme le croyait Lénine pour qui la société devait fonctionner « sur le modèle de la Poste ». Le Grand bond en avant maoïste a été une lamentable régression qui a engendré famine et millions de morts avant que la Révolution baptisée « culturelle » fasse du non-savoir des brutes l’alpha et l’oméga de l’obéissance au Parti dirigé par le seul Grand timonier…. qui a fini par crever, comme la biologie l’exige, libérant la société et les forces entrepreneuriales du commerce et de l’initiative.

Le Parti tient la société et impose la morale traditionnelle issue de Confucius en Chine ; Poutine fait de même avec l’Eglise orthodoxe en Russie ; Israël a le droit de la Bible et les Etats-Unis se croient encore une vocation de nouveau monde élu pour construire la Cité de Dieu pour l’humanité entière. Que reste-t-il en Europe ? Le seul idéal (donc inatteignable) de la société marchande pour laquelle chacun est un consommateur lambda – d’autant plus consommateur que lambda – apte à être manipulé par les modes et la foule qui décrète le qu’en dira-t-on.

Nous sommes passés du laisser-passer mercantiliste au laisser-faire libéral et jusqu’au rousseauisme pour qui la société (toute) société est oppressive, toute éducation une contrainte et toute connaissance (même le savoir scientifique) un colonialisme. Dans cet état d’esprit, le sujet est économique, pas politique ni ethnique. L’individu est premier, monade autonome donc universelle qui peut s’installer partout et être chez lui nulle part. Le globish remplace les langues nationales (même en Europe d’où les Anglais vont partir !), le calcul égoïste est la seule relation politique et la culture se réduit aux vogues des pubs, des réseaux sociaux et des séries télé.

Exit la communauté, l’histoire, le sacré – sauf à les utiliser pour exiger un égalitarisme des « droits » encore plus absolu. La politique nationale se réduit à la bureaucratie, la loi aux textes abscons de technocrates et les décideurs deviennent administrateurs : en témoigne la machine européenne, experte à pondre des règlements juridiques mais inapte à susciter enthousiasme et élan, même contre les ennemis économiques que sont Américains et Chinois, qui seront bientôt ennemis politiques par leur impérialisme insidieux mais obstiné. Les derniers grands politiques français furent de Gaulle et Mitterrand, avec Sarkozy en sursaut durant la crise financière et durant la crise avec les Russes en Géorgie. Entre temps et depuis : rien. Même Macron, qui promettait, navigue à vue.

La seule philosophie est l’enrichissez-vous du bourgeois. Sauf que la richesse se fait rare comme en témoignent les gilets jaunes qui n’en peuvent plus des fins de mois, et le niveau de prélèvements obligatoire en France qui atteint des sommets : toujours plus d’argent pour de moins en moins de revenus ! La seule morale est celle du « pas plus que moi » de l’égalitarisme jaloux et « que personne n’obtienne si je n’obtiens pas aussi ». En contrepartie de quoi ? De rien : c’est « un droit », comme de vivre et de respirer, c’est tout. Et qui paye ? Forcément « les riches », ceux qui ont plus. Pourquoi ont-ils plus ? Parce qu’ils ont mieux travaillé à l’école, ont persévéré dans l’effort ou ont quelques talents différents du commun des mortels. Mais ce qu’on accepte des footeux et des stars apparaît intolérable chez les entrepreneurs créateurs de biens ou les bêtes à concours reconnus aptes à diriger.

Il s’agit de profiter plutôt que de donner, de jouir et posséder plutôt que de bâtir ensemble. Le bobo sera nomade ou ne sera rien ; il sera colonisé de l’intérieur ou sera éliminé dans le lumpenproletariat du précaire et de l’assistanat réduit au minimum. Comme aux Etats-Unis où on le laisse dans sa mouise – comme en Chine où on le qualifie d’asocial avant de le rééduquer en camp spécialisé. Big Brother aura gagné dans les filets de Matrix.

Les remèdes ?

Les religions ? (et elles reviennent en force, encore plus obscurantistes, intégristes, autoritaires). Mais la majorité les craint – avec raison, au vu de l’intolérance et de l’hypocrisie dont elles font preuve. On a déjà donné avec l’Eglise catholique et avec l’islam Wahhabite ; même la religion hébraïque montre de quoi elle est capable avec les Palestiniens.

La nation ? Elle n’a plus guère de sens dès lors que le monde des réseaux est globalisé, l’univers économique interdépendant et que « les alliés » sont les pires ennemis (USA de Trump et amendes records aux entreprises pour viol de la loi purement américaine ; Brexit de nos plus proches voisins qui préfèrent s’isoler ; refus du commun par certains pays européens qui ne veulent pas avancer).

Le retour à une certaine forme de féodalisme, comme lors de toutes crises ? C’est un processus peut-être en cours, si l’on considère que des « tribus » se forment sur les réseaux et s’agglutinent en bandes qui ne reconnaissent qu’un seul gourou, s’opposant à tous les autres dans une sorte de guerre civile froide que seuls quelques excités qui mériteraient des opposants physiques à leur mesure poussent jusque dans la rue lors des samedis jaunes. La lutte des casses a remplacé la lutte des classes puisque les classes ont quasi disparu : tout le monde est devenu bourgeois, sauf les immigrés de fraîche date qui ne savent pas encore ce que c’est mais sont venus justement pour « gagner » et acquérir.

Alors le monde nouveau ? Sera-t-il celui des fermes autonomes peuplées d’écologistes intégristes, protégés de hauts murs (et sachant tirer) du rêve libertarien américain ? Celui des bidonvilles de Calcutta face aux quartiers aérés des très riches qui vivent entre eux ? Celui de la partition des régions et communes libres battant monnaie locale et exigeant une solidarité communautaire sous peine d’exclusion ? Le socialisme est mort, la Nuit debout n’a pas vu le jour et les gilets jaunes ne réfléchissent pas mais tournent en rond ou cassent la baraque. Il ne reste au fond plus guère que Macron…

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Le cercle des poètes disparus de Peter Weir

Ce film culte des années 1980 a passé le temps. Il est certes un peu naïf et grandiloquent mais pose les questions de toute éducation : comment la société prépare-t-elle les futurs citoyens ? comment les parents voient-ils l’avenir de leurs garçons ? comment les jeunes envisagent-ils eux-mêmes leur vie ?

L’école Welton, en 1959, est un collège américain calqué sur le modèle aristocratique anglais, les traditions de la noblesse en moins : on y vient bourgeois privilégié et l’on en ressort futur bourgeois privilégié. Les bâtiments sont ceux de Saint Andrew à Middletown dans l’État du Delaware. Les quatre piliers de l’école sont : Discipline, Excellence, Honneur et Tradition. Il s’agit de préparer les concours d’entrée dans les universités prestigieuses et d’obtenir ensuite une carrière rémunératrice de notable : pas grand-chose à voir avec le gentleman.

Le récit cueille un jeune Todd, presque 17 ans (Ethan Hawke, 18 ans au tournage), admis à l’école à la suite de son frère aîné prestigieux. Il est placé dans la chambre de Neil, espoir de l’école et bon élève (Robert Sean Leonard, 20 ans au tournage, qui deviendra le James Wilson de la série Dr House). Son groupe de travail et d’amis joue au potache en moquant la devise de l’école : Travestis, Décadence, Horreur, Excréments. Mais prendre systématiquement le contrepied est-il une preuve de liberté ? Est-ce une « révolution » ? Pas du tout ! Quand l’esprit devient lion qui se révolte contre le devoir, dit Nietzsche, il ne fait que se révolter, il ne crée aucune valeur nouvelle mais reste esclave de sa révolte, tout comme les gilets jaunes. Pour opérer une véritable révolution, il ne faut pas se contenter de nier la tradition mais en recréer une, la renouveler. Seule « innocence et oubli » – apanage de l’enfant – en sont capables.

Le nouveau professeur de lettres, Mr Keating (Robin Williams), un ancien de l’école, veut épanouir leur esprit et les révéler à eux-mêmes, dans la grande tradition de l’Antiquité revue par le pionnier américain Henry David Thoreau. C’est toujours la même appropriation yankee de la culture des autres : l’affirmation que l’Amérique recrée l’humanité sur une terre nouvelle. Keating veut faire penser les jeunes gens par eux-mêmes, ce qui est dangereux dans une société corsetée de convenances et de rites mais surtout – en 1959 – obsédée d’obéissance. Pour cela, le professeur les fait juger de la préface du manuel littéraire officiel dans laquelle un éminent agrégé traite de la poésie comme de tonnes d’acier, en quantité et qualité – les élèves sont incités à déchirer les pages : la poésie ne se mesure pas, elle se ressent. Il en fait marcher trois dans la cour, pour faire constater qu’ils se mettent d’eux-mêmes au pas – et que les autres applaudissent en rythme. Il les incite à monter sur le bureau professoral chacun leur tour – pour voir le monde d’un œil différent. Il cite le poète Robert Frost : « Deux routes s’offraient à moi, et là j’ai suivi celle où on n’allait pas, et j’ai compris toute la différence » (The Road not Taken).

