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John Knittel, Amédée

« L’un des plus grands romanciers de notre époque », disait Romain Rolland de l’écrivain suisse né en Inde John Knittel. Je ne trouve pas. Romain Rolland était trop conventionnel, trop inséré dans son époque, pour voir l’avenir. Knittel est passé de mode : tout, dans ses sujets, son style, sa description « naturelle » des mœurs, est renvoyé à son temps.

Amédée est un jeune homme devenu ingénieur par la force de sa volonté. Il est orphelin de père parce que sa mère a tué son mari après avoir été mise enceinte par son beau-fils amant (objet du roman précédent, Thérèse Etienne). Le fils unique doit vivre avec l’opprobre social, sa mère au bagne. Élevé par un oncle pasteur, il devient cependant un mathématicien pratique accompli, beau, bien fait, énergique… Un homme nietzschéen comme l’entre-deux guerres en produisait en Europe.

Mais il est seul, inapte à l’amour, ou du moins la vie sociale de couple. Pauline, sa voisine d’enfance à la campagne, en tombe amoureux, mais il rompt brutalement : il ne peut pas. Des années se passent, Pauline s’est mariée à 19 ans, par dépit, avec Gusti, le prototype du Suisse content de lui, amateur de charcutailles et de bonne bouffe, maniaque, fonctionnaire et conventionnel en diable, qui n’aime que faire des économies.

Pauline n’en peut plus lorsqu’elle revoit par hasard le bel Amédée. Il a obtenu l’ingénierie en chef d’un projet de barrage d’une haute vallée suisse, le Rossmer, destiné à fournir de l’énergie à tout le pays. Car l’énergie, tout est là : pas de prospérité sans énergie, pas d’économie ni de confort sans énergie. L’eau est la meilleure des énergies car naturelle et coulant tout en force, si elle est bien canalisée dans des turbines issues de la technique ingénieuse des hommes. Amédée sait que le pétrole s’épuise déjà. Il est à fond productiviste – mais aussi idéaliste.

Il reprend à son compte l’utopie d’un Herman Soergel, né allemand en 1885 et mort à 62 ans percuté à vélo dans une ligne droite par une voiture qui n’a jamais été retrouvée… Il faisait de l’ombre aux puissances. Car son projet était d’assécher en partie la Méditerranée par un barrage géant à Gibraltar pour récupérer des terres cultivable et alimenter en énergie hydroélectrique l’Europe et l’Afrique devenu continent reconstitué : Atlantropa. L’équivalent du continent américain et du continent asiatique en kilomètres carrés. Cette énergie abondante devrait apporter la paix, chaque ex-empire ayant intérêt à la prospérité. Je me demande ce qu’en a pensé Staline, ou Hitler… D’autant que l’utopiste a oublié carrément l’évolution de la démographie : en son temps, l’Europe était pleine et l’Afrique vide ; ce n’est plus le cas du tout, au contraire ! Atlantropa ou le métissage généralisé ?

Cet idéalisme du grand projet est l’un des thèmes du roman, qui veut promouvoir une idée. On comprend mieux la remarque de Romain Rolland, prix Nobel de littérature 1915, lui aussi humaniste poussé à faire communier les hommes par la technique et l’économie, via des héros pacifistes. Il a malheureusement terminé comme « idiot utile » de l’URSS à la fin de sa vie… Il croyait à l’avenir radieux – que l’on attend encore sous Poutine.

Amédée croit cependant en l’Europe à construire, à unifier par l’énergie et les grandes voies de communication, ce qui était prémonitoire, mais ne se fera qu’après une sale guerre nazie. Il a fallu vaincre le nationalisme pour cela. Et cela recommence : la Russie de Poutine ne veut pas être assimilée à l’Europe, par orgueil de mafieux arrivé. Pas question d’unifier par l’énergie et les grandes voies de communication le continent de l’Atlantique à l’Oural.

Pauline quitte donc brusquement son mari Gusti pour aller loger sur le chantier d’altitude où travaille Amédée et l’équipe qu’il a su fédérer autour de lui. Son charisme et son attention aux autres suscite l’enthousiasme des jeunes hommes, qu’il incite à se muscler physiquement et mentalement, et Pauline aimerait bien qu’il lui porte autant d’attention. Mais Amédée ne vit que pour le projet qui le consume. Le barrage terminé, il est vidé, malade. Pauline le soigne et il lui garde toute son amitié, mais pas au-delà. D’ailleurs elle n’est pas divorcée, son Gusti ne veut pas pour la punir par des chaînes. Ce n’était pas la femme qui décidait, en Suisse, avant-guerre.

Le roman se termine abruptement, comme si son auteur s’apercevait qu’il avait écrit déjà trop de pages. Tels des cow-boys solitaires, Amédée et Pauline s’éloignent l’un derrière l’autre, sur le glacier des hautes cimes. Pour quel avenir ? Mystère. L’histoire entre ces deux caractères pâtit du moralisme pacifiste du Projet d’Atlantropa ; il n’est jamais bon de mêler un prêche à un roman. Mais cette description de la mentalité optimiste d’avant-guerre nous parle de nos jours car nous sommes peut-être aussi en avant guerre. Poutine n’’st pas Hitler, mais il pense et il agit comme lui : par la force, la séduction et le mensonge.

John Knittel, Amédée (Power for sale – Amadeus), 1939, Livre de poche 1967, 500 pages, occasion €6,99

Attention sur Amazon aux langues des éditions, parfois la couverture est celle du Livre de poche en français mais le livre envoyé est en anglais ou en allemand. Mes liens tiennent compte de ce problème.

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A.E. Van Vogt, Des lendemains qui scintillent

Le Canadien d’origine néerlandaise Van Vogt, autodidacte décédé en 2000, est connu en France dès 1953 grâce à Boris Vian : il a traduit son roman de SF le plus célèbre, Le Monde des Ā – prononcez non-A. Ce roman-ci est une anticipation sur les lendemains qui chantent – allusion féroce aux promesses jamais tenues des démagos du communisme. Il est écrit vers la fin de sa carrière et met en scène la dictature, dans son ampleur la plus totalitaire, mondiale et absolue, sur le modèle de Joseph Staline et de Mao Tsé-toung.

Mais la contradiction existe, même dans les utopies les mieux établies. Dans la société totalitaire du XXIIIe siècle, il s’agit des savants. Ceux-ci sont parqués en centres fermés (comme Gorki en URSS) et surveillés, écoutés, espionnés jour et nuit. Et leur intelligence collective développe certaines capacités que le pouvoir est inapte à connaître… Ou, s’il les connaît, il n’en pénètre pas le mécanisme, croyant qu’il suffit de saisir les machines pour en posséder l’esprit.

C’est donc l’intelligence qui lutte avec le pouvoir, l’esprit individuel avec la machinerie sociale. Beau combat pour la liberté, opposé aux régimes du bloc communiste – et qui revient en force avec la récente alliance contre-nature Russie-Chine-Corée du nord-Iran-Syrie.

Le professeur Higenroth a inventé la transdiffusion, extension du domaine de la télé à tous les foyers et à tous les instants. Mais il garde sa découverte secrète, le gouvernement n’y a pas accès. C’est alors que le dictateur nommé Lilgin, un sosie du père des peuples Staline (1m65 de la touffe aux orteils), décide de décerner la récompense suprême des savants au professeur : l’Accolade. Il s’agit en fait d’une décollation, selon l’art du mensonge typiquement soviétique qui consiste à dire l’inverse de la réalité (ainsi la paix veut dire la guerre, la vérité le mensonge, etc. – Poutine manie ce style avec maestria : pas un mot de lui qui ne veuille dire exactement le contraire).

Selon ce mensonge, le savoir du professeur est censé se transmettre instantanément, dans les deux minutes qui suivent sa mort sous la guillotine, à ses élèves qui se partagent les zones du crâne en fonction de leurs spécialités. Le professeur Higenroth n’y croit pas un seul instant, mais toute résistance est impossible, même le recours aux « collines », une forme de dissidence organisée et surveillée par le pouvoir absolu. Aucun autre pays n’existe, puisque la terre entière est sous la coupe du totalitarisme. Aucune opposition, puisque le caprice du dictateur suffit à faire tuer tous ceux qui manifestent l’ombre d’un doute.

Alors le professeur sort son arme – à double détente. Il commence par implanter un enfant dans le ventre de son épouse autorisée, alors en phase de fertilité, puis irradie l’embryon sans qu’elle le sache de connaissances qui se révéleront aux diverses étapes du développement de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte. Puis il fait une démonstration de rébellion en connectant instantanément le monde entier à sa conversation – édifiante de cynisme – avec le dictateur qui lui explique pourquoi il le veut mort.

Les services emportent tout le matériel découvert dans la maison, croyant ainsi posséder la technique. Mais elle est dans l’esprit de l’homme qui sera décollé demain. Le dictateur, qui croyait user de ce pouvoir nouveau de s’imposer partout en tout temps, en est pour ses frais. Il ne peut qu’intervertir les bébés à la naissance lorsque naît celui d’Higenroth, au cas où : il est confié à une autre mère. L’enfant grandit, se rebelle puis comprend avant 15 ans que c’est inutile et que la meilleure rébellion est encore celle toute intérieure de l’esprit, attendant le moment.

A 20 ans, ingénieur en systèmes, il refuse une promotion car elle choque sa conscience : il s’agissait de prendre la place de son supérieur. Bonne réaction : il est alors nommé, sur ordre du dictateur qui s’occupe de tout, à la Cité des communications, centre fermé près du palais dictatorial où des savants sont réunis en attendant une mission. Le jeune homme « de belle prestance » est présenté sous le nom d’Orlo Thomas. Il est le fils d’Higenroth mais ne le sait pas ; il l’apprendra plus tard. La dictature attend de lui qu’il se révèle, afin d’actualiser la télédiffusion. Pour cela, l’amadouer par le luxe de l’appartement privilégié au palais ; le corrompre par les fastes du pouvoir en le nommant plus jeune membre du Présidium qui entoure le dictateur comme une cour son roi ; l’attacher à une jeune femelle blonde, bête et belle pour avoir prise sur lui ; le laisser errer ici ou là librement tout en l’espionnant au plus près, afin de voir ce qu’il a, sinon dans le ventre, du moins à l’esprit. Tous les instruments de manipulation du pouvoir sont mis en œuvre pour le sonder sauf, pour le moment, la torture.

Mais le jeune homme est intelligent. Il n’a encore jamais baisé – la régulation forcée des naissances, comme dans la Chine de Mao, exige une séparation des sexes et une autorisation pour tout : se voir, flirter, s’épouser, engendrer. Mais cet acte est pour lui secondaire, même s’il s’en acquitte par devoir et par curiosité envers cette expérience, tout en ayant la générosité de satisfaire les deux jeunes filles qui lui sont attribuées, l’une comme maîtresse d’appartement et l’autre comme secrétaire – elles non plus n’avaient jusque-là jamais été autorisées à baiser. Quant aux savants avec qui il déjeunait encore la veille, il renoue avec eux et leur apprend sa promotion éclair. Puis décide, sur ordre, de poursuivre les recherches sur la fameuse transdiffusion dont les dossiers épais sont classés top-secret.

Il suit simultanément, en bon élève du communisme et du double-langage, une double-conversation : l’une orale, destinée à être écoutée et qui est un tissu de slogans et de banalités, et l’autre écrite, destinée à poser les bonnes questions et à en débattre. Le totalitarisme a ceci de bon qu’il planifie tout et rend l’existence matérielle plus facile. « Usant de son pouvoir absolu et d’une logique impitoyable, le dictateur avait interdit les automobiles privées, fait modifier les usines polluantes, réglé le problème de la destruction des déchets, protégé la faune et la nature sauvages, jugulé partout les épidémies, abaissé les prix de production et multiplié continuellement les services gratuits pour tous. L’âge d’or ? Cela en avait toutes les apparences sauf… (…) Les gens étaient entravés. Et ils étaient en colère. C’était la nature humaine » p.131 Une nature humaine qui est composée d’individus et d’agrégats sociaux qui résistent plus ou moins activement aux contraintes automatiques du Système – quel que soit le Système, même s’il est idéaliste, conçu pour votre bien. Rien n’est meilleur que ce à quoi l’on consent.

Ce n’est pas l’opinion du dictateur qui veut faire votre bien sans vous demander votre avis parce qu’il est persuadé de savoir mieux que vous ce qui vous convient malgré vous. Staline, comme Mao, comme Mélenchon s’il parvenait au pouvoir suprême (faites que non !) sont chacun, selon les termes consacrés par les procès de Moscou : « Un déviationniste ultra-gauche à tendances fascistes » p.181.

Orlo résistera, il s’alliera aux savants qui résisteront dès qu’ils verront une opportunité réaliste de s’opposer pour que le monde change. Même le bouffon du dictateur, qui dit toujours la vérité dérangeante, finira par faire le vrai qui arrange.

Une fable sur le pouvoir absolu, sur la résistance ultime, celle de l’esprit humain. Plutôt d’actualité – éternellement.

Alfred Elton Van Vogt, Des lendemains qui scintillent (Future Glitter), 1973, J’ai lu 1996, 188 pages, occasion €1,18

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Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens

Les chiens sont des barzoïs, les lévriers poilus russes ; l’homme est Ramon Mercader, l’assassin de Trotski au Mexique le 20 août 1940 sur ordre de Staline. Ce roman historique qui vise un « équilibre entre réalité historique et fiction » (p.804) reconstitue les causes et les conséquences de l’acte, tentant de pénétrer la psychologie des personnages dans leur contexte d’époque et de lieu. Si Trotski fut sûr de lui-même et dominateur, impitoyable d’orgueil et d’intelligence, Staline apparaît comme la véritable ordure coupable du pire péché humain : l’envie. Paranoïaque et assoiffé de pouvoir, il régnait moins par son intelligence – très moyenne – que par la peur qu’il savait inspirer. Jaloux de Trotski dès l’origine, considéré comme trop rigide par Lénine, il n’a eu de cesse de comploter pour éliminer tous les opposants, manipulant les uns contre les autres, la foi pure des révolutionnaires enthousiastes pour servir ses desseins vils d’accaparer le Kremlin pour lui tout seul.

Ce pavé monstrueux n’est pas sans bavardage. Qui est allé à Cuba sait combien les gens s’y gargarisent de mots ronflants, imbibés de slogans déclamatoires autant que creux, vu l’état du pays après trois générations de castrisme. L’auteur succombe trop volontiers à cette logorrhée, surtout au début, lorsqu’il tâtonne encore à commencer son histoire. Un bon quart du roman aurait ainsi pu être évité. Mais la suite vaut le détour, tant pour réviser son histoire que pour pénétrer les dessous psychologiques qui la meut.

Leonardo Padura publie ce qu’écrit Daniel Fonseca Ledesma d’un manuscrit laissé pour lui par Ivan Cardenas Maturell sur un récit que lui fit oralement Jaime Lopez, en réalité Jaime Ramon Mercader del Rio Hernandez, arrêté sous le nom de Jacques Mornard au faux passeport répondant au nom de Franck Jacson. C’est dire combien l’écrivain cubain prend de pincettes pour parler d’une période sensible de la croyance communiste, Staline ayant imposé par la force son mensonge que Trotski était un traître vendu aux nazis – exactement ce que reprend Poutine pour parler des Ukrainiens. Staline était antisémite, arguant sur sa fin d’un « complot juif » à propos de ses médecins. Il a toujours jalousé l’intelligence, la culture et la vivacité des juifs communistes qui ont fait la révolution avec lui et a repris les vieux préjugés des tsars sur le juif apatride vendu à qui le paie. La capacité à prendre toutes les formes, qui est l’apanage du diable chez tous les chrétiens, est ici attribué aux agents du service secret stalinien… beau renversement du celui-qui-le-dit-y-est cher aux méthodes soviétiques !

Ramon est un jeune homme à l’enfance malheureuse, ballotté entre plusieurs pays par une mère fanatique communiste, fille de gros exploiteurs cubains et victime du machisme de son mari. De ses trois fils, Maria Caridad fera trois révolutionnaires durant la guerre espagnole – « les enfants de la haine » (p.609). Ramon est le second et elle a pour lui des sentiments incestueux car c’est un beau jeune homme. Ce qui ne l’empêche pas de l’éprouver en lui mettant le marché en main : est-il prêt pour une mission de la plus haute importance ? Ou préfère-t-il végéter dans des combats républicains voués à l’échec dans l’anarchie catalane ? Ramon, sous le regard impérieux de sa mère qui n’aurait pas pardonné autre chose, choisit la mission. Il aime les chiens, comme Trotski, mais elle tue sous ses yeux le bâtard qu’il avait adopté : le communisme exige le sacrifice de tous les instants.

Tous deux sont manipulés par un juif du NKVD, Nahum Eitingon, amant de Caridad, qui se fait appeler Kotov en Espagne et a pris d’autres noms par la suite. Entré par foi communiste mais aussi parce que la Tcheka donnait des bottes, il est vite devenu cynique, observant que le mot « tromper » était le seul levier de l’utopie pervertie. « Et quand bien même ce serait un mensonge, nous le transformerions en vérité. Et c’est cela qui compte : ce que les gens croient » p.242. Quand la nature des choses résiste, il faut décréter qu’elle est nulle et non avenue et que la volonté d’un seul, mandaté par l’Histoire, est la vérité. Tout le reste est mensonge et tous les moyens sont bons pour imposer cette vérité falsifiée. « Cette trouble utilisation des idéaux, la manipulation et la dissimulation des vérités, le crime comme politique d’État, l’élaboration cynique d’un gigantesque mensonge » est-il résumé p.434. De Staline à Poutine en passant par Trump et Erdogan, Mélenchon ou Zemmour, c’est toujours la même chose : ce qu’ils disent n’est que mensonge, ce qu’ils veulent est le pouvoir, « le pouvoir de dégrader les gens, de les dominer, de faire qu’ils se traînent par terre et qu’ils aient peur, de les enculer parce que c’est ce qui fait bander ceux qui ont le pouvoir » p.609. Le type même de l’homme nouveau stalinien est André Marty, politicien communiste français brutal, inspecteur des Brigades internationales en Espagne, membre élevé du Komintern et lié au NKVD. Il est assaisonné ainsi par Padura : « un personnage vociférant, poilu et corpulent, avec une grosse tête, des yeux globuleux et des lèvres épaisses qui faisaient du bruit en se décollant quand il parlait » p.227.

Mais l’analyse va plus loin. « La première erreur du bolchevisme avait peut-être été l’élimination radicale des tendances politiques qui s’opposaient à lui : lorsque cette politique passa de l’extérieur de la société à l’intérieur du Parti, ce fut le commencement de la fin de l’utopie. Si on avait permis la liberté d’expression dans la société et au sein du Parti, la terreur n’aurait pas pu s’implanter. C’est pourquoi Staline avait entrepris l’épuration politique et intellectuelle, de façon que tout demeure sous le contrôle d’un État dévoré par le Parti, un Parti dévoré par son Secrétaire général » p.538. Tout est dit de la pente dangereuse. Notre époque devrait en prendre de la graine et c’est le mérite de ce roman de resituer l’ambiance générale de la croyance en l’utopie (comme aujourd’hui en islam, judaïsme ou christianisme fondamentaliste, en national socialisme zemmourien ou néosoviétique). « Le marxisme n’était-il qu’une simple ‘idéologie’ de plus, une sorte de fausse conscience qui menait les classes opprimées et leurs partis à croire qu’ils se battaient pour leurs propre objectifs, quand en réalité ils servaient les intérêts d’une nouvelle classe dirigeante ? » p.546. La réponse est « oui » – la « science » de l’Histoire n’est pas exacte mais une simple interprétation.

En « essayant de se glisser dans la peau d’un autre » (p.563), l’auteur raconte le destin croisé de Trotski en exil et de Mercader en mission, jusqu’au coup de piolet final dans le cerveau – le piolet étant « la fusion mortifère de la faucille et du marteau » (p.590). Avant le prison, le retour en URSS, l’exil à Cuba – où Mercader meurt à 65 ans d’un cancer bizarre, probablement dû à un empoisonnement au thallium… par les sbires du KGB. « C’était un soldat, il a obéi à des ordres. Il a fait ce qu’on lui avait ordonné de faire par obéissance, par conviction » p.792. Telle est l’éternelle excuse des criminels de guerre, qu’ils soient nazis avant-hier, serbes hier ou russes en Ukraine aujourd’hui : la soumission personnelle, la conscience robot, la paresse de penser par soi-même pour se réfugier dans l’obéissance servile qui évite la liberté, donc la responsabilité de ses propres actes.

Lisez ce livre, vous qui êtes curieux des engouements militants et du fanatisme des croyances. Vous y trouverez, dans un climat d’aventure vécue, l’analyse implacable des mécanismes psychologiques et sociaux qui transforment l’être humain en bête dressée et le jeune homme pur en criminel notoire condamné par l’histoire.

Merci à Youri de me l’avoir fait connaître.

Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens (El hombre que amaba a los perros), 2009, Points Seuil 2021, 808 pages, €9,90

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Vera Nova, La noble société de Bullford

L’autrice est écrivaine, peintresse, musicienne, danseuse, philosophiste. Dieu faite femme en Californie américaine, elle réinvente le paradis terrestre avec l’utopie d’une société dont la Règle d’or est l’inverse de celle de notre société moderne. Préfacée par le romancier graphique, journaliste et critique de jeux vidéo Bill Kunkel alias M. Burroughs qui est mort avant la parution du livre, elle livre en un minimum de pages sa réflexion sur la solution monétaire, la guerre, la nouvelle voiture et les activités de loisirs. Rien que les remerciements occupent une pleine page.

Suite de contes surréalistes à but édifiant, Vera Nova se situe comme Terra Nova dans l’utopie. Le futur sera comme le lointain passé un paradis où il n’y aura rien à faire, rien à produire, seulement s’amuser avec le Moi en bannière. Bullford est un anti-état peuple d’esprits uniques dont on se demande comment l’un d’eux est devenu « maire » et ce qu’il a à décider pour les autres.

Ne « jamais traiter les autres comme on aimerait qu’ils vous traitassent, sauf s’ils y consentent en premier lieu, car ce qui est bon pour vous peut causer aux autres des préjudices fatals » est la Règle d’or de Bullford. Les « autres » incluent les animaux mais pas les plantes et « les gens » ne se veulent pas une masse ni « des gens » mais des individus uniques qui coexistent de façon créative – et intelligence – en société. A se demander à quoi sert encore une « société » où chacun reste chacun comme un hérisson qui craint toute ingérence dans son Moi précieux. L’indépendance ne saurait se partager : nous sommes bien dans une philosophie américaine.

J’avoue que cette suite de contes illustrés par l’autrice et ornés de poèmes comme de réflexions d’une philosophie de base californienne ne m’a pas enthousiasmé. Ni ironie féroce à la Swift, ni humour à la Daninos, ni décalage étonné à la Montesquieu. La traduction est claire et en très bon français mais, dans les dialogues, mettre des points comme dans PowerPoint au lieu des tirets usuels est plutôt curieux.

A lire avec curiosité et pour la remise en cause de nos idées établies.

Vera Nova, La noble société de Bullford (The Noble Society of Bullford), 2002, traduction française Stéphane Normand, 2021, édition Les Impliqués-L’Harmattan, 117 pages, €16.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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La Déchirure de Roland Joffé

La guerre du Vietnam bat son plein sous Nixon mais un bombardier B52, par une erreur de calcul, largue des bombes sur une ville frontalière du Cambodge. C’est le début de la révolte des Khmers rouges contre les Américains, les Occidentaux et tous les citadins, considérés comme corrupteur de la pureté native du paysan Khmer. Ce long film britannique analyse les conséquences de l’inconséquence militaire américaine, le vidage manu militari des villes, le camp d’extermination et les camps de travail rouges, mais aussi l’antidote que représente alors la presse, ce « quatrième pouvoir » qui allait bientôt virer Nixon de la présidence. A sa sortie, le film a fait choc car il n’y avait encore ni chaînes d’infos en continu ni évidemment l’Internet et l’utopie maoïste faisait encore un peu rêver les intellos de bureau.

Sydney Schanberg (Sam Waterston) est journaliste au New York Times, il s’est pris d’amitié pour son assistant cambodgien efficace Dith Pran (Haing S. Ngor) qui se débrouille toujours pour l’aider à trouver un transport ou un informateur. Il travaille avec le photographe Al Rockoff (l’ineffable John Malkovich) et a lié amitié avec le journaliste britannique au Sunday Times Jon Swain (le blond Julian Sands). Le film s’inspire de l’histoire vécue de Sydney Schanberg, prix Pulitzer du journalisme en 1976. De quoi se poser la question de l’exploitation par un grand reporter de son correspondant local. Même si « Sydi » (surnom que lui donne Pran) fait évacuer la famille cambodgienne de son ami par les hélicoptères des Marines américains, il garde Pran auprès de lui car il est trop précieux. Ou plutôt il lui laisse « le choix », ce qui revient à le choisir lui, par fidélité, amitié et conscience professionnelle. Une fois Pran expulsé de l’ambassade de France, où les derniers occidentaux ont trouvé refuge après l’invasion de Phnom Penh, et malgré la tentative de faire un faux passeport pour Pran de la part de Rockoff et de Swain – la photo est mal fixée -, le Cambodgien est expédié en camp de travail où il doit se « purifier » en piochant des champs et plantant du riz. Il a quand même sauvé la vie des journalistes en traduisant aux illettrés Khmers venus des campagnes qui ils étaient.

