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L’ombre d’un doute d’Alfred Hitchcock

Un film psychologique et brutal, le préféré de son auteur. Un homme de la trentaine en costume et chapeau rumine dans une chambre d’hôtel à New York (Joseph Cotten, 37 ans). Il est surveillé par deux hommes dont on soupçonne qu’ils sont des détectives. Qu’a-t-il Fait ?

Il sort de sa chambre, prévenu par sa logeuse qui l’a à la bonne car il est charmeur et même charmant à ses heures. Il sème ses suiveurs et prend le train pour la Californie avec tous ses bagages. Pour n’être pas reconnu, il voyage en compartiment fermé, jouant les malades affaibli, canne à pommeau de vieillard à la main et gros pardessus. Il va retrouver à Santa Rosa sa famille, sa sœur aînée mariée Emma qui est un moulin à paroles (Patricia Collinge), son mari employé de banque (Henry Travers) et leurs trois enfants, Charlotte l’aînée (Teresa Wright, 24 ans au tournage), Anne la liseuse invétérée (Edna May Wonacott, 10 ans) et Roger, le petit dernier (Charles Bates, 7 ans). Charlotte l’adore, elle en est amoureuse, elle l’avoue. Elle a absorbé l’admiration béate de sa mère pour le petit frère qui a réussi. Pour Charlotte, son oncle Charlie est un soleil qui entre dans la maison.

Mais la réalité va se heurter au fantasme. Le doute va faire planer son ombre. Dès le premier soir, Charlie subtilise le journal que le père n’a pas encore lu pour enlever quelques pages. Fatale erreur : c’est attirer l’attention sur un article que Charlotte, après de multiples ruses et contorsions pour récupérer la page déchiquetée, va lire à la bibliothèque publique sur les conseils pleins de bon sens de la préado Anne. Ce qu’elle découvre lui fait froid dans le dos : la police est en quête d’un étrangleur de veuves joyeuses qui lui a échappé à New York. Elle poursuit deux hommes, l’un dans l’est, l’autre en Californie, tous deux soupçonnés des meurtres. Mais aucune photo pour que les témoins puissent reconnaître le bon.

D’où cette « enquête statistique » cousue de gros fil blanc, élaborée par les détectives californiens afin de pénétrer la famille de Charlie et l’intérieur de la maison. L’un d’eux parvient à faire une photo de lui, rentrant bêtement avant que les entretiens soient terminés au lieu d’aller passer la soirée ailleurs parce que non concerné. Est-il bête ou joue-t-il avec le feu ? Il semble que ce soit une troisième hypothèse : il est amer, las du monde, des gens et de la vie. S’il a zigouillé ces vieilles bonnes femmes emperlousées, c’est qu’elles dépensaient en alcool, hôtels et jeux les fortunes durement gagnées de leurs maris épuisés par la tâche, morts avant elles. Elles jouissaient égoïstement de biens acquis sans rien faire, en dormant seulement dans le même lit. Elles ne méritaient pas leur aisance et usaient des biens transmis comme des truies. Sont-elles encore humaines ? Dignes de la société ? A la sortie du film, nous sommes en 1943, en pleine guerre contre les nazis, les hommes américains pouvaient se sentir concernés par ce thème de la veuve joyeuse et avoir eu envie d’imiter ce tueur en série à la morale libertarienne.

Aujourd’hui, c’est une profondeur plus grande que nous apercevons dans le film. Charlie est un charmeur qui pourrait fleurir dans les affaires ; il en a la capacité, la clarté d’esprit et l’aisance de comportement. Mais à quoi bon ? Ses capitaux sont mal acquis, sa vie de famille inexistante, son existence vide sans l’aiguillon « moral » du crime. Tout le contraire de sa sœur, assise dans une vie de famille modeste mais sûrement établie, effectuant ses tâches domestiques en gardant son petit moral à elle (« je me suis mariée et, vous savez ce que c’est, vous oubliez qui vous êtes vraiment, vous devenez l’épouse de votre mari »). Lequel mari s’adonne innocemment à la lecture avide de revues d’énigmes criminelles et devise avec son copain Herbie, vieux garçon, (Hume Cronyn) de la meilleure façon de trucider son prochain. D’un côté l’ambition velléitaire et le crime accompli de qui se prend pour Dieu ; de l’autre l’existence modeste et routinière et le crime fantasmé de l’humain trop humain. Un New York froid aux friches emplies de carcasses de bagnoles ; un Santa Rosa chaud, fleuri, paisible, où les policiers souriants et consciencieux font traverser la rue. Deux mondes.

Illustrés par un homme et une jeune fille portant tous deux le même prénom, Charles et Charlotte – déclinés tous deux en Charlie ; vivant les mêmes spleens couché sur leurs lits ; rêvant l’un de l’autre en idéalisant, Charlotte la réussite sociale de Charles, Charles la pureté innocente de Charlotte ; l’un rongé par le mal en lui et l’autre qui le découvre en elle et dans sa ville, « vas-t-en ou je te tuerai » lui dit-elle dans le bar à putes où son oncle l’entraîne pour discuter, et où elle n’a jamais mis les pieds. La jeune américaine idéale est déniaisée psychologiquement par l’oncle à l’âme sombre. Non, tout le monde n’est pas beau ni gentil ; non, le monde n’est pas un univers rose bonbon à la Disney ; oui, le mal existe dans le monde et en chacun de nous ; oui, « le même sang coule dans nos veines ».

Charlie cherche à se ressourcer auprès de sa sœur et sa famille ; il veut changer, commencer une nouvelle vie en Californie. Sauf que les Érinyes de ses crimes le poursuivent et le contraignent comme des mouches agaçantes. Charlotte est trop fine, parce que trop amoureuse, pour ne pas s’en apercevoir ; elle en sait trop, elle devine le reste. Après l’épisode du journal, elle se lie avec l’un des jeunes détectives, Jack (Macdonald Carey, 20 ans) et le croit ; elle se pose des questions sur une bague ornée d’une belle émeraude que son oncle lui a offert et dont l’anneau est gravé des initiales de la dernière veuve trucidée. Par trois fois Charlie va tenter de faire disparaître Charlotte : en sabotant l’escalier en bois extérieur pour que les hauts talons imbéciles de la mode du temps se prennent dans les marches ; en sabotant la porte du garage qui se ferme toute seule, après avoir laissé allumé le moteur de la voiture familiale et avoir retiré la clé de contact pour que l’air se sature de monoxyde de carbone ; dans la dernière séquence du train où il cherche à la jeter au-dehors.

Il n’y réussit pas, la justice immanente à laquelle croit le bon peuple yankee ne le permet pas. Mais c’est qu’il a quasiment avoué ses crimes à Charlotte, son bon ange : il a admis être l’un des deux suspects de la police ; il a déblatéré contre les veuves joyeuses avec une haine qui a étonné ; il a cherché à récupérer la bague émeraude pour ne laisser aucune trace. Il a donné devant tous sa vision du monde : « Vous vivez dans un rêve. Vous êtes somnambule. Comment savez-vous à quoi ressemble le monde? Savez-vous que le monde est une sale souillure ? Savez-vous que si vous arrachiez la façade des maisons, vous trouveriez des porcs ? Le monde est un enfer. »

Même si le suspect de New York est mort dans un accident d’avion, déchiqueté par une hélice ua point de ne pas pouvoir en tirer le portrait, Charlie ne se sent pas libéré. Les détectives renoncent, faute de preuves, mais lui entreprend de poursuivre avec une nouvelle veuve riche, Mrs Pierce, rencontrée au club de sa sœur où il a fait une brillante conférence. Le mal est en lui : accident de vélo étant enfant ou mauvaise expérience du monde ? Désordre biologique ou milieu délétère ? Toujours est-il qu’il ne peut s’en dépêtrer. C’est ce qui va le perdre définitivement.

Malgré une musique tonitruante de Dimitri Tomkin qui passe mal aujourd’hui, une subtilité psychologique qui permet au réalisateur anglais de porter sa critique sur la norme ennuyeuse de la société américaine idéaliste dans tous ses aspects.

DVD L’ombre d’un doute (Shadow of a Doubt), Alfred Hitchcock, 1943, avec Teresa Wright, Joseph Cotten, Macdonald Carey, Patricia Collinge, Henry Travers, Universal Pictures France 2012, 1h43, €19,43 Blu-ray €14,31

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Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock

Un photographe baroudeur, Jeff (James Stewart), est cloué sur sa chaise longue à cause d’une jambe cassée dans un reportage mouvementé sur les circuits automobiles. Il n’y a pas à l’époque Internet, ni les séries addictives ; ne reste que le spectacle de la cour. Les Américains, comme tous les protestants ne ferment que rarement leurs rideaux – ce serait cacher quelque chose. Aussi, les fenêtres sont comme autant d’écrans de contrôle de leurs faits et gestes en leurs huis clos. Même s’il est socialement mal vu de faire le voyeur, comme le rappelle la voix des femmes, gardiennes de la morale, en la personne de la petite amie Lisa (Grace Kelly). Jeff hésite à se marier parce que sa vie est le baroud dans l’austérité et que Lisa est plutôt mode et fanfreluches vautrée dans la richesse.

Mais Lisa, après s’être moquée de Jeff qui passe son temps à observer les voisins, toutes fenêtres ouvertes dans la touffeur de l’été new-yorkais à Greenwich Village, se prend de passion pour un crime qui a peut-être été commis. L’infirmière Stella (Thelma Ritter) croit au début que Jeff s’est fait un film, mais elle se laisse tenter par le romanesque de la chose. Un lieutenant détective de la police ami de Jeff (Wendell Corey), contacté par téléphone, voit une fabulation avant que, peu à peu, les indices s’accumulent, formant un faisceau de preuves. L’intelligence mâle peut déraper (l’image est-elle « objective »?), l’intuition féminine s’avérer une impasse (ce que fait « tout le monde » est-il ce que fait chacun?), le droit à la vie privée et au caractère sacré du domicile un obstacle. La frontière entre fantasme et réalité est étroite, tout comme entre rumeur et vérité. Seul le droit d’exercer la force légitime peut assurer la vie réglée des citoyens. Le spectateur est comme un dieu qui observe les insectes humains se débattre dans leur fourmilière.

Aux fenêtres sur cour, Jeff et le spectateur peuvent assister à la vie créatrice et fêtarde d’un compositeur de musique ; aux exercices sexy de miss Torse, une danseuse jeune et qui aime les hommes ; d’une plantureuse du rez-de-chaussée qui commet des sculptures abstraites innommables et va bronzer en bikini sur la pelouse ; d’un couple juste marié qui n’arrête pas de copuler stores baissés et dont la femme rappelle son jeune étalon dès qu’il se repose à la fenêtre en fumant une cigarette. Trois appartements retiennent l’attention : une miss Cœur solitaire dont la date de péremption est en train de passer qui mime le couple en disposant une table pour deux avant de se saouler, puis invite un jeune homme avant de le rejeter brutalement parce qu’il ose la renverser sur le canapé (ce qui est pourtant son fantasme secret) ; un couple qui dort sur son balcon et s’affole maladroitement lorsqu’il pleut, propriétaire d’un petit chien fureteur qui va gratter sans cesse la plate-bande de dahlias du voisin d’en-dessous. Ce dernier est un gros représentant de commerce en bijoux de fantaisie dont la femme acariâtre est malade et tient le lit toute la journée, l’engueulant dès qu’elle le peut sur tout et rien. Un jour, ce voisin (Raymond Burr) devient suspect parce qu’il sort à deux heures du matin en portant sa valise, puis revient et repart avec elle, avant de revenir sur le matin. Que transporte-t-il ainsi ? Pourquoi va-t-il soigneusement la nettoyer avant de replacer ses échantillons dedans ?

Dans la culture occidentale, primauté à l’œil. Dans l’immeuble d’en face tout est image, sans le son, et l’épris de photographie Jeff ne peut que s’en délecter. Il observe aux jumelles puis au téléobjectif, ces instruments « scientifiques » qui déforment le réel et permettent de le voir différemment, ces spécimens voisins et spécule sur leurs activités. Mais il se contente d’observer, pas de collecter des preuves : il ne prend aucun cliché. Pourquoi le petit chien, descendu au panier par une corde dans la cour, est-il retrouvé mort un matin ? Pourquoi Cœur solitaire prépare-t-elle des pilules rouges et un verre avant de se mettre à écrire une lettre ? Pourquoi le butor d’en face ne montre-t-il plus sa femme mais enserre une grosse malle d’une corde solide après avoir soigneusement enveloppé une scie et un énorme couteau de boucher dans du papier journal ?

Il faut provoquer les images pour en faire une histoire. Jeff va demander à Lisa, excitée à cette idée, de glisser une enveloppe accusatrice sous la porte du voisin – qui manque de la surprendre. Il va ensuite lui téléphoner pour lui donner un rendez-vous dans un hôtel proche afin de l’éloigner pour que l’infirmière Stella et sa fiancée Lisa aillent voir ce qui est enterré sous le parterre. Comme il n’y a rien, Lisa joue l’aventureuse et escalade les balcons pour s’introduire dans l’appartement du représentant de commerce afin de trouver une preuve. Une femme ne part jamais sans ses bijoux, affirme-t-elle, or le voisin en a sorti du sac à main comme ils l’ont vu aux jumelles, alors qu’elle est censée avoir pris le train pour la campagne. Évidemment, le voisin revient et surprend Lisa… Le suspense est au sommet !

Il faut provoquer les images pour en faire une histoire. Jeff va demander à Lisa, excitée à cette idée, de glisser une enveloppe accusatrice sous la porte du voisin – qui manque de la surprendre. Il va ensuite lui téléphoner pour lui donner un rendez-vous dans un hôtel proche afin de l’éloigner pour que l’infirmière Stella et sa fiancée Lisa aillent voir ce qui est enterré sous le parterre. Comme il n’y a rien, Lisa joue l’aventureuse et escalade les balcons pour s’introduire dans l’appartement du représentant de commerce afin de trouver une preuve. Une femme ne part jamais sans ses bijoux, affirme-t-elle, or le voisin en a sorti du sac à main comme ils l’ont vu aux jumelles, alors qu’elle est censée avoir pris le train pour la campagne. Évidemment, le voisin revient et surprend Lisa… Le suspense est au sommet !

Ce qui oblige Jeff à appeler la police pendant qu’elle se fait attaquer. Les policiers arrivent in extremis (aujourd’hui, ils attendraient probablement une heure ou deux) et emmènent Lisa au poste, mais elle a eu le temps de passer l’alliance de la femme à son doigt, « preuve » qu’elle a laissé son principal bijou et que c’est suspect !

Jeff rappelle alors son détective mais le voisin a eu le temps de le voir l’observer et vient le trouver chez lui. Curieusement, la porte n’est pas fermée à clé et il s’introduit sans problème. Jeff va alors l’aveugler avec des ampoules de flash pour le retarder, mais il est suspendu au-dessus du vide lorsque détective et policiers parviennent à maîtriser le coupable. Tout est bien qui finit bien, sauf que Jeff a cette fois les deux jambes dans le plâtre. Lisa somnole en face de lui en feignant de lire un livre de voyage aventureux puis, voyant qu’il s’est endormi, reprend sa revue de mode Harper’s Bazaar.

Au fond, cette expérience de couple se confronte à celle des autres couples aux fenêtres en face : les jeunes mariés qui baisent jusqu’à plus soif et se lassent ; les vieux mariés rassis qui n’en peuvent plus au point qu l’un tue l’autre ; la non mariée trop prude qui le regrette et ferait n’importe quoi pour « vivre » comme les autres ; le couple sans enfant qui compense par un petit chien insupportable. Qu’en sera-t-il de Jeff et Lisa ? La fin ouvre aussi sur un début.

DVD Fenêtre sur cour (Rear Window), Alfred Hitchcock, 1954, avec James Stewart, Grace Kelly, Thelma Ritter, Wendell Corey, Universal Pictures France 2010, 1h49, €16,57 Blu-ray €9,78

Alfred Hitchcock déjà chroniqué sur ce blog

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La Corde d’Alfred Hitchcock

Au XIXe, Nietzsche et Dostoïevski défient Dieu et l’ordre moral ; en 1914 André Gide dans Les caves du Vatican met en scène l’acte gratuit en faisant pousser d’un train un vieillard par son jeune héros Lafcadio ; en 1924, les deux Américains Nathan Leopold et Richard Loeb, riches étudiants juifs et homosexuels de Chicago, veulent commettre le crime parfait en tuant Bobby Franks, 14 ans, par « supériorité intellectuelle » ; en 1928, le Britannique Patrick Hamilton en fait une pièce de théâtre : Rope ; en 1948, Alfred Hitchcock fait de cette pièce le thème de son film.

La scène, enregistrée comme au théâtre, se passe à New York dans l’appartement du riche Brandon Shaw (John Dall) qui vit avec son ami pianiste Philip Morgan (Farley Granger). Ils sont étudiants à l’Université. Dans la première séquence, ils étranglent avec une corde – sans, curieusement, qu’il résiste ni se débatte – leur ami commun David Kentley (Dick Hogan), qu’ils jugent faibles. Brandon a organisé une réception avec ceux qui connaissent David, dont son père et sa fiancée, pour festoyer sur le cadavre – caché dans un coffre dont la serrure ne ferme plus.

Il y a le cynisme, absolu. Celui de se croire meilleur et plus intelligent, habilité à se prendre pour Dieu en assouvissant tous ses instincts sans freins, se faisant à soi-même sa propre morale. Ce n’est pas ce que Nietzsche a écrit car pour lui le Surhomme fait de la générosité la plus haute vertu, mais c’est ce que les nazis – ces « canailles » – en ont fait, allant jusqu’à « éradiquer » ceux qu’ils considéraient comme appartenant à des « races » inférieures dans la grande lutte pour la vie. Cette voie reste ouverte : c’est celle de Poutine et de ceux qui l’admirent sans vergogne.

Il y a la psychopathie de celui qui ne ressent aucun affect pour sa victime, ni même pour son compagnon de lit ; celui qui domine et veut dominer, n’existant qu’en écrasant les autres de sa superbe, de sa supériorité dialectique, de ses origines nanties. Cette voie reste ouverte : c’est celle de tous les tueurs en série qui ne vivent que pour jouir d’éliminer les autres. C’est celle aussi des libertariens américains… qui nous guette.

Il y a l’homosexualité avérée (Gide, Leopold et Loeb, Hamilton, Philip et Brandon et les acteurs Farley Granger et John Dall eux-mêmes). Hitchcock aime provoquer et joue à la caméra des attitudes, des regards, des plans pour mettre en évidence les liens intimes entre les deux garçons de 19 ans. Le fond est que ceux qui sont considérés comme des parias, dans la société soumise à la morale d’église depuis mille ans et à la pruderie bourgeoise victorienne anglo-saxonne, ont une propension naturelle à promouvoir ce qui les valorise par compensation : une transgression de la décence commune. La séquence de la corde a d’ailleurs quelque chose de sexuel, David est entouré de Brandon et de Philip comme pour un « jeu du foulard » destiné à augmenter sa jouissance. Brandon invite même la fiancée de David, Janet (Joan Chandler), et celui avec qui elle a rompu parce que « moins riche », bien qu’hétéro.