Les photos de classes du passé, affichées dans le hall de l’école, incitent à la réflexion : ces jeunes gens naïfs et gonflés d’hormones – tout comme les nouveaux – ont-ils vécu pleinement leur vie ? En 1959, la guerre mondiale n’est pas éloignée et la guerre froide bat son plein : les anciens ont-ils eu le temps de vivre ? D’où le Carpe diem antique, cueille le jour présent en français, saisis le jour en anglais, suce toute la moelle secrète de la vie en américain pionnier (Thoreau, Walden ou la vie dans les bois). Cette dernière expression est assez ambigüe pour des adolescents entre eux, volontiers nus aux vestiaires après le sport, mais le film n’effleure jamais l’homoérotisme pourtant inéluctable.

La matière littéraire les ennuie ? Le professeur fait du théâtre, s’accroupit pour leur chuchoter un secret, susurre Carpe diem derrière leurs oreilles, imite la voix d’acteurs de cinéma. Il fait le clown pour capter l’attention de l’auditoire. Il est original par rapport aux autres professeurs, passionné, il captive. Dans l’annuaire de l’école, il est écrit qu’il avait créé un cercle avec quelques condisciples, le Cercle des poètes disparus, pour s’évader de la pesante tradition cuistre. Ils se réunissaient le soir dans une grotte indienne près de l’école et déclamaient des poèmes d’auteurs perdus ou leurs propres œuvres. Ils se libéraient sur l’exemple de Thoreau et de sa promotion de la vie dans les bois. « Pas sûr que l’administration voie cela d’un bon œil aujourd’hui », leur dit-il cependant.

Les ados sont séduits, peu à peu ils se libèrent. L’un d’eux (Josh Charles), tombé amoureux de la fille de son correspondant (Alexandra Powers), ose lui téléphoner, braver sa brute de copain le capitaine de l’équipe de football américain du collège public, et l’emmener au théâtre. Pour se motiver, il a dessiné en rouge un éclair de superman sur sa poitrine nue.

Todd, astre mort après son frère supernova, est ignoré de ses parents qui lui offrent pour la seconde fois le même « nécessaire de bureau » pour son anniversaire. Il se rencogne dans sa solitude mais Neil, dans l’enthousiasme de sa jeunesse et l’affectivité qui lui donne du charisme, ne l’accepte pas et l’inclut dans la bande. Le professeur le fait sortir de lui-même devant tout le monde en le pressant de questions, lui fermant les yeux et lui tournant la tête : une poésie sourd naturellement de ses mots, à l’ébahissement empathique de ses condisciples.

Las ! Ni les parents, ni la société ne sont prêts à la liberté. Face au communisme, l’Amérique maccarthyste se renferme dans ses valeurs sûres, figées, contrôlées – tout comme en 1989 à la fin de l’ère Reagan. Les adolescents sont considérés comme des mineurs qui doivent être dressés, disciplinés à obéir. Plus tard, une fois adultes, ils « feront tout ce qu’ils voudront » – mais ce sera trop tard, ils seront formatés, à jamais abîmés. Le père de Todd veut qu’il suive les traces de son frère, sans considération de sa personnalité ; le père de Neil est socialement minable, alignant de façon maniaque ses deux mules au pied de son lit, et projette sur son fils unique sa revanche en soumettant son épouse à sa volonté. Malgré ses bonnes notes dans toutes la matières et l’estime de l’école, Neil est trop faible pour opposer sa passion à son père et n’ose pas lui dire qu’il a postulé et a été pris pour jouer Puck, le jeune sauvage espiègle dans Le songe d’une nuit d’été, pièce de Shakespeare qui va être montée en amateur. Cette passion d’enfance pour le théâtre n’a pas été suscitée par Mr Keating, mais renforcée par la maxime de cueillir le jour présent. Le jeune homme pourrait en même temps réussir son année et jouer la pièce, mais son père considère qu’il se disperse, que le théâtre n’est qu’une futilité pour efféminé et n’a aucune utilité sociale pratique : il veut que son fils intègre Harvard puis qu’il fasse médecine – autrement dit qu’il dirige sa vie sans discuter durant les dix prochaines années !

Par son intransigeance, il n’obtiendra ni l’un ni l’autre mais perdra tout. Neil brave les ordres stricts de son père et joue la pièce – c’est un triomphe mais le père, venu impromptu, l’emmène aussitôt à la maison, le retirant de Welton pour l’inscrire dans « un collège militaire ». Pas question qu’il cède à ses penchants pour le travestissement et devienne pédé ! Neil, désespéré, ne voit aucune issue à sa vie : il est piégé. Incapable de tenir tête, il ne trouve qu’une unique solution, radicale. Symboliquement, il ouvre sa fenêtre à l’air glacial de la nuit de plein hiver, caresse la couronne de branchages du lutin Puck, se laisse glacer torse nu par la nature aussi hostile que sa famille et la société, et va vers son destin. Il n’a pu revêtir le pyjama bien plié et conforme aux normes bourgeoises que sa mère sa placé sur son lit. Il refuse définitivement de revêtir les uniformes.

Une éducation à la liberté, sans tomber dans la licence, est-elle possible dans la société américaine vingt ans après 1968 ? Le film dessine à gros traits les parents qui en ont peur, la société impitoyable aux faibles et les jeunes qui ont volontiers la paresse d’être conformes malgré quelques frasques hormonales vite passées. Sont-ils en train de s’éveiller ou aspirent-ils au bonheur d’adapter sans cesse leur opinion, leur idéal, leur devoir à ce qu’on leur demande – dans le troupeau ? Les élèves « sont choqués », comme on dit aujourd’hui, du retrait de Neil mais la tactique du bouc émissaire est toujours efficace. La traître du cercle (Dylan Kussman) – qui a symboliquement les cheveux roux, comme Judas – avoue et signe tout ce que l’administration veut et il incite tous les autres à faire de même – ce qu’ils font, sauf un, celui qui a séduit la fille et a éprouvé le bonheur d’être libre parce qu’il savait ce qu’il voulait : lui est renvoyé – inadaptable, non conforme. Tout comme le professeur trop original, que le père de Neil accuse d’avoir perverti intellectuellement son fils par son enseignement. Tel Socrate, l’éducateur est condamné et boit la cigüe de quitter l’école sans recommandation.

Lorsqu’il vient chercher ses affaires personnelles dans sa classe où le directeur de l’école lui-même (Norman Lloyd) reprend en main les élèves et leur fait relire la préface de l’agrégé cuistre sur la poésie (guère différent de ceux qui sévissent dans nos manuels littéraires), le jeune Todd se lève et lui crie qu’il a dû signer mais ne croit pas à sa culpabilité. Comme le directeur se fâche et ordonne, il monte sur sa table… et (presque) tous les élèves le font à sa suite. Au revoir Ô Capitaine, mon capitaine ! Keating est ému et les remercie : les germes de son enseignement sont en train d’ouvrir les personnalités. Il n’a pas œuvré en vain.

DVD Le cercle des poètes disparus (Dead Poets Society), Peter Weir, 1989, avec Robin Williams, Robert Sean Leonard, Ethan Hawke, Josh Charles, Gale Hansen, Dylan Kussman, Allelon Ruggiero, James Waterston, Norman Lloyd, Kurtwood Smith, Alexandra Powers, Touchstone Home Video 2013, 2h03, standard €7.98 blu-ray €17.83

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Egalité ou équité ?

Les gens confondent bien souvent les deux notions, dans une brume artistique née des lacunes de l’éducation. L’équité traite chacun selon ses particularités ; l’égalité traite tout le monde pareil. Dans un cas vous avez une attention, dans l’autre une globalisation.

Faut-il offrir à chaque personne ce qui lui est dû (équité) ou bien diluer l’offrande globale de façon arithmétique à part égale entre tous les sujets, les assujettis, les citoyens abstraits ? Il me semble que le « mouvement » des gilets jaunes s’inscrit dans cette confusion. L’Etat, dans sa grande abstraction, par la flemme de ses fonctionnaires décideurs et par le goût d’ouvrir le parapluie de la « neutralité », redistribue la manne de l’impôt sans tenir compte des particularités des ayants-droits. D’où le sentiment d’injustice de la plupart.

Les allègements d’impôt « pour la croissance » ont en effet été financés par la baisse des prestations « d’assistance » aux classes moyennes et populaires – qui arborent plus volontiers le gilet. Un article tout récent du sociologue Pierre Merle, paru dans La vie des idées, le montre bien. Si « les riches » payent plus sur leurs revenus, ils payent moins sur leur patrimoine – mais les épargnants modestes se voient laminés par le différé d’abolition de taxe d’habitation, la hausse de la CSG pour les retraités, la baisse des dotations sociales, la non-compensation de l’inflation pour les retraites et pour le Livret A – et le mauvais prétexte de « l’écologie » pour surtaxer carburant, électricité et automobile.

