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Egocratie galopante

L’égocratie est le pouvoir des egos, des personnalités tyranniques qui imposent leur emprise – par orgueil. C’est le cas de Trump le trompeur, de Poutine le boucher mafieux, de Xi Jinping l’apparatchik communiste nationaliste, d’Erdogan le national-islamiste – et le rêve affirmé d’un Mélenchon et d’un Zemmour, moins d’une Le Pen (tante ou nièce) plutôt tentée par un pétainisme de conservation.

Dans la lignée de Staline, Mao, Castro et des tyranneaux d’Europe de l’Est, Claude Lefort théorise l’égocratie, terme repris de Soljenitsyne, dans L’invention démocratique. (lien sponsorisé). C’est pour lui non pas une « démocratie » directe charismatique à la Max Weber mais une véritable tyrannie au sens d’Aristote. Selon ce philosophe, la tyrannie cumule les vices de l’oligarchie et ceux de la démocratie. Le tyran cherche à accumuler les richesses et opprime le peuple comme l’oligarchie ; il persécute les élites, comme la démocratie. Sa tyrannie est une oligarchie poussée à l’extrême, l’oligarchie étant déjà la tyrannie d’un petit groupe : le Parti en Chine, la mafia en Russie.

Le dictateur omniscient incarne à lui tout seul le Parti, le Peuple, le Pays, voire la Civilisation. C’est éminemment le cas de Poutine. Claude Lefort caractérise ce système de totalité par 1/ la destruction de l’espace public et sa fusion avec le pouvoir politique ; 2/ l’affirmation de la totalité lorsque toute organisation, association ou profession est subordonnée au projet totalitaire, lorsque la diversité des opinions, une des valeurs de la démocratie, et même les goûts personnels, sont abolis afin que tout le corps social tende vers un même but.

Une « simple » dictature subordonne la société à l’État – c’est le cas de Mussolini, de Pétain ou de Franco qui toléraient la concurrence de principes transcendants, comme la religion ou la morale. A l’inverse, une égocratie est une religion en soi, avec un dieu-vivant à la tête du pays. Ainsi Poutine définit-il « la » civilisation russe selon ses propres normes, qu’il va puiser dans les textes slavophiles du XIXe et dans le nationalisme du XXe. Tout Russe doit être d’accord sous peine de prison, de goulag, d’empoisonnement ou d’une rafale de balles. Même fermer sa gueule ne suffit pas : il faut manifester positivement son adhésion en soutenant le Génial dirigeant, en votant pour lui, en adulant ses actes. Sans vendre la mèche : ainsi un blogueur ultra-nationaliste et pro-Poutine qui vantait la guerre en Ukraine, a-t-il révélé par inadvertance le nombre de Russes tués à Avdiivka (plus de 16 000) – on l’a retrouvé « suicidé » deux jours plus tard, probablement de deux balles dans la nuque…

religion

Claude Lefort souligne combien le pouvoir de l’égocrate réside non dans sa capacité de charisme personnel, mais dans sa brutalité. L’emploi de la force la plus brutale sidère les indécis, effraie les opposants, et fascine les adhérents. La Boétie avait théorisé le mécanisme de la « servitude volontaire », les égocrates l’utilisent à fond. La brutalité est la manifestation des désirs les plus secrets, ceux que l’on n’ose pas ; on est reconnaissant à l’égocrate de dire et de faire ce que « tout le monde pense » sans vouloir le dire. Par exemple comme Trump vilipender le politiquement correct et rabaisser les féministes, comme Poutine affirmer son machisme torse nu dans la steppe, menacer ses ennemis, se vanter comme un gorille de la puissance de ses armes. Cela flatte l’orgueil des citoyens et, en Chine, des membres du Parti qui réélisent le Grand dirigeant Xi.

Pourtant, analyse Claude Lefort, jamais le totalitarisme égocrate ne parvient entièrement à ses fins. Les contradictions ne cessent de se faire jour pour inhiber le contrôle total – d’où les « purges pour corruption » en Chine, les assassinats en Russie : Politkovskaïa, Litvinenko, Nemtsov, Prigogine, Navalny…, la fuite des dissidents en exil. Car le Peuple-Un mythique, conduit par système à supposer l’existence d’un Ennemi permanent, « l’Autre maléfique » selon Lefort, qui ne cesse de « comploter » : pour Hitler les Juifs, pour Staline les bourgeois, les trotskistes et… les Juifs, pour Poutine la CIA, l’OTAN, l’ancienne société bourgeoise, les citadins opposés au « peuple » qui se convertissent aux idées démocratiques de l’Occident, voire « homosexualisée » à l’américaine (ce fantasme obsessionnel particulier à Poutine qu’il ferait bon d’analyser).

La violence contre ces « maladies » est légitime, ce pourquoi l’Ukraine, pays-frère et originaire de la Rus est attaquée comme inféodée aux « nazis ». La guerre est présentée comme une réaction normale, une fièvre, symptôme du combat du corps social contre la maladie, « l’opération spéciale » est un acte chirurgical pour amputer la société malade de ses éléments pro-européens et pro-OTAN, voire pro-pédophiles.

Pas de fin pour un tel régime, sinon l’élimination même de l’égocrate (on l’a vu avec Staline, Mao, Hitler), car le développement du système entraîne nécessairement contradictions et oppositions. La Russie de demain sera encore plus inégalement peuplée, socialement et ethniquement plus clivée, suscitant sans cesse dès aujourd’hui des tendances à combattre, des opposants à éradiquer, des provinces irrédentes à reconquérir (Crimée, Taiwan) – au contraire de la démocratie qui fait société de l’institutionnalisation des conflits, et où les intérêts divergents et les opinions contraires sont légitimes à s’exprimer et à s’affronter.

Au fond, contrairement aux présidents élus démocratiquement et librement qui sont des citoyens comme les autres, les égocrates se croient des dieux-vivants, des « rois » d’Ancien régime, oints de Dieu et son représentant sur la terre. Ils ne sont pas du peuple, mais au-dessus, ils font la loi, ils disent le vrai, ils incarnent le pays à eux tout seul (« la République, c’est moi » hurlait Mélenchon).

C’est cette ouverture du processus démocratique à l’indétermination, au nouveau, à l’inconnu, qui fait peur au totalitarisme. Lui veut figer le Peuple et le Pays dans un âge d’or mythique, une « civilisation » immémoriale qu’il faut défendre contre tous, car tous sont ennemis : il fallait hier défendre le peuple Aryen pour Hitler, aujourd’hui la Chine millénaire pour Xi, la Turquie islamique pour Erdogan, la troisième Rome pour Poutine.

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Barry Lindon de Stanley Kubrick

Sorti en 1975, c’est un film que j’ai vu dès l’origine et, depuis, plusieurs fois. Ce n’est pas que le héros en soit un, Barry (Ryan O’Neal) est plutôt une canaille, viril Irlandais qui en veut aux femmes depuis que sa cousine, la laide Nora (Gay Hamilton), a refusé de se marier avec lui et l’a traité comme « son teckel » devant un capitaine anglais riche qui va payer les dettes de sa famille. Mais Barry a de l’énergie, il est le Julien Sorel de la prose anglaise, méprisé par la « bonne » société qui se croit légitime, où il veut par tous moyens se faire une place.

Redmond Barry est inspiré d’un personnage réel, l’aventurier irlandais Andrew Robinson Stoney dont Thackeray a fait un roman satirique empli d’aventures, les Mémoires de Barry Lyndon (The Luck of Barry Lyndon). Le film de Kubrick ne reprend que les vingt-cinq années depuis le départ de Barry, de son Irlande natale en 1759 à sa chute sociale deux ans après la mort de son fils en 1786. Nous sommes juste avant les bouleversements européens de la Révolution française et l’aristocratie anglaise sous George III est décadente, vile, corrompue. Barry va révéler sa faiblesse, son snobisme, sa moralité toute de façade. Les aristocrates des deux sexes (les hommes par le jeu, les femmes par le mariage) sont prêts à se donner au premier usurpateur brutal pour rajeunir à sa force. Ce sera Napoléon en France. Brutalité, grossièreté, arrogance, ignorance, oisiveté, ivrognerie sont l’apanage des nobles du temps – dont les Russes d’aujourd’hui semblent avoir hérité.

Stanley Kubrick traite en documentaire cette histoire vécue du XVIIIe siècle, reconstituant les paysages et les costumes comme à l’époque. Ce pourquoi les images sont somptueuses, en lumière naturelle à l’intérieur avec les bougies comme à l’extérieur, inspirées des peintres du temps tels Gainsborough, Reynolds, Constable, Hogarth, Wright of Derby. L’histoire est contée par un narrateur en voix off, en deux parties : l’ascension de Redmond Barry, puis la chute de Barry Lindon, nom qu’il est autorisé par la cour à prendre après son mariage avec la comtesse Lindon.

Barry est orphelin depuis que son père s’est fait tuer en duel pour le prix d’un cheval. Élevé par sa mère et recueilli par son oncle, il voudrait bien épouser sa cousine mais il est godiche, il n’ose pas aventurer sa main entre les seins de la fille, qui a pourtant mis exprès son ruban dans son décolleté généreux. Elle le domine, il se révolte ; elle joue avec lui en flirtant ouvertement avec un Anglais, militaire et capitaine, doté d’une fortune que Barry n’a pas. Ses frères encouragent le mariage avec l’Anglais pour assurer leurs biens et régler les dettes. Barry, outré et outragé, défie le capitaine en duel, comme son père. Mais cette fois il l’atteint et le croit mort. Il doit fuir urgemment vers Dublin où il pourra se cacher des gendarmes pour avoir tué un homme, un Anglais occupant de l’Irlande de surcroît. C’était en fait une farce, comme quoi « l’honneur » aristocratique n’est qu’apparence. Le capitaine Grogan (Godfrey Quigley) qui aime bien Barry, l’informe qu’il n’a pas tué Quin mais que les pistolets étaient bourrés à étoupe et non à balle.

Barry fuit mais, dans une forêt, se fait rançonner par le Robin des bois irlandais, le fameux « capitaine » Feeney (Arthur O’Sullivan) et son fils, qui lui prennent son argent, ses bagages et son cheval. Barry en est réduit à s’engager dans l’armée anglaise, qui a besoin d’hommes pour la guerre de Sept ans sur le continent, et qui recrute comme un vulgaire Poutine. Peut-on arriver au mérite par la carrière militaire ? L’ambition de Barry est en effet de pénétrer cette aristocratie qui le fascine et qu’il envie. Mais il s’aperçoit vite que la gloire et l’honneur ne sont que colifichets réservés aux rois et aux officiers ; les soldats ne sont que des mercenaires recrutés de force dès 15 ans ou volontaires pour échapper aux famines d’Irlande et d’ailleurs, condamnés aux seuls plaisirs qui restent à leur portée : se saouler, piller et baiser. Barry profite que deux officiers homos se baignent nus à l’écart pour voler un uniforme et des papiers de mission l’accréditant à traverser les lignes pour rejoindre la Hollande.

En chemin, après avoir baisé plusieurs mois une jeune paysanne en mal d’homme parce que le sien a été pris pour la guerre, il pense rejoindre la côte et embarquer pour retourner chez lui, lorsqu’il rencontre une patrouille prussienne. Son commandant, le capitaine Potzdorf (Hardy Krüger) l’invite à chevaucher avec eux car la direction qu’il a prise n’est pas la bonne ; il le fait dîner à l’auberge, le fait boire, le fait parler. Il discerne très vite qu’il n’est pas celui qu’il dit être et lui met le marché en main : où il le rend comme déserteur à l’armée anglaise, ou il travaille pour son oncle, ministre de la Police. Barry choisit le moindre.

Il est chargé de surveiller un joueur professionnel qui se fait appeler le chevalier de Balibari (Patrick Magee), officiellement autrichien mais probablement irlandais, peut-être un espion. En présence du chevalier, Barry se trouve devant un compatriote et, en larmes, avec le mal du pays, avoue sa patrie et sa mission. Le chevalier compatit et décide de l’associer. Barry rendra compte au ministre de faits précis et réels mais sans grande importance et il assistera Balibari lors des parties de cartes où celui-ci triche impunément. Un système de codes permet à Barry, qui joue les valets ignorant le la langue et qui vaque à servir les alcools, d’indiquer les couleurs des cartes ou, au baccara, de passer sous la table la bonne carte à sortir du sabot. Les duels pour « l’honneur » quand on accuse le joueur de tricher ou que l’on répugne à payer, sont gagnés aisément par Barry, jeune homme vigoureux expert en armes (comme quoi l’aristocratie, dont c’est pourtant le métier, ne sait même plus se battre). Expulsé pour avoir endetté un prince, le chevalier exfiltre Barry habilement.

Désormais, ils vont de table de jeu en table de jeu mais Barry l’errant n’a pas renoncé à son envie d’élévation sociale. Pour cela, il doit séduire une veuve riche. Il jette son dévolu sur la comtesse Lindon (Marisa Berenson), flanquée d’un mari vieux et handicapé. Il la regarde, la drague, elle succombe à sa faconde d’Irlandais qui sait ce qu’il veut. Le mari succombe lui aussi, opportunément, d’une crise d’asthme après une altercation avec Barry. Ils peuvent se marier et c’est la face de hareng maigre du révérend Samuel Runt (Murray Melvin) qui les marie, puritain précepteur du fils de 10 ans de sir Charles, qui porte déjà le titre de lord Bullingdon sans avoir rien fait (Dominic Savage). Le garçon n’aime pas son beau-père qu’il croit plus opportuniste qu’amoureux et qui trompe sa femme avec les servantes. Il l’insulte et se fait châtier à coup de canne sur les fesses.

Il le détestera encore plus à l’adolescence lorsque Barry préférera sans conteste son propre garçon, Bryan (David Morley à 8 ans) et qu’il dilapide la fortune familiale pour tenter d’obtenir un titre en arrosant les aristos anglais. Mais il est trop Irlandais et trop rustre pour espérer l’obtenir ; il dépend donc entièrement de sa femme et, lorsqu’elle mourra, lui n’aura plus rien. C’est ce que lui dit sa vieille mère, la tête près du bonnet, venue vivre au château.

La justice est absente de ce monde, les voyous restent riches alors que les braves restent pauvres. Comme si c’étaient seulement les bons qui ont château, fortune et roulent en carrosse et les méchants qui restent à trimer à la terre, à la guerre et finissent à l’hospice. Seul l’esbroufe réussit, ou la race, pas le mérite.

Lord Bullingdon devenu jeune homme (un Leon Vitali à grosses lèvres) fait un scandale public le jour anniversaire de sa mère, lady Lyndon. Il prend par la main son jeune demi-frère Bryan, beau petit blond, et lui fait claquer des chaussures en plein concert pour se faire remarquer. Puis il éructe sa haine envers son beau-père l’usurpateur et celui-ci le rosse copieusement devant les invités des hautes classes. Bullingdon quitte sur le champ la demeure familiale et l’incident public donne à Barry mauvaise réputation. Ses anciens « amis » (à l’anglo-saxonne, à la Facebook) ne sont plus, du jour au lendemain ses amis et il perd tous ses appuis précieux dans l’aristocratie anglaise qu’il avait mis des années et une fortune à acquérir.

Pire, le garçonnet Bryan, enfant gâté jamais corrigé de ses mauvais penchants pris sur l’exemple de son père, est désarçonné du cheval qu’il lui avait promis pour le jour de ses 9 ans. Il a désobéi, ayant « promis » (promesse à l’anglo-saxonne, qui se transgresse dès que ses propres intérêts sont en jeu) d’attendre le jour anniversaire et son père pour monter le cheval. Mais il ne peut s’empêcher de vouloir tout, tout de suite, sort en catimini de sa chambre, passant devant le révérend benêt, enfourche sans toque le cheval qui se cabre, tombe sur la tête et meurt un peu plus tard. Fou de chagrin, et se sentant responsable, Barry sombre dans l’alcool, tandis que lady Lyndon se réfugie avec excès dans la religion sous la conduite intéressée du révérend que la mère de Barry veut virer pour faire des économies et empêcher sa mauvaise influence. Après une tentative de suicide de sa mère, Bullingdon provoque Barry en duel mais il est terrorisé, il ne connaît rien aux armes. Son coup part tout seul sans qu’il le veuille. Pris de pitié ? de remord ? de compassion ? Barry Lindon tire son coup par terre et non dans son beau-fils. Le coup suivant de l’adolescent lui casse la jambe et le chirurgien, pas très doué, déclare qu’il faut la couper.

Voilà Barry réduit et ingambe, comme l’ex-mari de la comtesse, mais sans le titre, ni l’argent, ni la considération. Sa mère s’occupe de lui et lord Bullingdon consent à lui verser à vie une pension de 500£ par an – à la condition expresse qu’il sorte d’Angleterre et n’y remette jamais les pieds. Il ira jouer sur le continent.

Le film dresse le portrait d’un ambitieux sans scrupules ni humanité, mais aussi en creux celui d’une élite dégénérée qui n’a plus aucune légitimité à son aristocratie. C’est le pouvoir des mauvais, l’emprise des riches, le mépris de classe quasi raciste. Barry a sans le vouloir l’esprit ravageur, il ridiculise les travers, les tics mentaux, les prétentions de ceux qui se croient supérieurs à lui. La citation en fin de film rappelle qu’une fois mort, tous sont désormais égaux. Le tragique de ce destin est accompagné par de Trio pour piano et cordes no 2, op. 100 de Schubert, comme une ode funèbre qui reste dans la tête une fois les images enfuies.

DVD Barry Lindon, Stanley Kubrick, 1975, avec Ryan O’Neal, Marisa Berenson, Patrick Magee, Hardy Krüger, Steven Berkoff, Warner Bros Entertainment 2001, 2h58, €7,48 Blu-ray €7,99

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Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin

Paraît cette année un roman politique d’actualité qui a frôlé le prix Goncourt, malheureusement attribué au compassionnel et au féminisme de la diversité, selon la mauvaise tendance des élites vers le populisme médiocre. Le mage du Kremlin a autrement d’allure. Bien qu’écrit en 2021 avent la guerre en Ukraine, il ne donne pas moins que les clés psychologiques du comportement de Poutine, « le Tsar » comme il l’appelle.

L’auteur a été conseiller en communication du Président du Conseil italien Matteo Renzi avant d’être celui du vice-premier ministre Francesco Rutelli et de publier en 2009 un essai sur les spin-doctors nationaux-populistes, Les Ingénieurs du chaos (dont le meilleur exemple en action est dans l’excellente série politique Borgen). A 49 ans, né à Neuilly en France, il n’en a pas demandé la nationalité, étant déjà italien et suisse. Mais il enseigne à Science-Po Paris.

Poutine est devenu un national-populiste et ce roman, qui met de la vie dans l’essai politique, se consacre plus particulièrement à son conseiller en communication Vladimir Sourkov, sous le nom de Vadim Baranov. Ce russo-tchétchène a fait une école de théâtre et un master en économie avant de devenir le directeur des relations publiques d’une chaîne de télé puis de se ranger aux côtés du nouveau président Poutine de 1999 à 2013 comme « mage du Kremlin ». L’auteur expose comment Poutine est devenu Poutine, d’obscur fonctionnaire du contre-espionnage avec rang de lieutenant-colonel au titre suprême de président de la Fédération de Russie et Tsar absolu de ses sujets.

Pour lui, Vladimir Poutine est simple : il est « le pur exercice de la force » p.269, il suit « la même logique que la cour d’école où les brutes imposent leur loi et où la seule façon de se faire respecter c’est le coup de genou [dans les couilles] » p.205. Cela depuis les ruelles de Saint-Pétersbourg dans sa jeunesse à la guerre d’invasion de l’Ukraine, en passant par les attentats de 1999 dans la banlieue de Moscou attribués aux Tchétchènes malgré la découverte en flagrant délit d’agents du FSB quittant les lieux, la guerre impitoyable en Tchétchénie, le massacre des terroristes de Beslan et du grand théâtre de Moscou nonobstant les pertes de civils dont des enfants, la prédation éclair sur la Crimée en 2014. Poutine est un Russe, donc un ours, et il agit avec la brutalité et l’obstination du plantigrade. Il est donc proche du peuple, qui se reconnaît en lui, et entretient l’image de sa force par sa distance et par ses destitutions impitoyables d’oligarques.

Plus nationaliste que patriote, ce qui implique un sentiment de supériorité de sa propre civilisation et un certain mépris de celle des autres, Poutine est aussi moderne. Il ne regrette pas le bon vieux temps, ni celui des tsars, ni celui de l’URSS, seulement la grandeur de la Russie qu’il veut voir revenir. Il considère l’Occident comme un supermarché où chacun choisit les valeurs qu’il veut tandis que la Russie aspire à l’unité, tous rangés derrière son tsar, avec la religion et sa morale comme ciment de décence propre au peuple. Poutine est le Bienfaiteur de Zamiatine, il met en scène un théâtre d’avant-garde qui crée sa propre réalité au lieu de gérer celle qui est donnée. Dans Nous autres (qu’Empoli appelle Nous selon la nouvelle traduction 2017), publié en 1920 et interdit en 1923 en URSS, Zamiatine décrit un État totalitaire qui préfigure le 1984 d’Orwell. Le Bienfaiteur est celui qui sait mieux que vous ce qui est bon pour vous – et vous l’impose de force. Comme Poutine, persuadé que la démocratie et les libertés sont néfastes aux Russes, les deux parenthèses libérales de 1917 et de 1991 ayant abouti à l’anarchie.

Pour éviter ce sort funeste, les concepts clés de Baranov/Sourkov sont : « la démocratie souveraine » et « la verticale du pouvoir ».

Dans la démocratie souveraine, l’État s’impose au privé dans l’intérêt supérieur de la patrie et donne « le sens de la communauté » p.86 ; l’argent ou l’économie ne sont pas ses priorités. Sauf que la puissance sans l’économie qui va avec est vouée au déclin… La souveraineté consiste à se défendre et à attaquer sans se soucier des règles ; elle en établit à son profit et transgresse les traités signés si tel est son intérêt : d’où les « crimes de guerre », la torture, les viols, la destruction systématique des infrastructures civiles. Sauf que cela isole la Russie du monde entier, incite l’OTAN à se regrouper et se réarmer, et l’Ukraine à ériger un mur de haine à la place du mur de Berlin, ce qui n’est guère productif…

Ce concept explique le combat tout azimut contre l’Occident, considéré comme corrompu et décadent, la dépendance volontairement construite de l’Allemagne au gaz russe en achetant les vieux dirigeants comme Schröder, le veto à l’accroissement de la production de pétrole de l’OPEP en phase d’explosion du prix de l’énergie, la propagande antifrançaise en Afrique au prétexte de colonisation (mais qu’a fait l’empire russe depuis toujours ?), la manipulation de l’opinion par les influenceurs, le hacking des données politiques pour déstabiliser les élections américaines – dans les deux camps –, le probable sabotage des gazoducs nordiques, les tests limites du missile « égaré » en Pologne et les menaces voilées de contamination via la centrale nucléaire de Zaporijia. La victoire de la Russie en Ukraine sera peut-être de perpétuer le chaos suffisamment longtemps pour lasser les populations tant ukrainienne qu’occidentales – qui n’auront alors qu’une aspiration : un retour à l’ordre… qui sera russe.

La verticale du pouvoir exige un homme fort, un guide sûr dans le chaos. Poutine est « l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines » p.119. Lui a sélectionné une nouvelle élite, parfois affairiste mais inféodée au pouvoir – les autres étant éliminés, comme Berezovsky. « Notre chef-d’œuvre a été la construction d’une nouvelle élite qui concentre le maximum de pouvoir et le maximum de richesse. (…) Des hommes forts (…) Des personnages complets, capables d’utiliser toute la gamme des instruments qui servent à produire un impact sur la réalité : le pouvoir, l’argent, même la violence, quand cela est indispensable. (…) Une élite (…) qui semble venir directement d’un autre âge, du temps glorieux des patriciens de la Rome antique, celui des fondateurs d’empire de tous les temps » p.166. L’orgueil est de se croire devenir les personnages des rôles.

Quant à la société, elle subit, du moment qu’elle obtient l’ordre et un sentiment de grandeur de son pays. Il faut seulement aux politiciens « gérer le flux de la rage en évitant qu’elle s’accumule » p.156 – d’où les opérations antiterroristes en Tchétchénie, le soutien à Bachar el-Assad en Syrie, la main-basse sur la Crimée, les mercenaires Wagner, jusqu’à cet hubris d’agression contre l’Ukraine, pays frère, pays originel. Peut-être l’acte de trop ?

« Au cours des années, le Tsar avait repris avec patience le fil de l’histoire russe pour essayer de lui donner une cohérence. La Russie d’Alexandre Nevski, la Troisième Rome des patriarches, celle de Pierre le Grand, la Russie de Staline et celle d’aujourd’hui. En cela résidait la grandeur de Poutine, mais il avait ensuite cédé à la tentation de trouver, dans la continuité de la force, la trame qu’il cherchait ; une intrigue dénuée de lumière, (…) qui partait des opritchniki d’Ivan le Terrible et, passant par la police secrète des tsars et la Tcheka de Staline, arrivait jusqu’aux Sechine et aux Prigojine d’aujourd’hui » p.233.

Rien à voir avec « la beauté du monde »… Car« en Russie, un simple sourire est considéré comme un signe d’idiotie », observe judicieusement l’auteur dès la page 14. Un grand livre d’actualité géopolitique qui cisèle quelques formules de moralistes appliquées aux grands fauves politiques comme rarement lues depuis le grand siècle.

