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La crise de Coline Serreau

Le film a trente ans mais la société française qu’il décrit n’a guère changé. Il s’agit toujours de rester égoïste, d’avoir peur de la mort, de consommer à outrance des médicaments comme des doudous, de mal bouffer sans y penser, de baiser en adultère, ne supportant pas les contraintes et les compromis, de recomposer les familles au détriment des enfants, de se dire antiraciste tout en étant raciste, de se poser comme « socialiste » tout en habitant Neuilly et en se foutant comme de son premier slip des électeurs…

La satire comédie commence avec Victor (Vincent Lindon), conseiller juridique de trente ans, qui se réveille un matin sans sa femme : elle est partie – et les enfants n’ont plus de lait ! Une fois au boulot, il veut s’ouvrir de ses malheurs à son assistante, mais celle-ci lui annonce qu’il est licencié, malgré sa récente performance sur un dossier qui a rapporté des millions. Lorsqu’il veut embaucher ladite assistante, avec qui il a l’habitude de travailler, elle lui annonce qu’elle le quitte, elle a trouvé un nouveau boulot. Jusqu’à sa propre mère (Maria Pacôme) qui annonce son divorce, à 50 ans, pour partir avec un quarantenaire marié et baiser enfin comme elle veut ! Un reste des années post-68…

C’en est trop. Tout à la fois. Tout d’un coup. Comme ce violon qui part en morceaux entre les mains de la virtuose qui a un concert dans deux jours, et que Vincent va voir, en désespoir de cause, pour que quelqu’un l’écoute. Mais personne n’écoute plus personne dans les années Mitterrand, chacun se renferme sur son égo et dans ses petits problèmes. L’épouse du médecin homéopathe ne comprend pas son mari qui perd du temps avec ses malades au lieu de gagner de l’argent pour payer le loyer, les mensualités de la maison et les traites de la résidence secondaire – alors que lui ne veut pas prescrire des pilules et plutôt préserver la santé de ses patients. Les médecins traditionnels chinois font de la prévention de santé plutôt que les « soigner » une fois qu’ils sont malades.

Certains font avec les égoïsmes, comme cette famille décomposée aux sept ou huit enfants de pères et de mères appariés différemment selon les années, et qui partent tous ensemble aux vacances de ski. Il y avait encore de la neige sous Mitterrand, c’était le paradis socialiste. L’invitation chez un député PS de Neuilly (Didier Flamand), par la sœur de Vincent (Zabou Breitman) qui dirige une agence de marketing, est un morceau d’anthologie. Les enfants adolescents du couple de bobos (Max Mc Carthy et Pénélope Schellenberg) sont résolument végan écolos et foutent à la poubelle tout le dîner des parents qu’ils récusent : foie gras, côte de bœuf, gâteau et alcools. Michou, laissé à la grille, va tout récupérer à la poubelle et s’en régale jusqu’à être malade. Ce sont de sales mômes intolérants mais que personne n’écoute, et qui se radicalisent – comme aujourd’hui une fois devenus adultes. Autre reste post-68…

Vincent ne sait plus sur quel sein de dévouer, entre sa femme qu’il aime encore, surtout son épaule lisse, sa sœur avec qui il dort dans le même lit, torse nu, « comme avant » (à 13 ans) – reste des mœurs post-68… Mais aussi les épouses de ses amis qui ne songent qu’à divorcer, en warriors féministes volontiers « hystériques » – faute d’être écoutées. Vincent racole alors son inverse absolu, Michou (Patrick Timsit), un sans-domicile de Saint-Denis qui le colle pour attraper une bière. Élevé par son frère, il est sans boulot faute de domicile à donner et a dû quitter le deux-pièces parce que l’épouse est atteinte d’un cancer en phase terminale. Mais Vincent ne veut pas entendre, il accuse Michou de se victimiser par misérabilisme – tous ces mots introduits par le socialisme pour engluer la politique de lourde démagogie.

Ce qui entraîne une autre scène mémorable où Michou, face au député socialiste, se dit ouvertement raciste : « Ben oui, les Arabes, ils prennent tout, nous on n’a rien… » Facile de n’être pas raciste quand on habite une belle maison bourgeoise protégée à Neuilly, beaucoup moins quand on côtoie tous les jours les immigrés et leurs mœurs dans les petits appartements des barres de Saint-Denis. Voter Front national (pas de Rassemblement, à l’époque) ? « Moi, j’vote pas, mais si je votais, oui. » Tout est dit de l’écart entre les élites et le populo ; tout est prédit du virage Mélenchon qui délaisse le populo bien de chez nous pour aller draguer les immigrés à droit de vote dans les banlieues ex-rouges. Rien n’a changé, toujours les « damnés de la terre » et le « Tiers monde » post-68…

Vincent, à force de se prendre des tôles par les uns et les autres, et d’avoir enfin le temps d’y penser parce qu’il n’est plus vraiment pris par son boulot, va finir par comprendre. Qu’il est individualiste obnubilé par son ego, un ado attardé qui ne pense qu’à lui, un macho sans y penser qui attend tout des bonnes femmes, mal habitué par sa mère.

Il va s’ouvrir à la musique lors du concert de la violoniste à l’instrument réparé, il va comprendre pourquoi ce désastre l’obsédait. Il va s’ouvrir aux malheurs de Michou et l’accepter comme assistant, malgré ses bourdes de lourdaud. Il va aller voir son frère et l’épouse cancéreuse, laquelle va lui livrer à l’oreille un secret pour que les femmes soient toujours amoureuses de lui (qu’on ne saura pas). Il va voir qu’il s’agit d’une Arabe – « mais non, Djamila n’est pas arabe, c’est Djamila… », tout comme les copains du quartier, l’escalier B et C de l’immeuble – en fait tous ceux qu’on connaît qui ne sont pas des « Arabes » mais des connaissances ou des amis. Il va faire amende honorable auprès de sa belle-mère, prendre (enfin) des nouvelles de ses enfants en vacances chez elle, en donnant des nouvelles des sandwiches laissés sur la table de cuisine lors du départ en retard – comme toujours. Il va retrouver sa femme, au fond partie pas loin et pas avec quelqu’un, mais pour « réfléchir ».

Il va revivre, dessillé, enfin adulte. Enfin, on l’espère, parce que trente ans ont passé et la société n’a guère changé. Les trentenaires ont la soixantaine, les enfants recomposés ont la trentaine et les liens les plus forts pour s’intéresser aux autres passent aujourd’hui majoritairement par les réseaux sociaux : bien à distance, assis confortablement à son bureau, avec toute l’abstraction de la Morale pour les autres.

Une bonne comédie de mœurs qui a du mal à démarrer, dans un tourbillon de bons mots qui saoule un peu, avant de prendre son rythme de croisière avec des morceaux qui restent d’anthologie.

César 1993 du meilleur scénario original ou adaptation. DVD heureusement réédité en nouvelle restauration pour ses 30 ans.

DVD La crise, Coline Serreau, 1992, avec Vincent Lindon, Patrick Timsit, Zabou, Maria Pacôme, Yves Robert, Tamasa diffusion 2023, 1h32, €21,01 nouvelle restauration 4K, Blu-ray €22,77, ancienne édition 2015 €27,90

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Gilles Cosson, Entre deux mondes

C’est un roman d’époque où un grand journaliste, époux de journaliste, fait le bilan de sa vie plus ou moins ratée à l’occasion d’un accident de voiture. Il a bien réussi dans sa carrière, assez bien dans son couple, y a ajouté une maîtresse peu exigeante, mais il a eu deux enfants. Et c’est là le drame de l’époque : la transmission.

Sa femme Fanny et lui n’ont pas voulu d’enfant tout de suite pour privilégier leurs carrières. Ils ont eu Flore sur le tard sans avoir vraiment le temps de s’en occuper. Sa maîtresse Frédérique a voulu un enfant de lui en toute indépendance et elle a eu Martin, voulant le garder pour elle sans qu’il le reconnaisse, et il ne s’en est jamais senti le père. Évidemment, l’hypocrisie de l’égoïsme a fait qu’ils ont tu chacun aux enfants leur position. Mais vient l’adolescence… Période critique, où l’on se cherche, veut savoir d’où l’on vient et qui vous a fait, se révolte contre ce qui est. Évidemment, les parents de part et d’autre sont en-dessous de tout, murés dans leur égoïsme hédoniste issu de la « grande » libération de 68 où rien ne comptait plus que le moi je personnellement.

C’est donc le drame. Sans le savoir, les ados tombent amoureux l’un de l’autre, le 16 ans avec la 14 ans, Martin avec Flore. Car évidemment les deux parents ont tenu à ce qu’ils se connaissent, parlent de leurs trucs d’ados entre eux. Ils ont l’intention de « leur dire », mais ce n’est jamais le bon moment, ils tardent, ils laissent faire, ils sont englués dans le faux-semblant. Absolus comme le sont souvent les ados, Martin ne va pas l’accepter. Le père aura donc tout perdu : sa femme qui le quitte, sa fille qui lui en veut, sa maîtresse qui ne veut plus le voir, et le seul fils qu’il n’a pas su aimer.

Cette histoire de famille, un peu caricaturale, sert à illustrer un propos politique : rien ne va plus, la morale se perd, la religion ne soude plus la société. En bref, c’est la décadence de l’Occident sans Dieu et de l’individualiste hédoniste. Au fond, Poutine a raison, à cet Occident immoral et « pédophile » il leur faudrait une bonne guerre, et lui la leur sert toute cuite via l’Ukraine. L’auteur en appelle à un sursaut autoritaire, il rêve de la reprise en main de la France par un descendant de l’empereur, faute de Bourbons en état, une « reconquête » (le mot est cité nommément). Un propos à la Zemmour sur l’identité française contre la dilution dans l’immigration incontrôlée et l’islam conquérant qui grignote un poids politique croissant en profitant des faiblesses niaises des chrétiens qui adorent tendre l’autre joue.

Son Reverchov est un politicien plus sexy que Zemmour, plus rationnel et moins guignol, une sorte de libéral botté plus que confit en pétainisme xénophobe, mais le message est clair. Le roman est entrelardé de chapitres glosant sur la politique intérieure, la faiblesse des présidents « après le troisième successeur de De Gaulle », sur la géopolitique avec l’emprise des GAFAM (dont l’auteur oublie le M) et les manigances du KGB/FSB (dont l’auteur inverse les lettres en SFB). Il cite Lévi-Strauss (qu’il écrit Lévy…) et le Tibet (qu’il écrit Thibet, à la façon XIXe siècle). Il marche vers la Sainte-Baume mais n’est guère attiré par le christianisme, sinon par son empreinte culturelle historique. Où veut-il donc en venir ?

Le problème des romans moralisateurs est qu’ils sont non seulement contingents et passent rapidement avec les années, mais que la psychologie des personnages est réduite à la caricature afin de prouver une thèse. Son journaliste éditorialiste à la Philippe Tesson ne pense guère par lui-même, sans cesse à aller interroger l’un ou l’autre pour savoir ce qu’il doit croire ; sa musicienne jalouse de son indépendance n’est pas assez maternelle pour se désirer en mère célibataire. Si Flore est assez réaliste en 14 ans rebelle, elle parle cependant avec des termes de Normale Sup plus que du collège ; quant à Martin, en quête de père, il n’a pas su trouver un modèle masculin comme le font tous les garçons élevés par une mère seule. Afin de filer la métaphore poutinienne, son milieu artiste aurait pu lui faire rencontrer un Mentor qui l’aurait pris sous son aile, non sans quelque désir « pédophile » pour forcer le trait. Cela aurait souligné le propos moraliste.

L’auteur, Polytechnique, docteur ès Science économique, Master MIT, passé dans l’industrie puis au directoire de la banque Paribas, a été un fan des voyages sportifs à vocation spirituelle dans le Hoggar, en Laponie, autour de l’Annapurna, au Tibet central, dans le Pamir russe, le Zanskar, la Patagonie, le Yukon et l’Alaska, l’Islande… Il a suivi le Mouvement Européen avec Jean-François Poncet, Jean-Louis Bourlanges, Anne-Marie Idrac et Pierre Moscovici. Il a écrit dans Valeurs actuelles, le Figaro, le Nouvel économiste, et parlé à Radio Notre-Dame. Il semble chercher encore sa voie, une voie pour la France, et livre son message politique sous la forme d’un essai romancé. il a eu trois enfants que l’on espère épanouis et autonomes malgré le monde qu’il a bien contribué à créer en ses 86 ans d’existence.

Gilles Cosson, Entre deux mondes, 2023, Les éditions de Paris Max Chaliel, 123 pages, €15,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Le site de l’auteur

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Droits ou libertés

La droite au Sénat a récemment émis un vote en faveur de « la liberté » de l’avortement au lieu d’un « droit à » l’avortement prôné par la gauche. Signe que les libertés, qui étaient jadis à gauche, sont passées à droite tandis que les contraintes sont devenues de gauche. En effet, la société n’évolue jamais selon les épures abstraites des philosophes utopistes et les politiciens « progressistes » se disent qu’il faut « forcer » la société à s’adapter par des contraintes. Ce n’est pas faux mais peut devenir excessif – les soixante-dix ans de soviétisme ont bien montré que la dictature « du prolétariat » se réduisait en fait à celle d’une nomenklatura étroite et cooptée de privilégies au pouvoir dont les oligarques inféodés au nouveau tsar Poutine sont les descendants directs. La contrainte chinoise est plus subtile et plus consensuelle, mais tout aussi redoutable : dans ce pays, pas de « libertés » mais seulement des « droits ».

C’est qu’il y a une différence entre les deux mots.

Le droit vient du latin directus qui signifie direct et sans courbure. Directus est lui-même dérivé de deligere, qui vient de régénérer, du mot roi qui a donné régir. Le droit est ce qui est juste, honnête, ce qui ne s’écarte ni de la raison, ni du bon sens. Cela signifie une voie dont la direction est constante, directe. Ainsi parle-t-on pour les objets de jupes droites, de piano droit et pour le caractère d’un esprit droit. Le sens moral de droiture signifie loyal, c’est-à-dire permis et reconnu mais aussi constant et fidèle : on sait à quoi s’en tenir.

« Le » droit qui est application de la loi a le sens général de justice, c’est-à-dire de règles d’équité dans la société. Ce qui est droit est considéré comme moral et juste, et les textes du droit composent l’ensemble des lois et coutumes comme le droit pénal ou le droit public. Il signifie ce qui est permis ou exigible selon la loi (droit de faire et de ne pas faire, mais aussi droit de timbre, droits de pêche, etc.).

Le sens dérivé individualiste et, disons-le, égoïste, transforme le droit en « avoir droit », être « dans son droit ». Mais entre ce qu’il est permis de faire et « avoir droit à » se situe tout un fossé que la gauche (souvent démagogique quand elle n’est pas au pouvoir) franchit sans réfléchir. À droite, il s’agit plutôt de passe-droits opposés aux ayants-droits, de privilèges de quelques-uns dans l’entre-soi opposés à ceux de la masse anonyme.

On voit bien ici qu’entre ce qui est permis et ce qui est exigé, il y a toute la différence entre la droite et la gauche : la première permet alors que la seconde exige (ainsi le « droit au logement » – mais qui construit et finance les logements ?). Les droits théoriques ne sont pas les droits réels, la différence réside dans la possibilité matérielle de les exercer. « Avoir droit » ne signifie pas être en mesure de l’exercer, la contrainte économique jouant plus pour les pauvres que pour les riches. Ainsi les « ayants-droits » peuvent se soigner presque gratuitement dans les hôpitaux publics (encore que nombre d’actes et de médications ne soient pas pris en charge…), tandis que ceux qui ont « les moyens » auront accès à des cliniques privées ou à des dépassements d’honoraires pour des soins.

Les libertés viennent du mot libre qui signifie ne dépendre que de soi, soumis à aucune autorité et n’appartenant à aucun maître, fut-il abstrait (ni Dieu, ni maître, chantaient les anarchistes). Dès le XVIe siècle, le français étend son usage au sans-gêne, notamment dans les locutions comme « libre de… » La liberté est le pouvoir de se déterminer soi-même et, comme disait Nietzsche, de fonder sa morale en soi. Cela signifie n’être soumis ni à des dogmes divins, ni à des pouvoirs ici-bas que l’on récuse (roi, patron, mâle violeur ou femelle cougar), ni à des règles sociales qui ne nous conviennent pas (ainsi la lutte pour l’avortement, après celle pour la pilule).

Mais entre être libre d’être et libre de faire, il y a toute la distance entre l’individu et la société. Ce pourquoi Rousseau disait que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres, seul moyen de vivre en société en l’acceptant des compromis nécessaires. Le refuser signifie considérer que l’homme est un loup pour l’homme et que le droit du plus fort s’applique, comme dans la mythique nature. Toute la législation s’élève contre les lois de nature. Ce pourquoi un nouveau Contrat social a été théoriquement conclu dans la société avec les Révolutions. Contre les usages d’Ancien régime qui appliquaient la loi féodale du plus fort, où toute une hiérarchie de puissance s’étageait entre l’empereur et le serf, en passant par le roi, les nobles, les bourgeois, les hommes libres, les femmes et les enfants. Aujourd’hui, chacun est libre d’être soi, ce qui signifie libre de penser, de s’exprimer (y compris par le vote et la manif), d’aller et venir, d’entreprendre. Cela, évidemment, en fonction des règles globales de la société qui permette de vivre ensemble comme le disait Rousseau.