La dictature de Pol Pot qui s’installe est à la fois fanatique et inhumaine. Pas mal pour des communistes qui se revendiquent de l’utopie de Marx de réconcilier l’homme avec sa nature ! Aidés par Mao, le régime Khmer rouge est tenu d’une main de fer par l’Angkar, « l’Organisation », aussi robotisée que dans 1984. de Pol Pot, le chef suprême de cette clique, croit à la corruption sociale, à l’influence délétère des villes et de la culture (forcément « bourgeoise ») et il tient à embrigader comme Staline les enfants dès leur plus jeune âge pour dénoncer les déviants et les anciens bourgeois qui se cachent dans leurs rangs.

Chacun peut constater que les écolos politiques français d’aujourd’hui ne sont pas très loin de tenir le même langage avec leur retour à la terre et leur haine du progrès au nom du Complot des élites urbaines – et n’oublions pas « capitalistes ». La scène du film où le chef du camp de travail en appelle aux « anciens professeurs, interprètes, médecins, parce que le Parti a besoin de vous » est un morceau d’anthologie du mensonge d’Etat et de la langue bifide de tous les « révolutionnaires ». Ceux qui se « dénoncent », croyant se réhabiliter, sont emmenés loin des autres, enchaînés puis expédiés à l’arme blanche. Le Parti a besoin en effet d’éradiquer par le massacre toutes les têtes pensantes et tous les cultivés afin d’assurer son pouvoir sans partage sur les ignares et les brutes – « parce que le royaume des cieux est à eux », disait-on dans le temps. Le marxisme, même revu et tordu par le Géorgien Staline puis par le Chinois Mao a en effet de claires racines bibliques. Le film montre combien les petits chefs règnent par la terreur, combien chacun cherche à se faire bien voir de ses supérieurs par une brutalité plus grande, combien les enfants-soldats sont encore plus inhumains que les adultes. Le camp d’extermination de Choeung Ek – les « Killing Fields » du titre anglais du film – est digne des pires camps nazis. Et un autre morceau d’anthologie montre Pran, qui s’est échappé, marcher parmi les cadavres par milliers…

Pran sera repris, mais par d’autres Khmers rouges, et son commandant de camp, qui l’a adopté comme serviteur pour lui et son tout jeune fils, cherche à le faire craquer en lui posant à l’improviste une question en français. « Tu as vécu à Phnom Penh, tu parles donc le français ». Il le surprendra à écouter la radio en langue française et désormais le teindra à merci. Mais c’est pour lui avouer qu’il ne cautionne pas les dérives du parti et qu’il craint pour l’avenir du pays comme pour sa vie. Puisqu’il est tombé amoureux du garçonnet de 5 ans, il le lui confie pour qu’il fuie vers la Thaïlande, avec quelques dollars et une carte sommaire. Un bombardement vietnamien (venu pour aider la minorité Viêt persécutée par les Khmers rouges) permet à Pran de fuir avec quelques autres et le gamin. Mais l’itinéraire est long, chacun part de son côté, et son dernier compagnon, qui porte le petit garçon, marche sur une mine antipersonnelle. Le gamin est tué, ce qui désole Pran, mais il suit son chemin vers le camp de réfugié côté thaï. C’est de là qu’il prévient Sydney à New York.

Le film date de 1984 (date symbolique en souvenir d’Orwell) mais relate des faits survenus entre 1973 et 1976, soit il y a près d’un demi-siècle – la préhistoire pour les spontanéistes nés avec le mobile vissé à l’oreille du nouveau siècle. Il montre combien la civilisation des années 1970 était encore celle du papier : il y en avait partout, et pas seulement pour circuler avec passeports et visas mais aussi pour taper un article (sur feuilles) qui sera faxé (donc recopié sur d’autres feuilles) ou télexé (régurgité sur listings à picots) avant d’être imprimé (sur le journal). Mais l’indépendance d’esprit et la réflexion étaient à ce prix et il n’est pas sûr qu’elles subsistent aussi fort aujourd’hui dans la civilisation numérique de l’instant où le délai d’information est tellement raccourci qu’une info chasse l’autre.

Un très grand film que j’ai vu au moins quatre fois depuis sa sortie ; il rappelle à chaque fois combien toute utopie est mortifère, quelle que soit ses « bonnes » intentions au départ.

DVD La Déchirure (The Killing Fields), Roland Joffé, 1984, avec Sam Waterston, Haing S. Ngor, John Malkovich, Julian Sands, Movinside 2018, 2h21, €10.96 blu-ray €40.63

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Christian Jacq, Néfertiti l’ombre du soleil

L’Egypte ne connaissait pas le machisme patriarcal des religions du Livre ; les femmes avaient du pouvoir, y compris en politique. C’est Tiyi, l’épouse d’Amenhotep III, qui règne sur la politique étrangère du pharaon, c’est Néfertiti, l’épouse du fils de Tiyi Amenhotep IV dit Akhenaton, qui surveille les peuples menaçants et soutient son roi mystique. Néfertiti signifie « la belle est venue », autrement dit d’incarnation d’Hator, la déesse des étoiles, donc de la bonne navigation et de l’amour.

Néfertiti, avant d’être épouse du prince héritier du pharaon, est adolescente rebelle, fille d’un administrateur d’une province de Haute-Egypte. Christian Jacq romance son histoire avec sa connaissance précise de l’Egypte antique. Ay est appelé à Thèbes pour servir l’administration du pharaon et sa fille aînée Néfertiti, à 17 ans, est remarquée par le prince Amenhotep lors de la soirée de présentation. Il a le coup de foudre et c’est réciproque. Tiyi va convoquer la jeune fille, la percer de son regard, puis consentir. Néfertiti se marie à 17 ans, comme Christian Jacq. Le couple restera amoureux jusqu’à la fin, se caressant nus, se baisant sous les yeux de la foule, copulant pour six filles successives en quinze ans. Cette païennerie mystique avant la Bible et surtout le Coran est très rafraîchissante et Christian Jacq l’évoque avec une pudeur admirative.

Amenhotep IV aime la vie et ce qui donne la vie : la lumière, le soleil, la fécondation, la femme. Son frère aîné était destiné au trône mais il est mort trop tôt. C’est donc à lui qu’échoit la tâche et il y répugne, préférant les papyrus et la méditation sur les choses éternelles. « Le pharaon n’était pas un tyran agissant selon son bon plaisir ; premier serviteur de Maât et soumis à sa loi, il composait avec les principaux corps de l’Etat, soucieux de l’équilibre et de la prospérité du pays » ch.27. Maât est la déesse de l’équilibre, de la vérité, de l’équité et de la justice. Néfertiti va l’aider, volontiers autoritaire et toute dévouée au projet du pharaon. Il est de contrer les prêtres d’Amon, le dieu principal d’une multitude qui ne s’adore que dans l’ombre et le secret. Lui préfère Aton, le dieu soleil, l’unique à donner la vie et à féconder humains, bêtes et plantes. Contre la tradition et le conservatisme de servants repus et trop enrichis qui complotent volontiers pour servir leurs intérêts au nom des dieux, Akhenaton va fonder une nouvelle religion, un nouveau temple, une nouvelle capitale.

Entre Thèbes et Memphis, entre le Nil et les collines, s’élèvera Amarna, la ville du désert fertilisée par les puits et par le soleil levant. Son temple à Aton sera entièrement ouvert au soleil et, de cette capitale utopique, naîtra une existence nouvelle. Tout est conçu, bâti et achevé en deux ans, prenant de court les réactionnaires et forçant les indécis à choisir le camp de pharaon et de l’avenir. Les filles naîtront, vivront nues dans la nature au cœur de la ville, assisteront leur père aux cérémonies. Akhenaton donnera l’image d’un père fécondateur heureux qui veut le bonheur de son peuple, offrant en exemple sa famille. Sa femme est à son ombre, en retrait mais accolée à lui et lui à elle.

Néfertiti meurt vers 1333 avant notre ère, vraisemblablement avant son mari. Son probable neveu Toutankhamon, né dans la douzième année du règne, deviendra pharaon vers sa dixième année et épousera la troisième fille de Néfertiti de cinq ans plus vieille, ce qui le légitime. Il quitte Amarna pour Thèbes et la terminaison Aton pour Amon. Amarna sera rasée et les prêtres tradi rétablis dans leurs privilèges gras. Le jeune pharaon mourra à 18 ans d’une blessure, laissant à la postérité une sépulture inviolée jusqu’en 1922, 3250 ans plus tard, et un masque d’or de toute beauté. Le général Horemheb deviendra pharaon et fondateur de la dynastie des Ramsès.

Malgré les hypothèses qui circulent sur le destin de Néfertiti, faute de documents probants, Christian Jacq privilégie celle qui rassemble le plus de faits établis. Ce pourquoi la forme du roman est à mon avis la meilleure pour rendre vivante cette reine exceptionnelle. Il est écrit en 77 courts chapitres qui font progresser l’action par de courtes phrases directes et beaucoup de dialogues, à la moderne, sans jamais ennuyer. Car son voyage de noce en Egypte à 17 ans en 1954 l’a ébloui. Il a poursuivi des recherches en égyptologie sous la direction de Jean Leclant jusqu’en 1979, année de soutenance de sa thèse de doctorat sur les rites funéraires égyptiens. Ecrivain prolifique (plus de 200 titres !) il connait le succès par ses sujets ésotériques ou égyptiens. Il dirige l’Institut Ramsès chargé de publier des transcriptions de textes anciens et crée un fonds photographique sur les monuments d’Égypte.

Ce bonheur de lecture ne dispense pas de lire des ouvrages de chercheurs sur l’Egypte antique, mais il nous fait vivre de l’intérieur la mentalité reconstituée du temps, ce qui est précieux pour entrer en empathie avec ceux du passé.

Christian Jacq, Néfertiti l’ombre du soleil, 2013, Pocket 2014, 448 pages, €7.95

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Jorge Amado, Tocaia Grande

Vaste fresque sud-américaine dans la lignée de Victor Hugo sans les digressions intellos, à l’image de Cent ans de solitude de Garcia Marquez, ce truculent roman fleuve trousse la genèse d’une ville de l’intérieur vouée aux plantations de cacao, au sud de Bahia, près d’Itabuna où l’auteur est né en 1912.

Elle est fondée par hasard par un jagunço aux ordres d’un « colonel » planteur. Le terme « colonel » est, en sud-Amérique, un gros propriétaire-brigand qui paye une suite de mercenaires. Tocaia Grande signifie la Grande embuscade ; elle se situe en un lieu propice au débouché d’une forêt et au bord d’une rivière. De son promontoire, on peut voir de loin et c’est là que Natario da Fonseca, métis d’indien et de blanc, le chef de la milice du colonel Boaventura Andrade, métis de nègre et de blanc, dirige l’embuscade contre les hommes d’un colonel rival qui veut s’approprier les terres sans maître. La force est encore le droit dans le pays pionnier et, en récompense de son succès, le colonel Boaventura nomme Natario capitaine et lui concède la terre où installer sa maison et sa cacaoyère.

Le lieu n’est d’abord qu’une étape de muletiers pour livrer les cosses de cacao à la ville où des marchands en gros les achètent pour l’exportation en Suisse et en Allemagne. Qui dit muletiers dit putes, qui ne tardent pas à installer des cabanes de rapport. Qui dit muletiers assoiffés et putes à demeure dit bar et bazar, qu’installe Fadul Abdala un Libanais chrétien maronite qui parle arabe et est appelé le Grand Turc. Puis une forge avec Castor Abduim dit Tison (et pas seulement à cause de sa forge), nèg marron autrefois « prince d’ébène adolescent folâtrant dans le lit de la baronne et de sa suivante » p.634, bel animal de 18 ans repéré torse nu dans la forge de son oncle et employé aussi sec à la maison du maître où il servit à table et dans le lit de la maitresse. Tous se veulent libres et pionniers d’une cité nouvelle fondée sur l’entraide et la production.

Les maisons poussent, les couples copulent, les animaux prolifèrent, les plantes germent : tout est vie et joie dans cette bourgade sans lois autres que celle du charisme du fondateur. Natario plante des gamins à sa femme et à ses maîtresses (jusqu’à sa filleule de 14 ans) que la première élève comme s’ils étaient siens. Tout est nature dans les comportements, tout est naturel dans les âmes, et le dieu libertaire favorise ses enfants.

Jusqu’à ce qu’une mission catholique vienne tonner contre l’impiété, baptiser et marier en masse les copulants en état de péché, et maudire ce lieu où les confessions ont révélés aux prêtres célibataires ayant fait vœu de chasteté combien l’amour n’est pas qu’éthéré pour le ciel mais d’abord charnel ici-bas. Chez les primes adolescents dès la puberté, vers 12 ans, « dans la fatigue des jeux de poursuite, les choses n’allaient pas bien loin : ils la pressaient un peu, tentaient quelques touchers, quelques frottements ; quand ils voulaient soulever sa jupe, elle s’enfuyait. Le fait d’agir ensemble empêchait d’aller au-delà et les garnements, au fond, préféraient encore les juments et les mules » p.385. Mais les filles, avec les plus grands, se retrouvent souvent enceintes à 15 ou 16 ans ; elles se mettent en couple avec le père ou un autre. Ils fondent famille et cultivent leur lopin en élevant des bêtes. Le frère Zygmunt n’a pas de saint plus admiré que Torquemada, le grand Inquisiteur de l’Eglise espagnole, qui fit griller tant d’hérétiques et de fornicateurs après les avoir torturés pour leur faire expier la chair, cette immondice qui retient d’aller directement au ciel. « Dans sa cellule solitaire, durant ses nuits blanches consacrées à la prière et au cilice, il se flagellait de verges pour dompter son corps, le libérer des attraits du monde, de l’idolâtrie et de la luxure » p.556. Le lecteur comprend son effarement devant ce grand écart avec son catéchisme. Le catholicisme doloriste et vengeur est loin du christianisme écolo-hippie de Jésus que notre époque adore : il est contre la vie, contre l’amour, contre l’humain. Mais la secte des puritains existe toujours, elle renaît sur l’exemple de l’islam qui devient rigoriste.

La liberté à ses limites, imposées par la religion et surtout l’Eglise catholique, puis par le droit et l’Administration. Le fils Boaventura surnommé Venturinha, a été élevé sous la protection de Natario qui lui a appris à tirer et l’a conduit à sa première fille. Depuis, l’étudiant à Bahia devenu docteur en droit (comme Jorge Amado), poursuit d’interminables études complémentaires auprès des putes de la haute, à Bahia, en Europe. Seule la mort de son père le colonel l’oblige à revenir. Mais il préfère dissiper sa richesse plutôt que de prendre sa suite et voudrait que Natario reste l’intendant de la fazenda. Mais ce denier a fait sa vie, fondé sa famille, bâti sa maison, cultivé sa cacaoyère ; il veut rester libre et refuse. L’allégeance féodale au colonel ne s’étend pas au fils, bien formé et qui doit assumer sa propriété. Ce pourquoi le docteur en droit ingrat va se venger en remettant en cause l’attribution de la terre et en envoyant la police officielle à Tocaia Grande pour soumettre ses habitants au métayage.

Les gens vont partir ou se battre. Ceux qui veulent rester libres sur leurs terres propres vont être tués, loi du nombre. Mais pas sans s’être bien défendu. C’est Natario lui-même qui abattra d’une balle bien placée le Venturinha trop sûr de son droit. La ville, matée, sera renommée Irisopolis (ville imaginaire). Les valeurs fondamentales de la vie sont normalisées. L’Etat contre les libertés : on ne construit plus au hasard, on ne baise plus au petit bonheur, la joie des gens simples « doit » être disciplinée : au nom de Dieu, au nom du droit, au nom des gros propriétaires. Fin de l’utopie et du bon sauvage.

Nommé commandeur de la Légion d’honneur par le président François Mitterrand, année de la parution de Tocaia Grande, Jorge Amado meurt en 2001.

Jorge Amado, Tocaia Grande – La face cachée (Tocaia grande : a face obscura), 1984, Livre de poche 1990, 639 pages, €2.98 occasion

Un commentaire intello sur le roman

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Convention climat

La montagne accouche donc d’une souris… C’était pourtant une bonne idée de faire plancher des citoyens lambdas, tirés au sort pour un panel représentatif, sur les mesures concrètes à prendre à propos de l’urgence écolo. Cela renouvelait la pratique démocratique ; cela mettait hors d’atteinte des lobbies le sujet. Sauf que… pas grand-chose n’en est sorti.

Une convention hors institutions a le mérite de sortir les sujets abordés de la politique politicienne, vous savez, celle qui fait grimper aux rideaux toutes les oppositions dès qu’une proposition quelconque est présentée : Pensez, tout changement, même à ma marge, dérange forcément quelque nid juteux ou entame quelque fromage – donc « l’opposition » en profite, c’est de bonne guéguerre dans les petits jeux de théâtre entres amis sortis des mêmes écoles et fréquentant les mêmes milieux. L’intelligence collective mérite mieux que ces chamailleries de cours de récré et une convention citoyenne est donc un renouvellement bienvenu.

Mais faut-il pour cela se contenter de sortir des incantations sans aucune évaluation du coût (économique, social, environnemental) ? D’abonder dans le sens des « experts » selon qu’ils parlent bien et sont persuasifs en répétant dix fois la même chose pour bien ancrer la « bonne direction » dans les esprits « libres » ? Faut-il éviter soigneusement toutes les mesures qui fâcheraient les gilets jaunes et autres manifestants, telle la taxe carbone pourtant économiquement significative ? Faut-il refuser toute responsabilité des choix en ne proposant au référendum que des mesures juridiques absconses que le citoyen moyen ne comprend pas ? Faut-il en rester au symbolique impuissant de « la Constitution », comme le fameux principe de précaution invoqué à toutes les sauces mais qui n’a eu aucune conséquence juridique concrète à ce que l’on peut savoir ?

Dans cette inconsistance, peut-être devons-nous y voir le tropisme du « bon élève » que chaque Français moyen veut présenter à autrui ? Plus égal que moi tu meurs… Plus conventionnel, jamais. Plus dans la ligne de la mode, surtout pas ! Le tirage au sort a donc accouché de la bonne vieille « sagesse des nations », pas très loin du café du commerce. D’autant que certaines propositions tendent à « interdire », vieille mentalité caporaliste française qui vient de loin et qui perdure. Surveiller et punir reste le mantra du citoyen lambda car ce sont toujours « les autres » qui ne sont pas assez vertueux – soi-même ? jamais. Pour que j’obéisse, il faut donc « les » forcer à faire pareil, sinon, pourquoi moi je le ferais ?

Que de yakas dans les « propositions » ! Il s’agit le plus souvent de « réfléchir », « légiférer », « informer », développer »… Rares sont les propositions concrètes, applicables ici et maintenant. « Aménager les voies publiques » en est une, « réduire la vitesse sur les autoroutes » une autre.

Mais quel exemple emblématique de l’absence de toute évaluation des conséquences ! Quel choc entre éthique de conviction et éthique de responsabilité ! Où les bonnes intentions accouchent de pas grand-chose… Yaka réduire la vitesse sur autoroute puisque ça pollue moins et que ça sauverait peut-être des vies – non, mais personne n’y avait donc pensé ? Quelle bonne idée, surtout quand elle n’est pas jaugée selon les conséquences : les conducteurs vont-ils continuer à prendre les autoroutes payantes s’ils ne peuvent pas rouler plus vite que sur les nationales gratuites ? Oh, mais yaka réduire la vitesse sur les nationales ! Et ainsi de suite… Pourquoi ne pas carrément « interdire » les voitures au profit des lobbies syndicaux radicaux des transports qui pourraient ainsi bloquer tout le pays à merci ? Pourquoi ne pas plutôt enjoindre aux constructeurs automobiles de produire des moteurs moins consommateurs, moins polluants, avec des énergies différentes – mais à des prix compatibles avec le pouvoir d’achat ? Le véhicule électrique à 40 000 € est un véritable scandale quand on sait qu’il y a beaucoup moins de pièces sous le capot qu’un moteur à essence à 25 000 €.

Sur la consommation, c’est mieux mais focalisé sur « l’éducation » (de l’enfant, du consommateur, de l’industriel), encore un vieux tropisme français dont l’efficacité n’est pas démontrée. Peut-être même au contraire : tous les « rebelles » font exprès de transgresser les injonctions éducatives pour niquer la société – voyez les révoltés du masque lors de la « fête de la musique » sur un air de Covid. Rançon du caporalisme curé-instit-flic-assistante sociale, faire craquer les gaines est la seule idée du rebelle mis sous camisole douce.

Sur le travail, en dehors de « production, stockage et redistribution d’énergie pour et par tous » (qui remet donc en question le monopole EDF ?), peu de concret. Il s’agit encore et toujours d’« accompagner » de « prendre en compte », de renforcer » – rien qui ne fait déjà ni qui se ferait plus vite si les interdictions-injonctions étaient mises en œuvre. Parce que cela prend du temps – et coûte des emplois parce qu’il faut numériser et automatiser.

Se nourrir n’est concret que sur « le crime d’écocide », thème en -cide très à la mode comme génocide et féminicide. Mais la « Haute autorité des limites planétaires » est-elle autre chose que le vieux rêve utopique de la République universelle, donc sans effet concret face aux Trump, Xi Jinping, Poutine, Bolsonaro, Erdogan et consorts ?

A eux les Vertueux de faire la Morale aux citoyens ; aux autres, les agissants de « prendre leurs responsabilités » de politiciens – et les vaches seront bien gardées. La morale sera sauve, mais pas la société. Car il n’est pas nouveau de faire la morale aux autres, sans jamais rien faire de concret pour changer les choses. La gauche au pouvoir en France depuis Mitterrand II n’a fait que ça – il faut dire que les changements de Mitterrand I avaient montré leur désastre de Grand bond en avant au bord du précipice.

Le mieux pour assurer un atterrissage en douceur de la convention tout en forçant la responsabilité de proposer, serait probablement de réaliser un référendum à question multiples – comme en Suisse. Les citoyens décideraient. Ils voteraient oui ici et non là, ce serait clair pour tout le monde. Et bien concret, sans faux-fuyants ni tortillages de cul envers les lobbies industriels ou les manifestants hargneux. Le « Peuple » en a décidé, exécution.

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Utopie post-traumatique

Un autre monde est-il possible ? En théorie oui, en pratique, voire.

Le baromètre politique Viavoice/Libération d’avril 2020 sonde les Français sur cet autre monde. Il se résume en l’inverse de ce qu’ils ne veulent plus : souveraineté collective, dépassement de la société de marché, biens communs sanctuarisés. Du négatif, pas un projet positif.

Car, bien-entendu, il y a loin de la coupe aux lèvres. Chacun attend que l’autre fasse le premier pas. Quitter les multinationales inhumaines (mais avec leurs gros salaires et avantages en nature, voiture de fonction, ordinateur portable et téléphone mobile, grand bureau design, mutuelle généreuse, comité d’entreprise, protection syndicale, médecine du travail, etc.) au profit d’un saut dans l’entreprise privée ? Vous n’y pensez pas ! Il s’agit de rester où l’on est, sans surtout bouger, tout en réclamant « des autres » qu’ils se bougent : « que fait le gouvernement ? » reste le mantra de base.

Bien sûr, « il faut » à 84% « relocaliser en Europe le maximum de filières de production », à 69% « ralentir le productivisme et la recherche perpétuelle de rentabilité » – mais qui est prêt personnellement à interdire à son ado d’acheter le Smartphone Apple dernier cri (et hors de prix) fabriqué pour majeure partie dans un pays dictatorial, exploiteur du peuple, et vendu par un pays égoïste du « moi d’abord » qui licencie à tout va dans les entreprises européennes qu’il rachète ? Qui est prêt à payer une Renault de base une fois et demi son prix pour cause de « charges sociales et normes françaises » ? Pas grand monde, n’est-ce pas ?… Qui préfère acheter un tee-shirt à 8 € plutôt qu’à 80 € parce que français, donc perclus de taxes et charges à tous les étages de la production ? Les bobos riches et militants, soit 1% de la population ?

Ah, bien-sûr, peur récente oblige, « il faut » sanctuariser les budgets des « hôpitaux publics » (91 %) ou la « Sécurité sociale » (85 %), mais avec quel impôt en plus ? Quelle réorganisation administrative – indispensable mais suscitant aussitôt grèves et lamentations sur la perte du « service » (lisez « des emplois) publics ?

Quant à « l’accès à l’eau et à un air de qualité » (88 %), êtes-vous prêts à aller au travail en vélo et ne plus faire de courses en voiture ? A délaisser les vacances au loin (plus de 100 km) et à forcer toute la famille à prendre des trains bondés d’une SNCF jamais responsable de ses retards ou de ses travaux non faits, ou encore de ses grèves sauvages pour n’importe quel prétexte, trains malcommodes et peu confortables (sauf à payer la Première classe) ? A investir dans une (petite) voiture tout électrique écolo mais à 30 000 € plutôt qu’une bonne vieille diesel qui coûte moins à acheter et à entretenir ? C’est facile, le yaka, mais qui commence dans sa vie concrète de tous les jours ? Forcément les autres, rarement soi.