Grand prix du roman de l’Académie française 2022

Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin, 2022, Gallimard NRF, 281 pages, €20,00

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S’adapter comme un virus…

Le virus couronné qui nous handicape, depuis deux ans qu’il est sorti de la ville de Wuhan en Chine, probablement échappé du laboratoire P4 où étaient manipulés des virus de chauve-souris, a su s’adapter comme l’eau qui coule. Son évolution naturelle s’est faite vers une transmissibilité croissante couplée à une virulence décroissante. Son but est de s’adapter à l’homme pour se reproduire le plus possible. Pour cela, il ne lui faut pas tuer son hôte. Le dernier variant Omicron, même avec son avatar récent B2, a été un feu d’artifice de mutations dans tous les sens pour tenter d’accrocher l’entrée dans la cellule. Ce fut un succès, au détriment de sa violence.

Ce comportement naturel pourrait être le modèle des gouvernements agressifs qui cherchent à s’imposer par le droit du plus fort. Chacun le sait, le plus fort n’est pas toujours celui qu’on croit, la brutalité des muscles étant souvent inférieure à la ruse de l’intelligence. Savoir s’adapter est intelligent, foncer dans le tas en aveugle est bête. Avis donc aux Xi Jinping et Poutine, tout comme hier au Trump et peut-être demain aux grands fendards et fendardes de la droite radicale qui cherchent à capter le pouvoir à tout prix.

Le virus, par essais et erreurs, a appris comment se multiplier au maximum, ce qui est son but aveugle. Il a donc appris à ménager les organismes qui permettent sa réplication en ne les rendant pas malades au point d’en finir. Il a négocié, il a changé, il s’est adapté.

Nul doute que le dirigeant chinois pourrait le faire envers le monde entier, qu’il semble aimer à se mettre à dos depuis une dizaine d’années alors qu’il pourrait cohabiter et gagner en influence par des échanges mutuellement avantageux, ce que les dirigeants précédents avaient réussi. Mais son agressivité n’est-elle pas liée à sa position incertaine à l’intérieur de son propre pays ?

Nul doute que le dirigeant russe pourrait obtenir les assurances qu’il désire s’il mettait en veilleuse sa paranoïa pour tenter de comprendre comment fonctionnent les démocraties occidentales ; il aurait pu obtenir par la négociation la rétrocession de la Crimée à la Russie, revendication historique légitime, en offrant à l’Ukraine quelques compensations à son avantage. Mais sa volonté narcissique d’affirmer ses muscles n’est-elle pas destinée à son propre peuple qui le prend pour un ours inamovible ?

Nul doute que le dirigeant américain précédent aurait pu être réélu s’il s’était entouré de conseillers aptes à l’empêcher de céder au foutraque, d’affirmer n’importe quoi, de lancer les plus exaltés, soigneusement chauffés au micro, sur le symbole même de la démocratie américaine : le Capitole. Il a été balayé et il n’est pas sûr qu’il revienne aux prochaines élections ; à l’inverse, un candidat de son camp plus subtil pourrait probablement l’emporter. A condition que les Républicains veuillent gagner et que les Démocrates courent dans le sens gauchiste qu’ils affectionnent trop avec taxes, Woke et Cancel – ce qui risque de braquer leurs électeurs traditionnels.

Nul doute que les conservateurs radicaux en Europe ne parviennent à imposer leurs idées sur la reprise en main de la souveraineté nationale et des frontières, sur la loi appliquée sans laxisme mais avec constance, sur l’histoire et les traditions qui doivent être transmises pour conserver une certaine idée de la citoyenneté comme de l’appartenance. Mais ce ne sont pas avec des propos haineux virulents qu’ils y parviendront. C’est au contraire braquer les humanistes, les tempérés, les légalistes, ceux qui se disent qu’ils ont un peu raison mais pas mal tort. En ce sens, Zemmour n’est pas le bon candidat, ni Marine Le Pen non plus. Marion Maréchal, en revanche, pourrait avoir sa chance dans quelques années.

Telles sont les leçons que je vois au Coronavirus SARS Cov2 qui achève, souhaitons-le, sa conquête des corps par une contagiosité extrême couplée à une virulence réduite. Il a imposé ses idées mais a tué pas mal d’opposants ; ceux qui restent résistent, et il doit composer. Le virus est comme l’eau qui coule et s’infiltre dans toutes les failles : il est plus efficace par son obstination lente que par sa violence en raz-de-marée. À nous humains de réfléchir à que la nature nous apprend.

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Claude-Henry du Bord, Les rois fous

L’historien de la philosophie présente une brochette significative de cas spécifiques de « folie » chez les dictateurs, rois et reines dans l’histoire, en Europe comme en Chine. Il n’est pas exhaustif bien sûr, ni même « scientifique » car la psychiatrie n’existait pas encore et les textes ne nous livrent que des observations plus ou moins orientées. Quoi qu’il en soit, la folie des rois ne remet jamais en cause la monarchie même, considérée comme pilier stable de l’ordre du monde. Il faudra la décadence de la noblesse, devenue inutile et prédatrice, pour que les révolutions aient lieu. Mais il subsiste en Europe même encore maintes monarchies – y compris en Espagne dans l’après-Franco.

Caligula est le premier, pas vraiment roi mais légitimé par ses origines et tyran absolu qui voulut faire de son cheval un consul. Suit dans l’histoire Ming Hongwu, paysan promu chef de bande puis premier empereur de la dynastie Ming – devenu paranoïaque et cruel comme Staline.

En France se sera Charles VI de Valois, enfance malheureuse, hérédité chargée, circonstances effrayantes. Il sombrera définitivement lorsque ses plus proches compagnons périront par le feu lors du bal des ardents où une torche enflamma les déguisements d’ours collés à la poix et la résine. En Espagne Jeanne la folle, 1ère de Castille, mère de Charles-Quint, ne fut folle que parce que son père l’a élevée à la dure, dans l’austérité bigote, folle amoureuse de son beau mari volage Philippe mais séparée de ses enfants et obligée pour motifs politiques d’empire à se reclure durant 49 ans !

En Angleterre, royaume désuni, le roi George III perdit l’Amérique, la tête et son trône ; peut-être fut-il maniaco-dépressif, peut-être a-t-il trop ingéré de métaux lourds, omniprésents dans les potions pharmaceutiques du temps, le maquillage et les récipients alimentaires. En Russie, Paul 1er Romanov devint névrosé à force de haïr sa mère, Catherine la Grande, qui n’a jamais aimé ses enfants ; Paul fut d’ailleurs peut-être le fils de son amant Saltykov avant de perpétrer, peut-être, la mort de son époux Pierre – que le petit Paul a donc adoré.

Au Portugal, c’est Marie 1ère qui perd son mari qu’elle a refusé de laisser vacciner de la variole dans la superstition bigote catholique ambiante, puis deux de ses enfants, son confesseur, l’infant d’Espagne ; c’est la révolution française qui l’achève, croyant dans sa paranoïa ultraconservatrice réactionnaire que des hordes de populo allaient venir déferler sur Lisbonne pour la violer et (pire !) piller les églises. Une maniaco-dépressive à l’hérédité chargée. Christian VII de Danemark ne pensait qu’à baiser et aurait préférer diriger un bordel qu’un royaume (l’auteur dixit). Enfant frêle à l’âme fragile, élevé par un gouverneur brutal qui l’humilie et le bat, châtiant toute émotion, il devient fou de tortures, s’automutile et se croit persécuté à jamais. Il s’oublie dans les filles faciles et les parties carrées, pour le reste frappé de stupeur.

Enfin Louis II en Bavière, bientôt avalée par la Prusse pour former la grande Allemagne. Jeune homme très beau élevé à la dure, homosexuel réprimé par la croyance religieuse, il adule la musique et son idole, Wagner, à qui il fait un pont d’or et construit un théâtre, au point de ruiner le pays, à qui il ne donnera aucune descendance autre que ses œuvres : Bayreuth et les châteaux que des milliers de touristes visitent désormais chaque année. Il se suicidera dans l’eau glacée du lac de Starnberg après avoir étranglé son médecin qui le retenait prisonnier.

Où l’on peut mesurer les ravages de l’hérédité consanguine, la brutalité de l’éducation bonsaï à la trique, l’emprise mortifère de la religion chrétienne sur les âmes et les corps – en bref tout le côté sombre de notre bonne culture occidentale.

Claude-Henry du Bord, Les rois fous, 2015, Editions du Moment, 213 pages, €10.97

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Jules Vallès, La rue à Londres

Exilé à Londres après la Commune, Vallès rédige des notes, enquête, décrit la ville dans sa correspondance. Il veut en faire une œuvre, parallèlement à sa trilogie de Jacques Vingtras, ce qui aboutit in extremis avant sa mort. C’est encore un livre fait de découpures, de textes épars cousus ensembles mais qui se lit bien parce que l’auteur raconte aussi son vécu. Il s’agit d’opposer Londres à Paris, l’Angleterre (plus que le Royaume-Uni) à la France. Pour Vallès comme pour son temps, ce sont des frères ennemis malgré le traité commercial signé par l’empire. Le souvenir de Napoléon le premier reste vivace dans les mémoires.

Tout oppose Londres et Paris. Déjà, « les cochers (…) conduisent à gauche »… p.1205 Pléiade. Ce qui est pire pour Vallès, la rue londonienne est morte, figée par le cant, la discipline moraliste, le ce-qui-se-fait, l’agitation utilitaire du commerce. Il voit la rue parisienne du haut de son exil au contraire vivante, carnavalesque, bon enfant, rabelaisienne, révoltée. Les femmes ne sont pas des plantes de serre ou de viles putains comme à Londres mais ont de la coquetterie, des sourires, un air érotique. Les gavroches parisiens ont de l’ironie à la bouche. Les cafés sont ouverts et ont des tables communes, au contraire des pubs ou des clubs enfermés aux tables ou fauteuils individuels. Le dimanche n’est pas désertifié pour cause de religion mais empli de rires et de promenades.

Pour l’insurgé, la rue est avant tout le territoire des pauvres et ceux de Londres ont une condition pire que ceux de Paris. Il existe certes des workhouses où l’on reçoit les indigents contre dû travail, la mentalité protestante n’admettant pas la charité sans contrepartie ; chacun doit se prendre en mains. Mais les pauvres sont loqueteux, déguenillés, les enfants dépoitraillés et pieds nus, jouant dans la vase de la Tamise à marée basse. La rue est niée par les mœurs anglaises qui laissent faire les bas-fonds en les ignorant tout simplement, les cantonnant dans leurs quartiers.

L’inverse de la rue est l’intérieur. Vallès nie le « confortable » des intérieurs anglais ; pour lui ils sont austères, froids et sans âme. « Les Anglais vivent en cellule dans leurs coffee shops, dans leurs coffee rooms, dans leurs public houses – partout ! Ils restent, du berceau à la tombe, isolés, marmottant entre leurs dents, emboîtés dans des compartiments comme les Chinois dans les cangues » p.1204. Les bibliothèques sont sans bruit, les appartements des immeubles sans cuisine et les cuisines collectives en sous-sol sans casseroles, les chambres n’ont même pas de table de nuit pour le pot, ironise-t-il. L’homme s‘occupe de tout, les femmes ne doivent pas travailler, ce qui les incite à boire et à être souvent ivres quand elles ne sont pas des « moules à gosses ». En France la femme est tout, en Angleterre rien, résume Jules Vallès hanté par les parisiennes.

« L’Anglais ? Il est excentrique, point téméraire ; il est froid, point raisonnable ; il est morne, point rêveur » p.1204. Mais leur vertu est « la fierté d’être Anglais, c’est le chauvinisme affreux et héroïque (…) l’idée de patrie est forte autant que la foi chez les prêtres » p.1205. Ce réflexe ancré dans la mémoire culturelle explique le Brexit mieux que les arguments que l’on a cherché. « Voyez avec quelle prestesse leur brutalité cache tout d’un coup ses poings, rentre ses griffes dans le gant fourré de la diplomatie ! Ces grossiers par nature, ces impolis par orgueil, ces casseurs de nez, ont une politique cauteleuse et rusée » p.1205. Malgré la caricature, ce n’est pas si mal vu, De Margaret Thatcher à Boris Johnson, toute la diplomatie britannique en témoigne.

Ce qui plaît bien à Jules, en revanche, c’est la boxe. Il a regretté enfant de devoir se brimer. Tous jeunes, les garçons sont invités à boxer et les adultes les laissent se battre libéralement sous leurs yeux, jusqu’au sang, comme ces deux gamins de 12 ans qu’il a vu se bourrer de coups jusqu’à tituber sous les yeux de leurs pères qui comptaient les points. Le sport, en général, est bien vu en Angleterre et participe de l’éducation, ce qui paraît une horreur à l’Université française, rassise en intellectualisme issu des prêtres. Quant aux filles, « elles ont été élevées à la diable – en garçons – elles n’ont pas étouffé, ainsi qu’Emma Bovary, dans la discipline de l’école ou du couvent qui interdisait les ébats grossiers et masculins, mais encourageait les rêveries solitaires, au bout desquelles se dressait la volonté de tout savoir, l’envie de se jeter dans les bras d’un héros botté et moustachu » p.1261. Ainsi la fille embrasse beaucoup mais ne se livre pas ; « quand vient l’âge nubile, elle n’est point secouée par les ardeurs qui troublent les sens et fouettent la chair des ingénues de chez nous » id.

Cette excursion ethnologique dans le Londres des années 1870 est une curiosité et se lit bien.

Jules Vallès, La rue à Londres, 1884, Hachette livres BNF 2017, 327 pages + 22 eaux fortes et nombreux dessins, €19.20

Jules Vallès, Œuvres tome II 1871-1885, Gallimard Pléiade 1990, édition de Roger Bellet, 2045 pages, €72.00

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Jules Romains, Le fils de Jerphanion

Il ne s’agit pas d’un crime, seulement d’une escroquerie, dont il ne semble d’ailleurs pas vraiment responsable, ayant plus laissé faire qu’agit en toute conscience. Le juge en tiendra compte qui, à l’époque, avait le temps de réfléchir, de consulter et d’arbitrer avant le prononcé du jugement.

Mais l’intérêt du livre, qui a vieilli, est de comparer les générations qui ont connu une guerre mondiale, ce que nous avons oublié si tant est que nous l’ayons un jour su. Jerphanion père a fait la guerre de 14, comme l’auteur. Jerphanion fils, né en 17, était trop jeune pour l’avoir connue, même enfant, mais il en a subi les conséquences dans les années folles qui ont suivi. « Une civilisation démantibulée, une rumeur de catastrophe, plus ou moins lointaine, mais qui en venait à passer pour l’arrière-plan normal de la vie. Or rien, on le sait, ne remplace et rien n’efface des enregistrements de la petite enfance » p.142. Et lui a connu la guerre de 40, son humiliante défaite déjà inscrite dans l’esprit « socialiste » et la lassitude des rejetons de la « der des der ». Toute morale avait été ébranlée en 18 ; elle se trouve écroulée en 45 après les lâchetés et les actes de pur sadisme pour motifs raciaux et par pulsion de brutes des cinq ans de guerre.

Dès lors, comment vivre ? Prendre sa part sans y penser, comme les autres, sans référence à une religion ni à une morale commune ? La politique est une chienlit, la guerre une menace constante, le jouir par l’argent probablement ce qu’il y a de mieux à faire. Et l’on en vient à concevoir un monde débarrassé des oripeaux de « ce qui se fait », puisque ce qui s’est fait en réalité a abouti a ce qu’on sait : les massacres, les camps, les viols, le servage. Le communisme n’est pas meilleur en pratique que le nazisme et Staline vaut bien Hitler en attendant Mao et Pol Pot, et plus tard les Serbes et les Rwandais.

« Nous sommes nés, nous avons eu nos premiers contacts avec le monde au moment où il était en proie à une énorme catastrophe. Nous avons grandi dans l’atmosphère pulvérulente et sulfureuse qu’elle avait laissée. Quand nous avons eu de ce que les prêtres appellent l’âge de raison, ce fut pour assister au triomphe, à travers l’Europe, de gens dont nous admirions peut-être à part nous, l’énergie, l’audace, mais qui piétinaient allègrement tout ce que nos parents, nos maîtres, les livres qu’on nous plaçait entre les mains, nous apprenaient à respecter. Pour mettre notre adolescence d’aplomb, nous avons eu, chez nous, ce Front populaire, pantouflard, flemmard, crasseux. Il achevait de nous démoraliser, parce que si vraiment c’était lui qui représentait les grands principes et l’avenir de l’humanité, et la lutte du bien contre le mal, autant valait se jeter à l’eau. Ou bien se vouer au diable et aux mauvais principes » p.142. Cette moitié de Jules Romains n’aimait pas l’aspect populacier et populiste de la gauche d’époque – tandis que son autre moitié admirait sa générosité et aimait quand même son élan.

A cette époque, eh bien nous y sommes revenus… La gauche au pouvoir sous la Ve République a laissé le pays dans un état de délabrement moral et de désillusions sur « la volonté » politique et le possible économique (ce pourquoi certains rêvent de casser le thermomètre et d’en revenir au parlementarisme instable des petites combines entre politicard, style IVe République). La brutalité reprend avec l’égoïsme sacré des nations comme des individus – dont les lamentables antivax sont le dernier avatar, « croyant » au lieu de savoir que le vaccin ne protège pas du coronavirus et qu’il est inoculé pour des raisons malignes. Les Antilles, populaires et où l’éducation est faible, disons-le, en font les frais à grand bruit. Les « aider » serait les vacciner, pas les réanimer.

Dans le délitement du sens, les pages 104 à 107 font même sous la plume du fils Jean-Pierre une apologie de l’inceste, à but éducatif naturellement, et des mères sur les garçons. Après tout, les éduquer à la femme par une progression constante et adaptée, n’est-ce pas le meilleur service éducatif qu’une mère peut rendre à ses fils ? Cet exposé révolte l’avocat destinataire à l’époque, mais apparaît assez cocasse au vu des récentes « affaires ». Elles ont autrement plus scandalisé la « bonne » société à prétentions bourgeoises et en quête de sens moral – qui copie servilement le puritanisme chrétien venu d’outre-Atlantique tout en se soumettant trop volontiers aux diktats de l’islam intégriste (après tous, « être d’accord » sans réfléchir, juste pour être au chaud tranquille, est la première des soumissions).

Il ne s’agit pas de promouvoir l’inceste mais de concevoir que la fin de toute morale due aux deux guerres industrielles successives nous prépare peut-être (et probablement) des lendemains pires encore s’il survient une prochaine guerre généralisée, ce que les bouleversements climatiques et géopolitiques ne peuvent exclure. Comme quoi lire de vieux livres d’anciens auteurs qui ont eu leur gloire ne nuit point – au contraire !

Jules Romains, Le fils de Jerphanion, 1956, Flammarion, 313 pages, occasion €3.30

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Soyons civils mais pas maniérés dit Montaigne

Notre philosophe peut parfois être très long (le chapitre suivant le sera) ou très court. Cela dépend de ce qu’il a à dire. « Il n’est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie ». En ce chapitre XIII du Premier livre de ses Essais, il parle en effet en une page d’un thème assez peu philosophique au sens classique : des usages et de comment recevoir. Mais tout l’art de Montaigne est de faire de sa vie une philosophie, ce pourquoi il nous est proche et familier, nonobstant sa langue d’oc archaïque à nos oreilles d’oïl.

« J’ai souvent vu des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie », dit-il. C’est qu’en effet la politesse appuyée est une forme d’injure. Un mépris social qui accuse les traits de ce qu’il « faut » pour mettre mal à l’aise celui qui en est peu assuré. Chacun a connu cette expérience de se trouver gêné devant un trop courtois au sourire un brin cynique, qui en rajoute à mesure. Il faut à mon avis demeurer de glace et lui renvoyer le minimum, accepter la civilité sans la rendre au même point, assurer ce qui est dû mais surtout rien de plus. Être soi renvoie au snob ou à l’élitiste son hypocrisie.

« Pour moi (…) je retranche en ma maison toute cérémonie. Quelqu’un sen offense : qu’y ferais-je ? Il vaut mieux que je l’offense pour une fois qu’à moi tous les jours ; ce serait une sujétion continuelle ». Ainsi d’aller au-devant de qui vous recevez : mieux vaut l’attendre chez soi pour qu’il soit sûr de vous y trouver. Ou aux moindres de se trouver premiers au rendez-vous : mieux vaut que le grand y soit premier car « c’est le plus grand que les moindres vont trouver, et le recherchent, et non pas lui eux », dit avec logique Montaigne. Et de citer le pape, que le roi François (1er) laissa deux jours pour se « rafraîchir » (reposer), et de citer l’empereur (d’Allemagne) qui fit de même. C’est que souvent la raison sociale n’est pas la raison logique et que les plus grands imposent leur propre raison suffisante.

« Non seulement chaque pays, mais chaque cité a sa civilité particulière, et chaque profession ». Il faut y être dressé en son enfance pour s’y couler sans heurt, mais surtout, en toutes circonstances, avoir de l’entregent. Cette science « est, comme la grâce et la beauté, conciliatrice des premiers abords de la société », dit Montaigne. Elle nous ouvre aux autres, « à nous instruire par les exemples d’autrui, et à exploiter et produire notre exemple » – autrement dit les apprivoiser et les mettre à sa taille afin de ne pas en être contraint.

Depuis mai 68 et le rejet de tout ce qui entrave le jouir, la civilité s’est perdue en partie et ses règles ne sont plus transmises à tous également, ce qui engendre la brutalité que nous constatons partout. Affectation de grossièreté prolétarienne analysait-on du temps des soviets pour se distinguer du maniérisme bourgeois et quiconque est allé en Chine dans les années 1980 ou 90 a connu le jeu des coudes sur les trottoirs surpeuplés : il faut cogner pour ne pas être cogné, la force compte et est plus appréciée que la politesse, considérée comme une faiblesse par l’instituteur-philosophe.

Sauf que cette grossièreté idéologique communiste rejoint fort bien la vulgarité rentre-dedans des Yankees capitalistes, habitués depuis l’enfance à s’imposer à tout et tous par le Colt pour les plus cons et la Bible pour les plus lettrés. « Pousse-toi de là que je m’y mette » est désormais de règle à Dallas comme à Pékin, en passant par Moscou, Damas ou Kaboul. Ni grâce, ni beauté, ni entregent, le monde se décivilise à mesure du nombre et du dérèglement. Pour survivre, adaptons comme Montaigne notre façon de faire – en gardant comme lui notre quant à soi.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50


Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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La Déchirure de Roland Joffé

La guerre du Vietnam bat son plein sous Nixon mais un bombardier B52, par une erreur de calcul, largue des bombes sur une ville frontalière du Cambodge. C’est le début de la révolte des Khmers rouges contre les Américains, les Occidentaux et tous les citadins, considérés comme corrupteur de la pureté native du paysan Khmer. Ce long film britannique analyse les conséquences de l’inconséquence militaire américaine, le vidage manu militari des villes, le camp d’extermination et les camps de travail rouges, mais aussi l’antidote que représente alors la presse, ce « quatrième pouvoir » qui allait bientôt virer Nixon de la présidence. A sa sortie, le film a fait choc car il n’y avait encore ni chaînes d’infos en continu ni évidemment l’Internet et l’utopie maoïste faisait encore un peu rêver les intellos de bureau.

Sydney Schanberg (Sam Waterston) est journaliste au New York Times, il s’est pris d’amitié pour son assistant cambodgien efficace Dith Pran (Haing S. Ngor) qui se débrouille toujours pour l’aider à trouver un transport ou un informateur. Il travaille avec le photographe Al Rockoff (l’ineffable John Malkovich) et a lié amitié avec le journaliste britannique au Sunday Times Jon Swain (le blond Julian Sands). Le film s’inspire de l’histoire vécue de Sydney Schanberg, prix Pulitzer du journalisme en 1976. De quoi se poser la question de l’exploitation par un grand reporter de son correspondant local. Même si « Sydi » (surnom que lui donne Pran) fait évacuer la famille cambodgienne de son ami par les hélicoptères des Marines américains, il garde Pran auprès de lui car il est trop précieux. Ou plutôt il lui laisse « le choix », ce qui revient à le choisir lui, par fidélité, amitié et conscience professionnelle. Une fois Pran expulsé de l’ambassade de France, où les derniers occidentaux ont trouvé refuge après l’invasion de Phnom Penh, et malgré la tentative de faire un faux passeport pour Pran de la part de Rockoff et de Swain – la photo est mal fixée -, le Cambodgien est expédié en camp de travail où il doit se « purifier » en piochant des champs et plantant du riz. Il a quand même sauvé la vie des journalistes en traduisant aux illettrés Khmers venus des campagnes qui ils étaient.

La dictature de Pol Pot qui s’installe est à la fois fanatique et inhumaine. Pas mal pour des communistes qui se revendiquent de l’utopie de Marx de réconcilier l’homme avec sa nature ! Aidés par Mao, le régime Khmer rouge est tenu d’une main de fer par l’Angkar, « l’Organisation », aussi robotisée que dans 1984. de Pol Pot, le chef suprême de cette clique, croit à la corruption sociale, à l’influence délétère des villes et de la culture (forcément « bourgeoise ») et il tient à embrigader comme Staline les enfants dès leur plus jeune âge pour dénoncer les déviants et les anciens bourgeois qui se cachent dans leurs rangs.