La dérive de cette liberté est la licence, ce qui signifie un excès. Les croyants qualifient de « libres penseurs » ceux qui prennent des libertés avec les dogmes religieux, les religions qualifient de « libertins » ceux qui n’obéissent pas à leurs contraintes de mœurs et de « blasphémateurs » ceux qui parlent de la divinité autrement que selon les usages, de même que la société parle de « prendre des libertés » lorsque l’on n’agit pas selon les usages moyens. Ainsi l’enseignement « libre » signifie-t-il l’enseignement différent de celui de la République tandis que les « radios libres », jadis, émettaient sans autorisation depuis les frontières.

Mais les Lumières ont fait de la liberté leurs torches éclairant l’avenir (la statue de la liberté de Bartholdi offerte par la France à New York), ce pourquoi « les » libertés sont des conquêtes humanistes que tous et chacun devraient pouvoir exercer. D’où le terme de « droits de l’Homme » avec une majuscule à homme pour bien signifier l’humanité tout entière et non pas seulement le mâle blanc, riche, hétérosexuel, etc. comme le croient les ignorants qui se sentent offensés que chacun ne leur ressemble pas et puisse ne pas « être d’accord » en pensant différemment. Or la liberté signifie principalement le libre-arbitre, autrement dit le pouvoir de décider ce que l’on veut – dans les limites imposées par les lois et règles la société dans laquelle on vit (ainsi, pas de voile dans l’espace public, ni se promener tout nu, voire seulement torse nu dans certaines villes prudes, en général de droite radicale). En termes politiques, cela signifie le libéralisme ; en termes économiques, cela signifie le libre-échange et la régulation minimum. Le libertaire applique les libertés dans les mœurs, ce qui a pu conduire à des dérives pédocriminelles après 1968 où il était « interdit d’interdire ». Le libertarien est la version individualiste américaine du pionnier mythique qui affirme son pouvoir de faire absolument ce qu’il veut dans le wild, autrement dit la nature sauvage sans loi.

Il y a donc un écart entre le droit et la liberté, le premier inscrivant dans le marbre ce que l’on peut faire ou ne pas faire tandis que la seconde est plus ouverte, permettant généralement de faire – sauf à ne pas déroger aux lois en vigueur au sens de Rousseau cité plus haut. Ainsi chacun est-il libre de conduire ou de chasser, à condition de passer le permis. Cet examen n’est pas une servitude perpétuelle mais la preuve que l’on a bien appris ce qui est nécessaire pour sa propre sécurité et pour la sécurité des autres en usant de cette liberté.

Le mot « licence » (qui vient de liberté) a-t-il dès le XIVe siècle été un examen qui permettait d’enseigner à l’université. Il sanctionnait un savoir, reconnu par des pairs et donnait le gage aux étudiants de la qualité de l’enseignement fourni. Les mœurs étudiantes et les franchises universitaires ont fait dériver ce terme de licence vers une certaine insolence et insubordination, que l’on constate toujours parmi la jeunesse aujourd’hui, enfin un certain dérèglement des mœurs, propre à l’âge pubertaire où les hormones bouillonnent trop volontiers tandis que l’esprit est encore ignorant et le caractère sans expérience sociale. Le licencieux est considéré comme déréglé et sans retenue.

Alors « liberté » ou « droit » d’avorter ? La liberté est théorique, plus vaste et moins précisément définie, ce qui ouvre à des « droits » nouveaux ultérieurement, alors que le simple droit est trop étroit et contraignant car il balance entre des intérêts contradictoires – tout aussi légitimes (la justice est représentée avec une balance). La liberté permet alors que le droit exige. Ainsi, les médecins qui réprouvent l’avortement (ils en ont le droit), gardent la liberté de ne pas, tandis que s’il existait un droit formel, ce serait un déni de droit. La nuance est subtile, mais de grand sens alors qu’il s’agit de « faire » société.

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François Mitterrand par Hubert Védrine

François Mitterrand m’a toujours captivé. Littéraire, provincial, florentin, attaché aux relations humaines et fidèle, il avait le sens de l’État et celui de la France dans un univers qui évoluait vite, sous l’influence de l’économie–monde américaine.

Bien sûr, tout n’est pas rose dans le personnage : son côté caméléon, son ambition forcenée, sa capacité à tourner casaque, ses transgressions de la légalité selon son bon vouloir (les écoutes de journalistes, sa maitresse cachée, sa fille élevée aux frais de l’Etat). Mais la complexité de sa personnalité me fascine, sa richesse, sa profondeur. François Mitterrand, s’il n’a pas la stature historique d’un Charles de Gaulle, tranche sur les technocrates gris et superficiels qui peuplent trop souvent nos gouvernements.

C’est l’un des mérites du livre d’Hubert Védrine de le rappeler à propos des affaires étrangères, lui qui fut conseiller du président pendant quatorze ans. L’un des aspects de son livre consiste à dégager la cohérence et les lignes de force de la diplomatie mitterrandienne ; un autre aspect de tracer un portrait en actes du président. C’est cette seconde lecture qui m’intéresse ici.

« Toute sa vie avant 1980, François Mitterrand a été un individualiste et un rebelle. Élu président, il ne change pas de conception. Il entend bien être et rester le seul détenteur de l’ensemble des informations, seul maître de la totalité des réflexions et projets, et naturellement l’arbitre final des décisions de la présidence comme du gouvernement. D’où la méfiance que, d’instinct et expérience, il nourrit vis-à-vis des corps qui se prétendent détenteurs de la vraie légitimité, des bureaucraties qui phagocytent les ministres, des organisations qui pourraient entraver sa démarche » p.30. En quelques mots, beaucoup est dit : Mitterrand n’est pas un technocrate, il aime réfléchir par lui-même et ne pas laisser une décision importante à l’anonymat irresponsable des « experts » ou des « bureaux ». Il décide « en méditant seul longuement, mais aussi en éprouvant sur l’un, sans le lui dire, les idées de l’autre, puis sur un troisième une combinaison des idées des deux premiers, avant d’adopter cette idée ainsi transformée, non sans l’avoir modifiée à nouveau ou, au contraire, de la stocker en mémoire, d’où il la ressortira, en cas de besoin, trois mois ou trois ans plus tard » p.34.

Comme centre de pouvoir autour duquel tout gravite, il exerce un ascendant et laisse se former une cour. Mais il reste personnellement libre envers tout cela. S’il crée des dépendances, il stimule ; s’il séduit, il contrôle. Ce ne sont pas les « favoris » qui emportent les décisions, mais bien lui-même, homme de caractère et de volonté. « Il y a eu une fascination, un envoûtement Mitterrand (…). Ce bonheur Mitterrand a été mal rendu par les témoignages » p.72.

Sa personnalité, il la nourrit par la culture, notamment par l’histoire et par la pensée des grands hommes. Il reste en cela un humaniste, tempérament ou qualité qui a tendance à se perdre dans le laisser-faire ou la frivolité de nos jours. L’humanisme est d’essence libérale au sens du XVIIIe siècle, attaché à ce qui est précieux en chaque individu, à ses capacités uniques d’intelligence et d’invention, que la société a pour devoir de développer et d’épanouir. « Sa vraie passion, insatiable, sa source de vie jamais tarie, c’est la littérature. Les livres, neufs ou anciens, les libraires et les librairies, les ventes et, bien sûr, les auteurs, leur écriture. Ses goûts sont hors de toute mode, loin des best-sellers intemporels. S’il aime la compagnie des romanciers contemporains, il est peu porté sur les « grands écrivains » de son temps, à l’exception peut-être de Mauriac, de Giono et de grands créateurs non-européens qui écrivent comme coulent les fleuves : Gabriel Garcia Marquez, William Styron, Yachar Kemal. Plutôt Renan, Chateaubriand, Lamartine, Zola, le XIXe siècle. Et Casanova, Casanova bien sûr, et Venise, ville-talisman » p.76. J’ajouterai pour ma part Jacques Chardonne, Louis Ferdinand Céline et Ernst Jünger – mais ce n’était pas politiquement correct en gauche socialiste d’évoquer ces sulfureux écrivains portés à droite, bien que Mitterrand les aimât fort.

Car nourrir sa réflexion ailleurs que dans ce qui est tout proche est une forme intellectuelle de liberté. « Ce qui a beaucoup agacé chez lui est peut-être qu’il le peu de cas qu’il faisait de toute une cuistrerie contemporaine, de tout un pathos indigeste de sciences de l’Homme, de Progrès, de Morale, sur la nature humaine, qu’il en ait tant, qu’il en ait trop su, d’instinct, sur l’immuabilité de cette dernière » p.77.

Pragmatique, héritier du passé français, historien et géographe en politique étrangère, il était de « culture classique, français dans ses tripes, européen de raison, occidental par le hasard de la géopolitique » p.86. Il se méfiait des hypocrisies et paravents d’intérêts que dissimule le discours libéral, surtout anglo-saxon. S’il a le goût de la précision, il a aussi « tact, pudeur, souci de ménager les étapes, conviction qu’il vaut mieux faire que dire et que cela risque d’aller moins bien en le disant » p.406.

Nourri de la Bible par sa mère, « les leçons de l’histoire étaient pour lui quotidiennement présentes, presque obsédantes » p.749. Celles qui ont fixé les lignes géo-ethniques par exemple en Europe, idée plus que centenaire qui permettra peut-être de « civiliser la mondialisation » en préservant le meilleur de la vieille Europe et de sa culture, dont celle de la France.

Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand – à l’Elysée 1981-1995, 1996, réédition Fayard 2016, 784 pages, €34.00 e-book Kindle €32.99

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Bernard Edelman, Nietzsche un continent perdu

Edelman est juriste et philosophe. Son livre porte sur l’antithèse même de ses intérêts : Nietzsche – qui est l’anti–Kant et l’anti–juriste par excellence. D’où son intérêt décalé, non hagiographique par principe.

Après avoir mesuré cinq difficultés pour l’aborder, l’auteur construit son approche comme Nietzsche le veut, sans l’avoir formalisée : l’homme et le chaos, l’histoire de l’humanité, enfin notre temps. Pour lui, la démarche de Nietzsche peut se résumer au constat suivant : la morale est sociale, donc niveleuse et hypocrite. Les hommes grégaires préfèrent la confortable chaleur du troupeau, donc ses justifications médiocres. Religion, philosophie et morale sont alors, par définition, contre les « héros », rabaissant par envie les hommes exceptionnels. Il nous faut sortir de cet état de fait et penser l’homme futur.

L’être humain est partie intégrante de la nature et obligé, par sa condition, d’y trouver sa place. « Une nature déshumanisée devrait être pour nous l’expérience du bonheur, c’est-à-dire de ce sentiment pur du hasard, de l’aléatoire, de l’incongru, de l’imprévisible. Si on emprisonne la vie dans la pensée, elle devient un fardeau insupportable » p.19. Il faut abandonner la vanité d’un univers créé pour l’homme, ou que l’homme est son but ou sa pointe la plus avancée. L’univers apparaît comme un cas improbable où l’homme est né par hasard, espèce vivante développée par essais et erreurs. Cette pensée du chaos est difficile car « inhumaine ». Dans le chaos ne se produisent que des « événements » reliés par aucune causalité ni logique nécessaire. L’univers n’est pas un organisme vivant mais sans cesse combinaison et recombinaison. Nietzsche appelle cela « l’éternel retour ». Mais le chaos produit un ordre transitoire. L’énergie possède une sorte de « volonté » qui met en forme le hasard – aveugle, sans conscience, mais qui « est ». Cette énergie qui cherche à s’affirmer en vouloir est ce que Nietzsche appelle la « volonté de puissance ». Elle se heurte aux autres énergies-volontés analogues. La « valeur » pour Nietzsche est la forme sociale sous laquelle agit cette volonté de puissance. Marx ou Freud ne disaient pas autre chose, chacun dans leur domaine et tous au même siècle.

Pour rendre l’homme plus vrai, il faut « déshumaniser » la vie, cesser de plaquer des concepts anthropomorphiques sur « ce qui advient », en revenir à la physique biologique. « Qu’est-ce que la vie a à faire avec la logique, la raison, la grammaire, le sujet ou l’objet, elle qui ne connaît que la volonté de puissance ? » p.55. Il est nécessaire de faire surgir une autre forme de pensée, le soi entendu comme lieu de la volonté de puissance originelle, issue du corps lui-même et de son énergie vitale. « Le travail du généalogiste consistera donc à briser « les belles formes » de la métaphysique, « la belle conscience », les « beaux sentiments », pour retrouver la monstruosité, le grouillement, la luxuriance » p.66. Le contraire même de l’Être abstrait créé par la logique, simplificatrice et sublimée. « Dans l’Être règne la paix et la sérénité de l’Un et l’horreur du multiple, entendons du bouillonnement de la vie » p.68. Nietzsche, dans l’aphorisme 78 de La volonté de puissance tome II, note : « Plus grand est le besoin de variété, de différence, de divisions internes, plus il y a de force ».

À lire cela, la démocratie qui protège l’expression de toutes les opinions apparaît comme le meilleur des régimes, et l’autoritarisme le pire. Mais, comme toutes choses, la démocratie est ambivalente : attention au grégarisme, au politiquement correct, au désir fusionnel communautaire, ethnique ou national, aux maladies de l’imaginaire – ces constructions sociales et médiatiques qui sévissent particulièrement aujourd’hui. Attention au masque et à l’illusion. La « conscience » équilibre et simplifie les instincts pour les organiser et les faire servir. Elle constitue aussi un code collectif qui s’impose à tous les individus. Mais son « objectivité » est limitée par l’instrument : « Partout où le moi prétend être le critère de la vérité du monde, l’homme se dénie, se mutile, se diminue » p.89. Rester enfermé en soi ou dans sa caste, mutile.

La philosophie est le masque de la raison sur la vie ; la religion le masque du pouvoir des prêtres ; la morale le masque qui postule l’unité du moi et des consciences qui se reconnaissent contre « l’animal » ; la psychologie est le masque du conformisme qui fustige les écarts à la norme au profit d’un moi construit socialement, abstrait et mythiquement immobile. Tous ces masques sont narcissismes humains et vanité collective. La connaissance est au contraire un regard passionné, toujours neuf, une « volonté » de convaincre, de connaître. Elle ne vise pas à « la vérité », construction illusoire d’un absolu éternel, car toute réalité est changeante et toute hypothèse « falsifiable » au sens de Karl Popper. La pulsion de connaître doit être préservée mais ses résultats sont à jamais transitoires. La connaissance est nécessairement héroïque, aventureuse, exploratoire.

L’histoire humaine est une logique reconstituée à posteriori et non le déroulement d’un plan. Ses « lois » masquent le foisonnement et le hasard en créant des croyances, tel le « progrès ». Il n’y a pas de plan mais des bifurcations continues, des arborescences aléatoires d’un devenir biologique sur lequel la culture n’oriente qu’en partie l’évolution humaine. « Si telle cité de la Grèce antique, ou Venise, ou l’Italie de la Renaissance, ont « réussi », cela tient à ce qu’elles ont posé et respecté les valeurs de la vie (endurance, héroïsme, combativité), qu’elles ont produit, en résistant aux formes réactives, un « type » fort, sélectionné » p.124. Les Grecs apparaissaient comme des êtres en pleine santé. « Pour ceux qui s’appelaient eux-mêmes les « Véridiques », il n’y avait ni bien ni mal, ni raison ni déraison, ni humanité ni inhumanité : tout se produisait dans la plus grande simplicité, dans la plus grande nudité (…). Être ingénu, « cru », aussi évident que la vie même, ressentir une sorte de « divination du corps », tout approuver de soi-même, aller jusqu’au « grand abîme, le grand silence grec » p.126.

Pour Héraclite, le jeu retranscrit le chaos à l’échelle du vivant. Dionysos écoute son propre corps et il est le dieu du cosmos vivant, des forces souterraines et de la démesure. Apollon est la conciliation par la beauté du monstrueux dionysiaque. La mentalité « chrétienne » a commencé moralement avec Socrate pour qui connaissance et moralité coïncident. La vie, l’être humain, la conscience, deviennent avec lui un problème. L’innocence disparaît : on confie à une autre instance qu’à la vie le soin de se prononcer sur sa valeur. La dialectique comme instrument de parole isolé dans son mécanisme abstrait, demande des comptes aux instincts et à la force. L’esclave a un ennemi : le maître. Il se constitue en opposition, traits pour traits. Sa lutte pour conquérir le pouvoir se déroule dans la conscience. Toutes les valeurs sont inversées, les agneaux se glorifient d’être bons par ressentiment pour la force du loup qu’ils ne sauraient avoir. L’hyperbole de Dieu exige obéissance des pécheurs en contrepartie d’avantages consolateurs dans l’au-delà du monde réel.