L’Etat français redistribue plus que les autres et, dans les statistiques, l’inégalité entre les plus riches et les plus pauvres y est moins forte qu’ailleurs. Mieux, elle s’est moins accentuée qu’ailleurs sur la dernière décennie malgré la mondialisation, l’essor des technologies et la crise financière. Mais les statistiques mesurent une masse et une moyenne, pas la dispersion des cas individuels. Globalement tout va mieux ; pour chaque groupe, c’est moins sûr.

Surtout lorsque la classe « moyenne » voit que les impôts qu’elle paye s’alourdissent alors qu’elle bénéficie de services en baisse ;  que les revenus qu’elle tire de son travail ne permettent plus de faire progresser son patrimoine comme avant, en tout cas moins que la classe immédiatement supérieure des plus aisés sans être « riches ». Quant aux « vrais riches », les ex-millionnaires aujourd’hui milliardaires, l’écart se creuse mais ils sont infiniment peu nombreux. S’ils attisent l’envie (et font rêver), ils ne constituent pas des rivaux en société : ils ont le talent sportif, artistique ou d’invention – ou sont héritiers. La classe « moyenne » ne ressent pas la jalousie de la classe populaire pour ceux qui « ont » ; elle exprime plutôt le ressentiment de ne plus pouvoir accéder à l’espoir de devenir un peu plus riche elle-même par le travail et par l’épargne – ce moteur de la démocratie. Elle paye (en proportion) autant d’impôts que les riches (qui en payent plus en volume) car les tranches d’imposition grimpent très vite, mais a besoin plus que les riches des services publics : écoles publiques, hôpitaux publics, transports publics, retraites publiques, aides publiques à l’emploi… Les vrais riches n’ont pas besoin de tout ça : ils peuvent se payer le privé.

D’où la rancœur de voir que « l’écologie » est un prétexte moral à leur faire encore plus payer de taxes sur leur mode de vie périphérique ou semi-urbain, sur la voiture, le chauffage, les vacances, les assurances obligatoires. La pression étatique les incite à quitter famille, campagne et pavillon pour rentrer en ville, où vivre en bobo sans voiture et en vélo, ayant peu d’enfant ou pas du tout en DINO (double income, no kids), prenant le TGV ou l’avion pour les congés et faisant livrer ses courses par Internet. Et ils n’ont pas leur mot à dire, le politiquement correct des intellos pilonnant les médias consentants pour déterminer le Modèle auquel se conformer. Les politiciens suivent le vent (comme d’habitude) et concoctent lois et règlements pour formater les comportements (bio, tri, transports électriques, patinettes et vélos n’importe où sur les trottoirs, à contresens des voies – mais 80 km/h sur les routes moyennes, interdiction progressive de tout diesel et des herbicides, taxe carbone, etc.). Le compte n’y est pas.

Dans cet égalitarisme, il semble y avoir des gens (les urbains hédonistes des métropoles) plus égaux que les autres devant la loi (uniforme partout et pour tous). Ce ne sont pas « les pauvres » qui endossent le gilet jaune : eux habitent les taudis des villes ou les cités des banlieues, ils ont des aides sociales et pas d’impôts. Ce sont les classes moyennes, surtout inférieures, qui ont la hantise de déchoir de leur position sociale et régresser, qui manifestent. Le terreau du populisme, terme générique qui englobe les volontés de « changer de voie » d’extrême-gauche et d’extrême-droite – mais dont on voit aujourd’hui, selon les enquêtes de terrain, que l’aspect conservateur, « réactionnaire », porté à droite, l’emporte sur le reste. En cas de « crise », le réflexe est de se protéger : ce qui fit il y a moins d’un siècle le lit du fascisme. Il ne faut pas avoir peur du mot : il faut examiner les faits.

Un « grand » débat national changera-t-il les choses ? Il permettra d’éclairer, de parler, d’approfondir – à condition d’y participer. Permettra-t-il d’adapter la redistribution, de corriger le « tout le monde pareil » et autre « je ne veux pas le savoir », typiques du traitement de masse de l’Administration à la française ?

Rien n’est moins sûr.

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Philippe Delepierre, Crissement sur le tableau noir

Pour qui depuis bien longtemps ne connaît plus l’ambiance du lycée, ce roman paru il y a une dizaine d’années remet les pendules à l’heure. Il s’agit d’une histoire d’amour entre une élève et un professeur. Tatiana a 17 ans et est sexuellement majeure (15 ans en droit français) mais, dans l’ambiance délétère de l’éducation nationale, tout est bon pour accuser les autres. La gent prof, qui se croit intello alors qu’elle n’est que technicienne de niveau moyen, erre entre conformisme visqueux, syndicalisme militant stérile, et révolte anarchiste.

Le prof, Juan, d’origine espagnole républicaine, est plutôt du dernier type. Cela fait plus de 10 ans qu’il enseigne et il en a assez. Sa matière est le français, domaine de plus en plus considéré comme inutile, tant par les technocrates du ministère qui n’enseignent plus depuis des décennies, que par les parents d’élèves qui n’en voient pas l’utilité, et des élèves enfin, travaillés par autre chose que le désir de penser. Mater la minette qui s’exhibe au balcon de l’HLM voisin importe plus que disserter sur Candide.

Le roman décrit de façon drôle et fluide les relations ambiguës des professeurs entre eux, les haines recuites en politique, les emplois du temps plus ou moins arrangé, les jours de congés pour soi-disant maladie pris comme par hasard la veille d’un week-end ou à la fin des vacances, les dénonciations anonymes et les tirages dans les pattes de ces soi-disant démocrates républicains laïques qui ne manquent jamais une occasion d’accuser les autres de racisme, d’anti islamisme, ou d’extrême droite.

Juan se démène entre un programme imbécile fondé sur la linguistique universitaire et le talent d’écrivain ou la passion d’une œuvre. Les classiques sont l’occasion de mettre des grilles toutes faites sur les textes au détriment de leur compréhension et de leur élan. Si savoir lire conduit à savoir penser, ce n’est plus enseigné. Tout ce qui compte est de réussir le bac, 80 % d’une classe d’âge, et peu importent les moyens, y compris le tripatouillage administratif des notes sous forme de péréquation obscure pour relever le niveau.

Il y a évidemment tous les à-côté du métier d’enseignant : la vie amoureuse sous les regards des autres, le hobby musical jugé et noté par les élèves comme par les autres profs, la participation sociale à la culture du département, les embrouilles de drogue et de terrorisme de certains élèves de première, le voile à l’école et les barbus de l’islam. Sur tout cela, la veulerie du proviseur attentif à ne pas faire de vagues, l’indifférence du rectorat, le politiquement correct du ministère. Autrement dit personne ne décide, à chaque prof de se démerder.

Ce qui ne va pas sans situations cocasses, tant Juan est quelqu’un qui ne se laisse pas faire. Il ira jusqu’à gifler une inspectrice psychorigide et particulièrement sèche qui a causé la mort par crise cardiaque d’un collègue à six ans de la retraite après l’une de ses interventions venimeuses, puis a démissionner pour envoyer ce beau monde (fort sale derrière les apparences) se dépatouiller avec la chienlit ambiante. Pourquoi aider le système si celui-ci n’exige rien ? Pourquoi aider les élèves si ces derniers ne veulent que passer le temps avant de passer le bac ? Pourquoi s’investir dans un métier minable, mal payé, et de plus en plus déconsidéré ?

La faute en est évidemment aux politiques, notamment à la gauche qui hésite entre irénisme et lâcheté, neutralité et perte de sens. La transmission fait peur ; les « valeurs de la république » ne signifient plus rien lorsqu’on ne peut les remettre dans leur contexte historique et social. Le mammouth semble donc condamné à l’extinction comme jadis son ancêtre, puisque la moitié des professeurs n’enseigne plus mais se réfugie dans l’administration au ministère et dans les écoles de formation dont la cuistrerie –  non seulement n’apporte rien à l’enseignement au vu des résultats minables constatés depuis leur introduction – mais dévalorise toute matière au profit de sa seule utilité économique.

Ce court roman d’actualité se termine comme il se doit, par l’évasion du prof vers d’autres cieux, tandis que la mère qui s’affiche libertaire enferme sa fille presque majeure dans un quasi couvent avec la complicité du psy médiatique qu’elle connait intimement. Évidemment pour son bien, agissant comme ces bourgeois dénoncés par ailleurs, mais sans voir aucunement la contradiction. On ne peut s’étonner que la société aille à vau-l’eau dans cet univers scolaire où l’absurde côtoie le grotesque, ce que l’auteur rend à la perfection.

Philippe Delepierre, Crissement sur le tableau noir, 2005, Pocket 2007, occasion €1.68

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Patrimoine et démocratie

Les ricanements ou – plus mal encore – les sous-entendus des journalistes de télé et de radio faussement objectifs à propos de la publication du patrimoine des ministres, est au mieux une envie jalouse, au pire une imbécilité démocratique. Voudriez-vous être gouvernés par des pauvres ?