L’« Education nationale » ne paraît plébiscitée (82 %) que parce que les parents ont eu leurs niards sur le dos durant deux mois complets et qu’ils mesurent le prix de la garderie des bambins, gamines et autres ados impossibles à mater à la maison. Autant payer pour s’en débarrasser les trois-quarts de la journée, on ne peut que mieux les aimer. Quant à ce qu’ils apprennent… est-ce vraiment le sujet ? Du moment qu’ils font comme tous les autres.

Même si 70% jugent nécessaire de « réduire l’influence de la finance et des actionnaires sur la vie des entreprises », ce qui est l’image qui colle à Macron depuis son passage en banque d’affaires au nom cosmopolite yankee, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Aucun licenciement ? Des investissements franco-français pour le seul marché français protégé de toute concurrence ? Une épargne forcée pour financer les entreprises afin de remplacer « les actionnaires » ? Ou une réglementation sur les lois extraterritoriales américaines, les rachats stratégiques chinois, les prises de participations subreptices des Emirats ? Mais avec quelles conséquences économiques à piquer ainsi les géants ? C’est que le Français est rempli de contradictions, il veut tout et son contraire. Mais concrètement ? Nationaliser, vieille lune sans guère d’avenir (avec quelle épargne ? quels impôts forcés en plus ?). En revanche, « soutenir les entreprises nationales de manière beaucoup plus systématique et durable, même en dehors des crises » (56 %) est plus réaliste et clairement utile : les Etats-Unis le font, comme les Chinois, pourquoi pas nous ?

Plus intéressant (et pan sur le bec des populistes excités et exiteurs de Brexit, Frexit et autre Italexit !), l’Union européenne ne sort pas de la crise affaiblie comme on a pu le croire. Les gens ont bien compris que la santé n’était pas une compétence européenne tandis que la monnaie et le crédit le sont. Donc 70% estiment dans ce sondage qu’il faut « reprendre la construction européenne et créer une vraie puissance européenne ». Dès lors, qui mieux que le président actuel pour cela ? Or, parmi les leaders qui sortent pour demain, si Nicolas Hulot est cité en tête des personnalités testées (39 %), il est suivi de près par… Emmanuel Macron (33 %) et Edouard Philippe (32 %). Leur flottement en début de crise, l’absence de position jupitérienne (gaullienne) sur le premier tour des municipales, leur serait presque pardonné ; pour le reste (les masques, le gel), ils ont été tributaires des économies stratégiquement ineptes du gouvernement Ayrault sous Hollande qui a supprimé l’EPRUS, les obligations stratégiques, et détruit le stock de masques ; mais ils n’ont pas su court-circuiter l’Administration tentaculaire et passer en situation d’urgence au-dessus des querelles et retards de bureaux.

Les has been assez vus, Nicolas Sarkozy (32 %), François Hollande (20 %), Ségolène Royal (17 %), ne font pas recette. Ils sont venus, ils ont montré ce qu’ils savaient faire, ils ont été virés. Les populistes et les catastrophistes ne sont pas retenus, ce qui apparaît plutôt sain : ni Marine Le Pen (24 %), ni Yannick Jadot (17 %), ni Jean-Luc Mélenchon (16 %). Car le populisme dans la pandémie est un danger pour tous : voyez Trump, Bolsonaro, Boris Johnson, les morts se comptent par milliers en plus. Et sortir de l’Union européenne pour refaire une petite dictature franco-française est devenu tellement ridicule face aux grands problèmes du monde qui se sont montrés tout cru…

L’utopie qui ressort est donc fort raisonnable, comme si elle avait peur de penser (ou plus les moyens intellectuels de le faire). « Il faut » mais que les gouvernements et les patrons commencent, nous on attend. « Yaka » mais on n’est pas prêt à payer encore plus ni à se restreindre sur les désirs, envies et autres jalousies du voisin à la mode.

En revanche, la lecture du sondage fait sentir une véritable volonté de se recentrer sur nos propres intérêts, à l’image des Ricains et autres Célestes. Marre du « sans frontières », du sans limites, marre d’être les pigeons qui laissent ouvertes portes et fenêtres à la finance, au dumping, aux pillages d’entreprises et de technologie, au chômage et à l’immigration de masse ; marre « d’aider » les autres pays du monde éternellement dans la misère : s’aider soi-même avant tout. La « République universelle » n’est pas pour demain : « Ô République universelle, Tu n’es encor que l’étincelle, Demain tu seras le soleil !… » (Les Châtiments). Le Totor tonnant romantique n’a plus sa place en politique – d’ailleurs il a viré conservateur une fois la cinquantaine atteinte.

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Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses Etats

L’auteur est Directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences-Po Paris. Il a d’abord étudié Israël et les Palestiniens, ces deux légitimités identitaires qui cherchent un Etat. Il a ensuite tout naturellement élargi ses recherches aux identités nationales en Belgique et en Italie, et cherché à analyser comment les sociétés modernes peuvent répondre aux exigences de pluralisme national.

Pour lui, en 2000, à l’aube du nouveau millénaire, l’Etat-nation a fait son temps et il faut inventer une nouvelle forme d’Etat démocratique multinational. S’il a raison sur l’effacement de l’Etat-nation, contesté à la fois par le haut dans la dilution dans des instances supra-étatiques du type Union européenne, OTAN, ONU, OMS, G7, par la mondialisation économique et culturelle de masse via le net – et par le bas via la décentralisation, la régionalisation, l’autonomie, – l’année 2020 prouve que ce n’est pas si simple. La « modernité » n’est pas à sens unique vers un progrès linéaire. Ce qui apparaissait comme une avancée il y a vingt ou trente ans montre ses défauts aujourd’hui : hors l’Etat-nation, qui se préoccupe de la santé des populations ? En cas de pandémie, c’est chacun pour soi. La région autonome est trop petite pour être viable économiquement et le supranational trop vaste pour être efficace partout au même moment – et les deux n’ont pas la même légitimité démocratique que l’Etat-nation.

Mais celui-ci n’est pas toujours au rendez-vous, ce qui rend la réflexion de Dieckhoff encore d’actualité. La Chine, Etat totalitaire aux mains d’un parti unique, a montré de façon caricaturale durant la pandémie que c’est dans l’Etat central que ça se passe, pas dans les régions plus ou moins autonomes. Les Etats-Unis, à l’inverse, montrent que c’est dans les Etats fédérés que l’essentiel se passe, et non pas au centre où règne un clown vantard qui s’improvise médecin et préconise d’injecter directement de l’eau de javel dans les poumons des infectés après les avoir exposés tout nu au soleil.

L’ouvrage est en deux parties : L’appel du nationalisme pour comprendre les ressorts sociaux et culturels de l’aspiration à être soi dans sa propre culture ; et La multinationalité, un défi pour l’Etat, au travers des expériences de cohabitations pluralistes des Etats impériaux, nationaux, jacobins.

Les libéraux peuvent laisser-être les identités tout en conservant un Etat régulateur et arbitre, mais cela ne suffit pas. Les républicains se concentrent sur « les valeurs » rationnelles qui font sens commun, laissant les identités religieuses, culturelles et linguistiques au privé. Les multiculturels prônent un naïf « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », sans prendre en compte les exaspérations populaires contre les mœurs venues d’ailleurs qui veulent s’imposer dans certains quartiers ni la volonté de certaines religions de rompre avec la société. Les nationalistes, sur l’autre bord, sont tout aussi naïfs : le Pakistan montre que fonder une nation exclusivement sur l’islam, en niant les langues, les ethnies et les cultures, est illusoire (p.268) ; la Yougoslavie et l’URSS sur la religion communiste internationaliste, étaient du même type : ça n’a pas marché.

Mais tout d’abord, le nationalisme s’exacerbe de la mondialisation. Plus l’on se ressemble par le niveau de vie, les flux économiques, la culture-monde et les droits de l’homme, plus l’on a envie de se distinguer. Plus l’espace est réduit par les techniques de communication véhiculées par le capitalisme global, plus les lieux de vie de proximité et le « vivre ensemble » prennent de l’importance ; le confinement l’a montré un peu plus. L’identité résiste, n’en déplaise aux utopistes de la République universelle ; comprendre pourquoi et comment est l’objet de cette étude.

Les sociétés humaines se définissent par une diversité optimale au-delà de laquelle elles ne peuvent aller et en même temps en-deçà de laquelle elles ne peuvent descendre. C’est toute la dialectique de l’autre et du semblable, des relations indispensables sans s’annihiler, d’accueillir l’autre et le différent sans oublier d’être soi. Dans l’histoire, des cultures s’éteignent et d’autres apparaissent, la plupart se transforment. Une « identité » n’est pas figée mais référence évolutive. La diversité est au cœur de l’humain mais la relation aussi. D’où la balance entre les deux et l’équilibre à trouver.

Si la culture « originelle » pure est un fantasme (les Aryens, la négritude, le Yamato), la mobilisation identitaire encourage à se définir par rapport au dominant et donne une dignité nouvelle au dominé. Ce pourquoi la revendication « identitaire » vient le plus souvent du peuple et non des élites, même si celles-ci peuvent l’utiliser à des fins politiques : l’autonomie corse ou l’indépendance catalane offrent des postes nouveaux à cette élite ; en Belgique par exemple, le clivage linguistique flamand / wallon recouvrait un écart social qui ne permettait pas un accès égal au centre du pouvoir. Dans l’histoire, la traduction de la Bible en allemand populaire par Luther puis les poètes romantiques ont donné à l’élite un sentiment national via la culture, tandis que les mouvements anticoloniaux sont partis de l’élite dominée qui aspirait à l’indépendance pour prendre le pouvoir. « L’ethno-régionalisme des années 1960 emprunte d’ailleurs dans un effet de mimétisme évident ses méthodes et son vocabulaire aux mouvements de libération du tiers-monde » p.105. Mais en Italie, la Ligue du nord ne réclame une sécession que pour mieux réformer l’Etat central dans le sens d’un plus grand fédéralisme, pas pour le faire éclater. L’exemple du Québec le prouve : autonomie oui, sécession non – le coût économique, social et diplomatique serait trop grand. Macron a raison quand il déclare que l’Europe peut plus que la petite nation France dans les luttes du monde ; ce n’est pas nier l’identité française mais l’intégrer dans un ensemble culturel, économique et géopolitique plus vaste, aux valeurs communes fondées sur le droit, la démocratie et la solidarité.

L’intégration républicaine continue de fonctionner en France, malgré les Cassandre ; en témoigne l’usage du français, les mariages non traditionnels, les unions mixtes, l’aménagement des comportements religieux, les pratiques sociales à la française – seules exceptions : une minorité turque tenue par l’islamo-fascisme d’Ankara et les illuminés de Daech séduits par l’utopie. Mais le modèle républicain droit s’adapter à la multiculture.

L’auteur introduit ici une distinction utile entre les différents sens du mot : le multiculturel peut renvoyer au constat de la coexistence de cultures diverses à l’intérieur d’un même Etat ; il peut faire référence aux politiques publiques destinées à gérer cette diversité ; il peut enfin être une véritable idéologie de la promotion active des différences. C’est ce dernier sens qui fait problème. Contrer cette foi utopique et naïve est la première étape indispensable pour tolérer la diversité sans en faire une angoisse de Grand remplacement ! Si l’on ne barre pas la route au multiculturalisme ainsi conçu, la voie est ouverte aux extrémismes, qui peut s’exacerber en guerre civile (quelques-uns l’appellent, pour rejouer à l’envers la guerre d’Algérie). Les identités complémentaires sont en revanche fort possibles – elles existent déjà sans être formelles. Parler basque, corse ou alsacien ne remet pas en cause le sentiment d’être français, ni celui d’être européen. Il suffit d’aller à l’étranger pour le constater.

Il faut encore distinguer polyethnicité et multinationalité. Les migrations successives rendent les Etats polyethniques, sur le modèle américain ; la multinationalité est historique, rassemblant des communautés à culture propre dans le même Etat (Kurdes en Turquie et Irak, Arabes en Israël, Russes en Estonie…). Il est nécessaire de trouver des façons de fonctionner appropriées. L’auteur étudie la consociation suisse réussie, le fédéralisme canadien ou espagnol contrasté, et l’éternelle tentation sécessionniste (Irlande, Ecosse, Padanie). Cette seconde partie est la plus bavarde et se perd parfois dans les détails, sans vue d’ensemble claire. Il semble que le fédéralisme soit la meilleure formule – à condition que les clivages sociaux soient multiples et croisés comme en Suisse. Il exige pour cela le compromis libéral démocratique et surtout pas le nationalisme à base ethnique ou religieuse.

« La pluralisation croissante des sociétés rend de plus en plus intenable le postulat qui veut qu’à un Etat corresponde une nation et une culture. Elle donne par contre une actualité nouvelle à l’Etat multinational qui, par nature, est fondé sur l’expression d’identifications multiples et se trouve en harmonie avec les aspirations des individus modernes à jouer simultanément sur plusieurs registres d’appartenance » p.287. A l’inverse, la Russie tsariste, qui a cherché à se comporter comme un Etat-nation alors qu’elle était un empire multinational, s’est effondrée.

Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses Etats – Les identités nationales en mouvement, 2000, Champs Flammarion 2012, 355 pages, €9.00 e-book Kindle €8.99

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Grève de l’écologie politique

L’écologie non seulement n’est pas réservée aux autoproclamés « écologistes » mais elle en est l’antithèse. En France du moins.

L’écologie est une façon de vivre universelle, en harmonie avec la nature – elle n’est surtout pas une « politique ». Car TOUS les partis sont concernés par l’écologie, comme par l’économie ou la santé. Il ne saurait donc y avoir de « parti écologiste » sans soupçonner une arrière-pensée d’ambition, un créneau à prendre pour se pousser du col, un désir de pouvoir suspect.

Les gauchistes exclus des partis extrémistes ou rejetés par les gros bataillons des partis traditionnels ont créé « un parti » pour jouer la force d’appoint. Tout comme l’a fait le Modem. Et, comme lui, ils sont ailleurs du jeu politique traditionnel : ils réussissent donc mieux aux élections européennes. Non pas par leurs vertus, ni par leur soi-disant programme pour la cause du globe, mais parce que les électeurs votent « faute de mieux » pour un mythe, l’utopie du « retour à la nature » qu’ils ont vécu jeunes au Club Med.

Il ne faut donc jamais croire les écologistes autoproclamés des partis au sujet de la Terre – mais plutôt croire l’expertise des scientifiques sur des sujets particuliers évoqués. Brailler des slogans et battre le pavé ne fait pas avancer l’harmonie écologique, pas plus qu’un sorcier qui marmonne et gesticule ne fait tomber la pluie.

Si les anarcho-subversifs venus des « associations » et autres groupuscules militant à gauche-toute veulent faire de « la politique », ce n’est pas l’écologie abstraite qu’ils doivent défendre, mais les effets concrets des actions concrètes des acteurs de la politique.

Par exemple les grèves. Est-il socialement « juste » de bloquer les travailleurs des semaines durant au prétexte de « défendre » des privilèges hors d’âge comme le droit de partir en retraite à 52 ans ou de ponctionner les cotisations des cadres pour abonder le régime spécial de la SNCF, de la RATP et d’EDF qui sont depuis des années en déficit ? Est-il républicain de ne proposer durant une semaine entière autour du 18 décembre AUCUN RER entre Brétigny et les stations du sud de la ligne C, Etampes et Dourdan ? L’égalité du soi-disant « service » public est-elle respectée ? Peut-on encore parler de « service » – payé par nos impôts, s’il est réservé à quelques-uns ?

Faire grève est un droit constitutionnel, mais pas plus que la liberté d’aller et venir ou la liberté de travailler. Et nettement moins que « sauver la planète ». Le Conseil constitutionnel admet que la loi peut aller « jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service [public] dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays ». Le citoyen raisonnable pourrait croire que les écologistes politiques pousseraient de hauts cris à constater les effets en CO2 des grèves répétées pour tout et n’importe quoi, des « agressions » de conducteurs qui ne verrouillent pas leur porte d’accès aux changements de postes requis par le Grand Paris ou les « atteintes » aux zacquis de la retraite. Le monde a changé, pas les syndicats bloqués qui font du blocage une arme anti… Patrons ? –  non pas mais Etat – c’est-à-dire vous et moi qui avons voté et élu un gouvernement par majorité (c’est la règle, qui vaut pour la gauche comme pour la droite – et que seuls refusent les extrémistes).

N’y aurait-il donc aucun autre moyen que « la grève » pour revendiquer et protester ? Comment font donc les pays, voisins et développés qui ne connaissent que rarement la grève ? Ce serait le rôle proprement politique des proclamés « écologistes » que de se pencher sur la question afin d’éviter les 500 à 600 km de bouchons quotidiens en Île-de-France (sans parler d’ailleurs), avec les émissions de CO2 massives qui vont avec. D’autant que, dans un jugement du 24 octobre 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé que la France a dépassé depuis 2010 « de manière systématique et persistante » le seuil limite de dioxyde d’azote, un gaz issu notamment des moteurs diesel.

Soupçon : les écolos n’en auraient-ils rien à foutre ? Ou, dans un vieux reste de respect religieux issu du marxisme, font-ils du « social » un tabou (et que grève crève la planète !) Peut-on « en même temps » vanter les transports collectifs et laisser une poignée de factieux bloquer la France et surtout l’Île-de-France (50% de la production intérieure) ? Réguler, limiter, poser les règles, est le rôle de l’Etat – démocratiquement dirigé via les élections. Un soi-disant « parti » devrait se préoccuper de ce sujet politique concret au lieu de disserter sur le sexe du glyphosate !

Le site de la SNCF (transilien.com) chiffre à 32 fois MOINS d’émissions de gaz à effet de serre le fait de prendre sa voiture plutôt que le train ou le RER et à 49 fois MOINS de prendre le métro plutôt que l’auto. Combien « les grèves » coûtent-elles donc au réchauffement climatique, d’autant qu’elles sont plus répétées ? Sur ce sujet – pourtant éminemment « politique » et bien concret – les soi-disant « écologistes » politiques restent muets. Ils préfèrent blablater dans les hautes sphères sur les « principes » et invoquer « l’urgence ». Mais qu’y a-t-il de plus « urgent » que d’agir ici et maintenant, politiquement, sur les acteurs de la cité ?

Ce pourquoi il nous faut bien conclure que le « parti écologiste » ne sert à rien, qu’il est une nuisance plus qu’un atout pour la transition nécessaire de notre mode vie et de production. Parmi les dirigeants des Verts, seul Daniel Cohn-Bendit avait un sens politique. Ce n’est vraiment pas le cas de ses successeurs et « successeuses » comme le dit la Royal dans un français mal appris.

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Lucien Sfez, Le rêve biotechnologique

Lucien Sfez, professeur à l’université de Paris I, spécialiste de la communication et du pouvoir, a été membre du jury de ma thèse de science politique. Son rôle est de démonter les idéologies de notre temps. Il analyse au début des années 2000 l’utopie biotechnologique américaine.

Sciences et techniques sont tirées par les Américains vers le modèle fondateur : celui de la Frontière. Il traque l’homme parfait, sain, sociable et immortel, amené à vivre dans un milieu purifié, équilibré et contrôlé, ayant le pouvoir de se réparer et de se reproduire lui-même. L’utopie est celle de l’Arche. L’île- continent américaine est telle une nouvelle planète, en attendant d’aller coloniser les étoiles. Savants et industriels, État fédéral et médias, conjuguent leurs talents pour rechercher le secret originel, en vue du savoir fondateur, du profit d’entreprise, du contrôle social et du mythe américain. Celui-ci, bien sûr, est destiné manifestement à s’imposer à la planète entière. Les États-Unis d’Amérique ne sont-ils pas une « économie–monde » ? Ils ont, en ce début des années 2000, l’avance technologique et la puissance militaire, économique et culturelle pour imposer leurs objectifs et leur rythme à la planète entière. Ils le gardent encore de façon précaire mais nette vingt ans plus tard.

Le refus que l’on peut émettre n’empêche rien. L’approbation euphorique que d’autres peuvent par contraste émettre, la majorité probablement, empêche tout contrôle. Une utopie n’est pas néfaste en soi, elle est utile aux êtres émotionnels et religieux que nous sommes. Mais les rationalistes et les citoyens, que nous sommes aussi, ont besoin de comprendre avant d’adhérer. « Il faudra dans chaque cas peser et repeser, douter, trouver avec prudence la solution adaptée » p.6. Il est nécessaire de démonter l’utopie pour trouver la distance critique qui permet la lucidité à son égard.

Les biotechnologies d’aujourd’hui revivifient l’idéal prométhéen (plutôt que « nietzschéen ») de la santé parfaite, de la pureté de bon sauvage et de l’innocence robuste d’Adam avant la chute. Nous assistons à « la montée irrésistible d’une bioéconomie–religion » alimentée par les angoisses de la vache folle, de l’amiante, des nitrates, de la pollution – ajoutons le climat et son réchauffement, la raréfaction des ressources, les déchets nucléaires et j’en passe.

Le projet Génome de cartographier les gènes humains permettrait de soigner et de prévoir pour assurer santé parfaite et correction sociale. Mais sait-on que l’ADN n’est pas le plan ? Qu’il n’est que porteur d’informations qui sont à actualiser selon l’environnement rencontré ? Connaître le génome ne suffit pas à créer le « surhomme ». Il faut aussi un environnement propice, matériel mais aussi affectif et intellectuel, sécurisant et stimulant.

Le projet Biosphère II vise à réintégrer l’homme dans les équilibres de la nature pour éviter la pollution et émigrer – pourquoi pas ? – vers Mars. C’est un fantasme d’homme omnipotent, omniscient sensoriel, informé de tout et sage comme pas un, une perfection biomachinique fusionnant avec le corps maternel de Gaïa la planète. Infantilisme ? L’intelligence humaine et l’intelligence artificielle créeraient une intelligence « supérieure ». Nous l’appelons dorénavant le transformisme. Mais ce projet est bien plutôt une utopie économique : « Voilà comment l’industrie secrète directement, sans médiation aucune, une idéologie prêt à penser, d’autant plus forte qu’elle incarne l’avenir industriel des secteurs économiques les plus avancés des prochaines décennies » p.53.

Le projet Artificial Life va encore plus loin, se substituant à Dieu pour créer des êtres virtuels par ordinateur, dans le but lointain qu’ils pourront se substituer aux humains dans certaines circonstances. Mais l’information n’est pas la vie, pas plus que l’ADN n’est l’être.

Pour l’idéologie, l’ennemi aujourd’hui n’est plus extérieur, à combattre ou à civiliser : il est en nous et dans notre société même. En témoignent les comportements polluants, les exclusions de banlieue, l’éclatement des familles, les comportements antisociaux, les dépressions et les nouvelles maladies mentales. La réalité n’est plus extérieure aux signes mais dans les signes mêmes. Plus d’absolu en dehors du système mais un Ça qui vient de partout, sans prise de contrôle : ni de l’opinion, ni de la science, ni des industriels, ni des marchés, ni évidemment des médias… Le Ça embraye directement sur les individus, sur les désirs particuliers ici et maintenant, au nom de la liberté. [Rappelons que le « Ça » (Es : ce qui est), concept freudien, est réservoir premier de l’énergie psychique où s’affrontent les pulsions, notamment celles de vie et de mort. Le Ça est inconscient et ses contenus proviennent de l’hérédité, de déterminations ancrées, d’exigences somatiques, de faits acquis, du refoulement…]

L’utopie est non–contradiction : tout y est possible à la fois. Elle prétend au gouvernement direct des esprits par la science et la technique. Mais le prétexte scientifique du discours est là pour faire oublier les motivations millénaires profondes : la santé perpétuelle, le bonheur réalisé, le paradis du repos, l’immortalité de jeunesse. Tout ce qui supprime le stress qui fait alterner le manque et le bien-être, le changement incessant, le mouvement du monde. Nous sommes en plein dans le désir infantile de l’immuable et du tout, tout tout de suite, sans aucun effort ni responsabilité.

L’identité américaine, fondée sur une histoire très courte, ne s’est trouvée historiquement que dans la promotion de la technique. Le progrès technologique s’est identifié au progrès humain lui-même, sans tenir compte des êtres réels. L’ordre social lui est adapté comme dans une vaste entreprise. L’idéologie du tout–génétique et l’épure technocratique de l’agrégat statistique, de l’hygiénisme social, du vieux désir de fonder le droit sur le fait par des tests « objectifs », détecteur de mensonges et prédictions biologiques. Or le capital génétique est un tout, le moindre changement partiel est susceptible d’entraîner des modifications imprévues et désastreuses. On ne prend pas impunément la place d’une évolution qui s’est effectuée par mini–ajustements d’une grande complexité, poussés par le milieu, sur des centaines de milliers d’années.