Chacun peut constater que les écolos politiques français d’aujourd’hui ne sont pas très loin de tenir le même langage avec leur retour à la terre et leur haine du progrès au nom du Complot des élites urbaines – et n’oublions pas « capitalistes ». La scène du film où le chef du camp de travail en appelle aux « anciens professeurs, interprètes, médecins, parce que le Parti a besoin de vous » est un morceau d’anthologie du mensonge d’Etat et de la langue bifide de tous les « révolutionnaires ». Ceux qui se « dénoncent », croyant se réhabiliter, sont emmenés loin des autres, enchaînés puis expédiés à l’arme blanche. Le Parti a besoin en effet d’éradiquer par le massacre toutes les têtes pensantes et tous les cultivés afin d’assurer son pouvoir sans partage sur les ignares et les brutes – « parce que le royaume des cieux est à eux », disait-on dans le temps. Le marxisme, même revu et tordu par le Géorgien Staline puis par le Chinois Mao a en effet de claires racines bibliques. Le film montre combien les petits chefs règnent par la terreur, combien chacun cherche à se faire bien voir de ses supérieurs par une brutalité plus grande, combien les enfants-soldats sont encore plus inhumains que les adultes. Le camp d’extermination de Choeung Ek – les « Killing Fields » du titre anglais du film – est digne des pires camps nazis. Et un autre morceau d’anthologie montre Pran, qui s’est échappé, marcher parmi les cadavres par milliers…

Pran sera repris, mais par d’autres Khmers rouges, et son commandant de camp, qui l’a adopté comme serviteur pour lui et son tout jeune fils, cherche à le faire craquer en lui posant à l’improviste une question en français. « Tu as vécu à Phnom Penh, tu parles donc le français ». Il le surprendra à écouter la radio en langue française et désormais le teindra à merci. Mais c’est pour lui avouer qu’il ne cautionne pas les dérives du parti et qu’il craint pour l’avenir du pays comme pour sa vie. Puisqu’il est tombé amoureux du garçonnet de 5 ans, il le lui confie pour qu’il fuie vers la Thaïlande, avec quelques dollars et une carte sommaire. Un bombardement vietnamien (venu pour aider la minorité Viêt persécutée par les Khmers rouges) permet à Pran de fuir avec quelques autres et le gamin. Mais l’itinéraire est long, chacun part de son côté, et son dernier compagnon, qui porte le petit garçon, marche sur une mine antipersonnelle. Le gamin est tué, ce qui désole Pran, mais il suit son chemin vers le camp de réfugié côté thaï. C’est de là qu’il prévient Sydney à New York.

Le film date de 1984 (date symbolique en souvenir d’Orwell) mais relate des faits survenus entre 1973 et 1976, soit il y a près d’un demi-siècle – la préhistoire pour les spontanéistes nés avec le mobile vissé à l’oreille du nouveau siècle. Il montre combien la civilisation des années 1970 était encore celle du papier : il y en avait partout, et pas seulement pour circuler avec passeports et visas mais aussi pour taper un article (sur feuilles) qui sera faxé (donc recopié sur d’autres feuilles) ou télexé (régurgité sur listings à picots) avant d’être imprimé (sur le journal). Mais l’indépendance d’esprit et la réflexion étaient à ce prix et il n’est pas sûr qu’elles subsistent aussi fort aujourd’hui dans la civilisation numérique de l’instant où le délai d’information est tellement raccourci qu’une info chasse l’autre.

Un très grand film que j’ai vu au moins quatre fois depuis sa sortie ; il rappelle à chaque fois combien toute utopie est mortifère, quelle que soit ses « bonnes » intentions au départ.

DVD La Déchirure (The Killing Fields), Roland Joffé, 1984, avec Sam Waterston, Haing S. Ngor, John Malkovich, Julian Sands, Movinside 2018, 2h21, €10.96 blu-ray €40.63

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George Mosse, L’image de l’homme

Les stéréotypes sont des cubes de la pensée moyenne. Ils objectivent, rendent visible et jugeable. La nature humaine n’échappe pas à leur rage classificatoire et normalisatrice. George Mosse retrace l’histoire du stéréotype masculin qui nous régit encore aujourd’hui, depuis son émergence à la fin du XVIIIe siècle. Il montre que les valeurs de volonté de puissance, d’honneur et de courage, ont été imposées par la classe moyenne, en empruntant et déformant celles de l’aristocratie. Ces normes ont envahi tout le corps social, de l’ancienne noblesse à la classe ouvrière, au fur et à mesure de l’ascension bourgeoise. Formés à l’époque moderne, les stéréotypes masculins sont les symboles médiateurs d’une société désorientée par les bouleversements historiques.

L’auteur observe successivement la formation, la cristallisation, puis la crise du stéréotype masculin. Il s’interroge enfin sur les prémices d’un autre modèle de virilité.

La norme masculine moderne se forme à la rencontre du duel noble et du modèle grec. Les idéaux de l’aristocratie étaient ceux d’une caste guerrière. L’honneur était lié à la puissance du sang, à la noblesse du lignage. La lâcheté étant la pire des insultes, l’aspect physique était de peu d’importance. Ces idéaux se sont peu à peu abâtardis en « code chevaleresque » de simple appartenance sociale, au fur et à mesure que la société se pacifiait. L’apogée est vécu à la Cour avec ses rituels purement mondains et ses intrigues en coulisses. La sensibilité bourgeoise moralise les valeurs des guerriers, l’apparence l’emporte sur le comportement, la vertu est préférée à l’honneur, l’individu à la lignée. Le duel, des rencontres de salon au rite de passage des étudiants allemands, sont le symbole de cette émergence. L’idéal masculin, dans sa force et sa prestance, devient le symbole même de la société et de la nation dès la Révolution française.

Plus profondément, alors que le Moyen Âge croit qu’une âme vivante habite un corps inerte, les Lumières considèrent l’unité du corps et de l’esprit. La Renaissance a fait retrouver les principes antiques d’esprit sain dans un corps sain, la beauté physique devenant alors le reflet de la beauté morale. À la fin du XVIIIe siècle, ce modèle rencontre l’individualisme bourgeois en plein essor. La physiognomonie de Johann Lavater (1781), l’éducation d’Emile de Jean-Jacques Rousseau (1762) et l’histoire de l’art de l’Antiquité de Johann Winckelmann (1764), reflètent l’aspiration à la jeunesse, à la vigueur, à l’harmonie des athlètes grecs. La virilité devient puissance et maîtrise de son corps et de ses passions. Les édifices publics sont décorés à l’antique et les musées font entrer l’art académique dans la sensibilité bourgeoise.

La société avait besoin d’ordre et d’énergie : le modèle grec, revisité, est un accomplissement de la nature et de ses lois, il donne un fondement solide à un monde en rapide transformation industrielle et sociale. Pour se différencier et s’établir, la virilité s’oppose à la féminité, perçue comme un négatif. Le peintre David crée le Serment des Horaces (1784) pour dresser les vertus du mâle romain face aux faiblesses des passions féminines. L’enseignement des humanités n’aura dès lors de cesse, dans les collèges de la bourgeoisie, de faire de même jusque dans les années 1960.

Ce modèle bourgeois normatif n’était pas le seul possible pour l’époque. Le romantisme préférait plus de sentimentalité, de concret incarné au détriment de l’idéal abstrait, le prochain plus que la nation ou l’universel. Son modèle était plus androgyne, moins outré, Apollon plutôt qu’Héraclès. Il ressurgira périodiquement dans les utopies anarchistes, chez les « décadents » fin de siècle comme chez nos modernes hippies et routards des années 1970.

La cristallisation du stéréotype bourgeois s’est opérée différemment selon les pays : la gymnastique germanique, le fair-play anglais, la chrétienté musclée des calvinistes, le patriote français. La gymnastique alliait l’hygiène aux vertus éducatives ; il s’agissait de retrouver l’homme à l’état de nature, Apollon du belvédère ou guerrier indien, avant d’établir un équilibre bourgeois à la maturité entre témérité et couardise. La jeunesse devait être réunie en vraie communauté germanique sans distinction de religion, de région ou de caste. En France, la gymnastique a été liée au service militaire dès la Révolution. La bourgeoisie voulait éduquer de « vrais » hommes – pas efféminés – disciplinés, travailleurs, modestes et persévérants. Tel était l’idéal de la hiérarchie militaire et industrielle qui connaîtra son acmé en 1914.

Le Royaume-Uni fait figure d’exception en Europe en promouvant les sports d’équipe plutôt que la gymnastique des individus. Dans les collèges privés, réformés en 1830, la force morale du sport vient renforcer les enseignements de piété et de vertu. Ces comportements normatifs de chrétienté musclée remontent à Calvin : maîtrise des passions, tempérance, pureté sexuelle et morale. S’impose alors la vision victorienne de piété et de virilité, où la vertu chrétienne complète et tempère la virilité esthétique grecque. Cet idéal est adapté aux soldats modernes à qui l’on demande discipline, sacrifice, héroïsme. Les idéaux militaires pénètrent toute la société par l’idée de patrie et l’essor du nationalisme.

L’image de la femme en émerge en négatif. Le corps féminin est connoté d’une beauté sensuelle et sexuelle qui l’oppose au corps du héros viril. Les raisons de cette division entre les sexes trouvent leur fondement dans les mouvements de la société : établissement de la famille nucléaire, exclusion de la femme dans la société industrielle, besoin bourgeois d’ordre et de dynamisme.

Une fois cristallisé, le stéréotype établit son contretype : les parias de la société symbolisent le désordre physique et moral. On en crédite les juifs, les bohémiens, les vagabonds, les homosexuels, les dépravés, les classes dangereuses. La laideur est perçue comme un désordre : rien n’a d’harmonie, tout bouge, le dessin physique n’est pas clair et net, l’attitude « pas très catholique ». La sensibilité est assimilée à un désordre nerveux et sexuel (masturbation, luxure, vice). Le médecin remplace le curé comme arbitre de la morale. Le Juif devient le « sous-homme » concret d’Europe, son nez « crochu » s’oppose au nez droit grec, sa vieillesse rabougrie à l’idéal de jeunesse virile. Les nègres sont forts mais barbares (désordonnés) ; on les crédite d’une vie sexuelle débridée et d’un goût pour l’agitation violente (la « musique nègre »). Les homosexuels franchissent la barrière tranchée établie entre les sexes, et cette transgression angoisse profondément la société qui perd ses repères « naturels » ; ils sont persécutés surtout en période d’insécurité. Les femmes dangereuses sont celles que l’on appelle les « femmes fatales », insatiables, qui dévirilisent et pompent l’énergie du mâle, le détournant de ses devoirs (conjugaux, familiaux, professionnels, civiques et patriotiques).

« L’idéal de l’homme moderne fut vulgarisé par les textes et les images : pour l’atteindre, il fallait affermir son corps, faire la guerre, défendre son honneur et endurcir son caractère. Ce stéréotype est resté étonnamment constant depuis sa naissance jusqu’à récemment » p.81.

La crise de ce modèle allait engendrer l’idée de « décadence » et précipiter une réaction militariste. La médecine définit la santé et la beauté comme des valeurs morales, et le débat porte sur les déviances sexuelles et autres « dégénérescences » sentimentales et sensitives, volontiers qualifiées d’hystériques. Dès 1890, les homosexuels revendiqués, les efféminés, les garces, garçonnes et autres femmes masculines, suscitent les avant-gardes, les mouvements de jeunesse, le naturisme. Les Expressionnistes sont des révoltés actifs qui veulent renverser les mœurs, exagérant la virilité pour instaurer le règne des émotions. Les mouvements de la jeunesse allemande des Wandervögel parcourent la campagne, campant, chantant, exaltant pureté et endurance, exhibant de virils torses nus, symboles d’un authentique corporel et d’une sincérité morale. La force n’a rien à cacher et la santé s’impose d’elle-même.

La société tout entière se durcit : les ligues de pureté chrétienne, l’influence des médecins, la discipline des collèges et du service militaire visent à mettre au pas les déviances. « La volonté de puissance, le courage, la force face à la douleur, faisaient rempart contre la décadence » p.106. Le modèle encouragé est la virilité chaste des scouts. La première guerre mondiale va promouvoir le sens du sacrifice, la camaraderie, le courage. La virilité sera durablement associée au militarisme avec une nouvelle dimension : la brutalité. Montherlant (guerre, sport, tauromachie), Drieu (guerre égale vitalité), Jünger (guerre égale aventure virile), T.E. Lawrence (le courage guerrier des vrais hommes) mythifient l’aventurier, tandis que le pilote de guerre (Mermoz, Saint-Exupéry) joint l’aventure à la chevalerie. George Mosse note un écart révélateur entre les représentations des soldats sur les monuments aux morts : chez les Anglais, les expressions sont vives et radieuses ; chez les Allemands, elles sont sérieuses, dévouées, disciplinées. Ces derniers donneront les modèles jumeaux du nazisme et du stalinisme.

L’homme nouveau du socialisme est un impératif moral. Le mâle prolétaire, avant-garde de l’histoire, doit s’accomplir en servant une cause qui est de créer une société « plus humaine » ; il doit donc travailler à devenir plus libre et plus moral. La compétition est une valeur capitaliste et il faut lui préférer la solidarité. Mais le socialisme respecte la respectabilité : il a le goût du travail, de la sobriété, de l’ordre, de la moralité et du soin. Le communiste modèle est la virilité militante, en guerre contre la dégénérescence bourgeoise. Le militant est un combattant discipliné d’une URSS victorienne ; l’ouvrier est un soldat d’usine, magnifié dépoitraillé pour montrer ses muscles ou héroïquement à moitié nu sur les statues en bronze qui peuplent les places des villes socialistes.

Nazisme et fascisme ne procéderont pas autrement : regard droit, pose inspirée et port de tête altier dans l’iconographie des militants. Le nouvel homme fasciste est la virilité extrême. Le fasciste est un guerrier, en croisade pour sa foi nationaliste. L’énergie conduit à la violence, à la barbarie, au combat jusqu’au sacrifice. La culture va aux machines, pas aux livres, car la machine demande d’être actif alors que le livre laisse passif. La famille est un lieu de domination où l’on asservit plutôt que l’on aime : il s’agit de dresser plutôt que d’épanouir, de raidir le bras et la verge en guise de courage plutôt que de laisser la sensiblerie l’emporter. Le soldat de la première guerre mondiale est magnifié par Hitler et opposé au bourgeois, sa discipline portée au pinacle, à l’inverse des traîtres de l’arrière qui ne pensent qu’à l’argent et aux plaisirs. Le nu fasciste de la statuaire est musclé, discipliné et solidaire. Si l’homme nouveau du fascisme italien est flou (il devra se créer avec le temps), celui du nazisme est la froide exécution d’un projet national, hygiéniste et racial.

Mais, comme les communistes, fascistes et nazis restent englués dans le modèle de la respectabilité bourgeoise. Le corps doit rester abstrait, sa représentation cantonnée dans un rôle de symbole social héroïque. La nudité affichée est toujours préparée (peau lisse, imberbe, bronzée), dépourvue de toute charge sexuelle. La virilité pousse à l’extrême sa logique d’exclusion dans le fascisme : la femme nordique a des canons de beauté à l’exact opposé du beau masculin (hanches larges, épaules étroites, poitrine pleine). Quant au Juif, il est l’antithèse caricaturale de l’Aryen : courbé, poitrine creuse, teint blafard, toujours trop habillé par honte de montrer son corps.

Bourgeois, communistes et fascistes conservent le même idéal de virilité. « Si un monde semble séparer l’élégant gentleman britannique et le brave garçon américain du SS idéal, ils sont au fond façonnés dans le même moule réunissant en lui les qualités de force et de séduction esthétique, de réserve et de violence, de dispositions à la générosité et à la compassion ou au combat acharné et impitoyable. Le fascisme et le national-socialisme ont démontré les effrayantes possibilités de la virilité moderne, une fois celle-ci réduite à ses fonctions guerrières » p.179.

Une autre virilité est-elle possible ? L’auteur s’interroge. Même si elle risque d’être infléchie, il y a peu de chances que la vision traditionnelle s’évanouisse. La publicité contemporaine montre des hommes normatifs sur le modèle américain : grands, souples, athlétiques, aux traits ciselés. Ce sont des « durs », ex-joueur de rugby ou ex-commando des marines.

« C’est par érosion et non par confrontation que l’idéal masculin s’est modifié à la fin du XXe siècle » p.184. La « culture jeune » de masse à réhabilité l’androgyne : les Beatles, James Dean, la Beat generation, Jane Birkin. A côté, les punks allemands font plutôt kitsch. Mais, en opposition avec le stéréotype masculin traditionnel, la modernité exalte le joyeux déchaînement physique, valorise les décharges affectives indisciplinées, accepte les cheveux longs et les vêtements unisexes. David Bowie, Boy George, Michael Jackson, contestent la masculinité et la féminité traditionnelle ; le stéréotype masculin s’érotise. « Malgré une plus grande égalité entre hommes et femmes, au sein de la famille en particulier, l’idéal masculin a jusqu’ici tenu bon. Sans être purement dépendant des relations de pouvoir, il se nourrit de tout un réseau de valeurs morales, sociales et comportementales. En tant que ciment de la société moderne, il sera difficile à vaincre. L’histoire pèse de tout son poids » p.194.

Il est utile de comprendre ainsi les ressorts de nos comportements. Comprendre ne veut pas dire forcément accepter ni modifier. L’histoire pèse en effet de tout son poids et les inerties de société ne se changent pas par décret. Nous ne sommes que des êtres partiellement libres, ayant été élevés et éduqués dans une société et une époque données, avec des modèles mâles et femelles particuliers véhiculés par le cinéma, les arts et la littérature. Nous devons surtout y vivre en bonne entente avec nos contemporains.

Ce modèle masculin de virilité je ne peux faire autrement qu’il me convienne, sous peine d’être inadapté et asocial. Tout au plus puis-je préciser ici ma conception relative de la beauté. Pour moi, l’idéal esthétique de l’homme et de la femme résulte de leur vitalité. La beauté est avant tout le résultat de la santé. En cela, je rejoins en tous points les Grecs antiques. Leur idéal est celui de la jeunesse où la santé est la plus vigoureuse, et ils font les dieux sur le modèle de l’éphèbe. Ce modèle rejoint la beauté utilitaire des sociétés traditionnelles où est qualifié de « beau » celui qui accomplit pleinement son être : prestance sociale issue de ses qualités de chasseur et de guerrier. La générosité – le fair-play – résulte de la puissance. Est généreux celui qui est au-dessus de tout cela, le grand pour le petit, le riche envers le pauvre, le sage envers le commun.

La femme est pour l’homme une compagne qui a ses qualités propres. Elle peut être guerrière ou sportive, ce n’en est que mieux pour devenir compagne d’égal intérêt qu’un compagnon ; les films d’action américains en sont désormais remplis, loin du stéréotype de la femme hystérique, pauvre petite chose aux appâts sexuels hypertrophiés et qu’il faut protéger. Que sa physiologie et sa psychologie soit différentes, c’est un fait, mais la société ne doit en faire ni une antithèse, ni une ennemie du masculin. Laissons être chacun dans son essence et que mille fleurs s’épanouissent.

L’équilibre auquel j’aspire ressemble fort à celui de l’Antiquité, avec deux millénaires et demi d’écart. Je suis surtout très loin des enflures disciplinaires de la bourgeoisie industrielle comme de la barbarie des militarismes bottés. Pour moi, est beau qui s’accomplit pleinement comme la fleur s’ouvre au soleil.

George Mosse, L’image de l’homme – L’invention de la virilité moderne, 1996, Pocket 1999, 250 pages, occasion

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Joe Kidd de John Sturges

Un western bancal avec Clint Eastwood dans le rôle-titre. Il incarne Joe Kidd, l’éleveur de chevaux pionnier, individualiste, qui considère les lois mais avec une marge. Il a été mis en prison par le shérif (Gregory Walcott) pour avoir tué un daim dans une réserve où c’était interdit. « Mais le daim ne savait pas où il allait et je ne savais pas où je me trouvais », dira-t-il au juge à cheval sur la loi.

Il le condamne à payer 10 $ d’amende ou à effectuer 10 jours de travaux d’intérêt général dans la petite ville. C’est à ce moment que surgit une bande de Mexicains armés qui réclament leurs droits. Ils ont été spoliés de leurs terres ancestrales occupées depuis des générations (mais piquées elles-mêmes aux Indiens) parce que les titres de propriété ont brûlé. « Il y a eu un grand incendie à Santa Fe et les archives sont parties en fumée ». Le gouverneur attribue donc les terres aux colons blancs. Luis Chama (John Saxon), à la tête du mouvement de résistance, somme le juge de rétablir le droit et, comme celui-ci ergote sur les papiers, pénètre dans le tribunal pour brûler les actes de propriétés des Blancs. Ainsi chacun se retrouve à égalité et ce sera le droit du plus fort ou du plus nombreux.

Joe Kidd reste en spectateur dans cette querelle qui ne le concerne pas. Il est Blanc mais parmi les Mexicains, aussi petit qu’eux, et n’occupe la terre que pour y élever des chevaux. Sauf que le racisme, qui n’est jamais à sens unique, incite l’un des sbires de Chama à lui faire une mauvaise affaire lorsque Joe fait sortir le juge par une porte arrière pour lui éviter d’être enlevé. Kidd tue le sbire au moment d’être tué.

Un gros propriétaire et spéculateur nommé Frank Harlan (Robert Duvall) débarque dans la ville avec un groupe de « chasseurs » munis de fusils techniquement perfectionnés. Nous sommes au début du XXe siècle, comme en témoigne la date de fondation de la ville de Sinola, affichée sur la gare (1896), et l’Amérique connait un essor industriel sans précédent, conduisant à l’orgueil qui subsiste jusqu’à nos jours. Tout doit plier devant la volonté du plus apte, et la loi du plus fort s’appliquer à tous et partout. C’est ainsi que le gros achète le petit pour 1000 $ plus prime afin de traquer et abattre Luis Chama. Joe Kidd refuse, en bon individualiste qui n’aime pas les puissances mauvaises de l’argent et du pouvoir – thème classique.

Mais lorsqu’il retourne à sa ferme, il trouve ses chevaux volés et son contremaître torturé, ligoté avec du fil barbelé à la clôture : les Mexicains de Chama ont fait le coup, en particulier un certain Ramón que Joe n’oubliera pas. Kidd décide alors d’accepter la proposition Harlan et se retrouve à la tête de la petite troupe de chasseurs sur la piste qui mène vers les montagnes où se sont enfuis les rebelles.

En route, ils trouvent dans une ferme Helen, une Mexicaine qui était avec Chama au tribunal (Stella Garcia). Elle dit ne pas savoir où se trouve le Mexicain mais est enrôlée par ce macho de Harlan pour faire la soupe et servir le café (on s’étonne qu’elle n’ait pas été violée mais certaines allusions permettent d’en douter). Dans un village de la montagne, le spéculateur excédé de ne rien trouver prend en otage les habitants et menace officiellement Chama, dont la bande tire depuis les rochers, d’exécuter cinq personnes le lendemain à midi s’il ne s’est pas rendu, et encore cinq autres s’il persiste. Ce sont des femmes, des enfants et des vieillards, mais la force rend fou et hitlérise les comportements. Devant cette brutalité d’hubris (le film date de 1972 et le Premier ministre suédois compare à cette époque la guerre du Vietnam aux massacres nazis), Joe Kidd reprend son indépendance et joue en solo.

Enfin de l’action ! La séquence où il retrouve une arme grâce au padre du village, descend sans un coup de feu du haut du clocher le sbire le plus con au revolver à crosse longue portée (Don Stroud), puis la sentinelle derrière l’église d’un coup de jarre remplie d’eau, s’évade avec Helen en piquant un fusil à lunette, est un grand moment. Les deux chassent les chevaux de Harlan et consorts puis vont retrouver Chama dans la montagne. La cause des rebelles est perdue si le Mexicain ne va pas plaider sa cause devant un tribunal, comme l’a dit le juge. Ils devront tuer, sinon, tous ceux qui viendront les pourchasser et ils savent que c’est un combat désespéré. Est-ce pour cela qu’il ne faut pas le mener ? Non, mais si une solution existe, il faut la saisir selon la bonne maxime chrétienne : aide toi, le Ciel t’aidera.

C’est ainsi que Kidd clame à Harlan qu’il retrouvera Chama à la ville. En chemin, un « chasseur » les vise à lunette mais Joe Kidd use de l’arme équivalente qu’il a dérobée et, malgré un montage maladroit et fort lent du fusil, descend le tireur. Signe que les occupants et les résistants se trouvent bien à égalité. Tout se jouera donc à Sinola, à l’arrivée.

Et c’est un autre moment d’action qui voit la troupe de Harlan se positionner aux endroits stratégiques pour descendre le Mexicain avant qu’il parvienne à faire entendre ses droits, puis la bande de Chama être licenciée par son chef qui veut livrer ce combat seul, enfin Joe Kidd utiliser le petit train à vapeur pour éviter les rues sous le feu des balles et entrer au saloon où se tiennent les chasseurs. Tout se terminera comme il se doit, non en droit mais en résistance, le combat moral individuel comptant plus que la loi collective car étant, selon la mentalité pionnier, d’une essence supérieure – biblique. Les musulmans qui mettent le Coran au-dessus des lois humaines ne disent pas autre chose que les chrétiens américains persuadés d’être les Élus pour fonder la Cité de Dieu sur la terre promise du nouveau monde.