Notre temps voit l’homme malade. Les médiocres l’emportent par le nombre, la prudence, la ruse. Les qualités les plus moyennes de l’espèce, voire les plus viles (la cupidité, l’addiction, la vanité), sont les mieux consacrées. Le moteur de l’histoire humaine est la lutte entre le modèle amélioré et le modèle standard. L’amour chrétien, flamboyant de foi lors des persécutions, est devenu avec le pouvoir un doux moralisme, voire une lâcheté lorsqu’il a été repris par la démocratie représentative puis par le socialisme bêlant. L’aboutissement logique de ces valeurs est le nihilisme. Le troupeau en ressentiment s’est constitué en totalité supérieure pour donner mauvaise conscience aux « maîtres », ceux qui ouvrent la voie plutôt que de se gaver (les élites actuelles ne sont plus guère des « maîtres »…).

Seul antidote : « batifoler, papillonner », faire semblant et en même temps se préserver, jouer tel Casanova. « Le troupeau est structurellement, « viscéralement », anti-individualiste ; est structurellement moyen, médiocre, conservateur au sens propre » p.216. L’État n’est qu’un outil politique : lorsqu’il est investi par les forts, il est débordant de vitalité (Rome républicaine, Venise, empire napoléonien ou anglais, impérialisme américain ou soviétique, empire du milieu chinois. « En revanche, lorsqu’il est aux mains des faibles, il est agi par une volonté de puissance réactive ; il s’impose alors comme le garant des valeurs grégaires : il est « utilitaire et calculateur », gestionnaire, mercantile, anti–individualiste » p.229 (l’Union européenne, l’Allemagne de Merkel, la Suède émolliente).

Pour renaturaliser l’homme il faut accepter son animalité, s’en faire une joie délivrée du joug moral de la conscience, accueillir ses désirs (Freud), rejeter les conventions pour se trouver soi-même, revenir au plaisir et à la curiosité du XVIIIe siècle. Il faut accepter un moi multiple, égoïste et altruiste selon les moments. Les êtres humains supérieurs de Nietzsche ne sont ni guides (ils ne désirent pas être suivis), ni rédempteurs (ils ne promettent aucun salut), ni tyrans (ils ne cherchent aucun pouvoir). « Ils renvoient seulement l’image de ce qu’il y a de plus beau, de plus accompli dans l’espèce humaine » p.331. Par leur exemple, ils sont les maîtres qui révèlent à ceux qui cherchent les richesses qui dorment en chacun.

Bernard Edelman, Nietzsche un continent perdu, 1999, PUF « Perspectives critiques », 384 pages, €21.50

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Joe Kidd de John Sturges

Un western bancal avec Clint Eastwood dans le rôle-titre. Il incarne Joe Kidd, l’éleveur de chevaux pionnier, individualiste, qui considère les lois mais avec une marge. Il a été mis en prison par le shérif (Gregory Walcott) pour avoir tué un daim dans une réserve où c’était interdit. « Mais le daim ne savait pas où il allait et je ne savais pas où je me trouvais », dira-t-il au juge à cheval sur la loi.

Il le condamne à payer 10 $ d’amende ou à effectuer 10 jours de travaux d’intérêt général dans la petite ville. C’est à ce moment que surgit une bande de Mexicains armés qui réclament leurs droits. Ils ont été spoliés de leurs terres ancestrales occupées depuis des générations (mais piquées elles-mêmes aux Indiens) parce que les titres de propriété ont brûlé. « Il y a eu un grand incendie à Santa Fe et les archives sont parties en fumée ». Le gouverneur attribue donc les terres aux colons blancs. Luis Chama (John Saxon), à la tête du mouvement de résistance, somme le juge de rétablir le droit et, comme celui-ci ergote sur les papiers, pénètre dans le tribunal pour brûler les actes de propriétés des Blancs. Ainsi chacun se retrouve à égalité et ce sera le droit du plus fort ou du plus nombreux.

Joe Kidd reste en spectateur dans cette querelle qui ne le concerne pas. Il est Blanc mais parmi les Mexicains, aussi petit qu’eux, et n’occupe la terre que pour y élever des chevaux. Sauf que le racisme, qui n’est jamais à sens unique, incite l’un des sbires de Chama à lui faire une mauvaise affaire lorsque Joe fait sortir le juge par une porte arrière pour lui éviter d’être enlevé. Kidd tue le sbire au moment d’être tué.

Un gros propriétaire et spéculateur nommé Frank Harlan (Robert Duvall) débarque dans la ville avec un groupe de « chasseurs » munis de fusils techniquement perfectionnés. Nous sommes au début du XXe siècle, comme en témoigne la date de fondation de la ville de Sinola, affichée sur la gare (1896), et l’Amérique connait un essor industriel sans précédent, conduisant à l’orgueil qui subsiste jusqu’à nos jours. Tout doit plier devant la volonté du plus apte, et la loi du plus fort s’appliquer à tous et partout. C’est ainsi que le gros achète le petit pour 1000 $ plus prime afin de traquer et abattre Luis Chama. Joe Kidd refuse, en bon individualiste qui n’aime pas les puissances mauvaises de l’argent et du pouvoir – thème classique.

Mais lorsqu’il retourne à sa ferme, il trouve ses chevaux volés et son contremaître torturé, ligoté avec du fil barbelé à la clôture : les Mexicains de Chama ont fait le coup, en particulier un certain Ramón que Joe n’oubliera pas. Kidd décide alors d’accepter la proposition Harlan et se retrouve à la tête de la petite troupe de chasseurs sur la piste qui mène vers les montagnes où se sont enfuis les rebelles.

En route, ils trouvent dans une ferme Helen, une Mexicaine qui était avec Chama au tribunal (Stella Garcia). Elle dit ne pas savoir où se trouve le Mexicain mais est enrôlée par ce macho de Harlan pour faire la soupe et servir le café (on s’étonne qu’elle n’ait pas été violée mais certaines allusions permettent d’en douter). Dans un village de la montagne, le spéculateur excédé de ne rien trouver prend en otage les habitants et menace officiellement Chama, dont la bande tire depuis les rochers, d’exécuter cinq personnes le lendemain à midi s’il ne s’est pas rendu, et encore cinq autres s’il persiste. Ce sont des femmes, des enfants et des vieillards, mais la force rend fou et hitlérise les comportements. Devant cette brutalité d’hubris (le film date de 1972 et le Premier ministre suédois compare à cette époque la guerre du Vietnam aux massacres nazis), Joe Kidd reprend son indépendance et joue en solo.

Enfin de l’action ! La séquence où il retrouve une arme grâce au padre du village, descend sans un coup de feu du haut du clocher le sbire le plus con au revolver à crosse longue portée (Don Stroud), puis la sentinelle derrière l’église d’un coup de jarre remplie d’eau, s’évade avec Helen en piquant un fusil à lunette, est un grand moment. Les deux chassent les chevaux de Harlan et consorts puis vont retrouver Chama dans la montagne. La cause des rebelles est perdue si le Mexicain ne va pas plaider sa cause devant un tribunal, comme l’a dit le juge. Ils devront tuer, sinon, tous ceux qui viendront les pourchasser et ils savent que c’est un combat désespéré. Est-ce pour cela qu’il ne faut pas le mener ? Non, mais si une solution existe, il faut la saisir selon la bonne maxime chrétienne : aide toi, le Ciel t’aidera.

C’est ainsi que Kidd clame à Harlan qu’il retrouvera Chama à la ville. En chemin, un « chasseur » les vise à lunette mais Joe Kidd use de l’arme équivalente qu’il a dérobée et, malgré un montage maladroit et fort lent du fusil, descend le tireur. Signe que les occupants et les résistants se trouvent bien à égalité. Tout se jouera donc à Sinola, à l’arrivée.

Et c’est un autre moment d’action qui voit la troupe de Harlan se positionner aux endroits stratégiques pour descendre le Mexicain avant qu’il parvienne à faire entendre ses droits, puis la bande de Chama être licenciée par son chef qui veut livrer ce combat seul, enfin Joe Kidd utiliser le petit train à vapeur pour éviter les rues sous le feu des balles et entrer au saloon où se tiennent les chasseurs. Tout se terminera comme il se doit, non en droit mais en résistance, le combat moral individuel comptant plus que la loi collective car étant, selon la mentalité pionnier, d’une essence supérieure – biblique. Les musulmans qui mettent le Coran au-dessus des lois humaines ne disent pas autre chose que les chrétiens américains persuadés d’être les Élus pour fonder la Cité de Dieu sur la terre promise du nouveau monde.

C’est un peu primaire, curieusement moral, et respectueux des Mexicains – mais pas un grand western tant l’intrigue est mince, l’action dispersée et les personnages convenus. Y aura-t-il un amour véritable entre Joe et Helen ? Le droit sera-t-il rétabli par le juge ? Nul ne saura jamais. Mais on ne s’ennuie pas et l’on s’amuse parfois.

DVD Joe Kidd, John Sturges, 1972, avec Clint Eastwood, Robert Duvall, John Saxon, Don Stroud, Stella Garcia, James Wainwright, Paul Koslo, Gregory Walcott, Universal Pictures France 2003, 1h28, standard €7.98 blu-ray €8.16

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Sauce verte

L’écologie est à la mode et le catastrophisme sur le climat, les espèces, les ressources, est bon à prendre pour tous les politiciens en mal d’idéologie. De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, tous écolos ! Pourquoi pas, si cela fait avancer la conscience que l’être humain est un animal comme un autre, un prédateur invasif (mais apte à la conscience) qui doit s’adapter à son environnement sans le détruire. Mais ce n’est guère le cas.

Les dégâts de l’être humain comportent leur antidote, mais à condition de le vouloir. Pour cela, il faut sortir par l’esprit en premier. Or l’esprit est colonisé par le leader militaire, économique et culturel américain. Son idéologie est claire : Moi d’abord, puisque je suis le plus fort. Libre-échange, laisser-faire, déréglementation, abolition des frontières et de la morale : si tout cela m’est favorable, je les impose au monde entier. Et chacun d’intégrer tout cela dans sa tête depuis la fin des années 1960 pour le sexe et la morale, et le milieu des années 1980 pour l’économie. Avec désormais « l’émotion » en prime, l’idéologie adaptée par le cœur pour les sans-papiers, sans ressources, sans frontières.

Mais l’Amérique s’est aperçue que la liberté globale lui devenait néfaste. Trop de concurrence chinoise ou européenne, trop d’interventions militaires sans succès dans les pays à risque, trop de contraintes des traités collectifs signés auparavant, trop de laxisme moral aboutissant à la drogue, à l’avortement et aux crimes. « Make America great again » du bouffon vaniteux, élu par la moitié des électeurs aux États-Unis, apparaît comme un cri écologique en faveur de la biodiversité. Non, le monde ne doit pas devenir uniforme, ni même porter l’uniforme américain, car cela attirerait trop d’immigrants aux États-Unis ! Les Yankees doivent demeurer les Blancs plus beaux, les plus grands et les plus forts pour leur orgueil de pays neuf voué à établir la cité de Dieu sur la terre. C’est leur mission et les autres doivent se soumettre. C’est ainsi que cela se passe dans la jungle, c’est naturel, telle est la nature brute.

Dès lors, chaque État se dit qu’il doit imiter le roi des animaux et faire comme lui, avec l’inertie de la génération vieillissante au pouvoir qui répugne à changer d’habitudes et surtout de façon de voir.

  • Le local doit primer le global, donc protectionnisme.
  • La nation doit l’emporter sur le monde, donc frontières.
  • L’anti-gaspillage doit régner contre la société marchande, donc austérité.
  • La santé d’abord, donc bio et boycott de la malbouffe industrielle aux perturbateurs endocriniens et aux pesticides.
  • La culture doit être enracinée et non hors-sol, donc repli sur soi, ses traditions et ses petites valeurs. Car la biodiversité concerne les sociétés humaines tout comme les espèces animales et végétales. Pourquoi faire une différence, sinon par orgueil religieux que l’homme a été désigné par Dieu comme maître et possesseur de la nature ?

Le nationalisme doit-il remplacer le libéralisme ? Il semble que oui pour tout le monde, à en croire la campagne en France pour les élections européennes. C’est la conséquence du repli américain que de délaisser l’universel et de réhabiliter l’État protecteur dans ses frontières nationales. Même si chacun voit midi à sa porte, du nationalisme intégral de droite à l’économie « permacirculaire » selon le jargon Batho de gauche.

L’écologie veut conserver plutôt que s’adapter. Ainsi le veut l’époque, régressive, apocalypse en bandoulière. Le prophétisme est toujours électoralement plus payant que réfléchir et proposer. Hier les lendemains devaient chanter, aujourd’hui ils doivent hurler. La peur engendre le recul de l’esprit et quoi de mieux que la tradition ou, mieux, la religion comme refuge ? Cela donne un sentiment d’éternel et permet de puiser dans les idées traditionnelles sans en inventer de nouvelles. L’écologie mériterait pourtant une vision plus dynamique que la seule conservation de l’existant. Mais il faudrait pour cela être concret et les Français préfèrent grimper aux rideaux des grandes idées abstraites plutôt que d’user leurs mains blanches dans le cambouis de la réalité concrète.

Comme toujours, le balancier exagère dans l’autre sens. Après les excès collectivistes d’après-guerre, après les excès individualistes de l’après mai 68, retour à l’ordre collectif contre l’anarchie des individus. Le prétexte en est « l’urgence » puisque la fameuse crise ne cesse de durer depuis une génération, précipitée depuis deux ans par l’égoïsme clientéliste du grand paon yankee.

« Quand on ne sait pas, les Verts c’est bien » disait, naïve, une employée d’administration au déjeuner à propos des élections européennes. Voter Vert c’est voter pour tout le monde, pour l’époque. Non pas pour des personnes ou un programme mais pour un concept. Ce n’est pas cela qui fera avancer l’écologie positive…

Que les politiciens verts ne se fassent pas des idées : ce n’est pas pour leur gauchisme bobo parisien que la majorité de leurs électeurs votera, mais simplement pour avoir moins de poison dans l’assiette et de pollution dans l’air. C’est pourquoi la sauce verte arrose désormais tous les plats un peu faisandés des partis politiques : ils n’ont pas su renouveler la recette et croient, selon la tradition, que c’est la sauce qui fait manger le poisson et pas l’inverse. Ils se trompent et montrent en cela que le poisson pourrit toujours par la tête.

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François-Xavier Bellamy, Les déshérités

A 29 ans, ce natif de Versailles scout d’Europe, qui fit Henri IV avant d’intégrer l’Ecole normale supérieure, a tout compris de la crise de l’Education nationale. Cet essai, paru en 2014, en témoigne. Il reste malheureusement d’actualité. Les déshérités sont cette génération née dans les années 1980 sous Mitterrand et la gauche au pouvoir, qui non seulement n’a pas été éduquée mais qui a été laissée à ses pulsions, désirs et démons. Quoi d’étonnant à ce que cette pédagogie laxiste ait produit des « sauvageons » ?

En deux parties, le professeur agrégé de philosophie donne son diagnostic et ses préconisations. Pour lui, les Lumières ont été entachées du poison corrosif de la critique individualiste par Descartes qui doute de tout, puis du rêve naïf écologique du retour à la nature prônée par Rousseau pour qui toute société est artificielle et détruit la nature profonde de l’homme, enfin de l’idéologie rigide de la domination développée par Bourdieu qui fait de la tradition un carcan, des classiques un impérialisme et de la langue un fascisme.

Le diagnostic surtout est réjouissant, les préconisations plus faibles. Bellamy, désormais tête de liste aux Européennes pour les Républicains, donne la cohérence du laisser-faire au laisser-aller poste soixante-huitard des IUFM et autre officines idéologiques « de gauche » qui ont détruit l’idée même d’éducation au profit de l’animation. « Nous nous sommes passionnés pour le doute cartésien et l’universelle corrosion de l’esprit critique, devenus des fins en elles-mêmes ; nous avons préféré, avec Rousseau, renoncer à notre position d’adulte pour ne pas entraver la liberté des enfants ; nous avons reproché à la culture d’être discriminatoire, comme Bourdieu, et nous avons contesté la discipline qu’elle représentait. Et nous avons fait naître, comme il aurait fallu le prévoir, « des sauvages faits pour habiter dans les villes » p.156. La phrase citée est de Rousseau dans L’Emile. L’illettrisme a prospéré, la compréhension d’un texte diminué, l’agilité mathématique s’est réduite, comme le montrent les différentes enquêtes PISA pour la France.

« Cette crise de la culture n’est pas le résultat d’un problème de moyens, de financement ou de gestion ; c’est un bouleversement intérieur. Il s’est produit, dans nos sociétés occidentales, un phénomène unique, une rupture inédite : une génération s’est refusée à transmettre à la suivante ce qu’elle avait à lui donner : l’ensemble du savoir, des repères, de l’expérience humaine immémoriale qui constituait son héritage. Il y a là une ligne de conduite délibérée » p.12.

L’écologie devient à la mode, et ce n’est pas un hasard ni une « urgence pour la planète » mais ce diktat de l’émotion à la Rousseau qui n’a jamais quitté le cœur des Français depuis l’origine des Lumières. Plus l’homme a perfectionné la culture, selon le Genevois, plus il s’est perdu en s’éloignant de sa nature. Dès lors, toute société est vue comme corruptrice et le bon sauvage est érigé en modèle naturel, tel Adam avant la Chute. L’auteur, catholique, se garde bien de mentionner ce parallèle des idées de Rousseau avec celui de la Genèse dans la Bible. Mais le fait est là : la connaissance est un péché originel et Rousseau prône l’ignorance comme règle de vie à son élève.