L’utopie américaine est la méritocratie transparente, le chacun pour soi sous le regard de Dieu. Tout est information, tout est communication, de la cellule qui s’auto-organise à la démocratie qui fonctionne, du marché qui s’autorégule à la science qui progresse par débat contradictoire. Que le meilleur gagne, pour le meilleur de tous ou pour le pire, car le secret est le diable. Il est donc nécessaire de périodiquement se purifier des mauvais gènes, des atteintes à l’harmonie de Gaïa, des mauvais comportements, des excès spéculatifs financiers. Dans le même temps, le vivant est déifié. Biologie, hygiène, éducation, écologie, visent à préserver les organismes, les corps, la société, le pays, la planète même, des déséquilibres nocifs. La nature est vue comme idéale, un grand Ouest à conquérir, un vivant à améliorer. Trouver le socle des origines (les gènes, les comportements corrects, l’équilibre de Gaïa) serait trouver le Graal. Dans ce cadre, les phénomènes propres à l’humain et à son dépassement sur–humain, importent peu. Qu’est-ce que le sens de l’honneur, la liberté issue de la sagesse, la volonté venue de la responsabilité ? Ne sont-ce pas des archaïsmes propres aux vieux pays fatigués d’Europe et du Japon ?

Les États-Unis – et avec eux le monde – se doivent de rechercher le nouvel Ordre qui fera sens : des gènes mesurables seraient la réalité en dernière instance ; la biosphère serait plus que la nature, le corps physique même de la Terre, globale et indissociable ; la réalité serait régénérée par la logique de la Vie ; l’homme réinventerait une grande Histoire en se faisant partie intégrante du mouvement cosmique, la science réconciliant la nature et la technique. Cet horizon – total – redonnerait sens à la notion de progrès comme à la notion d’identité.

Mais tout cela n’est qu’illusion, idéologie, vieille utopie. Devons-nous y souscrire ? À chacun d’y répondre. Cette déconstruction format Que sais-je ? y aide. Pour moi, ce rêve d’Amérique sent un peu trop Disneyland à mon goût.

Lucien Sfez, Le rêve biotechnologique, 2001, PUF Que sais-je? €8.80

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Ecologie comme idéologie

Les écologistes sont bien gentils, ils poursuivent une utopie de la vie future sur le modèle (américain) de Disneyland : fleurs et petits oiseaux, climat doux de Floride, gentils animaux et aventures sans prédation. Les écologistes sont passés de la science à la religion, du savoir sur la planète à la croyance au Paradis. Et c’est là que je décroche. Nous n’avons pas remis à leur place les curés, banni les communistes ni regardé s’embourgeoiser lamentablement les gauchistes et dénoncé les islamistes pour accepter une autre religion !

Il faut certes être conscient de l’épuisement des ressources, des effets sur le climat de nos émissions de gaz à effet de serre, des conséquences sur la santé des microparticules, des produits phytosanitaires et des additifs de l’alimentation transformée. Il faut être conscient que l’être humain reste un prédateur et que son existence même, sa prolifération sans limites, consomme des matières, des végétaux et des animaux, de l’énergie. Cela est la part de la science. On y répond par la science : c’est en effet plus de savoir (y compris en sciences sociales) qui nous permettra de limiter la prolifération incontrôlée de l’espèce humaine, de faire mieux avec moins, d’économiser et de substituer.

Toute autre est la croyance. Elle est un fantasme vers l’immobilité, vers la régression, vers un Âge d’or mythique qui n’a jamais existé et qui n’existera jamais, une sorte d’équilibre divin tel que décrit dans le Paradis biblique. Les humains n’y mangeaient alors que des herbes et des fruits – sauf un, interdit, tentateur : le fruit de l’arbre de la connaissance. Le manger était vouloir savoir comme le Père, égaler Dieu, orgueil punissable dans l’univers patriarcal juif d’il y a 4000 ans. Eve a péché, Adam s’est laissé faire, ils ont vu qu’ils étaient « nus » et en ont ressenti (nul ne sait pourquoi) de la « honte » : Dieu ne les avait-il pas pourtant « créés à Son image » ? Chassés du paradis paternel où ils se laissaient vivre en infantiles béats, ils ont été soumis au travail forcé, obligés d’accoucher dans le sang et la douleur et de manger de la viande. Ainsi Caïn, auquel Dieu préfère son frère Abel selon son bon plaisir inique de père tout-puissant qui condamne l’autre fils à désespérer en se détournant de lui (nul ne sait pourquoi), donc à tuer par jalousie. Après le Déluge, Dieu autorise Noé à manger de la viande parce que les végétaux ont « tous » été engloutis et qu’il faut bien survivre. Le pire sera d’exiger d’Abraham qu’il égorge en holocauste son fils adolescent Isaac en l’honneur de Dieu pour « prouver » son obéissance ! Mais la viande n’est qu’un pis-aller entouré d’un tas de précautions symboliques contre certaines chairs et le sang chez les Juifs, les Chrétiens et même les Musulmans, derniers arrivés.

C’est que la chair est haïssable, elle rappelle que nous sommes faits de matière et pas de pur esprit, une boue insufflée par Dieu pour lui donner vie. Donc tuer est condamnable, manger de la viande une horreur et consommer le sang est capter la vie même – réservée à Dieu qui la donne et la reprend. D’autant que l’on dit chez les hommes que la viande fait le muscle et attise la sensualité. Et c’est là tout le « mal » ! Pas de viande pour les femmes, conseillait-on au XIXe siècle bourgeois, au risque d’hystérie à la Bovary – mais de la viande rouge pour les garçons pour qu’ils soient forts au travail, à l’armée et au lit. Avoir du plaisir, caresser, contempler, baiser, jouir, ne sont qu’horreurs pour les clercs chétifs et ayant juré chasteté qui ne rêvent qu’à la Vie éternelle et vilipendent celle d’ici-bas. Seul « un autre monde » est possible pour ces épris d’absolu, trop souvent incapables de bien vivre dans leur société. D’où les tabous sur la nudité, le plaisir, le sexe, la viande.

Tabous que les écologistes reprennent curieusement comme un credo. Plus austère que moi, tu meurs ! Car « il faut » faire pénitence pour être pardonné. Il faut se restreindre pour que la terre nous tolère. Thomas d’Aquin, docteur de l’Eglise cité par la revue L’Histoire n°466 de décembre 2019, déclare que « le jeûne a été institué par l’Eglise pour réprimer la convoitise des plaisirs du toucher qui ont pour objet la nourriture et la volupté. » Et pourquoi ? Parce que la luxure est un excès de sexualité, comme l’égoïsme un excès de liberté ?  Du tabou de la chair au péché de chair il n’y a qu’un pas. Or ce n’est pas le corps ou la sensualité qui compte, mais l’excès, la démesure. C’est valable en tout, en démographie comme en finance, dans l’alimentation comme dans le sexe, dans la guerre comme dans le sport. Pourquoi les écolos reprennent-ils l’austérité ascétique des errants du désert comme modèle plutôt que la tempérance stoïcienne qui fut celle de Montaigne ?

Aujourd’hui, l’on nous dit que les vaches pètent, que les moutons rotent et que les porcs puent – autant de gaz immondes qui font serre. Qu’il faut donc ne plus manger de viande pour éviter « en urgence » de les accumuler et ainsi « sauver » la planète comme jadis le Sauveur s’est crucifié pour l’Humanité. Mais ces prétextes d’équilibre dynamique en apparence rationnels masquent surtout l’idéologie. Rien n’est reproché à la Chine par les Thunberg et autres braillards prophétiques, mais tout à la France. Les Etats-Unis sont précautionneusement évités mais la vieille Europe est sommée de réagir – toute seule semble-t-il. Pointer Bolsonaro sur les feux de forêt amazonienne serait du colonialisme, mettre en cause les grévistes du rail qui engendrent 500 km de bouchon chaque jour en Île-de-France un déni de « domination », dénoncer le natalisme de l’islam et de l’Afrique une « stigmatisation », accuser Poutine une mort certaine.

C’est que la croyance compte plus que les faits dans l’idéologie. Et celle des écologistes ne fait que reprendre la vieille – très vieille ! – antienne biblique qui s’est déclinée en Cité de Dieu et en Missions catholiques, en Nouveau monde puritain aux Amériques, en Avenir radieux léniniste en Russie, en Cuba libre castriste, en Juste solution des contradictions au sein du Peuple maoïste, en Révolution permanente gauchiste… Comme rien de tout cela n’a fonctionné, l’idéologie se recycle en écologisme.

Une nouvelle croyance bien loin des constats et remèdes scientifiques qui réclament recherche, capitalisme et progrès. Car seule la recherche permettra de vivre mieux en consommant moins ; seul le capitalisme (je ne parle pas de la finance mais de la technique de comptabilisation des emplois et ressources) permettra de produire plus efficacement avec le moins de travail, d’énergie et de matière possible ; seul le progrès permettra de faire accepter la nouvelle donne aux peuples sans qu’ils aient l’impression de régresser spirituellement et matériellement au Moyen âge ou de retrouver les disettes et le bon plaisir royal d’Ancien régime.

Ce n’est certes pas en braillant « contre » les dirigeants (curieusement tous mâles, blancs et européens avec peu d’enfants) ni en « marchant » dans les rues que le respect de l’environnement sera mieux assuré. Pas plus que de danser pour faire venir la pluie.

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Chute du communisme

Il y a 30 ans, le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin s’ouvrait aux habitants communistes des pays de l’Est. Il y avait bien longtemps qu’ils ne croyaient plus à la religion de « l’avenir radieux », ne voyant toujours rien venir après trois générations. Mais, outre la pénurie qui emprisonnait les corps, l’expression muselée et la culture officielle emprisonnaient les esprits et les âmes. C’est pour cela que le Mur – cette « nouvelle frontière » version utopie communiste, a explosé en une seule nuit.

Les habitants ont voté avec leurs pieds… La démocratie n’est pas fondée d’en haut mais se vit à la base. Elle suppose un mouvement populaire indépendant de l’idéologie officielle ou de la croyance socialement correcte. L’aspiration à la justice, la revendication d’égale dignité, les moyens d’épanouir sa personnalité et de faire famille sont les revendications de base.  A cela, l’URSS et son système n’ont pas répondu. L’Union des Républiques socialistes soviétiques était une société bloquée. Pour cause d’urgence sous Staline, pour créer un Etat et combattre les armées blanches ; puis pour résister à l’invasion hitlérienne ; pour cause de cafouillage brouillon sous Khrouchtchev ; pour cause de médiocrité pour durer sous le très long règne de Brejnev.

La seule évolution possible est le retour à une certaine autonomie de la société, manifestée par la libre expression, le pluralisme des partis et des élections libres, mais cela mettrait tout le système par terre. L’instauration une économie de marché où se rencontrent une offre libre et une demande libre serait l’étape suivante, mais aucun pays totalitaire ne peut se permettre de relâcher son contrôle – même la Chine capitaliste-communiste a du mal à réussir un grand écart précaire, alternant entre développement sans frein et répression brutale (les événements de Hong Kong après ceux de Tien An Men le montrent).

Faire des Etats-Unis une caricature négative n’a fait que renforcer leur attrait, surtout auprès des jeunes, portés à contester par programmation psychologique les a priori de leurs aînés. Martin Malia dans son livre Comprendre la Révolution russe, paru en 1980 écrit p.227 : « C’est ainsi que l’on se penche dans un premier temps sur l' »American way of life » : tableau sinistre de la vie des travailleurs, insistance sur l’abrogation de certains programmes sociaux au profit du budget militaire, description haute en couleur de la vie des ghettos noirs ou des réserves indiennes et, pour couronner le tout, diffusion d’un film américain – chose rare s’il en est – « On achève bien les chevaux » de Sydney Pollak, qui récite au présent le drame de la récession de 1929. »

Le Parti communiste est né du positivisme, où le savant devait se faire aussi bâtisseur de cathédrales, où le révolutionnaire professionnel devait devenir ingénieur des âmes. Saltykov-Chtchedrine écrit en 1870 Histoire d’une ville où il montre la destruction de la ville des Imbéciles par un de ses gouverneurs, et la construction en rase campagne d’une ville géométrique avec des maisons identiques, les habitants en uniforme vivant selon un horaire militaire, des espions surveillant chaque unité d’habitation. Le marxisme s’est consciemment distingué de l’utopie en définissant l’action révolutionnaire comme le prolongement d’une pratique déjà à l’œuvre dans l’histoire. Science, foi et politique étaient ainsi miraculeusement réconciliés, donnant à cette idéologie une vaste portée, dans un monde nihiliste où Dieu se mourait.

On pense à la définition du narcissisme donnée par René Girard : « le narcissisme intact de l’autre, c’est le paradis ineffable où paraissent vivre les êtres qu’on désire et c’est bien pour cela qu’on les désire. Ils nous donnent l’impression qu’il n’y a pas d’obstacles pour eux et qu’ils ne manquent jamais de rien », Des choses cachées depuis la fondation du monde, p.520

Toute frontière se veut rempart, limite physique et symbolique, mais surtout magique. C’est pourquoi Romulus a fondé Rome en traçant un sillon sur le sol, une frontière transcendante, un enclos moral, un refuge comme un pentacle. Le socialisme « réalisé » désirait éviter la « contamination » des marchandises capitalistes et le virus de la consommation désirante – tout comme la comparaison (défavorable) des libertés de penser, de dire et de faire). Ce pourquoi le Mur fut construit, emprisonnant les citoyens de l’Est dans un filet protecteur, conservant une masse de main d’œuvre propice à l’esclavage idéologique, politique et économique. Après des années de pouvoir établi, le Parti a pris l’habitude du pouvoir et n’a plus le ressort de la concurrence ; il s’enfonce dans l’absolutisme, la bureaucratie, le népotisme. Sa légitimité ne réside que le seul fait qu’il existe.

La fameuse queue devant les boutiques était signe de pénurie, de mauvaise organisation, d’échec de la distribution planifiée des biens. L’économie socialiste, loin d’être « scientifique » comme elle se disait, échappe à toute rationalité. Il ne s’agit pas de « survivance du passé » ou de « défauts en voie d’élimination », mais de sous-produits inévitables d’une organisation bureaucratique, à la fois autoritaire et anarchique. Courait à Moscou une anecdote savoureuse sur la viande : « Avant la Révolution, la boucherie avait une enseigne sur laquelle était écrit le nom du propriétaire, Vassili Ivanovitch, et à l’intérieur on trouvait de la viande. Depuis la Révolution, la boucherie a le mot « viande » écrit sur l’enseigne, et à l’intérieur on trouve Vassili Ivanovitch ». On a calculé qu’en 1979 l’ouvrier soviétique devait travailler 42,3 heures pour acheter son panier hebdomadaire, alors que l’ouvrier américain ne devait travailler que 12,5 heures et l’ouvrier français 18,1 heures. Selon l’Humanité du 7 janvier 1982, « le principal obstacle au vote communiste (en France), c’est bien la peur de vivre comme dans les pays socialistes ». Le Plan était toujours rempli, voire dépassé selon le storytelling en vigueur, mais il manquait toujours autant de biens dans les magasins, et le matériel souffrait toujours autant de malfaçons. Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée.

De quoi comprendre pourquoi le Mur est tombé et pourquoi les socialistes n’ont rêvé que d’une chose : devenir capitalistes comme tout le monde. Non sans épreuves, car le système du libre marché et de la concurrence (même en politique) est une culture qui ne s’apprend qu’avec le temps.

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Jan de Hollande

Lorsque j’eu 8 ans, j’ai reçu en cadeau un livre qui parlait d’un enfant un peu plus grand : Jan. J’ignorais alors qu’il se prononçait Yann, comme le copain que j’aurai plus tard au lycée Jean-Baptiste Corot de Savigny-sur-Orge, vers le milieu des années soixante ; bien que de nom de famille alsacien, ses parents lui avaient donné un prénom breton, prémices de la mode nostalgique provinciale qui allait envahir le pays dans les années 1970.

Jan de Hollande est un beau garçon de 10 ans blond et sportif, le plus souvent le col ouvert et pieds nus dans des sandales. Il est frais et sain, curieux et joyeux. Un vrai scout des années cinquante. Son existence de second dans une famille de quatre enfants dont deux filles est un bonheur : maman à la maison, papa travaillant dans l’industrie navale, grands-parents à la ferme qui élèvent des vaches et font du fromage.

Toute l’existence de Jan et de ses cousins est encore traditionnelle, ce qu’on appellerait aujourd’hui « écologique » : cultiver ses légumes, circuler à vélo, acheter aux charrettes ambulantes tirées par un cheval de l’alimentation locale, explorer la nature, jouer avec un voilier en bois, se coucher et se lever tôt avec le soleil, parler et faire des jeux de société le samedi soir avec les parents, se baigner en été et patiner en hiver, ramer dans les roseaux, actionner le moulin à vent, faire la fête à la saint Nicolas, à Noël, pour l’arrivée des jeunes harengs, pour la sortie des tulipes, pour l’anniversaire de la reine…

Ce livre m’apprend pourquoi j’ai toujours considéré l’écologie à la française des bourgeois urbains comme une utopie d’essence religieuse. Ils veulent réaliser la Cité de Nature comme jadis les clercs du Moyen-Âge voulaient réaliser la Cité de Dieu hors les villes, en monastères isolés. L’écologie est trop importante à la planète pour la laisser aux écologistes idéologues et « politiciens » – surtout français !

Jan nous parle de son pays, la Hollande, très différent du nôtre. Mais il va justement découvrir la Savoie en été, contraste absolu avec ses montagnes et sa quasi absence de bateaux et de vélo (ça grimpe !). J’ai rencontré nombre de jeunes Hollandais à peu près de mon âge dans les campings des années 1960 et 1970. Grâce à Jan, j’ai toujours eu un préjugé favorable à leur égard et je n’ai jamais été déçu. Je ne parlais évidemment pas un mot de néerlandais, eux à peine quelques mots de français, mais que de complicité, de fou-rires, de jeux avec eux ! Ils ne gardaient jamais un vêtement de trop, habitués à un climat plus frais et par économie de lessive ; ils étaient bien bâtis, d’humeur égale, toujours prêts. Un idéal de copains !

J’ai depuis travaillé avec des Hollandais dans la finance et certains ont des liens semi-familiaux avec moi. J’apprécie leur ouverture sur le monde, leur pratique de plusieurs langues (la leur n’étant parlée que chez eux), leur sens du commerce et du savoir-compter. Ils aiment la famille puisqu’ils en ont été aimés. Leur écologie moderne est moins théorique et plus pratique que celle des Français puisqu’ils sont confrontés quotidiennement à la montée de la mer et à l’entretien des polders qui constituent 17% de leur territoire. Ils ont fait à l’aide de moulins à vent d’un golfe marin un lac d’eau douce, le lac d’Yssel, ainsi qu’il est conté par Jan.

Jan de Hollande reste l’un de mes compagnons d’enfance favori, avec le prince Erik et Briand de Jules Verne. Ecrit en 1954, il montre aussi comment notre société est taraudée de nostalgie et de conservatisme, un demi-siècle plus tard. La modernité technologique effraie, le grand large fait peur, les monstres chinois et américain deviennent de grands méchants loups marchés. Le Poutine, le Johnson et le Salvini, à côté, font figures d’ours empaillés ou de tigres de papier comme on disait en 68. L’existence de Jan et de sa famille stable fait rêver : c’était comme ça chez nous dans les années d’après-guerre, juste avant l’essor économique et technique opéré par de Gaulle, juste avant 1968. En sourd une vieille tentation de retrouver l’Âge d’or. Mais a-t-il vraiment existé ou n’est-il que de la littérature pour enfants comme La vie fraîche et joyeuse des scouts du chocolat Poulain, distribuée ces années-là ?

F. François et J-M Guilcher, Jan de Hollande, illustrations de Gerda, 1954, Flammarion Les albums du Père Castor, occasion €28.80

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Henri Troyat, Le cahier

La Russie des années 1850 est archaïque. La capitale et la cour vivent à l’époque moderne avec bals et théâtres, restaurants et plaisirs, étiquette et rang ; la campagne vit encore au moyen-âge avec grands domaines et serfs attachés, seigneur paysan et moujiks. Le barine, la barinya et le bartchouk (le maître, la maitresse et le jeune maître) sont la trinité de Klim le serf (Clément en russe). Il est né la même année que Vissarion et lui a servi de compagnon de jeu et d’émule pour son éducation primaire. Puis, à 12 ans, le barine a décidé d’envoyer son fils en pension à Moscou et de renvoyer le fils de serf à sa condition : servir son maître au domaine. Mais Klim sait lire et écrire, il apprécie les poésies de Pouchkine ; il tient un cahier de sa vie, qui donne le titre au roman.

Vissarion aime commander mais surtout parader ; il n’aime pas la campagne ni la terre. Etudiant médiocre, de caractère faible, il échoue aux examens de droit en première année et s’engage comme scribouillard fonctionnaire. Son père, un peu Bouvard et un brin Pécuchet, accumule un savoir livresque qu’il tente d’appliquer à la médecine et à l’agriculture sur ses terres, sans succès ; il est ruiné. Klim aime la campagne, son bartchouk et le barine ; il est né pour servir.

Lorsque le barine meurt, le fils vend le domaine et « les âmes » qu’il contient – sauf une : Klim, qui le sert à Moscou. Mais il veut éblouir une actrice de théâtre qui le dédaigne et ruine son héritage en corbeilles de roses et repas fins. Il se croit trop au-dessus du travail pour garder son poste médiocre. Comme il joue, il se ruine et se trouve contraint de vendre Klim !

L’époque est pourtant aux idées libérales venues des Lumières européennes. Après la défaite de Crimée, Le tsar Alexandre II soumet à la noblesse un projet d’émancipation des serfs, avec beaucoup de précautions mais qui va dans le bon sens – le sens de l’Europe et probablement du monde entier. Mais, Troyat le montre, la liberté exige en contrepartie la responsabilité. Le serf russe est tellement content de ne rien avoir à décider ! Il n’est pas responsable de son destin et sa vie est réglée par un autre : Dieu peut-être mais le barine avant lui. Cette position confortable se reflète dans le fonctionnariat russe, pléthorique à la française, où l’irresponsabilité est érigée en point d’honneur. Seul décide Dieu peut-être mais le tsar avant lui.

Le domaine de Znamenskoié vendu, le cordon ombilical est coupé entre le Russe et la terre ; restent les idées – grandes et utopiques, dangereuses en politique. Klim va-t-il retrouver Vissarion par fidélité ? Le bartchouk va-t-il traiter son kazatchok avec égalité comme son penchant idéologique le réclame ?

Une jolie histoire simple, populaire, comme Henri Troyat, né russe en 1911, a su en produire. Utile pour comprendre comment l’explosion révolutionnaire a pu se produire dans ce pays immense et retardé où la réalité n’imposait aucune contrainte aux idées, où la religion forçait à l’utopie sans garde-fou et où l’inégalité entre la richesse et la misère engendrait des rancœurs quasi raciales. Klim le dit à plusieurs reprises, nobles et moujiks ne se sentaient pas de la même espèce.

Henri Troyat, Le cahier – Les héritiers de l’avenir tome 1, J’ai lu 1976, 375 pages, occasion €0.99

Les trois tomes, J’ai lu, €22.95

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Pensée circulaire contre pensée linéaire

Après le règne, presque sans partage en trois siècles, de la pensée linéaire, voici que la pensée circulaire refait surface.

Depuis Hiroshima, l’humanité a pris conscience qu’elle peut disparaître en quelques minutes. Dès lors, le progrès n’est plus infini, linéaire, mais éminemment fragile. Les pollutions, les prédations, mais surtout les attaques industrielles contre la santé, la transgression des déséquilibres naturels, ont engendré des pathologies qui remettent en cause le rapport de travail au milieu. La chimie engendre des cancers ; les additifs et colorants des perturbations hormonales ; les voyages et les migrations, comme l’anarchie des mœurs, transmettent le sida et autres maladies ; la course au profit et les transgressions d’ingénieur encouragent les mutations des virus et les ruptures des barrières entre espèces, on l’observe avec la maladie de la vache folle. L’utopie communiste s’est écroulée dans la bureaucratie sclérosée ou la terreur de masse. La démocratie reste impuissante face aux millénarismes religieux ou aux haines ethniques, on le voit en Iran, en Irak, dans les pays du Maghreb, au Mali, au Liban, en ex–Yougoslavie, au Rwanda… Cela remet en cause la primauté des valeurs politiques sur les valeurs vitales. D’autant que le savoir, les institutions, l’économie, la science, ne préservent plus du chômage et de la misère de masse.

Dès lors, la raison perd du terrain au profit du magique. On assiste au retour des mythologies, au culte de l’histoire comme légende dorée. Ah ! Ces commémorations, ces « temps mémoriels » comme ces « lieux de mémoire » ! Nous observons la montée des sectes, des yakas simplistes et populistes de l’extrême droite comme de l’extrême gauche, la prédominance de l’émotion et de l’irrationnel. Tout cela est amplifié par les nouvelles technologies : la télévision, en continu depuis la guerre du Golfe, rend bête en privilégiant le spectaculaire, l’affectif, l’anecdotique, le « temps de cerveau disponible » pour ingurgiter la publicité commerciale à haute dose. Les concerts pour la jeunesse cherchent à assommer de décibels et de rythmes, quand ne circulent pas les boîtes de bière et les pilules d’ecstasy. Internet permet de dire n’importe quoi à destination de n’importe qui, ou de donner accès à tous les fantasmes, roses, bleus ou bruns. Les jeux vidéo ou de rôles font évoluer dans un monde virtuel où tout est possible, surtout le pire.