C’est un peu primaire, curieusement moral, et respectueux des Mexicains – mais pas un grand western tant l’intrigue est mince, l’action dispersée et les personnages convenus. Y aura-t-il un amour véritable entre Joe et Helen ? Le droit sera-t-il rétabli par le juge ? Nul ne saura jamais. Mais on ne s’ennuie pas et l’on s’amuse parfois.

DVD Joe Kidd, John Sturges, 1972, avec Clint Eastwood, Robert Duvall, John Saxon, Don Stroud, Stella Garcia, James Wainwright, Paul Koslo, Gregory Walcott, Universal Pictures France 2003, 1h28, standard €7.98 blu-ray €8.16

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Andrei Makine, Au temps du fleuve Amour

L’Amour est ce fleuve sibérien de 4500 km de long qui sépare l’Occident de l’Asie et la Russie de la Chine. C’est aussi cette révolution de l’âme, programmée par les hormones, qui sépare l’enfance de l’âge adulte. C’est enfin ce goût de vivre, enraciné comme le chiendent, qui fait rêver de liberté au cœur même des pesantes dictatures populaires. Ces trois thèmes sont présents dans le livre de Makine.

Le dégel, la débâcle, le fleuve qui se disloque brutalement au redoux, met brusquement le paysage en mouvement après l’éclat glacé de l’hiver. À l’adolescence, les hormones sont comme la sève au printemps, elles montent et enivrent. Le paysage devient riant, les bourgeons poussent, les sexes se tendent, pour rien, sous les culottes des gamins. La vie donne envie de chanter. Les jeunes garçons regardent les filles et rêvent, ou l’inverse.

Le dégel, c’est aussi celui de la Russie. Dans ce pays sénilifié par un Politburo de grands-pères, tout fonctionne en automatique. Les pourcentages de production sont scolairement en hausse, les médailles sont distribuées comme des bons points. Étonnamment un film occidental loufoque, invraisemblable, mythique, un réchappé de censure, fait entrevoir aux habitants un autre monde. Celui où la vie n’est pas une convention mais un jeu, où les actes ne sont pas tous destinés à la production mais peuvent être gratuits, où l’existence n’est pas condamnée à rester terne mais peut être magnifiée par l’imagination. Un monde où l’on peut aimer pour aimer, simplement, ce qu’on avait oublié dans l’URSS de la guerre, des barbelés et du climat arctique.

Les trois amis sont le Poète, le Guerrier et l’Amant – les trois fonctions classiques indo-européennes : l’esprit, la force, la génération. Il y a Oukhine le Canardeau, celui que le fleuve a blessé petit, lors d’une débâcle, en le rendant bancal et boiteux. Il y a Samouraï qui a failli se faire violer enfant par les bûcherons en manque, alors qu’il sortait nu du fleuve encore glacé un printemps. Il y a enfin Don Juan le narrateur, qui n’a plus de père ni de mère, « un ange avec de petites cornes », amoureux et positif. Un soir, le bouillonnement de la sève sera trop fort : il ira à la ville lever une pute à la gare, pour faire la foire dans son isba. Il venait d’avoir 14 ans.

La Sibérie est un pays contrasté où l’hiver ensevelit tout sous la neige et le froid terrible, où le printemps est une explosion et une débâcle, l’été torride et bref. Les hommes qui y vivent en ont pris les contrastes brutaux. Joie de la neige glacée ou l’on creuse des galeries pour voir le ciel au sortir des maisons, où l’on se jette tout nu après le sauna par -48°. Joie du froid coupant qui fige le paysage et fait frémir les étoiles. Brutalité des sensations qui montent au soleil caressant du printemps, et des envies de bain froid, de feu de bois et de faire l’amour. Contrastes de la chaleur d’été et de la fraîcheur du fleuve, sensualité d’être sans vêtement, grelottant au sortir de l’eau, vite réchauffé par le soleil et par le feu. Makine décrit bien ces contrastes, ces variations d’hormones, cette exubérance des sens sollicitée par les extrêmes.

Il avait 14 ans, il sortait sans rien sur le corps de l’eau froide avec ses copains Samouraï le musclé et Oukhine le bancal. Deux filles sont arrivées très vite en véhicule tout-terrain et les ont surpris tous les trois dans le plus simple appareil en train de se sécher au feu de camp, la peau hérissée du froid de l’eau, soulignant la musculature encore en devenir, les gouttes brillantes sur la peau tendre. Elles les ont regardés, surtout lui, et l’une a dit à l’autre qu’elle le trouvait mignon. Il est devenu pour ses copains « le Don Juan à poil ».

En hiver, bonheur intense du bain de vapeur dans l’isba, où l’eau jetée sur les pierres chaudes noie la peau dans un brouillard brûlant, où l’ami fouette le dos et les fesses à grands coups de tiges de bouleau avant que tous deux n’aillent se rouler et s’empoigner nus dans la neige immaculée et crissante du dehors, laissant sur le sol vierge la trace nette de deux corps. Un jour, c’est une Occidentale dans le Transsibérien, les traits fins, le genou fragile, la cuisse élancée, qui fascine le jeune sauvage lors d’une escapade. Ce reflet sur le genou le torture, lui donne envie de posséder, d’étreindre, mais surtout de pénétrer le secret de sa chaleur, de donner son souffle à la nuit.

Toutes ces images résonnent au fond de moi comme de tout garçon, je suppose. La Sibérie n’est qu’un extrême où les sensations sont vécues plus brutalement. Mais j’ai connu en France la sensualité de la prime adolescence, exubérante, panthéiste, hypersensible. Il faut qu’un barbare vienne de Russie pour revivifier notre littérature. Nous vivons dans un pays trop bourgeoisement constipé, trop empêtré de culpabilité morale et d’interdits religieux. En témoigne l’édition Folio, épuisée, à la couverture probablement trop érotique pour notre époque de réaction.

Andrei Makine, Au temps du fleuve Amour, 1994, Seuil, €19.50 e-book Kindle €13.99

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Pauvre Drieu

A la lecture du livre de F.J. Grover, Drieu La Rochelle – 1893-1945 – Vie, œuvres, témoignages (1979), je ne comprends pas l’admiration d’André Malraux pour Pierre Drieu La Rochelle. Drieu n’aime pas la vie, je crois au contraire que Malraux l’aimait ; Drieu est dégoûté de la société, Malraux y a fait sa place. Peut-être Malraux apprécie-t-il l’enflure du personnage, le côté jusqu’au-boutiste qui semble aventurier et qui n’est que suicidaire ? Le romantisme soufflé d’un Drieu toujours mal dans sa peau semble idéaliser toujours l’ailleurs. Cet aspect kitsch, très années trente, est ce qui reste le moins intéressant chez André Malraux.

Drieu, c’est la vie d’un raté. Fils unique (jusqu’à 10 ans) d’une fille unique, élevé dans du coton et avouant « j’ai haï et craint mon père », il s’invente des compagnons imaginaires et vit l’héroïsme en chambre. Sa famille est prudente à l’excès ; son existence sédentaire favorise le divorce de l’action et du rêve. L’échec de son père, « velléitaire et vantard », ancre l’enfant dans un sentiment d’infériorité qui fait de lui, dans sa moelle, un petit-bourgeois gêné. Il lit Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche à 14 ans et le Journal d’Amiel à 17 ; ces deux livres l’exaltent. Il se rêve Maciste et Narcisse, premier jeu du raciste. Mépriser les autres et se complaire en soi n’incite pas à la tolérance ; ce n’est point signe de force, mais de ressentiment. De plus, la société le refuse : il échoue à Science Po, ce qui le blesse ; il tente deux fois le mariage mais son divorce entre sexe et sentiment empêche toute réussite.

La guerre de 14, en un sens, sera pour lui une thérapie. Il y trouvera sa place parmi les hommes. Il parlera « d’extase » de la charge à la baïonnette, ce moment d’exaltation où l’on sort de soi pour être égal aux autres dans la rage et la démesure – et où l’on oublie son petit moi. Plus tard, en 1935, il retrouvera cette passion au congrès de Nuremberg, « merveilleux et terrible », où le nationalisme exacerbé exalte la race dans la communion populaire. Drieu aime le théâtre, y compris en politique, mais il y est mauvais. Hanté par la religion, il finira par regretter : « j’aurais dû être SS ».

Il réussira enfin son suicide après en avoir eu la tentation toute sa vie.

Drieu n’est pas un type humain réussi. Quel contraste avec l’écrivain résistant Jean Prévost, par exemple ! L’admiration dont Drieu peut faire l’objet me sera toujours suspecte, et pas pour des motifs idéologiques. La force véritable ne contraint pas, elle jaillit en générosité ; cela aussi est dans Zarathoustra… Qui ne s’aime pas ne peut aimer les humains, ou plutôt, qui n’est pas bien dans sa peau ne peut tolérer que les autres le soient. Ces gens-là, je ne peux les suivre ; le fascisme attire décidément des régressifs.

L’ouvrage de Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France (1983), malgré ses outrances, apporte des éléments sur le cadre conceptuel dans lequel le fascisme mûrit. Issu « d’une crise de la démocratie libérale et d’une crise du socialisme » – tiens, comme en 2017 ! – le fascisme est surtout une crise des valeurs. Il lutte contre l’immobilisme des possédants et contre la frilosité de la morale bourgeoise encline aux accommodements raisonnables. Il est une tentative de réponse – régressive – à une crise de civilisation. La Grande guerre, la crise de 1929 et l’hyperinflation allemande, l’émergence des Etats-Unis comme puissance dominante du monde après 1918, les parlotes du parlementarisme des partis incapables de gouverner, déstabilisent gravement les vieilles sociétés européennes et rendent les intellectuels anxieux de renouveau. La saignée démographique de 14 ajoutée au malthusianisme petit-bourgeois, ajoutent à l’angoisse d’être submergé et envahi.

Déjà la « rupture nominaliste », qui jeta les bases du mythe du Progrès et de « la modernité » dès le XIIIe siècle, trouve sa fin vers 1900. L’homme centre du monde, fils de Dieu maître et possesseur de la nature, « cogito », sujet rationnel capable de regarder l’univers comme objet, émancipé par la connaissance et maître du monde par la technique – est remis en question. L’origine des espèces de Darwin, la mort de Dieu de Nietzsche, les lois socio-économiques de Marx, l’Inconscient de Freud, déstabilisent la pensée, tout comme la physique quantique, les relations d’incertitude ou l’indécidable en mathématique, et la boucherie inepte de 14-18 qui avilit l’autorité et l’Etat, remettent en cause ce que l’on croyait savoir sur le monde. La confiance en la raison une fois entamée, ressurgissent les passions et les instincts jusqu’ici maîtrisées et domptés : l’irrationnel est réhabilité !

Par contraste avec l’homme doué de raison qui mène à la démocratie représentative, à l’économie libérale et à la société individualiste et atomisée, l’illusion idéaliste revient d’une société « organique » réalisant un idéal de fraternité mystique qui ne peut se réaliser que dans le « national » ou le « racial » communautaire. Tout idéal fusionnel engendre dialectiquement intolérance et exclusion de ceux qui « n’en sont pas ». Que ce soient le païen ou le Juif pour le catholique, l’« ennemi du Peuple » chez le révolutionnaire, l’« espion de la CIA » pour le Soviétique ou le Cubain, le « non-Aryen » chez le nazi, le « libéral » pour le socialiste, le « capitaliste » pour le communiste ou « le patron » pour le cégétiste, le « réactionnaire » chez le gauchiste, le « non-musulman radical » pour le djihadiste – qui n’est pas avec nous est contre nous ! Le comportement n’est plus dominé par la raison malgré les déterminismes –  mais par les déterminismes eux-mêmes : biologiques, familiaux, claniques, d’appartenance, nationaux, religieux. Ils sont « motivés par des sentiments et des associations d’images, mais jamais par les idées » p.49. Ce n’est plus la volonté qui entraine la raison, mais l’énergie vitale directe qui submerge toute logique pour s’imposer. Ce concept vague teinte toute la pensée dans les années Drieu ; il est élaboré à partir de la biologie darwinienne revue par Spencer, de la philosophie bergsonienne, de l’histoire selon Renan et Taine, des théories raciales de Gobineau et des penseurs allemands, de la psychologie sociale selon Le Bon et de la sociologie politique selon Pareto, Mosca et Michels.

La lutte contre la « décadence » passe par l’étouffement de l’individualisme spirituel chrétien, par la remise en cause de la « libération » des Lumières et par l’éradication de l’égoïsme matériel bourgeois. Il s’agit de réagir contre la tendance naturelle à la paresse, au laisser-faire et au laisser-passer comme au laisser-aller, cet amollissement général dû à la vie moderne confortable, et théorisé par le libéralisme. Lutter contre cette « décadence » passe par le culte de l’énergie, donc de la jeunesse, à la fois instinct de compétition, vigueur morale et anticonformisme intellectuel. L’esprit guerrier est appelé à faire renaître les fortes valeurs de l’union nationale. Cette santé physique, affective et morale a partie liée avec une nostalgie de « pureté » qui prend l’ampleur d’un mythe – que l’on peut d’ailleurs retrouver aisément dans l’Ancien testament. Brasillach (fusillé à la Libération pour collaboration nazie) exalte ces « mouvements rythmés des armées et des foules » qui « semblent les pulsations d’un vaste cœur » – ou d’un sexe qui viole et engendre. Est glorifiée une innocence « originelle » des forces spontanées de la santé et du « sang », des « instincts » issus du Peuple mythique et du « sacrifice » comme fraternité collective.

Mais tout cela pour quoi, pour qui ?

On ne peut lutter contre l’individualisme sans brimer les individus, donc instaurer la terreur ; chacun a pu le constater sous Robespierre, sous Staline, Mussolini, Hitler et Mao, sans parler de Pol Pot. On ne peut empêcher « le profit » sans inefficacité économique, corruption politique et gaspillage des ressources ; chacun a pu le constater dans les économies administrées, notamment soviétique, nord-coréenne et cubaine – avec le contre-exemple édifiant de la Chine. L’essor du savoir est lié à la liberté qui a suscité dans le même temps la méthode scientifique et l’entreprise capitaliste. Le risque et le doute, l’exploration et le test, sont incompatibles avec la mise en veilleuse de la raison ; chacun a pu le constater avec Galilée, Lyssenko et autres condamnés pour « hérésie » aux dogmes. Voudrait-on revenir à la sauvagerie avant l’histoire ?

Il ne saurait être question de nier la joie de la bonne santé et de l’effort physique, la profonde satisfaction des relations à plusieurs, la chaleur de l’amitié et les délires de l’amour, ni même la culture commune et le désir de ne pas se fondre dans un métissage fadasse général. L’énergie vitale existe, sans aucun doute, mais nous croyons que la raison doit être dominante afin de contrôler les passions et de maîtriser les instincts – sans quoi il ne peut plus y avoir de société possible.  Si l’on veut la connaissance, on veut la raison en premier, donc le primat de l’initiative et de l’individu. On peut la tempérer, l’équilibrer, on ne peut l’exclure sans renier sa propre condition humaine. La science ne peut exister sans réflexion ni expérience, donc dans une atmosphère générale de tolérance et d’échanges – incompatible avec une société totalitaire.

Ne rêvons pas, comme Drieu le tourmenté, du fascisme, il n’est que retour en arrière. Le yaka de la brutalité ne saurait améliorer ni les choses ni les hommes. Pour vivre mieux, but ultime de tout humain comme de toute société, il faut du rationnel et de l’échange. Combattons sans relâche la tentation totalitaire, où qu’elle se trouve.

F.J. Grover, Drieu La Rochelle – 1893-1945 – Vie, œuvres, témoignages, 1979, Gallimard collection Idées, €6.00

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Le souper d’Edouard Molinaro

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Trois semaines après l’effondrement définitif du Premier empire à Waterloo, Otrante et Bénévent, duc et prince, alias Fouché et Talleyrand, ministre de la Police et président du gouvernement provisoire – se rencontrent pour un dîner politique préparé par le cuisinier Carême. L’avenir de la France est en jeu, et leur position sociale aussi. Eux que tout oppose, vont-ils s’allier pour la circonstance ? Le roi, revenu dans les fourgons de l’étranger, Louis XVIII frère du roi Louis XVI raccourci car « coupable » (en deux morceaux), est à Saint-Denis. Il n’attend que le feu vert de Fouché pour rentrer dans Paris et rejoindre les Tuileries, réinstaller la dynastie.

Joseph Fouché et Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord sont différents par la naissance, l’éducation, la tournure d’esprit, la façon d’être et d’envisager l’avenir. La simple façon de boire le cognac montre combien le bon-vivre aristocrate et l’impatience à la hussarde marquent l’écart de deux générations. Nous avons là deux France, l’une millénaire, installée dans le savoir-vivre et la culture, l’autre née de 1789, avide de tout bouleverser pour s’imposer. Le dîner rassemble autour des sens, l’odorat, le goût, la vision. Le fumet des plats – asperges en billes de petits pois revenues au beurre, saumon fondant à la royale, pigeons à la financière – s’allie aux délices du palais et plaisirs du regard. La bombe glacée se décline en tiare impériale ou en couronne royale. Les ors des boiseries et le mobilier précieux luisent doucement dans la profusion des bougies tandis que gronde au-dehors à la fois le peuple dépoitraillé et l’orage déchaîné dans la touffeur de juillet. Les tableaux représentent des portraits d’ancêtres ou des souvenirs politiques.

Amour-haine, ces deux-là se sont toujours connus. Rivaux, tous deux enfants de santé fragile, l’un forcé par son père capitaine de négrier à courir presque nu sur le sable pour s’endurcir, l’autre lâché par sa nourrice et affublé depuis d’un pied bot, élevé en loques dans le Paris popu loin de ses parents qui ne l’ont jamais aimé. Tous deux ont été ordonnés prêtres, l’un petit frère oratorien et l’autre évêque, ils ont chacun tué leur Bourbon : Fouché Louis XVI, Talleyrand le duc d’Enghien. Couple historique qui fait l’histoire, tous deux iront à Saint-Denis prier le roi de bien vouloir revenir. La France n’a d’ailleurs pas le choix : les étrangers occupent Paris et ne sauraient tolérer le retour d’une république… Fouché, arrivé à la force des bras, ne peut que sombrer avec ses Jacobins s’il ne se plie pas. Talleyrand chutera avec lui, ne servant plus au roi, mais la dynastie Bourbon reviendra. Malgré ses airs de matamore, c’est bien Fouché qui capitule. Et François-René de Chateaubriand évoquera outre-tombe « le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché » cheminant silencieusement le lendemain dans l’antichambre du roi à Saint-Denis.

Le film d’Edouard Molinaro est tiré d’une pièce de Jean-Claude Brisville et les deux acteurs Claude incarnent leurs personnages à la perfection. Le raffinement cruel et cynique de Talleyrand et la brutalité passionnée de Fouché sont le choc de deux tempéraments éternellement antagonistes, de deux siècles qui se bousculent dans la modernité, d’un basculement de l’Histoire poussé par l’industrie qui s’envole. Hier et demain seront toujours les mêmes, celui qui veut conserver pour en jouir et celui qui veut révolutionner pour les autres seront toujours opposés. Leur alliance ne sera toujours que de circonstances, partielle, éphémère, utilitaire.

Nous en avons l’exemple à la présidentielle, entre Hamon qui veut sauver les débris du parti socialiste et Mélenchon qui préfère jouer solo jusqu’à la défaite annoncée, entre Fillon qui veut revenir aux vertus d’effort et de rigueur et le centre qui veut atténuer la purge pour avancer, entre Le Pen qui désire un retour à l’ancien régime pré-68 et les écolos et gauchos qui rêvent d’un avenir radieux (toujours dans l’avenir et jamais radieux). Entre la culture libérale ouverte plus ou moins à l’œuvre depuis 1945 dans le monde occidental, et l’autoritarisme xénophobe qui ressurgit sur le souverainisme britannique et trumpeur. Talleyrand ou Fouché ? L’année 2017 verra-t-elle comme l’année 1917 un grand tournant du monde ?

DVD Le souper – Le vice au bras du crime – d’Edouard Molinaro, 1992, avec Claude Riche et Claude Brasseur, Lancaster 2010, occasion

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Théo Kosma, En attendant d’être grande 5 – Rêves de paille

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Suite et fin (provisoire) des aventures sensuelles de Chloé la gamine. Ce n’est pas pornographique mais joliment libre – et libertin. Il fut une époque, pas si lointaine, qui regardait cela comme naturel ; aujourd’hui est à la restriction en tout : moins de travail, moins de salaires, moins de libertés, moins de permissivité. Et vous trouvez ça bien ? Marx expliquerait que l’infrastructure commande à la superstructure, donc que la paupérisation économique engendre l’austérité morale et religieuse, comme par compensation. Il est donc urgent de respirer à nouveau – et ces gentilles histoires d’exploration amoureuse nous y aident.

Chloé allant cependant plus loin, l’auteur semble hésiter à publier… Les ligues de vertu ou les islamo-catho-intégristes lui feraient-ils de gros yeux ? Eux qui « épousent » des fillettes de 9 ans ou sodomisent impunément de jeunes garçons ? La paille et la poutre, ce pourrait être un volume d’essais de Mitterrand – c’est plutôt une parabole de l’évangéliste Luc (6.41) : « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil à toi ! » Souhaitons donc la publication rapide de la suite de ces aventures naturelles qui réconcilient avec les sens ici-bas.

Après une soirée torride passée avec ses amis du même âge Charlie et Clarisse, tout nu d’amour pénétrant, Chloé – 11 ans – prend conscience de la beauté et du corps humain dans toute sa splendeur. Même les homos perdent les pédales devant le charme féminin.

Elle a dit charme ; ce fut le cas avec Charlie qui a caressé les deux copines avec un pinceau, longuement, avant de se joindre à elles. Ce ne fut pas le cas de Tom, matée par une Chloé attirée par le bruit, qui se défonce à l’alcool torse nu avant de se faire faire une pipe en même temps que son copain par la même fille, puis de la coïter en bourrin délirant tandis que son copain bourrine (un peu plus longtemps) la sienne. Entre douze ans… On se pince : auraient-ils vu ça sur Canal+ ? Ou pris une tisane de proto-viagra écolo ? C’est osé mais ce n’est pas pédophile, les enfants explorent entre eux.

La chaîne cryptée diffusant du porno tard le soir n’existe pourtant que depuis 1984 et, si Tom a 12 ans, il est né en 1970, un an plus tard que Chloé. La scène se passe donc en 1981 (p.13) et l’auteur (ou la narratrice Chloé) se mélange les impressions. Mais la leçon est claire : d’un côté l’attention à l’autre, la tendresse d’honorer sa partenaire ; de l’autre la domination, la brutalité égoïste. Ah, Tom à 12 ans possède un corps harmonieux de culturiste, mais Charlie a une âme, une personnalité, une bouille. « Lui restera notre premier amour pour l’éternité » p.19.

Après ces pages haletantes, plus de suspense : « Nous n’allions pas refaire l’amour cet été, ni avec Charlie ni avec qui que ce soit d’autre » p.20. Chloé n’a après tout que 11 ans et si elle rêve de devenir « une salope », « depuis que papa les avait évoquées comme étant des princesses », elle reste panthéiste comme les enfants, aimant jouir par tous ses sens sans se focaliser sur le vagin (ce fantasme d’adulte conditionné). Enlacements, baisers, rien de plus, les autres actes auraient brisé la tendresse du groupe. « Salope » a pour elle le sens de jouisseuse, pas de sale, de répugnante ni de perverse. Faut-il que les religions de la Faute et du Péché aient perverti les mœurs pour que le besoin d’affection soit qualifié de saloperie ! La chair, cette vile matière réelle ici-bas, est dévalorisée au profit du Dieu hypothétique au-delà – et du Paradis peut-être – idéologie de pouvoir qui enfume et asservit. Chloé aime aimer, naturellement, et les caresses sont les préliminaires de cette attention qui est preuve d’amour – mais Chloé ne recherche pas l’acte mécanique qui prostitue le sentiment pour assouvir l’instinct.

Pour changer, Chloé invite Clarisse et une autre copine, Nathalie, à s’étendre au soleil dans un endroit écarté, puis à décrire à voix haute leurs fantasmes tout en se caressant. C’est le facteur au torse de gladiateur, puis les copains qui délivrent d’un enlèvement, puis un ogre animal qui coince la fille dans sa tanière avant de baver sur sa peau nue et de l’avaler toute crue. « Les filles sont curieuses de nature, et aiment les propositions. Parfois, cela va plus loin que la poésie » p.39.

Réminiscence biblique ou préjugé ancré ? L’auteur n’hésite pas à écrire : « une insatiable curiosité faisant de nous, parfois ou souvent, de véritables petites salopes » p.40. Est-ce si vrai ? Plus que les garçons envers les filles ? Cela justifie-t-il par exemple le voile et le harem pour éviter ces débordements hystériques ? ou la « chasteté » si néfaste aux prêtres catholiques ?

Les jeux se poursuivent avec l’enquête sur les comportements ados – qui fascinent les prépubères. Filatures, observations, décryptage des mines, jeu de piste… La grange délabrée où mène un chemin de ronces est le rendez-vous des pubertaires. Voir « le visage d’une fille qui fait l’amour est inoubliable » déclare Chloé p.53. Mais ce sont les petits détails qui font tout le sel du jeu amoureux dont se délecte la précoce gamine.