Il y a la transmission intellectuelle déviante du prof de philo Rupert Cadell (James Stewart) qui a eu les garçons au collège. Il adorait manier le paradoxe pour se faire admirer des jeunes têtes et persiste devant le père de David, asticoté par Brandon. Il s’aperçoit – mais un peu tard – qu’il a favorisé les instincts criminels. Sa faute morale, car sa fonction est d’éduquer à la vie sociale, il la reconnaît lorsqu’il découvre le cadavre dans le coffre, après avoir observé la gêne de Philip, trop sensible, et la menace informulée de Brandon, un revolver dans la poche. Les mots ne sont pas les choses… mais les mots peuvent tuer. Ce pourquoi les collabos littéraires (Robert Brasillach, Lucien Rebatet, Paul Chack, Drieu La Rochelle, Henri Béraut, Alphonse de Chateaubriant, Philippe Henriot…) ont été condamnés à la Libération en France. Le prof exprime alors ouvertement un sentiment de culpabilité, comme ce fameux « pardon » exigé désormais de tout criminel par la morale anglo-saxonne qui se mondialise. Hitchcock étrille ainsi les États-Unis et la société américaine qui savaient pour les camps de la mort nazie, mais n’a rien fait, pas même protester.

Dans ce premier film en couleurs d’Hitchcock, il a fallu raccorder huit plans pour filmer l’ensemble. L’impression linéaire du théâtre est rendue par les raccords en fondus enchaînés sur le dos des protagonistes. Le suspense est dû aux scènes limites comme lorsque la brave et serviable gouvernante Miss Wilson (Edith Evanson) débarrasse le coffre garni du cadavre pour y ranger les livres ; lorsque Brandon l’empêche in extremis de soulever le couvercle en l’invitant à ranger demain ; lorsque Philip se trouble devant la corde qui a servi à étrangler David et qui entoure les livres offerts à son père par Brandon ; lorsque la vieille amie de la mère de David (Constance Collier) au sourire figé artificiel se pique de prédire le destin astrologique de Philip en lui disant qu’il est cancer et que ses mains le rendront célèbre ; lorsque Rupert se voit donner par inadvertance un chapeau trop petit, qui est celui de David, où le spectateur peut lire les initiales D.K. Et lorsque tout est consommé, Rupert ouvre la fenêtre de l’appartement, suscitant comme une bouffée d’air dans l’atmosphère pesante du crime.

Un film qui a fait réfléchir et devrait nous inciter à poursuivre la réflexion tant les psychopathes, qu’ils soient individuels ou collectifs, libertariens égoïstes ou dictateurs tyrans aujourd’hui, semblent envahir la planète.

DVD La Corde (Rope), Alfred Hitchcock, 1948, avec John Dall, Farley Granger, James Stewart, Universal Pictures France 2001, 1h17, €21,02 Blu-ray €14,10

Coffret Hitchcock 7 DVD : Fenêtre sur cour / L’Ombre d’un doute / La Cinquième colonne / La Corde / L’Homme qui en savait trop / Mais qui a tué Harry / Psychose, Universal Pictures France 2005, €18,39

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Lynda La Plante, Cœur de pierre

Une ancienne comédienne anglaise passée dans le script de séries télé se lance dans l’écriture de romans policiers – « à l’américaine » – c’est la mode. Celui-ci, qui met en scène une femme, ex-policière devenue détective privée, est de bonne facture. L’intrigue est tordue à souhait et le dénouement inattendu.

Nous sommes à Los Angeles, ghetto des stars. Harry Nathan a des talents de peintre mais surtout le sens des affaires, à moins que ce ne soit celui de sa première femme Sonja, une nordique froide du sexe mais aussi de la tête. Mais Harry s’en lasse, macho content de lui et de son corps cultivé aux appareils. Il s’entiche de l’assistante de sa femme à la galerie d’art, Kendall et l’épouse après divorce – il garde la villa et la galerie et c’est Kendall qui la gère, avec l’aide d’un jeune Noir qui a fait de la prison (toujours utile pour les coups tordus). Kendall est avisée mais avide, elle tient trop tête à Harry qui divorce à nouveau et se remarie avec une très jeune Cindy au corps de rêve mais au pois chiche dans la tête, sans parler des substances qu’elle prend. Mais Kendall a gardé la moitié des parts de la galerie et continue de faire des affaires avec Harry et son carnet d’adresses. Une vie bien compliquée pour Harry.

Surtout qu’on le retrouve tout nu dans sa piscine, flottant le ventre à l’air comme un poisson crevé, une seule balle lui ayant emporté le visage. Un coup de téléphone affolé de celle qui se présente comme Cindy demande à Lorraine Page, de Page Investigations, boite qu’elle vient de créer, d’enquêter pour savoir qui est le coupable. Lorraine vient juste de s’installer après divers déboires dans la police où elle était lieutenant. Devenue alcoolique, elle a un jour tiré sur un jeune Noir qui s’enfuyait, après les sommations d’usage mais que le jeune n’a pas entendu, obsédé par son baladeur à fond sur les oreilles. Non seulement il est mort, mais elle lui a surtout tiré six balles dans le dos, un acharnement sans objet. Chassée de la police, l’affaire étouffée en interne comme il se doit pour une flic méritante, le dealer de toutes façons éminemment suspect, elle est entrée en dépression et vient tout juste d’en sortir. Elle veut revivre.

Mais voilà que le destin s’en mêle. Son affaire démarre sur les chapeaux de roue avec ce crime bizarrement commis, on ne sait par qui car les coupables potentiels sont légion. Il y a les trois épouses, dont la dernière, dans les vapes au moment des faits, qui ne sait pas si elle « l’a » fait ou si elle l’a rêvé ; il y a l’ami suspect Vallance, un vieux beau qui fut acteur adulé avant la déchéance physique et qui est resté depuis sa jeunesse amoureux de Harry ; il y a le frère de Harry, peintre qui peine à percer ; et l’avocat Feinstein à qui il a vendu des toiles.

Se découvre une arnaque de grande ampleur, puis une affaire dans l’affaire qui va mettre en cause directement Lorraine Page et son assistant tout frais embauché, le beau jeune gay Decker.

Comme s’est la mode, les femmes sont ici mises en avant, mises à l’honneur. Les hommes sont « tous des… » ou pas vraiment « des hommes ». Harry est un obsédé sexuel égoïste et vaniteux, l’avocat un avorton avide de fric et vantard, le frère de Harry un raté vaguement hippie qui se croit, le jeune Decker n’est pas Black mais pédé… Seul réchappe à ce dégommage en règle l’ancien patron de Lorraine dans la police, Rooney, qui vient de vivre une lune de miel en Europe avec son épouse Rosie, et le nouveau capitaine de police Jack Burton. Il est le rêve mâle de toutes les femelles : viril, protecteur, délicat, amoureux. Un vrai fantasme qui, comme tous les fantasmes, ne pourra se réaliser.

Mais je ne veux pas en dire trop. Se lit avec une certaine délectation, malgré (et surtout) dans les méandres d’une intrigue compliquée.

Lynda La Plante, Cœur de pierre (Cold Heart), 1998, Livre de poche 2000, 511 pages, occasion €1,20

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David Lodge, La chute du British Museum

L’auteur a obtenu un Master of Arts en 1959 avec un mémoire sur les romanciers catholiques britanniques. Son troisième livre romance ses aventures comme étudiant sans poste et comme papa de déjà deux enfants dans un univers catholique où il est interdit de limiter la procréation. Il use de la veine comique pour faire passer ses thèses et dote son personnage de trois enfants en quatre ans, un quatrième en route. C’est que les méthodes « naturelles » pour éviter les grossesses sont empiriques, fondées sur la température pour prévoir l’ovulation, et ne fonctionnent pas de façon standard. La famille ABCDE va bientôt se doter d’un F. Car tous les prénoms sont déclinés dans l’ordre alphabétique : Adam Appleby doctorant en littérature anglaise, Barbara son épouse mère au foyer, et leurs trois gosses, Clare, Dominic, Edouard.

« Le Vatican a cent ans de retard », dit l’auteur vers la fin du livre. Critique social de son pays, le jeune auteur catholique anglais de 25 ans ne supporte plus, au début des années soixante, l’obsession névrotique sur le sexe qu’a l’Église de Rome. Vatican II n’est pas encore passé par là, et le pape Paul VI reviendra d’ailleurs sur certaines avancées trop modernes selon l’aréopage de vieux eunuques qui composent la curie. Notons d’ailleurs qu’en 2022, le Vatican garde toujours cent ans de retard, découvrant l’ampleur de la frustration sexuelle dans ses rangs et les pratiques compensatoires traumatisantes sur des générations de jeunes pubères. Mais pas question d’évoluer : la Tradition semble gravée dans le marbre, comme donnée par Dieu murmurant aux oreilles des papes, tel Allah à Mahomet.

D’où les situations ubuesques des jeunes qui tardent à se marier faute de poste, se marient et veulent consommer leur mariage dans les formes mais ne sont pas autorisés à user des moyens de limiter la procréation. « La contraception n’est rien de moins que le meurtre de la vie donnée par Dieu ! », éructe le père Finbar. Même mariés et fidèles, les jeunes catholiques se tourmentent donc sans cesse entre désirs et responsabilités. « Avant de rencontrer Barbara, les expériences sexuelles d’Adam s’étaient limitées à tenir la main moite de couventines au cinéma et peut-être à obtenir d’elles un unique baiser, lèvres pincées, à force de cajoleries. Du point de vue physique, ses longues fiançailles avec Barbara avaient été une affaire intense, torturante de discussions sans fin et d’action restreinte, exercice prolongé et éprouvant, pour les nerfs, de stratégie au bord de l’abîme érotique, jalonné d’escarmouches de temps à autre qu’on ne laissait jamais, en fin de compte, se changer en incendies majeurs. Quand ils finirent par se marier, ils étaient des amants maladroits, inexpérimentés, et le temps qu’ils s’y mettent et commencent à y prendre plaisir, Barbara était enceinte de six mois. Depuis lors, la grossesse, réelle ou redoutée, avait l’habitude d’accompagner leurs relations sexuelles » chapitre 8.Faire de la terre une vallée de larme, telle semble être la mission de l’Église.

Les années soixante verront la rébellion contre cette mainmise sur le sexe par des clercs non concernés qui méprisent la chair et d’ailleurs tout ce bas-monde. Ce qu’anticipe Adam dans un délire érotique. Les jeunes vivront « la pratique d’une sexualité débridée, les coïts non prémédités, au hasard des rencontres, libres de liens affectifs et de conséquences pratiques – le genre de chose qui arrivait, s’il avait bien compris, entre inconnus dans de folles soirées d’étudiants ou à de jeunes électriciens que l’on faisait venir dans des pavillons de banlieue par les chauds après-midi de printemps » id. La capote et la pilule permettront de s’abstenir de procréer, tandis que l’avortement rattrapera les accidents de coït tout en restant un meurtre pour les croyants. Mais le pape condamne tout, ignorant d’ailleurs la pratique puisqu’il met le préservatif au mauvais doigt, à l’index. Comment croire encore en de tels ineptes soi-disant inspirés par Dieu ? D’ailleurs, anecdote burlesque, Adam va découvrir le journal intime des relations adultères qu’a eues un écrivain catholique plus guère lu avec une paroissienne zélée qui avait l’âge d’être sa fille. Et c’est la fille de 17 ans de cette même paroissienne qui lui offre, en s’offrant à lui en même temps – mais il résiste et le manuscrit brûle avec son scooter diabolique !

L’auteur conte picaresque autour de la littérature, de son monument de savoir qu’est le British Museum, et des tourments sexuels de sa vie quotidienne. Le brouillard de Londres, en ces années de pollution, est là pour mettre l’ambiance. Les gosses pleurent, le scooter ne démarre pas, la thèse avance à très petits pas, la bourse universitaire ne suffit plus, les mandarins qui ont la maîtrise des postes choisissent des titulaires en fonction des services qu’ils pourraient leur rendre, et le sexe est interdit à cause d’une nouvelle grossesse possible ! La jeunesse pleine d’énergie est bridée par les conditions matérielles et tenue par la domination des vieux, à l’université comme au Vatican. Tout cela conté sur le mode cocasse avec des changements de style et des contrastes de personnages. Adam, au prénom de premier homme, se coule à chaque fois dans le modèle littéraire qu’il étudie, thème et style : à nouveau chapitre, auteur différent, annoncé par une citation. « Dans la littérature, on fait surtout l’amour et on fait peu d’enfants, tandis que dans la vie, c’est l’inverse. »

Dans une préface de 1981, David Lodge montre qu’il a usé de l’intertextualité, certains passages de son roman étant écrits comme des pastiches de grands auteurs anglais. Ce n’est pas toujours réussi, par exemple le monologue que tient au final une Barbara insomniaque, à la manière de Molly Bloom dans Ulysse de James Joyce, est d’un chiant !…

Probablement plus lisible en anglais par un Anglais qu’en français avec la référence d’auteurs pas toujours connus en France, relatant les affres d’une sexualité pré-Vatican II et surtout pré-1968, ce livre est daté : il a soixante ans de retard. Il se lit encore et désopile mais n’en attendez pas trop de plaisir.

David Lodge, La chute du British Museum (The British Museum is Falling Down), 1965, Rivages 2014, 272 pages, €8,50

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La vérité nue d’Atom Egoyan

En 1959 Lanny et Vince, deux bateleurs de télé, défoncent le téléthon par trente-neuf heures de show  d’affilée pour récolter des fonds. Une très jeune fille vient témoigner de sa guérison de la polio grâce à l’argent régulièrement récolté et les remercie en scène. Mais, dès le lendemain, les deux se séparent. Une fille employée d’un hôtel de Miami a été trouvée nue dans la baignoire de leur salle de bain dans un palace mafieux d’un palace du New Jersey. Ils sont arrivés ensembles, ont des témoins lors de la découverte, et le crime ne leur est pas imputé – mais qui a tué la pute ?

Une fois adulte en 1972, Karen (Alison Lohman), la très jeune fille ex-tuberculeuse est devenue journaliste et décide, après quelques prix, de faire un livre sur ses deux idoles, Lanny (Kevin Bacon) et Vince (Colin Firth), le comique juif new-yorkais insolent et salace, balancé par la mesure de son partenaire distingué et policé. Karen achoppe tout de suite sur l’énigme : qui a tué la pute (Rachel Blanchard) ? D’ailleurs, était-elle pute ? Elle s’appelait Maureen, terminait ses études et effectuait un job d’été ; elle voulait devenir journaliste.

Le shérif a expédié l’affaire en cinq sec, sous le regard du caïd du coin qui trouve le scandale mauvais pour les affaires et pour l’inauguration de son palace « Versailles », flambant neuf de luxe clinquant. Aussi bien Lanny que Vince, contactés, éludent ; ils ne veulent pas en parler, l’affaire est close. Dans les années soixante, à l’apogée d’Hollywood, tout ce qui touchait à la vie privée des stars était tabou ; les affaires étaient étouffées par consensus. Seules les années soixante-dix, avec les non-dits sur l’assassinat de Kennedy, les mensonges sur le Vietnam et l’affaire Nixon Watergate, ont porté « la vérité » au pinacle.

De quoi piquer la curiosité de la journaliste, anti-macho et curieuse comme une jeune chatte. Elle s’impliquera jusqu’au « bout », ose-t-on dire, dans l’élucidation de cette énigme de la mort d’une jeune femme toutes portes fermées alors que chacun jure qu’il n’a rien fait. Parce qu’évidemment, la fille ne s’est pas noyée en prenant un bain, et pas toute seule. Reuben, le majordome de Lanny le sait (David Hayman) ; il a même une bande (enregistrée).

Difficile d’aller plus loin sans en dire trop car c’est une suite d’allers et retours du présent au passé, savamment montée pour distiller le suspense. Pour moi, une grande réussite ! Le film est l’adaptation du roman de l’américano-britannique Rupert Holmes (David Goldstein), La vérité du mensonge, version romancée publiée en 2003 de son duo Rupert Holmes/Ron Dante, musiciens de session jusqu’en 1969.

Un thriller (érotique) à l’ancienne où rien ne manque, ni les filles à poil (deux mecs aussi pour faire bon poids), ni la fascination du désir de chacun pour chacun, ni les complications psychologiques, ni les obstacles à la vérité. Pour un journaliste, lorsque la vérité ment (le titre du film en anglais), toute une histoire véridique est à recréer. Une heure et demie, ou presque, de délice pour adultes et adolescents. Les scènes érotiques n’ont rien de trash et sont plutôt comiques.

DVD La vérité nue (Where the Truth Lies), Atom Egoyan, 2005, avec Kevin Bacon, Colin Firth, Alison Lohman, Rachel Blanchard, David Hayman, Beau Starr, TF1 Studios 2006, 1h47, €16,99

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Exbrayat, Elle avait trop de mémoire

Voici le tout premier roman de l’auteur prolifique qui fut successivement élève médecin, auteur dramatique et journaliste avant de se vautrer – avec humour et délices – dans la fange du crime. Exbrayat invente le personnage haut en couleur (1m70) et large de vues (230 livres) de l’Inspecteur Chef du Yard George-Herbert Morgan, surnommé évidemment Fatty. C’est que l’Anglais fringuant est tombé amoureux de la France, de sa cuisine et de ses vins. Il visite auberges et restaurants durant ses congés et entretient une correspondance culinaire avec tous les toqués du continent. Comme tous les Inspecteurs chef, il est flanqué d’un jeune sergent, le beau Clarence Bredford, qui découvre à chaque fille qu’il lève la femme de sa vie. C’est dire combien ces personnages typés vont agrémenter l’histoire.

Car il y a crime, et même crimes successifs. Qu’à chaque fois la nouvelle fiancée du Clarence éperdu de fonder un nid découvre avec lui, car elle ne veut pas le lâcher, et rompt après s’être évanouie. Dans ces années cinquante, on ne badinait pas avec l’amour. Il n’y avait de sexe admis que dans le mariage, rien avant sauf chez les putes, et les jeunes hommes fringuant devaient de réfréner, assoiffés de désir. Les choses ont bien changé, même s’il faut aujourd’hui signer un contrat de consentement devant témoin avant de pénétrer la fille.

Mais le crime se fait attendre. Il reste ignoré jusqu’à ce que – par hasard – un compagnon de jeu (de bridge) au pub, Moriss, ne rentre pas chez lui. Les compères informent Fatty Morgan que sa femme se désespère, qu’elle demande que lui, l’inspecteur, le fasse chercher. De fil en aiguille, Morgan va découvrir qu’il y a une femme sous l’affaire, l’ex-bonne du couple Phyllis devenue la maîtresse du mari ; que son épouse le savait bien ; qu’elle connaît même son adresse…

A laquelle adresse la beau Clarence, flanqué de sa dernière fiancée d’un soir (la femme de sa vie), découvre le cadavre égorgé de Phyllis dans une mare de sang. Gloups ! Moriss introuvable, qui avait rendez-vous, est le vraisemblable coupable. Mais ce serait trop simple. Il faut donc retrouver Moriss pour écouter ce qu’il a à dire, mais aussi chercher auprès des amies de la victime.

Justement Dora se souvient. Elle a vu brièvement son amie Phyllis chez elle, qui attendait un rendez-vous. Elle n’est donc pas restée mais a croisé dans l’escalier un homme qui montait et sifflotait une chanson qui lui dit quelque chose, mais dont elle ne parvient pas à retrouver quoi. Le meurtrier est probablement le siffloteur et tout le cabaret de La pomme de pin, tenu par le couple Longhins, est en haleine.