En face ? Les pays sont gérés par des technocraties froides et sûres d’elle-même qui ne veulent pas convaincre, par élitisme, ni ne savent communiquer, par autisme. Ou bien par des mafias ou ces fameuses « cent familles » de ploutocrates, ou encore ces clans sortis des mêmes écoles ou fréquentant les mêmes lieux de culte. Tous ces groupements, adeptes de la pensée circulaire, se moquent bien des sociétés et parasitent les peuples. La loi de la jungle ressurgit durant l’anarchie, la loi de l’empire dans l’archipélisation des sociétés. Nul ne voit plus loin que ses intérêts et poursuit sa « mania ». On se replie, on se referme, on dénie.

Je suis frappé de constater que les symptômes de l’autisme comme maladie psychique s’appliquent de plus en plus à nos sociétés développées. Chacun regarde son nombril au lieu de regarder devant ; chacun s’enferme dans son couple, sa famille, son groupe, sa tribu et se moque du collectif, réticent même à payer l’impôt ou à aider les autres. Cette pathologie de repli sur soi est caractérisée par la coexistence de trois grands troubles : 1/ l’altération des interactions sociales, le regard qui fuit, le refus de tout contact physique, le « je » qui refuse de créer des rapports avec l’autre ; 2/ les troubles de la communication verbale, le langage qui ne sert jamais à construire une conversation mais monologue, l’écoute intermittente qui ne permet pas la réflexion (une seule chose à la fois), l’enfermement dans l’écho de mots ou de routines ; 3/ tout ce qui est nouveau panique, intérêts et activités sont réduits, machinaux, ternes. Tout cela n’est-il pas une bonne description de notre bourgeoisie technocrate ? Peut-être pas dans son existence quotidienne, avec ces pairs, mais dans son comportement officiel, terriblement « coincé ».

On ne sait pas d’où vient médicalement l’autisme. Peut-être d’un défaut de maturité du lobe frontal, ou du ratage de l’organisation des circuits de neurones. Mais s’est-on penché sur l’histoire personnelle des individus autistes ? On sait que, dans le très jeune âge, des connexions doivent se faire pour que le programme de développement suive son cours harmonieux. Si une étape est absente, le développement a des ratés. Comme l’autisme est un refus d’interactions sociales, on peut soupçonner quelque part un défaut d’amour. Parce qu’il n’est pas « accueilli », l’enfant s’enferme.

Ce n’est qu’une hypothèse pour les individus, mais l’attitude technocrate est bien la même. Orgueil, mépris, sentiment de supériorité, ne sont que des défauts d’interactions sociales. Ils hypertrophient le rationalisme et le recours aux règlements aux dépens de l’affectif et du commun. En regard, et par réaction, ceux qui sont rejetés survalorisent affectivité et irrationnel, multipliant à plaisir les transgressions citoyennes qui augmentent le sentiment d’insécurité (injures, vandalisme, graffitis, dégradations, violences).

Les interactions sociales s’apprennent et se développent, tout d’abord en famille, ensuite en société. C’est le défaut de caresses par les parents, d’affection par les amis, de valorisation de la personne par le groupe, c’est la solitude extrême de la compétition entre tous à l’école, qui engendrent ces eunuques maladroits et coincés. Yannick Noah lui-même avoue : « On ne s’embrassait pas, ne se touchait pas, on ne se disait pas qu’on s’aimait ». Il parle de ses parents. « J’en ai conclu de manière erronée qu’il fallait que je prouve quelque chose pour être aimé » (L’Express du 5 juin 1997).

Valeurs politiques et valeurs vitales, pensée linéaire et pensée circulaire, doivent être en équilibre pour que l’humain – qui n’est ni dieu ni bête – prenne toute sa place humaine. Mais on peut aisément basculer d’un côté ou de l’autre. Là est le danger. Qui veut faire l’ange fait la bête. Et qui est bête n’a rien d’humain. Dionysos, revient !

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Christian Signol, La rivière espérance (trilogie)

Christian le rossignol nous chante en trois volumes une belle histoire, celle d’un passé idéalisé pour le meilleur et pour le pire mais où l’homme vivait au rythme de la nature, accordé aux paysages qui l’avaient vu naître. Alors le lecteur marche pour les bons sentiments, pour le romantisme diffus, pour le vieux rêve d’une humanité à sa place dans son environnement. Et puis, un peu de réflexion éloigne et rend sévère.

Une documentation serrée ne fait pas le réalisme des personnages comme des situations. Il s’agit plutôt d’une utopie, sous des oripeaux à la Zola. Nous n’avons rien contre les utopies, même si elles ne sont plus dans l’air du temps. Rien non plus contre le réalisme à la Zola, même s’il nous paraît un peu voyeur. C’est le mélange qui nous irrite : la prétention de faire vrai alors que l’imagination devrait être au pouvoir. Il y a presque falsification, une amplification de presse du cœur ou de littérature sentimentale. Et c’est dommage : le site, le métier, l’époque, les personnages, auraient tous mérité mieux. L’auteur aussi, qui sait écrire, il l’a montré dans d’autres romans plus resserrés. Tout se passe comme si, cette fois, la Dordogne et ses bateliers l’avaient dépassé bel et bien, entraîné dans ses méandres et ses tourbillons pour le laisser sans gouvernail, à la dérive. Comme son héros, l’auteur abdique presque, sa barque va où elle veut, jusque dans l’océan d’où l’on ne revient pas, à ce qu’on dit.

Le premier tome est le plus réussi, peut-être, parce qu’il évoque l’enfance et que les personnages sont encore frais, à peine éclos de l’imagination, parés de mille beautés. Ni l’époque, ni le métier, ne les ont encore vraiment agrippés, et l’auteur reste roi. Benjamin est un gosse de rêve parmi un rêve de parents. Amoureux dès 10 ans, vigoureux, volontaire, courageux, il a une mère aimante et dynamique qui mourra au tome trois dans son sommeil, à un âge avancé, un sourire encore aux lèvres ; il a un père fort, tenace et consciencieux, qui aime et protège son petit comme Dieu seul sait le faire. Alors on s’étonne passablement par la suite que Benjamin devienne obstiné et borné, anarchiste égoïste, envie son propre fils aîné, voulant que tous se courbent devant lui, orgueilleux jusqu’au suicide, ne s’arrêtant plusieurs fois que juste au bord – somme tout un vieux con. Il y a quelque invraisemblance à cette métamorphose. Une hérédité idéale, une éducation parfaite, des épreuves d’homme à l’âge nécessaire – comment tout cela peut-il aboutir à cette quarantaine obtuse et aigrie, à ce conservatisme replié sur sa routine, violent contre l’époque et le monde entier ?

Ce n’est pas la seule invraisemblance. Qu’un homme découvre la lecture, les philosophes et le grand large, qu’il devienne républicain, marin, qu’il trouve l’amitié, la solidarité, et qu’il voie du pays – comment peut-il finir braqué contre le progrès, contre le temps qui change, haineux du fils qui s’adapte, celui-là même qui ressemble le plus à son grand-père, ce père aimant et aimé, exemplaire ? Cette malfaçon psychologique suffirait à elle seule. Mais que les filles disparaissent est plus invraisemblable encore. Le Benjamin avait deux sœurs : pfuit ! Envolées. L’enfance finie, où l’on s’aimait, on ne les revoit plus. Ceux que l’on côtoie encore n’ont pour enfants que de petits garçons qui deviennent vite des gamins magnifiques, musclés, vifs et volontaires – des utopies de gosses – avant de se transformer aussi vite en adultes balourds et falots. Christian Signol n’aime ni les femmes (sauf les mères de héros ou la vierge Marie ?), ni les adultes moyens. Il fait une véritable fixation sur les prénoms qui se terminent en « in »  ou « ien » : Benjamin, Victorien, Vivien, Aubin, Émilien…

Parmi les mères, Marie, la femme de Benjamin, est un personnage réussi. Modeste mais tenace, elle aime et sait ce qu’elle veut. On la respecte comme mère et comme épouse, celle qui seconde son mari et le remplace lorsqu’il est empêché. C’est à se demander si ce n’est pas Marie la véritable héroïne du roman. C’est elle qui fixe l’amour du garçon, lui fait de beaux petits mâles, les élève avec équilibre, après avoir élevés et aimés ses petits frères difficiles ; celle qui maintient l’entreprise de batellerie ; celle qui conserve et transmet, en rythme avec l’époque.

Malgré toutes ces critiques, la saga se lit bien. Le style coule comme de l’eau, l’auteur a un véritable amour pour ses personnages, assez rare en littérature où les écrivains se font volontiers entomologistes. Un amour pour le paysage aussi, cette vallée de la Dordogne cent fois décrite, complaisamment, en ces trois volumes.

Mais le lecteur reste avec cette idée que les êtres imaginés ont dépassé leur créateur. Qu’une fois le premier livre écrit, l’auteur avait tout dit. En labourant lourdement une suite, il a gâché l’ouvrage, usant du raccourci, de l’agacement, du parti pris. Les bons sentiments ne supportent pas de s’étaler. Pas plus que les modes politiques d’être plaquées sur une histoire. La saga des Donnadieu était belle sans la démagogie « républicaine », qui apparaît bien plus anarchiste et individualiste que fraternelle ou révolutionnaire dans le déroulement de cette histoire. Elle eut gagné aussi à éviter les outrances suicidaires des protagonistes qui, rituellement toutes les 150 pages, tentent de se perdre. Sans évoquer les caricatures tout d’une pièce que sont les comparses du décor, tous bien bons ou bien méchants sans nuance, ou bien l’insignifiance insigne de la piétaille avec qui, pourtant, ces paysans enrichis par le commerce, ont été élevé !

On a trop aimé le cœur du sujet – la Dordogne – et les personnages idéalisés qu’elle secrète sous la plume de Christian Signol, pour ne pas souffrir de les voir déformés, abîmés par l’absence de maîtrise. L’auteur aurait pu être grand ; il a failli. Nous en avons, nous lecteurs, un profond regret.

Christian Signol, La rivière espérance / Le royaume du fleuve / L’âme de la vallée, 1993, trilogie Robert Laffont 2007, 848 pages, €28.50 e-book Kindle €19.99 ou Pocket tome 1 €6.40, tome 2 €5.50, tome 3 occasion €3.50

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Le rêve secret des écolos français

La Chine nous le révèle dans un projet grandiose : Xiong’an. il s’agit rien de moins que de créer ex nihilo une nouvelle capitale écologique, étatisée, anticapitaliste.


Les habitations seraient propriétés de l’État et aucun propriétaire privé n’y serait autorisé pour éviter la spéculation sur les prix, les loyers pilotés d’en haut. Les industries ne seraient que des centres de hautes technologies d’État auprès de centres universitaires d’État déménagés depuis Pékin. Salariés subventionnés, emplois garantis, modèle de développement écologique et densité de soins et de services sociaux constitueraient le paradis socialiste de l’État-providence définitivement réalisé.

Mélange de socialisme utopique et d’écologie durable, ce projet ne peut qu’être imposé autoritairement par un centre d’élites qui savent forcément mieux que vous ce qui est bon pour vous. C’est tout à fait dans la ligne de l’écologie « politique » française, chevauchant les Grands principes et biberonnée au gauchisme maoïste des années post-68 avec l’utopie caprine du Larzac en plus. Sauf que se vautrer tout nu dans la paille en niquant des chèvres n’a abouti qu’au pire narcissisme de l’individualisme petit-bourgeois honni des marxistes. D’où le retour à l’État, hier « exploiteur », aujourd’hui paré des vertus du Dieu créateur de monde.

Volontarisme et grands moyens, voilà ce qui manque à l’écologie, les vacances de Monsieur Hulot en témoignent. Des estimations chiffrent entre 180 et 350 milliards de dollars américains ce projet pharaonique des post-Mao écolos. La modernité plus le durable, vise à allier le productivisme industriel du marxisme et l’avenir radieux écologique nécessaire.Une « synthèse dialectique » bien dans la ligne du timonier d’hier…

Les Chinois renouvellent le marxisme bien plus que les petits socialistes français, ex-phares du monde. Foin de l’individualisme, source d’égoïsme, place nette est faite au collectivisme centralisé d’État, dans un monde orwellien déjà rêvé par les utopistes du XIXe siècle. Chacun peut s’en rendre compte, « l’opinion » répugne à changer, les industriels répugnent à investir, les gouvernement répugnent à s’imposer aux lobbies : seule la dictature permettra d’imposer le nouveau monde.

La tyrannie qui vient des écolo-gauchistes sur le modèle chinois semble l’avenir de la « pensée » politique –  qu’on se le dise !

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Vladimir Nabokov, L’Enchanteur

Ce court roman écrit en russe juste avant d’émigrer aux Etats-Unis et de publier dès lors en anglais, aborde un sujet sensible : l’attirance trouble d’un homme adulte proche de la quarantaine pour une nymphette de 12 ans. L’Enchanteur est le prototype de Lolita dont la psychologie de très jeune fille sera plus approfondie. L’auteur s’intéresse ici à l’adulte, il cherche à pénétrer l’ensorcellement du solitaire pour l’extrême jeunesse.

Le lecteur ne connaîtra ni les noms des protagonistes, ni l’époque, ni les lieux où cela se passe. Les exégètes soupçonnent qu’il s’agit de Paris, de la province puis du sud où le couple doit se rendre. Mais tout commence dans un jardin public, sur un banc où l’adulte, qui exerce un vague métier d’expert en pierres précieuses, est assis entre deux dames. L’une d’elle donne une tranche de pain et un morceau de chocolat (goûter typiquement français) à une fille de 12 ans qui revient en patins à roulettes. Et c’est le coup de foudre. « Si j’ai bien eu cinq ou six aventures normales, comment comparer leur insipide contingence avec mon unique flamme ? » (chap. I).

Tout lui va dans la fillette, ses « boucles châtain cuivré », « ses grands yeux au regard un peu vide », « sa bouche rose, légèrement ouverte », « son teint chaud et enjoué », « la teinte estivale de ses bras nus », « la délicatesse imperceptible de sa poitrine encore étroite mais déjà plus vraiment plate », « le mouvement des plis de sa jupe », « la finesse et l’ardeur de ses jambes insouciantes »… (chap. I). Il va engager la conversation avec la femme, apprendre que la fillette n’est pas sa progéniture mais celle d’une amie très malade, aller voir cette amie parce qu’elle désire vendre des meubles, s’insérer dans ses bonnes grâces, l’épouser et sacrifier au devoir conjugal : tout cela pour avoir à proximité la fillette de 12 ans.

Mais le désir de sa mère est qu’elle reste chez le couple qui la prend en pension parce qu’elle fait trop de bruit. Il faut attendre une longue année la mort de la malade pour qu’enfin l’adulte récupère la préadolescente et l’emmène à la mer. En route, ils s’arrêtent pour la nuit dans un hôtel, et là… Mais je laisse le lecteur découvrir ce qui se passe et comment l’aventure se termine.

Toujours est-il que, le sujet étant sensible (même à l’époque patriarcale où le père avait tous les droits), l’auteur multiplie les virtuosités de style pour évoquer le désir et les actes. Tout est euphémisé, haussé au niveau de la littérature. Comme ce fantasme des Mille et une nuits autorisé par le Coran (dès 9 ans selon sa lecture littérale) : « Et si, après tout, la voie de l’authentique félicité passait par une membrane encore délicate, qui n’a pas encore eu le temps de durcir, de devenir touffue, de perdre le parfum et le miroitement au travers duquel nous pénétrons pour arriver jusqu’à l’astre vibrant de cette félicité ? » (chap. I). Ou ce spectacle délicatement réel de la fillette endormie : « Elle était allongée sur le dos par-dessus la couverture non défaite, son bras gauche passé derrière sa tête, vêtue de son petit peignoir, dont la partie inférieure s’était ouverte – elle n’avait pas réussi à trouver sa chemise de nuit – et à la lueur de l’abat-jour rougeâtre, dans le brouillard léger et l’air étouffant de la chambre, il pouvait distinguer son ventre étroit et creux entre les os saillants et innocents de ses hanches » (chap. VI).

La perversion de l’homme est surtout celle du sens esthétique, elle n’est pas dans la nymphette mais dans le regard qu’il porte sur elle. Il va tout calculer rationnellement pour parvenir à ses fins mais ignorer tous les signes contraires du destin comme la dame qui tricote telle une Parque sur le banc où s’opère la rencontre, le « taxident » vu de la fenêtre de la chambre par la fillette qu’il pelote à peine, le catalogue des meubles qu’il a acheté à la mère et dont il rencontre les doubles en se perdant dans les sous-sols de l’hôtel avant de rejoindre la chambre. Si l’enchantement des joyaux à la lumière permet d’assouvir une jouissance esthétique, celui d’un corps vivant ne peut aboutir car un être n’est pas inerte. Par transgression de cette disposition de nature, l’homme se perd. La fluidité de la vie n’est pas l’immobilité géométrique et minérale de la pierre et l’érotisme ne saurait arrêter le temps. Aimer la virginité éternelle et l’enfance figée n’est pas dans l’ordre du possible : tout doit se dérouler à son heure et l’utopie rester fantasme, comme dans Peter Pan, cet autre enchanteur.

Vladimir Nabokov, L’Enchanteur, écrit en russe en 1939, publié en anglais en 1986 traduit par son fils Dmitri Nabokov, Rivages 1997, 136 pages, €1.66

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

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Obliger au service national

Voilà une idée simpliste qui plaît à Monsieur Toutlemonde (peut-être moins à Madame ou à Trans car – égalité oblige ! les trois sexes y seraient soumis).

Le refrain est connu : rien ne va plus, c’était mieux avant, les jeunes ont besoin d’être repris en main, la civilité et les valeurs ne sont plus respectées, l’école est laxiste et les « maîtres » ne maîtrisent plus rien, se contentant d’animer des classes anarchiques. En bref, comme disaient les vieux de 14 à leurs petits-enfants des années soixante, « il vous vaudrait une bonne guerre ».

Or la société a changé. Les valeurs d’autorité et de hiérarchie d’hier ne sont plus admises aujourd’hui où chacun se veut autonome, sinon « libéré » (sauf chez les communautaires qui privilégient leur clan et chez les sectaires qui ont peur de toute liberté et préfèrent obéir).

La jeunesse n’est pas uniforme et ne saurait se retrouver sous un même uniforme sans voir ressurgir ces plaies du service militaire d’hier qui étaient les exemptions, les pistons et la coopération. L’égalité obligatoire engendre inévitablement des inégalités de défilement, d’autant plus fortes que l’on est haut placé dans la hiérarchie sociale. Les seuls à subir seraient donc les pauvres en richesse, donc en pouvoir et en savoir, donc en relations. Les traditionnels se défileront, les rebelles défileront – mais pas sûr qu’ils ne subvertissent pas le « service » comme inutile.

Appliquer une pédagogie autoritaire sur la nostalgie du bon vieux service militaire, comme Bayrou, apparaît comme voué à l’échec à l’ère des smartphones interconnectés. D’autant que ceux qui le regrettent sont souvent ceux qui ne l’ont jamais fait, exemptés comme fous mais pas dangereux (P4) ou employés au ministère, voire « coopérants » dans les pays exotiques. Je fais partie des quelques 70% seulement de ma classe d’âge uniquement garçons qui ait réellement et concrètement accompli son « service ». Je n’y ai pas trouvé grand-chose à garder, même avec le recul, pas même une expérience sociale tant la discipline était inepte, les apprentissages dépassés et la vie de caserne d’une pauvreté intellectuelle et morale (voire sanitaire) criante.

Nos technocrates voudraient-ils donc refaire le coup des 35 h appliquées partout à tous de pareille façon ? On a vu ce qui en résultait… un décrochage de la productivité qui a duré plus d’une décennie par rapport à nos bons voisins qui se gaussaient de ces intellos se prenant pour des chefs d’entreprise comme Marie-Antoinette jouait à la bergère.

Si l’on veut renouveler les valeurs civiques dans la société, pourquoi ne pas passer par l’école ? Evidemment, il faudrait rendre obligatoire avec contrôles les heures d’éducation civique théoriquement prévues et rarement dispensées, si l’on en croit certains rapports… Il faudrait faire participer les élèves à la vie lycéenne autrement que par de vagues consultations préparées d’avance où la gent professorale garde la haute main sur l’ordre du jour et les moyens. Il faudrait encourager la pratique du débat oral et argumenté, ce dont sont bien incapables nombre d’enseignants qui ne savent même pas ce que c’est.

Il faudrait aussi – et ce n’est pas simple – réoccuper les « territoires perdus de la République » pour que la citoyenneté « égale pour tous » ait un sens quelconque. Vaste programme !

Non que cette utopie ne soit pas digne d’être considérée, mais procédons par ordre.

Le sens du devoir ne s’apprend pas par une initiation virile de quelques mois sous la férule des militaires, malgré le tropisme crypto-fasciste du tempérament français toujours porté à la révérence aux autorités et à l’Etat, vieil héritage romain, catholique et bonapartiste, avant de sombrer dans le pétainisme du « chef » et de se régénérer un temps dans le gaullisme du général.

S’il s’agit d’un « brassage des identités culturelles », je ne vois pas de quoi il peut s’agir, puisque la République est Une et indivisible et ne tolère pas de communautés particulières en son sein. Ses valeurs sont de culture française et pas multiculturelles, car il n’y a pas besoin de « service civique » pour constater les écarts entre les cultures. Et un « formatage » de quelques mois pour rattraper ce que ni l’école ni la société n’ont su bâtir sur une quinzaine d’années de socialisation est une douce illusion.

S’il s’agit d’un service « militaire », n’a-t-on pas peur de former de nouveaux terroristes bien plus avertis que les nuls qui bidouillent sur Internet ? A moins d’armer profs et citoyens majeurs, à l’américaine. Ou d’instaurer une surveillance continue et tatillonne bien au-delà du monde d’Orwell.

S’il s’agit de donner « à la jeunesse de France des causes à défendre, des combats à mener dans les domaines social, environnemental, culturel », selon les vœux du Président, il existe le service civique, déjà créé en 2010. Il n’est nullement obligatoire et connait un gros succès justement parce qu’il n’est pas obligatoire et qu’il est rémunéré : pourquoi ne pas le développer ? Car on s’aperçoit, petit détail de l’histoire, que les candidats sont cinq fois plus nombreux que les structures d’accueil ne le permettent aujourd’hui…

Ce coût, nerf de la guerre et du service, qui y a pensé ? Un rapport non publié estimerait le coût du service national universel pour 800 000 jeunes à au moins 2,4 milliards d’euros par an, selon Les Echos.

Les yakas sont faciles, les onfait nettement plus rares. Sauf à basculer dans ce nouveau dispositif TOUS les budgets de formation, d’insertion, d’aide au logement et à l’emploi pour ces jeunes sortis de l’école sans rien, ne sachant parfois même pas lire, qui représentaient en 2015 (derniers chiffres mystérieusement disponibles alors que nous sommes en 2018), 17% des Français de 15-29 ans hors système scolaire, emploi ou stage. Sauf à encourager le bénévolat obligatoire, ce bel oxymore des yakas de tous les faux cons.

Petite anecdote croustillante : « Emmanuel Macron, n’a pas effectué son service militaire grâce au report de sa date d’incorporation au motif de la poursuite d’études supérieures » est-il écrit dans la bible des badaunautes… Faites ce que je dis, pas ce que j’ai fait, est-il l’argument suprême pour imposer cette obligation à une jeunesse qui n’en veut pas ? Un nouveau « rapport » est demandé pour avril sur le sujet que les députés ont refusé de débattre en janvier.

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Zardoz de John Boorman

Quand les années 1970 se projettent en 2293 – soit dix générations plus tard – ce qu’elles voient n’est pas bon. Le film est écrit après les événements de 1968 un peu partout dans le monde et l’Irlande, pays du tournage, apparaît comme un havre préservé, encore archaïque. Le futur est une utopie écolo-hippie où la technologie (déjà) a permis à une élite savante de se préserver dans une bulle tandis que le monde normal s’en va à vau l’eau. Ce thème m’avait séduit lorsque j’ai vu ce film à sa sortie : les intellos dans le cristal, les brutes dans la merde. Ce n’était pas à la mode et difficilement audible en ces années de gauchisme d’ambiance.

Sauf que les intellos du film, efféminés et androgynes, ayant banni le sexe pour cause de féminisme et l’agressivité pour cause de technologie maternante, ne font plus rien, ne chassent plus rien, ne plantent plus rien. Ils vivent en fermettes coquettes comme Marie-Antoinette à Trianon – mais c’est bien « le peuple » comme hier qui fournit le blé. Pour cela, il faut le forcer, rétablir donc la domination – cette abomination de la nouvelle bible de gauche écolo – et, pour cela « sélectionner » – mot abominable de l’idéologie adverse – des contremaîtres qui vont sévir et faire bosser. Donc rétablir la crainte universelle – et pour cela quoi de mieux qu’une nouvelle religion terrifiante ? Les intellos divins, les soldats politiques et les hilotes cultivateurs : ne voilà-t-il pas les trois ordres de l’Ancien régime reconstitués ?