Plus grande, nantie de ces expériences, Chloé ne peut s’empêcher de philosopher sur l’époque (la nôtre) : « La société devrait comprendre qu’elle a besoin de fantasmes, d’interdits, de stéréotypes. Ainsi, certains peuvent les franchir et d’autres pas. Si on brise toutes les frontières, plus rien n’a de sens. Aujourd’hui, c’est aux prostituées que les jeunes filles font concurrence. On leur a déjà piqué leurs sacs. Puis leurs fringues, leur démarche, leur maquillage. Les putes n’ont plus que pour seul avantage d’être accessibles sans la moindre approche de séduction. Si cette ultime frontière est franchie et que la gent féminine ne cherche même plus à se faire séduire, tout sera alors inversé » p.72. Interdit d’interdire, disaient les soixantuitards ; tout est haram-interdit ! hurlent les barbus mal baisés.

Finalement, l’enfant n’est-il pas le père de l’homme ? Ces adultes tout épris de politique et enfumés de marxisme en ces années 1970-1990 n’ont-ils pas dû réapprendre l’humanité auprès des plus naturels d’entre eux, les enfants ? C’est ce que dit Tata à Chloé : « Votre simplicité. Votre joie de vivre, votre sincérité. Vous êtes touchants, authentiques. Vous ne trichez pas, sauf si on vous l’apprend. Vous embrassez ceux qui vous plaisent, jouez et rigolez avec n’importe qui sans vous poser de questions, aimez sans vous donner de raisons » p.95. Mieux que celle de Rousseau, cette éducation nature !

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« La liberté n’est une ennemie que si elle est associée à un manque de repères et d’éducation » p.89. Vivre en commun libère parce que cela pose des règles tacites pour l’harmonie du groupe. « On devient obsédé par le sexe quand on nous l’interdit. L’interdit est alors sublimé, et là où il y a sublimation, il y a substitution d’idéal. On remplace alors le désir d’une vie riche en accomplissements par le fantasme d’une existence truffée d’expériences sexuelles toutes plus extravagantes les unes des autres » p.89. Alors que l’affection simple peut évoluer en acrobaties du plaisir sans dégénérer en mécanique. « Seule compte la complicité » p.100.

Bon, mais ce n’est pas tout, les vacances finissent toujours par finir, il faut quitter le cocon douillet des Trois chèvres. Avec des souvenirs plus forts qu’en colo : « Nos câlins enfantins avaient été un ravissement, d’une pureté de cristal. Cependant, nos corps peu formés limitaient bien des désirs. Tout ça ne durerait pas… le meilleur était à venir » p.105. Bientôt 12 ans !

Le lecteur parvenu jusqu’au tome 5 attend ardemment la suite ; il sent que cela peut devenir plus chaud mais espère que demeurera la fraîcheur naturelle des réflexions enfantines…

Théo Kosma, En attendant d’être grande 5 – Rêves de paille, 2016, publication indiquée « à venir » sur le site de l’auteur : www.plume-interdite.com 

Son dernier opus : Théo Kosma, Quick change, 2016, autoédition format Kindle, €0.99

Les quatre premiers tomes chroniqués sur ce blog

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André Glucksmann, De Gaulle où es-tu ?

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Le décès d’André Glucksmann le 9 novembre se télescope avec les attentats islamiques à Paris du 13. Il est intéressant de relire un essai géopolitique du philosophe qui invoque, 25 ans après sa disparition, les mânes du général président De Gaulle. Glucksmann, élève de Raymond Aron et farouche partisan un temps de la Révolution culturelle maoïste, s’est intéressé à la guerre avant d’opérer un virage moral qui le conduira à critiquer le totalitarisme d’État et à soutenir les dissidents soviétiques dès 1975, puis les Vietnamiens boat-people et les Tibétains. Mais il est vacciné contre les illusions du pacifisme, rejoignant en cela le réalisme d’Hubert Védrine.

Charles de Gaulle, général à titre provisoire qui incarnait la France, croyait fermement que « l’épée est l’axe du monde ». Malgré les illusions idéalistes, il semble qu’il ait constamment raison… La « der des der » n’existe pas. Pire : si la guerre opposait autrefois exclusivement des armées, elle est peu à peu devenue totale, impliquant les civils. C’est désormais toute une société qui se bat.

La guerre secrète donc sa propre philosophie. Elle ne peut plus respecter, faute de non-combattants, d’autre loi que la pure violence qui l’habite. Peu importe dès lors le prétexte idéologique à la guerre, son organisation impose sa mécanique, conduisant au totalitarisme. On l’a vu en URSS, dans la Chine de Mo, au Vietnam communiste. Qui se veut combattant, pour une religion ou pour une idéologie, transforme peu à peu son esprit en mécanique, son âme en force brute. Donc son pays en instrument de domination (et d’abomination – mot devenu à la mode).

C’est contre cela qu’il faut lutter, plaide André Glucksmann. En tant que Français historiquement porteur d’un désir de liberté ; en tant que général qui voit loin, en tant que stratège qui sait prévoir et préparer les prochains conflits – et qui sait faire la guerre sans l’aimer pour elle-même – le général de Gaulle laisse ce message après sa mort.

Aujourd’hui, des entités nouvelles non-étatiques (courants religieux, mafias, milices ethniques) relativisent la dissuasion nucléaire et introduisent des modes guerriers inédits : terrorisme, prise d’otage, banditisme. La réalité n’est donc plus uniquement lisible en stratégie : le monde devient chaos, imprévisible. Ceux qui font la guerre ne veulent plus forcément dominer le monde mais seulement une partie. Ils veulent parfois simplement exister, se faire reconnaître en détruisant, en enlevant, en violant et en tuant. On en revient au moyen-âge, où les féodaux se taillaient par la violence des domaines, en laissant les soudards à leur solde assouvir leurs instincts.

Était-ce la division en deux blocs puissants, sûrs de leurs valeurs morales respectives ? Nous avions oublié les leçons des siècles. Comme Thucydide, il faut croire que le fait premier est le mouvement et que le repos n’est qu’une pause ; que la base fondamentale est la barbarie et la norme la guerre – enfin que la civilisation et la paix ne sont que de miraculeuses et provisoires exceptions.

Varlam Chalamov, du fond des camps staliniens, redécouvre le socle qu’est la partie sombre de l’humain. Il énonce froidement les lois asociales des criminels : faire le mal est plus attrayant que faire le bien ; « baiser le cave » et s’en vanter est un titre de gloire parmi les truands. Il s’agit d’un univers structuré – un contre-univers à la normalité – avec sa discipline de fer, ses plaisirs éminents (jeu, drogue, chair), ses corruptions archétypales (vol, viol, force, fric), et ses hiérarchies. Ce monde-là n’est pas amendable : c’est LUI ou VOUS.

Le romantisme de la pègre, des Jean Valjean de l’idéalisme et des chourineurs du réalisme social, doit être dénoncé. Tout comme celui des idéalistes terroristes, anarchistes, communistes, fascistes ou religieux. Chalamov constate que cet idéalisme n’est qu’une chimère fantasmée. Et Glucksmann de conclure : « tandis que les intellectuels font sauter les tabous traditionnels », sous des prétextes idéologiques ou religieux, « la brutalité des bas-fonds, jusque-là endiguée, se donne libre cours » p.177. De Gaulle disait plus généralement : « L’action de guerre totale ne commet pas ses crimes par accident, mais par principe. Loin des innocentes ‘bavures’, les meurtres sont parties et rouages de la stratégie de Berchtesgaden, dont c’est l’art de faire alliance avec la bassesse humaine » (cité p.103).

Dernier exemple, les Français arabes shootés à Allah du vendredi 13 : « le totalitarisme ne fait pas la guerre au nom et par amour des idées, il idéologise au nom et par amour de la guerre », expliquait Glucksmann p.179. Enrober ses exactions de sacré permet de les justifier, aux yeux de Dieu, du monde et pour sa bonne conscience.

La question des refugies du Sud Est asiatique : Jean Paul Sartre accompagne de Andre Glucksman au palais de l'Elysee avec Raymond Aron le 26 juin 1979 Neg:CX11753 --- Jean Paul Sartre with Andre Glucksman and Raymond Aron at Elysee palace in Paris to speak about question of refugees from south west of Asia june 26, 1979 *** Local Caption *** Jean Paul Sartre with Andre Glucksman and Raymond Aron at Elysee palace in Paris to speak about question of refugees from south west of Asia june 26, 1979

La question des refugies du Sud Est asiatique : Jean Paul Sartre accompagne de Andre Glucksman au palais de l’Elysee avec Raymond Aron le 26 juin 1979 Neg:CX11753 — Jean Paul Sartre with Andre Glucksman and Raymond Aron at Elysee palace in Paris to speak about question of refugees from south west of Asia june 26, 1979 *** Local Caption *** Jean Paul Sartre with Andre Glucksman and Raymond Aron at Elysee palace in Paris to speak about question of refugees from south west of Asia june 26, 1979

On assiste alors à la dissolution des communautés anciennes sous les coups de la fonction guerrière, libérée de tout frein. Cette Deuxième fonction ideal-typique de Georges Dumézil, forte des nouveaux moyens techniques (miniaturisation des armes, informatisation du tir, prolifération des équipements lourds, accès facilité aux armes de destruction massive comme le nucléaire, le chimique et le bactériologique), occupe le champ laissé trop libre par la Première fonction – démissionnaire – de sagesse et de régulation. Là où le droit ne règne plus, domine la guerre de tous contre tous.

Alors, « seule une lutte pour la civilisation, contre le chaos, peut tenter de maîtriser le néant anéantisseur de forces dévastatrices et sans attaches » p.192. Dans le monde post-soviétique de 1995, date où cet essai fut écrit, l’équilibre des forces était déjà devenu un vain mot. « La capacité d’exterminer, qui se démocratise à grande allure oblige, en fin de guerre froide, à passer de la dissuasion restreinte (nucléaire et bipolaire) à une dissuasion généralisée (planétaire et humanitaire) » p.194. Cela n’a fait qu’empirer depuis. Partout, il faut écraser l’infâme.

Mais les démocraties doivent pour cela être sûres de leurs valeurs et de leur modèle. Il faut que le droit et le politique remette au pas le chacun pour soi destructeur d’un libéralisme sans frein, accentué par la dérive individualiste hédoniste issue de 1968. Glucksmann n’en parle pas, et c’est dommage. Il n’a pas approfondi les rapports entre Première et Deuxième fonction, la régulation et son bras armé, bien qu’il ait eu l’intuition que nous étions en phase de prolifération cancéreuse d’une fonction guerrière progressivement hors contrôle. La suite des années, jusqu’à aujourd’hui, a montré combien le chaos était amené à se développer…

Les solutions ? Là encore il n’en propose pas, se bornant à la critique et au constat. Il évoque un vague « droit d’ingérence » humanitaire, sous l’égide l’ONU, comme en Somalie – où la fonction des casques bleus n’a pas été de rétablir un ordre d’avenir pour le pays mais d’empêcher seulement à court terme la mort par la faim de milliers de civils. Est-ce vraiment le seul remède ? Glucksmann se souvient-il seulement ce que De Gaulle disait du « Machin » ?

S’il s’agit de préserver non une civilisation particulière mais le principe même de toute civilisation, il faut aller jusqu’au bout du raisonnement : détruire ce qui détruit. Comme le prônait Voltaire, il faut bel et bien « écraser l’infâme » – et ne pas simplement le contenir. Mais il faut pour cela être lucide, bien au fait de sa morale et avoir le soutien de son opinion, avant d’imposer le droit par les moyens appropriés – qui ne sont pas seulement militaires. Notre morale humanitaire dût-elle en souffrir, l’idéalisme naïf de certains dût-il être entamé.

André Glucksmann, De Gaulle où es-tu ?, 1995, Livre de poche Pluriel 1996, occasion €3.08

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Pas d’égalité sans frontières

La visée démocratique est d’assurer à chaque citoyen l’égalité en dignité et en droits, l’égalité des chances et les filets de solidarité en cas d’accidents de la vie. L’exercice de ces droits exige la cohésion sociale nécessaire pour que chacun contribue en fonction de ses moyens, en étant d’accord sur le vivre ensemble.

Tout cela ne peut se réaliser que dans le cadre de frontières définies, territoriales et de civilisation.

gamins aventure

Il ne s’agit pas d’ériger des barbelés (comme aujourd’hui en Hongrie et en Israël, hier en Europe avec le rideau de fer), ni même de revenir au souverainisme gaullien (traditionnellement nationaliste) de la génération passée. Les valeurs de démocratie parlementaire, majoritaires en Europe, ne doivent pas être bradées au non de « l’urgence » ou des « circonstances ». Devant les drames syriens ou libyens, l’Europe doit rester terre d’accueil – et offrir une hospitalité digne (même si elle est définie comme temporaire) aux demandeurs du droit d’asile. Mais confondre immigration de peuplement et immigration sous peine de mort est une imposture des politiciens. Ils doivent avoir le courage de dire à leurs peuples qu’accueillir les vies menacées n’est pas la même chose qu’accueillir « sans frontières » la misère du monde. A ce titre, l’allemande stricte Angela Merkel apparaît plus dans le ton des Lumières que le falot hésitant François Hollande, dont on se demande s’il incarne les « valeurs de la république » ou si ce ne sont, pour lui, que des mots. Il est vrai que le gauchisme des tribuns populistes ou des féministes arrivistes, et jusqu’aux frondeurs de son propre parti, lui font manifestement peur. La multiplication des « il faut que nous puissions… il faut que nous puissions… » dans son discours d’hier montre combien il pose de préalables, conscients et inconscients, à toute action.

Cette « gêne » des politiciens, particulièrement français, tient à ce qu’ils récusent « l’identité » nationale au profit d’un universalisme aussi vague que creux. Et lorsque les politiciens ne savent plus ce que signifie « être français » (sinon résider en France, d’après certains bobos de gauche…), le peuple de France ne veut pas voir « diluer » sa manière de vivre et ses mœurs dans un melting pot sans but ni queue, ni tête. Les Français sont accueillants à la misère du monde (voyez toutes les associations d’aide aux migrants) ; ils refusent cependant qu’on leur impose (par lâcheté) d’accepter que les miséreux viennent imposer leur foi et leurs façons. cela se comprend. La France, comme l’Europe, ne peut être accueillante aux menacés pour leur vie QUE si elle est sûre d’elle-même, de ses valeurs et de sa civilisation. Pour cela, il lui faut un espace, délimité par des frontières, et une charte du « vivre ensemble » commune à laquelle tous les postulants à s’installer soient soumis. C’est le rôle du politique que de définir le territoire, les règles, et de les faire respecter : où sont donc ces pleutres au moment où les enfants se noient à leurs portes ? Ne rien faire est pire que décider car, au moins, le peuple sent qu’il a des décideurs et pas des couards à sa tête.

Les enfants devraient être heureux de vivre (voir ci-dessus), pas mourir pour rien (voir ci-dessous).

enfant syrien noye

Plus généralement, dans un monde qui se globalise et qui devient plus dangereux, les petites nations fermées sur elles-mêmes sont amenées à disparaître. Je crois en l’Union européenne qui harmonise le droit et fait discuter entre eux les pays voisins, comme en la Banque centrale européenne qui assure la liquidité au grand ensemble monétaire, tout en surveillant les risques financiers du système international. Même si l’affaire grecque a été mal gérée, revenir au « franc » et aux petites querelles d’ego entre politiciens avides de dépenser sans compter pour leurs clientèles me paraît dépassé. Ce serait une régression, un renferment sur soi, avec barrières protectionnistes et montée de haine pour tous les hors frontières (pour ceux qui étaient là, rappelez-vous les années 50…)

Mais en contrepartie, la tentation des fonctionnaires européens de niveler les cultures au profit d’un politiquement correct neutre, où la diversité des projets politiques et la diversité des approches paralyse la décision, me paraît tout aussi une impasse. Les palinodies du Conseil européen sur l’accueil des migrants en est un exemple, le faux « débat » sur la Grèce également : si les Grecs veulent rester dans l’euro, ils doivent obéir aux règles définies en commun et acceptées précédemment par leurs gouvernements ; s’ils veulent sortir, ils le votent et l’on aménage leur repli. Un peu de clarté serait nécessaire aux citoyens.

La convergence du droit est utile à l’Europe, la convergence des cultures non. C’est la diversité qui fait la concurrence économique (selon les règles pour le bien-être des citoyens), et la diversité encore qui fait l’originalité culturelle du continent. Les exemples de la Chine et de la Russie, unifiées sous un empire centralisateur, montrent que le progrès humain avance mieux dans les ensembles de liberté que dans les ensembles autoritaires en termes de curiosité scientifique, de création culturelle, d’innovations techniques, d’entreprises. La Cour européenne des droits de l’homme et sa définition neutre, par exemple, de « la religion » montre combien ses jugements peuvent être biaisés, incompréhensibles et inefficaces. Car le neutre nie le particulier. Qu’y a-t-il de commun entre le christianisme, dont le modèle est le Christ pacifique tendant l’autre joue et rendant à César son dû, et l’islam, dont le modèle est le croyant guerrier qui veut convertir la terre entière à la loi unique (charia) et se bat même contre ses propres démons (djihad) ? Regarder chaque religion en face, c’est reconnaître en l’autre sa différence, donc le respecter – tout en pointant bien les règles communes que tous les citoyens en Europe doivent eux aussi respecter, comme partout ailleurs.

La France est paralysée parce qu’elle a abandonné beaucoup à l’Europe, mais l’Europe est paralysée parce que nul politicien national ne veut se mettre dans la peau d’un citoyen européen. Parce qu’il n’existe qu’en creux : vous ne comprenez ce qu’est « être européen » qu’uniquement lorsque vous allez vivre ailleurs qu’en Europe…

L’Union européenne doit avoir des frontières sûres et reconnues : à l’est, au sud (le nord étant pour les ours et l’ouest pour les requins). Le flou entretenu sur les frontières au nom de l’intégration sans limites est dommageable pour l’identité de civilisation européenne (identité qui n’est en rien une « essence » figée, mais qui évolue à son rythme et par la volonté de ses membres – pas sous la contrainte extérieure). D’où les partis nationalistes qui ressurgissent ça et là, un peu partout, et qui montent en France même.

Car la France socialiste a peine à incarner une identité nationale dans cet ensemble flou européen. L’universalisme, la mission civilisatrice, la culture littéraire existent ; mais c’est une identité du passé. Que dire d’universaliste aujourd’hui, sinon des banalités de bonnes intentions jamais suivies d’effets concrets, ou avouer une soumission plus ou moins forte aux empires alentours (l’argent américain ou qatari, la brutalité russe, la croyance islamiste) ? L’Éducation « nationale » veut délaisser l’histoire « nationale » pour en souligner dès le collège ses péchés (esclavage, colonialisme, collaboration, capitalisme) – sans présenter de modèles positifs auxquels s’identifier, à cet âge de quête. L’histoire est-elle notre avenir ? Si François Hollande l’affirme du bout des lèvres, dans un discours convenu en juin au Panthéon écrit probablement par un technocrate, ce n’est qu’un mot creux comme le socialisme sorti de l’ENA en produit à la chaîne. Dans le concret, ce « mouvement » qu’il appelle semble sans but. Consiste-t-il à s’adapter au plus fort dans le monde – comme le montre la loi sur le Renseignement ? Où au vent de la mode chère aux bobos qui forment le fond électoral du PS, prônant une vague multiculture furieusement teintée américaine ?

France Vidal de la Blache

L’écart est moins désormais entre la gauche et la droite qu’entre les nomades globalisés hors sol et les sédentaires solidaires nationaux. Reste, au milieu, l’Europe – mais elle ne fait pas rêver, trop tiraillée, trop honteuse, sans objectif clair.

Les grandes idées en soi sont des moulins à vent. Il ne s’agit pas de céder la morale au cynisme des intérêts, mais d’élaborer une morale pratique. Entre deux légitimités, la politique doit adapter les moyens possibles. Il faut désormais sauvegarder la sociabilité au détriment de l’hospitalité car, comme le disait Michel Rocard, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde – même si nous devons en prendre notre part. Les conditions d’un bon accueil est de préserver la cohérence de la société. Ce qui exige le rejet de ceux qui refusent de suivre les règles, qu’elles soient de mœurs, économiques ou religieuses. Pour qu’il y ait vie commune, il faut le désirer ; qui n’en a pas envie n’a pas sa place – ce qui est valable aussi bien pour la Grèce que pour l’islam salafiste.

A l’époque où la modernité agite non seulement la France et l’Europe, mais plus encore les grandes masses aux frontières que sont la Russie et les pays musulmans, la « république moderne » chère à Hollande (reprise à Brossolette et Mendès-France) reste à construire. Lui n’a pas même commencé. Au lieu de mots creux et des yakas de tribune, établir des frontières distinctes pour dire qui est citoyen et quels sont des droits, quels sont ceux qui sont accueillis au titre du droit d’asile, faire respecter la loi sans faiblesse contre les autres, les hors-la-loi (salafistes, UberPop) ou les non-citoyens illégaux (imams interdits de territoires et qui sont revenus prêcher dans les mosquées – comme l’avoue Nathalie Goulard, député). Les repères d’identité française dont parle Patrick Weill dans son récent livre – égalité, langue, mémoire, laïcité par le droit – doivent être appris, compris et acceptés par tous ceux qui aspirent à vivre en France. L’assimilation, dit Patrick Weill, est le fait d’être traité de façon similaire. L’égalité en droits n’est possible que s’il existe un consensus minimum sur cette culture du droit.

L’éternelle « synthèse » du personnage actuellement à la tête de l’État comme s’il était à la tête d’un parti est non seulement fadasse, mais inefficace : elle entretient l’insécurité sociale, culturelle et militaire.

Il n’y a pas d’égalité sans frontières définies : qui est citoyen ou accueilli, avec quels droits, sur quel territoire.

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Jordan Belfort, Le loup de Wall Street

jordan belfort le loup de wall street
La « vie et les mœurs des riches détraqués », comme le dit l’auteur, est décrite comme le roman de sa jeunesse, dans ces années 1990 rugissantes. Les Roaring Ninetees ont été célébrées par Joseph Stiglitz dans un livre traduit de façon imbécile en français par Quand le capitalisme perd la tête : tout était possible, le meilleur (l’essor des technologies de l’information et de la communication) et le pire, les arnaques en série des jeunes loups dépravés de la finance. Jordan, « Juif de bas étage » comme il se décrit, « élevé dans un trois pièces du Queens », est l’un de ceux-là. Il a commencé à 20 ans comme « connecteur » pour les vendeurs de titres dans une société de courtage nommée L.F. Rothschild. Un connecteur est une sorte de standardiste, celui qui téléphone 300 fois dans la journée pour décrocher 10 liaisons avec le client de son vendeur, passant en cela le barrage des secrétaires. S’il est obéissant et efficace, il peut monter en grade après ce bizutage : il peut devenir vendeur junior, puis vendeur à son tour.

Cela fait chic d’appeler les vendeurs de titres des « traders », mais ce dernier terme est réservé depuis longtemps à la caste des spéculateurs à la Jérôme Kerviel, ceux qui prennent des risques par l’achat et la vente pour compte propre – le leur ou celui de leur employeur. Pas grand-chose à voir avec le jeune Jordan Belfort quand il fourgue des actions par paquets aux gogos, comme d’autres des aspirateurs… Parti de « sous-merde » à 20 ans, il devient six ans plus tard « patron » – à 26 ans – en créant en 1987 sa propre société de courtage, Stratton Oakmont. Ce qui lui permet de gagner directement les commissions de placement, mais aussi d’opérer diverses transactions aux limites (ou carrément en marge) de la loi : portage fictif, manipulation de cours, délit d’initié, blanchiment… Il devient richissime, « maître de l’univers » comme c’était la mode de se croire à l’époque. Il méprise les fonctionnaires de la SEC (l’autorité américaine des marchés financiers), car ils gagnent 50 000 $ par an, soit seulement 1% de ce que lui gagne dans l’année…

Jordan fait partie de ces « Juifs féroces » (ainsi dit-il) à l’avidité sans borne et à l’ambition en délire. Raisonneur mais pas intelligent, il ne pense qu’au calcul pour entuber, entourlouper, arnaquer, tromper – à la fois sa femme, les fonctionnaires, les lois et les WASP, ces White Anglo-Saxons Protestants qui ont la culture et l’ancienneté que lui n’aura jamais. La richesse, contrairement à ce que son micro cerveau pense, n’est pas une masse d’argent à disposition, c’est une éducation. La vulgarité est de confondre le beau avec le cher. Or tout ce qui compte, pour Jordan Belfort, n’est ni le plaisir des objets et bijoux, ni le confort des vêtements, voitures et maisons, mais ce qu’il a payé. Le fric comme supplément de bite, pour faire des enfants dans le dos des clients afin d’asperger des obligés reconnaissants tant que la manne dure.