La pauvreté en soi n’est pas une tare – même si les chances, aujourd’hui dans nos pays démocratiques, sont données à tous, même inégalement. Travailler à l’école au lieu de faire le pitre, apprendre ses leçons au lieu de ne songer qu’à niquer les filles, se former une fois adulte lorsque la rébellion adolescente est passée : tout cela reste possible. Ceux qui ne le font pas n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Un niveau de vie décent est atteignable par tous, quels que soient les handicaps de départ.

Si « la richesse » est également une tare, pourquoi alors voter pour les candidats dont le revenu dépasse le salaire moyen d’un Français ? Pourquoi élire ceux dont le patrimoine paraît « indécent » ? Serait-ce que cette fameuse « indécence » est éminemment volatile ? Qu’elle dépend surtout de quel est votre parti ? Au pouvoir, tout est juste – dans l’opposition, c’est inadmissible. Est-ce ça la politique ? Cette vision binaire et bornée des choses ?

Je me réjouis pour ma part que des personnes « riches » (tout est relatif) puissent nous gouverner – homme ou femme (pour l’instant le troisième sexe n’est pas autorisé en France : imaginez la niaiserie d’une écriture « inclusive » avec trois sexes ?) Car le patrimoine acquis AVANT de faire de la politique n’est pas le signe d’un enrichissement sur le dos du contribuable, mais le résultat d’une existence professionnelle réussie. Si Nicolas Hulot fut célèbre et obtient toujours des droits d’auteur sur une émission culte, pourquoi lui en faire grief ? Si Muriel Pénicaud a été reconnue en entreprise au point d’occuper des postes stratégiques, c’est plutôt bon signe sur ses qualités de dirigeante dans le service public, non ? Si la ministre de la culture Françoise Nyssen a hérité d’une maison d’édition prospère, elle en a bien amélioré les ventes, ce qui est très positif pour prouver son dynamisme et sa faculté d’organisation.

Ils sont tout le contraire d’un Mélenchon ou d’un Fillon. Mélenchon politicien de profession depuis quarante ans, stagiaire en usine quelques mois avant d’être pion de collège puis vaguement prof avant de se lancer – définitivement – dans le parasitisme politique. Lui s’est enrichi en revendant sa permanence de député acquise avec les frais de mission du Parlement ! Fillon, de son côté, a fait du népotisme en embauchant femme et enfants, même si c’était légal, sur l’argent du contribuable. N’évoquons même pas Chirac, ni Mitterrand…

Notons aussi que gouverner n’est pas faire la loi ni voter le budget. La marcheuse députée dépitée des 5000 € par mois à elle alloués (hors frais remboursés) qui déclare indécemment « manger pas mal de pâtes et ressortir de vieux vêtements de la cave » montre surtout combien elle est bordélique ; elle laisse un gros doute sur sa capacité à gérer le budget de la nation (rôle historique du Parlement), puisqu’elle ne sait manifestement pas gérer le sien. Elle est tout le contraire de son collègue François de Rugy qui, volontairement, se contente d’un SMIC (même s’il avoue qu’avec deux enfants, c’est un peu juste) !

Si l’on peut légitimement soupçonner députés ou sénateurs de profiter de leur position sans contrepartie démocratique (et même de se laisser tenter, si l’on en croit les lobbies…), le poste de ministre exige des qualités qui sont au-dessus du niveau moyen des élus. Leur patrimoine, en ce cas, est plutôt le signe d’une réussite et un encouragement à les nommer.

Je ne crois pas une seconde que le con moyen puisse gouverner comme il a mené sa chienne de vie. Ce n’est peut-être pas « égalitaire », mais c’est « équitable ». Ceux qui ne comprennent pas chercheront dans le dictionnaire pour une fois dans leur vie : il est fait pour ça. Car le niais en politique, si d’aventure il était nommé ministre (la démagogie peut tout), n’aurait pas la capacité à résister à une administration technocrate qui connait tous les rouages du système et sait empêcher, même passivement, toute tentative de contrecarrer ses vues ; ni ne résisterait aux tentations les lobbies de ci ou de ça qui veulent absolument un décret conforme ou un marché d’Etat. Nous l’avons suffisamment vu sous la IVe République où les ministres ne duraient que le temps d’une rose – c’est-à-dire pas grand-chose.

Être capable, c’est être libre – et être libre c’est non seulement être éduqué mais aussi avoir réussi quelque chose. Ce pourquoi un champion de judo comme ministre ne me choque en rien, même s’il ne connait pas le marigot parisien ni la mare aux crocodiles politiques. Sûr de soi en sa spécialité, il sait prendre du recul. Ce ne serait pas le cas d’un quidam nommé par tirage au sort, proposition utopique faite sous la Révolution et bien vite écartée comme inepte. Le sort peut se justifier entre égaux, or l’égalité réelle n’existe pas en compétences. Tout le monde ne les a pas, ni n’est apte à les acquérir en quelques mois.

Nier tout cela est politiquement dangereux. Quand les rustres sont au pouvoir, cela donne l’URSS sous Staline ou l’Allemagne sous Hitler. Quand l’élite est politique et non méritocratique, cela dessert la démocratie. Les Français l’ont bien jugé lorsqu’ils ont entendu Marine Le Pen « canner » devant Emmanuel Macron lors du débat présidentiel. Ils n’ont surtout pas élu l’incompétente – au contraire. Même s’ils ne sont pas de la même sensibilité politique que le président.

Alors, oui, que des ministres aient un patrimoine, AVANT d’entrer en politique, c’est heureux. Je m’en réjouis pour la France et pour les Français. Seuls les jaloux et les amers d’avoir perdu peuvent raisonnablement dire le contraire.

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Thellier et Vallerand, Boussus 3 – L’émergence de la réduve

La réduve c’est la Bête, celle de l’Apocalypse pour les Blancs normaux que nous sommes. Cette punaise chie une merde qui infecte le sang… et qui produit une mutation génétique rare : rendre télépathe en plus de la cyphose cervicale  – autrement dit « boussu ». Ce troisième tome de la saga nous en dévoile un peu plus, mais toujours à ce train un brin agaçant de sénateur perclus.

L’univers décalé par des noms de lieux déformés de la réalité, tels Hâble-vil pour Abbeville ou la baie d’Osmose pour la baie de Somme, est riche d’imaginaire : nous sommes aujourd’hui mais ailleurs, ou peut-être demain dans un aujourd’hui prolongé (mais pas tellement numérique, ce qui en fait douter).

L’ambiance générale des administrations de la santé et de la police, chargées de protéger les citoyens des agressions multiples, sont rendues avec une acuité réjouissante. Les minables egos des flics gradés ou de base, des médecins chefs ou spécialistes, des mâles en rut et des femelles en manque sont un bonheur de lecture.

Les personnages prennent un peu de consistance dans ce tome 3.

Le style est varié, parfois orné de coquetteries littéraires, les mots mis en jeu engendrant une jubilation d’écriture qui séduit à la lecture.

Mais le lecteur peine à suivre le fil d’Ariane – qui ne cesse de disparaître sans jamais arriver quelque part. Chaque tome mélange plusieurs histoires dans une sorte de découpage ciné sans queue ni tête :

  • Vous avez les Boussus, nouvelle race mutante considérée soit comme des handicapés à quota, soit comme des bougnoules invasifs à éradiquer – mais l’histoire ne se développe pas, se contentant de décrire une situation.
  • Vous avez l’errance du couple Téléman, docteur sain amouraché d’Ariane, vraie boussue enceinte – qui ne commence ni ne finit dans ce tome.
  • Vous avez les prises de positions politiciennes des gouverneurs d’Etat et des membres du parti « civiste », très front et très national, mais qui ne débouchent ni sur un noyautage, ni sur une élection, ni sur une révolution.
  • Vous avez les egos des différents médecins en charge de la santé du coin qui se télescopent, s’amourachent, se confrontent – sans que cela mène à quoi que ce soit.

Le propre d’une saga est certes de conserver des personnages qui évoluent et s’approfondissent, mais surtout de conter une histoire. Chaque épisode doit avoir un début et une fin, l’attachement aux protagonistes faisant désirer la suite au lecteur. Notamment un ou deux personnages principaux ou « héros », auxquels s’identifier.

Or, qu’avons-nous ici ? Ariane semble l’héroïne d’une nouvelle ère mais elle n’apparaît qu’en creux, passive, enceinte ; Téléman semblait un héros possible dans le 1, il est réduit à presque rien dans ce 3 ; Adjinvar était aussi mystérieux qu’un espion à la John Le Carré, il se révèle compilateur de données à transmettre, sans plus ; Rostein, le bon docteur baiseur, est presque sympathique mais particulièrement peu consistant… Et il ne se passe rien.

Alors où va-t-on ? Ce qui manque à cette suite de tomes est un thème à chaque fois.

Pourtant, la quête est intéressante et la problématique du boussu passionnée. Doit-on « intégrer » qui va nous supplanter ? La « distance », autre nom de la xénophobie, est à double sens : pas seulement le fait des « Blancs nationaux normaux » mais aussi le fait des boussus envers les normaux. Les politiciens sont tout aussi largués que sous Hollande ou Chirac, incapables, suivant l’opinion publique puisqu’ils sont réputés en être le chef. Le texte est bien écrit, la langue primesautière et très agréable à lire.