C’est justement entouré de ses compères et en présence du cabaretier et de sa femme, que Fatty Morgan apprend d’un clochard que Dora s’est souvenue de la chanson, qu’elle est allée du Yard où Morgan ne se trouvait pas, qu’on lui a ri au nez et qu’elle attend que l’inspecteur vienne la trouver pour lui dire. Lorsqu’il parvient à joindre Clarence, qui est le seul à avoir noté l’adresse de Dora sur son calepin et qui convole en juste fiançailles avec une autre femme de sa vie, il est trop tard. Le jeune sergent et sa belle découvrent le cadavre égorgé de Dora dans une mare de sang. Gloups ! Le meurtrier savait – et ce n’est pas Moriss, retrouvé et gardé à vue depuis des heures. Reste le clochard qui n’a pas dit tout ce qu’il savait peut-être. Mais trop tard, il est égorgé lui aussi. Gloups !

Déduction des petites cellules grises, bon sang mais c’est bien sûr ! Le coupable est l’un des quatre présents lorsque l’inspecteur a été informé par le clochard de la chanson de Dora. Reste à prouver lequel. Un piège est tendu, le suspense à son comble. Pas mal pour un premier roman !

Charles Exbrayat, Elle avait trop de mémoire, 1957, Le Masque 1976, 192 pages, occasion €1,16

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Folie contre vertu selon Nietzsche

Dans un étrange chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche évoque le « blême criminel » qui est jugé pour avoir assassiné puis volé. Le crime de tuer est une « folie », mais elle se comprend dans l’instant : « Il était égal à son acte lorsqu’il le commit : mais il ne supporta pas son image après l’avoir perpétré ». Voler, en revanche, est selon Nietzsche une « pauvre raison ». « Mais je vous dis : son âme voulait du sang et ne désirait point le vol : il avait soif du bonheur du couteau. » Il vola après avoir assassiné car « il ne voulait pas avoir honte de sa folie » devant sa raison.

Car sa raison lui dit : « faute ». La morale paralyse sa raison en édictant une norme impérieuse. C’est « un amas de maladies qui, par l’esprit, s’étendent sur le monde extérieur ». Or « le mal d’aujourd’hui » est qu’« il veut faire souffrir au moyen de ce qui le fait souffrir ». Par ses désirs, son plaisir, son envie criminelle.

« Mais il y a eu d’autres temps, un autre bien et un autre mal. » Car « la morale » est relative, même la morale religieuse : on tuait volontiers dans l’Ancien testament, on volait la femme de l’autre pour engendrer des petits pour la gloire de Dieu ; même avec le Nouveau testament on tuait avec enthousiasme les mécréants et autres hérétiques en croisade. « Autrefois le doute et l’ambition personnelle étaient des crimes. Alors le malade devenait hérétique et sorcier ; comme hérétique et comme sorcier, il souffrait et voulait faire souffrir. » Collez une étiquette et vous aurez un rebelle – c’est a méthode Coué : à force de qualifier quelqu’un, il se conforme cette image ; faites du doute une faute et vous aurez un hérétique. Et cet hérétique vous persécutera car il souffre de l’image que vous avez de lui et vous fera souffrir de ne pas le reconnaître comme un humain lui aussi.

Vous appelez cela de la « vertu », vous vous rengorgez de vous croire « bon » mais vous n’êtes que vaniteux et soumis à une morale qui vus dépasse. La « bonne conscience » est une eau tiède qui vous empêche de vivre. « Chez vos hommes bons, il y a bien des choses qui me répugnent. (…) En vérité, je voudrais que leur folie s’appelât vérité, ou fidélité, ou justice : mais ils n’ont rien que leur vertu pour vivre longtemps dans une misérable suffisance. » Folie comme écart à la norme, comme dépassement de « la » morale, comme excès par rapport à la petite et moyenne « vertu ».

Pour Nietzsche, il ne s’agit pas de justifier un crime. Il s’agit de distinguer l’acte du jugement que l’on porte sur lui, de ne pas faire un « criminel » d’un homme qui a eu un coup de folie mais de comprendre cette folie. « Votre homicide, ô juges, doit être pitié, mais non vengeance. Et en tuant, faites en sorte de justifier vous-mêmes la vie ! » Que la « folie » soit comprise et réorientée vers ce qui est positif à l’humain, comme la folie de vérité, la folie de fidélité, la folie de justice – par exemple – ou la folie de créer ou d’aimer. « Que votre tristesse soit l’amour du Surhomme : c’est ainsi que vous justifierez de survivre ». Le sur-homme est plus qu’un humain trop humain, c’est un homme à ses pleines capacités qui tente d’aller au-delà par sa passion de vivre.

Il ne s’agit donc pas de morale ni de vertu pour juger d’un crime, mais d’humanité et de folie. « Dites ‘ennemi’ et non pas ‘scélérat’ ; dites ‘malade’ et non pas ‘gredin’ ; dites ‘insensé’ et non pas ‘pécheur’ », conseille Nietzsche. Vous n’userez pas ainsi du vocabulaire de la morale, des étiquettes commodément collées sur un homme, mais tenterez d’analyser sa folie dans son acte précis : Système 1 et Système 2, disent nos psychologues contemporains. Le criminel n’est pas de toute éternité un gredin, mais passagèrement un malade, telle est la leçon. Ce n’est pas la vertu qui permet de comprendre, mais la folie – qui doit être analysée par passion de la vérité et de la justice.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Pierre Grimal, Mémoires d’Agrippine

La mère de Néron avait laissé des Mémoires selon Tacite. Elles ont disparu. L’histoire a parfois des soubresauts d’Alzheimer. Pierre Grimal, historien érudit du monde romain, le compense par ces Mémoires imaginées d’Agrippine la Jeune, fille de Germanicus, arrière-petite-fille d’Auguste, née en 15 et morte en 59 – sur ordre de son fils, le bel acteur blond paranoïaque…

Fille d’un général père de cinq enfants, elle sera sœur, épouse et mère de trois empereurs de Rome : son frère Caligula (appelé Gaius dans ces Mémoires), son oncle Claude et son fils Néron (appelé Nero). Tout était possible aux « dieux » sur terre et les familles des empereurs étaient considérées comme des divinités. L’inceste n’était donc tabou que pour les autres et tout était permis, selon les historiens idéologues du temps : la baise, le mensonge, le crime. La seule chose qui comptait était le pouvoir et la fin justifiait les moyens pour l’obtenir et le garder. Agrippine verra disparaître ses deux frères aînés Nero Iulius Cæsar et Drusus Iulius Cæsar, exilés et enfermés par Tibère l’empereur, et sa mère, Agrippine l’Aînée, condamnée à mourir de faim, puis sa sœur Livilla.

Agrippine la Jeune épouse à 13 ans Ahénobarbus sur ordre de Tibère et accouche neuf ans plus tard d’un fils, Lucius Domitius Ahenobarbus, futur Néron. Il sera en rivalité avec Britannicus, le fils que Tibère a eu quatre ans plus tard de Messaline, sa femme de 16 ans. Mais le jeune Néron ne tardera pas à faire empoisonner l’adolescent de 13 ans, son rival, une fois parvenu au pouvoir en 54 à 17 ans, grâce à sa mère Agrippine qui a su l’imposer. Caligula (Gaius), beau et dépravé, avait prostitué ses deux sœurs à son mignon Lepidus (qu’il fera mettre à mort pour complot) et les a baisé lui-même maintes fois, préférant quand même la plus jeune (12 ans à peine). Sénèque le philosophe, était devenu ami avec Agrippine, qui lui a demandé d’éduquer son fils Néron ; il en était peut-être le père. Qui le sait, dans ces turpitudes sexuelles maniaques qui agrémentaient les soirées de Rome ?

En mère abusive vouée à donner le pouvoir et à faire régner son seul fils, Agrippine s’est précipitée elle-même vers son destin. Un oracle (apocryphe?) avait prédit qu’elle aurait un fils empereur mais qu’il la tuerait. Ce qui advint… sur les conseils de Sénèque et sur ordre de Néron – selon les historiens romains qui ont écrit l’histoire quarante ans plus tard, histoire elle-même recopiée maintes fois (et modifiée à leur gré) par des copistes chrétiens.

Pierre Grimal, ancien professeur à la Sorbonne et ancien membre de l’École française de Rome, s’appuie sur les textes anciens de Tacite, Suétone, Dion Cassius et d’autres qu’il a traduits en Pléiade, en plus des inscriptions étudiées par l’archéologie. Il compose des Mémoires remplies de détails sur le temps et le monde romains qui raviront ceux qui aiment cette période. Malgré ce condensé de savoir qui peut séduire, son parti-pris de modifier certains noms (et pas d’autres) aurait pour but d’inhiber le biais de reconnaissance culturelle, de faire ainsi de Néron un fils plus qu’un tyran monstrueux et de Messaline une femme-enfant plutôt qu’une pute nymphomane. Je ne souscris pas à cette façon de faire qui induit en erreur le non érudit et qui n’apporte rien : les faits de monstruosité et de nymphomanie des principaux personnages ainsi renommés sont bel et bien cités dans le texte. Mais Caligula est gommé au profit du nom « Gaius » qui ne dit rien à personne, ce qui égare le lecteur pas aussi spécialisé que l’auteur dans les dynasties compliquées romaines où engendrements, adoptions et disgrâces se succédaient à un rythme effréné.

C’est pourquoi, malgré son talent de raconter une histoire de femme dans un monde machiste et les démêlés tragiques d’une fille, sœur, épouse et mère de grands personnages tous plus foutraques les uns que les autres, ces Mémoires sont à mon avis mal réussies et peu crédibles. Elles disent sur un ton posé des horreurs passionnelles et sexuelles comme si elles étaient raisonnables et gomment la personnalité plutôt volcanique d’Agrippine. Elles donnent un sens logique aux événements qui n’ont rien de logique mais ressortent plus de la force individuelle des protagonistes, comme un plaidoyer en forme d’excuse de la soi-disant autrice. Qui peut y croire ?

Lorsqu’il évoque des conversations d’Agrippine avec Sénèque, l’auteur distille cependant quelques éléments de politique intemporelle. Ainsi p.193 lorsqu’ils évoquent Caligula ou « petites bottes » (Gaius) : son « désir d’aller contre toutes les règles acceptées par les autres, d’exalter sa propre personne, de défier l’univers entier, bref, de se conduire comme un dieu ». On reconnaît sans peine Boris Johnson dans ce portrait barbare, ainsi que Donald Trump. Sénèque, selon Agrippine revue par Grimal, aurait dit de Caligula que « le meilleur, le seul service que l’on pouvait rendre à un tyran était de le faire mourir. Je savais bien que c’est là une vieille opinion, ancrée chez les philosophes » p.303. Notre époque a des instruments plus démocratiques pour chasser ses tyrans : Johnson a été acculé à la démission par les membres de son propre parti tandis que Trump, malgré sa tentative de coup de force, a été balayé par les urnes. Xi Jinping, un jour, sera peut-être lui aussi « renversé » par ses communistes. Mais Poutine ? Erdogan ? Le second a fait l’objet d’une tentative de putsch militaire mal ficelé ; le premier se maintient… jusqu’à quand ?

Pierre Grimal, Mémoires d’Agrippine, 1992, Livre de poche 1994, 368 pages, €7,20

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Donna Leon, En eaux dangereuses

Brunetti a bien changé : moins d’action, moins d’intérêt pour les personnages de la questure, l’accent mis sur la corruption à Venise et sur le dilemme de faire respecter la loi en sachant que le système juridique et pénal est inadapté. Nous sommes dans Les Euménides d’Eschyle plus que dans la Venise de Leon : il n’y a pas de bonne décision, seulement une moins mauvaise au regard de la morale du temps…

Une vieille femme encore jeune, mais rongée par la maladie, appelle la police pour faire des révélations : son mari, mort accidentellement dans un accident de moto a été tué ; il a touché de l’argent sale pour assurer son traitement à elle dans une clinique privée onéreuse. Elle veut que cela se sache car elle laisse deux filles dans leur prime adolescence.

Brunetti, de plus en plus flanqué de son alter ego la commissaire Griffoni (invasion du politiquement correct de la parité à Venise), mène l’enquête – évidemment aidée de l’indispensable hacqueuse Elettra Zorzi qui pénètre les systèmes officiels les mieux verrouillés en apparence. Mais tout est miné de l’intérieur dans la société italienne, à en croire l’américaine du New Jersey qui écrit ces polars – comme si l’honnêteté était plus du côté des Etats-Unis que de la vieille Europe.

En interrogeant sans se presser – il fait trop chaud à Venise – le commissario et la commisario (pas d’accord féminin politiquement correcte en italien officiel) avancent cahin-caha. Des mots directement en italien truffent désormais le récit, ce qui n’était jamais arrivé avant, sacrifiant à la mode du woke de faire parler indigène les indigènes. Le couple découvre que la mort du père à moto a tout pour être suspecte et serait liée à son emploi à la société chargée de contrôler la qualité des eaux potables. En creusant avec obstination, ils découvrent pourquoi. Mais le crime apparent couvre le crime caché ; l’un sera puni et l’autre pas – le court terme avec aveu l’emportant sur le long terme sans preuve directes.

Ce n’est pas le meilleur des enquêtes de Brunetti. L’autrice commence sérieusement à s’essouffler, à court d’idées et d’imagination pour les ressorts de l’intrigue, même si le lecteur familier de ses romans retrouve avec plaisir les personnages qu’il connaît. Les fausses pistes laissées de façon désinvoltes et incongrues ici ou là (les pickpockets Rom, les frasques du lieutenant sicilien, l’inamovibilité suspecte du vice-questeur Patta) ne servent qu’à faire du volume, ce qui est à mes yeux bien décevant.

Donna Leon, En eaux dangereuses (Traces Elements), 2020, Points Seuil 2022, 334 pages, €8.20 e-book Kindle €8.49

Les romans policiers à Venise de Donna Leon chroniqués sur ce blog

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Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens

Les chiens sont des barzoïs, les lévriers poilus russes ; l’homme est Ramon Mercader, l’assassin de Trotski au Mexique le 20 août 1940 sur ordre de Staline. Ce roman historique qui vise un « équilibre entre réalité historique et fiction » (p.804) reconstitue les causes et les conséquences de l’acte, tentant de pénétrer la psychologie des personnages dans leur contexte d’époque et de lieu. Si Trotski fut sûr de lui-même et dominateur, impitoyable d’orgueil et d’intelligence, Staline apparaît comme la véritable ordure coupable du pire péché humain : l’envie. Paranoïaque et assoiffé de pouvoir, il régnait moins par son intelligence – très moyenne – que par la peur qu’il savait inspirer. Jaloux de Trotski dès l’origine, considéré comme trop rigide par Lénine, il n’a eu de cesse de comploter pour éliminer tous les opposants, manipulant les uns contre les autres, la foi pure des révolutionnaires enthousiastes pour servir ses desseins vils d’accaparer le Kremlin pour lui tout seul.

Ce pavé monstrueux n’est pas sans bavardage. Qui est allé à Cuba sait combien les gens s’y gargarisent de mots ronflants, imbibés de slogans déclamatoires autant que creux, vu l’état du pays après trois générations de castrisme. L’auteur succombe trop volontiers à cette logorrhée, surtout au début, lorsqu’il tâtonne encore à commencer son histoire. Un bon quart du roman aurait ainsi pu être évité. Mais la suite vaut le détour, tant pour réviser son histoire que pour pénétrer les dessous psychologiques qui la meut.

Leonardo Padura publie ce qu’écrit Daniel Fonseca Ledesma d’un manuscrit laissé pour lui par Ivan Cardenas Maturell sur un récit que lui fit oralement Jaime Lopez, en réalité Jaime Ramon Mercader del Rio Hernandez, arrêté sous le nom de Jacques Mornard au faux passeport répondant au nom de Franck Jacson. C’est dire combien l’écrivain cubain prend de pincettes pour parler d’une période sensible de la croyance communiste, Staline ayant imposé par la force son mensonge que Trotski était un traître vendu aux nazis – exactement ce que reprend Poutine pour parler des Ukrainiens. Staline était antisémite, arguant sur sa fin d’un « complot juif » à propos de ses médecins. Il a toujours jalousé l’intelligence, la culture et la vivacité des juifs communistes qui ont fait la révolution avec lui et a repris les vieux préjugés des tsars sur le juif apatride vendu à qui le paie. La capacité à prendre toutes les formes, qui est l’apanage du diable chez tous les chrétiens, est ici attribué aux agents du service secret stalinien… beau renversement du celui-qui-le-dit-y-est cher aux méthodes soviétiques !

Ramon est un jeune homme à l’enfance malheureuse, ballotté entre plusieurs pays par une mère fanatique communiste, fille de gros exploiteurs cubains et victime du machisme de son mari. De ses trois fils, Maria Caridad fera trois révolutionnaires durant la guerre espagnole – « les enfants de la haine » (p.609). Ramon est le second et elle a pour lui des sentiments incestueux car c’est un beau jeune homme. Ce qui ne l’empêche pas de l’éprouver en lui mettant le marché en main : est-il prêt pour une mission de la plus haute importance ? Ou préfère-t-il végéter dans des combats républicains voués à l’échec dans l’anarchie catalane ? Ramon, sous le regard impérieux de sa mère qui n’aurait pas pardonné autre chose, choisit la mission. Il aime les chiens, comme Trotski, mais elle tue sous ses yeux le bâtard qu’il avait adopté : le communisme exige le sacrifice de tous les instants.

Tous deux sont manipulés par un juif du NKVD, Nahum Eitingon, amant de Caridad, qui se fait appeler Kotov en Espagne et a pris d’autres noms par la suite. Entré par foi communiste mais aussi parce que la Tcheka donnait des bottes, il est vite devenu cynique, observant que le mot « tromper » était le seul levier de l’utopie pervertie. « Et quand bien même ce serait un mensonge, nous le transformerions en vérité. Et c’est cela qui compte : ce que les gens croient » p.242. Quand la nature des choses résiste, il faut décréter qu’elle est nulle et non avenue et que la volonté d’un seul, mandaté par l’Histoire, est la vérité. Tout le reste est mensonge et tous les moyens sont bons pour imposer cette vérité falsifiée. « Cette trouble utilisation des idéaux, la manipulation et la dissimulation des vérités, le crime comme politique d’État, l’élaboration cynique d’un gigantesque mensonge » est-il résumé p.434. De Staline à Poutine en passant par Trump et Erdogan, Mélenchon ou Zemmour, c’est toujours la même chose : ce qu’ils disent n’est que mensonge, ce qu’ils veulent est le pouvoir, « le pouvoir de dégrader les gens, de les dominer, de faire qu’ils se traînent par terre et qu’ils aient peur, de les enculer parce que c’est ce qui fait bander ceux qui ont le pouvoir » p.609. Le type même de l’homme nouveau stalinien est André Marty, politicien communiste français brutal, inspecteur des Brigades internationales en Espagne, membre élevé du Komintern et lié au NKVD. Il est assaisonné ainsi par Padura : « un personnage vociférant, poilu et corpulent, avec une grosse tête, des yeux globuleux et des lèvres épaisses qui faisaient du bruit en se décollant quand il parlait » p.227.