La religion se révèle sous la forme d’un masque de théâtre grec nommé Zardoz, la gueule grande ouverte et la voix profonde, qui surgit des nuages sur la 7ème symphonie de Beethoven. Mais ce vaisseau – car c’en est un – est actionné par un « éternel » (comme les autres), chargé de tenir les terres extérieures au vortex bulle. Arthur Frayn (Niall Buggy) s’inspire du Magicien d’Oz (The Wizard of Oz – d’où zard’oz), parabole 1900 destinée aux enfants de la grande dépression 1883-1897 aux Etats-Unis, pour inventer le nouveau monde post-industriel de l’an 2293. Il sélectionne des exterminateurs qui seront chargés dans un premier temps de « débarrasser la terre » des nuisibles inutiles que sont les brutes ; il leur fait violer les filles et tuer les mâles afin de produire une race nouvelle mieux adaptée à ce monde en ruines ; il ordonne aux exterminateurs de réduire en esclavage ceux qui sont aptes à travailler et de les faire cultiver la terre afin d’enfourner dans la gueule de Zardoz les « offrandes » de ses adorateurs. Contre livraison du blé, il jette fusils, pistolets et munitions sur la terre. Et le peuple est content, il « croit » ; et les exterminateurs sont contents, ils « chassent » l’humain, violent, tuent ou fouettent ; et les intellos écolos sont contents, ils « ont le blé sans l’argent du blé », juste par leur ruse de clercs.

Après avoir déconstruit ce monde en 68, ce film démontre cinq ans après les engrenages d’une reconstruction anti-utopique. Car les grands mots des belles âmes du new age sont du vent devant la nécessité. Vivre en bulle, c’est confortable : fusionnel, dans un éternel printemps, ami-amie avec toutes et tous, sans peine ni douleurs, sans travail ni enfantement – une vraie Bible à l’envers ! Mais ne serait-ce pas de l’orgueil ? Le péché est puni par la loi divine chez les chrétiens. Dont acte.

Car le chef des exterminateurs Zed (Sean Connery), le plus impitoyable et le plus agressif – mais aussi le plus intelligent, un vrai James Bond 007 – est mandaté pour découvrir ce qui se cache dans le masque de Zardoz. Il est poussé par la curiosité atavique de la volonté de savoir, qui est une forme de l’agressivité à vivre. Aidé par ses compagnons qui enfournent le blé à pelletées dans le masque, il se cache sous le tas et n’émerge qu’en vol. Toujours pistolet à la main, la poitrine nue bardée de cartouchières, il « tue » Arthur Frayn qui s’écrase au sol (mais sera reconstitué dans la machinerie biologique du cristal).

Lorsque le Zardoz revient à sa base dans le vortex, Zed part explorer le coin. Il est idyllique, suite de maisonnettes collectives au bord d’un lac, dans une atmosphère douce où il ne pleut jamais et où chacun vit heureux pour l’éternité. Car un vortex est un tourbillon physique qui enferme les particules. Les savants, deux générations avant, ont inventé un monde préservé, stable et fermé comme un cristal (le Tabernacle), dans lequel tous les éléments se répondent, en écho. Ils ont trouvé le miraculeux équilibre, donc l’éternité. Sauf que les humains, même mutés lorsqu’ils sont « reconstruits », ont encore besoin de manger, même s’il ne s’agit que de fruits et de céréales (la viande, quelle horreur, ce serait agressif !). D’où le recours à la domination sur l’extérieur.

Ils ont perdu toute agressivité donc tous désirs ; les mâles ne bandent plus. Certains sont devenus apathiques, les vieux « éternisés » trop tard aspirent à en finir, les autres s’ennuient dans « le collectif » où règne la pensée unique de l’harmonie universelle. Les séances d’unisson, qui rappellent furieusement les sessions de méditations des stages de psy-quelque chose de nos jours, font froid dans le dos. Qui a réticence, même minime, à se livrer à tous, est rejeté socialement et poussé dehors comme un renégat, déchu de toute relation. Le vote est obligatoire et l’on vote pour tout ; la majorité impose sa loi sans contrepouvoir – or la majorité n’est pas originale, ni meilleure que les meilleurs. Sauf qu’on ne veut plus de « meilleurs », l’égalité absolue règne en théorie. Car même chez les éternels, intellos harmoniques, « la domination » existe ! Elle est collective, donc pire ; l’expérience communiste un peu partout sur la planète le montrait à l’envi dans les années 1970. Le totalitarisme intellectuel n’est pas meilleur que le totalitarisme religieux ou celui des seigneurs guerriers. Arthur Frayn ne fait que traduire le sentiment majoritaire des éternels lorsqu’il veut détruire le vortex via un exterminateur pleinement humain, c’est-à-dire tueur et volontaire. Sean Connery – dit Zed, la dernière lettre de l’aphabet – est parfait dans ce rôle : velu, viril, puissant, il va observer et ne laisser observer que ce qu’il veut dans les « expériences » que font sur lui les femmes qui dominent (mais oui) le collectif éternel. May (Sara Kestelman) lui avouera, spontanée, qu’il est « plus intelligent qu’elle et même que la plupart d’entre nous ». Car lui est issu d’enfantement, pas de machine à procréation ; lui a été élevé dans la survie, pas dans la mollesse de l’éternel printemps ; lui bande pour les filles, pas les efféminés éternels – il a envie, il désire, il veut.

Bien sûr, nous sommes dans les années post-hippies où il était mal vu d’être musclé et de montrer sa force, ce pourquoi le Sean Connery d’époque a le torse plutôt mou. Mais, par rapport aux minets filiformes et imberbes qui l’entourent, il est la bête aux narines frémissantes, en slip rouge comme Tarzan. Ce pourquoi l’autre femelle dominatrice Consuela (Charlotte Rampling), glaciale de désirs refoulés, voudra « le détruire » parce qu’elle est en train d’être séduite par le mâle et que cela l’effraie. Il finira par la ravir, ils s’enfuiront tous deux après le crépuscule des dieux et ils auront un enfant que, dans une scène mémorable, on voit grandir entre ses deux parents jusqu’à ce qu’ado, il les quitte pour vivre dans le monde réel – et qu’eux meurent enfin.

Guerre du Vietnam, du Biafra, du Kippour, du Bangladesh, Watergate, crise du pétrole et suspension de la convertibilité or du dollar, composent un monde cruel où, en 1974, les utopies font long feu. Zardoz en est l’illustration. La religion oppresse, les savants imposent, les intellos oppriment, même le végétarisme et le féminisme sont des contraintes : la domination est toujours là. Le seul moyen d’en sortir est d’être empli d’énergie vitale pour penser par soi-même et se révolter – comme les conquérants, comme les pionniers, comme les grands hommes depuis les origines. Contre le rêve écolo de tout ce qui est « durable » au point d’aboutir à un équilibre éternel. Car l’équilibre parfait est asthénie, apathie, soumission au collectif fœtal, absence complète de volonté au profit du plan – autre forme redoutable de dictature. Les individus ne sont plus, ils forment un œuf ; ils n’ont plus d’existence, plus d’attractions pulsionnelles, affectives ni sexuelles, plus de personnalité. Ils sont standards, interchangeables, égaux éternellement médiocres, ennuyés de tout, déshumanisés.

Il faut dépasser le premier degré kitsch et confus, les longueurs parfois, car ce film mérite d’être revu pour ce cinquantenaire de mai 68. Le message est qu’il vaut mieux accepter sa nature et faire avec plutôt que de la nier (ce péché de toute la génération 68 devenue social-démagogique !). Toute l’œuvre de « civilisation » consiste à canaliser les instincts primaires et à dompter les passions par l’intellect pour les faire servir au mieux l’humain dans son environnement. Ce n’est pas en déniant la nature agressive de la bête humaine que l’on changera le monde – au contraire ! Car l’instinct vital surgit toujours, même là où on ne l’attend pas. Autant le reconnaître, le contenir, l’apprivoiser et le canaliser.

DVD Zardoz de John Boorman, 1974, avec Sean Connery, Charlotte Rampling, Sara Kestelman, John Alderton, Movinside 2017, 1h45, standard €16.99 blu-ray €19.99 

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Faire communauté ou société ?

La référence depuis la révolution d’octobre 1917 était binaire (avant la chute du Mur) : dictature mais bureaucrate-socialiste – ou libertés mais anarcho-capitaliste. Or, depuis l’échec du « socialisme réel » soviétique (suivi de l’échec du social-démocrato-libéral Hollande) tout change.

Face à toute réalité qui déplaît, naît toujours une utopie. C’est humain, normal, c’est pourquoi les religions ne cessent de renaître. L’idéal “communiste” (jamais réalisé) est une utopie : il a été rationalisé par Marx mais vient de la plus haute antiquité (voir les Iles du Soleil de Diodore de Sicile). Le problème de Marx est que, s’il croyait voir “scientifiquement” une évolution à l’œuvre dans les sociétés, il ne pensait pas possible un passage au communisme idéal sans forcer un peu les événements. Mais cela le gênait, c’est pourquoi il situait le communisme “véritable” sans l’Etat (dépérissement), et dans un avenir très lointain (après que le capitalisme se soit accompli et consumé). Il n’a donc pas analysé le passage. Il sentait bien (Lénine s’est engouffré dans la brèche) que la contrainte “de classe” engendrerait quelque chose comme une dictature, qu’il ne pensait cependant que comme un bismarckisme un peu plus fort. Or il se trouve que, dès que vous en créez les conditions, la nature humaine reprend le dessus et que le pouvoir est une tentation trop grande pour le laisser aux autres ou même le partager… D’où le communisme “réalisé” en URSS et ailleurs : un despotisme à peine éclairé, des dirigeants qui s’accrochent jusqu’à ce que seule « la biologie » (c’est-à-dire leur décès) les détache du pouvoir.

Le propre du sociologue est de dégager des types abstraits de relations sociales. Deux modèles sociaux attirent : la société ou la communauté.

  • La communauté est fondée sur la « tripe » irrationnelle, sur la « croyance » : soit la prétention ‘scientifique’ ou fondamentaliste d’un parti unique ou d’une religion ‘révélée’, soit le nationalisme d’un peuple de jeune organisation étatique.
  • La société se veut fondée sur la raison : le libéralisme établit un ‘contrat’ tacite via le droit, l’élection et le marché. Il n’existe pas d’économie sans société – donc sans motivations qui viennent d’ailleurs que de l’argent et du profit ; il n’existe pas de capitalisme purement économique – donc sans État qui fasse respecter des règles a minima ; il n’existe d’ailleurs pas d’État puissant sans une économie solide – socle et moteur de sa puissance.

Dans l’État de type communautaire, ce qui compte est le groupe – et ce qui va avec : l’égalitarisme, donc la contrainte d’en haut pour l’imposer à chaque individu génétiquement différent des autres… Voyez Sparte, le Japon, l’Allemagne des années 30, l’URSS brejnévienne comme la Russie de Poutine, la Chine han d’aujourd’hui, les sectaires de Daech comme la Turquie nationale-islamiste d’Erdogan. En Chine jusqu’à il y a peu, un décret de l’État-parti exigeait que chaque famille n’ait pas plus d’un enfant, deux dans les campagnes ; au-delà, c’est l’avortement obligatoire. Chaque hôpital de district affiche sur ses murs la liste des familles, leur nombre d’enfants autorisés, avec un numéro de téléphone pour dénoncer toute grossesse suspecte. Tout le monde « sait » et surveille tout le monde – c’est ça la communauté.

Dans la société de type libéral, ce qui compte sont les libertés de l’individu, son épanouissement personnel – et ce qui va avec : son insertion dans la société via l’éducation, le débat, l’association, le droit, l’initiative (artiste, chercheur, entrepreneur, explorateur) ; et des métiers d’administration pour ceux qui ne se sentent pas créateurs et préfèrent « fonctionner » qu’entreprendre. Voyez Athènes, l’Angleterre, les Etats-Unis, l’Allemagne depuis 1945.

Dans le système libéral-capitaliste, l’économie permet le pouvoir via la création de richesses ; dans le système communautaire c’est la cooptation (le bon plaisir politique, donc le respect de la ligne de ceux qui vous cooptent). Il s’agit de “modèles”, nés historiquement, avec des traits propres. Aucune société réelle ne correspond tout à fait à un modèle-type. Il y a eu différentes sortes de communautarisme-communismes ; il y a eu et il y a encore différentes sortes de libéralisme-capitalismes. Mais la balance revient aux idées communautaires des années 30…

Toute société complexe (qui va au-delà de la cité grecque ou du canton suisse de 10 000 habitants), a obligation d’organisation (en gros l’Etat) et exigence de libertés (en gros la société civile). C’est cette dialectique entre la contrainte d’organisation et l’épanouissement individuel qu’il faut socialement gérer. Cela reste perpétuellement à inventer car tout change et l’homme est un être imparfait perpétuellement insatisfait.

Le défi d’aujourd’hui est de reconnaître que nous ne resterons pas longtemps les “aristos” du pouvoir économique et politique mondial : le tiers-monde émerge, et très vite. Le développement de la science nous oblige à voir que la planète souffre de nos exploitations et orgueils du modèle chrétien & Lumières (« se rendre maître et possesseur de la nature »). Enfin, nous sommes tous embarqués sur la même terre et avons obligation d’agir ensemble pour préserver l’avenir. Les États-nations subsistent et, comme les États-tiers émergent à la puissance, le modèle d’Etat-nation va subsister longtemps, par fierté. Les micro-nationalismes basque, écossais, flamand, catalan, lombard, sont la volonté d’une communauté à base ethnique, mais aussi de langue et de culture, de s’ériger en Etat-nation homogène, sans dépendre d’une fédération ou d’un Etat-nation plus global.

La ‘communauté idéale’ (l’administration mondiale des ressources) reste donc impossible tant que cela durera. Reste donc le modèle « société », fondé sur le droit négocié par le débat commun. La construction européenne comme les accords pour résoudre la crise financière sont de ce type ; d’autres s’occupent du climat, ou du terrorisme, de la piraterie, de la prolifération nucléaire, de la faim dans le monde, du SIDA, etc.

Si la poussée sociale existe et se constate, elle n’est pas « loi » de l’histoire ou son avatar actualisé appelé « mouvement » social, mais un chaos de forces antagonistes, « un sac de pommes de terre » disait Karl Marx. Des manipulateurs la récupèrent à leur profit sans que cela ne soit ni le « seul » ni le « meilleur » chemin… sauf pour leur propre pouvoir ! Nul ne détient “la vérité” sur ce qui serait “bon” pour tous. Les Chinois, les Vénézuéliens, les Suédois, les Bantous ont d’autres idées que “nous”, Français-occidentaux-animés-de-bonnes-intentions, sur l’avenir souhaitable du monde commun. Il faut le reconnaître, sans pour cela démissionner de nos traditions et culture. Donc participer au débat global… sans affirmer détenir “le seul” Modèle révélé il y a un siècle et demi.

Pour cela il serait bon de quitter la langue de bois médiatique de l’incantation. Ne parle-t-on pas à tout bout de champ de ‘communauté’ là où il n’y a que des égoïsmes réunis par les seuls intérêts de faits ? De la communauté européenne (dont on voit trop souvent le grand écart) à la communauté internationale (dont Hubert Védrine montre l’inanité), à la communauté éducative (quasi-nulle selon le film de Laurent Cantet) et à la communauté virtuelle (qui met en scène les egos en « Fesses-book ») ! Si c’est « ça », le monde merveilleux du « communautaire », cet amalgame de moi-je-personnellement narcissiques, vous comprenez pourquoi l’on peut préférer le contrat d’une « société » choisie établi sur le droit, plutôt que la contrainte de fait, de hasard, de mode ou de parti.

Ce qui hérisse la raison, dans l’eau tiède qui sert de « pensée de gauche » aujourd’hui, est cette contradiction hypocrite entre l’intolérance maximale au laisser-faire économique – et la tolérance laxiste inimaginable envers le laisser-faire social et intellectuel. Est-ce si dur de « penser » ?

Nietzsche l’avait bien dit dans le Gai Savoir : « Si l’on considère combien la force chez les jeunes gens est immobilisée dans son besoin d’explosion, on ne s’étonnera plus de voir combien ils manquent de finesse et de discernement pour se décider en faveur de telle ou telle cause : ce qui les attire, c’est le spectacle de l’ardeur qui entoure une cause et, en quelque sorte, le spectacle de la mèche allumée – et non la cause elle-même. C’est pourquoi les séducteurs les plus subtils s’entendent à leur faire espérer l’explosion plutôt qu’à les persuader pour des raisons : ce n’est pas avec des arguments qu’on gagne ces vrais barils de poudre ! » I.38

Les manipulateurs des extrêmes exploitent l’irrationnel via le spectacle – le citoyen adulte préfèrera la raison et se défiera des bateleurs d’estrade.

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Modèle Mélenchon : de Lénine à Gorbatchev

Pour Zinoviev, l’utopie communiste s’enracine dans les pulsions élémentaires de la nature humaine : esprit grégaire, besoin de sécurité, paresse.

Mélenchon en fait un argument d’autorité par la promotion du citoyen mobilisé dès le plus jeune âge.

George Orwell, dans sa société imaginaire de l’an 1984 décrivait l’itinéraire d’un militant : « à trois ans, le camarade Oguilvy refusait tous les jouets. Il n’acceptait qu’un tambour, une mitraillette et un hélicoptère en miniature. A six ans, une année à l’avance, par une dispense toute spéciale, il rejoignait les Espions (les pionniers). A neuf, il était chef de groupe. A onze, il dénonçait son oncle à la police de la Pensée. Il avait entendu une conversation dont les tendances lui avaient paru criminelles. A dix-sept ans, il était moniteur d’une section de la ligue Anti-sexe des Juniors. A dix-neuf ans, il inventait une grenade à main qui était adoptée par le Ministère de la Paix (…) A vingt-trois ans, il était tué en service commandé. »

Le communisme n’a pas instauré ce comportement par en-haut, il est venu à la rencontre du sentiment populaire qui ignore le pluralisme, en conteste la légitimité, et pratique spontanément la violence : d’un côté les nôtres, en face les autres.

Mélenchon accuse de complot tous ceux qui ne pensent pas comme lui.

La gauche française a voulu expliquer la tyrannie par les origines historiques du régime : menacé, il se défendrait. La théorie des circonstances exceptionnelles, du « complot », justifie toujours les épurations – jusqu’à Chavez et Maduro. Pour les historiens anglo-saxons, il faut chercher dans les profondeurs du régime tsariste un mélange de passivité et de sentiment du « collectif ». Avec cela, le poids des circonstances : la dissolution de la société traditionnelle en 1917, une volonté farouche du parti bolchevik de contrôler l’ensemble du pouvoir, la personnalité de Lénine et ses trois décisions immédiates en 1918 : 1/ la création d’un appareil policier hors contrôle populaire confié à Dzerjinski, 2/ le refus de constituer un gouvernement socialiste de coalition, 3/ la dissolution de l’Assemblée Constituante, les élections n’ayant désigné qu’une minorité de Bolcheviks. Lénine écrivait : « la notion scientifique de dictature s’applique à un pouvoir que rien ne limite, qu’aucune loi, aucune règle absolument ne bride et qui se fonde directement sur la violence. » La tyrannie naît donc dans les faits avec Lénine et est issue de sa certitude dogmatique d’avoir raison. Au-dessus du suffrage populaire, il place sa propre vision de l’intérêt général. Staline ne fera que poursuivre.

Le 14 mars 1990, le député au Parlement fédéral soviétique Youri Afanassiev, déclara à la tribune, retransmis par la télévision : « nous avons appris de toute notre histoire ce que c’est que la force. Toute notre histoire, c’est justement la force, la violence. Si notre chef et fondateur a réellement jeté les fondements de quelque chose, c’est de l’élévation de la violence, de la terreur de masse, en principe d’Etat. Il a élevé l’illégalité en principe politique de l’Etat. » Il désignait officiellement Lénine.

Mélenchon, comme tous les tribuns sûrs que « le peuple » a raison, raisonne (résonne ?) de la même façon.

Après Lénine, le pouvoir glissera dans les mains de la fraction dirigeante du Parti qui flagornera Staline, destituera Khrouchtchev, encensera Brejnev, et opposera son inertie aux réformes de Gorbatchev. Ce dernier reste dans la lignée des dirigeants soviétiques, il est le « chef d’orchestre » – tout comme Mélenchon se veut le porte-parole de la base en mouvement.

La volonté de Gorbatchev est de conduire le changement d’un régime socialiste autoritaire à un régime adapté aux aspirations nouvelles d’une société plus éduquée. A ses débuts, Gorbatchev (comme Mélenchon) prenait pour modèle Lénine. Avec le temps et les bouleversements irréversibles concédés d’en haut puis conquis par la base en une dialectique sociale difficilement maîtrisable, la référence à Lénine n’est plus que de méthode : il s’agit d’être aussi souple que lui dans la direction du pays, d’accompagner les masses dans leur révolution. Le régime se créera de lui-même par la dynamique des réformes et les poussées de la société (c’est ce que dit Mélenchon). Dans un premier temps, le régime soviétique se coulera dans les formes – anciennes, faute de références – du nationalisme ou des clivages politiques de l’avant-1917 (libéralisme, slavisme, nationalisme, etc.).

Peut-être ne sera-ce pas de la démocratie, au sens où l’entend Emmanuel Lévinas : « en se reconnaissant imparfaite, en ménageant un recours à la personne jugée, la justice en est déjà à la question de l’Etat. Voilà pourquoi la démocratie est le prolongement nécessaire de l’Etat. Elle n’est pas un régime possible parmi d’autres, mais le seul qui convienne. Puisqu’elle sauvegarde la capacité d’améliorer ou de changer la loi en changeant – triste logique ! – de tyran, ce personnage malgré tout indispensable à l’Etat » (entretien à l’Express du 6 juillet 1990).

L’exemple historique – vécu – du modèle soviétique et de son inefficacité tyrannique devrait nous mettre en garde contre les tentations du retour du même. Via Mélenchon entre autres Chavez et Maduro. C’est à cela que doit servir la remémoration d’octobre 1917.

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Cycles

Je suis frappé depuis plusieurs décennies par les cycles qui bouleversent à peu près tous les dix ans les façons de faire et de penser. Depuis ma naissance, ils reviennent régulièrement, comme si la société s’ébrouait à intervalles réguliers pour chasser des puces importunes ; avant ma naissance, ils remontent au moins au grand-père, sinon avant. Ils concernent surtout la France, puisque j’y suis né ; mais le monde n’est pas absent des cycles majeurs.

1918 : fin de la guerre la plus con qui a vu le suicide de l’Europe et amorcé son déclin. L’utopie communiste a été instrumentalisée par une caste autoproclamée avant-garde pour instaurer la dystopie d’une tyrannie socialiste durant 75 ans, se réfugiant dans le nationalisme lorsque la révolution mondiale échoua. Mais la moitié du monde en fut contaminée, de Mao à Pol Pot en passant par Castro.

1929 : krach boursier du siècle aux Etats-Unis qui se diffuse ailleurs, suivi de ses conséquences économiques, sociales, politiques et géopolitiques avec l’exacerbation du chômage et des nationalismes.

1939 : seconde guerre due à la première, où les nationalismes exacerbés par la crise donnent à plein, faisant s’écrouler les empires.

1948 : grandes grèves insurrectionnelles menées par la CGT et le PCF qui attend de Moscou un feu vert pour la révolution. Des militants communistes font dérailler le train Paris-Tourcoing et font 16 morts ! Le matois Staline ne donnera pas le feu vert, faute de moyens militaires ; FO fait scission de la CGT et les surréalistes rompent avec les communistes – Camus publie La Peste. La France adopte cette année-là le plan Marshall d’aide au redressement industriel.

1958 : après une guerre civile absurde pour les colonies considérées comme des départements (selon Mitterrand, ministre de l’Intérieur), coup d’Etat légal et instauration par référendum de la Ve République. Fin des petites magouilles rituelles entre politiciens de micro-partis qui font et défont les gouvernements, empêchant l’Etat d’agir efficace. Celui-ci se débarrasse du boulet algérien en 1962. Le Traité de Rome entre en vigueur, fondant un début d’Europe économique.

1968 : explosion sexuelle, affective et spirituelle de la jeunesse qui fait craquer les gaines du vieux monde patriarcal, autoritaire et catholique. Les étudiants fraternisent – un court temps – avec les ouvriers pour un monde meilleur ; il y a 8 millions de grévistes avant les accords de Grenelle, le licenciement d’un tiers des journalistes de l’ORTF et la large victoire des gaullistes aux législatives de juin. L’écologie naît à la suite du mouvement hippie et le gauchisme veut se débarrasser du « système » en changeant la vie par le sexe, la drogue et le rock’n roll. Mais l’URSS envahit la Tchécoslovaquie, rendant le communisme encore un peu plus impopulaire après les révélations en 1956 des crimes de Staline par le rapport Khrouchtchev – et la Révolution culturelle de Mao finit en quasi guerre civile. Stratégie du déni, Soljenitsyne est interdit de publication en URSS. Marine Le Pen naît le 5 août à Neuilly. Le Front de libération de la Bretagne commet plusieurs attentats, profitant de la crise pour revendiquer un micro-nationalisme.