Sauf qu’il y a un univers mais pas d’histoire : ce qui commence comme une quête policière (qui a tué Harold, mari d’Ariane, retrouvé noyé et menotté dans les marais ?) vire très vite au problème d’administration médicale (le sang contaminé par la réduve) – sans que ni l’enquête, ni le problème ne trouvent de solutions. Dommage…

Thellier et Vallerand, Boussus 3 – L’émergence de la réduve, 2017, éditions les Soleils bleus, 355 pages, €20.00

Les précédents tomes des Boussus sur ce blog

Bios de Jacques Vallerand, médecin inspecteur et de Pierre Thellier artiste-peintre

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Survivre dans la mutation mondiale

J’ai eu le plaisir intellectuel de rencontrer Henri de Castries, ancien PDG d’Axa aujourd’hui volontairement retiré des affaires à 63 ans (mais devenu président Europe pour le fonds américain General Atlantic). Cet ancien scout catholique élevé à Passy, issu d’une famille de vieille noblesse et marié à une famille de vieille noblesse, a suivi les étapes de la méritocratie républicaine : HEC, ENA, colonel de réserve parachutiste, Inspecteur des Finances durant quatre ans avant d’intégrer l’entreprise privée d’assurances Axa, dont il a prolongé la stratégie de Claude Bébéar par une adaptation mondiale et numérique.

Dans un brillant exposé sans notes il a donné sa vision de l’avenir de la France, compte-tenu de la dynamique historique. C’est un message puissant, à la Fernand Braudel, pour déterminer les courants de long terme qui s’imposent malgré qu’on en ait, les tendances à moyen terme sur lesquelles on peut encore peser, et les actions à court terme prises dans le jeu pervers des ego et de la petite politique.

Ce qui détermine le monde global aujourd’hui, et qui s’impose à tous, c’est le climat, la démographie et le combiné éducation et technologies numériques.

Sur le climat, le réchauffement est inévitable. Ce qui veut dire montée des eaux marines, ouragans, modification de la flore et de la faune. Comme près de la moitié de la production mondiale se trouve à moins de 50 km de la mer, chacun peut imaginer les bouleversements induits – que l’on peut et que l’on doit prévoir.

La démographie est inscrite dans les naissances passées, dans les pratiques culturelles d’enfanter aujourd’hui, dans les progrès fulgurants de la médecine… et dans les pandémies inévitables en monde global. Le risque est majeur pour l’Europe, Russie comprise. Car, sur les douze pays à démographie déclinante, neuf se trouvent en Europe, notamment la Russie et l’Allemagne. En même temps, aux portes mêmes de l’Europe se trouvent une Chine démographiquement puissante et avide des matières premières des étendues dépeuplées de Sibérie, et une Afrique qu’une courte distance méditerranéenne sépare de l’eldorado économique fantasmé. D’ici 25 ans, 4 à 5 millions d’Africains ne trouveront pas de boulot chez eux chaque année. Où vont-ils aller ? Nous avons donc l’impératif devoir de développer l’Afrique (qui commence à bouger) et à encourager l’entreprise locale, parce que l’intégration de millions d’allogènes à cultures différentes menace le destin de la civilisation européenne. C’est moins la menace d’un islam radical que la menace du nombre et la rapidité de l’appel d’air qui doivent être gérés. Envers la Russie, confrontée aux mêmes problèmes que nous, il nous faut négocier et s’entendre. En restant ferme sur nos intérêts mais en reconnaissant des questions communes (sur le Moyen-Orient, l’énergie).

Le numérique chamboule toute l’éducation. Les gens de sa génération (et de la mienne) ont été formés à l’écriture à la plume et à la lecture de gros livres érudits. De « lire, écrire, compter » ne reste plus guère que compter… Les écrits se dictent ou se tapotent, la lecture se réduit à sa plus simple expression, l’image remplaçant très vite le texte et l’orthographe (voire la grammaire) étant ignorées comme inutiles. Ce qui est indispensable aujourd’hui est moins la faculté de lire que de rechercher et de juger des informations pertinentes. Notre école publique est-elle préparée à ce monde déjà là ? La formation professionnelle tout au long de la vie, puisque chacun va changer dix fois de métier et plusieurs fois de statut (salarié, autoentrepreneur, libéral, peut-être un temps fonctionnaire), devient impérative ; faut-il la laisser entre les mains de partenaires sociaux moins soucieux d’avenir que de cette manne ?

Les tendances à moyen terme se trouvent pour nous surtout en Europe. L’Amérique s’éloigne avec Trump et la mentalité de ses électeurs qui préfèrent ériger un mur entre eux et le Mexique, ériger une barrière mentale contre l’idée de réchauffement climatique, et une solide barrière monétaire sur leurs intérêts immédiats. Sans l’Europe, la France n’est rien, peut-être bientôt plus « une nation » tant les politiciens nationaux sont déconsidérés, leurs partis en miettes, et que le local (commune, intercommunalité, région) est nettement plus populaire. Sans parler du communautarisme qui vient, pas seulement religieux mais aussi idéologique, sectaire – dans les médias et le politiquement correct.

Partout en Europe est menacée la classe moyenne et, avec elle, la démocratie et les libertés. Car le libéralisme est associé aux classes montantes, avec pour fond mental le christianisme qui a assuré deux choses : chacun est considéré comme individuellement responsable pour discerner le bien et le mal, et on ne peut faire société sans considérer le sort des autres. Ce qui veut dire que la raison prévaut et que la modération doit être. Le « juste » n’est pas seulement la justice mais aussi la modération. C’est ainsi qu’il y a une « religion » de la laïcité qui va au-delà de ce qui est raisonnable, alors que nous devons associer les croyants d’autres religions que chrétienne dans la même nation.

Dans le court terme politicien, tout cela doit se traduire par une adaptation à l’Europe sur la fiscalité, le droit du travail, le fonctionnement commun des traités. Mais aussi par un effort crucial français sur l’éducation et la formation professionnelle, pour assurer un niveau de chômage moins indécent comparé aux pays voisins que nos 10% de la population active. Car on ne fait pas société sans travail, c’est le chômage qui a conduit historiquement aux extrémismes, avec la crispation religieuse en sus comme dans toutes les périodes de grand bouleversement du monde (Renaissance, Révolution, guerre de 14).

En ce sens, le gouvernement Macron va dans la bonne direction, même s’il ne va pas assez loin.

Que sera la France en 2025 ? Peut-être une nation qui continue de compter (avec le seul siège permanent de l’Europe au Conseil de sécurité de l’ONU depuis le Brexit) – mais à condition d’être soi-même un exemple. Ce qui ne va pas sans redéfinition de la dépense publique, qui dépasse aujourd’hui 56% du PIB pour des avantages d’Etat-providence qui se réduisent. Ce qui ne va pas non plus sans sélection des meilleurs, dans la bonne tradition républicaine (et sur l’exemple chinois actuel), pour assurer des élites de l’administration et des entreprises à la hauteur des défis permanents. Quand des gens de 30 ans créent en dix ans plusieurs entreprises qui valent des milliards, la génération des installés doit se poser la question du comment. La hiérarchie traditionnelle et la production classique sont-elles adaptées aux nouveaux besoins et aux nouvelles façons de vivre ?

Penser loin et analyser global est rare parmi nos dirigeants – notamment sous les socialistes et avec François Hollande. Henri de Castries a couché dans la même chambrée, comme Jean-Pierre Jouyet, lors de leur service militaire commun en 1977 à Coëtquidan. Il sait de qui il parle. « Ne pas jouer les hamsters qui tournent sur place dans leur roue » est le mantra qu’il récite… mais que trop peu appliquent parmi ceux qui ont à diriger aujourd’hui.

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Arto Paasilinna, Le cantique de l’apocalypse joyeuse

La fin du monde approche avec le millénaire et ce roman finlandais loufoque nous apprend avec un humour ravageur comment s’en sortir.

Tout part du testament d’un vieil athée communiste qui, sentant la mort venir, fait le pari de Pascal : si Dieu existe, autant se mettre en règle avec lui avant de comparaître – on ne sait jamais. Avec l’essentiel de la fortune qui lui reste après la faillite de sa scierie, il crée une Fondation funéraire qui a pour but d’édifier une église. Peu importe où, ni avec quels paroissiens. Son petit-fils Eemeli est chargé de l’exécution du projet.

De cette idée baroque, l’auteur tire les conséquences jusqu’à l’absurde, dans une logique à la Lewis Carroll. Ce pourquoi nous rions souvent, tant le comportement de fourmi obstinée des différents fonctionnaires atteint des sommets de stupidité. Mais les bureaux persévèrent toujours dans leur être…

L’église sera dans la tradition finlandaise, bâtie avec les gens du coin sur les terres forestières de la Fondation, donc dans un endroit isolé très au nord du pays. L’administration – qui n’a jamais vu ça – élève des objections ? Passons outre. L’évêché luthérien ne veut pas ? Qu’importe. Les activités contredisent on ne sait quels règlements européens ? Et alors ? Le monde s’enfonce dans la paperasserie et des déchets, New York va bientôt devenir invivable tout comme Saint-Pétersbourg. La consommation de carburant et d’appareils électroniques sophistiqués dévorent les ressources et changent le climat, sans rendre plus heureux, au contraire.