Seul ce qui est immédiatement utile doit être expérimenté et l’enseignement d’Emile doit se borner à cela. Les livres sont des dangers (comme les bibliothèques expurgées des collèges catholiques ou la surveillance puritaine des diacres dans les paroisses américaines). Émile n’a le droit de lire qu’à 12 ans, et qu’un seul livre, Robinson Crusoé. « L’enfant ne doit rien faire malgré lui ». D’où les animations plutôt que les apprentissages dans les classes, les jeux plutôt que les leçons, les expériences et cas pratiques plutôt que les exposés théoriques, et ces fameux QCM plutôt que les questions ouvertes aux examens. L’incompétence est préférable aux connaissances acquises de seconde main. Émile devient donc un sauvage social, « il exige rien de personne, et ne croit rien devoir à personne. Il est seul dans la société humaine ; ne compte que sur lui seul », Rousseau cité p.80.

D’ailleurs, selon Bourdieu, la culture est un arbitraire culturel, celui imposé par la classe dominante. Le savoir de l’école n’est donc pas meilleur que n’importe quel savoir sauvage. Ce qui encourage évidemment les plus paresseux à ne rien foutre et excuse les profs de leur impéritie : c’est toujours la faute des autres ou du « Système ». « L’autorité pédagogique est ainsi dénoncée comme un pouvoir violent au service de la reproduction des rapports de domination, dissimulé derrière le mythe irrationnel d’une promesse d’égalité. Ce diagnostic ne pouvait pas apporter de remèdes : il signait l’arrêt de mort de la transmission, désormais définitivement criminalisée » p.104.

Il n’en reste pas moins qu’il n’était pas utile d’attendre la génération 68 pour constater les ravages de l’inculture. L’enfant sauvage Victor de l’Aveyron, découvert en 1797, a montré qu’un gosse isolé qui n’a acquis aucune culture transmise par des humains mais a toujours vécu dans la bonne nature, est resté une sorte d’animal – non pas épanoui naturellement, mais handicapé sensoriel et mental. « Parmi tous les êtres vivants, l’homme se distingue par le fait qu’il a besoin de l’autre pour accomplir sa propre nature ». Nous ne sommes pas une espèce programmée comme les abeilles ou les fourmis, ni apte à une éducation basique fondée sur une courte période d’imitation comme les chats, mais des êtres sociaux qui ont besoin de la société pour devenir humain.

Définir des règles, poser des limites, parler selon une langue au vocabulaire et à la grammaire éprouvés par l’histoire, lire des textes anciens, sont autant d’expériences indispensables pour devenir soi-même et former sa propre pensée. Nul ne peut devenir indépendant sans avoir appris à l’être. Oui, les mots choisis permettent de découvrir ses propres sentiments et nuances de pensée ; oui connaître l’orthographe des mots libère de la maladresse d’écriture ; oui, apprendre des récitations fait acquérir du vocabulaire. Lorsque l’on a rien de tout cela, l’expression ne peut pas passer par le langage et passe par les poings – alors la violence remplace le débat.

Nous en sommes là dans les banlieues, laissées à elles-mêmes et à leur sauvagerie. Le profil des terroristes de Charlie, de Toulouse ou de l’hypermarché kasher le montre à l’envie. Ce n’est pas la religion qui a armé les barbares, mais leur inculture crasse qui les a isolés de la société et a engendré leur violence à prétexte spirituel. C’est ce que l’auteur indique dans une postface de 2015 et nous le suivons volontiers. Il est inutile de faire des cours de morale féministe, antiraciste et pour la tolérance, mieux vaut apprendre sa propre culture de façon à créer une base à partir de laquelle goûter les différences et les apprécier. On ne s’ouvre aux autres que lorsque l’on est sûr de soi. Qui n’a ni les mots ni les valeurs assurées, a peur de tous ou de tout et réagit par la violence à tout ce qui le dérange. « Quand « aimer », « estimer », « apprécier », « admirer » sont invariablement remplacés par « kiffer », le problème n’est pas seulement que l’expression perd sa précision, mais surtout que l’émotion perd sa richesse » p.136.

Et l’ignorance rend esclave du divertissement marchand et des pensées uniques du populisme. Les dictatures ont toujours brûlé les livres et un fameux nazi déclarait volontiers : « lorsque j’entends le mot culture, je sors mon revolver ». Du bûcher des écrits au bûcher des sorcières et des fours, il n’y a qu’un pas. « Nous avons décrété que la langue était fasciste, la littérature sexiste, l’histoire chauvine, la géographie ethnocentrique et les sciences dogmatiques – et nous ne comprenons pas que nos enfants finissent par ne plus rien connaître » p.152.

François-Xavier Bellamy prône donc un retour à la transmission assumée de la culture par l’Education nationale. Cela ne signifie pas un retour aux années 50, mais la fin du pédagogisme et du spontanéisme dont nous constatons les ravages. Il s’agit d’être soi-même, mais pas contre les autres. Les particularismes ne sont pas des ennemis et nous devons les cultiver, non pas parce que nous les considérons comme supérieurs à ceux des autres, mais parce que ce sont les nôtres et que nous ne sommes ni indéterminés, ni indifférenciés, ni surtout indifférents. « Un individu sera considéré comme tolérant dans l’exacte mesure il parviendra à faire comme si la différence n’existait pas. Par là, en réalité, nous ne valorisons pas la diversité, mais plutôt au contraire l’indifférence à la diversité » p.172. Jetez un œil  aux Ricains, c’est exactement ce qu’ils font !

D’où le tropisme pour la jeunesse de la société contemporaine, cette période indéterminée ouverte à l’infini des possibles et qui refuse l’enfermement dans des choix adultes ou même sexuels avec le « genre ». Ce refus de la responsabilité par ceux qui sont censé avoir acquis la maturité génère une grande anxiété parmi les jeunes. Ils n’ont plus de repères et se demandent qui imiter pour devenir eux-mêmes. Rien d’étonnant à ce qu’ils suivent désormais les héros des séries télévisées – évidemment américaines, ce qui colonise un peu plus leur esprit pour le divertissement marchand et la domination numérique des GAFAM. D’autant que ne pas transmettre la culture permet aux classes aisées de se distinguer en la transmettant entre soi, en famille, laissant les pauvres et les ignorants dans la crasse scolaire. « Cinquante ans aprèsLes Héritiers(de Bourdieu et Passeron) notre système éducatif, largement influencé par cette condamnation de la transmission, est devenu le plus inégalitaire d’Europe » p.203. CQFD.

Cet essai cohérent et percutant, facile à lire, montre les origines de la bêtise contemporaine. Pas besoin « d’être d’accord » avec ses idées politiques pour s’enrichir de lire l’auteur. Il pourfend avec raison cette dérive de la raison des Lumières qu’est le culte du soupçon, la croyance au paradis perdu et la culture de l’excuse. De quoi bien mieux comprendre notre époque.

François-Xavier Bellamy, Les déshérités ou L’urgence de transmettre, 2014, J’ai lu essais 2016, 223 pages €6.50 e-book Kindle €11.99

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Isaac Asimov, Face aux feux du soleil

Un roman policier dans une histoire de science-fiction, tel est ce livre paru en pleine activité littéraire futuriste des années 50. Son auteur, né soviétique, naturalisé américain à 8 ans, est juif mais rationaliste. Il a fait des études poussées de biochimie et s’intéresse à tout. Les robots, encore dans les limbes de la mécanique en ces années d’après-guerre, lui donnent l’occasion de réfléchir. Il pose ainsi les trois lois de la robotique, devenues célèbres :

Première Loi : « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. » ;

Deuxième Loi : « Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi. » ;

Troisième Loi : « Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi.

L’histoire qu’il conte justement dans Le soleil nu (traduit sous le titre Face aux feux du soleil), montre combien la Première loi est approximative : un robot peut en effet, mais pas directement, tuer un humain.

Nous sommes dans un futur indéterminé. Les Terriens ont essaimé dans les planètes habitables de l’hyperespace voici trois cents ans, et chacune des planètes s’est spécialisée. La Terre s’est enfoncée dans le sol, ses 8 milliards d’habitants s’entassent dans des cités souterraines. Leur phobie est d’être face au soleil et au grand espace du ciel ; ils lui préfèrent la promiscuité de la foule et des murs autour d’eux. A l’inverse, la planète Solaria limite ses habitants au nombre de 20 000 et fait fabriquer les objets et cultiver la terre par une armée de robots spécialisés.

Solaria se voit comme Sparte, où une élite minime mais guerrière, tient les hilotes qui produisent. Ce qui permet aux humains solariens de vivre seuls, entourés d’une horde de serviteurs robots, sur d’immenses domaines munis de tout le confort requis. Les contacts sont réduits au minimum, surtout par visioconférence, et les accouplements sont non seulement obscènes mais répugnants et limités à l’ordre de faire un ou deux enfants. Lesquels sont prélevés embryons et élevés en couveuses, puis par des robots affectifs, jusqu’à ce qu’eux-mêmes puissent régner tout seul sur un domaine libéré par un décès. La génétique est scrutée à la loupe, l’élevage dosé en exercices et aliments, les contacts grégaires progressivement réduits avec l’âge. On se demande aujourd’hui comment ces cerveaux avancés n’ont pas inventé la procréation assistée ou le clonage ; on se demande aussi comment de tels enfants peuvent s’épanouir sans contacts réels avec de vrais humains. Mais l’idée que nous avons est que cette façon d’être reflétait l’idéal soviétique de l’époque, un scientisme exacerbé dirigé par un parti ordonnateur tout-puissant – en même temps que l’idéal individualiste yankee à son apogée : chacun sire de soi et de chez soi, perclus de loisirs et sans aucune contrainte matérielle.

Dans cet univers de charme, un meurtre se produit. C’est inouï ! Un « bon Solarien » est sauvagement assassiné dans son laboratoire. Chacun soupçonne sa femme, retrouvée évanouie auprès de lui, mais nul témoin ni arme du crime, sauf un robot grillé par l’incroyable transgression de la Première loi sous ses yeux – ni même cette inexplicable « proximité » physique, impossible puisqu’insupportable. Comme le crime n’existe pas en société parfaite (telle l’URSS), le seul « détective » chargé de la sûreté est déboussolé. Il fait appel à un être qu’il méprise mais qui sait ce que lui ne sait pas : un Terrien.

Elijah Baley est inspecteur de grade C6 dans la New York underground. Il est appelé à Washington et envoyé illico sans avoir rien à dire en mission d’assistance sur Solaria. Sa hiérarchie lui demande, off, d’observer avec attention la société solarienne pour en détecter d’éventuelles failles. Car la Terre, qui a peur de l’espace, se sent menacée par les robots envahissants que produit Solaria à la perfection.

En bon terrien, Elijah a une phobie du soleil, du vent, de l’herbe et du ciel immense. Il s’en évanouit de panique lorsqu’il s’y trouve confronté. En bons solariens, ses interlocuteurs et interlocutrices ont une phobie de la proximité physique, du contact, des odeurs et de la respiration, sans parler des enf… enfin, vous savez, de ces choses qu’on est forcé à faire pour se reproduire. Ces contrastes ne rendent pas l’enquête facile, même si Baley est aidé par un robot de la planète Aurore avec qui il a déjà travaillé, Daneel, qui a une belle apparence humaine de Spacien (terrien essaimé dans l’espace).

Si le robot est très logique, ce qui est utile, il n’est pas intelligent, ce qui est le propre de l’humain. Baley découvre, face aux Solariens et à Daneel, combien les humains, justement, ont démissionné face aux réel environnant ; ils doivent surmonter leurs névroses d’espace ou de contact pour vivre enfin une vie digne. Cette échappée humaniste ouvre l’énigme à une certaine philosophie du futur qui m’avait séduit à l’adolescence. Car l’assistanat mécanique trop poussé conduit à l’égoïsme et à la flemme, incitant à se retirer de tout contact avec les autres et à mépriser tous ceux qui travaillent au profit de la pure gratuité d’un art créé pour soi seul ou pour dominer toujours plus.

Face aux feux du soleil est le second roman du cycle des robots, après Les cavernes d’acier (1953), mais peut se lire indépendamment.

Isaac Asimov, Face aux feux du soleil (The Naked Sun), 1957, J’ai lu 2002, €5.00 e-book Kindle €4.99

Isaac Asimov, Le grand livre des robots : Nous les robots (nouvelles) – Les Cavernes d’acier (roman) – Face aux feux du soleil (roman), Omnibus 1990, 998 pages, €27.00

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L’empire du je

Il y a dix ans, la crise financière mettait en lumière l’empire du jeu, la spéculation sur les prêts hypothécaires risqués, la virtuosité à dissimuler ces risques dans un emballage titrisé. Elle a abouti à la crise économique, puis sociale, puis politique que l’on connait – avec ses prolongements géopolitiques qui conduisent à la guerre… pour le moment commerciale. Nous vivons exactement le même schéma qu’en 1929, jusqu’à la guerre, mondiale en 1941. En sera-t-il de même en 2022, douze ans après 2008 ?

L’histoire ne se répète jamais mais elle réitère les schémas humains. Ce qui change sont les hommes, hier collectifs, aujourd’hui individualistes. L’empire du je a touché tout d’abord les traders et les affairistes qui se prenaient pour les tout-puissants : tel J6M – Jean-Marie Moi-Même Maître du Monde – alias Jean-Marie Messier, Polytechnicien énarque et inspecteur des Finances devenu PDG de Vivendi de 1996 à 2002, conduisant le groupe au bord de la faillite ; ou Fabulous Fab, surnom que s’est donné lui-même Fabrice Tourre, Ecole centrale, Stanford, intoxiqué de maths et engagé aux crédits hypothécaires de Goldman Sachs pour vendre des produits dérivés à ses clients – « de la merde » écrit-il à sa copine – aujourd’hui professeur assistant au département Finance de la Copenhagen Business School après un doctorat d’économie à Chicago. Le je ne touchait encore il y a dix ans qu’une très étroite élite mondialisée, narcissique, vantarde et avide de gagner toujours plus.

Le je touche désormais les classes très moyennes qui habitent le périurbain pour cause de loyers trop chers en centre-ville et qui se sentent exclus de la prospérité induite par la globalisation, malgré leurs diplômes. Comme la situation économique, industrielle et de l’emploi s’améliore un peu en Europe et en France, c’est la grande clameur sur la mare aux grenouilles : Et moi ? et moi ? et moi ? « Avec ma vie, mon petit chez moi, mon mal de tête, mon point au foie », chantait Dutronc. C’était en 1966, cela ne fait que cinquante ans, mais Ducon a remplacé Dutronc en nature humaine de base : égoïsme, envie, pétoche.

Certes, il y a des raisons à l’anxiété du siècle – le monde change comme il a toujours fait et ceux qui rêvaient d’être maîtres du monde à leur petit niveau perdent vite pied. Les pays pauvres prennent leur essor et des emplois ; l’Etat-providence ne peut pas tout, il prélève trop d’impôts mais n’offre pas assez de services publics ; il demande aux gens de se prendre en main mais les infantilise jusque fort tard dans la vie – bien plus que dans les pays voisins, aux Etats-Unis ou au Japon – via la fameuse éducation à la française et les injonctions et interdits de toutes sortes : mangez cinq fruits et légumes par jour ! bougez ! buvez-éliminez ! mettez votre ceinture ! faites-vous vacciner ! 80 km/h sur toutes les routes partout en France ! Mais rien ne va jamais assez bien.

« Neuf cent millions de crève-la-faim. Et moi, et moi, et moi, avec mon régime végétarien »… Ailleurs, c’est mieux ? Dans la Chine de Xi avec ses camps de travail et sa peine de mort de masse ? Dans la Russie de Poutine où toute manifestation politique est interdite sous peine de décennies de prison ? Dans la Turquie d’Erdogan où qui n’est pas avec le président est forcément une ordure à virer de la fonction publique et à coller en prison s’il l’ouvre ? Aux Etats-Unis où le président du parti de l’éléphant trompe son monde avec ses « moi je » tonitruants, aboutissant à la paralysie administrative et à la guerre commerciale avec toute la planète ? Au Royaume-Uni, perdu dans la surenchère isolationniste et qui risque de manquer de médicaments et de beaucoup d’autres choses le jour du Brexit sans accord qui approche rapidement ? En Belgique sans gouvernement où les banlieues Molenbeeck font la loi ? En Allemagne où monte inexorablement le successeur du parti nazi ? En Italie mafieuse et « gouvernée » par l’extrême-droite et l’extrême-gauche alliées ? La France est le pays qui prélève le plus d’impôts et de taxes et qui a la dépense publique la plus forte de tous les pays de l’OCDE – mais ce n’est jamais assez. Et moi ? et moi ? et moi ?