1978 : aux élections législatives le PS supplante le PC, préparant la voie au programme commun pour la présidentielle de 1981 où toutes les utopies se donneront libre cours. Pendant 18 mois seulement… la dévaluation du franc sonnera trois fois (comme l’arrière-train), et le choix de l’Europe par Mitterrand aboutira au « tournant de la rigueur » et à la démission du trop vieille-gauche Mauroy. Le Système monétaire européen est créé, embryon du futur euro. Georges Perec publie La Vie mode d’emploi qui retrace la vie d’un immeuble parisien sur un siècle.

1987 : les prix sont enfin libérés en France depuis 1945. Krach léger en bourse (il dure à peine trois mois) mais qui signale le début de la financiarisation du monde, menée par les Etats-Unis. La Réserve fédérale américaine mène les taux et, lorsqu’elle les remonte, la bourse va mal – et avec elle toutes les bourses occidentales (donc, à cette époque, mondiales). Deux ans plus tard le mur de Berlin tombera et, en 1991, l’URSS explosera sans tirer un seul coup de fusil, minée de l’intérieur.

1998 : instauration des 35 h en France et début de l’ère numérique effective (mobile, Internet, réseaux). Krach des pays émergents dû au retrait précipité des capitaux à court terme des pays occidentaux. Ce krach intervient un an à peine après le krach du fonds spéculatif LTCM, géré par deux prix « Nobel » d’économie américains qui a failli emporter le système financier. Assassinat par des nationalistes corses du préfet Erignac : à chaque moment de crise, mes micro-nationalismes renaissent… Même si la France est championne du monde de foot et que l’euro va naître comme monnaie deux ans plus tard.

2008 : nouveau krach séculaire, équivalent à celui de 1929, mais avec des conséquences économiques, sociales, politiques et géopolitiques qui sont atténuées par l’apprentissage monétaire et diluées par la mondialisation. Mais les nationalismes retrouvent des couleurs avec les rancœurs de la crise et du chômage, sans dégénérer comme en 1939. Les anarcho-autonomes croient précipiter la fin en sabotant le réseau SNCF et Coupat est présumé coupable. Le Traité de Lisbonne sur l’Europe est ratifié par les Assemblées. Kerviel sévit à la Société générale (4.5 milliards d’euros de pertes) tandis que le rapport Attali, demandé par le président Sarkozy, prépare les réformes qu’entreprendra Macron… dix ans plus tard.

2017 : nous sommes une décennie après le krach séculaire… et les nationalismes se font menaçants, de Trump aux Etats-Unis au Brexit anglais, jusqu’à la bouffonnerie catalane où le président de région fuit se réfugier à Bruxelles pour échapper au droit de son propre pays. Pendant ce temps, la Chine fait rempiler le Mao-bis Xi Jinping qui promet la puissance pour la décennie à venir – et soutient en sous-main le dictateur nord-coréen et sa bombe. Les attentats secouent les sociétés considérées comme mécréantes par les fanatiques musulmans et les gens se durcissent progressivement, malgré les cris d’orfraie de certains intellos qui crient au loup pour tout, acceptant sans guère d’état d’âme les restrictions successives aux libertés et la surveillance généralisée permise par l’intelligence artificielle. Les pays se ferment, comme les cultures. Les citoyens bazardent tous les vieux routiers de la politique et se désengagent des partis au profit de vagues « mouvements ». Les idéalistes et les métis rêvant d’universel et de mélange sont de plus en plus considérés comme des curiosités importunes ; l’identité l’emporte, « appartenir » plus que penser par soi-même. Choquer le bourgeois non seulement ne fait plus recette, mais la majorité rêve de plus en plus d’être bourgeois – au point de se plaindre d’être en France périphérique.

Comme on le voit, depuis la guerre les illusions de fraternité sont mises à mal par les idéologues (communistes, gauchistes, écologistes, socialistes) tandis que l’égoïsme sévit sans vergogne (krachs et spéculation). La construction de l’Europe apparaît comme un « en même temps » miraculeux (l’union, mais dans l’intérêt), cependant bien précaire. L’irrationnel des religions emporte le repli sur soi, du cocooning aux frontières, tandis que les nationalismes et les micro-nationalismes en profitent.

J’ai eu jusqu’ici deux fois l’impression d’un changement de monde : en 1968 et en 2008. Même la disparition de l’URSS et du communisme ne m’apparait pas comme majeur. Mai 68 a vu un changement de société bien plus concret, et la crise de 2008 a lézardé l’optimisme international, écologique et technologique déjà touché par les attentats de septembre 2001. Les Etats-Unis ne sont plus la superpuissance qu’ils ont été depuis 1918 – pour eux, un siècle s’achève et nul ne sait ce qui adviendra. La montée des intolérances, le retrait personnel et nationaliste (jusqu’au « clocher » opposé à « Paris »), sont accentués par les gros bataillons du baby-boom qui se retirent du travail. La jeunesse est peu lettrée, trop avide d’immédiat pour penser l’avenir, nomade comme jamais, et semble vouée plus à « réagir » qu’à agir. Sauf à s’en mettre plein les poches si c’est possible dans le foot, la chanson, la start-up, la politique ou le hacking.

Si les cycles se poursuivent, j’attends 2027 avec un optimisme mitigé.

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Faillite de l’idéologie soviétique née en 1917

Toute foi confrontée au réel se rationalise. Confrontée aux oppositions elle se justifie et se fige. Dès 1981, et sur les promesses illusoires de la gauche marxiste au pouvoir, la presse française constate la faillite de l’application de l’idéologie soviétique. Les Français, toujours en retard d’une guerre, y croient encore…

La foi, qui est élan, ne laisse pas place au doute mais cette absence résulte du mouvement de l’esprit, non de la contrainte. Lorsque l’enthousiasme diminue, le groupe militant élève des barrières contre les interrogations. Alors survient le règne du dogme et l’inquisition. Des procès de Moscou à la Hongrie, à la Tchécoslovaquie, aux purges du PCF, la certitude communiste ne survit que d’interdire droit de cité à la plus infime interrogation, elle n’existe que de traquer partout la question, de la tuer dans l’œuf. Le Monde du 24 décembre 1981 décrit « les bases théoriques et structurelles des pays communistes : le dogmatisme de l’idéologie et le monolithisme du parti, trouvent l’un et l’autre leur source dans le léninisme. » Lénine était encore à l’âge de la foi, même si son pragmatisme foncier lui a fait prendre les tournants nécessaires à la réalisation du But qu’il avait en l’esprit. Il laissait sa place au doute – non sur la Fin dernière – mais sur les voies et moyens pour y parvenir. Il reconnaissait parfois se tromper. Sous la gauche, le parti ne se trompe plus. Et l’on invoque Lénine comme une Sainte Ecriture.

Le socialisme reste-t-il réponse à une réalité mouvante, comme l’affirme Georges Marchais au XXIVe Congrès du PCF ? La presse 1981-82 constate la fin d’une génération qui s’accroche au pouvoir, sans qu’aucun mécanisme ne vienne rationaliser le clientélisme, l’Afghanistan « sauvé » de ces féodaux qui refuse de se plier volontairement aux avancées de l’Armée soviétique, les récoltes de céréales comme toujours catastrophiques. Pour le Quotidien de Paris du 6 février 1982, « traduit en terme politique [le marxisme est aussi] un cadre d’organisation des sociétés dans lequel la fin – inévitable parce qu’inscrite dans l’histoire – justifie des moyens. » Ce qui faisait le génie de Lénine était de ne pas prendre Marx à la lettre, mais seulement comme référence et étendard. Staline vint, matois, terre à terre, dogmatique, il accentua les exagérations fanatiques de Lénine. Pouvait-il en être autrement ? Staline fut non seulement un fils légitime de Lénine ; il fut aussi son fils unique.

Santiago Carrillo, secrétaire général du Parti Communiste espagnol, note en 1982 que « L’URSS est un pays qui a dépassé le capitalisme et qui a supprimé la propriété privée des grands moyens de production. Cela ne veut pas dire qu’il existe en Union soviétique une société socialiste développée, comme ils disent là-bas. » Dans la vision qu’avait Karl Marx de l’Histoire, où la société se développe suivant un schéma social faisant se succéder les régimes en fonction de la propriété des moyens de production, on peut dire que la collectivisation est une « étape supérieure » au capitalisme, dans le sens où elle viendrait « après ». Mais dans l’histoire réalisée, le capitalisme apparaît plus efficace et plus souple pour répondre aux besoins de la société.

Alors que, dans les pays en voie de développement, le marxisme permet d’y espérer le changement sans que l’on ait à se changer soi-même. Il suffit de supprimer les causes extérieures des problèmes que l’on doit affronter. Alibi pour les dirigeants en place, souvent plus préoccupés de leurs intérêts personnels que des peuples dont ils se disent en charge, le marxisme fournit le bouc émissaire idéal : cet Occident « blanc, chrétien et capitaliste ». Quel est le pays sous-développé ayant choisi le marxisme qui ait réussi ? La Chine n’a pu émerger qu’en revenant sur le dogmatisme de Mao, en ouvrant une zone franche et en permettant aux entreprises étrangères de s’implanter. « Un peu de capitalisme ne peut pas faire de mal à la Chine », dit-on là-bas. Et le succès est venu…

Le socialisme reste un espoir, que Georges Marchais exprime au XXIVe Congrès du PCF : « c’est à la fois une socialisation des grands moyens de production et d’échange, un pouvoir représentatif du peuple travailleur au sein duquel la classe ouvrière exerce un rôle politique dirigeant, la satisfaction progressive des moyens matériels et culturels sans cesse croissants de tous les membres de la société, un effort fondamental pour modifier les rapports sociaux. » Mélenchon reprend presque mot pour mot aujourd’hui ce mantra communiste. La réalité est moins rose et Marchais l’avoue : « dans l’histoire, nous le savons bien, aucune transformation sociale n’a été facile, aucune n’a échappé aux revers et aux contradictions (…). C’est précisément pourquoi il n’y a pas, il ne peut pas y avoir, scientifiquement parlant, de « modèle » passe-partout, prêt-à-porter de socialisme. Le socialisme n’est pas un objet d’importation, car il ne peut résulter que du mouvement réel de la société, du mûrissement des contradictions au sein de celle-ci. »

Des décennies de socialisme « en expérience » dans plusieurs pays du monde ne sont pas faits pour encourager. Le Monde du 24 décembre 1981 écrit que le marxisme est « une idéologie qui sert de base au système coupable des pires atrocités, y compris le génocide, commises au cours de ce siècle, en Europe. » Et Le Matin du 29 décembre 1981 : « l’expansionnisme soviétique s’avance en effet masqué derrière l’idée généreuse du socialisme (…) Que l’idée du socialisme s’évanouisse, et l’empire apparaîtra pour ce qu’il est en réalité, c’est-à-dire comme une force, une force nue, une force brute. » Souslov était passé maître en l’art de trouver les justifications idéologiques à tous les mauvais coups perpétrés par l’URSS.

Annie Kriegel, dans le Figaro du 16 décembre 1981 : « le parti socialiste et le parti communiste français (…) (sont concernés) tout particulièrement parce qu’ils sont comptables, chacun à leur manière, de la faillite historique de l’utopie socialiste ». Libération va plus loin le même jour et parle de « la faillite interne totale du communisme, la mort de l’idéologie communiste, le fait que ces partis communistes sont des cadavres vivants qui ne remuent que faiblement. »

La presse se fait l’écho des dissonances enregistrées parmi les communistes eux-mêmes. A Madrid, Santiago Carillo, secrétaire général du PC espagnol, a affirmé que l’instauration d’un gouvernement militaire en Pologne est « en contradiction avec les bases du socialisme, du marxisme et du léninisme ». C’est un régime militaire « antipopulaire, autoritaire, et donc antisocialiste » qui a ainsi été instauré. Et Libération cite les Brigades Rouges, dans un document de décembre 1981, pour qui « le soi-disant camp socialiste » n’est socialiste « qu’en paroles » et le mode de production en URSS est « depuis des années le capitalisme d’Etat ». Alexandre Zinoviev confirme dans Libération du 27 janvier 1982 que « l’idéologie soviétique est devenue un mécanisme formel gigantesque. Ce mécanisme fonctionne assez bien. Pour les changements on a besoin d’époques entières. » Le révélateur est venu de Pologne. Le coup de force a étalé au grand jour la réalité de l’ordre rouge. Elle se résume en quatre points : une puissance militaire formidable au service d’une idéologie périmée, une machine à écraser la liberté, un système incapable de faire vivre dans des conditions décentes les peuples qu’il domine, un instrument dont la finalité cynique est de broyer l’homme. La faillite atteint même les journalistes communistes, puisque Guy Barbier écrit dans Le Monde du 29 décembre 1981 sur « cette paradoxale conception de la lutte des classes qui aboutit à approuver l’écrasement militaire de ce qui est indiscutablement toute une classe ouvrière, ou au moins à s’y résigner au nom des intérêts supérieurs du « socialisme ». »

Si Marx formule des hypothèses scientifiques sur fond de philosophie, le « marxisme » comme système est moins vivant. Quant au léninisme, il se veut une science appliquée. Staline a fait de Lénine « l’homme devenu mausolée » et de sa pensée un bunker théorique dans lequel on peut se retrancher à tout moment. En témoigne ce monument de Leningrad (redevenue Saint-Pétersbourg) ou Lénine, debout devant la gare de Finlande, harangue la foule debout sur la tourelle d’un blindé coulée dans les douilles de bronze des obus de la guerre.

Hélène Carrère d’Encausse note « l’extrémisme de la pensée politique russe » qui « est une constante qui se perpétue des populistes aux bolcheviks » (Lénine, la révolution et le pouvoir, 1979). L’explication tient en ce que « l’illégalité, le débat en milieu clos ont coupé les idées du réel, et les intellectuels discutant dans un cadre abstrait ont été conduits à poser les problèmes en termes extrêmes (…) Coupée du monde extérieur, sans prise sur lui, l’intelligentsia se défend en affirmant son originalité, en considérant qu’elle seule détient la vérité. » Coupée du monde et vivant dans le ciel des idées… Notre intelligentsia socialiste, et notamment Badiou qui inspire tant d’extrêmes-idéalistes, est bien de ce moule-là.

Lénine, mis en minorité, nie la signification du vote et sort de l’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité « réelle » et Lénine transporte le centre du parti hors de l’Iskra (Mélenchon fait de même en se plaçant hors du parti Socialiste). Il fera de même lors de la prise du pouvoir en dissolvant l’Assemblée constituante. Mélenchon, élu député, refuse la cravate, le drapeau européen, la légitimité de l’Assemblée même : pour lui, « le peuple » est le groupe que lui décide être « le peuple », et pas un autre, notamment les prolétaires qui votent Front national ou Macron. En 1917, Lénine espère le miracle de la Révolution mondiale dans trois semaines ou trois mois. Staline attend des miracles de la collectivisation des terres et de l’industrialisation forcée. Pour Khrouchtchev, le miracle doit venir de l’exploitation des terres vierges. Brejnev croit aux miracles engendrés « scientifiquement » par l’introduction de la chimie dans l’agriculture. Mélenchon attend un miracle du citoyen en armes constamment mobilisé et donnant de la voix. Mais les prophéties ne se réalisant pas, il faut sauver du doute la doctrine et le système. Le responsable, c’est l’ennemi, qu’il faut détruire.

La coercition commence avec Lénine, qui a écrit de sa main l’essentiel des articles du premier Code pénal soviétique. Staline n’a rien amélioré : « Sincère et convaincu, mais fanatique et borné » selon Boris Souvarine en 1937, Staline est un pur produit du léninisme. Les gloses pour partager les responsabilités et chercher à quel moment le socialisme a « dérapé », n’ont pas de sens : la foi est totalitaire parce que les affidés sont certains d’avoir raison ; le parti n’a pu survivre que parce qu’il s’est montré impitoyable aux errements et aux compromis ; l’idéologie n’a pu s’adapter que parce que le marxisme est aussi une théorie de l’action et pour l’action. Pour Gorbatchev, on a oublié en URSS le « facteur humain ».

L’idéologie est un sentiment d’appartenance à « une cohorte cooptée de privilégiés à haut risque », selon l’expression d’Annie Kriegel. A l’origine, les révolutionnaires étaient poussés par la foi, puis obligés par les circonstances à ne pas se déjuger. La révolution une fois consolidée, l’enthousiasme n’était plus adapté, on préférait les conformistes aux activistes. Une société assurée de durer a le temps devant elle. Pourquoi brusquer les choses ? Georges Lavau dans la revue Pouvoirs n°21 de 1982 dénombre cinq « lois d’utilisation » de l’idéologie par les Etats communistes : source de croyance, instrument d’analyse du réel, justification, ressource de pouvoir contre les USA (le socialisme champion du tiers-monde), ciment du système communiste mondial. Tout pouvoir a besoin de légitimité, et la légitimité a besoin d’utopie. On ne peut gouverner sans faire rêver.

Dans cette critique de la « rationalisation », on perçoit ce regret « de gauche » que l’utopie ne soit pas mieux servie. On charge Staline pour conserver une image pure des origines de la Révolution et de la pensée de Lénine.  Les ressources de la dialectique remplacent l’élan. L’évolution historique étant un processus qui avance en surmontant les contradictions, il est toujours aisé de faire du moment présent un moment charnière d' »intensification » des contradictions, qui oblige à une vigilance accrue. A droite, on croit qu’il est plus difficile de se défendre contre l’idéologie soviétique, parce qu’il faut la discuter pas à pas, alors qu’une foi se rejette d’un bloc. D’où les tentatives de ramener le socialisme soviétique à l’ideal-type d’une foi qui se serait dévoyée.

Retourner à 1981, la gauche au pouvoir et l’URSS encore toute-puissante, permet de comprendre les ressorts de l’illusion et du mensonge. Ils sont à l’œuvre aujourd’hui, sur les mêmes bases.

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Ce que fut la religion communiste

« Là-bas », loin de chez nous, un peuple perçu comme à peine européen, dans un pays à cheval sur l’Europe et sur l’Asie, aux dimensions sans égales aux nôtres, a vécu de 1917 à 1991 l’instauration d’une nouvelle religion. La Foi s’incarne dans le temps (le présent et l’avenir de l’idéologie), et dans l’espace (une terre illimitée).

Le communisme comme idéologie est une foi pure et abstraite avant que les hommes qui s’en réclament ne conquièrent le pouvoir, puis un savoir qui se veut plus concret, une science principe et guide, dès la Révolution advenue. La ferveur des premiers temps s’émousse alors dans le quotidien.

Le Communisme est une foi, qui s’est institutionnalisée. Elle s’est faite pragmatique ; elle est dans le siècle. Reste l’espoir qu’elle incarne. Une pièce de Slavomir Mrozek, Ambasador, jouée au théâtre Polski de Varsovie en 1981, traduit ce sentiment : « L’Ambassadeur » : alors, on dit que votre système est totalitaire ? L’officiel soviétique : est-ce totalitaire que de vouloir le bonheur de l’humanité entière ? »

Le socialisme sera-t-il « sauvé » par ses fins ? « Car, malgré les « crimes », malgré les « erreurs » et les tristes mais nécessaires « rappels à l’ordre », c’est cette petite flamme vacillante, c’est l’idée du bonheur identifiée à celle, même meurtrie, du socialisme, qui reste son ultime garantie. » Il faut croire au Matin… Pour la Pravda, citée avec distance mais non sans nostalgie par Libération en 1981, « le socialisme mondial (est) reconnu par la pensée sociale progressiste comme la plus grande réalisation à ce jour pour le progrès social du XXe siècle. »  A l’origine était la foi, celle qui est vécue dans la chair et qui naît de la souffrance, « la plus grande des espérances du XXe siècle », selon Jean Ellenstein, historien du communisme bien oublié aujourd’hui. Cette foi a balayé le tsar et réussi la révolution. Elle est restée vivante chez les témoins (de moins en moins nombreux) de ces premiers temps sacrés. Ainsi de Souslov : « sa jeunesse à été marquée par la misère physique et morale de son milieu d’origine dans les profondeurs de la campagne russe. Par la volonté d’abolir, à tout jamais, la malédiction séculaire ». L’Humanité raconte la vie des saints : « à tout jamais » est bien une expression d’essence religieuse.

La ferveur des premiers temps s’émousse au fil des ans par les compromis nécessaires à toute histoire en marche. L’espoir n’est plus sève de printemps, mais justification liturgique. Les marxismes sont de nature totémique, ils tentent d’identifier les masses et de mobiliser leur imaginaire au service d’un pouvoir (Marx-icône, Marx-étendard) ou d’une politique (Marx-drapeau-rouge). Pour Jean Ellenstein, la révolution d’Octobre fut « le plus grand échec et la plus grande des désillusions. Le tank remplace l’idéologie. L’économie périclite, et seule l’armée prospère sur le terreau de la dictature et de l’oppression. »

Le sentiment du sacré n’est pas une phase dépassée du développement de la conscience comme le voudrait la vision positiviste, mais un élément permanent du rapport de l’homme et du monde. L’esprit fonctionne dialectiquement ; le sacré est l’un des pôles dont le profane est l’autre. Oscillant entre transcendance et finitude, l’esprit avance dans la connaissance. On ne devient pas révolutionnaire par spéculation intellectuelle mais par indignation. Claude Roy montre que le besoin de croire est plus profond que le contenu de la croyance. Roger Garaudy, d’étudiant chrétien, passe à un statut de surveillant général du stalinisme intellectuel, pour tomber dans un écologisme tiers-mondiste, avant de se convertir à l’Islam… déjà (Mélenchon suivra-t-il ce même chemin qu’il a  bien commencé jusqu’au bout ?). Philippe Robrieux, par son expérience d’historien du PCF, montre que l’intellectuel n’adhère au Parti que lorsqu’il croit ; et le processus de rupture est identique : on s’en va parce qu’on cesse d’y croire. Au-delà des structures de l’esprit humain, la société occidentale chrétienne a marqué les individus d’une empreinte religieuse d’autant plus forte qu’elle s’est vue imposer tôt. Pour ne citer que des noms très connus, Thorez, Duclos, Vassart, secrétaire à l’organisation et représentant du Parti au Komintern, ont eu une très forte éducation religieuse. Benoit Frachon avait un frère curé avec qui il était en très bons termes. Vaillant-Couturier avait été un auteur de poèmes mystiques avant 1914. Dostoïevski dit du socialisme : « il était pris en sorte pour une correction et une amélioration du christianisme en fonction du siècle et de la civilisation. »

Le messianisme de Marx reste la base de la foi soviétique : l’homme, à l’origine simple fragment de la nature, s’en détache par son activité créatrice qui domine le milieu naturel. Mais cette puissance se retourne contre lui et l’entraîne dans le déterminisme social. A lui d’en découvrir les lois et d’humaniser les transitions vers un nouvel état d’équilibre où, ayant approprié la nature, il réapproprie aussi sa propre nature. D’où les représentations des prolétaires volontiers torse nu, au naturel, sans le carcan des bienséances bourgeoises et affichant leurs muscles travailleurs avec fierté. Devant une telle perspective, et avec les outils sociologiques et historiques fournis par Marx, les communistes sont sûrs de leur « bon droit » historique. L’enthousiasme compense l’ignorance, car on affirme d’autant plus fort que l’on n’est pas certain de convaincre : « Tout nous est permis, déclare Le Glaive Rouge, organe de la Tchéka de Kiev le 18 août 1919, car nous sommes les premiers au monde à brandir le glaive non pour asservir et réprimer, mais au nom de la liberté générale et de l’affranchissement de l’esclavage. »

Le déclin de la foi a eu lieu durant des années noires du stalinisme, après les Procès de Moscou, dans l’après-guerre soupçonneuse, mais surtout lors du XXe Congrès où, pour la première fois depuis Lénine, le Parti Communiste d’Union Soviétique acceptait de remettre en cause l’infaillibilité de la voie choisie jusqu’ici et de reconnaître ses erreurs par la voix de son Secrétaire général. Après l’espoir d’ouverture de Khrouchtchev, la foi est morte de consomption durant les longues années d’immobilisme brejnévien. Elle renaquit sous Gorbatchev, hésitante, pragmatique, laïcisée, osant faire revivre le marxisme comme mouvement et non comme dogme (ainsi font Mélenchon et Badiou), comme idéologie visant à libérer plutôt qu’à contraindre. « On a sous-employé le potentiel du socialisme », accuse Gorbatchev dans son livre, Perestroïka. « Les idées de la Perestroïka ne sont pas seulement le fruit d’intérêts et de considérations pragmatiques, mais aussi l’indice du trouble de notre conscience et le signe de notre foi indomptable en ces idéaux que nous avons hérités de la révolution. »

Il semble étrange de parler de religion à propos des intellectuels. Raymond Aron l’a fait : « Le communisme me semble la première religion d’intellectuels qui ait réussi ». Jules Monnerot pense que le communisme est « l’islam du XX° siècle ». Emmanuel Todd y voit une parole « schizophrénique », qui discourt sans attendre de réponse et reproduit très exactement la structure du cours magistral.  La schizophrénie dissocie les processus affectifs et logiques, elle serait justement la « maladie professionnelle des intellectuels ». Les exégètes de Marx ont montré que les thèses économiques ne viennent pas en premier dans son œuvre ; Maximilien Rubel et Jean-Yves Calvez en particulier ont montré qu’elles sont précédées et commandées par l’ambition philosophique.