La vie fraîche et joyeuse des bûcherons charpentiers finlandais qui vivent sur le pays, chassant l’élan et fumant la viande, pêchant le poisson et le salant en caques, cueillant les baies et les champignons pour les sécher, distillant leur aquavit parfumée aux herbes, cultivant des patates et élevant vaches et moutons, se constitue peu à peu naturellement. Les bâtisseurs sont vite rejoints par une bande de jeunes écolos en rupture avec le Système, qui créent leur propre artisanat et vivent dans des cabanes de rondins. Et tous ceux-là font des enfants.

La paperasserie dégénère en crise économique, laquelle aboutit à la Troisième guerre mondiale et aux migrations massives, avant qu’une comète ne vienne chambouler l’axe terrestre. L’auteur n’hésite pas à enchaîner les causes pour sa fable morale. Peut-être a-t-il raison ?

1992-2023 : il a fallu trente ans – une génération – pour que la terre soit donc détruite. Toute ? Non. Le petit village d’Ukonjärvi résiste encore et toujours à la destruction. Autarcique, libérale, démocratique, l’existence traditionnelle renaît avec école, église et armée, mais à taille humaine, gérée par tous sur l’agora. Le vieux communiste, en désirant fonder une église, a créé la possible renaissance de l’humanité.

A l’heure des populismes et des catastrophes climatiques qui s’accentuent, au moment où les risques de guerres et de migrations massives sont au plus haut, à l’ère où le Système – économique, financier, fiscal, social, politique – se fissure par individualisme et globalisation, relire Arto Paasilinna est réjouissant. Il fait de l’écologie une pratique, non une purge néo médiévale.

Il fait redécouvrir combien l’union de gens venus de partout (des Russes, des Somaliens, des Arabes, des Finlandais des villes) autour d’un projet commun rend apte à fonder une communauté qui s’administre par elle-même. Chacun y a sa place et voix au chapitre. Sans ambition d’aller sur la lune, ni de transformer l’humanité par des gadgets. Mais de vivre tout simplement : « Pas besoin de coûteux kérosène ni de pièces de rechange. Les moteurs à avoine ne calaient pas en plein travail même si le carburant venait à manquer ; les bœufs tiraient stoïquement la charrue pendant des heures sans avoir besoin de faire le plein. Et quand il était temps de se ravitailler, ils trouvaient eux-mêmes leur pitance en bordure de l’essart et leur boisson dans les eaux limpides du lac » p.219.

Arto Paasilinna, Le cantique de l’apocalypse joyeuse, 1992, Folio 2012, 393 pages, €8.80

Les romans d’Arto Paasilinna déjà chroniqués sur ce blog

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Tachkent

A la sortie de l’aéroport, nous faisons connaissance de notre guide Ouzbek francophone. Une « nuit » (de 3 heures seulement) nous attend à l’Hôtel Uzbekistan, grand bâtiment contemporain à l’intérieur bois, marbre et lustres de cristal tout à fait dans le style soviétique.

Tachkent était une capitale lointaine de l’empire, on y « tachkentisait » les apparatchiks politiquement incorrects tout comme Napoléon III « limogeait » ses fonctionnaires vers Limoges. La ville nous apparaît étendue, peu en hauteur, ses larges avenues bordées d’arbres.

Après le petit-déjeuner buffet dans le coin du grand hall qui sert de bar, est programmée la visite de la ville durant la matinée. Au sortir du bus nous saisit la chaleur lourde, moite, et l’odeur d’ozone de la ville. Les immeubles se limitent à quatre étages, sauf les bâtiments officiels et (depuis la fin de l’URSS) les banques. L’Ouzbékistan compte 26 millions d’habitants, sa population croît peu, 1,65% par an et son espérance de vie reste à 64 ans, mais alphabétisée à 99,3%. Son PIB est le centième de celui de la France, encore agricole à 38%, mais occupant 44% de la main d’œuvre. Ancienne république d’URSS, l’Ouzbékistan s’est doté d’un régime présidentiel fort par sa constitution du 8 décembre 1992. Le Président Islam Karimov est, en 2007, au pouvoir depuis 1988. La réforme institutionnelle 2004 a créé une seconde chambre parlementaire sans modifier vraiment une vie politique « à la française » : bel et bien dominée par un Président qui assume dans les faits la réalité du pouvoir. En 2003, la monnaie est devenue librement convertible pour favoriser les investissements étrangers. Le développement économique de l’Ouzbékistan reste entravé par l’interventionnisme gouvernemental et les tensions sociales sont fortes, 27 % de la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté. La croissance reste soumise aux exportations (coton et or surtout). L’Ouzbékistan est le 4ème producteur mondial de coton. Les exportations françaises y sont faibles, 2% de part de marché, dominées surtout par les biens d’équipement (mécanique, matériel électrique et électronique), ce qui favorise les grands contrats.

La capitale, Tachkent, abrite 2,3 millions d’habitants à elle toute seule. C’est dire le faible développement du pays, tout entier concentré autour de l’Administration politique, ce lourd héritage soviétique. La république, 447 400 km², a des frontières communes avec tous les pays d’Asie centrale, nous explique Rios, notre jeune accompagnateur sympathique qui parle un très bon français (en plus de l’ouzbek, du tadjik, du russe, et évidemment de l’anglais…).

Tachkent signifie « la ville de pierres » ; ce nom est attesté dès le 10ème siècle. « Elle est dure comme la pierre car elle a résisté à tous les envahisseurs, » nous déclare Rios. La ville est d’une architecture très années 60, dans le style stalinien qui mélange kitsch et béton. Il faut dire que le grand tremblement de terre de 1966, d’échelle 8 sur Richter, a détruit nombre d’habitations traditionnelles en bois et torchis. Un métro a été inauguré en 1976 et comprend quatre lignes. Nous ne voyons aucun vélo. Les rues voient rouler nombre de Lada, mais Daewoo a implanté une usine dans le pays dès 1991 et ses voitures commencent à sillonner les routes. Tachkent est bâtie dans une oasis, aujourd’hui région productrice de tabac, coton et fruits. Les principales fabrications de la ville sont les machines, les textiles (coton et soie), les produits chimiques et les meubles.

Nous voyons l’opéra, construit en 1947, signe tangible de l’élévation du niveau d’éducation voulu par le pouvoir soviétique. Pouvant contenir 1500 spectateurs, il a été bâti sur les plans de l’architecte qui construisit le mausolée de Lénine au Kremlin. Il porte le nom d’un grand poète ouzbek.

Rios est fier de nous expliquer le symbolisme du drapeau ouzbek qui flotte sur l’opéra. Le bleu est l’azur, le blanc la pureté de l’indépendance, le vert l’espérance et le rouge le sang. Il comporte douze étoiles et la lune, symbole de l’islam turc. Le Houmo, oiseau légendaire qui porte chance si on le voit, figure sur les armoiries du pays. Celles-ci figurent une vallée au soleil levant, les deux fleuves de l’Ouzbékistan, Syr-Daria et Amou-Daria, un épi de blé et une fleur de coton, deux productions locales célèbres. Le pays produit aujourd’hui encore 4 millions de tonnes de coton par an. L’octaèdre en haut supporte le croissant et l’étoile à cinq branches, celle des cinq piliers de l’islam.

L’Ouzbékistan a été le seul pays d’Asie centrale à avoir soutenu l’opération américaine en Irak, même si le Président Karimov a refusé d’y dépêcher des hommes. Les événements d’Andijan ont entraîné une crise des relations américano-ouzbèkes. Dans la nuit du 12 au 13 mai 2005, de graves troubles dus aux islamistes radicaux se sont produits à Andijan (vallée de Ferghana/est du pays). Ils ont fait selon les autorités 173 morts mais certaines sources (dont Human Rights Watch), se fondant sur des témoignages locaux, parlent de « 500 à 1000 personnes tuées ». Le pays renoue avec la Russie qui a affiché sa solidarité au lendemain des événements d’Andijan et a signé en juin 2004 un accord de partenariat stratégique.

Nous effectuons une opération change dans l’ancien Goum. Le vocabulaire militaire est adéquat car il faut y aller en commando, organiser la queue et vérifier la somme. Le bureau de change est privé ; c’est une petite cellule en fond de magasin, peut-être pour qu’un voleur ne puisse fuir immédiatement… A la soviétique, c’est « fermé de 13 à 14h » et un garde armé fait le planton devant. Nous changeons de l’euro ou du dollar en soum. La vitre rectangulaire du guichet forme écran, et le spectacle offre deux opératrices accortes en activité. Le masque fumé des vitres en haut, en bas et sur les côtés délimitent un panoramique sur le décolleté profond à la russe de ces jeunes dames. L’une actionne ordinateur, imprimante et téléphone, tandis que l’autre n’a pour seule tâche – absorbante – que de compter les liasses. Il faut dire que 40 euros font 68 880 soums en billets de 500 soums maximum ! 1 euro = 1722 soums en juillet 2007. Nous nous retrouvons chacun avec un gros paquet de billets. Sa tâche effectuée, la première fille se remaquille, tandis que l’autre compte et recompte les soums à la machine. L’amusant est qu’une affiche décrit comment fabriquer un faux dollar – en décrivant avec minutie tous les caractères indispensables pour juger qu’il est vrai !