Mais l’analyse va plus loin. « La première erreur du bolchevisme avait peut-être été l’élimination radicale des tendances politiques qui s’opposaient à lui : lorsque cette politique passa de l’extérieur de la société à l’intérieur du Parti, ce fut le commencement de la fin de l’utopie. Si on avait permis la liberté d’expression dans la société et au sein du Parti, la terreur n’aurait pas pu s’implanter. C’est pourquoi Staline avait entrepris l’épuration politique et intellectuelle, de façon que tout demeure sous le contrôle d’un État dévoré par le Parti, un Parti dévoré par son Secrétaire général » p.538. Tout est dit de la pente dangereuse. Notre époque devrait en prendre de la graine et c’est le mérite de ce roman de resituer l’ambiance générale de la croyance en l’utopie (comme aujourd’hui en islam, judaïsme ou christianisme fondamentaliste, en national socialisme zemmourien ou néosoviétique). « Le marxisme n’était-il qu’une simple ‘idéologie’ de plus, une sorte de fausse conscience qui menait les classes opprimées et leurs partis à croire qu’ils se battaient pour leurs propre objectifs, quand en réalité ils servaient les intérêts d’une nouvelle classe dirigeante ? » p.546. La réponse est « oui » – la « science » de l’Histoire n’est pas exacte mais une simple interprétation.

En « essayant de se glisser dans la peau d’un autre » (p.563), l’auteur raconte le destin croisé de Trotski en exil et de Mercader en mission, jusqu’au coup de piolet final dans le cerveau – le piolet étant « la fusion mortifère de la faucille et du marteau » (p.590). Avant le prison, le retour en URSS, l’exil à Cuba – où Mercader meurt à 65 ans d’un cancer bizarre, probablement dû à un empoisonnement au thallium… par les sbires du KGB. « C’était un soldat, il a obéi à des ordres. Il a fait ce qu’on lui avait ordonné de faire par obéissance, par conviction » p.792. Telle est l’éternelle excuse des criminels de guerre, qu’ils soient nazis avant-hier, serbes hier ou russes en Ukraine aujourd’hui : la soumission personnelle, la conscience robot, la paresse de penser par soi-même pour se réfugier dans l’obéissance servile qui évite la liberté, donc la responsabilité de ses propres actes.

Lisez ce livre, vous qui êtes curieux des engouements militants et du fanatisme des croyances. Vous y trouverez, dans un climat d’aventure vécue, l’analyse implacable des mécanismes psychologiques et sociaux qui transforment l’être humain en bête dressée et le jeune homme pur en criminel notoire condamné par l’histoire.

Merci à Youri de me l’avoir fait connaître.

Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens (El hombre que amaba a los perros), 2009, Points Seuil 2021, 808 pages, €9,90

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Michael Innes, La vengeance d’Hamlet

John Innes Mackintosh Stewart est un Ecossais qui a étudié à Oxford et enseigné en Australie après avoir fait cinq enfants et une cinquantaine de romans en plus de multiples essais. Lors des longues traversées pour revenir en Europe, il s’est essayé au roman policier et, comme il était érudit, ses intrigues sont plus cérébrales que psychologiques. Agatha Christie est enfoncée, trop simple dans le crime. La vengeance d’Hamlet est une intrigue dans une intrigue doublée d’une énigme : voilà le roman policier Innes, publié sous pseudonyme.

Nous sommes dans les années 1930 en Angleterre, un pays encore maître du monde et d’un empire, où les grandes familles de lords tiennent le pouvoir. Tout se passe entre gentlemen, sortis des mêmes collèges et des mêmes universités, possédant la même culture et un nombre respectable d’hectares de terres et quelques châteaux. Pour se désennuyer des affaires du monde, chacun se reçoit et s’invite, à la campagne, en toute simplicité. Scamnum Court (en latin la cour du banc) est l’une de ces demeures provinciales non loin de la mer où il est chic d’être invité.

Le duc Horton et la duchesse Anne ont décidé qu’une centaine de convives était nécessaire au moins pour le spectacle entre-soi qu’ils ont décidé de donner. Les plus éminents des hôtes joueront un rôle dans la pièce de Shakespeare la plus connue des élèves anglais : Hamlet. Et l’érudit élisabéthain Gilles Gott en sera le metteur en scène.

Lord Auldearn, Grand Chancelier du Royaume jouera Polonius, lord chambellan du roi, celui qui se dissimule derrière une tenture avant d’être embroché d’un coup d’épée. Justement, à l’acmé de la pièce, alors que les spectateurs retiennent leur souffle dans l’obscurité pour goûter les vers de Shakespeare, un coup de feu éclate comme un tonnerre au moment même où Hamlet plonge son épée dans la tenture qu’il a vu bouger. Quelques secondes plus tard, on découvre le corps de lord Auldearn – mort. Mais tué d’un coup de pistolet et non par l’épée.

Dans les minutes qui suivent, le duc prévient le Premier ministre et celui-ci va en personne chercher le meilleur limier du royaume en la personne de John Appleby qui vient de sortir à Londres d’un spectacle de ballets. Il est dépêché sur place précédé d’une voiture de pompier dans les rues de la capitale pour lui ouvrir le chemin. Il rejoint la police locale en province et fait boucler le périmètre.

C’est que ce meurtre est peut-être lié à une tentative d’espionnage. Un document important sur les affaires internationales était en possession du Grand Chancelier et il l’a emporté avec lui au château. Mais les papiers sont retrouvés intacts. S’agirait-il alors d’une vengeance vieille de plus de quarante ans, alors que lord Auldearn, qui s’appelait encore Ian Stewart (le vrai nom de Michael Innes), était en rivalité sévère avec Maillet, un autre étudiant ? Est-ce un crime d’opportunité pour cacher une autre initiative ? Les coffres des chambres des invités ont en effet été forcés.

Les hypothèses sont nombreuses mais tournent toutes autour de la pièce de Shakespeare. Le crime a fait l’objet d’une soigneuse mise en scène avec pas moins de cinq messages portant des vers du dramaturge élisabéthain et appelant à la vengeance. Ils ont été envoyés avant le spectacle par divers moyens, et un dernier après. Le timing a été minutieusement respecté pour que le meurtre soit commis à l’instant précis où le public et les acteurs sont concentrés sur le drame du théâtre.

Le lecteur n’en saura pas plus jusqu’à la fin, les meurtriers pouvant avoir agi seuls ou en bande organisée, respectant un plan préétabli ou profitant des circonstances, visant le vol, l’espionnage, politique ou la vengeance, séparément ou à la fois… Les coupables possibles sont nombreux, pas moins de trente-et-un, les alibis variés. Appleby et son ami Gott réfléchiront avec le sergent Mason, d’autant que deux autres meurtres seront commis ou tentés après celui du Chancelier !

Le style de Michael Innes déroute le lecteur moderne qui y voit parfois du bavardage, l’action semble noyée dans les réflexions et les pistes qui ne mènent nulle part. Mais le lecteur cultivé, qui admire la « civilisation » atteinte par le Royaume-Uni entre-deux guerres, goûtera infiniment ces moments de société en représentation où les gentlemen entre eux et les dames qui les accompagnent se mesurent et se mêlent, dans des intrigues éminemment affables mais pas moins impitoyables.

Michael Innes, La vengeance d’Hamlet (Hamlet, Revenge !), 1937, 10-18 Grands détectives 1998, 383 pages, €3.62

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Marcus Malte, Garden of love

Malgré le titre, issu d’un poème de Shelley, il s’agit d’un roman policier français. Marcus Malte est né en 1967 à La Seyne-sur-Mer et sa bibliographie annonce qu’il a publié dix livres pour enfants dans le même temps qu’il écrivait neuf romans policiers pour adultes. ‘Garden of love’ – le jardin de l’amour – est une histoire très étrange. Il s’agit d’un mélange de fantastique allemand à la Novalis et du réalisme américain à la Faucon maltais. Nous sommes quelque part dans l’entre deux.

La scène se passe dans une ville côtière moyenne d’un pays moyen – la France – entre les années 1960 et les années 2000. Les acteurs sont des gens moyens, ni vraiment riches, ni vraiment populaires, poursuivant d’évanescentes études avant d’opter pour un métier intermédiaire… Cette indétermination n’est pas fade, au contraire ! Elle sert l’histoire car le propos du roman est de montrer que « nous sommes plusieurs ».

Nous sommes ange et démon, gentille et folle, étudiante et pute, amoureux et policier, lycéen et dandy, fasciné et meurtrier. Adultes, le flic et le psychopathe échangent leurs existences, entremêlent le récit. Nul ne sait plus qui écrit ou qui décrit. Le lecteur, jusqu’au premier tiers, en est désorienté. C’est à ce moment qu’il ne faut pas lâcher !

Car il y a le récit d’enquête et le manuscrit du psychopathe, chacun ayant des circonstances atténuantes pour ce qu’ils sont devenus. Eh oui, on ne naît pas flic, on le devient. Nul n’est bon s’il ne comprend son inverse criminel. Si les prénoms changent, de chapitre en chapitre, l’existence de l’un et de l’autre semble la même – ou presque.

C’est dans ce presque que s’engouffre l’intrigue. En chapitres courts, écrits direct mais sans sacrifier à la démagogie banlieue. Quelques envolées poétiques surnagent qui frappent le lecteur littéraire, ce qui fait aimer ce style policier « à la française ». Mais nous ne sommes pas dans l’introspection sociale à la Simenon, ni dans l’écolo-gauchisme brouillon qui constitue « l’atmosphère » propre à Fred Vargas. Nous sommes ailleurs. Dans le jardin de l’amour.

Celui qu’il faut cultiver sous peine de voir croître de vigoureuses plantes sauvages qui agrippent et étouffent quiconque s’aventure sur le terrain. L’amour absolu, l’amour déçu, l’amour perdu peuvent en un rien de temps faire basculer de l’autre côté. Dans ce qu’on appelle par crainte « la folie » ou, quand on défend la loi « le crime », mais qui est l’autre nom du « Cri » d’Edward Munch : l’effrayante solitude du mal aimé. A chacun son remède, ou l’alcool ou le meurtre selon qu’on est flic ou voyou. Cela pour oublier, anesthésier, préserver un semblant de soi qui s’effiloche. L’amour piège comme un jardin clos où l’on s’enfance. S’enfancer, c’est s’enfoncer en soi, régresser.

Nier le présent et le réel, c’est tuer. Régresser dans le vert paradis des amours fusionnelles. Enfantines entre frère et sœur, adolescentes entre ami et amie, adultes avec femmes et gamins. Qui ne grandit pas refuse, et qui refuse massacre pour ne plus voir. Parents absents ou indifférents rendent l’amour qui manque plus vital encore. Merci à l’égo-hédonisme mai 68 que l’auteur a semble-t-il subi ! Le vide aspire au plein et pulvérise tout ce qui se met sur son chemin.

Construit en labyrinthe, ce roman policier français contemporain est étrangement attachant. Déconcertant au premier abord, poétique en diable, couvert de prix. Il hante encore longtemps une fois refermé. Est-ce parce qu’il a une sensibilité à vif ? Qu’il écrit aussi pour les enfants ? Ce que Marcus Malte dit des « anges » et des « petits shérifs » ne peut laisser nulle personne saine indifférente. Un auteur à découvrir !

Marcus Malte, Garden of love (en français !), 2007, Folio policier 2015, 352 pages, €8.10 e-book Kindle €7.49

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Mary Higgins Clark, Ne pleure pas ma belle

Elisabeth est la petite sœur toujours protégée par son aînée Leila. Elle a fui avec elle à New York lorsqu’à 11 ans son beau-père, à poil et alcoolisé, a voulu abuser d’elle. Depuis, Leila est devenu mannequin puis actrice, sa chevelure rousse et ses yeux verts ont réussi. Elle est tombée amoureuse de Ted, jeune et beau promoteur millionnaire. Des amis ont financé une pièce de théâtre écrite pour elle où elle devait se révéler. Mais elle est morte, tombée du 37ème étage de son immeuble un soir l’alcoolémie et de dispute avec Ted. Suicide ? Meurtre ? Ted ne se souvient de rien, trop bourré, mais des relations plus ou moins bien intentionnées parlent. Et un témoin, certes à peine sortie d’asile, aurait vu…

Elisabeth doit témoigner au procès de Ted, laissé provisoirement en liberté faute de preuves suffisantes. Elle rentre d’Europe après deux mois elle doit témoigner dans une semaine. Son amie Mina, baronne pour avoir épousé un Autrichien chirurgien esthétique, l’invite dans le somptueux domaine de Cypress Point en Californie qu’elle dirige avec son baron Helmut. Là viennent se refaire une santé et une beauté les vieilles peaux friquées de toute l’Amérique.

Elisabeth hésite, le procureur le lui déconseille, puis elle se décide. La secrétaire de Mina, qu’elle connait bien, lui a dit par lettre qu’elle doit lui parler de quelque chose à propos de Leila. La curiosité est évidemment la plus forte.

Dans ce huis-clos de luxe de Cypress Point, où la marche matinale précède la gymnastique aquatique qui est suivie de massage puis de soins esthétiques avant le déjeuner diététique (tout un programme de remise en forme quotidien), les protagonistes du drame se retrouvent réunis. Mina l’a voulu. Elisabeth, furieuse de se retrouver devant Ted qu’elle aimait avant son crime, veut repartir, mais la secrétaire qui devait parler de quelque chose est mystérieusement retrouvée morte d’une chute dans les thermes en construction, endroit qu’elle détestait pour son marbre noir morbide. A-t-on voulu la faire taire ? Qui ? Et pourquoi ?

Elisabeth va s’apercevoir que rien n’est simple dans les relations qu’entretenaient sa sœur avec ses amis et son amant. Mina était jalouse d’elle à cause d’Helmut qui en pinçait au point de faire des folies. Cheryl aimerait bien mettre la main sur Ted redevenu libre tandis que son agent Syd a perdu beaucoup d’argent dans l’échec de la pièce que Leila devait jouer. Craig, ami d’école de Ted qui a gravi tous les échelons au point de se rendre indispensable au conglomérat, tente de le soutenir moralement et d’envisager une stratégie avec le réputé avocat Bartlett, mais Ted n’a plus le goût de rien. Est-il un assassin ? A-t-il pu balancer son amante par-delà le balcon comme il a vu son propre père en menacer sa mère lorsqu’il avait 8 ans ?

Tous ont des choses à cacher, tous ont pu contribuer à la mort de Leila et Elisabeth ne sait que penser. Jusqu’à ce qu’une gagnante à la loterie, qui s’est payé le luxe d’un séjour à Cypress Point, soit agressée. A-t-elle vu ou entendu quelque chose de compromettant pour l’un des hôtes ? Elle lit avec ferveur la presse people et se renseigne en ragots auprès de tout le monde. Quelqu’un a-t-il pris peur d’être percé à jour ? Elisabeth va aider le shérif Scott à débrouiller cet écheveau d’on-dit et de non-dit qui fermente dans la soie et le pétrissage des chairs fatiguées. Mais pourquoi va-t-elle nager toute seule tard le soir dans la piscine déserte alors qu’une menace plane sur les proches de Leila ?

Après un exposé initial laborieux (mais l’histoire est compliquée à introduire), le déroulement de l’intrigue à Cypress Point va d’un rythme régulier qui rend addictif. On ne peut terminer un chapitre sans immédiatement avoir envie de lire le suivant, ce qui est le propre d’une bonne maîtrise professionnelle du genre. Tous les protagonistes sont soupçonnés avant que le bon soit piégé. On s’en doutait un peu à un moment, avant d’être égaré volontairement sur d’autres pistes.

Mary Higgins Clark, Ne pleure pas ma belle (Weep no more, My Lady), 1987, Livre de poche 1990, 286 pages, €7.70 e-book Kindle €7.49

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Patricia MacDonald, Expiation

Expiation, « la non pardonnée » en américain, fait partie de ses romans policiers littéraires qui existaient avant Internet et la mode des séries télévisées. La différence est qu’ils étaient rédigés en belle langue et que la psychologie était fouillée, au lieu que les séries numériques sont composées de caractères standards et dans un langage familier sinon argotique. Patricia McDonald écrit bien et ses intrigues sont pensées.

Une jeune femme sortant de prison est engagée dans un journal local sur une île de la côte de Nouvelle-Angleterre, au nord des États-Unis. Elle est innocente du crime pour lequel elle a été condamnée durant 12 ans, mais ce n’est pas l’avis de tout le monde. Elle se méfie donc de tous et de chacun, se voyant coupable a priori dès que quelque chose survient. Elle est donc maladroite, timide et angoissée dans son nouveau poste. Elle apparaît même niaise à certains moments, hystérique à d’autres – mais c’était l’époque et l’image que le monde renvoyait aux femmes. Pat MacDo résiste et son héroïne réussit assez bien ses épreuves.

Le plus étrange est que le directeur qui l’a engagée n’est pas au journal lorsqu’elle arrive, malgré la lettre qu’il lui a envoyée, et que nul ne sait quand il va rentrer. Maggie s’installe donc tant bien que mal dans une maison louée à l’année que ses propriétaires n’occupent que deux mois par an, et est chargé du classement des photos et articles au journal plutôt que d’écrire des articles. Elle a immédiatement pour rivale professionnelle Gracie, qui occupe le même poste de secrétaire de rédaction, et pour rivale amoureuse Evy, une jeune fille de 18 ans qui aimerait bien que les bras musclés et bronzés de Jessie, le rédacteur en chef, la protège amoureusement plutôt que la nouvelle.

Ce sont ces rivalités entre femmes qui vont précipiter le drame – dont le lecteur perçoit assez vite qu’il est plus complexe qu’en apparence. Evy invite Maggie à la kermesse de l’île où elle tient un stand de pâtisseries. Mais deux sales gosses que Maggie avait vus en train de torturer une tortue à son arrivée sur le quai se retrouvent la bouche en sang, la part de tarte qu’ils ont mangée étant garnie de verre pilé. Ce serait la faute de Maggie. L’île entière lui en veut, on ne touche pas aux enfants. Maggie sait qu’elle n’y est pour rien et soupçonne Evy, bien que Jessie minimise l’incident et la croit paranoïaque. Il va cependant déchanter…

Un soir, il disparaît et personne ne sait où il est passé. Sa barque est retrouvée vide et l’île croit qu’il s’est noyé, organisant même son enterrement après la tempête. Maggie veut quitter son poste et retourner sur le continent pour se fondre à nouveau dans la foule, mais Evy l’en n’empêche par un chantage affectif au souvenir de Jessie et Maggie se laisse faire, effondrée, alors qu’elle aurait dû se méfier.

Pendant ce temps-là Owen, le photographe du journal, croit se souvenir d’avoir déjà vu Maggie mais il ne se souvient plus ni où ni quand. Lorsqu’il le trouve, lors d’un court séjour à New York convoqué pour un entretien qui n’existe pas, il est presque trop tard. Le passé est en train de rattraper Maggie comme Evy, et tous les proches sont pris dans l’engrenage.

Il y a du suspense, une montée en puissance de la peur, et le dénouement est terrible. Mais il ne faut pas en dire plus pour laisser au lecteur le plaisir de l’aventure. Un téléfilm en a été tiré dont je ne me souviens plus du titre mais mieux vaut le livre, il offre plus de place à l’imagination, surtout si vous êtes en voyage sur une côte inhospitalière, enfermé le soir dans votre chambre alors que la tempête bat au-dehors…

Patricia MacDonald, Expiation (The Unforgiven), 1981, Livre de poche 1998, 320 pages, €7.70 e-book Kindle €7.49

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Mary Higgings Clark, Dors ma jolie

La « jolie » dont il est question dans le titre est la femme de l’ancien préfet de police de New York, retrouvée égorgée dans Central Park dix-sept ans auparavant. Le coupable est peut-être un mafieux qui a mis un contrat sur elle au mépris de toutes les règles en usage. Nicky Sepetti a été mis en prison pour d’autres faits et il vient d’être libéré, au grand dam de Myles Kearny le préfet en retraite, qui craint désormais pour sa fille Neeve.