L’optimisme de Marx le force à trouver dans le socialisme un moyen unique et simple qui permette de résoudre le problème du malheur complètement et d’un seul coup. Cet optimisme est attaché à la dialectique, méthode idéale qui résulte d’une conviction que tout conflit :

  1. doit se résoudre inéluctablement,
  2. doit se résoudre « bien »,
  3. bien pour l’homme, centre et maître de la nature par sa conscience qui le fait émerger à la puissance.

Si la dimension sacrée est nécessaire, le marxisme présente une laïcisation des grandes religions philosophiquement acceptable pour l’intellectuel du XXe siècle. Le paradoxe est que ce système ne se soit imposé jusqu’à présent que dans les pays à faible niveau général d’éducation. A ses débuts, Staline avait tendance à raisonner comme si la classe ouvrière était la classe élue, le socialisme une terre promise, le prolétaire fatalement bénéficiaire de la rédemption, et la lutte des classes violente comme une guerre sainte.

Mais pour d’autres, le communisme n’est pas une religion.

La preuve est qu’il n’a aucun souci transcendantal. La promesse de l’utopie n’est pas celle du paradis : la légitimité des partis communistes dépend de la construction d’une société sans classes et non des besoins spirituels des croyants. Le marxisme serait en fait, le rêve de toute société industrielle : réconcilier l’homme avec la nature et avec les autres hommes. Comment la génération à l’ombre de Brejnev vit-elle cette foi soviétique ? Gorbatchev affirme : « les ouvrages de Lénine et son idéal socialiste restent pour nous une source inépuisable de pensée créative, dialectique, de richesse théorique, de sagacité politique (…) Il est jusque dans son image un exemple immortel de force morale d’une grande élévation, de culture spirituelle universelle et de dévouement désintéressé à la cause du peuple et du socialisme. Lénine vit dans le cœur et l’esprit de millions de personnes. Brisées toutes les barrières élevées par les scolastiques et les dogmatiques, puiser dans l’héritage de Lénine avec le désir ardent de comprendre plus à fond dans sa pensée originale – tout cela s’est constitué en un besoin d’ampleur grandissante au fur et à mesure que se multipliaient les phénomènes négatifs de notre société. »

La faillite du communisme soviétique est un peu celle de toute foi. Des illusions de la révolution, l’URSS est passée aux excès du stalinisme puis à la fossilisation brejnévienne, et son « érosion progressive des valeurs idéologiques et morales », selon Gorbatchev. Décrire le déclin de la foi soviétique est un besoin vital pour l’opinion déchristianisée, sans enthousiasme, des Français. Chez nous aussi la foi révolutionnaire est retombée, celle de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, ravivée en 1946 par le Préambule de la Constitution après plusieurs années de « ressourcement » Résistant, comme le changer la vie de 1968 puis les désillusions rapides de 1981. Par l’exemple soviétique, il faudrait rappeler que les théories les plus généreuses doivent se compromettre avec le siècle, et qu’il ne faut pas figer les espoirs sous peine de basculer dans la contrainte.

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Theodore Sturgeon, Les talents de Xanadu

Edward Waldo, dit Theodore Sturgeon du nom donné par son beau-père, est mort en 1985 et il ne dira rien à la jeunesse d’aujourd’hui : c’était avant Internet ! Mais il a été l’auteur de science-fiction le plus populaire des Amériques dans les années 1950. J’évoque peu la science-fiction sur ce blog, voire pas du tout, mais j’ai beaucoup aimé le genre étant adolescent. J’y reviendrai probablement.

Dans ce recueil de sept nouvelles, Sturgeon applique à la lettre son principe majeur : « rien n’est jamais absolument comme il devrait être ». C’est ainsi que dans L’hôte parfait, un jeune garçon de 14 ans qui attend son père à la porte de l’hôpital où sa mère accouche d’une petite sœur, aperçoit à la fenêtre une femme à poil qui l’interpelle. Et pof ! Elle se jette dans le vide et s’écrase huit mètres plus bas sur le pavé, aux pieds de l’adolescent. Sauf qu’elle n’est plus là… C’est le début d’une histoire de possession, une Chose qui pénètre les esprits pour s’y lover et se repaître des joies humaines.

Maturité met en scène un homme resté enfant, créateur de dizaine de gadgets, écrivain, artiste – en bref l’insouciance à l’état pur. Les docteurs et savants qui veulent le transformer pour le faire mûrir croient qu’une fois pleinement adulte, il épanouira son talent. Mais si la source de création était justement l’esprit d’enfance ? L’auteur s’est marié 5 fois et a eu 7 enfants, il sait de quoi l’enfance est capable. Les transformistes de notre siècle, deux générations après l’auteur, auraient-ils déjà tort ?

Mais la première nouvelle, qui donne son titre au recueil, est pour moi la plus profonde. Le soleil a explosé et l’humanité s’est empressé d’essaimer. Bril est un envoyé spécial d’une planète humaine qui veut fédérer les autres sous sa coupe. En bon Américain technomaniaque et formaté à la discipline, l’auteur l’a doté d’une armure à l’épreuve des projectiles et d’armes diverses dissimulées dans ses manches et ailleurs. Mais l’homme tombe sur Xanadu, cette planète où l’humanité vit comme à l’Age d’or. Les gens ne portent rien sur eux, qu’une ceinture de composition chimique que tout le monde connait et peut reproduire, qui les vêt de couleurs chatoyantes comme un champ de force arachnéen ne laissant rien ignorer de leur harmonieuse anatomie. Tout est plaisir et jeu sur cette planète. Les maisons se construisent à plusieurs, chacun communiquant instantanément sans avoir besoin de parler, puisant son savoir technique dans les bases de données interconnectées. L’amour y est d’évidence et la jeunesse perpétuelle.

L’intérêt de cette fiction est de nous plonger dans l’univers fantasmé de Karl Marx jeune, lorsqu’il rêvait du communisme utopique où la propriété ne saurait exister puisque chacun est doué de tous les talents et travaille par jeu en collectivité. Sans propriété, pas de violence, pas même de pudeur bourgeoise puisque tout le monde est égal aux autres. L’état de nature est l’état de sa nature, un naturel où l’accord est avec soi-même parmi les autres et dans la nature.

Autour de 1968, cette utopie renaissait dans le Flower Power, dans les communautés hippies où tout et tous étaient à tout le monde, amour en bannière (mais sexe à gogo). La nouvelle reflète ce monde-là mais le transcende par sa chute : car ce paradis retrouvé est le moyen le plus sûr pour convertir l’humanité entière, même les planètes militaires ! Une utopie à méditer.

Theodore Sturgeon, Les talents de Xanadu (nouvelles de SF), 1972, J’ai lu 1999, 319 pages, occasion €1.30

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Éternelle tentation communiste

Les débats politiques portent toujours sur le modèle de société désirable. Il y a 25 ans existait la société capitaliste, représentée par l’Amérique et ses incontestables succès. Et la société communiste, représentée par l’URSS à la pointe et par la Chine en développement, avec la base avancée de Cuba en David contre Goliath. Le communisme représentait une utopie syndicale et populaire pour les Français qui donnaient alors autour de 20% au PC à chaque élection ; la jeunesse encensait les diverses formes intellectuelles du gauchisme, de la sophistication trotskiste au simplisme mao ; technocrates et bureaucrates y voyaient le prolongement de l’État-providence avec pour corollaire le renforcement de leur pouvoir social.

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Est arrivée la crise mondiale du pétrole, l’inflation massive, l’incapacité des administrations à réagir – donc la déréglementation. L’URSS s’est écroulée, la Chine a commencé son virage, Cuba a sombré dans la paranoïa sénile. Le monde n’a « plus le choix » parce que dans le concret, aux voix, un système l’a emporté sur l’autre. Ce qui n’empêche pas l’utopie de survivre. On en trouve des traces dans les arguments ressassés de nombre de ceux qui ne sont ni aux affaires, ni aux leviers de l’économie, mais confortablement fonctionnaires. Il est confortable de prêcher du haut d’un statut quand on n’a nulle main à mettre à la pâte.

C’est pourquoi il est utile de revenir à ces débats ardus qui ont fait l’objet de tant de publications savantes. Mieux vaut la rigueur que la mauvaise foi. Guy Bensimon, professeur d’économie à l’IEP Grenoble et chercheur au CNRS, a publié en 1996 un intéressant Essai sur l’économie communiste (toujours disponible). Malgré le jargon qui reste la marque de la sociologie, il plante avec rigueur le décor. Une économie réelle n’existe que dans une société réelle ; or une société est toujours organisée autour de rapports sociaux. Economie de type capitaliste ou économie de type communiste ne peuvent s’analyser sans mettre au jour la domination et les autres types d’échanges sociaux. C’est la faiblesse des critiques néoclassiques que de juger du communisme selon les normes d’une société marchande ; c’est le mérite du russe Alexandre Zinoviev d’avoir mis le doigt sur le sujet.

Tout système social est complexe, il implique une division du travail et des rapports hiérarchiques entre les gens, entre les groupes ; chaque système social est issu d’une ligne historique distincte, ce pourquoi « la transition » russe entre soviétisme et libéralisme ne se fera pas avant une génération au moins. Si l’on dégage les types abstraits, deux lignes apparaissent :

  1. « La ligne historique du communisme, c’est la contrainte de l’organisation sociale » p.245. Chaque individu n’est pas considéré comme unité de décision indépendante mais obligatoirement rattaché à une cellule sociale (production, vie publique, relations personnelles) et chaque groupe de cellules à un bloc, entreprise ou administration. Ces dernières appartiennent à des ministères que coordonne le Plan, impulsé d’en haut par les oukases politiques du Comité Central du parti unique. La société communiste est une société de domination et de soumission des individus à une nomenklatura de quelques-uns qui règlent l’organisation d’une société complexe par la politique.
  2. « La ligne historique du capitalisme, c’est la liberté d’entreprendre et de commercer avec, à la base, ce qui allait devenir la relation de droit et la liberté juridique » p.246. Professions et commerce se sont développés dans les interstices de l’organisation sociale (alors féodale). L’organisation sociale encourage l’activité fictive et fixe les individus à leur groupe – alors que la liberté d’entreprendre promeut l’efficacité du travail et détache l’individu du groupe par les échanges.

Toute organisation sociale tend à contrôler ; toute revendication de liberté pour s’y opposer est ‘capitaliste’, puisque seule l’efficacité de gestion des ressources rares (le propre du système capitaliste) permet l’émancipation économique des individus et groupes sociaux du poids trop étouffant de l’organisation sociale. D’où cette remarque de l’auteur : « Croire que ‘le communisme est mort’ est une pure illusion. Il sera toujours présent tant qu’il y aura des sociétés complexes, y compris dans les sociétés occidentales qui, quoique ‘capitalistes’, ne peuvent se passer d’organisation sociale » p.246. Notons que cette émancipation capitaliste-démocratique-scientifique (les trois sont historiquement liés…) est à la fois ‘contre’ et ‘avec’ l’organisation puisqu’aucun système, même économique, ne peut subsister sans règle.

Mais c’est cette dialectique de l’individu et de la société qui crée la dynamique de l’innovation capitaliste, cette dialectique des groupes et pays créatifs d’économies-monde qui entraîne les autres dans ‘le progrès’. L’actuel débat sur la ‘régulation’ est bien de ce type. L’Etat veut contrôler tandis que les individus résistent. La médiation est assurée, en Occident, par le droit, lui-même élaboré et renouvelé par les instances démocratiques de débats et de votes réguliers.

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Pourquoi la tendance centralisatrice (« communiste ») a-t-elle échoué ?

  • De fait, parce qu’historiquement les sociétés sont sorties d’une économie de guerre et de reconstruction (de 1914 à 1991, la fin de la guerre froide).
  • Politiquement, parce que la coexistence des systèmes, durant 60 ans, a clairement montré qu’un type de société et pas l’autre pouvait augmenter son niveau de vie, entreprendre ou choisir la protection d’un statut, libérer sa création artistique, ses loisirs et ses mœurs, s’exprimer librement, aller et venir sans contraintes dans le monde entier. Dès que le Mur et autres rideaux de fer ou de bambou se sont ébréchés, l’exode a été massif, les gens votant avec leurs pieds faute d’autre moyen.
  • Socialement, parce que la lutte (la concurrence dans le type capitaliste) prend une forme inhibante dans le type communiste : « La préventisation est la forme de lutte sociale qui se noue entre individus dépendants les uns des autres du fait de leur cosubordination. (…) Son but est d’empêcher que les individus ne se détachent de la masse ; elle consiste donc à nuire aux individus performants tout en permettant aux faibles de se hisser jusqu’à la moyenne » p.99. Ses moyens sont « les dénonciations, les calomnies, l’usage de faux » ; ses conséquences sont « la tendance généralisée vers la médiocrité, la tendance à l’abaissement du niveau moyen de production de la société, la tendance au renforcement du goût de la société pour l’étalage, le bluff, les formes fictives d’organisation et d’activité, l’imitation de l’activité aux dépens de l’activité réelle » p.100. Les innovations se font en sociétés capitalistes, les recherches d’Etat qui existent en société communiste sont alimentées surtout par l’espionnage technologique (URSS, Chine…) et sont réservées exclusivement à l’armée (ou au pouvoir central) ; elles ne se diffusent pas dans la société ni dans le reste du monde.
  • Economiquement, parce que les sociétés ont jusqu’ici choisi la quantité de biens disponibles, la qualité de la production et la productivité du travail (où excelle le système capitaliste) – plutôt que l’emploi garanti, l’exploitation du travail faible et les risques absents (où excelle le système communiste). A faire une comparaison, il faut lister tous les attributs sociaux et pas seulement se cantonner aux critères purement économiques. Notons que le Japon, société clanique, a opéré une synthèse historique originale des deux jusqu’à présent. Et que la Chine Populaire s’est ouverte au marché tout en conservant une ‘junte’ dite communiste (qui n’est qu’un mandarinat traditionnel où l’idéologie sert de voile). Avec « la crise », le balancier revient vers la protection et la garantie, redonnant au type communiste des couleurs nostalgiques.
  • Oui, mais… l’écologie fait une entrée en force dans les préoccupations et les craintes ! Or, selon Zinoviev, la propension des sociétés communistes à une faible productivité entraîne certaines conséquences : « la baisse d’intensité dans ‘l’échange des substances’ aussi bien à l’intérieur de la société qu’entre la société et son milieu, le ralentissement de tous les processus vitaux, le développement de la croissance purement physique du corps social (croissance économique extensive) (…) l’exploitation cupide de la nature et le parasitisme » p.207. Le capitalisme est plus efficace pour gérer les ressources rares ; le communisme est gaspilleur, extensif et peu soucieux de la moindre efficacité économique – seule la politique compte.

A cette aune, la voie communiste reste barrée et le parti Socialiste français aurait eu raison de tirer un trait sur cette révolution marxiste… s’il l’avait assumé. Reste la voie de l’aménagement, donc du réformisme qui vise à d’abord laisser-faire – avant de corriger.

Guy Bensimon, Essai sur l’économie communiste, L’Harmattan 1996, 272 pages, €23.90

Alexandre Zinoviev, Le communisme comme réalité, 1981, Livre de poche Biblio essai, €4.46

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Conservatismes

Comme il existe des progressismes, il existe plusieurs conservatismes : subi, graduel, radical. Car même ceux qui se qualifient de progressistes persévèrent dans le conservatisme de leur courant. Ils ne changent pas, seule change l’époque.

Le progressisme subi est celui du libéralisme, qui accepte ce qui vient, d’où que vienne le changement (du climat, des mœurs, des techniques, du mouvement social), mais avec l’habitude. Le courant récent va des radicaux sous la IIIe République à Emmanuel Macron, en passant par Pierre Mendès-France, Michel Rocard, Jacques Delors, Manuel Valls (avant d’être ministre, pas après) et… François Hollande (une fois élu seulement). Les modèles : Bill Clinton, Tony Blair, Gerhard Schröder.

Le conservatisme subiest le même : accepter ce qui vient, faire corps avec le changement en adaptant les lois et les mœurs, mais lentement, à son heure. Ce qui distingue progressisme et conservatisme subis ? La « bonne conscience » sociale : se dire de gauche est mieux valorisé, se dire de droite est plus le fait des retraités.  Centre gauche et centre droit, Macron et Juppé ou Bayrou sont proches, au fond. Le courant va des Girondins à Alain Juppé, en passant par Louis-Philippe, Alexis de Tocqueville, Antoine Pinay, Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre, Edouard Balladur, François Bayrou. Accepter une interprétation humaine différente des mêmes lois de nature ou divines. La conscience s’améliore, elle « découvre » du neuf comme on découvre un corps en ôtant peu à peu le drap qui le recouvre. Ainsi des mathématiques : elles existent de tout temps comme règles d’organisation de (notre) univers ; les humains ont mis des millénaires pour peu à peu les mettre au jour ; ils ne les inventent pas, ils les révèlent – croient-ils. Les modèles sont les mêmes que pour les progressistes, avec Jean Monnet en plus pour l’Europe.

Le progressisme graduel est le réformisme, qui ne remet pas en cause le système global mais l’aménage progressivement – par exemple le socialisme ou le radical-socialisme. Valls ou Peillon l’incarnent aujourd’hui, un peu moins Montebourg (plus interventionniste), encore moins Hamon. Le courant est issu de la scission en 1920 de l’Internationale socialiste entre communistes (inféodés  à Moscou) et le socialisme (qualifié de trahison par les staliniens). La vieille SFIO de Guy Mollet (qui envoya le contingent en Algérie pour 24 mois au lieu de 18 en proclamant urbi et orbi l’Algérie française), et le Parti socialiste refondé par Mitterrand et Chevènement en 1971 jouent cette carte : radicalité en paroles (pour être élu) puis pragmatisme réformiste en actes (une fois au pouvoir). Martin Aubry, Laurent Fabius et les « frondeurs » sont de ce jet. Le (seul) modèle franco-français : François Mitterrand – autoritaire et manœuvrier.

Le conservatisme graduel considère qu’il existe des lois immuables, issues de Dieu ou de la Nature (par exemple l’hérédité), et qu’il est vain de vouloir changer l’homme – sauf par le dressage éducatif et les lois répressives. On ne change alors pas l’être humain, mais seulement son comportement par des lois normatives. Qu’elle soit acceptée ou imposée, la règle s’impose. Fillon suit cette voie, après Chirac (créé par Marie-France Garaud et Pierre Juillet), la politique est l’art du possible. C’est donc se faire « réactionnaire » que de réagir négativement à ce qui change trop vite – à gauche aux réformes des zacquis sociaux (par exemple Hamon qui abandonne le travail pour garder la redistribution, et qui veut « revenir » à la gauche 1981 avec certaines nationalisations), à droite aux réformes du mariage (hier le PACS honni, aujourd’hui accepté…). Ils acceptent 1789, revenir à l’avant 1968 suffit généralement à ces conservateurs graduels. Les modèles : Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Jean-Pierre Chevènement.

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Le progressisme radical est celui qui veut renverser la table : changer le monde, changer l’homme, changer la nature ; donc le communisme, les divers gauchismes, et toutes les utopies d’avenir radieux. Mélenchon entre autres. Ce genre de courant utopique prolifère généralement en sectes et en sous-sectes selon les ego et les écarts théoriques : les innombrables ramifications écologistes, qui ont pris la suite des innombrables ramifications du gauchisme post-68, en sont l’illustration. L’écologie n’est pas chose sérieuse en France politique, juste un créneau où se faire mousser personnellement sans risques. Les modèles : Maximilien Robespierre, Mao Tsé-toung, Fidel Castro, Hugo Chavez.

Le conservatisme radical veut en revenir à l’avant 1789, avant les Lumières de la Raison dont l’orgueil trop humain bafoue les lois immuables établies par Dieu et par l’Ordre de l’univers. Ce courant s’est toujours révolté contre les changements trop brutaux : la Révolution (appelant à la Restauration), l’insurrection démocratique 1848 (appelant à l’empire Napoléon III), la Commune 1871 (appelant Thiers et la répression), la chienlit parlementaire 1934 (appelant les Anciens combattants), la défaite de 1940 (appelant la Révolution nationale), les accords d’Evian 1962 donnant son indépendance à l’Algérie de Belkacem (appelant à l’OAS), la chienlit sexuelle de mai 68 (appelant à l’Ordre nouveau), la loi Savary 1984 unifiant école publique et privée (appelant à la manifestation monstre), le mariage gai (appelant la Manif pour tous). Les lois sont des tables révélées qu’on ne peut contester : ainsi l’islam radical, le christianisme intégriste ou même l’athéisme souverainiste du Front national. C’est le seul conservatisme dont on peut dire qu’il est littéralement « révolutionnaire », dans le sens où il tente d’accomplir une révolution complète – comme les astres – ce qui veut dire un retour au point de départ… Faire l’Histoire pour établir la Perfection, disent les progressistes radicaux ; retrouver l’innocence parfaite par la rédemption, disent les conservateurs radicaux. Les modèles : Napoléon III, Mussolini, Poutine – voire Erdogan et même Trump (version souverainiste).

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Si les deux premiers conservatismes ne sont guère différents des deux premiers progressismes, le dernier est radicalement en miroir : l’un veut faire de l’humain un Dieu qui se crée par lui-même ; l’autre nie la liberté humaine pour se réfugier en Dieu et lui faire complète soumission. Les deux usent de la même méthode : la transparence. Il s’agit, pour la variante radicale des progressistes et des conservateurs, de l’utopie d’une nature et d’une humanité en parfaite concordance, d’un être humain en accord avec sa propre nature et avec la nature (ou la foi). La science positiviste du fait social pour les progressistes radicaux réactive – sans le voir – la théologie dogmatique des conservateurs radicaux. Les « progrès » du genre humain ne sont pas plus démontrables que les articles de la foi révélée (judaïque, chrétienne, islamique). Mussolini est à la fois le modèle autoritaire, souverainiste et populaire du courant Mélenchon (Mussolini activiste de l’aile maximaliste du parti socialiste italien) et du courant Le Pen (Mussolini des Faisceaux de combat et du parti national fasciste).

D’où la tentation du nihilisme de tous les radicaux. L’Histoire n’est Providence que si on le croit, donc le doute est ravageur… tout ne vaudrait-il au fond pas tout ? pourquoi ce choix plutôt qu’un autre ? La recherche du Génie « d’avant-garde » à gauche (Lénine, Staline, Mao…) et la quête du Sauveur à droite (Napoléon 1er et III, Pétain, de Gaulle…) sont l’aveu que ni l’Histoire, ni la Providence, ne sont évidentes à connaître. La soumission féodale à ceux qui affirment avoir des convictions ou l’attrait affectif de leur charisme suffisent à l’adhésion. Car spirituel et temporel sont ainsi mêlés, réconciliant avec soi-même. Comme si le monde n’était pas lui aussi mêlé et qu’il faille désirer le Bien en soi sur cette terre. Payer de sa vie est l’ultime « preuve » que l’on est dans la bonne voie car, de toute façon, la mort signe l’arrêt complet de toute voie pour la figer en éternité.

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Le tropisme radical de l’être humain, particulièrement fort à l’adolescence où l’envie d’action se conjugue aux idées courtes, n’a pas vraiment besoin de foi pour s’exacerber. Voter Le Pen ou Mélenchon, c’est tout un : peu importent les idées, ce qui compte est de foutre un coup de pied dans la fourmilière des nantis contents d’eux. D’où les Régionales, le Brexit, Trump, Juppé et Copé, Renzi… Mais quand la foi propose un cadre à la radicalité, le danger est immense de voir s’installer la Terreur : celle des jacobins en 1793, celle des bolcheviques en 1917, celle des gardes rouges en 1966, celle des gauchismes après 1968 avec les Brigades rouges, la Rote armee fraktion, Action directe, celle des salafistes aujourd’hui. La foi, qu’elle vienne de Dieu ou des hommes, fournit un justificatif aux pulsions violentes, sadiques et dominatrices, un cadre global au mal d’identité, un remède spirituel au mal être. Sans la foi, la radicalité n’est qu’un âge de la vie – avec la foi, elle est souvent la vie même… qui s’arrête par le sacrifice.

Comme si les radicaux ne pouvaient décidément pas accepter « ce » monde que les autres accompagnent ou font avec.

Les autres hésitent entre accepter le présent pour s’y adapter au mieux, ou « revenir » à l’avant : avant le tournant de la rigueur 1983 pour Benoit Hamon, avant la chienlit des mœurs de mai 68 pour François Fillon, avant la monarchie républicaine de la Ve République pour Jean-Luc Mélenchon, avant la constitution de 1946 et pour la Révolution nationale pour Marine Le Pen, avant 1789 pour les franges intégristes chrétiennes ou musulmanes (une foi, une loi, un roi).

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