Nous reprenons le bus pour aller visiter la medersa Koukeldache, du 16ème siècle, puis le marché. Dans la medersa, de fervents musulmans accompagnés de leurs gamins, viennent faire leurs dévotions capitales. L’un d’eux me salue, fier de son identité, calotte brodée sur la tête et garçonnet à tunique fendue à la main. Un autre porte short et débardeur, concession à la modernité – autorisée seulement aux garçons. Par une autre entrée de ce carré ouvert sur deux côtés, un envol de talibans – tunique flottante, turban, barbe et sandales – entre en coup de vent, primesautiers et affairés. 88% de la population est musulmane, principalement sunnite.

Les marches qui mènent à l’entrée font un observatoire stratégique pour observer les gens qui passent sur le trottoir. Mémères empâtées, jeunes femmes tenant bébé, garçonnets peu vêtus, jeunesse déambulant, nous avons depuis l’arbre qui nous ombre un panorama complet de la société tachkénite. Je note que les jeunes filles sont bien en chair ; nous comprendrons vite pourquoi. L’alimentation est en effet « traditionnelle », ce qui signifie féculente et grasse, en quantité paysanne. Parmi les visages, certains ont un vague type mongol, les paupières étirées vers les tempes ; d’autres sont plutôt turcs, le nez droit et les yeux rapprochés ; certains ont un visage indien. Les femmes d’un certain âge ne peuvent se déplacer sans une armada de sacs et cabas, peut-être un résidu de l’époque soviétique où la pénurie chronique nécessitait de garder toujours sur soi une besace, « au cas où » une affaire – n’importe laquelle – se serait présentée. Quitte à troquer ensuite cet achat inutile contre un nécessaire. Sur le trottoir au-dessous des marches de la mosquée, attendant un improbable bus, une matrone mignote un garçonnet. Il peut avoir sept ou huit ans pour ainsi se laisser faire. Les petits mâles semblent ici peu susceptibles de tolérer les privautés des mères ou des femmes en général.

Les Ouzbeks, de langue turque, constituent 75 % de la population. Les russes représentent la minorité la plus importante avec 6 %. La minorité russe vit surtout à Tachkent et dans les centres industriels. Les Tadjiks sont concentrés dans les cités historiques de Boukhara et Samarcande. Nombre de jeunes filles et de femmes portent le foulard, à mi-chemin du fichu paysan et du voile iranien, tout dépend de la qualité du tissu. Les adolescents sont plutôt à la mode de Moscou, qui copie celle de New York, avec leurs débardeurs lâches ‘US army’ ou leurs tee-shirts imprimés en anglais.

Le souk vend de tout, légumes, fruits, viande crue et grillades, maïs bouilli, épices de toutes sortes, œufs par douzaines, boissons colorées en bouteilles plastique, bonbons brillants, vêtements, ustensiles, gadgets. Une femme vend même des Coran imprimés remplis d’enluminures. Tout le monde commerce, vieilles femmes, jeunes femmes, jeunes hommes, gamins.

Certains n’ont que quelques melons ou une dizaine de bottes d’aneth, ou encore une bassine de gousses d’ail – épluchées pour que les citadines ne s’embaument point les mains ! Le marché s’étend loin, une partie est couverte, où officient les officiels. Ce ne sont qu’écroulements de frais légumes à l’odeur apéritive, tomates, salades, aneth, concombre, poivrons, aubergines – tous ces légumes du sud qui fleurent bon et tentent l’œil. Les aubergines paraissent cirées, les tomates rouge vif gonflées de santé, les poivrons vert-jaune remplissent plantureusement leur peau. Un boucher propose ses lanières de viande pendues aux crochets de l’étal. Des paysans leurs melons d’eau juteux et parfumés.

Nous nous retrouvons à 12h45 devant la medersa et le bus nous mène au restaurant Tbilissi proche de la place de l’Indépendance comme de la place Lénine. La statue du Bolchevik, la plus haute d’URSS à l’époque avec ses 24 m, a été remplacée par un globe terrestre en bronze avec la carte en relief de l’Ouzbékistan. Dans la vaste fontaine qui l’entoure se baignent nus des gamins.

Tbilissi étant la capitale de la Georgie, le restaurant offre de la cuisine georgienne. Nous avons soif et les hommes surtout goûtent la bière, servie avec bonheur dans des bouteilles de 60 cl. La bouteille coûte ici 3500 soums (2 euros).

Le menu se compose de mezze, de chaussons au fromage, de soupe claire aux boulettes et aneth, de ragoût d’agneau tomate, d’un petit baklava très sucré et de thé. L’arrivée à la table est flatteuse à l’œil : tous les ustensiles sont disposés en ordre, les serviettes en cône, les petits pains dans leur assiette. Les zakouskis sont déjà sur la table et la fraîcheur des légumes, les couleurs vitamines des mets vous ouvre l’appétit.

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Dick Howard, Aux origines de la pensée politique américaine

Il est d’usage d’opposer ‘démocratie’ à ‘république’, la première étant réputée plus progressiste que la seconde. La démocratie mettrait au pouvoir le peuple, la république n’étant que la chose commune. Nous serions tentés de dire : Ô peuple, que de crimes commet-on en ton nom ! L’incantation au ‘peuple’ n’est en rien un gage de démocratie, en témoignent les dictatures technocratiques partisanes des fameuses « démocraties populaires ». Tellement démocratiques que l’on allait en prison pour un pet de travers, après avoir été forcé d’avouer par des moyens coercitifs auprès desquels Guantanamo paraît presque anodin (film L’Aveu, avec Yves Montand). Tellement populaires qu’il fallait un Rideau de fer pour empêcher les populations de l’est de s’exiler dans cet « enfer » de l’Ouest où l’on vivait pourtant tellement mieux… Ou, plus proche de nous, ces pénuries criantes du régime Chavez-Maduro au Venezuela – pourtant le « modèle » du démagogue tribun Mélenchon.

L’originalité de l’Amérique est d’avoir été la première à traduire les idées des Lumières en institutions. Et la première encore à avoir fait de l’équilibre, sur le modèle de Montesquieu, le secret du pouvoir populaire. Les Etats-Unis ont inventé cette « démocratie républicaine » qui laisse toute sa place au débat de tous – tout en corrigeant les errements démagogiques ou les tentations autoritaires par les institutions. Nous l’observons sans peine avec le clown Trump, forcé de mettre de l’eau dans son vin par les juges fédéraux et les Etats locaux – en attendant peut-être d’être « démis » par ses pour l’instant « amis ».

Dick Howard, Américain parlant parfaitement français, enseigne les sciences politiques à l’université de Stony Brook dans le New Jersey. Il analyse les débuts tâtonnants de la pensée politique américaine durant la guerre d’indépendance. Il montre l’invention d’institutions nouvelles à l’œuvre, la richesse des propositions, les revirements issus des arguments des autres.

Il mène son étude en trois parties historiques : l’indépendance, les institutions, la politique effective. Chacune des parties est analysée en quatre étapes : le vécu, le conçu, le réfléchi et le repensé. Cette approche est toute pragmatique, partant de la vie réelle et des problèmes concrets pour s’élever, par degrés dialectiques, à l’abstraction des rouages, à la rétroaction de leur fonctionnement et au retour sur expérience. Il s’agit d’un état d’esprit typiquement américain et qui a fait ses preuves : la Constitution initiale n’a pas quasiment pas bougé depuis son origine – contrairement à celles de la France qui sont sans cesse amendées ou refaites.

Le cœur de l’écart entre la pensée politique américaine et la française est ce comportement « antipolitique » décrit dès la page 16 : « Il s’agit d’un refus de toute forme d’indétermination historique, et d’un rejet de toute division sociale, quelle que soit sa manifestation, refus et rejet qui se doublent de l’incapacité d’accepter la responsabilité de ses propres jugements. Nous avons là une des expressions d’une politique de la volonté. » Car ni la ‘main invisible’ du marché libre régi par la juridification des rapports sociaux, ni le ‘Plan’ d’un État-providence censé régler la société entière, ne sont « politiques ». Les acteurs politiques y refusent d’exercer leur jugement et d’en assumer les conséquences, sur l’exemple célèbre du « responsable mais pas coupable » du Fabius national.

La politique, c’est l’art de trancher après débat entre des intérêts légitimes mais contradictoires. Or, les technocrates politiciens préfèrent de beaucoup « laisser faire » les choses comme elles vont, les rapports de force tels qu’ils s’établissent ou la Raison pure des administrations. L’Amérique dans ses débuts s’est gardée d’une telle façon de considérer la politique – ce qui est une leçon pour notre régime dévalué par nos deux derniers présidents. Par la suite – et notamment sous George W. Bush – les Etats-Unis ont connu « une rapacité économique aussi bien qu’un nationalisme devenu d’autant plus agressif que l’on est moins sûr de soi-même. » Mais « il est surtout nécessaire d’insister sur le fait que ces excès ne sont ni nécessaires, ni fatals » p.17.