Une telle existence revancharde, tout entière mue par le ressentiment de classe et de race (la seconde submergeant la première très souvent aux États-Unis), est tristement vouée à l’impuissance : qu’a-t-il donc créé, Jordan Belfort, après ces quelques années d’excès en tous genres ? Rien. Que deux enfants qui vivent avec sa seconde ex-femme, et à qui il destine – dans un langage de charretier – ces lignes de « mémoires» (d’ailleurs très sélective…). Sa société a disparu, ses amis l’ont quitté dès qu’il n’a plus eu les moyens de les shooter, sa femme s’est lassée de ses délires dues aux drogues, aux putes et aux salles des marchés. Le FBI l’a coincé et il purge une peine de prison – où il a enfin le temps de revenir sur cette adolescence très attardée brûlée par tous les bouts.

La « passion toujours ardente pour le rugissement de Wall Street » (p.80) n’est que l’instant. Le jeu, l’arnaque, la brutalité égoïste sont peut-être les « valeurs » de l’Amérique des westerns, que les jeunes hyènes de la finance rejouent en costumes cravate. Mais on ne fonde pas une société adulte sur l’évanescence des plaisirs par le fric. Malgré l’attrait du « délire » que les ados adorent : « De quelle autre façon un homme pouvait-il mesurer son succès – dit cet immature – si ce n’était en réalisant tous ses fantasmes d’adolescent, aussi bizarres qu’ils pussent être ? » p.157. Pauvre Jordan… « Je suis un ado dans le corps d’un adulte », finit-il par avouer p.248. Non sans avoir arnaqué et spolié des milliers de clients, ce dont il se fout comme de sa première capote même dans ces « mémoires » d’excuse. Mémoires probablement téléguidées par son pool d’avocats pour montrer sa rémission et obtenir un allègement de peine pour bonne conduite…

Ce bouseux yankee élevé sur les marchés s’étonne de la richesse ancienne des grands hôtels de Genève ; il leur préfère le neuf et le cliquant. Ce qu’il aime par-dessus tout à chaque jour qui passe, est se défoncer au Mandrax avant la cocaïne, discourir devant ses vendeurs pour les motiver à « téléphoner et sourire », puis se faire une pétasse ou deux à 5000 $ (qu’il appelle les Blue-chips, comme les principales actions de la cote), avant de rentrer à la maison défoncé, en hélicoptère privé, retrouver ceux qu’il appelle de façon quelque peu méprisante « la ménagerie » : ses quelques 22 employés de maison. Il a un chauffeur noir, deux gardes de sécurité italiens, une nounou jamaïcaine, un couple de cuisiniers portugais, sans compter deux biologistes pour l’équilibre écologique de son étang fantaisie, une infirmière diplômée, un pilote d’hélicoptère attitré, un capitaine de yacht et deux matelots à demeure, plus d’autres figurants. Son épouse, « la Duchesse », claque à n’en plus finir l’argent selon ses lubies : 2 millions de dollars pour refaire le salon, 1 million pour paysager le jardin, 400 000 $ pour deux nuits d’hôtel (suite présidentielle). C’en est écœurant de frivole vantardise. Moins on a de cervelle, plus on étale son fric : en Amérique, ceci remplace cela.

Jordan a beau tenter, par ce livre, d’effectuer un bilan pour l’édification des jeunes après s’être laissé aller aux drogues, putes et tromperies diverses, il apparaît définitivement comme un raté de la vie. L’époque voulait ça, mais il n’a pas résisté. J’ai vécu la même époque – certes à Paris mais les mœurs financières n’étaient guère plus belles – et je sais que l’on pouvait résister. Nul être intelligent n’est obligé de réduire sa raison à n’obéir qu’aux seuls bas instincts. Lui, si. Il est ridiculement fier de son « équipe magnifique, explosant de vanité » où « la tension sexuelle était si forte qu’on pouvait littéralement la palper » (p.81). Pipes par les stagiaires mâles ou femelles (du moment qu’ils sont très jeunes), enfilages répétés par tous les trous, drogues diverses pour se motiver, lancer de nain ou rasage de fille en salle des marchés pour motiver les troupes par « le délire » tellement ado d’humilier les autres pour se rehausser : ce ne sont que jeux de collégiens prolongés, immatures et obsédés de sexe. Les vendeurs, tous de moins de 30 ans, s’envoient en l’air constamment « sous les bureaux, dans les toilettes, les penderies, le parking souterrain et, bien sûr, dans l’ascenseur de verre » p.81.

martin scorsese le loup de wall street film

Tous sont pourris par le fric, la fille du standard était embauchée à 80 000 $ par an, le vendeur débutant à 250 000 $, le vendeur confirmé se faisait 3 millions – et le patron ? Oh, juste 1 million par semaine… « Il est facile de les contrôler s’ils sont fauchés », avoue Jordan Belfort. Ils veulent imiter sa « Belle vie » de nouveau riche et s’endettent pour se payer des fringues et des Ferrari – tout comme les racailles de banlieues. Fric et frime, pas besoin d’avoir fait des études, il suffit de décrocher son téléphone et de savoir vendre n’importe quoi. Pour la boite, il suffit « d’émettre de nouvelles actions en-dessous du prix du marché, afin [de] les vendre en réalisant un énorme profit, grâce au pouvoir de ma salle des marchés » p.109. Le même processus est à l’œuvre chez Merrill Lynch, Morgan Stanley, Lehman Brothers et autres. Voilà comment s’expliquent les bulles suivies de krachs initiées par la bourse américaine : 1929, 1987, 1991, 1997, 1998, 2000, 2002, 2007…

« Jusqu’à quel point ma dépendance aux drogues avait-elle entraîné ma vie du mauvais côté ? Sans elles, aurais-je couché avec toutes ces prostituées ? Aurais-je détourné illégalement autant d’argent en Suisse ? N’aurais-je jamais laissé dériver à ce point les méthodes de vente de Stratton ? Bien sûr, il était trop facile de tout mettre sur le dos des drogues : j’étais toujours resté responsable de mes actes » p.568. L’acte de repentance est tellement dans la mode américaine ! Suffit-il de dire « je regrette » pour être pardonné ? D’exposer ses erreurs pour être blanchi ? De dire publiquement mea culpa pour être réhabilité ? Car le fric mal acquis, il le garde… Ce n’est pas lui qui va faire un don à une fondation !

Le lecteur, s’il n’a pas comme l’auteur le QI d’un boutonneux infantile, va être écœuré de tant de cynisme prétentieux, de tant d’égoïsme faussement penaud. Il sera choqué au-delà de toute mesure par ce langage terre à terre, non seulement cru (Rabelais et Céline l’ont fait avec talent), mais d’une vulgarité sans rémission, tout entière tournée autour du sexe. C’est non seulement abject, mais montre combien l’intelligence américaine s’est dégradée dans les années 1990, combien la cupidité et la stupidité ont été les mamelles du succès reconnu, combien les exemples offerts à la jeunesse ont été pourris de l’intérieur. Comment s’étonner d’un Bush, ivrogne « repenti », actionnant le Bien et le Mal en Irak, mentant effrontément à la face du peuple américain ? Comment s’étonner des délires de la finance en 2007, aboutissant au krach le plus grave depuis 1929 ? Comment mesurer l’assurance outrancière des lois extraterritoriales qui mettent à l’amende aussi bien BNP qu’UBS pour des faits qui se produisent hors des États-Unis ? Sinon par ce matérialisme terre à terre, avide et égoïste, d’un peuple qui a la Bible à la bouche mais un petit pois derrière – et une queue qui commande – la cervelle mitée par les drogues les plus diverses ?

Ça le capitalisme ? Vous voulez rire ! Le capitalisme, système d’efficacité économique, exige la concurrence, donc une instance d’État pour la faire respecter. Le capitalisme, même dans sa structure financière la plus évoluée, n’est pas la loi de la jungle, type « loup de Wall Street » : les Américains eux-mêmes s’en sont rendu compte, réglementant à tour de bras depuis l’an 2000 (Dodd-Franck Act, Loi Sarbanes-Oxley, FIN 46…)

Ce que montre Jordan Belfort, dans ce livre édifiant, est combien la bêtise est proche de l’intelligence – et combien une société malade peut encourager des comportements antisociaux. Du livre a été tiré un film, avec Leonardo di Caprio dans le rôle du loup immature. Les images sont probablement meilleures que le texte, car le vocabulaire de chiotte employé par l’auteur n’arrange vraiment rien !

Jordan Belfort, Le loup de Wall Street (The Wolf of Wall Street), 2007, Livre de poche 2014, 765 pages, €8.10
Martin Scorsese, Le loup de Wall Street, DVD de 3 h, Metropolitan video 2014, €22.99 blu-ray

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Michel Houellebecq, La possibilité d’une île

michel houellebecq la possibilite d une ile

Ce roman est – et c’est naturel dans notre société superficielle qui se contente d’agiter des images et de scander des slogans – tout à fait différent de l’impression qu’a pu en laisser « la critique ». C’est un vrai roman avec une histoire, un conte philosophique qui fait penser et, mieux, qui laisse « libre » de penser (ce qui est plutôt rare en ces temps de militantisme affirmé).

Car le narrateur est et n’est pas Michel Houellebecq. Il est son double, mais un double construit, probablement plus simple que l’original. L’époque pousse à la caricature tant, en ces temps d’incertitudes, l’opinion est avide d’ancrages. Daniel1 est plus complexe que Daniel25, son clone des temps futurs imaginé par l’auteur. Mais l’auteur est plus complexe que son sujet. Le roman se lit de façon fluide, il captive, et ses remarques anodines sur l’époque visent à renverser ce conformisme si confortable, si larmoyant, si « de gôche, ma chère ». Et c’est bien, car tout divorce avec la réalité, qu’il soit naïveté ou illusion, finit par s’y heurter en retour, quels que soient les bons sentiments. La révolte des banlieues l’a montre à l’envi en 2005, comme la révolte antifiscale fin 2013.

Le héros de Houellebecq n’est pas un « modèle », comme la doxa aime tant à en créer de toutes pièces pour se rassurer. Daniel, comme l’auteur, est un être qui se cherche, dans le désespoir du vide si bien philosophé par Schopenhauer. Seuls les ignorants ont pu parler de Nietzsche à propos de ce livre ; c’est avoir une vue plate et scolaire du Surhomme et ignorer toute la joie nietzschéenne de la danse du corps et des scintillements de l’intelligence. Schopenhauer, plus laborieux, est mieux en phase avec le nihilisme houellebecquien.

Mai 68 avait chanté la « libération » des corps source de désaliénation des esprits. Michel Houellebecq montre ce qu’il en est : un prodigieux égoïsme narcissique qui commence dès 12 ans (les « pétasses »), un corps objet qui se livre au plaisir comme un petit animal (Esther), l’impossibilité des relations durables (Isabelle), la dictature de la jeunesse sur l’ensemble de la société, depuis la consommation jusqu’à l’idéologie. Les « vieux » deviennent des déchets dont il faut se débarrasser (bienveillante canicule !). Et Daniel, antihéros contemporain, évolue en ce monde comme un zombie, ne vivant et ne réussissant partiellement sa vie qu’entre 13 et 35 ans en gros, l’avant étant bave, merde et braillardise, l’après étant déchéance désespérante d’un corps qui lâche et d’une solitude qui monte. Pour Houellebecq, « solidarité » n’est qu’un slogan de bonne conscience, « amour » qu’une rencontre de sexe à patte avec chatte au vent (ah, ces jupettes qui couvrent à peine des fesses sans culottes, si révolutionnaires !). Daniel rêve d’un amour qui soit fusionnel, retour vers…

fille jupette et pedales

Ce pour quoi lui, l’a-religieux, découvre un certain bonheur de la secte. Non pas celui des filles superbes à disposition des mâles dominants (il a des phrases sarcastiques sur le sujet), mais celui d’une espérance, celle que donne toute religion, au fond. Il n’y « croit » pas mais l’être humain est ainsi fait qu’il a besoin d’ailleurs. Pour le commun des mortels, ce sont les enfants, parfois Dieu, quel que soit le nom qu’il porte, ou bien le sort des autres. Michel Houellebecq, dans la vraie vie, a un fils, Etienne, né lors de l’avènement Mitterrandien. Son personnage, Daniel, n’a pas l’air attaché au sien, je ne sais ce qu’il en est de l’auteur. En tout cas, l’espérance houellebecquienne ne réside pas dans les enfants, mais dans l’espèce elle-même que la Raison scientifique et technicienne devrait pouvoir modeler dans le futur pour éliminer ce nihilisme profond qui vient du sexe, du seul sexe, de l’impossible libération de l’avidité sexuelle.

Houellebecq n’est pas Raëlien comme on l’a dit précipitamment, il projette les tendances du présent dans un futur possible. Ne voit-on pas, aux États-Unis, pays de la modernité la plus avancée, des nantis se protéger dans des enclaves fermées ? Ne voit-on pas l’explosion des sectes avides de croire en autre chose qu’en la réalité vide ? N’espère-t-on pas dans le clonage et dans la génétique ? Mêlez tout cela et vous avez le conte philosophique, La possibilité d’une île. Qui est terriblement de notre époque. C’est moins sage que Jardin ou Weyergans, mais cela ouvre plus de portes. Il y a du Diogène le Cynique chez Houellebecq.

De la claire et volontaire provocation aussi, dans la lignée des grands prédécesseurs de Mai 68. Le symbole de la secte élohimiste n’est-elle pas une étoile de David gammée, « à six branches, aux pointes recourbées » ? Son prophète n’est-il pas ignare, manipulateur et grand baiseur ? Le héros, humoriste, n’a-t-il pas un spectacle de « partouzeuses palestiniennes » ? La référence internet notée « kdm.fr.st » existe réellement, elle renvoie à The Hacking Academy, forum de hackeurs.

Il est certain que vous apprécierez mieux La possibilité d’une île si vous êtes mâle, Blanc et avec une certaine aisance. Tel est, disons, le « cœur de cible » du lectorat. Mais ce n’est pas si mal vu, la société n’aime pas se voir critiquée ainsi et c’est dommage, le signe que sa jeunesse d’esprit s’en va, qu’elle se sclérose. La possibilité d’une île est à prendre au seconde degré, comme la jouvence de l’abbé Houellebecq.

ado ventre nu dans la boue

L’attrait de l’auteur, ce sont aussi les sentences, ciselées à la Flaubert. Elles font souvent mouche. Florilège :

« Il restait si peu de choses à observer dans la réalité contemporaine : nous avions tant simplifié, tant élagué, tant brisé de barrières, de tabous, d’espérances erronées, d’aspirations fausses ; il restait si peu, vraiment. » p.21

« Finalement, le plus grand bénéfice du métier d’humoriste et, plus généralement, de l’attitude humoristique dans la vie, c’est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité. » p.23

« La vie commence à 50 ans, c’est vrai ; à ceci près qu’elle se termine à 40. » p.25

« Lorsque je gagnais mon premier million d’euros (je veux dire lorsque je l’eus vraiment gagné, impôts déduits, et mis à l’abri dans un placement sûr), je compris que je n’étais pas un personnage balzacien. Un personnage balzacien venant de gagner son premier million d’euros songerait dans la plupart des cas aux moyens de s’approcher du second. » p.30

« Tu connais le journal où je travaille : ce que nous essayons de créer c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe ; une génération de kids définitifs. » p.37

«  Sa méthode de gestion du personnel : ne dire du mal de personne, en aucune circonstance, jamais ; toujours au contraire couvrir les autres d’éloges, aussi immérités soient-ils – sans évidemment s’interdire de les virer le moment venu. » p.40

« La reconnaissance artistique, qui permettait à la fois l’accès aux derniers financements publics et une couverture correcte dans les medias de référence, allait en priorité, dans le film comme dans les autres domaines culturels, à des productions faisant l’apologie du mal – ou du moins remettant gravement en cause les valeurs morales qualifiées de ‘traditionnelles’ par convention de langage. » p.51

« Quand l’amour physique disparaît, tout disparaît ; un agacement morne, sans profondeur, vient remplir la succession des jours. Et, sur l’amour physique, je ne me faisais guère d’illusions. Jeunesse, beauté, force : les critères de l’amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme. » p.74

« L’Espagne se rapprochait des normes européennes, et particulièrement anglaises. L’homosexualité était de plus en plus courante et admise ; la nourriture végétarienne se répandait, ainsi que les babioles New Age ; et les animaux domestiques, ici joliment dénommés ‘mascotas’, remplaçaient peu à peu les enfants dans les familles. » p.75

Pascal : « on sentait à le lire que les tentations de la chair ne lui étaient pas étrangères, que le libertinage était quelque chose qu’il aurait pu ressentir ; et que s’il choisissait le Christ plutôt que la fornication ou l’écarté ce n’était pas par distraction ni par incompétence, mais parce que le Christ lui paraissait définitivement plus ‘high dope’ ; en résumé, c’était un auteur sérieux. » p.82

« On ne peut pas dire que le communisme ait spécialement développé la sentimentalité dans les rapports humains : c’est plutôt la brutalité, dans l’ensemble, qui prédomine chez les ex-communistes – en comparaison, la société balzacienne, issue de la décomposition de la royauté, semble un miracle de charité et de douceur. » p.105

« Il habitait un pavillon à Chevilly-Larue, au milieu d’une zone en pleine phase de ‘destruction créatrice’ comme aurait dit Schumpeter : des terrains vagues boueux, à perte de vue, hérissés de grues et de palissades ; quelques carcasses d’immeubles, à des stades d’achèvement variés. » p.149

« La plupart des gens naissent, vieillissent et meurent sans avoir connu l’amour (comme des étiquettes sur la viande bovine) ‘né et élevé en France. Abattu en France’. Une vie simple, en effet. » p.174

« La différence d’âge était le dernier tabou, l’ultime limite, d’autant plus forte qu’elle restait la dernière, et qu’elle avait remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux. » p.213

« Tout le monde s’était habitué à ce que les personnalités s’expriment dans les medias sur les sujets les plus variés, pour tenir des propos en général prévisibles, et plus personne n’y prêtait une réelle attention, en somme le système spectaculaire, contraint de produire un consensus écœurant, s’était depuis longtemps effondré sous le poids de sa propre insignifiance. » p.274

« Mes années de carrière dans le show-business avaient quelque peu atténué mon sens moral. » p.296

« L’élohimisme marchait en quelque sorte à la suite du capitalisme de consommation qui, faisant le la jeunesse la valeur suprêmement désirable, avait peu à peu détruit le respect de la tradition et le culte des ancêtres – dans la mesure où il promettait la conservation indéfinie de cette même jeunesse, et des plaisirs qui lui étaient associés. » p.356

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, 2005, Prix Interallié, Livre de poche 2007, 474 pages, €5.75

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Stefan Zweig, Amok et autres nouvelles

stefan zweig amok

Zweig a l’art des salons : il captive par sa conversation. Les préliminaires sont parfois longs et tortueux pour situer l’histoire, l’ancrer dans la bienséance. Comment un Grantécrivain pourrait-il connaître tant de malades passionnés, rencontrer tant d’auteurs de turpitudes ? Ce procédé est un peu désuet, hérité du romantisme allemand. Mais une fois passé le cap des premières pages, l’auteur sait emporter le lecteur par son style. Il écrit fluide, il décrit les mouvements de l’âme, les conflits de morale.

Amok est probablement la plus aboutie des trois nouvelles recueillies en ce volume. Elle dit le choc de la passion et du devoir, la brutalité du civilisé redevenu sauvage pour avoir vécu des années au fin fond de la Malaisie. Un médecin colonial, Allemand méticuleux et bon chirurgien, est brusquement sorti de sa jungle par une impérieuse riche anglaise, enceinte de trois mois alors que son mari va rentrer d’un périple de presqu’un an. Elle veut ce qui est interdit par la religion, les convenances et le serment d’Hippocrate : avorter. Scandale dans la société bourgeoise de la monarchie austro-hongroise 1922 !

Elle propose de l’argent, mais l’orgueil du médecin se cabre. Il ne veut pas obéir à cette Madame, trop fortunée pour croire que rien ne peut lui résister ; il ne veut pas céder au regard impérieux qui ordonne, comme à un domestique. Pour qui donc se prend-t-elle, cette femelle qui a fauté, à exiger l’interdit pour son bon plaisir ? C’est donc par fierté masculine autant que médicale qu’il va refuser l’acte rémunéré ; il veut bien « aider un être humain » mais pas se faire acheter comme un serviteur. Pour cela, il ne demande qu’une chose : être aimé pour lui-même, donc se voir accorder les faveurs de l’amant. Le refus sec et orgueilleux de la matrone lui sera fatal. Tout comme son refus trop humain sera fatal au médecin.

Nous restons dans le romantisme incurable avec ce tragique moral : la passion comme le devoir, poussés à l’absolu, conduisent à la mort. L’amok est cette folie meurtrière qui transforme en Malaisie les humains en bêtes féroces. Ils vont en courant, l’écume aux lèvres, le kriss à la main, et poignardent tout être vivant qui se trouve sur leur passage. Seule une balle les arrête, ou l’épuisement final de la course. Ils sont comme drogués, hors d’eux-mêmes, saisis de folie. Zweig dépayse cette possession hors de l’Autriche-Hongrie tellement civilisée… mais la guerre de 14-18 qui venait alors de finir n’a-t-elle pas été un amok collectif qui a changé en bêtes les civilisés affrontés ?

Lettre d’une inconnue est le récit épistolaire d’une fille de 13 ans tombée amoureuse de son voisin, un jeune riche oisif. Elle fera tout pour se faire reconnaître et le séduire durant des années. La passion, ici encore absolue, va jusqu’au bout de son accomplissement. Le séducteur, jamais en mal de femmes durant sa jeunesse bien remplie, est un miroir de Stefan Zweig, érotomane obsédé. Il prend la jeune fille un soir comme il prend les autres, lestement, et ce n’est que des années plus tard qu’il reçoit cette lettre ; il ne se souvient même pas de la fille. Mais il lui a laissé un « cadeau » et elle l’en informe. Pas pour se plaindre ni réclamer, mais pour lui dire son amour absolu et son adieu éternel à la fois.

Ruelle au clair de lune (ou Rue du clair de lune), place dans le clair-obscur de la salle une étape de voyage à Boulogne-sur-Mer. L’auteur, qui attend son bateau, arpente les ruelles du port et se perd jusqu’à un bistrot où il découvre une scène pitoyable. Encore une fois la passion : celle d’un homme fou d’une femme. Celle-ci l’a quitté et est devenue pute. Lui la cherche de port en port pour la supplier de revenir, en une relation sadomasochiste mortifère. La nouvelle est publiée en juillet 1914, et ce n’est pas par hasard. Toute la société européenne joue la passion torturée. En ces temps de « commémoration » – trop bienveillante et nostalgique pour être honnête – prière de ne pas oublier ces bas-fonds qui conduisent à la guerre !

La passion est une plaie quand elle est débridée ; seule la volonté peut dompter les instincts, seule la raison peut tempérer la passion. L’un des trois ne va jamais sans les autres, mais l’humain ne reste humain que s’il sait mettre de l’ordre dans ses conflits internes. Qu’est-ce qui te fait homme ? Si la raison seulement te distingue des bêtes, alors fait de la raison le maître des passions et des instincts bruts !

Stefan Zweig, Amok – Lettre d’une inconnue – Ruelle au clair de lune, 1922, Livre de poche 1991, 190 pages, €4.85

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

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Chersonèse, la Sébastopol grecque

La place rappelle combien la Russie, via l’Ukraine, se rattache à l’Europe. Comme Marseille, Sébastopol fut grecque, comptoir fondé par les marins commerçants. Le site antique, où se promènent les familles des marins russes, donne l’image de ce que la Russie pourrait choisir : le passé grec plutôt que le passé mongol, la démocratie plutôt que le despotisme asiatique. J’aime la Russie, la culture russe, le peuple russe – je n’aime pas Poutine, trop autoritaire, antilibéral, volontiers mussolinien avec effets de menton et la brutalité qui va avec. Une sorte de mélange entre Mélenchon et Le Pen fille, un monde « d’avant », réactionnaire, fusionnel, collectiviste. Avant tout anti-américain (et anti-juif). Ni juif, ni prosterné devant l’Amérique, je ne cautionne cependant pas les manières de l’Europe d’hier, le fascisme de la pensée et le culte de la force prédatrice.

Chersonese ruines grecques

La Chersonèse grecque est sise dans les faubourgs de la ville, le long de la mer. Pour y accéder, nous traversons de grands ensembles de béton lépreux sur les hauteurs du port de Sébastopol, des réalisations « socialistes » où le peuple vit entassé, entouré de pelouses étiques.

Chersonese grecque pres sebastopol

La Chersonèse taurique, ou Tauride, est le nom donné par les Grecs à la presqu’île de Crimée. Elle fut colonisée au 6ème siècle avant J.-C. par des Grecs d’Ionie, lors de la Seconde vague de Colonisation grecque de -675 à -540. L’un de ses principaux comptoirs était Chersonèsos, l’actuelle Sébastopol, fondée vers -550 par Milet. Athènes était trop peuplée pour subvenir elle-même à ses besoins en blé et les riches terres de l’est de la Tauride en produisaient pour y être exporté par voie de mer. Ce blé fut très précieux lors de la famine de -357 à Athènes, lors de la Guerre sociale.

Chersonese plat vernisse

En -67, pendant la grande invasion de Pompée, le fils du roi Mithridate déserta son père pour se ranger du côté romain. Quatre ans plus tard, bien que chassé de tous ses territoires et toutes ses villes prises, Mithridate reconquit le royaume de son fils, qui s’est alors suicidé. A la mort de Mithridate, le royaume revint à Rome, qui mit en place des souverains fantoches. En 335, le royaume fut conquis par une vague d’envahisseurs ostrogoths, et le dernier roi bosporan, Rescupore IV (318-335) fut tué en défendant son royaume.