Celle-ci a réussi dans la mode, montant une boutique avec les fonds d’un ami qu’elle appelle « oncle », Anthony delle Salva dit le vieux Sal qui a percé dans la haute couture avec l’idée de transposer les couleurs du Pacifique aux vêtements trop austères portés en son temps. Neeve (prénom irlandais qui s’écrit Niamh) a choisi plutôt le métier de conseillère en mode, choisissant les teintes, les tissus et les formes en fonction de la personnalité et de la silhouette de ses clientes, leur vendant au surplus des accessoires assortis tels que foulards, chaussures, sacs, bijoux. C’est là qu’elle fait sa fortune, avec le goût sûr de ceux qui sont nés dans la haute société et qui connaissent les codes.

Justement, une journaliste fantasque de la mode, Ethel Lambston, a disparu. Des vêtements d’hiver ne se trouvent plus dans sa penderie, mais elle n’a pas pris de manteau d’hiver. Les intempéries sont pourtant fortes en cette saison. Le lecteur sait dès le premier chapitre ce qu’il est advenu d’Ethel l’insupportable, mais il ne sait pas qui a fait le coup.

Les potentiels coupables sont nombreux, à commencer par son ex-mari Seamus qui, après un divorce une vingtaine d’année auparavant après six mois de vie commune, lui doit une pension alimentaire de mille dollars par mois alors qu’elle est devenue riche et que lui supporte le déclin de son bar au loyer qui augmente et à la clientèle qui diminue, tandis que ses trois filles à l’université coûtent. Un autre coupable possible est Steuber, ce producteur de vêtements chics qui fait travailler des immigrés illégaux parfois trop jeunes et importe de Corée la plupart de ses modèles tout en les vendant aussi chers que les autres ; Ethel devait dénoncer ces pratiques dans un livre explosif à paraître. Un coupable éventuel pourrait être le neveu d’Ethel, le jeune Douglas musclé à belle gueule qui plaît aux filles, mais qui est assez veule au fond, voleur même à l’occasion. Neeve, qui doit livrer les derniers vêtements commandés par Ethel, le trouve installé dans l’appartement de sa tante, la chemise à moitié déboutonnée et l’air revêche. Il n’a pas répondu au téléphone et est bien en peine de fournir une explication plausible. Et pourquoi pas un contrat de la mafia puisque les chargements venus d’Asie transportent parfois de la drogue ?

Bien sûr, le lecteur sera entraîné à choisir son coupable et à en être pratiquement certain, mais c’est trop facile. Il y aura coup de théâtre inattendu à la fin, ce qui fait le sel du genre. D’autant que le lecteur suit à la trace un tueur à gage qui doit se faire Neeve par contrat.

Neeve est une jeune femme décidée qui attend le mari idéal, ce qu’elle finit par trouver. Son père est pressenti pour diriger un service anti-drogue malgré ses 68 ans et sa récente crise cardiaque, ce qui lui laissera le champ libre. Il connait du monde, à commencer par la police mais aussi dans les milieux politiques et parmi ses anciens copains d’école primaire dans le Bronx. Seule sa femme lui manque, celle qui l’avait choisi à 10 ans lorsqu’elle l’avait retrouvé blessé par un tir allemand dans les ruines de la ville italienne de Pontici durant la Seconde guerre mondiale. Six ans plus tard il est revenu et elle l’a reconnu ; ils se sont mariés et ont vécu heureux jusqu’au drame de Central Park. Mais est-ce bien ce boss de la Mafia qui a commandité l’acte ? Il vient d’être libéré, il a une crise cardiaque, et il jure à son épouse que ce n’est pas le cas, mais que vaut la parole d’un mafieux ? Et sinon, qui ?

Nous sommes toujours dans le même univers des lectrices de Mary Higgings Clark, celui de la bonne société de la côte est qui fait rêver avec des mâles décidés et protecteurs et des femelles décidées et pleine d’initiatives. De l’entreprise, de l’argent, du bénévolat, des enfants – tout ce qu’aime ceux qui lisent, principalement des femmes à l’américaine. Mais ça marche, à petite dose j’y prends du plaisir.

Mary Higgings Clark, Dors ma jolie (Why my Pretty One Sleeps), 1989, Livre de poche 1991, 288 pages, €7.60 e-book Kindle €6.99

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Mary Higgings Clark, Un cri dans la nuit

Un des premiers, donc des meilleurs Mary Higgings Clark. Nous sommes au tout début des années 1980 où New York vibre d’activité et où les riches un peu snobs adorent les galeries de peinture. Surtout celles qui exposent des peintres américains, ils ne sont pas tant que cela, ni aussi célèbres que les peintres européens. Jenny, jeune femme méritante divorcée et mère de deux fillettes, a obtenu une licence d’art et s’occupe de mettre en scène avec talent et goût une galerie pour son patron. Elle jongle avec son emploi du temps, entre emmener les petites filles à la garderie puis les reprendre, arriver à temps pour accrocher les toiles, répondre aux collectionneurs par téléphone, accueillir les visiteurs intéressés, préparer la réception du nouveau peintre exposé…

Tout semble se passer à peu près bien dans l’hiver glacial enneigé de la Grosse pomme, Jenny s’en est sortie, son ex-mari, un bellâtre théâtreux sans le sou est venu la taper d’une centaine de dollars « pour payer le loyer » (ou ses petites amies). Elle a quitté un moment en pull la chaleur de la galerie pour regarder sa vitrine où elle a agencé la vue du meilleur tableau du peintre, une femme sur balancelle dans le soleil couchant alors que son petit garçon court vers elle. Elle a froid, elle titube sur la glace, des bras la retiennent. Dans son dos est un homme qui la soutient. Lorsqu’elle se retourne, elle est devant Erich Krueger, le peintre qu’elle expose et qui a surgi du Minnesota où il vit isolé dans une ferme depuis la mort de sa mère. Les deux ont un choc : elle parce qu’elle reconnaît l’artiste qui monte, lui parce qu’il reconnait en elle le portrait de sa mère !

Dès lors, tout va s’enchaîner très vite. Erich la veut, il ne peut se passer de celle qui lui rappelle sa perte ; il était très proche de sa mère et, lorsqu’elle est morte, il n’avait que 10 ans. Un accident, dit-on. Il s’est mis à peindre à l’âge de 15 ans comme elle le faisait dans sa jeunesse, avant que son mari, le père d’Erich, trouvant cette activité futile, ne l’oriente vers le patchwork et le tricot. La province paysanne du Minnesota n’est cultivée que de champs, pas de livres, de musique ni de peinture. Erich suit donc Jenny, l’invite à dîner, prend dans les bras ses petites filles, joue avec elles. Le meilleur moyen de se concilier la mère. Un mois plus tard, il l’épouse. Il a acheté l’ex-mari pour qu’il abandonne ses droits sur les enfants et il emmène toute la famille, « sa » famille désormais, dans sa ferme isolée. L’exploitation puis l’élevage de chevaux pur-sang, enfin les tableaux dont la cote monte, font qu’il est très riche et le seigneur du pays, succédant ainsi à son père et à son grand-père.

Jenny est heureuse, elle a trouvé le mari idéal, beau, riche, artiste, aimant.

Mais d’imperceptibles craquements fissurent ce bel idéal. La ferme est très isolée et Erich ne veut pas qu’elle soit trop familière avec le personnel, notamment le jeune palefrenier Joe, ni qu’elle lie amitié avec le voisinage, ni qu’elle participe aux activités du pasteur, ni qu’elle invite ses anciennes amies… Il la veut pour lui tout seul n’hésitant pas mentir et à accuser les autres. Les fillettes n’étant pas encore scolarisées car trop jeunes, le couple peut faire nid sans se préoccuper du monde. Mais il y a pire. Erich est maniaque, il ne veut surtout pas que Jenny redécore le salon ni qu’elle bouge les meubles. Erich se révèle fétichiste, il a conservé sa chambre d’enfant telle qu’elle était lorsqu’il avait 10 ans, juste avant que son père ne le mette en pension après la mort de sa mère. Erich est jaloux, il surveille courrier, téléphone et déplacements de Jenny comme un imam soupçonneux du pouvoir diabolique des femelles. Erich s’isole en son chalet exclusif, à vingt minutes dans les bois, où personne n’a le droit d’aller ni surtout d’y entrer.

Peu à peu, l’idylle se transforme en cauchemar. Jenny se trouve accusée par la rumeur locale d’avoir des amants, son ex-mari a voulu venir la voir et elle l’a rembarré, ne consentant pour s’en débarrasser qu’à le rencontrer dans une auberge à trente kilomètres de la ferme, mais elle a été remarquée lorsqu’il l’a embrassée de force et a « oublié » de le dire à Erich. Le Minnesota n’est pas New York et le puritanisme prend des proportions inouïes par rapport aux standards de la ville. De plus, cet ex disparaît et un soir le shérif apparaît. Jenny l’aurait appelé depuis la ferme et convié à venir lui rendre visite, un témoin l’a vu qui demandait son chemin ; puis Jenny aurait été aperçue en manteau marron monter dans la voiture blanche avec l’ex ; lequel a été retrouvé mort dans la belle auto neuve qu’il avait empruntée, un peu plus loin dans un coude de la rivière, enseveli sous la neige. Jenny est persuadé que tout cela est faux mais elle doute : ne serait-elle pas somnambule, sujette à des moments d’égarement ? Elle est enceinte et plus vraiment elle-même.

Erich applique le chaud et le froid, tendre et aimant pour la vie un moment, puis sec et défiant un autre. Jenny est seule, ne peut se confier à personne, les seuls proches comme Rooney la vieille folle qui a perdu sa fille partie à 17 ans et Mark le vétérinaire dont le père a aimé Caroline, la mère d’Erich, sont des rivaux pour le peintre. Jenny accouche d’un garçon mais le bébé a sa toison de naissance brun roux et non pas du blond d’Erich et celui-ci le rejette, convaincu que c’est le bébé de l’ex. Mais il est souffreteux comme tous les Kruger et ne tarde pas à être sujet à la mort subite. A moins que…

C’est à ce moment que tout bascule dans la folie. Erich n’est pas celui qu’on croit et Jenny n’est pas folle. Il veut la garder et prend en otage ses deux fillettes qu’il enlève sous prétexte d’un voyage en avion sans prévenir Jenny qu’elle n’est pas de la partie. Puis il exige d’elle qu’elle écrive une lettre manuscrite où elle s’accuse de tromperie et de crimes, qu’il gardera soigneusement en coffre au cas où elle voudrait le quitter… La jeune femme réagit enfin, elle se démène pour s’en sortir, aveuglée qu’elle était par le charme et la fortune mais s’étant laissée enfermer par abandon et lâchetés dans un filet d’interdictions inacceptables qu’elle avait par faiblesse laissé s’abattre.

Elle découvre le chalet, explore son contenu, observe les peintures… Et le dénouement s’approche.

Mary Higgings Clark, Un cri dans la nuit (A Cry in the Night), 1982, Livre de poche 1985, 311 pages, €8.20 e-book Kindle €7.49

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Autorité légitime

Il y a l’autorité autoritaire qui impose sans discuter, l’autorité laxiste qui laisse faire le consensus, enfin l’autorité légitime qui s’impose par la majorité et rend des comptes à la fin. Notre gouvernement, en France, ne sait pas choisir entre les trois, allant de l’autoritarisme au laxisme, sans l’entre-deux raisonnable et humain – celui même du cardinal de Richelieu dans ses Maximes : « l’autorité contraint à l’obéissance, mais la raison y persuade » (ch. 2).

Les caricatures en sont Dame Hidalgo et Dame Pécresse. La première veut laisser faire, sa clientèle hédoniste est composée de minorités sexuelles désirant avant tout s’amuser – les vieux qui meurent votent dans l’autre camp, c’est tant pis pour eux ; la morale post-68 interdit d’interdire. Rousseau ne disait-il pas à propos d’Emile, son jeune garçon théorique (il avait mis les siens à l’assistance publique) : « si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion publique » (L’Emile, livre III). La seconde se positionne politiquement pour la prochaine présidentielle à droite et elle est portée à singer les chefs qui sont ses électeurs, chefs de famille patriarches, chefs d’entreprises et tous les autres chefs d’eux-mêmes en leurs commerces – les jouisseurs ne sont pas sa tasse de thé et leurs attitudes doivent être redressée par la morale autoritaire. Nul se s’étonnera que cette morale préfère Bossuet : « Quoiqu’on fasse, il faut revenir à l’autorité, qui n’est jamais assurée, non plus que légitime, lorsqu’elle ne vient pas de plus haut » (Maximes, Livre V).

Deux morales de principes plutôt que deux guides de comportement. La théorie idéologique plutôt que la pratique pragmatique. Entre les deux (et pas les deux en même temps !) devrait se situer Sire Macron et son Jean Casse-tête. Il n’en est rien. « Pour avoir quelque autorité sur les hommes, disait Voltaire, il faut être distingué d’eux » – et pas faire copain-copain sur les réseaux démagos (Le Sottisier).

Le reconfinement a été éludé par laxisme hédoniste alors que les pays voisins n’hésitaient pas. Aujourd’hui ce serait peut-être nécessaire en raison du laxisme de la gestion des vaccins et il n’en est rien : on procrastine, on tergiverse, on ne veut fâcher personne… Et pendant ce temps-là on meurt : plus qu’à 90 km/h sur les routes alors que le 80 km/h a été imposé autoritairement sans discussion.

La stupidité des principes fait que c’est toute l’Île-de-France qui devrait être reconfinée au lieu de la seule Seine-Saint-Denis où est la contamination la plus forte, sous prétexte que ce serait « discriminatoire ». Le faux argument est que Paris est un hub et que toute la zone alentour est contaminée-contaminante. En ce cas, pourquoi pas Pontoise ou Orléans ? A ce titre, toutes les lignes de TGV et toutes les autoroutes sont des vecteurs, il faudrait reconfiner la France entière. L’Italie, d’ailleurs, vient de déclarer toute sa péninsule en zone rouge.

Ne pas savoir décider de façon légitime est une plaie mortelle. « Il n’y a au fond que deux écoles en philosophie et en politique, analysait Victor Cousin ; l’une qui part de l’autorité seule, et avec elle et sur elle éclaire et façonne l’humanité ; l’autre qui part de l’homme et y appuie toute autorité humaine » (Discours politique I, 6). Nos gouvernants sont entre le « c’est le virus qui commande » et le « surtout ne fâcher personne ». Mais au lieu de débattre et de proposer, ils disent le vrai du faux, imposent à contretemps, et se gardent d’imposer ce qui pourtant s’impose.

Ainsi pour les vaccins : on n’en a pas ou pas assez, on a été incapable d’en inventer et d’en produire, on n’ose pas imposer « l’état de guerre » vaccinale en faisant produire sur place, quitte à négocier ultérieurement avec les labos qui ont financé (puisqu’on a été incapables de financer nous-mêmes), on agite le « principe de précaution » sans laisser décider les gens au vu du risque riquiqui des 11 millions de vaccinés anglais aux seulement 30 cas de thrombose. Pire : les vaccins « ne servent à rien » ! Oh, pas pour le grand public, appelé par incantations à se faire piquer comme des moutons, mais pour les premières lignes de ladite guerre : les « soignants ». Une doctoresse, une infirmière, une aide-soignante ou une fille de salle non vaccinés (et c’est valable pour leurs pendants masculins) sont des bombes à virus contre lesquelles il faudrait porter plainte en cas de contamination à l’hôpital. Et il y en a ! J’en connais personnellement un qui est mort du Covid alors qu’il était là pour autre chose. Mais on laisse faire ce terrorisme-là : ne se fait vacciner que qui veut alors qu’il est interdit d’apporter une grenade en avion – c’est pourtant la même chose. Et alors que les « civils » qui voudraient se faire vacciner ne le peuvent pas parce que c’est « réservé ».

Voilà qui est mettre en danger – et volontairement ! – la vie d’autrui que de refuser le vaccin qui permettrait d’être immunisé et non-contaminant. Là c’est la fausse autorité laxiste qui s’applique : que chacun « prenne ses responsabilités », l’administration ne veut rien imposer, les politiques se défaussent. Alors qu’il le faudrait : a-t-on vraiment « le temps de convaincre » en cas de pandémie ? En cas de « guerre » (qui a dit que le Sars-Cov2 mettait en état de guerre ?). 90 000 morts, n’est-ce pas suffisant ? « Tout ce qui est l’autorité me donne envie d’injurier », criait Paul Léautaud déjà en 1895 (Journal littéraire). L’autorité à contretemps des politicards n’a pas changé…

  • C’est une faute personnelle que d’attenter à la vie d’autrui,
  • Une faute professionnelle que de réaliser des gestes de soin avec le virus en soi (même « testé », il existe des faux positifs – dont le variant breton – et un délai entre le test et la révélation de la contamination),
  • Une faute criminelle punie par la loi que le meurtre avec préméditation. Car personne désormais ne peut plus l’ignorer – surtout le personnel médical ! le coronavirus tue. Surtout les affaiblis et les malades, donc surtout dans les hôpitaux.

C’est donc un crime de ne pas dénoncer ce laxisme, un crime de ne pas se faire vacciner lorsqu’on le peut pour ne pas mettre en danger la vie d’autrui, un crime de revenir travailler en étant malade comme cela se fait malheureusement, « faute de personnel », dit-on. Ce sont donc les soignants réfractaires qui sont des infectants, l’administration de l’hôpital qui autorise ces pratiques d’euthanasie par défaut, l’administration de la santé qui ne les prévient pas ou ne les sanctionne pas par peur de « se mettre à dos » je ne sais quel syndicat irresponsable, et les politiciens eux-mêmes qui sont coupables de ne pas exercer leur autorité – cette fois légitime – pour sauver des vies alors qu’ils le peuvent. Le laxisme du laisser-faire n’est pas de mise : on a vu ce que cela a donné dans les pays adeptes d’un tel laisser-faire comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Brésil, la Suède. Laissons le mot de synthèse à un Russe soviétique, Anton Makarenko : « L’autorité ne procède que de la responsabilité. Si un homme doit répondre de ce qu’il fait et en répond, il a de l’autorité » (L’éducation, 1934). D’évidence, nos technocrates de l’administration n’ont aucune autorité car ils sont irresponsables. Va-t-on enfin en changer ?

Il y a des moments où une décision doit s’imposer, même si elle mécontente une minorité. Pas sur le port du masque obligatoire à la campagne ou sur les plages désertes, ni dans ces « agglomérations au sens de l’art. R machin chouette du code de la route » comme le dit dans son jargon inepte le larbin énarque du préfet d’Essonne, les communes vides d’Île-de-France durant le temps scolaire (ce qui est absurde car il n’y a pas un chat !) – mais sur l’obligation du vaccin pour les gens en charge de soigner. Leur rôle n’est pas de tuer, c’est au cœur même de leur métier donc pas d’hésitation : le laxisme n’est surtout pas de mise ! Au risque du Code pénal.