Contrairement à la France, la République américaine n’est pas née toute armée du cerveau de philosophes politiciens. Elle est issue de l’expérience à ras de terre du self-government des Associations durant la guerre d’indépendance. La naissance tâtonnante des institutions est issue d’une intense réflexion sur cette adaptation entre la démocratie directe (avec ses élections étendues à beaucoup de postes officiels) et les institutions républicaines (aptes à créer un Etat acteur des relations internationales et arbitre des divergences d’intérêts à l’intérieur). Les « factions » sociales (Publius) menacent l’unité, mais elles ne peuvent ni ne doivent être éliminées par une Raison d’État masquée sous la démagogique « volonté générale » (Rousseau). Il faut donc en contrôler les effets :

1/ par la représentation « qui épure et élargit l’esprit public » p.349 en rationalisant les passions et argumentant les intérêts (d’où les idées justes chez nous de démocratie participative et de décentralisation de certaines décisions au niveau local – y compris pour les entreprises),

2/ par l’étendue du territoire de la république qui oblige à s’adresser à ce qu’il y a de commun en l’homme – sa raison – plutôt qu’à la diversité des passions, et qui dilue la multiplicité des intérêts particuliers au profit d’un intérêt commun, « à savoir la nécessité de protéger les droits de la minorité » p.351 (d’où le rôle du Parlement comme creuset des idées, lieu de débats et d’élaboration de la loi).

On le voit, ce livre est riche d’informations, de réflexions et d’une façon de penser différente de la nôtre. Ce pourquoi il est précieux : non seulement pour saisir le « moment » Trump dans l’histoire des Etats-Unis, mais aussi pour repenser notre rapport français à l’Etat, dans les errements de la gauche comme de la droite avant les dernières présidentielles.

Dick Howard, Aux origines de la pensée politique américaine, 2004, Livre de Poche Pluriel 2008, 412 pages, 10,70€

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Quel cap pour la France ?

Réformer parce que la situation actuelle ne convient pas, tout le monde est d’accord. Mais réformer comment – là personne n’est d’accord.

  • Il y a les yaka qui – plus on redistribue (autre chose que leur argent) – plus ça ira mieux demain.
  • Il y a les austères qui – plus on économise (autre chose que leur salaire et leurs privilèges) – moins ça sera pire demain.

En bref, la réforme est toujours pour les autres ; pour eux-mêmes, pas la peine.

Hollande avait « cru » (mais oui, l’économie est une croyance !) qu’en contenant la dépense publique et en baissant le déficit, il pourrait entendre les lendemains chanter. Ils chantent faux aujourd’hui, car tout est lent, très lent, tant l’Administration prend en France une place démesurée. Or les salariés et les ayant-droits de ladite Administration sont nombreux, très nombreux. Les personnes protégées gagnantes du système en place ne peuvent que rejeter les réformes qui mordraient sur leurs avantages et privilèges.

Les salariés en contrat à durée indéterminée défendus par le code du Travail, les salariés et retraités nombreux des administrations publiques, les diplômés dont le taux de chômage est faible et stable, ne voient pas pourquoi réformer afin de réduire le chômage des autres. Ils n’ont qu’à bosser – « comme tout le monde ».

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Relancer la demande par une hausse des salaires, tous sont pour… mais sans voir que leur sort ne va pas s’améliorer (sauf sur quelques mois), tant les industries en France ne sont pas en état de répondre à une progression de leur demande. Toute distribution de pouvoir d’achat se traduit aussitôt par un envol des importations.

Et ce serait pire encore si la France devait quitter l’euro, le pouvoir d’achat du franc renouvelé serait bien inférieur, renchérissant massivement les prix des biens importés.

La production française n’est plus compétitive : la faute aux 35h (la divergence avec la production allemande date de là) et aux « charges » sociales notamment, mais pas seulement. La France industrielle a le même niveau moyen de gamme que l’Espagne, mais avec des coûts prohibitifs et donc des prix allemands. Les Français aisés préfèrent acheter Audi aujourd’hui (hier BMW, avant-hier Mercedes) plutôt que Peugeot ou Renault – il faut dire que les voitures haut de gamme en France font un peu camelote.

Or soit la France freine ses salaires pour aboutir à des prix espagnols, soit l’Etat baisse le prélèvement sur les entreprises (massivement augmenté sous Hollande, malgré le remord du CICE). Ou bien l’industrie française poursuit son déclin, les marques connues allant produire à l’international plutôt que dans l’Hexagone.

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L’Etat, en France, a un véritable problème avec l’argent des impôts. Il prélève plus largement que les autres et redistribue sans cibler vraiment, ce qui inhibe l’initiative, incite au gaspillage et fait beaucoup de mécontents.

Ce pourquoi la fin du travail et le revenu pour tous (après le mariage) apparaissent comme des « droits » nouveaux du socialisme enchanteur. Que la France ne vive pas comme un isolat du monde n’effleure même pas l’esprit des utopiques : quoi, n’avons-nous pas décidé les 35h que tout le monde nous envie ? Patrick Artus, économiste de Natixis, prouve dans une note récente combien la persistance dans l’erreur de nos fonctionnaires qui n’ont jamais connu le monde du travail concurrentiel ont pu se tromper : « L’analyse de la situation de 20 pays de l’OCDE montre qu’un taux d’emploi élevé est associé : à un poids faible des cotisations sociales des entreprises ; à une protection faible de l’emploi ; à des compétences élevées de la population active ; à l’absence de déficit public important en moyenne. La France ayant toutes les caractéristiques opposées (cotisations sociales élevées des entreprises, protection de l’emploi forte, compétences faibles de la population active, déficit public chronique) on comprend que son taux d’emploi soit faible ». Cela ne veut pas dire qu’il faille tout bazarder, mais que le social doit être financé par l’impôt global et pas par les revenus du travail, que l’assouplissement des règles trop rigides de maintien dans l’emploi doivent être négociées – avec un filet social de sécurité hors entreprises -, que l’Education nationale est à revoir de fond en comble, notamment sa démagogie des notes qui font illusion et sa démission sur les savoirs de base (s’exprimer, écrire correctement, calculer), que l’Administration doit voir son périmètre réduit car elle ne sait pas tout faire, n’a pas les moyens de tout contrôler et est inefficace dans l’irresponsabilité des niveaux hiérarchiques emboités de la commune aux ministères.

Par exemple, maintenir des impôts très au-dessus de ceux des pays voisins sur les entreprises et sur le capital pour financer des dépenses publiques est inconséquent. Hamon évoque une taxe de 5% sur TOUTES les transactions pour financer les 400 milliards par an du revenu pour tous – et il était hier contre une hausse de 2% de la TVA ? De quoi décourager tout achat et encourager le troc, le commerce dans les pays frontaliers ou carrément l’exil fiscal.

Après tout, la France niveleuse n’a pas besoin de ceux qui sortent du lot. Tous pareils, scrogneugneu ! j’veux voir qu’une tête. Tout ce qui dépasse, je coupe ! « Je prends tout ! » éructe Mélenchon, hologramme plus qu’homme programme.

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D’autres disent : pas de problème ! Quittons ce carcan de l’euro qui nous oblige à la vertu germanique et retournons aux vieilles habitudes laxistes des années 50 : la dévaluation du franc tous les trois ou quatre ans. Cela évitera d’investir, contiendra les salaires français, et l’Etat pourra émettre via la Banque de France tous les billets qu’il voudra, la dette ne sera que virtuelle, sans jamais personne pour la rembourser puisque franco-française.

Or sortir de l’euro et dévaluer conduiraient à l’austérité directement, sans passer par la case désindustrialisation, tant les dettes de droit international libellées en euro sont fortes et l’épargne des Français – notamment des retraités – dévaluée d’un coup. Quant à se financer sur les marchés, comme aujourd’hui, il ne faut pas y compter avant des années, la hausse des taux d’intérêt due à l’incertitude et à la dégradation de la note de la France seront immédiates. Le Front national se garde bien de dire tout cela à ses électeurs majoritairement commerçants, retraités et petits épargnants ouvriers.

Il reste donc les autres, les réformistes plus ou moins « raisonnables », dont on mesure ce qu’ils peuvent faire en fonction de ce qui a déjà été fait.

Mais le chemin sera long, tant les habitudes sont ancrées, les privilèges acquis et les niches protégées. Ce pourquoi il faut un dirigeant « fort », moins un dictateur qu’un candidat légitime, adoubé par la majorité. Or nous aurons probablement un président par défaut, un malgré nous. Le premier tour sera entaché par les candidaillons enflés d’ego qui n’ont aucune chance de parvenir au second tour mais qui se maintiennent pour « se compter » ; le second tour sera un choix négatif…

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