Les gijau sont les grenouilles dans la mare, chacun sur sa feuille, sans se préoccuper du voisin. Je coasse et me veux reine, moi rana – la grenouille. La solidarité dont se vantent les crapauds-buffles qui gueulent plus fort n’est que très locale, sur le rond-point du coin. Y en a marre de la mare ! Rien ne ressort pour le peuple tout entier de la part de ceux qui se proclament « le peuple » – à 85 000 sur 65 millions. L’intérêt général n’est-il que la somme des intérêts très particuliers ? Karl Marx, en bon Allemand, parlait de société en sac à patates. Nos grenouilles ont tout des patates, même l’uniforme jaunasse.

Il est vrai que, si les réclamations au départ avaient le mérite de la cohérence et de poser la vraie question de la fiscalité en France, la suite est non seulement plus floue mais nettement moins facile à saisir et satisfaire. Chacun coasse dans son coin et prend son rond-point pour le nombril de France. Le « mouvement » s’agite, mais comme un canard sans tête. Et moi ! et moi ! et moi ! Tout le monde est jaloux des « porte-paroles », ils voudraient en être eux aussi. Tout le monde voudrait porter sa petite revendication et en faire un référendum national. Tout le monde voudrait gouverner ou, au moins surveiller tout le monde. Car la méfiance règne ; on est jaloux du voisin, on critique la voisine, on brocarde celui qui se croit. Pêle-mêle, il faut tout remettre en cause et revoter (dans le sens voulu par la minorité qui coasse, pas par la majorité qui vote) : le RIC, le mariage gai, l’ISF, la PMA, le PMU, les MBA, les hauts salaires, la vitesse en voiture, les douze vaccins… L’extrême-droite en profite pour faire passer ses thèses en manipulant les réseaux « sociaux » ; l’extrême-gauche tente de récupérer le « mouvement » en approuvant la violence, légitimée comme sociale par les intellos qui se raccrochent aux branches pour n’avoir rien vu venir depuis leurs bureaux.

Mais comment transformer une cacophonie en projets politiques ? Une émotion en raisons ? Les coassements de la mare en mesures orchestrées ? Qui va donner le ton ? Les pommes de terre sont dans la purée et leur agitation dérive volontiers vers la violence physique, la casse publique et les agressions gratuites d’élus – voire des menaces sur leurs enfants. Aucun leader, aucun programme, aucune alternative. Peut-on gouverner sans personne pour le faire ? Sans sujets à proposer ? Sans procédures pour décider et appliquer ? L’expérience Trump montre combien gouverner via les réseaux sociaux est infantile, spontanéiste, égocentrée – sans aucun souci des conséquences.

Le gouvernement imagine un « grand » débat national sur tous les sujets (tous, sauf… ceux qui concernent les principes fondamentaux et les droits de l’Homme). Cela va-t-il accoucher d’une souris ou refonder la participation à la vie publique ? Les Nuit debout se sont couchés et les expériences locales laissent dubitatif : seuls ceux qui sont investis en politique participent, les autres laissent dire et faire ; seuls ceux qui votent habituellement voteront, les autres s’abstiendront. L’expérience, si elle est tentée, sera en tout cas intéressante, à condition de ne pas se noyer dès le départ dans les polémiques vaines d’envie jalouse sur le salaire de tel ou tel.

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Dimitri Volkogonov, Le vrai Lénine

Une visite à Saint-Pétersbourg m’a fait m’intéresser une fois de plus à Lénine. Ce nihiliste froid est un utopiste sectaire de la race des Insectes futurs selon la typologie de Jünger. Le général Volkogonov, ancien directeur-adjoint à la propagande de l’Armée soviétique puis directeur de l’Institut d’histoire militaire, a été chargé par le président Eltsine en 1991 de superviser l’ensemble des archives du Parti et de l’État.

Il faudra un jour vérifier les sources qu’il cite, car elles sont encore largement non publiées et les talents d’historien d’un propagandiste, d’un militaire, d’un ex-croyant communiste, peuvent laisser dubitatif. Mais la richesse des documents de première main et le ressentiment de l’auteur gavé de catéchisme contre son dogme, parlent en sa faveur. Même si ce livre n’est peut-être pas encore la vérité sur Lénine, il y contribue en confirmant par des documents établis ce que l’on soupçonnait déjà, malgré les dénis des croyants communistes.

Nous apprenons sur le bolchevik des choses curieuses : que ses yeux ressemblaient furieusement à ceux d’un lémurien entrevu au zoo de Paris (A.I. Kouprine) ; pire, aux yeux mauvais d’un loup (A. Tyrhova). Il avait l’esprit puissant mais si dominateur qu’il étouffait toute compassion au profit de l’efficacité. Lénine n’avait qu’un but : le pouvoir. Il était prêt à tout pour l’obtenir. Les fins de la révolution pouvaient être nobles en dernier ressort, mais ces fins-là lui importaient peu. Ce qu’il voulait, c’était d’abord le pouvoir, ici et maintenant ; ensuite « on » verrait. Sûr de lui, arrogant et dominateur, extrême dans ses jugements et ses injures, Lénine était animé par la haine.

Ici, Volkogonov cite Richard Pipes. Lénine haïssait le tsarisme, qui a pendu pour terrorisme son frère aîné Alexandre, son idole ; les libéraux, lâches envers sa famille et intellectuellement peu cohérents ; la démocratie, dont il a vu dans ses exils le fonctionnement inefficace et l’hypocrite domination de la bourgeoisie sous le masque optimiste de la liberté ; ses camarades socialistes qui ne suivaient pas son chemin et se perdaient dans des pinaillages de chapelles. Cette haine constante fait de lui un fanatique qui prône « une lutte sans sentimentalité ». On voit comment Jean-Luc Mélenchon, qui révère Lénine, l’imite sans vergogne, parfois en se forçant un peu.

Cyclothymique – comme Hitler – grand nerveux (le son du violon lui mettait les nerfs à vifs, p.369), exalté puis abattu, il ne reculait devant aucune démagogie, aucun cynisme, pour acquérir puis conserver le pouvoir. Par-là, c’était un politique qui a su profiter des circonstances. Il excellait dans la destruction ; il a par contre été incapable de construire un monde neuf parce qu’il était trop méfiant, trop individualiste, trop hanté par les dérives « libérales ». Il voit dans « le libéralisme » – métaphore de psychopathe – le bacille bourgeois ressortir de son kyste. Il haïssait la liberté, il adorait la contrainte. Petit, Vladimir Ilitch était déjà le préféré de sa famille, le centre de l’attention. Son intolérance vient aussi de cette certitude enfantine d’être un génie.

Son pseudonyme vient de la Léna, la rivière qui coule en Sibérie (p.24). Malade physique ou mental, Lénine a toujours fait vieux, même à 25 ans. Son esprit ne fonctionnait bien que « contre ». L’un de ces mots préférés était « bagarre » (p.25). Son grand-père était tailleur, fils de serf ; son père était fonctionnaire aisé, devenu « noble héréditaire ». Sa mère était fille d’un médecin juif converti. Il avait donc des origines russes et kalmoukes par son père, juives, allemandes et suédoises par sa mère. On a longtemps caché cette ascendance allemande et surtout cette ascendance juive ; elles ne correspondaient pas au culte stalinien de Lénine. Culte que Lénine n’a pas encouragé, pas plus qu’il n’a tenté de dissimuler ses origines. Mais, déjà de son vivant, il a laissé ce culte se construire tout en s’en disant agacé. Staline a utilisé ce culte pour asseoir son pouvoir sur les âmes faibles, les petites brutes qui aimaient la violence et l’autorité que donne l’uniforme.

Vladimir Ilitch Oulianov étudie le droit à Saint-Pétersbourg, devient avocat à 22 ans, mais il n’exercera guère que deux ans à peine – dans des affaires qui n’ont marqué personne. Il lit sans arrêt ; il juge le marxisme trop « libéral » et n’en retient que ce qui lui plaît, notamment l’idée d’une lutte impitoyable des classes et d’une dictature du prolétariat indispensable pour la transition vers le communisme. Il est trop sûr de lui pour avoir du respect envers le débat et la recherche féconde de la vérité à plusieurs. Il n’aimera jamais personne, hors son grand frère pendu et sa maîtresse, Inessa Armand, qui lui a peut-être donné un fils illégitime, jamais reconnu. Il se marie par raison avec Kroupskaïa, mais le couple officiel restera stérile.

En 1917, à 47 ans, Lénine n’avait encore gagné sa vie que pendant deux ans. Pour le reste, il vivait des ressources de sa mère et d’un salaire que lui versait le Parti dont il s’était nommé trésorier. Jamais à court d’argent, même en exil, il vivait bien. L’Allemagne de Guillaume II, en guerre, a soutenu l’extrémisme russe pour affaiblir l’Alliance ; Lénine a été financé, comme d’autres, via Parvus (de son vrai nom Helphand) p.136. Outre cela, il est établi que le parti se finançait par captations d’héritage et hold-up, baptisés « expropriations prolétariennes ». Staline, apprenti pope défroqué, a fait le coup de main dans sa jeunesse pour braquer des banques.

Lénine a ramassé le pouvoir, tombé tout seul des mains débiles d’un tsar faible et de son entourage trop rigide, puis de celles de l’inefficace et brouillon socialiste-révolutionnaire Kerenski. Nulle alternative à Lénine n’existait de façon crédible. Selon Volkogonov, Lénine a établi la dictature pour trois raisons : 1/ il était débordé, sans habitudes de travail régulier, sans connaissance des problèmes russes, après dix-sept ans de vie de bohème en exil ; 2/ selon sa propre échelle de valeurs morales – les plus hautes vertus révolutionnaires sont pour lui l’absence complète de pitié, la haine de classe farouche, le machiavélisme – l’accouchement de l’Histoire doit justifier tous les moyens ; 3/ la peur comme arme politique.

Soucieux de « purifier la Russie » des anciennes classes dirigeantes, Lénine dresse lui-même des listes et surveille l’application des jugements. La guerre civile fournit une excuse pour exercer pleinement la dictature du parti, fraction proclamée « éclairée » de la classe prolétaire, accoucheuse dite « scientifique » de l’Histoire selon saint Marx. Le leader du parti, auquel celui-ci doit obéir, est le Bureau politique dans lequel Lénine, par sa force de volonté, la puissance de ses convictions et ses discours acharnés, est le maître. Toute la hiérarchie du parti aboutit à lui. Il est le détenteur du Dogme, le maître du Parti, le héraut du Prolétariat, l’accoucheur de l’Histoire. Il n’est pas Dieu, mais parce qu’il n’y croit pas : il est tout simplement l’Histoire en marche, son prophète.

Et c’est vrai qu’il y a quelque chose de coranique dans ses écrits, à la fois inspirés par le dogme et par les circonstances, par ses anathèmes contre ses ennemis et par son fanatisme, par le recueil sacré des œuvres comme des gloses que l’on a pu en faire après sa mort. Lénine, comme Mahomet, apparaît comme un prophète, sauf que c’est l’Histoire et non Dieu qui lui a murmuré à l’oreille. Selon Lénine, « la dictature signifie – notez-le fois pour toutes – un pouvoir sans retenue fondé sur la force, non sur la loi » (article du 2 novembre 1920 dans le journal Le communiste international) p.250. Le 20 avril 1921, le Politburo présidé par Lénine approuve la construction d’un camp de « rééducation par le travail » pour 10 à 20 000 personnes dans l’extrême nord sibérien. Des femmes et des enfants cosaques furent déportés et plusieurs milliers y moururent. Lénine le savait, le bénissait ; on n’accouche de l’histoire que par le viol et la violence.

Par sa façon de faire, Lénine a formé Staline au comportement qui fut ensuite le sien. Malgré les crimes de Iossif Vissarionovitch Djougachvili (parce qu’il a duré plus longtemps), Lénine ne peut en rien être exonéré de l’application monstrueuse du marxisme converti par sa pratique en socialisme réel.

Dimitri Volkogonov, Le vrai Lénine d’après les archives secrètes soviétiques, 1994, Robert Laffont 1995, 465 pages, €7.09

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Philippe Sollers, La fête à Venise

Sollers, c’est avant tout un ton : complice, intellectuel, bien à lui. Un peu cuistre parfois, avec ce dédain affecté de l’époque pour le commun. Comme si tout le monde pouvait gagner sa vie à écrire, à diriger des revues, à gloser sur la peinture – à n’avoir pour existence et pour métier que cette activité de réfléchir et de publier.

Au-delà du ton, peu d’invention. L’imagination stagne autour de l’ego. Trop de citations, d’appropriations de mémoire, de références en palissade. C’est une protection, mais aussi un art de juxtaposer qui voudrait faire sens. « Principe d’une fête : on invite qui on veut » p.64. Un peu de Malraux des Voix du silence, mais sans la vision. Sollers est-il « intellectuel d’époque » ? Il l’avoue : « On comprend que la machine à remonter le temps ait été imaginée à la fin du XIXe siècle, durée obligatoire, ligne droite, puritanisme, obsession macabre, messianisme social, échine courbée du profit. Mais maintenant, globe à bulles ? Ruissellement mafieux ? Multitude de cloques sans direction ni futur ? L’accumulation avait sa tragédie, la surmultiplication a son terrible comique » p.23. Tenté d’en être, conscient, Sollers renâcle, comme un adolescent. Il faut, dit-il, se concentrer sur la « disapparence ». Déshabiller Pierre pour en parer Paule. Notre XXe siècle finissant est une époque d’apparence, de superficialité. « Beaucoup d’affaires, beaucoup de misère ; plein d’images, peu de corps. Centaine de tableaux exécutés, rares surfaces profondes. Litres de sperme, milligrammes de lévitation (…). Stéréotypes productifs ou libérateurs, sensation censurée » p.25. Lui qui réfléchit déplore la bêtise commune des intellectuels : « la non-pensance hygiénique et malveillante est partout » p.35. « Pas de pensée, mais pullulement de signaux, écume d’écume » p.81.

Pour un moi trop gros qui se pense et qui s’aime, « la vie se résume bien à cela, trouver le lieu, l’autre qu’il faut » p.32. Les planètes font toute partie du système Sollers.

L’auteur a une méthode, celle de l’agent secret. Individualiste extrême, formé pour survivre seul en milieu littéraire hostile, intérieurement fort de ses maximes et citations, convenable d’apparences par éducation bourgeoise bordelaise, poursuivant sa mission personnelle, tel est le modèle de l’intellectuel en son époque. « Voilà la guerre privée, la seule qui compte, la plus délicate, l’art. Guerre de jour et de nuit, lieu et instant, les moindres détails sont importants pour désorienter les radars, le poison vague des figurants sociaux » p.44. Il importe avant tout de préserver sa liberté – comme Cézanne et son noli me tangere. Citant Stendhal : « Le genre poli, cérémonieux, accomplissant scrupuleusement les convenances, encore aujourd’hui une glace me réduit au silence. Pour peu que l’on y ajoute la nuance religieuse et la déclamation sur les grands principes de la morale, je suis mort » 144. Au contraire de ces clones sociaux, bien adaptés, trop adaptés pour exister, l’intellectuel–soleil doit vivre et rayonner, égoïste, égotiste, les convenances en préservatif pour ne pas se donner ni se laisser contaminer. Ainsi Watteau, Cézanne, Monet, Courbet : excusez du peu, un rai de leur lumière rejaillit sur qui les cite et les révère dans son livre. Sollers aime brandir des pancartes et poser des balises.

Le brio de Watteau : « Brio, à partir du XIXe siècle, et désormais définitivement, est donc devenu un reproche, l’équivalent d’inessentiel, gratuit, superficiel, vain, trompeur, miroitant pour rien, inutile. (…) Origine celtique–gaélique : brigh, force. Ancien irlandais : brîg. Sens général : chaleur, vie, entrain » p.171. Le Sollers brille et nous aimons son brio. Surtout lorsqu’il définit, selon lui, le rôle de l’intellectuel : « Leur dernière ambition, après celle de l’apologie salutaire des droits de l’homme, et la défense de la complexité de pensée contre les implications allusives, les stéréotypes et les clichés générateurs d’exclusion et d’intolérance » p.180. Bravo ! J’ai soutenu une thèse entière à ce propos. C’est ce rôle – cette mission – qui doit inciter les intellectuels à la prise de distance, afin de conserver une capacité critique. « Chaque minute, chaque mètre carré ou cube, gagné comme liberté de temps et espace, constitue, pour tout individu, la seule vraie guerre révolutionnaire » p.188. Cela pourquoi ? Pour accomplir à l’avènement quasi religieux de l’aspiration intellectuelle : « le XXIe siècle sera le renouveau, et l’approfondissement inattendu dans tous les sens, des Lumières, ou ne sera pas » p.188. Malraux et Rimbaud en écho dans la même phrase.

Inattendue est la référence à la science ; plus attendu le choc du merveilleux : « le trou noir ». Fabuleux vortex philosophique, vertige entre Dieu et néant. « La Terre n’était pas le centre du monde ? Maintenant, si la matière noire existe, cela signifie que toutes les choses visibles ne sont pas si importantes. Place à l’événement, à l’incertain, à l’intervalle, à l’écho, au décalage, à l’accent, à la perturbation minuscule, aux reflets, aux ricochets » p.221. Comment le plus proche absolu absorbe le plus lointain en son système. Les découvertes de la science ne sont que prétextes pour revenir à soi : le trou noir n’est-il pas, d’ailleurs, un système Sollers en fin d’évolution ? Une étoile qui a absorbé par gravitation tout ce qui passait à portée, grossissant comme une aragne au centre de sa toile, s’effondrant sur elle-même, empêchant tout atome de sortir, avant que l’excès de densité ne conduise à l’explosion et à la dispersion de fragments qui recomposeront peu à peu un autre système.