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Le crime de l’Orient-Express de Sydney Lumet

Un grand film du début des années 1970 qui reprend un grand roman d’Agatha Christie qui utilise le grand fait-divers du kidnapping du bébé Lindbergh et se passe dans les années 1930 dans ce grand paquebot de luxe qu’est le train à vapeur Londres-Istanbul : l’Orient-Express. Avec une brochette de grands acteurs et actrices de ces années-là. En bref un « grand » moment de cinéma.

Unité d’action, unité de temps, unité de lieu, la tragédie se noue comme au théâtre et comme dans Mort sur le Nil de John Guillermin, tiré lui aussi d’un roman d’Agatha Christie. Le train spécial de la Compagnie internationale des Wagons-lits met deux jours et demi pour relier l’orient laïcisé d’Atatürk à la capitale de l’univers, Londres, via Paris, Lausanne, Milan, Venise, Belgrade et Sofia. Le pullman qui débarquera ses passagers à Calais pour l’Angleterre est art déco avec boiseries en teck et verrerie Lalique. La locomotive à vapeur a quelques difficultés en hiver, à cause de la neige ou du manque de combustible, tel en 1929 où il se retrouve bloqué par la neige en Thrace orientale à 130 km d’Istanbul dans le froid, entouré des hurlements des loups – ce qui va inspirer Agatha Christie et lui donner le temps de développer son intrigue.

Le grand Hercule Poirot (Albert Finney) est en effet de retour de Syrie et, visitant Istanbul, se voit rappelé à Londres par télégramme. Le moyen le plus rapide en 1935 de rentrer direct est le train et la rencontre heureuse du directeur de la ligne et ami Monsieur Blanchet (Martin Balsam) lui offre une occasion. Il est casé dans une couchette avant qu’un nouveau wagon ne soit ajouté à la première étape et qu’il obtienne ainsi une cabine. Le salon-restaurant est le moment de faire connaissance des passagers du pullman de première classe. Il regroupe douze personnes hautes en couleurs dont l’actrice américaine impérieuse Harriett (Lauren Bacall), la sombre princesse Dragomiroff (Wendy Hiller) flanquée de sa femme de chambre en dragon allemand Hildegarde (Rachel Roberts), le colonel viril retour des Indes Arbuthnot (Sean Connery), Greta la missionnaire coincée à l’accent abominable qui a trouvé Jésus entouré de bébés noirs alors qu’elle était « dans le gazon sur le jardin » (Ingrid Bergman), le joli couple hongrois Andrenyi (Vanessa Redgrave et Michael York), enfin le riche yankee Radchett amateur de poteries orientales qui se sent menacé de mort depuis quelque temps (Richard Widmark), flanqué d’Hector son secrétaire complexé fils à maman échappé de psychose (Anthony Perkins) et de son majordome Beddoes (John Gielgud). Sans compter le conducteur Pierre (Jean-Pierre Cassel), un vendeur de voitures au sourire métallique (Denis Quilley), un enquêteur Pinkerton (Colin Blakely) et le bon docteur Constantine (George Coulouris).

Durant la nuit agitée par des mouvements dans le couloir, des bruits dans les cabines et quelques allées et venues qui empêchent le maniaque Poirot de bien dormir, Ratchett est assassiné de douze coups de poignard. Il est découvert au matin par Beddoes qui lui apporte son remontant alcoolisé après lui avoir porté sa valériane pour dormir le soir précédent. Le directeur est embêté, consulte Poirot qu’il connait bien et, comme le train est arrêté en rase campagne par une coulée de neige, lui demande de faire toute la lumière pour éviter aux passagers d’être incommodés et retardés par la police yougoslave sur le territoire duquel le crime a été commis.

Hercule commence alors ses douze travaux en interrogeant un par un les douze protagonistes du lieu clos. Tout le ramène à une histoire vieille de cinq ans, l’enlèvement de la petite Daisy Armstrong aux Etats-Unis, retrouvée morte après rançon, ce qui a entraîné le suicide de son père, le décès en couche de sa mère devenue dépressive enceinte d’un bébé mort-né, enfin de la bonne accusée de négligence qui s’était suicidée – cinq morts pour rien ! Un homme reconnu coupable a été grillé sur la chaise électrique pour ce vol d’enfant suivi d’un meurtre abominable mais le commanditaire est resté introuvable, lesté des 200 000 $. Il s’avère très vite que Ratchett était cet homme. Dès lors, Poirot découvre que tous les passagers ont chacun un lien avec cette affaire.

S’agit-il du crime d’un étranger au train qui a profité de la neige pour s’enfuir ? Ou d’un crime collectif réalisé par douze jurés qui se sont instaurés vengeurs ? La première hypothèse est celle du vendeur de voitures, ex-chauffeur de maître, qui se méfie des mafiosos de la mafia dont Ratchett, selon ses dires, faisait partie. La seconde est celle des petites cellules grises du détective, mais qui comprend fort bien le pourquoi du crime. Il va donc laisser le directeur de la ligne et les passagers choisir ; la vérité n’est pas la morale et un détective n’est pas un juge. La veste supplémentaire de conducteur de train, trop grande pour Pierre, retrouvée avec un bouton manquant tombé devant le cadavre, ainsi que le poignard maculé du sang de la victime, sont des preuves suffisantes pour la police yougoslave.

Ce qui compte est moins de savoir qui est coupable que comment tout cela s’est passé. La découverte de la double vie de chacun des passagers fournit plusieurs moments d’anthologie où le talent d’acteur de Poirot et de ses interlocuteurs et trices atteint à l’excellence. La Dragomiroff et l’Arbuthnot sont exceptionnels, tout comme la Greta « attardée » et le Beddoes à l’ironie serve décapante. Ils sont servis par une Agatha Christie toujours en verve dans la caricature de ses contemporains en représentation.

Deux heures de charme qui mettent sur le grill les aristos et grands bourgeois dans un tchou-tchou qu’affectionne la reine du crime, reflet de la technique optimiste de son temps. Une époque où l’Amérique était vue comme brutale et avide de fric alors que l’Europe restait un havre de bon vivre et de justice. Moment d’équilibre miraculeux avant la prochaine guerre qui allait ruiner définitivement le continent.

DVD Le crime de l’Orient-Express (Murder on the Orient Express), Sydney Lumet, 1974, Albert Finney, Lauren Bacall, Vanessa Redgrave, Richard Widmark, Martin Balsam, Ingrid Bergman, StudioCanal 2008, 2h05, €10.83 blu-ray €12.99

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Maurice Daccord, Tantum ergo

« Donc seulement » (tantum ergo) vénérons ce sacrement… est extrait d’un hymne des vêpres Pange lingua de saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle. Il était chanté dans les pensionnats catholiques de jeunes filles, notamment chez les plus intégristes d’entre eux, les Trappistes. Maurice Daccord en fait l’accord musical et spirituel d’un polar noir où les crimes se succèdent. Que des femmes, toutes égorgées et éventrées, gravées au bistouri d’un tantum ergo sur le sein et leur croix enfilée dans le vagin.

Bien que ce roman policier commence poussif par des considérations généalogiques et générales (le travers français de remonter aux calendes grecques avant même d’évoquer les faits au présent), il prend peu à peu son rythme de croisière pour captiver le lecteur. Le complot est original pour un premier polar et l’on croit savoir qui est le coupable avant de déchanter, ce qui est le bonheur de lecture d’une intrigue. Mais un bon crime bien haletant en premier serait bien plus accrocheur qu’un épilage de gamin de plus en plus haut entre les cuisses de sa grande sœur.

Même si l’auteur hésite quant au style entre Fred Vargas et Frédéric Dard, il se lit aisément, les jeux de mot laids illustrant la réflexion intense des deux compères improbables : un commandant gendarme un brin balourd et un quasi retraité des assurances qui crée sa propre boite d’écoute en divorces. Le premier, dessalé, sait nager et le second, fort en alcool, vient de Rome.

Ils n’empêchent aucun des meurtres, ce qui est décevant, mais finissent par trouver le fin mot de l’énigme rien que pour eux, ce qui est éjouissant. Encore que certains mystères subsistent, ce qui est frustrant, mais le prix pour allécher le lecteur sur ce duo d’enquêteurs un peu particuliers qui vont – n’en doutons pas – poursuivre leurs activités détectives.  

Maurice Daccord, Tantum ergo – une enquête de Crevette et Baccardi, 2020, collection Noir L’Harmattan, 217 pages, €21.50

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Minority Report de Steven Spielberg

Un film avec Tom Cruise réalisé par Steven Spielberg sur une nouvelle de Philip K. Dick, ne peut que devenir culte. C’est ce qui s’est produit depuis dix-huit ans. Le plus étonnant est que l’écrivain camé de science-fiction Philip K. Dick ait écrit sa nouvelle en 1956, prévoyant déjà la reconnaissance faciale, les véhicules guidés par l’intelligence artificielle, les robots détecteurs de présence humaine et la surveillance généralisée des mœurs et actes des citoyens. Il vivait en pleine période McCarthy, cet ersatz du fascisme aux Etats-Unis, ce qui est peut-être une explication.

Maintenant que nous revenons à une telle période de suspicion généralisée et de surveillance de masse, aidée de la technologie de pointe, le modèle Philip K. Dick nous parle à nouveau. L’évaluation des citoyens s’effectue couramment en Chine sur la base de la reconnaissance faciale et, si la prévention des crimes ne s’effectue pas avec la crudité américaine, elle s’évalue en points. Ce système se met doucement en place sous nos latitudes par de minuscules abandons progressifs qui se cumulent, au nom du terrorisme, de la fiscalité, de l’écologie, des trafics, de la sexualité, de la morale… Internet est surveillé, les banques doivent déclarer les mouvements « suspects » sur vos comptes, et obligatoirement tout transfert de plus de 10 000 €, vos mel peuvent être lus à distance, votre carte bancaire, carte de transport, GPS de voiture, vos localisations et appels smartphone vous tracent à tout instant, votre ADN est recueilli et conservé dès que vous avez affaire à la police. Il n’y a qu’un pas, et quelques progrès de mémoire des puces électroniques, pour que des logiciels d’IA puissent inférer de vos déplacements, consultations sur le net, appels et dépenses qui vous êtes et quelle « menace » vous représentez pour l’Etat, l’économie ou la morale. Nous y sommes presque.

En 2054 selon le film (dans 34 ans), une société privée teste depuis six ans un programme intitulé Précrimes. Trois précognitifs issus de mutations génétiques dues à la drogue prise par leur mère (une obsession de Philip K. Dick) ont des flashs mentaux sur l’avenir. Ce qui est philosophiquement bizarre puisque le destin n’est écrit nulle part et que nulle Machine ni Grand horloger ne le programme ni n’en tire les ficelles. La technique informatique a permis de projeter ces états mentaux sous forme de films qui montrent les détails du crime proche de se commettre : une scène, une date précise, des visages ; seul le lieu est inconnu et doit être inféré à partir des fragments d’images. La brigade d’intervention peut alors se précipiter et arrêter le précriminel avant qu’il ne commette quoi que ce soit. Ce qui est juridiquement bizarre puisque la loi n’a pas encore été enfreinte. Mais ce sont justement ces bizarreries qui font le sel de l’histoire et engendrent l’action du film. D’autant qu’en matière de terrorisme, l’intention et même la suspicion suffit aux Etats-Unis depuis le Patriot Act et en France depuis la loi Renseignements.

Car, jusqu’au dernier instant, le possible criminel garde le choix. Il sait qu’il va être arrêté parce que la technique est fiable et, sauf pulsion instantanée non prévue, ne devrait pas commettre un crime, sauf volontairement. Les meurtres de hasard sont imprévisibles et non détectés par les précogs. Comme ils sont trois, deux garçons jumeaux et une fille, ils ne sont pas forcément toujours en phase, d’où le titre du film, le Rapport minoritaire. Toute précognition fait l’objet d’un rapport avant même qu’elle soit livrée aux enquêteurs. La divergence fait l’objet d’un rapport minoritaire (un contre deux) et est archivé dans le cerveau du précog concerné même si seul le rapport majoritaire est porté à l’attention de la brigade.

John Anderton (Tom Cruise) est le chef de l’unité d’intervention de Washington. Afin d’évaluer le système pour le rendre national, un agent du FBI mandaté par le ministère de la Justice, Danny Witwer (Colin Farrell) s’immisce dans l’équipe. Le dirigeant et fondateur de précrimes Lamar Burgess (Max von Sydow) n’aime pas ça, le spectateur comprendra sur la fin pourquoi. Mais les questions de l’agent permettent d’expliquer en détail comment fonctionne le système de prévention des crimes. Efficacité pratique et communication font que le meurtre a disparu à 99% de la ville et que l’argent va affluer si le référendum décide qu’il sera appliqué partout.

La faille ne peut être qu’humaine. C’est alors que le spectateur (et l’agent du ministère) se rend compte que John se drogue pour oublier l’enlèvement de son fils Sean de six ans (Dominic Scott Kay), des années auparavant dans une piscine bondée, et le départ de sa femme. Lorsque les précogs « voient » qu’il a commettre un crime trente-six heures plus tard, il est déconcerté : il ne connait pas l’homme qu’il va tuer, ne l’a jamais rencontré et ne sait pas pourquoi il devrait le tuer. Auparavant Agatha (Samantha Morton), la précog fille, l’a agrippé pour lui montrer les images d’une femme assassinée, une certaine Anne Lively. L’affaire, l’une des toutes premières traitées par Précrimes, a été résolue mais la précog y revient : pourquoi ? Les deux affaires sont-elles liées ? N’y aurait-il pas une autre faille dans le système de prévention des crimes ?

Ces deux événements, dont je ne peux parler sans déflorer l’intrigue plutôt bien ficelée et habilement menée, sont les ressorts du film. En fait, Précrimes est imparfait et permet à certains criminels de ruser avec le système ou de faire endosser un crime par un autre. John va donc fuir et chercher le rapport minoritaire le concernant, puisqu’il n’a aucune raison de tuer. Il trouvera bien autre chose…

DVD Minority Report, Steven Spielberg, 2002, avec Tom Cruise, Colin Farrell, Samantha Morton, Max von Sydow, Kathryn Morris, 20th Century Fox 2003, 2h21, €6.88 blu-ray €9.73

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Viviane Moore, Les gardiens de la lagune

L’auteur, à 60 ans, est en pleine maîtrise de son écriture de romans policiers historiques. Sa période fétiche est le Moyen-Âge, qu’elle débute avec un chevalier breton, Galeran de Lesneven, poursuit avec Tancrède le Normand, et termine provisoirement avec Hugues de Tarse, qui a vécu en Orient.

Justement, Hugues quitte le royaume de Sicile, en proie aux désordres fratricides entre Normands. Il emmène sa femme Eleonor et ses deux petits enfants, Clara, 5 ans, et Jean, 3 ans, sous la surveillance de la très jeune servante Zaynab. La famille arrive à Venise, invitée par Leonardo, le fils aîné du doge Vitale Michiel II, qui met l’étage noble d’un palais à sa disposition. Nous sommes en 1162 et Venise n’est encore qu’une suite d’îlots plus ou moins artificiels et marécageux, reliés par des passerelles en bois. Chaque île cultive sa particularité : le château de commandement du doge près de la basilique San Marco, le potager du couvent San Zacaria, les artisans verriers et maçons, les pêcheurs, les quais des commerçants de haute mer. C’est pittoresque, vivant populaire.

Mais un crime vient d’être commis, le cadavre de Jacopo, neveu du doge, est retrouvé poignardé dans la lagune. Hugues est prié par le doge, sur les instances de son fils, d’enquêter à ce sujet parce qu’il est neuf dans la ville et n’est lié à personne. Les restes calcinés du beau-frère du doge, père de Jacopo, qui a péri quatre ans auparavant dans l’incendie d’une église, viennent d’être retrouvés lorsque sa veuve a décidé de la faire restaurer. Les deux affaires sont-elles liées ?

Qui était Jacopo Vitturi, fils de famille trafiquant qui, après avoir trop longtemps fait les cent coups, vient d’être banni de Venise ? Pourquoi a-t-il massacré sa maîtresse Renata qu’il aimait baiser, fille de pêcheur de 14 ans, dans sa cabane de roseaux un soir de rage ? Pourquoi a-t-il été tué juste avant de devoir embarquer pour Byzance ? Pourquoi poursuivait-il le jeune Andrea, fils d’une servante égyptienne de sa maison, d’une haine féroce, au point de le faire battre et de le lacérer de coups de dague avant de le jeter dans la lagune ? Pourquoi Laura, sa cousine, se refusait-elle à lui ?

Les simples évoquent la malédiction de la Bête, un dragon sous les eaux qui se manifeste les jours de brume, et dont les gardiens sont les gondoliers. Tant que voguent les gondoles noires au-dessus des eaux glauques, la Bête reste tapie – mais si elles se raréfient, elle surgit. Faut-il y croire ? Ou faut-il chercher du côté de la vengeance des femmes ?

C’est toute la vie de Venise, ses humbles pêcheurs buvant sec, ses aubergistes avides au gain, sa jeunesse braillarde prise par le jeu de dés jusqu’au dénuement, ses marchands enrichis et ses grandes familles aristocrates qui reçoivent en des fêtes somptueuses, qu’il nous est donné de connaître. Avec quelques recettes de cuisine telle la morue aux amandes sauce gingembre safran, la soupe de fenouil aux raisins blancs, fromage frais, pignons et cannelle ou ces sardines aux oignons, pignons et raisin secs revenues dans du vinaigre de vin rouge. L’intrigue est rondement menée, le décor captivant, les personnages bien campés. Un roman de détective qui passionne dans une Venise en plein essor.

Viviane Moore, Les gardiens de la lagune, 2019, 10-18, 336 pages, €8.10 e-book Kindle €9.99

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Robert-Louis Stevenson, Saint-Yves

L’un des derniers romans de Stevenson est resté inachevé mais il conte une aventure épique pour adolescent. Il y a de l’action, des frayeurs, de l’amour, des intrigues. Commencé dans l’enthousiasme en 1893, l’auteur s’en lasse un peu bien que l’histoire lui fasse retrouver l’Ecosse de son enfance et les passions de sa jeunesse dans le Swanson Cottage de Flora qui a réellement existé. Après sa mort et après que sir Arthur Conan Doyle se fut désisté, c’est un critique littéraire écossais, Arthur Quiller-Couch, qui rédigera les derniers chapitres d’évasion en ballon puis en navire corsaire avec fin heureuse.

Le vicomte Anne de Kéroual de Saint-Yves a vu ses parents puis ses marraines successives guillotinés sous la Terreur. Elevé par bilingue en anglais par un oncle, il s’engage dès son adolescence dans les armées de Napoléon sous le nom Champdivers qui est celui de sa mère. Elevé au grade de caporal, il est fait prisonnier par les Anglais en 1813 et le lecteur le retrouve enfermé à 25 ans dans le château d’Edimbourg.