Chersonese eglise orthodoxe

Le chantier de fouille de Chersonèse conserve des restes grecs, un théâtre fort abîmé et des colonnes remontées. Une église orthodoxe bardée d’interdits de moeurs, a christianisé le coin ; elle a deux étages et paraît toute neuve. Le retour de la Morale vise l’américanisation des moeurs. Elle pointe surtout les Russes, moins les Ukrainiens, peu touchés par le snobisme du maillot de bain.

Chersonese touristes russes

L’attrait du site, pour les touristes en famille, est la plage rocheuse au bout du site. De quoi sacrifier au culte du muscle qui semble le style Poutine – en imitation mimétique des Rambo et autres Schwarzenegger américains – dans les périodes de doute sur l’identité du pays.

Chersonese baigneurs russes

Pas besoin de s’enfermer au petit musée très didactique mais austère, où nous fûmes. Les roches de la plage, où viennent se briser les courtes vagues, attirent les gamins dans des senteurs d’algues. Les baigneurs sont collectifs, ils vont à l’eau à plusieurs, sèchent en rang, saucissonnent de concert. Ils vont ensuite se faire photographier près des colonnes d’un temple, ou sous la cloche plus récente qui sert d’amer aux navires par temps de brume.

Chersonese cloche

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P.D. James, Les meurtres de la Tamise

Nous sommes à Londres en 1811 et l’histoire de meurtre est vraie. P.D. James n’a pas été qu’écrivain, elle a aussi travaillé dans un hôpital puis pour le ministère de l’Intérieur britannique de 1968 à 1979, à la section criminelle. Elle se replonge ici dans les archives, qu’elle cite en sources, tant celles du Home Office que celle ses journaux du temps. Avant Jack l’Éventreur, ces quartiers populaires de l’est de Londres, près des docks, recelaient des bars à matelots, des garnis et de petits commerces. Si la violence était omniprésente, les meurtres étaient rares. C’est dire l’émotion sociale qu’a élevée le massacre de deux familles, à douze jours d’intervalle, dont celui d’un bébé au berceau.

Critchley est historien, James écrivain. Les deux complices livrent ici une enquête originale, sur documents d’archives et journaux quotidiens à grande diffusion. Les débats à la Chambre interpellent même le gouvernement, non sans un certain humour sur l’inertie pompeuse et bureaucratique du ministre de l’Intérieur. Le Premier ministre sera même assassiné par un révolté hurlant qu’on ne fait rien. C’est dire combien la police, dans ces années Napoléon, était rudimentaire et inadaptée en Angleterre.

Question d’idéologie avant tout. Les Anglais ont toujours été réfractaires à un État puissant, apte à surveiller leur vie privée. Leur haine va à Bonney, ce Bonaparte devenu dictateur de l’autre côté de la Manche, qui a repris l’unanimisme révolutionnaire pour lui faire servir l’État – donc sa personne. Son ministre Fouché a créé une police parisienne très efficace, mais qui ne recule devant aucune violation de la vie privée pour servir la politique. Tout ce que le peuple anglais a en horreur, lui qui a coupé la tête de son roi un siècle avant les Français. S’il y a une police fluviale à Londres, pour protéger le commerce mondial de la flotte des vols innombrables qui s’y produit, la sécurité de la ville n’est assurée que par des milices locales non armées, composée de vieux qui se font un complément de retraite en patrouillant dans les rues le soir, agitant une crécelle et égrenant les heures.

Par un jour sombre de décembre 1811, sept personnes en deux maisons vont être sauvagement assassinées à coup de marteau et de couteau. Le motif en serait le vol, bien que par deux fois l’assassin ait été dérangé. Brutalité et cruauté frappent la population ; la milice ignare et la justice impuissante s’empressent de trouver des boucs émissaires commodes aux passions de la foule : un Portugais, puis des Irlandais, enfin un matelot dandy qui, arrêté, se pend dans sa cellule. Sauf qu’en reprenant les indices laissés par l’histoire dans les procès-verbaux, les rapports au ministre et les journaux de l’époque, P.D. James ne croit pas la thèse officielle. On a voulu masquer les manques administratifs par la désignation à la vindicte publique d’un coupable idéal, jamais présenté dans un procès : Williams le suicidé.

Mais ne l’a-t-on pas « aidé » à se pendre ? N’a-t-on pas relâché trop vite le probable assassin ? Les « preuves » apportées, parfois deux mois après les faits, sont-elles fabriquées ? Sans céder à la théorie du complot, P.D. James laisse entendre que l’administration n’avait aucun moyen digne de ce nom et que la désignation d’un bouc émissaire était la seule façon de calmer les esprits. Le vrai coupable ne sera jamais retrouvé pour raison d’État : non qu’il cache un quelconque grand personnage, comme on l’a dit plus tard de Jack l’Éventreur, mais seulement pour mettre sous le tapis l’incurie policière du temps. Il faudra attendre 1829, dix-huit années plus tard, pour que naisse enfin une police métropolitaine digne de ce nom. Elle fut créée par Peel et les policiers, cette fois jeunes et formés, porteront pour la postérité le nom de Bobbies, diminutif du prénom du ministre, Robert dit Bob. Tout comme le préfet Poubelle a donné son nom aux récipients écologiques à Paris.

Les auteurs déroulent les faits rapportés et l’enquête poussive avant de livrer, dans un éblouissant chapitre 11, une critique moderne des balbutiements du temps. A part dans l’œuvre de la romancière anglaise fascinée par le meurtre, cet ouvrage de la Baroness James of Holland Park depuis 1991, a mis beaucoup de temps à être traduit en France (23 ans) et encore plus de temps à être reconnu en poche. Même la librairie en ligne Amazon ne référence pas sa réédition récente, quatre mois après sa parution, c’est dire ! Il mérite cependant d’être lu.

Phyllis Dorothy James et T.A. Critchley, Les meurtres de la Tamise (The Maul and the Pear tree), 1971, traduction française 1994, Livre de poche policier 2011, 285 pages – version antérieure Fayard disponible sur Amazon

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Marc Dugain, La malédiction d’Edgar

Science pote et ex-financier, Marc Dugain mélange réalité et fiction d’une étrange manière. Son style de rapport administratif laisserait croire à la réalité d’une enquête de journaliste, voire d’historien. Mais l’intitulé « roman » en fait une docu-fiction, genre très à la mode aux États-Unis parce qu’il correspond à la mentalité jeune, formatée au mélange des genres, prenant les jeux vidéos pour le monde réel. C’est ce métissage qui me gêne. Pourquoi ne pas avoir rédigé un « vrai » roman, une réalité réinventée ? A chaque affirmation du livre naît toujours un doute : est-ce vrai ou pas ? Ce qui met mal à l’aise.

Reste Edgar Hoover en directeur du FBI durant 48 ans, son soi-disant amant (?) Clyde Tolson en adjoint du directeur, et divers présidents dont surtout John Fitzgerald Kennedy. On savait JFK aussi queutard que DSK, mais ce qu’on apprend ici – si c’est vrai… – fissure la statue du jeune premier dynamique. Le frère Bob est encore pire. Quant à Hoover, il est inconsistant dans ce livre. Il se contente de régner en proconsul sous huit présidents et dix-huit ministres de la justice, fuyant comme une anguille.

Conservateur ? Il l’est évidemment puisque c’est le rôle de la police fédérale de protéger l’État et les institutions. Homosexuel moralement rigide ? Peut-être, mais est-ce la réalité de la personne ou le rôle complaisant créé pour lui par l’auteur ? Les « preuves » peuvent très bien avoir été inventées par ses ennemis, fort nombreux surtout parmi la gauche américaine, du simple fait qu’il n’était pas conforme au canon de l’Américain moyen : marié, deux gosses.

Comme financier sans doute, Dugain connaît bien les Texans, ceux qui ont laissé assassiner les Kennedy. « Ils sont l’expression même de la virilité. J’aimais leur machisme, cette façon binaire de voir le monde, d’écarter d’un revers de la main toutes ces foutaises d’ambitions collectives qui ne sont que l’émanation de dépressifs pleurnichards. J’étais fasciné par leur brutalité, gage de leur efficacité. Les Texans ne connaissaient pas les problèmes en suspens. Ils les réglaient. (…) Les gens qui savent ce qu’il leur en a coûté pour parvenir là où ils sont ne prêtent jamais l’oreille aux balivernes vomitoires des libéraux bien-pensants » p.151. Le Texan ou l’anti-Hollande…

Le ‘communisme’ est le bouc émissaire commode de ces années Hoover, qui a encouragé le sénateur MacCarthy. « Tout comportement, toute attitude, toute pensée, toute intention déviants. Il regroupait toutes les formes d’actions politiques ou sociales qui allaient contre l’Amérique et qui d’une façon ou d’une autre engageait à la subversion. Il définissait toute attitude frelatée où l’individu s’abandonnait à des pulsions nocives pour la société, en essayant de justifier cet abandon de soi par un discours libéral sans autre but que de légitimer ses certitudes » p.166. Le communisme pour Hoover est la finance de Hollande et Mélenchon, le Mal en soi, à soupçonner et à traquer partout. De quoi aveugler sur toutes les autres réalités souvent plus menaçantes comme la mafia, la drogue ou les castes politico-économiques…

Les politiciens modernes ont été inventés par JFK. Marketing et storytelling remplacent convictions et projet d’avenir : « une belle coupe de cheveux à) la télévision vaut mieux que n’importe quelle conviction solide, (…) le désir supplante les croyances et suffit à ramasser des voix » p.241. Qu’aurait été Kennedy sans Hoover ? C’est la question que pose le roman, sans que peut-être la réalité ait été ainsi. John Kennedy n’était-il que ce sex-machine vaniteux et léger que peint l’auteur – malgré les mémoires de Pierre Salinger, collaborateur de JFK, qu’il cite pourtant en bibliographie ? « Le pouvoir, au fond, c’est faire ce qui est dans l’intérêt de la nation et ne lui faire savoir que ce qu’elle peut entendre » p.421.

D’où la « leçon » tirée par l’auteur sur le siècle américain, le siècle de Hoover et des Kennedy, des libéraux hippies de gauche et des Texans moralistes et conservateurs : Camus. Il imagine (invente-t-il ou est-ce vraiment arrivé ?) Tolson allant trouver un obscur prof de littérature française dans son chalet isolé de montagne pour l’interroger sur le suspect Albert Camus, un probable subversif ‘communiste’ trouvé dans les papiers d’un anti-américain. Le philosophe français s’est toujours élevé contre les totalitarismes, à commencer par celui du parti moscoutaire et par les idiots utiles et sectaires comme Sartre. Le prof cite Camus : « Le bien absolu ou le mal absolu, si l’on met la logique qu’il faut, exigent la même fureur » p.447. Réplique immédiate de l’admirateur des Texans : « Ce genre de pensée affaiblit le pays, elle le gangrène alors que l’ennemi n’a jamais été aussi actif. On ne peut pas avoir ces idées et être un bon patriote » p.447. C’est ce que disent Mélenchon et Marine, et même Hollande en mode ‘de gauche’.

Tous les persuadés de la morale, tous les volontaristes autoritaires, tous ceux qui savent bien mieux que vous ce qui est bon pour vous, sont des sectaires. Il existe des Hoover de droite et des Hoover de gauche, des Hoover d’église et des Hoover de parti, des Hoover intellos et des Hoover politiquement correct. Peut-être est-ce la leçon du livre pour notre temps, très différente du film de Clint Eastwood ?

Marc Dugain, La malédiction d’Edgar, 2005, Folio 2011, 497 pages, €7.98

DVD J. Edgar de Clint Eastwood, avec Leonardo di Caprio, Warner Home, €8.86

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Mario Vargas Llosa, Lituma dans les Andes

Le gendarme Lituma de ‘Qui a tué Palomino Molero’ est devenu brigadier et a été muté à Naccos, un campement minier qui ouvre une route dans les Andes. Cette partie du Pérou est inhospitalière, dangereuse car froide, escarpée et sujette aux avalanches. Elle est peuplée d’Indiens tristes et, dans les années 1980, est le repaire des maoïstes du Sentier lumineux.

Leur menace est omniprésente et opère comme l’orage qui gronde toujours sur les sommets. Parfois la tempête crève et ce sont alors une douzaine ou une cinquantaine de miliciens armés, murés dans leur idéologie rudimentaire, qui viennent demander des comptes au peuple du nom du Peuple. Ils n’écoutent rien, accomplissant seulement le rituel des manuels : question, jugement, exécution. Ils sont hors du monde, dans une croisade des enfants dont ils ont la foi candide et la simplicité d’esprit. Les meneurs (ou les meneuses) leur disent où il faut aller et ce qu’il faut faire. Ils se laissent embrigader avec bonheur dans le groupe fusionnel, aveugles à toute humanité (et même aux animaux), au nom d’une Révolution dont ils n’ont qu’une très vague idée.

C’est l’occasion, pour l’auteur, d’explorer un peu plus ce Pérou dont il s’est fait le chantre. Il y a ces villages perdus dans la montagne, subsistant de maigres cultures arrachées aux cailloux (patate, quinoa et maïs), d’élevage (vigognes et cochons d’inde). Il y a ces notables qui sont les cadres de la société : curé, notaire, juge, policier, instituteur, maire. Il y a ces marchands ambulants qui achètent le Pisco (un alcool fort) sur la côte et l’échangent dans la montagne pour du maïs ou de l’artisanat. Il y a ces ouvriers, encadrés par des contremaîtres et guidés par des ingénieurs, qui creusent des mines, refont les routes. Outre le curé, définitivement fermé aux ouailles, le bistrotier et le policier local, à ras de terre, sont les observateurs et les confesseurs des paysans.

Lituma et Tomás sont policiers, seuls dans une cabane qui fait office de poste. L’aîné fait raconter au plus jeune ses amours et les fantasmes permettent de passer le temps. La vie serait fade ou la tentation de se venger sur les autres cruelle, si les rêves ne venaient pas interférer. Tomás a été amoureux d’une Mercedes (une femme, pas une voiture). Elle était un peu pute mais très indépendante, il l’a délivrée d’un caïd qui la battait (et la payait). Elle n’aime personne et a quitté bien vite le jeune homme, mais… qui sait, le destin réserve bien des surprises.

Vargas Llosa aime à conter ces tours du destin.

Côté sombre, on croit avoir bonne conscience et faire ce qu’il faut mais voilà que des paysans illettrés, illuminés de marxisme mystique, décident de vous massacrer à coup de pierres (les balles sont trop précieuses pour les gaspiller). C’est ce qui arrive à un couple de trentenaires français – évidemment de gauche, évidemment profs – qui croyaient naïvement que leur idéal révolutionnaire et leurs bonnes intentions pour la cause les protégeraient des maoïstes péruviens. Ils le payent de leur vie.

Côté clair, on croit avoir perdu à jamais le grand amour de sa vie (et quatre mille dollars avec) et puis… arrive ce qui doit arriver. Je ne vous le dit pas mais ça fait chaud, et pas seulement au cœur.

A la palette des personnages, il faut ajouter ces Andes emplies d’apus, divinités des lieux qui sont sur les sommets, dans les trous et les sources. La montagne est un personnage à part entière, une sorte de dieu intangible, qui ne reste pas immobile. Elle réclame sa part de chair humaine et déclenche ses colères quand elle veut. Ou bien se laisse contempler dans sa beauté glacée : « il remarqua le splendide croissant de lune et les étoiles qui éclairaient toujours aussi nettement, dans un ciel sans nuage, le front déchiqueté des Andes ». C’est la phrase qui termine le livre et donne la clé. L’humain est bien petit dans l’énormité naturelle.

L’histoire, car il y a une histoire, est celle de trois disparitions : celle d’un albinos, d’un muet et d’un traître. Nul n’échappe aux forces supérieures : elles sont ici les malformations génétiques, la persécution des hommes et l’origine de classe. Seuls Lituma le brigadier humaniste, son adjoint plein de rêve et le couple étrange des bistrotiers, parviennent à chevaucher en partie le destin. Parce qu’ils ne sont pas impliqués comme les autres dans la société : ils ne possèdent rien, délivrent la justice ou donnent de la joie.

Ce n’est pas un hasard si le patron du troquet, ex baladin, se nomme Dionisio et sa femme Adriana. Le Dionysos de la mythologie, fils adultérin de Zeus, a épousé Ariane à Naxos et protège le théâtre tout en suscitant de grandes fêtes où le vin fait délirer les bacchantes. Dans les Andes, Dionisio et Adriana enivrent et font danser les hommes pour qu’ils se lâchent. Vivre, c’est quitter un moment le sérieux de l’existence, le travail, les patrons, l’absence de femmes, les tueurs illuminés et les avalanches de la montagne. Faire délirer est la soupape qui permet aux gens de survivre. Parfois au prix de sacrifices aux divinités et de boucs émissaires, mais c’est une autre histoire. Lituma, homme de la côte, la découvrira peu à peu.

Pour qui est allé errer sur les pentes ardues des Andes, aspirant l’air raréfié et subissant les ardeurs du soleil le jour et celles du froid glacial la nuit, rencontrant ces Indiens fermés que rien ne vient jamais dérider et ces gens des plaines perdus là pour un travail qui permet à peine de survivre, ce roman de Vargas Llosa parlera. Pour les autres, il dira la beauté et la brutalité d’un coin de cette terre, dans la queue de l’Amérique. Et si la littérature est de raconter une histoire en faisant vivre des personnages auxquels on croit, alors en voici de la grande.

Mario Vargas Llosa, Lituma dans les Andes (Lituma en los Andes), 1993, Folio, 1998, 358 pages, 6.93€

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Alix, L’Ibère

César se bat contre les fils de Pompée en Espagne. Le scénario est calqué sur la conquête napoléonienne, avec factions rivales et paysans-résistants de l’intérieur. Quand un village choisit un camp, le camp adverse vient piller, violer, massacrer. César va triompher, militairement et moralement, en ralliant à lui le peuple local. Mais non sans politique. C’est là que paraît le cynisme du scénariste notre époque, qui n’a jamais été celui de Jacques Martin, élevé en collège religieux et chez les scouts.

Dès la première page, la morale des personnages est campée crûment : Alix défend les « victimes innocentes », César « Ne soit pas naïf » – quant à Enak, il bouffe… A croire que le colonialisme mental a imprégné la génération récente : Enak n’apparaît-il pas proche de l’animal ? Comme lui il va presque à poil, fidèle comme un chien et avide de plaisirs terrestres : les frottements sur sa peau nue, la viande avalée goulument, l’eau qui dégouline sur son torse, une main amie sur son épaule, la sensualité des liens… Jacques Martin ne l’avait pas fait évoluer ainsi, jusqu’à ce qu’il passe la main. C’est le danger de faire continuer la série, après la mort de l’auteur : la trahison.

Tarago est fils de chef, orgueilleux et fanatique. En vrai caudillo, il est le seul à avoir raison et impose ses vues par la violence. Plusieurs cases « justifient » la violence en la présentant comme normale, habituelle, à reproduire en cours de récré. Quant à la torture pour obtenir des renseignements, pas de problème : placer une lame sur la gorge nue d’un gamin suffit à son aîné pour déballer tout ce qu’il sait. Morale : ça marche, donc essayez !

En contrepartie, Tarago apprécie le courage et donne une chance aux braves. Voilà du bon machisme méditerranéen, qui justifie qu’on ait « des couilles ». Et pas touche à sa sœur – sauf si elle trahit la famille et le clan.

En bref, voilà tout le catalogue valorisé des poncifs attachés à l’Espagne et aux maquisards de Méditerranée, tous vaguement corses ou siciliens dans l’imaginaire essentialiste du scénariste. Notons les mœurs issues des Arabes (touche pas ma sœur, le cimeterre recourbé à égorger). Elles sont bien anachroniques puisque nous sommes censés être au temps de César et que le Prophète n’est pas même né !

Entre Alix, Tarago et César va se jouer une partie de poker politique où l’argent, l’honneur et la terre sont l’enjeu. Alix est trop donquichottesque pour tirer un quelconque intérêt de l’aventure, César trop obstiné pour échouer et Tarago trop fanatique pour réussir. Voilà le schéma.

Restent les comparses : Enak, toujours torse nu, sur le point de se faire égorger comme en Afghanistan avant d’être flanqué avec brutalité à terre par Tarago ; Celsona, sœur de Tarago, qui aime évidemment un opposant modéré et qui le paye de sa vie, étant donnée la brutalité du frère qu’imitent ses sbires ; Labiénus, général romain renégat, qui joue triple jeu et s’y perd ; les paysans qui cultivent la terre rude et dont les jeunes enfants gambadent de joie au soleil.

La morale de l’aventure est un peu obscure aux jeunes lecteurs et c’est le plus gênant. A croire que la génération trentenaire qui tient les commandes de la série n’a plus de morale. Elle souscrit au cynisme girouette du temps tout en jouissant de la torture des jeunes corps adolescents. Les gamins suivent Alix puisqu’il est le héros ; ils aiment Enak, plus à leur portée par son âge et sa faiblesse, plus raisonnable et attaché à son aîné ; ils admirent César puisqu’il est le chef, personnage historique et bon républicain.

Mais Alix laisse la vie sauve à son ennemi et met en péril tous les autres, à commencer par la sœur dudit ; Alix refuse le cadeau de César au nom d’un humanisme qui n’existe pas encore alors qu’il aurait pu accepter et donner lui-même la ferme aux paysans (ce qu’il fera, mais à la toute fin !) ; Labienus trahit tous ceux qui l’approchent, bien que général (donc discipliné) et Romain (donc civilisé) ; Tarago, soudard brutal et fanatique au début, devient sympathique par son combat de résistant contre les colonisateurs, avant de déraper dans l’allégeance aux fils de Pompée, encore plus cyniques que César… Comment les jeunes têtes pourraient-elles se retrouver dans cet imbroglio ?

Heureusement, le dessin de Christophe Simon sauve l’album. Les corps souples, les visages expressifs, les attitudes naturelles, la dramatisation des ombres qui disent la rudesse du combat ou la tendresse des amoureux, parlent plus que le texte.

Au total, comme toujours depuis la renonciation de Jacques Martin, voici un mauvais Alix. Une dégradation d’époque sans morale. Bel exemple pour la jeunesse !

Alix, L’Ibère, 2007, Jacques Martin, Christophe Simon, P. Weber, Maingoval, Casterman, 48 pages, 9.88€

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Régis Debray, Un candide en Terre sainte

Discours du Pape à Noël, « tous frères », « haine absurde » et blabla. C’est gentillet et complètement hors du temps. Que se passe-t-il vraiment entre religions du même Livre ? L’exclusion réciproque, le chacun chez soi, le Dieu avec moi tout seul. Pour ne pas être dupe du baratin idéaliste, lisez le voyage en pays réel d’un intello français honnête – il en reste.

Cet essai, dédié à Jacques Chirac et à François Maspero, est issu d’une rencontre intellectuelle avec le second et d’une mission confiée par le premier sur les coexistences ethno-religieuses au Proche-Orient. Régis Debray part nez au vent, le mettre dans cet orient « compliqué », sans même des idées simples. Son itinéraire est celui du Christ, s’il est possible. Après tout, la Bible, les Évangiles et le Coran, par ordre d’apparition à l’image, restent aujourd’hui la carte des territoires et des revendications des peuples du lieu. Sauf qu’il faut désormais passeport et visas sans nombre, tant le monothéisme a généré de petites chapelles étroitement nationalistes. Debray n’est jamais meilleur que dans le reportage, loin des exégèses de bibliothèque qu’il affectionne trop souvent.

Qu’a-t-il « vu » en Terre sainte des trois monothéismes ? « Toutes les parties trouvent intérêt au maintien des faux-semblants et trompe-l’œil internationaux : les Israéliens, parce que l’histoire avance masquée. Les Palestiniens, parce qu’on ne pense pas dire la vérité à un peuple occupé, et qui espère, sans l’inciter à s’autodétruire ; et que notables, élus, fonctionnaires, tirent de ce qu’il est devenu un vœu pieux gagne-pain, titulature, dignité et raison d’être. Les Européens, parce qu’ils ont choisi de s’acheter une conduite moyennant une aide financière et humanitaire importante, qui les exonère de leur passivité politique et de leur cécité volontaire. Et les Américains, moralement plus redevables à l’Ancien Testament qu’au Nouveau, parce que leur lien existentiel avec Israël est de type filial et donc acritique. L’illusion autoprotectrice et partagée résulte ainsi d’intérêts opposés – là est l’ironie de l’histoire » p.368.

Est-ce tenable sur le long terme ? « Il est permis d’en douter ». L’obsession sécuritaire secrète son insécurité même, dans les tendances lourdes de la région, notamment démographiques et morales. Régis Debray rappelle finement ce qu’est l’Ancien Testament (le Talmud des Juifs) : « avec ses carnages, son érotisme, ses monstres sacrés, ses rois truculents, ses prophètes déjantés, son Iahvé interventionniste, incorrect en diable (et qui passerait aujourd’hui en correctionnelle pour incitation à la haine raciale et apologie de crimes de guerre) » p.28. Fonder une politique là-dessus au XXe siècle est probablement se condamner à l’échec.