Sollers n’aime pas l’équilibre, soit. Mais que veut-il ? L’égotisme trou noir ? Ou l’explosion révolutionnaire ? Ni l’un, ni l’autre, semble-t-il, mais l’existence de parasite, organisme qui se nourrit de son hôte, à la marge, et celle du poisson-pilote, en interaction avec son hôte, dans un échange de services mutuels. La vie courante d’aujourd’hui lui déplaît : « Ne pas trop voir, éviter de toucher, ne pas entendre plus qu’il ne faut, ne plus écouter dès qu’un propos dépasse le seuil de banalité fixée à l’avance. La machine est autorégulée, tiède, hormonale, fœtale, les passions passées sont passées » p.250.

Mais n’est-ce pas dans ce milieu nourricier, tiède et régulé, que la vie peut naître, et là seulement, dans la soupe primitive, fœtale ? Bien sûr, il faut grandir et s’élever à la lumière. Mais ainsi fait tout bébé, qui devient enfant puis adolescent, puis adulte, puis homme mûr. Sollers redécouvre la vie. Pour lui, il faut apprendre à voir, à sentir, à travailler, mais peu à peu, longuement, comme Picasso, pour acquérir savoir et expertise, distance et recul réflexif, cela seul qui est vraiment la liberté. La seule liberté humaine qui est de s’accomplir en son entier destin d’homme.

Ce n’est rien de plus que cela, Philippe Sollers. Mais rien de moins sans doute car, vu de l’élite, le commun reste ignorant. Et Venise dans tout ça ? Elle n’est qu’un décor – somptueux -, un décentrement – qui permet d’être soi en étant ailleurs. C’est-à-dire souvent nulle part… Certains lecteurs s’y perdent.

Philippe Sollers, La fête à Venise, 1991, Gallimard Folio 1993, 280 pages, €6.60 e-book Kindle €6.49

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Elire, c’est choisir

Une femme ou un homme ? Une héritière populiste ou un bon élève ex-banquier ? Pour beaucoup, le choix est difficile ; certains le refusent parce qu’ils considèrent qu’entre ces options le bien commun ne figure pas. Ils voteront blanc ou nul, ou se résigneront à voter pour le moins pire – ou pour le moindre bien.

Pour beaucoup, il s’agit d’encore plus de multiculturalisme où va se perdre sa culture, se dissoudre « la France » dans le grand métissage indifférencié d’une Union européenne qui vire au melting-pot américain, ou encore de diluer nos petits blonds dans le noir crépu issu de la guerre des ventres – puisqu’il suffit de naître à Marseille ou Roubaix, même clandestin, pour « être » français, sans aucunes références familiales, culturelles et historique.

Mais tout cela, ce sont de grands mots.

Il suffirait à notre culture d’être vigoureuse (comme avant) pour qu’elle accepte avec bienveillance les cultures venues d’ailleurs, qu’elle s’en enrichisse (comme elle l’a toujours fait) ; il suffirait que la France dise clairement au Conseil européen (des chefs d’Etat et de gouvernement – auquel elle participe) ce qu’elle veut, au lieu de démissionner lâchement comme Chirac et Hollande l’ont fait trop souvent ; il suffirait que nos bobos blancs « de souche » fassent plus de bébés au lieu de jouer aux gais ou aux féministes sectaires, et de papillonner en égoïstes. La question migratoire et la mal-intégration sont à régler au Conseil européen et au Parlement français – sous la pression de l’opinion publique – comme les Néerlandais et les Danois l’ont fait, comme les Allemands vont faire, et pas sous la pression médiatique de la gôch’ bobo hors sol qui ne représente RIEN.

Dans le concret aujourd’hui, ce qui compte est moins « le capitalisme » ou « le grand remplacement » que l’insécurité.

Le souci démocratique est celui des frontières, car nul vote ne peut rien contre l’universel. Le citoyen appartient, il vote pour qui doit le représenter, lequel représentant négocie des lois pour une société sur un territoire. Dès lors, l’immigration de masse sans contrôle apparait comme le plus grand danger. A tort ou à raison, pour des motifs culturel (les odeurs de Chirac), de tabou patriotique (la France, c’est prendre sa carte selon Hollande) ou d’ignorance béate de la profondeur historique (il n’existe pas de « culture française » selon Macron). Le terrorisme – musulman par prétexte – vient ajouter une couche à cette insécurité fondamentale qui recoupe les insécurités sociales, territoriales et économiques.

Le fond du vote Le Pen, ce sont moins la « sortie de l’euro » (remis en cause récemment par Le Pen sous la pression Dupont-Aignan) et les billevesées de la planche à billets via une Banque de France aux ordres de l’Exécutif qui permettrait tous les rêves démagogiques en distribuant des tonnes d’argent (au prix d’une évidente et immédiate inflation), que le retour de la souveraineté sur QUI est Français ou pas. Même l’immigration ethnique est désormais au second plan des craintes, au profit des ayants-droit qui viennent « pomper » (fantasme sexuel ou réalité comptable) le budget déjà limite de l’Etat-providence, tout en refusant la façon française commune de vivre et de se vêtir.

Sur ce sujet, la gauche « frondeuse » n’avait rien à dire, sinon encore plus d’impôts pour une redistribution égalitariste universelle (une sorte d’Etat soviétique modernisé) ; elle a été virée au premier tour. La droite classique n’avait rien non plus à dire, focalisée sur l’austérité budgétaire et le recul (nécessaire mais pas suffisant) de la dépense publique ; elle a, elle aussi, été virée au premier tour. Quand les partis traditionnels n’osent pas prendre à bras le corps un problème populaire, par honte ou lâcheté, le peuple se venge en les « dégageant » (y compris l’apôtre du dégagisme Mélenchon, trop chaviste pour espérer séduire).

D’où l’irruption – dans ce vide – du centre, du « ET droite ET gauche » du jeune Emmanuel, alias « Dieu est avec nous ».

En effet, « Dieu » semble être avec ce candidat neuf, en la personne des intellos multiculturels qui se sentent aussi à l’aise à New York qu’à Paris, à Tel Aviv ou à Singapour ; en les instances patronales qui voient une adaptation pragmatique de la social-démocratie au nouveau capitalisme mondialisé ; en l’idéologie individualiste et branchée des start-upeurs inventifs expatriés ou ceux de la Chevreuse Vallée. « Dieu » est le sens de l’histoire, le « progrès » tel qu’il va.

Bien loin du « diable » incarné par la blonde au sourire commercial, dont le seul souci est d’enclore et de fermer pour faire mariner la France dans un mélange de volontarisme du verbe et de bricolage de gouverne, de verbe gaulliste sans l’esprit et de recettes tirées de l’économie fermée des années 50. Emmanuel et Marine vont naviguer à vue ; mais qui est le mieux armé dans le monde d’aujourd’hui pour mener la barque ?

Avez-vous constaté, du fait des règles rigides du temps de parole égal aux deux candidats restants, que les conseillers, porte-parole et autres économistes de Marine Le Pen surgissent désormais dans le débat public ? Qui les connaissait, ces Bay, Murger, Benoist et autres obscurs ? Tous ne sont pas antipathiques, ni aussi insignifiants que Gilbert Collard (« avec deux n ? » raillait Jean-Marie le père) ; mais qu’ont-ils à dire de neuf ? Pas grand-chose, que du digest de littérature sur le sujet ou des procédés oubliés depuis longtemps comme la planche à billets pour financer les déficits, les dévaluations compétitives (et à répétition) pour éviter l’effort d’investissement, les droits de douane modulés pour contrôler les biens étrangers importés, les droits sociaux réservés aux nationaux et – au fond – le contrôle total d’Etat sur tout : le droit, la monnaie, les industries, la pensée. Voyez Poutine… il est le Modèle pratique de Marine.

Or il s’agit d’une illusion. Sauf à changer la Ve République, donc à réaliser un coup d’Etat à la Erdogan ou à la Chavez pour instaurer un pouvoir fort… dont le Modèle théorique est Mussolini. Mais si, comme le dit Marine Le Pen, il s’agit de demander aux Français via le référendum s’ils veulent ou non sortir de l’euro, puis de l’Europe, puis de la Ve, les lendemains risquent de bien vite déchanter.

L’Exécutif ne peut pas tout et, sous la Ve République, s’il peut beaucoup ce n’est qu’en raison de la personnalité du président.

Après de Gaulle et Mitterrand incarnant la fonction monarchique, même après Pompidou et Giscard plus chefs de majorité à l’anglaise, les successeurs apparaissent bien falots. Chirac, cet histrion, n’aimait que gagner ; il ne foutait plus rien ensuite. Le désastre a été ce fameux « contrat première embauche » destiné à rendre plus facile aux jeunes l’entrée dans l’emploi : le Parlement l’avait voté, le Conseil constitutionnel ratifié, le président promulgué… et voilà que le Chirac le 31 mars 2006 ânonne 9 minutes à la télé qu’il demande que cette loi ne soit pas « appliquée ». On croit rêver ! Quant au Villepin, ci-devant Premier ministre, loin de démissionner, il continue à gouverner comme si de rien n’était ! Hollande ne fut pas meilleur, névrosé de la décision, incapable de choisir, inapte à commander. « Mon ennemi la finance » est devenu un très cher ami, Leonarda expulsée pouvait rentrer, le oui au référendum de Notre-Dame des Landes surtout pas mis en œuvre…

Ce sont probablement ces impuissants qui ont poussé nombre d’électeurs à accuser le capitalisme mondialisé ou Bruxelles de tous les maux économiques et sociaux des Français :

  • Ce n’est pas l’euro : l’Allemagne a le même
  • Ce n’est pas « Bruxelles » : tous les 28 pays européens ont le même Conseil et la même Commission
  • Ce n’est pas « le capitalisme » : pourquoi serait-il innovant aux Etats-Unis, efficace en Allemagne et en Suisse – mais pas en France ?

Ne croyez-vous pas plutôt que ce sont les carcans rigides des lois, règlements et autres administrations d’un Etat plus lourd qu’ailleurs, en plus des impôts, taxes et autres charges plus lourds qu’ailleurs qui – en France tout particulièrement – conduisent au chômage le plus élevé de l’UE, aux prélèvements les plus gros de l’OCDE, aux handicaps les plus forts sur les agriculteurs, les industriels et les investisseurs ?

Selon la force des personnalités, la Ve République est forte ou faible.

Dès lors, quelle est la force de Marine ou d’Emmanuel ? La grande gueule ou l’intelligence des situations ? La com’ ou la négociation ? Macron est un libéral assumé (contrairement à Hollande) ; le libéralisme, c’est avant tout la liberté. Non de tout faire, mais de faire au plus près du terrain, dans des cadres généraux.

Le contraire du libéralisme, c’est le caporalisme, donc avant tout la contrainte. Il s’agit d’obéir, d’être surveillé et puni.

Elire, c’est choisir.

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La jeunesse s’en fout

Deux enseignements sont à tirer d’un sondage IFOP pour Atlantico du 1er septembre 2016 : 1/ le sens des mots qui se perd dans le slogan politicien, 2/ l’évasion de la jeunesse de toute politique.

La question est posée de savoir si « les valeurs républicaines » et si « l’identité nationale » sont des concepts qui touchent personnellement. Gauche et droite sont ainsi mesurées à leurs slogans intimes.

Rappelons qu’un sondage, même selon des méthodes scientifiques, n’est qu’une image à un moment donné de l’opinion et que la taille de l’échantillon peut biaiser l’interprétation sur des sujets aussi vagues que les valeurs. Mais la tendance mesurée par un sondage qui pose les mêmes questions à un an d’intervalle environ est plus fiable – ce qui est le cas du sondage cité.

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Saturation des mots : valeur républicaine comme identité nationale ne veulent plus rien dire, employés à tort et à travers et pour n’importe quoi par des politiciens qui préfèrent la posture morale du discours médiatique aux décisions pratiques efficaces. L’enflure à gauche, les rodomontades à droite, incitent les citoyens à ne plus en voir le sens. Ils étaient 35% à être touchés par les « valeurs républicaines » en mai 2015 ; ils ne sont plus que 25% le 1er septembre…

C’est la même chose pour « l’identité nationale », car la nation reste mal définie et l’identité un concept flou : est-ce la devise de la république ? les idées d’émancipation des Lumières ? l’origine chrétienne recyclée en humanisme ? l’histoire révolutionnaire ? ou les simples idées du patron de la droite qui les emploie ?

Les valeurs proclamées et les valeurs observées ne coïncident pas : la démocratie semble accaparée par quelques-uns et ce microcosme élitiste fonctionne dans l’entre-soi, avec pour complicité les médias – et plus particulièrement la presse écrite. D’où la baisse massive de lecture des journaux, la perte de crédibilité abyssale des journalistes et la croyance de plus en plus forte dans les théories du complot où une minorité intéressée « cache des choses » au grand nombre pour mieux le manipuler.

Rien d’étonnant à ce que les partisans du FN croient plus en l’identité nationale (encore qu’à 48% seulement !) que les partisans du FG (encore qu’à 15% quand même !). Mais il est encore plus étonnant que le votant FN ne soit pas touché par le mot « république » (10% seulement !), et que les membres du PS ne soient touchés QUE pour 43%. Ces gens-là, socialistes et nationaux socialistes, sont-ils donc pour une « dictature » – qui est l’exact inverse de « république » ? En ce cas les électeurs et surtout les jeunes sont fondés à fuir et à surtout ne pas voter pour ce genre de bouffons.

Il y a là une perte de sens préoccupante, les mots paraissent dévoyés et sans signification – alors qu’une claire définition est le premier pas vers l’adhésion. Les « valeurs républicaines » ne parlent pas à 75% des Français, même à 63% des socialistes ! Comme le disait Manuel Valls, la langue politique devient une langue morte, comme si les politicards parlaient latin ou hébreu. En revanche, dès que l’on fixe une valeur sur un exemple concret, là les langues se délient et la politique reprend ses droits : voyez en août le ridicule burkini.

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » : telle est la faute claire et nette de la gauche culturelle que de tortiller du cul pour désigner les choses. Ce ne sont que : « pas de stigmatisation ! pas d’amalgame ! c’est plus complexe que ça ! on ne peut pas dire ! »

Mais si : disons les choses – pas de tabou dans le débat public. Ce qui ne signifie nullement que « la parole raciste » ait droit de cité, mais observer qu’il y a 91% d’enfants d’origine musulmane dans une école est un FAIT, pas un jugement. C’est sur ce fait que l’on peut débattre, juger et éventuellement agir (accentuer la mixité, traiter tout le monde pareil, répartir en bus les classes dans différents quartiers, comme aux États-Unis, etc.). Les têtes soumises à l’extrême-gauche « supposée » avant-garde parce qu’elle connaîtrait mieux le marxisme, cette prophétie soi-disant « scientifique » de l’Histoire, ne pensent plus : elles ont trop peur d’avoir « honte à la gauche », d’être en état de péché mortel devant les ayatollah de l’extrême, gardiens du Dogme. Cette gauche encombrée de tabous nie donc le fait, une vieille habitude communiste de la langue de bois, qu’Orwell avait si bien ridiculisée dans 1984 : le ministre de la guerre s’intitulait ministre de la paix, la pire dictature d’apparatchiks après 1945 se présentait comme démocratique et populaire, la liberté était la contrainte et le tortionnaire en chef était qualifié de Génial leader à la Pensée avancée…. Ce serait une vaste blague si ce comportement clérical, attendant la parole éclairée de la curie gauchiste avant de parler, n’avait des conséquences dramatiques à la fois pour la république, pour la démocratie et pour la concorde civile.

On mesure là combien les « idiots utiles » qui peuplent les médias et qui aboient en horde toujours à gauche, sont une nuisance à la démocratie. Ces petits intellos plein de bonnes intentions et le cœur sur la main, enflés dans des poses généreuses avec de grandes envolées lyriques à la Victor Hugo, croyant en l’idéalisme réalisable de suite et dans la bonté du pire ennemi – mais sans jamais se compromettre aux affaires ni mettre les mains dans le cambouis – empêchent le débat plutôt qu’ils ne font avancer l’histoire. Peut-être y aurait-il autant d’idiots utile à l’extrême de la droite, si d’aventure le poutinisme était poussé un peu plus… Mais la génération post-68 qui truste les places a été biberonnée au marxisme le plus à gauche possible, cette maladie infantile, disait Lénine.

Affirmer le contraire de ce qui est, inverser les valeurs : « Aujourd’hui, les mouvements islamistes font exactement la même chose. On l’a vu avec le burkini. Les associations islamistes défendent cet uniforme en se plaçant sans scrupule sur le terrain de la liberté individuelle et de la tolérance, alors même que ces mouvements entendent promouvoir une société qui tourne le dos à ces valeurs. Le renversement du mot discrimination restera sans doute comme le summum de cette stratégie puisque, par la grâce de la rhétorique, ce sont ceux qui dénoncent une pratique hautement discriminatoire qui se voient accusés de prôner la discrimination » déclare Vincent Tournier, maître de conférences à Science Po Grenoble. Je n’ai RIEN à changer à ces propos.