Il passe son temps à s’ennuyer et à sculpter de petites figurines qu’il vend contre quelques sous aux visiteuses de prison. C’est là qu’il fait la connaissance de Flora Gillchrist, belle plante de 20 ans dont il tombe amoureux. Elle est chaperonnée par une vieille tante rugueuse et volontaire mais au cœur d’or et aux idées conservatrices pleines de bon sens, typique des femmes sans enfant d’Ecosse (j’ai eu une prof d’anglais de cette sorte). Un codétenu insulte la belle et se moque de Champdivers qui le provoque en duel d’honneur et le tue. Remous parmi les officiels, mais le commandant anglais Chevenix comprend qu’il s’agit d’un crime d’honneur et, entre gentilhommes, ferme les yeux bien qu’il soit lui aussi devenu amoureux de Flora. Recevant aussi la visite d’un notaire mandaté par un grand-oncle émigré en Angleterre où il est riche propriétaire terrien, Saint-Yves prend l’espoir de s’évader.

Ce qu’il fait non sans terreur car il a le vertige, la corde est fine et le mur à descendre très haut. Mais il y parvient et s’oriente vers Swanson Cottage que Flora lui a désigné un jour du haut des remparts de la forteresse. Elle y vit avec sa tante, son jeune frère Ronald qui veut devenir soldat, et un jardinier. Frigorifié par la nuit, trempé de la pluie qui tombe inévitablement quelques heures tous les jours dans le pays, il saute le mur du jardin et se fait reconnaître de Flora qui le planque dans le poulailler. Puis il est introduit dans la maison où la tante et le frère les surprennent. Mais il les enjôle et est prié de fuir vers le sud en compagnie de bergers connus de la famille.

Il traversera le pays jusqu’à rencontrer le grand-oncle mourant qui le fait héritier, au détriment de l’autre vicomte Alain de Kéroual flambeur et vaniteux mais surtout traître à sa patrie, agent triple se vendant au plus offrant. Dès lors, il faut fuir car Saint-Yves reste toujours accusé en Angleterre et en Ecosse du crime de la prison et son rival cousin désire en profiter pour faire casser le testament. Mais le léger et frivole Anne, jamais en reste de galanterie appuyée dès qu’une paire de beaux yeux (agrémentés de seins pommés) se présente, multiplie les bourdes pour se faire repérer. Et ce n’est à chaque fois que par astuce et chance qu’un rebondissement in extremis sauve l’amoureux de la police et de la corde.

Il faut dire que ce roman feuilleton était destiné à un public de jeunes dans les illustrés américains puis anglais – et même français en 1902 dans le journal Le Temps. Saint-Yves sera même publié en 1904 en Bibliothèque verte sous le titre L’Evadé d’Edimbourg. Ce pourquoi Stevenson adjoint toujours un très jeune homme au héros et à l’héroïne, Ronald le frère qui sera enseigne en régiment deux ans plus tard (il a donc 15 ans lors de la première rencontre), et Rowley, jeune homme de 16 ans à belle figure et tout frais de jeunesse comme serviteur. Les chiennes de gardes et autres censeurs moralistes ont beau soupçonner du sexe à tous les étages, moins après Freud qu’après la vulgarisation d’une psychanalyse pour caniches en trois minutes due aux gauchistes des années 1970 sur l’exemple des puritains yankees, la présence de tendres jouvenceaux auprès du héros ne fait pas de lui un inverti. Elle répond au besoin du jeune lecteur (ou lectrice) de s’identifier à une personne de son âge pour vivre ses passions par procuration.

Saint-Yves est un jeune homme sans grandes qualités autres que le courage et l’humanité ; pour le reste, il jette l’argent par les fenêtres et va là où son cœur le pousse. « Le pauvre n’a aucune assurance particulière, aucune supériorité à admirer en matière de fermeté ; il voit le visage d’une dame, entend sa voix et, sans faire de phrases, il s’éprend d’elle Que demande-t-il alors, sinon de la pitié ? » déclare même son père l’auteur au chapitre 28. Mais ses aventures pétillent et rebondissent comme une bille de billard électrique ; c’est là tout son attrait encore aujourd’hui.

Robert-Louis Stevenson, Saint-Yves (St Ives – The Adventures of a French Prisoner in England), 1898, CreateSpace Independent Publishing Platform 2016, 292 pages, €14.72, e-book Kindle €1.90

Stevenson, Œuvres III – Veillées des îles, derniers romans (Catriona, Le creux de la vague, Saint-Yves, Hermiston, Fables), Gallimard Pléiade 2018, 1243 pages, €68.00

Les romans de Robert-Louis Stevenson déjà chroniqués sur ce blog

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Christian de Moliner, Un monde repu

Dans un monde futur de science-fiction, les humains sont peu nombreux car ils ont tout : ils sont « repus ». L’auteur reprend ici une vieille antienne que seule la lutte pour la vie permet de « vivre », c’est-à-dire combattre, bâtir, créer. Certains vont plus loin en émettant l’idée que la rudesse des conditions climatiques incite à plus encore de vitalité. Plus c’est rude, plus on fait des petits.

Dans ce monde du 25ème siècle, aux Etats-Unis, les régions sont dépeuplées, l’Oregon empli de forêts ne comprend guère plus que cinq mille habitants. Ce pourquoi le gouvernement fédéral décide de supprimer le sénateur qui « représente » cet Etat – un casus belli pour le gouverneur, irascible et souhaitant avant tout garder son pouvoir.

L’un de ses amis est retrouvé mort chez lui, dans son bureau fermé, alors que nul n’est entré. Deux êtres seulement à proximité, potentiels suspects : son épouse et R-Elisabeth, son robot à tout faire. Qui l’a fait ? Le procureur honorifique Sirva, le seul de l’Etat, est tiré de sa transe virtuelle avec la femme de ses rêves pour enquêter. Il n’y connait rien, pas plus que le shérif, puisqu’aucun meurtre n’a eu lieu depuis 25 ans dans ce pays pacifié où chacun obtient tout ce qu’il lui plaît – même le droit de travailler plutôt que de ne rien faire.

R-Elisabeth est un robot perfectionné (faut-il dire robote ?) dont le capot présente toutes les caractéristiques physiques de la femelle désirable aux mâles blancs un brin machos. Sirva va d’ailleurs s’apercevoir qu’elle a été spécialement dotée d’un progiciel pour séduire, outre ses tâches de secrétariat efficace. Il va la faire monter en « niveau 3 » par l’entreprise de robotique qui l’a fabriquée pour l’aider dans son enquête en pratiquant toutes les analyses des scènes de crime. Car ce n’est que le premier, manifesté par un gigantesque 1 tagué au mur avec le sang de la victime.

Le procureur va nager, donc s’angoisser. Quoi alors de plus relaxant que le sexe ? La femelle désirable est là, toute proche, et il saute dessus. Elle est mécaniquement consentante et c’est l’orgie. Il la prend dans la voiture, dans un réduit, chez lui… Le lecteur retrouve ici les obsessions de l’auteur : l’addiction sexuelle mâle accompagné de « honte » et de « culpabilité ». Il devrait bannir ces mots de son dictionnaire tant ils réduisent au sordide une histoire qui n’en a pas besoin. L’acte sexuel est un exercice d’hygiène comme un autre, surtout avec un objet cybernétique. La « honte » ressort de la morale et du regard des autres, or Sirva n’est ni marié ni en couple et nul ne l’observe. Au 25ème siècle, malgré l’emprise de la Bible et de la Morale puritaine longtemps aux Etats-Unis, gageons que les attitudes de prohibition et de vierge effarouchée auront disparu ! Si tous les désirs sont satisfaits, en quoi la baise avec une machine plutôt qu’avec la main pourrait-elle être source de « culpabilité » ?

De crimes en complot le procureur, un brin veule mais asservi à la facilité avec laquelle son siècle le fait vivre, va découvrir que les robots ne sont pas ce qu’ils ont l’air. Ou plutôt la série limitée expérimentale dont R-Elisabeth fait partie, livrée en cinq exemplaires seulement. Une grande catastrophe, trois siècles avant, a fait limiter par la loi les capacités des androïdes pour ne pas submerger les humains. Mais la société US Robotics veut aller plus loin, poussée par l’orgueil technique et le goût du pouvoir plus que par l’argent : elle veut changer la loi pour que l’humanité puisse créer à nouveau et poursuivre le progrès technique.

Dès lors, pourquoi ne pas pousser à la sécession l’Oregon afin de disposer d’un territoire ami où la loi serait favorable ? Pourquoi ne pas proposer des faveurs sexuelles robotiques aux dirigeants aptes à parvenir à ce but ? Le mystère reste les crimes, trois en quelques jours, dont un spécialiste de l’Intelligence artificielle.

Aidé par un jeune agent du FBI et par R-Elisabeth, le procureur Sirva aura du mal à démêler les fils de cette histoire enchevêtrée où les passions se mêlent, dans un monde qui les a réduites pour la plupart au virtuel. Mais la nature humaine ne change guère, le sexe et le pouvoir règnent toujours en maîtres dans les esprits.

Ce court roman d’anticipation (qui demanderait à être relu pour les inversions de mots (p.42) et les omissions qu’il contient encore), part des réflexions d’Isaac Asimov, connu pour ses « lois de la robotique ». Il invente une intrigue originale qui met en scène les craintes que l’on peut avoir aujourd’hui sur le surgissement des androïdes dans l’univers des hommes.

Christian de Moliner, Un monde repu, 2017, éditions du Val, 154 pages, €9.00 e-book €4.50

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Patricia Highsmith, Le meurtrier

Le titre en français fait peut-être plus vendeur que le titre américain mais « le gaffeur » (the blunderer) décrit bien le personnage principal. Patricia Highsmith est une observatrice aigue de la société de son pays et de son époque. Les années 1950 aux Etats-Unis sont celle de la réussite sociale encouragée par les biens de consommation ménagers, et les couples s’enferment en égoïsme, surtout lorsqu’ils n’ont pas d’enfants. Chacun y écluse force scotch et cocktails pour les riches, bière en boite pour les pauvres – même avant de prendre le volant après la « soirée ». Et l’on y fume comme des cheminées.

Walter Stackhouse (rien à voir avec un steack) est un avocat d’affaires qui a épousée une névrosée redoutable dans la vente immobilière. Il est toujours amoureux et sexuellement attiré, pas elle. Il divorcerait bien mais, à chaque tentative, Clara entreprend un suicide. Ne reste que le meurtre… qui lui effleure l’esprit à la lecture d’un fait divers dans un journal. Une femme a été tuée à un arrêt de car, attirée dans un buisson, et son mari a un alibi qui repose sur un témoignage : il était au cinéma.

Crime parfait ? Walter découpe l’article (Internet n’existait pas) et va pour le classer dans un cahier d’observations sociales qu’il tient peut-être comme Patricia Highsmith pour en tirer des idées de futurs romans. Et puis il le jette ; il est amoureux de sa femme et va plutôt forcer le divorce. Si elle réussit son suicide, pas besoin de la tuer !

Il est en revanche fasciné par le mari du fait-divers et va jusqu’à sa librairie pour le voir physiquement. A-t-il été capable de tuer ? C’est la première d’une série de gaffes qui vont se multiplier, faisant de lui un coupable lorsque sa femme meurt lors d’un arrêt de car où elle va voir sa mère mourante qu’elle déteste. Elle est retrouvée fracassée en bas d’une falaise. A-t-elle sauté ? L’a-t-on poussée ? La première hypothèse est vraisemblable mais le gaffeur a été jusqu’à suivre sa femme jusqu’au premier arrêt du car longue-distance, comme hypnotisé par l’exemple du libraire. Il ne l’a pas trouvée mais s’est fait remarquer – troisième gaffe.

Le jeune inspecteur fédéral Corby s’acharne sur les dossiers car il a les dents longues. Il retrouve la coupure de presse classée dans l’album de Walter, qui croyait l’avoir jetée mais que sa femme de ménage consciencieuse a ramassée. Et il découvre que l’avocat a été rendre visite au libraire avant la mort de sa femme. Il n’aura de cesse, dès lors, de monter les deux hommes l’un contre l’autre afin de les faire avouer. Sans Stackhouse, Melchior le libraire aurait vécu tranquille et sans soupçons. Mais la façon dont sa femme a été éliminée a inspiré un copieur, ce qui ramène le projecteur sur lui.

Cette rivalité se double d’une lutte de classes : « C’était bien le genre d’endroit où il s’attendait à voir vivre Stackhouse, une grande maison, de la bonne construction solide et chère, comme un livre relié en parchemin blanc, et pourtant sans rien d’ostentatoire : Stackhouse était si profondément homme de goût, si bien retranché derrière la barrière de son argent, de sa classe sociale, de son allure d’Anglo-Saxon » p.335 édition Pocket. Cette peinture de mœurs fait beaucoup pour l’attrait des livres.

Mais c’est surtout la fabrique du coupable qui est le ressort du roman. Le vrai coupable du premier chapitre sait se faire oublier ; le faux coupable de la suite multiplie les erreurs et se laisse manipuler. C’est l’époque autoritaire où l’on ne peut entendre sonner un téléphone sans décrocher, même au milieu de la nuit, ni entendre sonner à la porte sans ouvrir. Où les rumeurs sociales s’enflent en milieu fermé, la femme ménage déclarant au kiosquier qui le répète à la charcutière, ce qui arrive aux oreilles de l’ami ou du patron… Où les journaux s’emparent des affaires juteuses et spéculent sur la culpabilité à partir de menus faits, faisant des coïncidences des preuves et des gaffes des aveux. C’est particulièrement net aux Etats-Unis, et déjà dans les années cinquante du maccarthysme où chacun soupçonnait chacun de possible trahison. C’est que les sociétés puritaines sont portées à s’épier mutuellement, à dénoncer les déviances de « la ligne », à chercher le « péché » dans tout comportement. C’est le cas en islam, c’est le cas dans la société communiste (et peut-être bientôt en société écologiste), c’est particulièrement le cas aux Etats-Unis. Dans ce genre de société, seule compte l’apparence, la réputation, l’opinion. Peu importe la vérité, elle n’est que contingente et relative ! Chez Patricia Highsmith en 1954, comme chez Donald Trump en 2017. Car il s’agit bien de la même société.

La fin est désagréable et bâclée, la vieille vicelarde de Patricia Highsmith, auteur de Plein soleil, n’ayant aucun sens du bien ni de la morale. Mais, après tout, l’inattendu fait le sel du roman policier.

Un film de Claude Autant-Lara a été réalisé en 1963 sous le même titre, Le meurtrier.

Patricia Highsmith, Le meurtrier (The Blunderer), 1954, Livre de poche 1991, 384 pages, €7.30

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Le Verdict de Sidney Lumet

Seul contre tous dans l’esprit des pionniers, rédemption du pécheur repenti, défense des faibles contre les puissants – voilà tout ce qui fait le mythe du film, très américain mais aussi universel. En 1982, les Etats-Unis n’étaient pas cette puissance en déclin, effrayée de la concurrence du monde et égoïste au point de s’aliéner jusqu’à ses alliés. L’Amérique faisait encore rêver, laissant entrevoir que, chez elle, tout est possible.

Frank Galvin (Paul Newman) est un avocat qui a fauté : quatre ans auparavant, alors brillant membre d’une équipe et heureux mari de la fille du patron, il avait osé suborner un témoin. Craignait-il l’échec ? Toujours est-il que cela s’est su, qu’il a été emprisonné, jusqu’à ce qu’il « avoue sa faute » dans un esprit de confession très catholique, à son patron et beau-père qui a levé sa plainte. Gavin n’a pas été radié du barreau mais a été renvoyé du cabinet et sa femme (qui ne devait pas l’aimer tant que ça) a divorcé.

La justice, dans ce Nouveau monde qui espère bâtir la Cité de Dieu, est une histoire de fric. Ceux qui en ont sont puissants et commandent les résultats. Il suffit de payer un témoin pour qu’il ne témoigne pas, ou de le menacer de représailles massives (à la Trump) pour qu’il aille se faire oublier dans un autre métier ou en vacances aux Bahamas. Frank s’est fait prendre mais les plus habiles ne sont jamais pris. C’est ce dont il s’aperçoit lorsque son compère Michael (Jack Warden) qui l’aime toujours d’amitié, lui offre une affaire en or pour se refaire et quitter Brother whisky qu’il a pris pour amant régulier au bar chaque soir.

Une femme, lors de son troisième accouchement, est victime d’une erreur d’anesthésie ; elle a mangé une heure avant alors que neuf heures sont requises avant l’endormissement et le docteur n’a rien vu ; elle a vomi dans son masque elle s’est asphyxiée suffisamment longtemps pour que son cerveau soit irrémédiablement atteint. Elle n’est plus aujourd’hui qu’un légume sous perfusion constante. Cela fait quatre ans que cela dure et sa sœur n’en peut plus ; on ne parle pas des orphelins laissés par la victime, mais le beau-frère s’est vu proposer une mutation financièrement intéressante et le couple désire placer la sœur dans un établissement de soins. Il faut pour cela de l’argent.

Il se trouve que les docteurs qui ont opéré sont des pontes en leur domaine ; l’un d’eux a même écrit un traité d’anesthésie qui fait autorité. Ils œuvrent dans la clinique catholique de la ville huppée de Boston, qui a sa réputation à défendre car elle dépend des patients payant (la charité n’est pas le propre des Américains, même catholiques) ; la clinique est en outre possédée en pleine propriété par l’archevêché… Tout se conjugue pour que le scandale soit étouffé. En accord avec sa compagnie d’assurance, l’archevêque propose une transaction pour 210 000 $ afin d’éviter le procès. La famille est d’accord mais Galvin, qui veut se refaire moralement avec cette affaire imperdable, refuse le chèque : il veut aller au procès et mettre en cause publiquement les puissants qui désirent se protéger.

Il rejoue David contre Goliath… pourra-t-il gagner seul contre tous ? Le juge (Milo O’Shea) est un pourri qui préfère l’argent au travail et éviter l’ennui d’un procès si tout le monde y trouve son compte. L’archevêché s’entoure d’une nuée d’avocats spécialisés d’un cabinet réputé sous la houlette du redoutable Concannon (James Mason), apte à lancer des enquêtes approfondies sur les témoins, la défense et les jurés, capable de suborner tout déviant par l’argent sans en avoir l’air, allant même jusqu’à fourrer (contre paiement) une femme dans le lit de Frank Galvin pour espionner ses actes avant procès (Charlotte Rampling). La faute biblique du film est cependant que, si le Christ a pardonné à la pute Marie-Madeleine, l’avocat refuse de même l’envisager. Signe qu’il ne s’est pas entièrement « repenti » selon les préceptes du catéchisme.

Le spectateur devine qui va gagner à la fin : non pas Galvin mais « la loi » – puisqu’elle est dite par les jurés populaires en leur intime conviction. Il s’agit donc de passer au-dessus des puissants pour toucher directement le cœur et l’esprit des citoyens jurés. Frank sait trouver les mots, très simples, après le spectacle des témoins interrogés mis en défaut et récusés par les habiles. Mais si le droit peut être tourné en faveur des puissants, qui savent l’utiliser et citer les bonnes références, il ne peut être détourné lorsque le crime est manifeste, même sans intention de le commettre.

Paul Newman est excellent en vieux beau déchu qui tente de se retrouver. Charlotte Rampling, en mission de sexe a le pessimisme noir de la dépression, ce pourquoi à la fois elle comprend Frank, qui la touche, et accomplit la mission pour laquelle elle est payée parce que pour elle, après tout, rien ne vaut. Elle creuse elle-même sa propre tombe. Un beau film psychologique dans la lignée du célèbre Douze hommes en colère réalisé en 1957 par le même Sidney Lumet.