D’où les accommodements avec le siècle. L’auteur évoque le père Émile Choufani, formé en France, qui dirige l’école secondaire privée Saint-Joseph à Nazareth : « Je suis arabe, de culture musulmane, de religion chrétienne, de mémoire byzantine, et dans un milieu juif. Je suis tout cela à la fois. Je suis l’histoire de cette région depuis trois mille ans. Je n’aime pas les identités. Je n’ai que des appartenances. Est-ce que j’ai l’air d’un homme déchiré ? » p.46. Comment donc « comprendre » d’Europe ce genre de personnage, très courant au Proche-Orient ? Comment avoir des idées simples dans ces complications ? Côté palestinien, culture de l’assistance côtoie culture de la violence. A Gaza, « les crimes d’honneur ont repris de plus belle. Les femmes sont à la merci du clan et dans le clan, tout est permis, viol, meurtre, kidnapping. L’ultime fédérateur de ce puzzle éclaté, c’est le Coran » p.76. Ailleurs, les fouilles archéologiques sont mal vues. « La curiosité envers l’autre et envers le passé – ce double exotisme propre à notre culture – constitue presque un trouble de la personnalité pour un musulman pieux. Fort d’une révélation qui clôt l’histoire et arrête par avance le canevas du futur, l’islam sunnite (plus fermé que le chiite) a tout loisir de camper dans un perpétuel et tranquille présent » p.91. D’où la stupidité de tenter d’appliquer nos schémas bobos naïfs à cette configuration inédite.

La concurrence entre religions ressort plus du bac à sable que des savants exégètes : « L’islam a trois lieux saints, comme le Dieu chrétien a trois personnes. Les cinq prières quotidiennes dont l’horaire est affiché en fluo rouge sur un tableau électronique à l’entrée de la mosquée reprennent les cinq offices monastiques (…) L’émulation peut aussi jouer en contre : l’interdit sur le vin, simple hadith, qui n’est pas dans le Coran, n’était-il pas destiné à rendre impossible la célébration de l’eucharistie ? » p.152. Islam « modéré », qu’est-ce que cela veut dire ? « Ces islamistes, je m’en aperçois vite, ne font pas la conversation. Ils admonestent. (…) Vous vous dites démocrates, et vous soutenez au Pakistan un dictateur arrivé au pouvoir sur un char pendant que vous mettez en quarantaine nos amis du Hamas, élus au suffrage universel. (…) Israël s’est créé sur une base religieuse, qui le lui reproche ? Un État juif vous semble normal, mais pas un État islamique » p.201. Pas faux. Les moralistes occidentaux feraient bien de regarder la poutre dans leur œil que la paille dans celui du voisin… Est-ce que le Net demain, comme l’imprimerie jadis, cassera le monopole du clergé en incitant chacun à lire par lui-même et à se faire son idée du sacré ? Debray y croit ; nous sommes plus sceptiques – le Net est un formidable outil pour libérer, mais aussi reconstituer des sectes, par-delà frontières et distances.

Nos petites cases rationnelles servent-elles à quelque chose au Proche-Orient ? Pas vraiment, exemple le Hezbollah : « congrégation pieuse, parti politique, ONG (le parti a ses hôpitaux et ses écoles ouverts à tous), groupe de communication (télé, journaux, radios, éditions), fraction parlementaire, armée populaire, centre d’études sociopolitiques, entreprise de travaux publics, mutuelle d’assurance, société secrète » p.241. Ce parti attrape-tout ressemble fort à ce que fut le fascisme, le communisme et le nazisme hier : totalitaire. Qui le pense comme tel ? Qui en voit le danger ou la force nationale, en Occident ? Car tout se recoupe : « l’âge d’or, le complot et l’honneur. La trilogie de toujours, où tout se tient. La première fabule sur une Cité idéale perdue – la Médine du prophète – et se défoule dans l’exaltation d’un passé improbable. (…) Si tout est complot, il suffit de gémir en éternelles victimes des méchants Occidentaux (…) La troisième maladie chronique, l’honneur du groupe, par nature attaqué – on est toujours offensé chez les tiens – interdit de parler à la première personne, de se penser soi-même comme un sujet, autonome et distinct de sa tribu, évidemment bafouée » p.271.

Israël fait l’objet d’un panégyrique admiratif et critique à la fois, pages 301 à 306. « La plus dense concentration d’individualités attachantes au kilomètre carré », « un taux incomparable de Justes par milliers d’habitants », « une proportion plus élevée qu’ailleurs de caractères (choses plus rares et plus intéressantes que les intelligences) », « la lecture encore à l’honneur », « le beau sexe dans le champ, malgré l’esthétique ambiante de la force ». Mais un milieu arabo-juif irrémédiablement gâché par de vieux Livres : « Morgue, arrogance, brutalité, mépris d’un côté. Insensibilité, fermeture, tricherie, brutalité de l’autre, où l’on fait la manche en permanence. Deux ennemis qui s’entretuent depuis trop longtemps finissent par se ressembler : mêmes mots, mêmes rites » p.326.

Nous avons bien compris, au terme de cet essai tout en nuances : Israël-Palestine – laissons-les se dépatouiller de leurs éternelles querelles. « Nous » ne pouvons rien faire que couper les vivres aux Palestiniens ou forcer les Américains à couper leur aide à Israël. Est-ce possible ? Non ? Alors il n’y a rien que nous puissions faire. « Chaque communauté, chaque secte, chaque sous-faction a son trousseau à la ceinture qu’elle ne partagera pour rien au monde avec sa voisine. Le Dieu unique n’est pas un passe-partout » p.389. Laissons Dieu défaire ce qu’il a pris un malin plaisir à faire, là où il y a un élu, il y a un exclu. Que pouvons-nous, pauvres humains ?

Avec érudition, non sans humour, Régis Debray décline sa pérégrination. Chaque phrase est ciselée comme un aphorisme, martelée comme définitive. Ce style particulier est marque d’auteur. Il faut un certain temps pour s’y habituer mais l’esprit en ressort avec des formules en tête. A lire donc avant de proférer n’importe quoi sur le conflit israélo-palestinien.

Régis Debray, Un candide en Terre sainte, 2008, Gallimard, folio 2009, 446 pages, €8.45

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Alexander Kent, A rude école

Paru en 1975 et 1978 en deux volumes en Angleterre, Phébus Libretto rend disponible en français un seul volume pour les deux premiers tomes de la saga de marine. A rude école est le premier d’une série enthousiaste et réaliste de 21 tomes sur la marine anglaise à l’époque de sa gloire.

Ce sont ici deux aventures qui content les débuts maritimes et mouvementés de Richard Bolitho, alors aspirant de 16 ans dans la marine de Sa Majesté. Richard B. a déjà les nerfs solides et ce goût des relations humaines et du commandement qui en fera un bon chef de bord. Son père, l’auteur Douglas Reeman, est entré dans la carrière au même âge. Lui en 1940, pas en 1773, mais c’est dire combien l’auteur connaît la mer, les marins et l’existence aventureuse du bateau de guerre.

Vous lirez une histoire de pirates, de traite négrière, de contrebandiers et de naufrageurs. Embarqué sur un vaisseau de 74 canons appelé la Gorgone, le jeune homme aime l’action et la camaraderie : il est servi ! Destination inconnue pour son deuxième embarquement avec son ami Dancer, à l’âge où un jeune officier rêve de responsabilités. Ce n’est pas sa première expérience de la mer, il l’a commencée dès douze ans. Après le gros 74, l’adolescent traque la contrebande d’alcool français sur un petit patrouilleur au large des côtes de Cornouaille. Sur ce Vengeur, le jeune Richard découvre que son frère aîné Hugh, est capitaine du bâtiment. Ce n’est pas de tout repos.

L’éditeur français nous en promet de belles : « Promiscuité des entreponts, brutalité des maîtres d’équipage, peur au ventre à l’heure des manœuvres dans la voilure quand le gros temps malmène le navire – sans parler de quelques coups fourrés non prévus au programme… » Tout arrivera, comme il se doit. Richard domptera son vertige, se défendra comme il le peut, apprendra sans cesse à dompter la mer comme les hommes.

Si les personnages manquent encore de profondeur, les volumes suivants déploieront toute la palette de la psychologie. Manquer Bolitho adolescent serait une erreur. Une première fois contre les négriers sur la côté africaine, une seconde fois contre les contrebandiers du sud de l’Angleterre, il obéit à la rude discipline de la marine anglaise et fait preuve de cette qualité suprême outre-Manche qu’est le courage. Il sert son pays sans oublier ses intérêts de commandement. A l’heure de l’oxymore démago du « patriotisme économique », c’est une morale revigorante. L’ennemi est interne à la nation : il est cet aristo anglais qui préfère son enrichissement personnel au bien de son pays.

Suivre l’adolescent depuis sa première responsabilité jusqu’à son âge mûr où il est fait amiral est un rare bonheur de lecture. Nous avons ainsi l’impression d’un jeune neveu qui lentement se révèle. Qu’y a-t-il de plus fort que surveiller son éclosion pour s’attacher à un être ?

Alexander Kent, A rude école (Midshipman + The Avenger), 1975 et 1978, Phébus Libretto, 2005, 256 pages, €8.45 

Les romans maritimes d’Alexander Kent déjà chroniqués sur ce blog.

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Aaricia, l’enfance de Thorgal

Pause dans les aventures. Après le pays de Qâ qui avait vu Thorgal adulte et père de famille sauver son petit Jolan de la tyrannie sud-américaine, l’auteur prend le soin de mettre un peu de douceur dans ce monde de brutes. Encore que les garçons aiment ça, la brutalité ; les filles aussi – si cela se termine bien. Dans cet album, il y en a pour les deux. Les garçons se battent, sont battus, jetés nus à terre, attaqués par les loups, menacés d’être passés au fil de l’épée. Les filles discutent de songes et de garçons, de mariage et de perles, aident leur élu à triompher du sort.

Aaricia a quelques années de moins que Thorgal, née après lui avec deux perles dans le poing, mises là par une déesse. On apprend ici pourquoi. Thorgal voit son père adoptif, le chef viking Leif mourir alors qu’il a dix ans. Le nouveau chef, Gandalf, est une brute épaisse et vantarde, macho cruel et avide. Il s’empare des terres de Leif, pourtant destinées à Thorgal, mais qui n’est qu’un bâtard recueilli par charité. Le gamin quitte le village, la neige le surprend et il ne doit la vie qu’à la ruse d’Aaricia qui évoque devant son père un trésor dont il posséderait la clé. Gentille, amoureuse et rusée Aaricia. Elle aime Thorgal et le veut depuis l’enfance. Il est bon et gentil avec elle, courageux et rêveur comme elle, loin du matérialisme grossier et couard de son frère Bjorn, bien fils de son père.

La première histoire voit Thorgal, 7 ou 8 ans, ramener la petite Aaricia de 4 ans que sa mère vient de quitter… pour toujours. Des nixes l’ont piégée alors qu’elle croyait voir des elfes. Si les seconds sont bénéfiques aux innocents, les premiers sont des démons qui ne pensent qu’à mal.

La seconde histoire voit la mort de Leif Haraldson, qui a recueilli Thorgal bébé et l’a élevé comme son fils.

Le gamin qui ne veut pas tomber sous la griffe de Gandalf le Fou, le nouveau chef, s’enfuit, succombe à la neige, est rattrapé sur ordre de Gandalf persuadé qu’il connait le trésor des vikings.

Il va être égorgé net lorsque Hierulf, envoyé par le Thing (ce parlement des chefs), lui découvre la couronne qui lui est destinée… s’il agit en bon viking, « notamment en protégeant les faibles et les enfants ». Gandalf est bien obligé de s’exécuter plutôt que d’exécuter le gamin, mais il le relègue à l’écart du village à se débrouiller seul et le condamne à ne pas s’entraîner en guerrier comme les autres garçons mais à seulement jouer du luth.

Est-cela qui va gêner Thorgal ? En garçon débrouillard (qui se dit « kid paddle » en anglais, ça ne vous dit rien ?), il se bâtit une cabane, pêche, chasse et coût ses vêtements de peau, recueille la tourbe pour brûler l’hiver, sale la viande en réserve.

Il a vers les onze ans dans la troisième histoire lorsque Bjorn vient fanfaronner devant lui avec sa cour de faire-valoir. Il croit Thorgal incapable de se battre mais celui-ci le jette à terre d’un coup de poing. Décidé à se venger, il va trouver son père. Le chef organise un duel à mort sur un îlot désert entre les deux garçons. C’est l’ordalie médiévale, appelée chez les vikings holmganga, où les dieux décident de laisser la vie à qui ils veulent. Voilà les gamins de onze ans enchaînés sur le rocher pour ne pas qu’ils fuient à la nage, obligés de se massacrer à l’épée, vêtus seulement d’une culotte et d’un casque pour que le sang se voie bien, et munis d’un bouclier en bois. Bjorn est un taureau fonceur, mais aussi peu subtil. Thorgal est souple et esquive, réussissant une parade de judo qui fait rouler Bjorn à terre. Il pose son épée sur la gorge nue du vaincu quand… suspense : deux hommes armés surgissent des flots et s’avancent vers le garçon. Suite au prochain épisode.

C’était une ruse de Gandalf, évidemment. Il n’allait pas risquer la peau de son fils pour un bâtard désormais sans protecteur ! Comme le duel n’a pas de témoins, quoi de plus facile que d’enfoncer une épée dans le corps du gamin et de faire croire que c’est une victoire de Bjorn ? Sauf qu’Aaricia n’est pas d’accord. Futée comme toutes les petites filles, elle a écouté aux portes et s’est cachée dans la barque pour assister Thorgal. Elle surgit alors que les deux soudards, bousculés par le jeune garçon, commencent à se mettre en colère. Aaricia ruse une fois de plus pour sauver son amoureux : elle laisse croire que le représentant du Thing, Hierulf, est au courant. Les deux envoyés quittent alors l’îlot et laissent les deux gamins régler leur querelle.

Bjorn va pour reprendre l’avantage mais il est coincé. S’il tue Thorgal, sa sœur va parler et tout le monde saura qu’il est un lâche et un sacrilège. S’il tue sa sœur aussi, ce sera hors duel et fera de lui un meurtrier. Le stratagème d’Aaricia a réussi : ils diront tous qu’elle les a persuadés de cesser le combat et tout le monde sera content. Mais elle met ses conditions : Thorgal sera réintégré dans la société et s’entraînera avec les autres.

La quatrième histoire voit Aaricia, dans les dix ans, rêver aux perles pures comme la pluie trouvées à la naissance entre ses poings que son père a fait monter en pendentif pour elle. Une barque s’échoue et la fillette, qui n’a pas froid aux yeux, va voir tandis que sa copine plus peureuse court vers le village pour ameuter les adultes. Aaricia découvre un jeune homme aveugle aux vêtements doux comme de la soie. C’est un dieu mineur qui a quitté Asgard, le monde des dieux, pour visiter Mitgard, le monde des humains. Il a pris la porte de l’horizon, là où la terre et le ciel se rejoignent, pour accomplir un exploit qui le fera exister dans la mémoire des hommes. Mais le géant des glaces lui gèle les yeux et c’est ainsi qu’il se trouve à merci de la petite fille. Celle-ci préfère les poètes rêveurs aux guerriers vantards et elle est généreuse. Elle l’aide comme elle peut, avec les moyens qu’elle a. C’est ainsi qu’un arc en ciel, créé par ses perles, rend la vue au dieu Vigrid et lui permet de retrouver Asgard car il forme pont entre la terre et le ciel. Lorsque Thorgal, 13 ou 14 ans, retrouve Aaricia, elle est endormie sous un buisson. Elle lui raconte son rêve et ils s’étreignent, vraiment faits l’un pour l’autre.

J’aime beaucoup cet album d’amour et de courage, où les preuves s’accumulent entre les deux enfants. Le jeune lecteur comprend mieux, par la suite, quel est le lien exclusif qui lie Thorgal à Aaricia. Un lien voulu par les dieux, autre nom du destin. Le récit est pudique et réaliste, les personnages permettent de s’identifier, à cet âge incertain où l’on se cherche. Le dessin, en ligne claire, correspond à la rudesse des mœurs et de l’époque. La neige qui gèle les extrémités du petit garçon, la mer glacée qui entoure le combat torse nu des préadolescents sur l’îlot rocheux, la chaleur de l’être aimé, tout cela est fort pour les corps de 10 à 15 ans. La débrouillardise scoute de Thorgal à dix ans renforce le sentiment d’être autonome, robinson de village, self made boy habile et vigoureux comme tout garçon rêve d’être.

Rosinski et Van Hamme, Aaricia – Thorgal 14, 1989, éditions du Lombard, 48 pages, €11.35

Les albums Thorgal chroniqués sur ce blog

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Alix le héros occidental

« Alix est né en une nuit, inspiré par la statuaire grecque et par la ‘Salammbô’ de Flaubert », dit Jacques Martin qui lui donna le jour en 1948. Alix surgit brusquement dans l’histoire vers l’âge de 15 ans, en simple pagne bleu de travail, les pieds nus. Il est esclave dans les confins barbares, une ville assyrienne où il a été vendu par les Phéniciens. Il doit sa liberté au chaos voulu par les dieux sous la forme d’un tremblement de terre et à la fin d’un empire asiatique sous les coups de boutoir de l’armée romaine. Double libération des forces obscures. Adoubé par le général Parthe Suréna qui lui met la main sur l’épaule, lui donne une épée et le dit « courageux », il se voue à Apollon et à César.

Dès le premier album, Alix se lave de son esclavage initiatique en renaissant par trois fois : par la mère, par le père et par l’esprit.

  • Capturé par des villageois superstitieux qui veulent le massacrer, il est poussé dans le vide et plonge dans l’eau amère. Il en émerge, renaissant, la main sur le sein, tel Vénus sortant de l’onde.
  • Puis, grondement mâle, Vulcain se fâche et fait trembler la terre qui s’ouvre pour avaler le garçon. Alix est sauvé d’un geste de pietà par le bras puissant de Toraya, un barbare qu’il séduit parce qu’« il lui rappelle un fils qu’il a perdu jadis ».
  • Dernière renaissance : la civilisation. Butin de guerre de soldats romains, Alix est racheté par le grec Arbacès, séduit par sa juvénile intrépidité. Marchand cynique et fin politique, il tente de le l’utiliser à son profit en tentant d’abord de le séduire, puis en le cédant au gouverneur romain de Rhodes, Honorus Gallo Graccus. Ce dernier a commandé une légion de César lors de la conquête de la Gaule. Il a fait prisonnier par une traîtrise familiale le chef Astorix (créé avant Goscinny !), a vendu la mère aux Égyptiens et le gamin aux Phéniciens. Il reconnaît Alix qui ressemble à son père. Comme il a du remord de ce forfait, il adopte donc l’adolescent pour l’élever à la dignité de citoyen et à la culture de Rome.

Durant les vingt albums dessinés par Jacques Martin, Alix a entre 15 et 20 ans. Il a du être vendu par les Romains vers 10 ans pour devenir esclave, avec tout ce que cela peut suggérer de contrainte physique, de solitude affective et de souplesse morale. Mais, tels les jeunes héros de Dickens, cœur pur et âme droite ne sauraient être jamais corrompus. Alix a subi les épreuves et n’aura de cesse de libérer les autres de leurs aliénations physiques, affectives ou mentales. Enfant sans père, il offre son modèle paternel aux petits.

C’est pourquoi, comme Dionysos ou Athéna, Alix surgit tout grandi d’un rayon de soleil dans Khorsabad dévastée. Apollon est son dieu, son père qui est aux cieux. Il a comme lui les cheveux blonds et le visage grec. Astucieux, courageux, fougueux – rationnel – le garçon voit son visage s’illuminer dès le premier album, ébloui d’un sourire lorsqu’il aperçoit la statue d’Apollon à Rhodes. Dans le dessin, l’astre du jour perce souvent les nuées.

Alix aime la lumière, la clarté, la vérité – comme le Camus de ‘Noces’. Il recherche la chaleur mâle des rayons sur sa nuque, ce pourquoi il pose souvent la main sur l’épaule du gamin en quête de protection. Ce pourquoi il va si souvent torse dénudé, viril et droit au but : il rayonne. Son amour est simple et direct, son amitié indéfectible. Il ne peut croire à la trahison de ceux qu’il aime, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour les protéger et les sauver. Apollon est le dieu qui discipline le bouillonnement de la vie jeune, ces hormones qui irriguent l’être du ventre à la tête en passant par le cœur. L’élan vital fait traverser le monde et ses dangers poussé par une idée haute, une force qui va, sûre de son énergie au service de la bonne cause.

Alix adolescent ressemble à l’éphèbe verseur de bronze trouvé à Marathon. Il est une version idéalisée en blond de Jacques Martin jeune. L’autoportrait de 1945 de l’auteur (publié dans ‘Avec Alix’), montre les mêmes cheveux bouclés, le nez droit, les grands yeux, le visage allongé. Cet égotisme permet la mise en scène de son propre personnage, projeté dans une époque où tous les fantasmes pouvaient se réaliser sous couvert d’aventures et de classicisme historique.

Dès les premières pages du premier album, Alix « l’intrépide » est malmené sadiquement par les adultes. Empoigné, frappé, jeté à terre, cogné, lié à une colonne pour être brûlé vif, il n’oppose que sa chair nue, ses muscles naissants et son cœur vaillant au plaisir quasi-sexuel que les brutes ont à faire souffrir sa jeunesse. En 1948, l’époque sortait de la guerre et la brutalité était courante ; les adultes se croyaient mission de discipliner l’adolescence pour rebâtir un monde neuf. Le jeunisme et la sentimentalité pleureuse envers les enfants ne viendront qu’après 1968 et dans les années 1980.

Alix sera assommé, enchaîné torse nu dans des cachots sordides, offert aux gladiateurs, fouetté vif pour Enak avant d’être crucifié comme le Christ.

Les jeunes lecteurs aiment ça, qui défoule leurs pulsions. Ils l’ont plébiscité. Les albums des dix dernières années sont moins physiques, moins sadiques ; l’autoritarisme adulte a reculé au profit de passions moins corporelles. Les filles sont désormais lectrices d’Alix à égalité avec les garçons.

A partir des ‘Légions perdues’, Alix prend dans le dessin le visage de l’Apollon du Parthénon, sur sa frise ionique est. Dans ‘Le fils de Spartacus’, il s’inspire un peu plus du David de Michel-Ange (p.8).

« Rien de tel pour se réveiller que ce brave Phoebus », dira Alix dans ce même album (p.36). Apollon fut condamné à la servitude pour avoir tué python le serpent – tout comme Alix fut esclave. Apollon veille à l’accomplissement de la beauté et de la vigueur des jeunes gens – tout comme Alix élève Enak et Héraklion. En revanche, Apollon invente la musique et la poésie, arts peut-être trop féminins vers 1950. Alix y paraît tout à fait insensible, n’étant ni lyrique, ni philosophe, mais plutôt de tempérament ingénieur. Le propre d’Apollon est aussi la divination, or Alix reste hermétique aux présages et aux rêves (apanages d’Enak) qui se multiplient dans ses aventures.

L’hiver, il est dit qu’Apollon s’installe chez les Hyperboréens, loin dans le nord. Alix, de même, revient plusieurs fois à ses sources gauloises – le plus souvent dans un climat neigeux et glacé. La Gaule hiberne encore, elle ne s’éveillera que fécondée par la puissance romaine – la civilisation. Les filles qu’aime Apollon meurent le plus souvent : Daphné devient laurier, Castalie se jette dans un torrent, Coronis meurt sous les flèches. On ne compte plus les jeunes filles amoureuses d’Alix qui disparaissent.

Alix, solaire, rayonne. Le poète chinois, dans ‘L’empereur de Chine’, lui déclare : « tu es bon et courageux, fils du soleil (…) parce que ton cœur est généreux. » Par contraste, Enak est terrestre, mélancolique et nocturne. Alix le réchauffe à ses rayons, l’entraîne en aventures par son débordement d’énergie. Le gamin est comme une plante avide de lumière, terrorisé quand il est seul. Comme le dieu, la présence d’Alix suffit à chasser les idées noires et les démons, à déranger les plans des méchants, précipitant leur démesure et amenant le dénouement.

Alix est la raison romaine, évaluateur moral et bras armé de l’ordre civilisateur, impitoyable à la cruauté et à la tyrannie. Alix n’admet ni les despotes ni les marchands ; ils rompent l’équilibre humaniste. Vendu plusieurs fois, à des Phéniciens puis par Arbacès (‘Alix l’intrépide’), il combat les menées des riches égoïstes (‘L’île maudite’), des naufrageurs avides (‘Le dernier spartiate’), la lâcheté des marchands contre ceux qui font régner la terreur (‘Le tombeau étrusque’, ‘Les proies du volcan’), les exploiteurs de la révolution (‘Le fils de Spartacus’) ou des technologies d’asservissement (‘Le spectre de Carthage’, ‘L’enfant grec’). Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Dans les derniers albums issus des scénarios préparés par l’auteur (décédé depuis), il contre l’enrichissement personnel maléfique (Le‘Démon de pharos’) et s’oppose aux nationalistes ethniques de la Gaule bretonne (‘La cité engloutie’).

Rappelons que le personnage d’Alix a su séduire François Mitterrand et Serge Gainsbourg, tous deux personnages de talent et non-conventionnels.

Les autres notes sur la BD Alix sont à découvrir dans la catégorie Bandes dessinées du blog.

Dessins de Jacques martin tirés des albums chez Casterman :

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