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Le pire est ce que ce sondage montre de la conscience politique de la jeunesse actuelle : ils s’en foutent. Près de deux sur trois (63%) « ne savent pas » ce qui les touche, le mot « république » étant très vague (grâce à l’Éducation nationale qui entonne plutôt le colonialisme de la IIIe, la défaite de la IVe et le monarchisme de la Ve ?).

Non seulement ils n’ont pas été éduqués à penser par eux-mêmes ni à savoir ce qu’un mot veut dire, mais ils restent ignorants des informations de base, piochant ici ou là sur Internet sans être capable de mesurer le vrai du faux. Ils ne s’intéressent pas aux conflits de la société, tellement habitués qu’ils sont à rester égoïstes, centrés sur leurs hormones et avides seulement de selfies qui les mettent en valeur auprès de leurs pairs. Pire, ils fuient les conflits, « surtout pas de vagues » dit-on à l’ENA, et les jeunes font pareil : dès que l’on élève le ton, ils zappent. Affirmer les ennuie, se défendre demande trop d’effort, résister à la rigueur… mais en restant passifs, ne « faisant rien », surtout pas s’indigner pour pas grand-chose comme les velléitaires parisiens qui se contente de passer la nuit debout en bavassant à l’infini.

Dépolitisés, individualistes, ne croyant plus aucun « adulte » tant ceux-ci, de la génération mûrie juste après 68, leur apparaissent emplis de narcissisme moral, gavés de mots creux, de blabla social et de comportements égoïstes – ils désertent… C’est que les jeunes imitent toujours les plus âgés qu’eux, qui leur indiquent la voie : leur égoïsme jeune est le miroir de l’égoïsme bobo content de lui post-68, arrivé au pouvoir avec la génération Mitterrand – et n’a jamais décroché depuis.

D’où le problème du sens : des mots, des valeurs, des conflits. Ceux-ci sont pourtant inévitables en toute société, ce que la politique doit régler. Tout politicien élu a pour devoir quotidien de gérer les multiples conflits entre les intérêts divergents de son peuple d’électeurs, pour aboutir aux compromis nécessaires sans dévoyer le cœur de ce qui fait vivre ensemble.

Si nous sommes dans le chacun pour soi, comme dans les pays anglo-saxons, alors toutes les revendications sont aussi légitimes et la guerre civile n’est pas loin : on le voit aux États-Unis avec la guerre des Noirs et en Angleterre avec les exceptions du droit pour les minorités (il a fallu une dizaine d’années pour emprisonner un prêcheur haineux issu du Pakistan !).

Un sondage European Value montre combien un cœur européen qui réunit de la Scandinavie à l’Espagne (sans le Royaume-Uni ni l’Italie – ni les pays de l’est) fait consensus sur un « corps de valeurs mêl[ant] engagement dans la vie citoyenne, sociale et politique, sécularisation religieuse, ouverture aux autres, fort degré d’adhésion aux principes démocratiques et libéralisme des mœurs ». Au contraire, l’Europe orientale, la Russie et la Turquie, sont d’un type « religieux-autoritaire » qui les repousse hors de l’Union.

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C’est probablement cette double contradiction – entre les discours et les actes des politiciens 1/ nationaux, et 2/ entre un cœur européen et ses marges – qui pousse « les jeunes » à éviter d’émettre un avis. Ils ne veulent entrer en conflit avec personne, ayant déjà du mal à gérer leurs conflits intimes et personnels ; ils n’ont pas appris à penser sous le gauchisme pédago béat en spontanéité et laisser-faire ; ils ont à leur disposition la puissance d’Internet, la meilleure et la pire des choses, où le soft-power américain peut se donner à plein, tandis que les manipulateurs sectaires ont tout loisir de rafler quiconque dans leurs filets. Tout ce qui les intéresse, en cette fin d’été sur le blog, c’est (quand même les livres mais surtout) la nudité, le sexe et la plage…

Dommage pour la jeunesse : elle sera bientôt adulte et « aux affaires ». Elle aura à prendre des décisions graves et radicales. Elle n’est en rien préparée, ni ne s’y intéresse. C’est la faute de ma génération, celle qui a cru aux promesses de Mitterrand comme à celles de Chirac, ces menteurs de profession qui ont fait des émules, de Sarkozy à Hollande, de Mélenchon à Le Pen… Ce pourquoi le changement : c’est maintenant !

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Eugenio de Luigi Comencini

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Luigi Comencini sait comprendre et faire jouer les enfants. Il a montré combien un père pouvait se méprendre sur son fils dans L’Incompris (1967) ; il a reconstitué la Venise corrompue du XVIIIe siècle par les yeux de l’innocent Casanova, un adolescent à Venise (1969) ; il a donné un conte moral avec Les Aventures de Pinocchio (1972) où l’alternance de laxisme et de sévérité ne font pas un modèle pour se construire ; il montre avec Eugenio en 1980 l’Italie moderne des années 1970.

Il constate que l’enfant n’a plus sa place dans la société qui advient après mai 68. Bâton de vieillesse, héritier, progéniture, aucun de ces termes ne correspond plus à la réalité du temps. L’enfant est devenu une charge, une gêne, un handicap : il faut lui trouver une place – à la maison, en crèche, à l’école, à table, dans les études, et plus tard un travail. Il a besoin d’une famille, d’un foyer, d’attention et d’éducation pour se reconnaître et se forger. Comme tout cela est contraignant et gênant ! La société ne prévoit rien pour lui : ni espace de jeu au bas des HLM, ni chambre séparée pour les petits loyers. Les nouvelles générations hédonistes et individualistes ont balayé tout ce qui peut ressembler au « devoir », jetant le bébé avec l’eau du bain, ces oripeaux du vieux monde : paternité ou maternité sonnent archaïques et bourgeois. La liberté personnelle veut le plaisir immédiat, l’égoïsme du moment, la pulsion aussitôt assouvie. On se marie, on se querelle, on se quitte ; on se remet, on cherche ailleurs des aventures, on se soumet à l’inspiration artistique.

eugenio entre ses parents

L’enfant dans tout cela ? Venu par hasard, gardé par défaut ou dans un moment d’euphorie (« il sera l’enfant de la révolution »), il est vite oublié encore bébé dans le train. A dix ans, personne ne le veut dans les pattes, ni les grands-parents qui, d’un côté émigrent en Australie, de l’autre préfèrent le standing ; ni ses parents, la mère (Dalila di Lazzarro) en Espagne, le père (Saverio Marconi) projetant d’aller à Londres. Ballotté, renvoyé de main en main, le petit Eugenio (Francesco Bonelli) subit cet éclatement familial comme une indifférence à son égard : on ne le désire pas, on en a marre de le voir.

Il se fait alors une philosophie de « l’être inutile » qui le conduira, en toute innocence, à fermer le robinet d’oxygène qui maintenait le grand-père cacochyme (Renato Malavasi) en survie végétative… Il est « chéri » en apparence, devant les autres, mais il gêne en réalité lorsqu’on se lâche entre soi : comment s’en débarrasser ? A l’enfant tous les adultes mentent sans vergogne, tous lui cachent sa situation avec hypocrisie. « Pourquoi êtes-vous tous si méchants avec moi ?! » s’exclame Eugenio, désespéré. Seuls les animaux et les pauvres ne mentent pas dans le film.

eugenio francesco bonelli

Laissé par les humains, le garçon s’occupe des lapins, de canards ; il les caresse, il les nourrit – autant que lui voudrait l’être. Plus tard, il rêve de compenser sa frustration affective en devenant vétérinaire, soigneur d’animaux vivants – à l’inverse de son père qui répare des appareils électroniques.

Il lie aussi amitié avec un garçon du peuple à l’existence plus dure que la sienne mais incomparablement plus claire : le père promet une raclée au gosse s’il ne ramène pas quotidiennement un salaire minimum. Pas d’amour mais le sentiment d’avoir sa place dans une famille, d’être utile aux siens. Eugenio rêve d’être pareil, parfois…

Les idées de l’époque passent en filigrane. Le féminisme contre la maternité, les conquêtes contre la paternité, sont pour ces adolescents prolongés que sont les « nouveaux parents » les seules alternatives proposées par l’époque « engagée » aux rôles traditionnels de la femme à la cuisine et de l’homme qui se fait servir. Un bout de vie commune, tenté après un héritage, est retombé dans cette ornière du passé. Or chacun veut exister, crispé sur son petit moi avide de plaisirs égoïstes. L’enfant n’est qu’un jouet dont on ne peut accepter qu’il puisse lui aussi avoir des préférences ou des désirs personnels : la mère découvrira un cahier de poèmes… pour s’en moquer ; le père apprendra… par un autre qu’Eugenio veut devenir vétérinaire.

eugenio et sa mere au lit

Sur l’exemple de ses parents, le gamin apprend qu’exister, aux yeux des autres, veut dire gueuler assez fort pour forcer l’attention. Art d’époque du happening, qui deviendra la com’ : il agace suffisamment l’ami de son père qui l’emmène à l’aéroport – pourtant humoriste ! – pour que celui-ci le dépose au bord de la route et le laisse ; il bat sa mère qui ne veut pas l’emmener à la corrida ; une fois sur les gradins, il exige de voir le spectacle jusqu’au bout et fait rasseoir sa mère de force – l’obligeant à subir (enfin) la réalité choquante devant ses yeux ; il résiste à tous les projets successifs de « l’emmener », de le « reprendre », pour montrer qu’il a retenu la leçon de ses quatre ans où, juché sur les épaules de son père, il a vu défiler sa mère en criant des slogans. Puisque la violence paie, puisqu’il faut manifester en hurlant pour que les adultes cèdent, Eugenio manifeste et hurle. Il a raison.

Abandonné une nouvelle fois, il reste introuvable un jour et une nuit. Il passe ce temps dans une ferme à regarder naître un petit veau. Même exploité dans les étables industrielles, ce petit veau lui apparaît comme plus « heureux » que lui, l’enfant : sa mère le léchera, lui donnera à téter, son propriétaire le soignera, changera sa litière, lui donnera des nourritures plus consistantes adaptées à son âge. Tout ce que ne fait pas le nouveau couple humain pour ses propres enfants. Durant sa fugue involontaire, tout le monde s’est mis à la recherche d’Eugenio. Il n’en a pas conscience, ce serait bien la première fois qu’on se préoccuperait de son sort !

D’ailleurs, dès que la famille au grand complet le retrouve, c’est pour s’extasier sur le petit veau sans plus regarder l’enfant. Et l’humoriste – peut-être l’adulte le plus honnête, en tout cas le plus lucide – fait signe à Eugenio de filer à nouveau. Lorsqu’il s’en va sans se retourner, nul ne s’en avise. Seul le suit un petit chien.

eugenio torse nu

Décidément l’enfant n’a pas sa place dans la nouvelle stratégie de vie narcissique et hédoniste de la génération immature post-68. Reste à prouver que les caricatures de gauchistes que sont les parents du film sont bien les parents moyens de la société. Heureusement, avec le recul, rien n’était moins sûr en 1980. Certains milieux urbains et intellos, notamment sous Mitterrand en France, ont été ce genre de parents démissionnaires, semant un gosse comme un pond une idée, le laissant en déshérence affective – littéralement à l’abandon malgré l’appart’ bourgeois, les fringues branchées et les disques à la mode (pour se faire pardonner).

Comencini a été de suite à l’extrême, peut-être pour mieux dénoncer. S’il touche souvent juste en ce film, c’est qu’il n’a pas entièrement tort. Ce qu’il fustige n’apparaît cependant que comme une tendance – et c’est heureux ! – pas comme une généralité. Pour moi, qui suis devenu adulte après 68, ce « possible » égoïste irresponsable n’a pas été ma voie, ni celle de mes amis (mais qui se ressemble s’assemble). Reste un beau film émouvant où l’enfance nue fait pitié.

DVD Luigi Comencini, Eugenio, 1980, Gaumont 2015, €8.99

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Jean-François Gayraud, Le monde des mafias

jean francois gayraud le monde des mafias
Ce livre est le fruit d’un travail universitaire très structuré qui a le mérite de proposer une définition rigoureuse du concept de « mafia » et d’étudier comment le monde globalisé encourage le phénomène. La réédition en poche est publiée en très petits caractères ce qui est dommage, mais permet de conserver les nombreuses annexes sur la lutte anti-mafia, l’initiation, la topographie italienne et turque, l’index.

Depuis le film Le parrain, les médias appellent « mafia » à peu près n’importe quelle bande organisée. Or « la » mafia mérite d’être définie avec précision pour lutter efficacement contre elle. Amalgamer n’a jamais servi à l’action, c’est mettre tout dans le même sac donc ne pas comprendre comment fonctionne la chose. « Une mafia est une société secrète et fraternelle à caractère criminel, permanente et hiérarchisée, fondée sur l’obéissance, à recrutement ethnique, contrôlant un territoire, dominant les autres espèces criminelles et s’adossant à une mythologie » p.269.

Jean-François Gayraud, commissaire divisionnaire de la police nationale, n’a pas les précautions de langage de la gauche idéologique : il ne croit pas l’homme naturellement bon et s’appuie sur éthologues et philosophes (cités en encadrés au fil des pages) pour parler de biologie, de territoire et d’espèces. Pour lui, la mafia est la réaction animale d’un groupe ethnique humain menacé par l’anonymat bureaucratique, l’impôt étatique et la concurrence des bandes criminelles. Ce pourquoi les gangs juvéniles ou les cartels de drogue ne sont pas des mafias. Les seules vraies mafias sont claniques, ethniques et territoriales – peu importent leurs activités criminelles.

L’auteur fait d’ailleurs le parallèle avec le capitalisme sauvage des origines, processus quasi féodal de prédation avant d’accéder à la respectabilité de l’argent. Mais il s’empresse de préciser que les capitalistes s’intègrent à la société démocratique (n’étant en rien ethniques mais individualistes), alors que les mafieux profitent de la société en parasites, ne payant d’impôts que ce qu’il faut pour rester invisibles, n’offrant de dons qu’aux personnes de leur clan. « C’est un retour à la dure loi naturelle qui respecte le bon chasseur et le guerrier valeureux. L’homme mafieux est ramené à sa vérité originelle : celle d’un animal prédateur » p.306.

Il n’existe dans le monde actuel que neuf mafias : Cosa Nostra de Sicile, la Ndrangheta de Calabre, la Camorra de Campanie, la Sacra Corona Unita des Pouilles, la mafia albanaise du Kosovo, la maffya turque, les Triades chinoises, les Yakuza japonais et la Cosa Nostra américaine. Les fraternités russes, les cartels mexicains et colombiens ne sont que des proto-mafias, n’en ayant pas toutes les caractéristiques. Les gangs corses sont à peine évoqués, étant selon l’auteur plus du grand banditisme accoquiné au nationalisme îlien que l’expression d’une mafia véritable. Quant aux gangs salafistes, l’auteur n’en parle pas, ils étaient absents de l’univers criminel lors de la rédaction du livre et appartiennent peut-être à la galaxie terroriste – quoique l’aspect communautaire, voire ethnique, n’y soit pas absent…

Une mafia est caractérisée par huit critères :

  1. contrôle d’un territoire,
  2. capacité d’ordre et de domination,
  3. hiérarchie et obéissance,
  4. service de l’ethnie et de la famille,
  5. poly-criminalité,
  6. les mythes et légendes comme idéologie,
  7. ancienneté et la pérennité,
  8. secret et initiation.

Les véritables mafias sont très proches dans leur fonctionnement des sociétés secrètes comme la Franc-maçonnerie ou les services spéciaux. On ne s’étonnera donc pas que les États y fassent parfois appel lors d’événements majeurs, notamment lorsque la patrie est en danger : le mafieux Lucky Luciano a aidé au bon débarquement américain en Sicile, les Triades ont aidé Sun Yat-sen à prendre le pouvoir, les Yakuza font régner l’ordre à la place du gouvernement débordé lors du tremblement de terre de Kobé.

Les sociétés modernes favorisent le phénomène mafieux : dans l’anonymat de l’administration et de la ville, les liens claniques remplacent les liens personnels d’ancien régime. « Les mafias trouvent naturellement leur terreau culturel dans ces mentalités holistes profondément étrangères à l’individualisme contemporain » p.247. Il n’y a pas chez elles d’individus libérés par les Lumières mais des êtres enserrés dans une toile d’obligations communautaires claniques. L’urbanisation, la consommation et le divertissement offrent des sources de richesses inépuisables à la prédation clanique, le BTP, le traitement des ordures et le spectacle (y compris drogue et trafic d’êtres humains) étant les principaux investissements des mafias contemporaines. La Cosa Nostra américaine (Benjamin Siegel et Meyer Lansky) a même créé de toutes pièces une ville vouée au divertissement : Las Vegas !