DVD Le Verdict (The Verdict), Sidney Lumet, 1982, avec Paul Newman, Charlotte Rampling, Jack Warden, James Mason, Milo O’Shea, 20th Century Fox 2002, 2h03, standard €7.97 Blu-ray €15.74

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Comment tuer son boss de Seth Gordon

Nick (Jason Bateman), Dale (Charlie Day), Kurt (Jason Sudeikis) haïssent leurs patrons respectifs Harken (Kevin Spacey), Harris (Jennifer Aniston) et Pellitt (Colin Farrell). Le premier se voit promettre une promotion comme vice-president (sous-directeur) du service des ventes, mais elle ne vient jamais – elle est la carotte qui le rend soumis à son boss sadique. Le second est constamment sous la menace d’être violé par sa chef dentiste qui profite du patient endormi pour lui mouiller la bite, l’empoigner et opérer les préliminaires pour le sucer, l’excitant pour qu’il la baise – mais Dale a pour ambition « d’être un mari » et ne veut pas tromper son encore fiancée. Le troisième est heureux au travail jusqu’à ce que son vieux patron d’usine chimique meure d’une crise cardiaque et c’est alors le camé bambochard de fils qui reprend les rênes, ne désirant que pressurer la boite jusqu’à l’épuiser, virant les salariés un à un.

Les trois amis d’enfance se retrouvent le soir au bar et font état de leur désarroi. C’est la crise économique et les boulots sont précaires : Nick se verra refuser toute lettre de recommandation par son patron et devra changer de métier, recommencer des études, etc. ; Dale a été fiché comme délinquant sexuel pour avoir exhibé sa bite sur une aire de jeux pour enfants (sauf que c’était de nuit, sans personne alentour, et seulement pour uriner – mais la caméra automatique s’en fout) ; Kurt officie dans la chimie, secteur sinistré en déclin. L’exemple d’un ancien condisciple, licencié à New York et qui n’a pas retrouvé de travail depuis trente mois, est édifiant : il est revenu dans la ville de province et habite chez sa mère, il survit en tentant de gagner 40$ en faisant des pipes aux hommes dans les toilettes. Aucun des trois ne veut faire de même et se pose alors le dilemme suivant : ou bien se soumettre et avoir une vie de merde jusqu’à la fin, ou bien « éliminer » d’une façon quelconque le patron pour avoir de l’air.

Dans la blague, l’un d’eux dit qu’il suffit de les tuer. Effroi et répulsion ! Sauf que l’idée fait son chemin et que, finalement, ce ne serait pas si bête. Mais que faire ? comme disait Lénine dans un opuscule célèbre que 99.99% des Américains ne connaissent vraisemblablement pas. Se renseigner. Mais où ? Dans les petites annonces, Dale trouve pour 200$ un homme dont la spécialité est « d’éliminer ». Ils le convoquent – mais l’élimination est celle d’urine sur les consentants qui jouissent de s’humilier, une perversion sexuelle répandue dans l’univers impitoyable de l’entreprise outre-Atlantique. Sur le net ? Trop visible, on remonterait jusqu’à eux. Dans les bars louches ?

Pourquoi pas – et voilà nos trois compères qui interrogent « Gregory », la voix GPS de la voiture qui est un service humain à part entière pour 19$ par mois à ceux qui roulent beaucoup. Gregory ne s’appelle pas ainsi de son vrai nom mais Al Amane, un truc comme ça, un nom à consonance arabe imprononçable par une lèvre yankee pour tout un tas de raisons – mais il est « au service » et fait son boulot à l’américaine, c’est-à-dire pour votre argent. Il ne connait pas d’adresses de bars louches mais propose un quartier où les vols de voiture sont les plus fréquents. OK pour le quartier. Et, dans le bar forcément louche du quartier (pour preuve, il est remplis d’affreux Américains plus ou moins colorés et dénudés pour exhiber leurs muscles), les trois niais font connaissance de Nique-ta-mère Jones (Jamie Foxx), un Noir à barbiche qui a niqué sa mère saoule à 11 ans : profitant de son sommeil alors qu’elle était nue, il lui a mis la main dans… mais je vous laisse découvrir où.

Il réclame 5000 $ pour leur projet. Sauf que ce n’est pas lui le tueur, il n’a fait de la tôle que pour avoir illégalement filmé un film qui venait de sortir dans le but de faire de l’argent. Il est consultant – et donne cette idée intéressante que si chacun tue son boss, le mobile sera évident ; il faut donc que chacun tue le boss de l’autre pour évacuer les soupçons. C’est donc ce que projettent les trois amis, enquêtant d’abord sur leurs patrons pour savoir où ils habitent, quelles sont leurs habitudes et comment on pourrait les piéger ; il faut que cela ait l’air d’un accident.

D’explorations en gaffes, les gags s’enchaînent, dans le lourd sexuel le plus souvent. Car l’humour n’existe pas en Amérique, pas plus le noir que l’autre ; ne règne que l’ironie bien grasse sur laquelle appuyer grossièrement pour que le spectateur le plus con saisisse de suite sans surtout avoir à réfléchir une seule seconde. Et ça marche : qui peut le plus pouvant le moins, vous comprendrez aisément et vous rirez souvent, même si ce n’est pas vraiment subtil. Il s’avère que Kurt est mené avant tout par sa queue, Dale par l’excitation et Nick par le fait de ne pas oser. Avec ces handicaps, l’aventure ne sera pas simple.

Un téléphone piqué dans la maison Pellitt pendant que le camé est en train de s’envoyer en l’air en boite avec deux putes est tombé par inadvertance dans la maison Hacken et les images qu’il contient poussent ce dernier à croire que Pellitt baise sa femme. Il prend donc son flingue phallique et son monstrueux 4×4 pick-up 12 cylindres pour aller descendre le rival sur le pas de sa porte. Ce serait génial si Nick n’était pas justement en planque devant la maison Pellitt et, assistant à l’assassinat, roule trop vite et se fait flasher à trois cents mètres du lieu du crime par un radar automatique. Les flics le cueillent et le cuisine avec les deux passagers qu’il a repris entre temps pour faire le point. Ils seront libérés mais désormais suspects. Quant à ce con de Dale, il a sauvé Hacken, apparemment allergique aux cacahuètes en lui injectant avec obligeance son antidote au lieu de le laisser crever ni vu ni connu. Quant à la nymphomane aux seins nus sous sa veste, il ne suffit pas que Kurt se dévoue pour la niquer car elle en veut toujours ; il faut la piéger sur le vif pour qu’elle cesse le chantage qu’elle opère sur Dale en l’ayant photographié quasi nu en position équivoque avec elle lorsqu’elle l’a anesthésié pour traiter la première fois sa molaire avant de l’engager comme assistant.

Tout s’enchaîne et se déchaîne, en courtes séquences et sans temps mort comme dans la pub. Le spectateur passe un bon moment, à condition d’aimer le côté délirant de l’ironie yankee qui en rajoute sans cesse comme on augmente les doses. Le succès fut tel (dans les pays anglo-saxons) qu’un deuxième opus est né trois ans plus tard sous le même titre, flanqué du « 2 » de rigueur. Je ne l’ai pas vu mais le DVD initial se vend désormais avec son jumeau pour le même prix, alors autant faire d’une pierre deux coups.

DVD Comment tuer son boss 1 et 2 (Horrible Bosses), Seth Gordon, 2011 et 2014, avec Jason Bateman, Charlie Day, Jason Sudeikis, Jennifer Aniston, Kevin Spacey, Jamie Foxx, Colin Farrell, Warner Bross 2015, 3h20, standard €9.36 blu-ray €14.20

 

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Le spectre du chat de John Gilling

Un conte moral gothique plutôt divertissant, avec la chatte Tabitha en rôle principal. Dès les premières minutes, un meurtre est commis sur une musique criarde et dramatique de Mikis Theodorakis dans un manoir de campagne que la vieille Ella (Catherine Lacey) possède de famille. Son mari (André Morell), excédé de trente années où il n’a cessé de chercher à lui soutirer sa fortune, décide d’en finir. Il mandate le valet Andrew (Andrew Crawford) pour faire son affaire à l’obstinée dans son grenier. Mais la chatte est présente qui regarde de toutes ses prunelles, effrayée par la violence. La bête aime sa maîtresse qui a officiellement « disparue » et évite désormais les meurtriers ; elle feule, griffe, mais surtout les regarde fixement, ses prunelles comme des braises dans la nuit.

Monte alors la paranoïa de la conscience coupable. La chatte n’est ni le diable, ni une intelligence ; elle ne fait qu’être là, symbole matériel et vivant du crime. Ce pourquoi le titre original est plus réaliste (et plus anglais) que le titre donné en français : la chatte n’est pas un « spectre » fantomatique mais une « ombre » portée sur le meurtre. Elle existe en chair et en os et la maisonnée n’aura de cesse que de chercher à s’en débarrasser car elle avance silencieusement et surgit brusquement où on ne l’attend pas. La vieille a été enterrée sommairement dans les marais, la chatte devra subir le même sort, piégée dans un sac.

Mais, et c’est là tout le sel du film, si les chats sont censés avoir neuf vies, ils sont surtout malins et agiles ; ils profitent de la moindre erreur humaine et jouent des peurs et fantasmes de ceux qui se disent leurs maîtres. La chatte griffe au visage le valet qui cherche à l’attraper ; joue à la souris avec le mari qui la traque dans la cave obscure, un tisonnier à la main pour lui faire son affaire – énervé au plus haut point, il fait une première crise cardiaque ; elle l’achèvera une nuit où il se repose, épuisé, en grimpant sur son lit et se coulant vers son visage, l’effrayant au paroxysme ; elle fixera la cuisinière, la sombre Clara (Freda Jackson) qui cherche à l’empoisonner de mets délicats, la fera tourner en bourrique au point qu’elle manquera les marches et dévalera l’escalier, se brisant le cou ; elle poussera le neveu (William Lucas), appelé en renfort par le vieux, à la poursuivre sur le toit d’où il chutera lamentablement, se prenant pour un chat sans en avoir les moyens ; elle entraînera le valet dans les marais où il manquera un pas sur un tronc glissant et se noiera dans la boue ; elle incitera le frère du vieux (Richard Warner) à devenir fou de colère dans le grenier où il cherche le vrai testament d’Ella afin de le détruire pour ne laisser subsister que le faux – et il défoncera le plancher pourri, se prenant une poutre sur la tête qui l’enverra ad patres.

Satisfaite, la chatte se lèchera les babines et partira jouer avec une pelote de laine.

Le prétexte policier en est le testament, comme chacun le sait libre au Royaume-Uni où l’on peut disposer à son gré de sa fortune. Le mari veut tout pour lui ; il appelle son frère, et son neveu pour l’aider à éradiquer le chat de la maison, établissant un document pour les payer. Beth, la nièce d’Ella est appelée pour « la disparition » de sa tante – qui n’a pas été retrouvée jusqu’aux dernières minutes du film (où la chatte joue une fois de plus le beau rôle) ; elle est venue sur les instances de son oncle pour la circonvenir à propos du faux testament qu’il a rédigé lui-même, montrant que sa tante ne lui a rien légué mais qu’il s’occupera d’elle. Le neveu a fait de la prison à Dartmoor pour avoir tenté d’escroquer Ella et complote avec son oncle pour faire son affaire à la nièce, puis avec son père pour éliminer aussi le vieux, puis avec sa femme (Vanda Godsell) pour éliminer son père – dans une cascade ironique du crime.

La nièce, à l’inverse, ne peut concevoir l’horreur d’aussi noirs desseins et caresse la chatte sans problème. Elle ne veut qu’une chose, épouser le garçon droit qu’est Michael (Conrad Phillips), que sa tante Ella à aidé à lancer un journal, puis quitter à jamais le manoir. Elle représente le côté clair de cette farce noire, l’espoir laissé sur la fin à la vertu et à la morale (nous sommes en 1961). Michael est, comme l’inspecteur Rowles (Alan Wheatley), la voix de la raison qui ne cède pas aux peurs irrationnelles mais enquête pour connaître la vérité. Quant à la chatte – qui n’est pas noire mais tigrée – elle est l’esprit du lieu, s’attachant plus à la maison qu’aux gens mais implacable envers ceux qui veulent détruire le home. Le chat comme lutin du foyer, il fallait être anglais pour le jouer.

Tabitha signifie la femelle en hébreu et ce prénom, fort donné aux anglaises au XVIIIe siècle, est d’ailleurs devenu celui de Ma sorcière bien-aimée dans la série américaine diffusée dès 1964 : Bewitched. Mystérieuse, insondable, ayant plus d’un tour dans son sac, la chatte est une sorcière, bénéfique ou maléfique, selon qu’on l’aime ou la déteste. Le « cat trainer » du film, crédité au générique, a eu fort à faire pour que le chat joue correctement son rôle ; le spectateur avisé de la gent féline notera que la bête ne fait jamais les gros yeux, signe qu’elle n’a eu peur de rien – ce qui relativise l’impression d’épouvante que la musique s’efforce de donner.

Mais une nouvelle famille arrive une fois le manoir vendu. Elle comporte un grand-père qui n’a pas avantagé son fils et sa bru dans son testament…

DVD Le spectre du chat (The Shadow of the Cat), John Gilling, 1961, avec Barbara Shelley, André Morell, William Lucas, Freda Jackson, Conrad Phillips, Elephant Films 2017 collection Les cauchemars de la Hammer, 1h15, anglais sous-titré français, €15.99

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Colin Dexter, Remords secrets

Cette treizième et dernière enquête de l’inspecteur Morse est un brin longue et retorse. La fin se fait attendre, même si le héros disparaît d’une crise cardiaque due à trop de bière et de whisky juste avant sa retraite.

Une infirmière bien roulée et qui aime le sexe est retrouvée chez elle morte, nue, menottée et bâillonnée ; elle n’a curieusement pas été « violée » – ou disons que les relations sexuelles usuelles n’ont pas cette fois été consommée. Son mari est gérant de fonds boursier à Londres et la trompe, leurs deux enfants sont adultes et travaillent, Sarah comme médecin spécialiste du diabète et Simon, sourd mais appareillé, dans une maison d’édition. Tout se sait dans ce village de l’Oxfordshire, et toutes les rumeurs vont au pub, où le patron sait tout – mais se tait.

Car trois autres crimes ont lieu presque aussitôt : Colin Dexter se déchaîne. Tous les cadavres sont liés mais qui est le coupable ? De témoignages en indices, l’inspecteur Morse, le sergent Lewis et le superintendant Strange vont aller d’hypothèse en hypothèse, croyant chaque fois capter la bonne… jusqu’à ce qu’un nouvel élément vienne tout remettre en  cause.

Le whisky Glenfidish aide-t-il à réfléchir ? Les neurones ont l’air un brin grillés car Morse devient lent, même s’il est plus intelligent que son sergent Lewis. Ironie plus qu’humour, désir sexuel plus que scènes de sexe, suggestions érotiques plus que causes – le roman reste dans la nuance, même si Roy, 14 ans (et demi) baise sa prof avec enthousiasme et ne peut avoir tué l’entrepreneur juché sur son échelle – bien qu’il le déclare on ne sait pourquoi. Et Morse amoureux de la victime a-t-il consommé le beau corps d’Yvonne après avoir été soigné par elle à l’hôpital ? Le sergent le soupçonne, Morse fait silence sur certaines preuves… le dieu des enquêteurs ne serait-il qu’humain ?

Tout le monde ment, presque tout le temps à presque tout le monde. Aller au-delà des apparences demande un talent que peu acquièrent.

En bref, rien n’est simple mais trouvera son agencement, réglé au millimètre, dans les ultimes pages de cette ultime enquête d’un inspecteur dans les ultimes heures encore de ce monde. Avant d’être repris à la télévision britannique dans une série de brillantes enquêtes sur sept saisons !

Colin Dexter, Remords secrets (The Remorseful Day), 1999, 10-18 2001, 415 pages, occasion €1.04

DVD Inspecteur Morse – L’intégrale – Saisons 1 à 7 + inédits – 33 épisodes, avec John Thaw, Kevin Whately, James Grout, Amanda Hillwood, Patricia Hodge, Elephant Films 2013, 56 h, €109.90

Déjà chroniqué sur ce blog : Colin Dexter, Mort d’une garce

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Magdalen Nabb, Le gentleman florentin

Florence en décembre : tout le monde est parti pour les fêtes, ou presque. L’adjudant carabinier Guarnaccia est cloué au lit par la grippe. C’est le tout jeune Bacci, encore à l’école de police et en stage de terrain, qui est de permanence au palais Pitti, la nuit où…

Un meurtre a eu lieu dans un immeuble signoriale (résidentiel). Toutes les portes étaient fermées ; le veilleur de nuit n’a rien vu, les voisins rien entendu. Sauf une gamine, vraie garçon manqué, qui aime les pistolets et a été réveillée par deux bang ! L’un d’une arme, l’autre de la porte d’entrée. La victime est un Anglais, mais pas n’importe qui : un diplomate retraité célibataire et pas homo pour une fois (en 1981, c’était encore scandale – et ça le redevient).

Mais qui avait intérêt à cette mort suspecte ? Personne en apparence, ni ennemi, ni amant, ni amante, mais… en fouillant un peu, les enquêteurs remarquent que le personnage « changeait de meubles » tous les mois, ce qui est un peu bizarre. Ce qui l’est moins, bien que baroque, est que les déménagements avaient lieu à trois heures du matin : quand tout le monde dort, mais aussi quand les célèbres embouteillages de Florence n’ont plus lieu. L’Anglais était-il le pivot d’un trafic ? Une œuvre d’art estampillée du Ministère est retrouvée chez lui, une majolique de Della Robbia. C’est louche.

Deux inspecteurs de Scotland Yard venus de Londres par avion participent en observateurs à l’enquête, ce qui permet quelques vues savoureuses sur les mœurs des Italiens, exotiques pour eux – et pour le lecteur français qui apprécie.

Si le capitaine est un brave homme qui veut ne pas perdre la face, si le carabinier stagiaire est jeune et impulsif, l’adjudant grippé est humain trop humain. C’est ce qui fait sa faiblesse apparente et sa force profonde. On ne la lui fait pas. Il aime les gens et cherche à les comprendre en profondeur. Lui trouvera la solution, que la pure raison n’aurait su connaître. Elle est misérable mais loin du vice et plutôt inattendue.

La famille du mort, notable au Royaume-Uni, souhaite ne pas faire de vagues. Mais y en a-t-il à faire ? Le petit peuple de Florence s’attroupe volontiers autour de tout événement, commente, fait son théâtre – les drames en revanche se jouent dans l’ombre, ignorés. Alors, la mort d’un Anglais, vous parlez !

Un bon premier opus pour cette reine du crime américaine qui a choisi Florence pour territoire. Avec humour, ainsi décrit-elle les inspecteurs anglais : « Ils formaient un duo pour le moins singulier. L’inspecteur Jeffreys considérait son chef comme le produit classique d’une public-school de troisième classe, dont seule l’arrogance surpassait l’ignorance. Le chef tenait Jeffreys pour un prolétaire parvenu, aigri et dénué de tout respect. Les collègues forts de moins de préjugés estimaient qu’à son époque le chef n’avait pas son pareil pour attraper les voleurs et que le jeune homme se révélait d’une intelligence exceptionnelle. On disait qu’il se ferait un nom, à condition d’éviter qu’on le renvoie » p.35.

Magdalen Nabb, Le gentleman florentin (Death of an Englishman), 1981, 10-18 2009, 220 pages, €7.50

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