Les mafias forment le stade suprême du crime organisé, le principe de cruauté permettant une véritable expansion biologique du mal. « Va-t-on vers un âge criminel », s’interroge l’auteur p.314 ? « Leur présence engendre déjà une criminalité avancée de certaines sphères politiques et économiques. Jusqu’au jour où, achevé, ce processus aboutira à une confusion quasi parfaite entre les acteurs politiques et économiques légaux et les mafias ».

Intéressant, facile à lire (sauf l’introduction un peu indigeste, mais seulement 21 pages), instructif sur la genèse, l’expansion et les œuvres des mafias. Bien loin du folklore et des livres de journalistes à sensation comme Gomorra.

Jean-François Gayraud, Le monde des mafias – géopolitique du crime organisé, 2005, Odile Jacob poches 2008, 447 pages, €10.90
e-book format Kindle €13.99
film DVD Le parrain – la trilogie, de Marlon Brando avec Al Pacino, 2008, €22.99
Voir aussi Jean-François Gayraud, Le nouveau capitalisme criminel sur ce blog

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Randonnée dans les Carpates

L’après-midi nous montre Vassili dans toute sa splendeur. Il nous « guide » dans une descente vertigineuse et hors piste, tout droit dans la forêt. Un chemin « à la russe » sans doute, dans le genre « allez les gars, sans réfléchir ». Et il se garde bien d’attendre les dernières du groupe qui ont du mal à suivre ; ni d’aider celle qui est tombée ; ni de soutenir celle qui a le vertige. C’est à nous, Occidentaux « individualistes », de lui faire souvenir que nous sommes en groupe et tenons à y rester, qu’il s’agit pour nous d’une randonnée de découverte, pas d’un record à battre ni d’un entraînement spetnaz… Il applique dans la réalité l’exact inverse du discours qu’il nous a fait quelques heures plus tôt ! Il se montre macho narcissique alors que nous nous révélons communautaires.

carpates
Il fait une chaleur moite. Nous sommes heureux d’arriver en bas, où coule une rivière. La Chemoche Noire a creusé son lit entre les prés où œuvrent les moissonneurs en famille. Un tout petit nous regarde passer comme s’il ne nous avait jamais vu (et je crois bien qu’il n’a pas tort). Le fauchage s’effectue encore comme dans les ultimes années 50 chez nos grands pères : à la faux qu’il faut manier d’un geste large de la hanche et aiguiser au fusil plusieurs fois le jour. L’herbe est mise en bottes, puis en meule autour d’un piquet fiché verticalement dans le sol, par les femmes et les enfants. Elle servira de fourrage d’hiver aux élevages bovins aujourd’hui dispersés dans les prés pour se gaver d’herbe fraîche.

foins des carpates

Nous marchons encore 800 m jusqu’au hameau qui dépend administrativement du village quitté ce matin. Dans une boutique rustique nous achetons de la bière. Son degré d’alcool est en général de 4,4% mais on en trouve à 11,5% ! Reste une montée de dix minutes pour accéder au refuge sur la colline d’en face. Notre soif peut enfin être étanchée et les sacs allégés de ce fardeau supplémentaire.

igor des carpates

Le refuge est une ferme d’altitude, ouverte seulement l’été, tenue par un couple de moins de trente ans, Rouslan et Marika, et leur petit garçon de trois ans, Igor. Il est tout blond, très actif et veut tout faire comme son papa. Nous dormons dans une pièce principale aux lits superposés le long de chaque mur.

diner des carpates

La table d’hôte est servie à l’extérieur, sur plusieurs mètres de long et flanquée de bancs de bois. Le bain est un sauna « à la russe ». Il s’agit d’un réservoir d’acier sous lequel on allume des bûches et qui contient de quoi prendre cinq ou six douches avant de devoir être rempli à nouveau. Tout l’art est de le faire bien chauffer avant l’arrivée des randonneurs, puis de remplir le réservoir d’eau froide toutes les deux ou trois douches, de façon à garantir une température à peu près égale pour tous. La cabane de bois, située à l’écart pour cause de feu, brille d’une lueur démoniaque lorsque sa porte s’ouvre dans le crépuscule qui tombe. Le petit Igor se voit d’office recouvert d’une veste supplémentaire, malgré ses protestations. La fraîcheur tombe en effet vite à plus de mille mètres et l’humidité s’élève du sol. Les toilettes sont écolos, une « cabane au fond du jardin » où s’asseoir sur trois planches percées d’un trou, la terre en direct dessous, avec les restes des précédents. Nous dînons campagnard d’un bortch de chou à la betterave rouge et patates, de salade aux poivrons jaunes et malassol, et de tomate au concombre. Une assiette de « pâté de rat », à la couleur grise peu engageante, se révèle être en fait du hareng. Des sprats à l’huile sortis de boite accompagnent les galettes de pomme de terre. La bière fait merveille pour arroser tout cela.

petit dejeuner des carpates

Un peu scoute, Natacha encourage l’hôte à faire un feu pour ne pas aller se coucher tout de suite. Pourquoi pas ? Nous, Français, sommes handicapés faute d’apprendre encore à chanter dans les écoles. Comme nous n’allons plus guère à l’église et que les mouvements de jeunesse adolescente, s’il en fut, sont bien loin, nous n’avons guère de quoi répondre à Natacha et à ses chants généreux, sauf « à la claire fontaine » et encore. Elle a une voix juste, chaude et le russe prend dans son gosier une musicalité admirable. Nous n’arrivons guère à distinguer l’ukrainien du russe, bien qu’elle chante dans les deux langues. Vassili se lance dans quelques chants de marche assez patriotiques, appris en collectifs. Le russe est une belle langue, difficile à apprendre, qui répond aux inflexions du cœur.

Cette fois, la nuit est dure sur un matelas crêpe « à la russe ». Le petit Igor, si vif et si affairé hier soir, dort ce matin comme un loir jusque fort tard. Le petit-déjeuner pantagruélique, lui aussi « à la russe », est servi dehors sur la table. Ce ne sont qu’assiettes de saucisson rose, de fromage local type Pyrénées, de poivrons crus, de biscuits et de graines de halva (tournesol pilé) en bloc sucré. Le « thé » est une tisane d’herbes du coin, à filtrer avant la tasse.

beurre et sucre des carpates

privations, sucre, beurre, diététiquesCe repas est très énergétique, coutume montagnarde certes, mais surtout compensation à la génération suivante des privations des parents et grands parents de l’ère soviétique. Le beurre et le sucre, si rares durant des décennies, sont aujourd’hui des produits valorisés que l’on met à tous les repas – justement les deux produits les moins diététiques que nous connaissions et que nous tentons de fuir au maximum dans l’alimentation. Vassili tartine généreusement son pain de beurre avant d’y saupoudrer du sucre… Il nous raconte qu’il compensait ainsi par une épaisseur de beurre aussi grande que celle du pain la pauvreté des rations, durant ses deux années de service militaire obligatoires dans l’armée rouge. Les sachets de « café » sont de même : au lieu de la poudre de café noir, comme chez nous, il n’y a que 12% de café dans le total de la poudre, pour 32% de crème et 55% de sucre ! Reconnaissons que nos parents, qui avaient subi les restrictions des années d’Occupation, étaient friands, eux aussi, de beurre, de sucre et de viande rouge, tout ce qui avaient manqué. Les recettes de cuisine de la fin des années 50 s’en ressentent dans les proportions de gras et de sucré !

carpates ukraine

Une forte boue dans la pente fait murmurer les filles qui se souviennent du « chemin Vassili » d’hier en fin d’après-midi. Mais cela ne dure pas, nous allons visiter le monastère. Il est tout neuf, de rite gréco-catholique – uniate – et bâti il y a deux ans seulement en pin. Il a remplacé une maison plus ancienne, plus petite et traditionnelle, qui subsiste en contrebas. La chapelle, qui jouxte les pièces à vivre et à dormir du monastère, ouvre ses offices les samedis, dimanches et fêtes seulement. Le moine, seul en ce moment pour cause de maladie de son compagnon, prie chaque jour mais pas en public. Il obéit aux règles bénédictines bien qu’appartenant à l’ordre des moines « vassiliens ». Deux jeunes chats, dont un noir tout jeune, meublent son actuelle solitude.

ferme des carpates

La maison traditionnelle, une cinquantaine de mètres plus bas, a 124 ans. Le moine l’a rachetée aux héritiers d’un fermier qui venait de mourir. Elle est bâtie tout en bois, coupé selon les phases de la lune pour assurer la longévité des fibres. Elle est typiquement goutsoul, nous dit-on, faite pour abriter un couple, cinq ou six gamins et quelques bêtes. Les enfants dormaient sur le poêle, une construction intérieure en maçonnerie « à la russe » sur un coin duquel on cuisine. La maison, tout en largeur, comprend trois parties. L’entrée est au centre et distribue le passage vers la cuisine-chambre à gauche et l’étable à moutons à droite. Un escalier de bois, sous l’auvent, mène au grenier à foin. Vassili nous vante « la vie saine » des Goutsouls d’hier : rien de chimique, le grand air et les efforts permanents des montagnes, l’occupation incessante aux tâches pratiques et l’élévation spirituelle une fois la semaine, la vie en commun autour du poêle, les contes aux veillées. On croirait du Jean-Pierre Chabrol. La ferme était autonome comme une forteresse. Nul besoin de se rendre à la ville, sauf pour les vêtements mais on les faisait durer et on n’habillait guère les enfants l’été. Alentour, il y a de l’eau potable en quantité, du bois pour se chauffer et des animaux pour le lait, la laine et la viande. Un âge d’or, quoi. Le chauvinisme « à la russe » apprend que la terre ne ment pas…

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Albert Camus extrémiste de la mesure

albert camus l homme revolte folio

Ni yogi, ni commissaire, refusant à la fois l’indifférence individualiste et la contrainte d’État, Albert Camus définit la condition humaine comme une tension permanente. Nous ne vivons pas dans un monde de dieux, le parfait ne saurait exister, le Bien en soi est inaccessible. Nous sommes humains, trop humains et devons faire avec. C’est cela, l’extrémisme de la mesure – cet oxymore.

Dans L’Homme révolté, en sa cinquième et dernière partie intitulée, en hommage à Nietzsche, La pensée de midi, Camus récuse ceux qu’il appelle « les tortionnaires humanistes », ceux qui veulent faire le bien des autres malgré eux, qui vous imposent leurs normes, leur morale, leurs conduite – et qui vous dénoncent à l’inquisition d’église, d’État ou des médias si vous n’êtes pas comme eux. « La révolte n’est-elle pas devenue (…) l’alibi de nouveaux tyrans ? » s’interroge Camus. Le conformisme du rebelle ne s’impose-t-il pas comme nouvelle règle pour être bien vu ?

La révolte est un mouvement de liberté des êtres doués de vie. Mais si le rebelle se rend libre par sa révolte contre l’ordre établi injuste, il risque d’aller trop loin – au détriment de la justice qu’il exige. Ce pourquoi les révolutions dévorent leurs enfants, ne s’arrêtant que lorsqu’une nouvelle caste de maîtres impose sa force. « Le nihiliste confond dans la même rage créateur et créatures » ; au bout d’un temps, la réaction de la société va vers l’ordre, car nulle société ne peut vivre longtemps sans paix pour élever les enfants. Et voilà les révoltés bien avancés, sommés de rentrer dans le rang ou de feindre la révolution permanente pour rester dans la ligne. Leur liberté n’est plus, ils sont esclaves du nouveau tyran ; leur justice n’est pas, puisqu’ils n’ont fait que renverser l’ordre établi pour en établir un autre.

A l’inverse de cette attitude adolescente, montre Camus, « la complicité et la communication découvertes par la révolte ne peuvent se vivre que dans le libre dialogue, tout révolté, par le seul mouvement qui le dresse face à l’oppresseur, plaide donc pour la vie, s’engage à lutter contre la servitude, le mensonge et la terreur, et affirme, le temps d’un éclair, que ces trois fléaux font régner le silence entre les hommes. » La révolte fait le procès de la liberté totale, celle de tuer : elle est incompatible avec les raisons mêmes de se révolter, qui sont l’exigence de justice pour tous les hommes. Est-ce leur faire droit que de les tuer, de les nier en tant qu’humains comme les autres ? Ce pourquoi Camus est resté résolument contre la peine de mort, même pour les grands criminels et tyrans. « Le révolté veut qu’il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément la capacité de révolte de cet être. »

Ni la liberté, ni la justice, ne sont absolues : seul le sens des limites est absolu. « Le révolté exige sans doute une certaine liberté pour lui-même ; mais en aucun cas, s’il est conséquent, le droit de détruire l’être et la liberté de l’autre. Il n’humilie personne. » Il faut savoir se restreindre pour rester libre, canaliser ses instincts, maîtriser ses passions, juger en raison. « Sa seule vertu sera, plongé dans les ténèbres, de ne pas céder à leur vertige obscur. » Est-ce facile ? Non. Est-ce pour cela qu’il faut évacuer la question ? Non.

« S’il y a révolte, c’est que le mensonge, l’injustice et la violence font, en partie, la condition du révolté. Il ne peut donc prétendre absolument à ne point tuer ni mentir sans renoncer à sa révolte, et accepter une fois pour toutes le meurtre et le mal. Mais il ne peut non plus accepter de tuer et de mentir, puisque le mouvement inverse qui légitimerait meurtre et violence détruirait aussi les raisons de son insurrection. » Si la liberté absolue revient au droit du plus fort, la justice absolue veut la suppression de toute contradiction – c’est entre ces deux pôles que se situe la mesure. Ni perpétuer l’injustice par la domination totale des puissants, ni détruire la liberté par le nivellement absolu. L’être humain est imparfait et sa philosophie doit être celle des limites. L’être humain adulte, pas l’adolescent qui ne connaît rien des limites et les teste, jusqu’à ce qu’il les trouve.

albert camus 1961

Ce sont les pensées nihilistes, selon Camus, qui sont hors limites. « Rien ne les arrêtent plus dans leurs conséquences et elles justifient alors la destruction totale ou la conquête infinie. » La société industrielle, issue des révolutions des Lumières, infantilise les hommes ; elle a tendance, par sa complexité et par son exigence de responsabilité personnelle, à rendre l’adolescence plus longue. Et ce sont les adolescents qui constituent l’essentiel des mouvements révolutionnaires, anarchistes, nihilistes. Aux humains adultes, hommes et femmes, de rappeler les limites d’une vie en société, cette fameuse « fraternité » de la trinité républicaine : liberté, égalité, fraternité. Ni le droit de tout faire, ni la négation de toutes différences – seule la fraternité unit la tension permanente entre exigence de liberté et d’égalité.

Mais les religions aussi sont nihilistes, y compris les religions laïques comme le communisme ou le droit-de-l’hommisme : elles nient tout ce qui n’est pas en elles, elles récusent tout ce qui est contraire à leur dogme, elles massacrent avec plaisir et bonne conscience tous les mécréants – ceux qui ne croient pas comme eux. Le christianisme sous l’Inquisition, le catholicisme à la saint Barthélémy, le marxisme sous Lénine, Staline et Trotski, le maoïsme sous le règne de l’Instituteur promu, le castrisme sous la férule de l’ex-séminariste, le polpotisme sous les Khmers rouges, l’islamisme sous les Chiites d’Iran ou de Syrie et les Sunnites d’Arabie Saoudite ou d’Afghanistan – et même le politiquement correct qui tue médiatiquement dans nos sociétés si policées…

Toute pensée et toute action qui dépasse un certain point se nie elle-même. Telle est la dialectique de la révolte : « En même temps qu’elle suggère une nature commune des hommes, la révolte porte au jour la mesure et la limite qui sont au principe de cette nature. » Tout ce qui est réel n’est pas rationnel et ce tout qui est rationnel n’est pas réel. C’est dans cette ombre d’incertitude et de probable que se situe la mesure. Et Camus en fait une norme de conduite, un extrémisme anti-extrême.

En politique, pour la vie de la cité, Albert Camus distingue ceux qui veulent faire le bien des gens malgré eux et ceux qui s’unissent pour faire le bien ensemble. « Le syndicalisme, comme la commune, est la négation, au profit du réel, du centralisme bureaucratique et abstrait. » Ni la gauche jacobine, ni la gauche collectiviste, ne sont libératrices – comme le dit si bien Jacques Julliard. Seule la gauche libertaire et la droite libérale libèrent : parce que tous deux mettent la mesure au centre de la politique et la justice en balance avec la liberté.

Les oppositions pointées par Albert Camus éclairent son propos :

  • L’idéologie allemande vs l’esprit méditerranéen,
  • Le romantisme adolescent vs la maturité virile,
  • L’État vs la Commune,
  • La société absolutiste vs la société concrète,
  • La tyrannie rationnelle vs la liberté réfléchie,
  • La colonisation des masses vs l’individualisme altruiste,
  • Minuit vs midi.

Camus était libéral, de gauche mais épris de liberté, ce qu’on appelle un libertaire – bien que mai-68 ait galvaudé ce terme en le réduisant à l’hédonisme médiatique, content de soi et parfaitement bourgeois. Camus a encore des choses à nous apprendre sur notre temps.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Gallimard Folio essais, 240 pages, €7.41

Albert Camus, Œuvres complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2008, édition Raymond Gay-Crosier, 1504 pages, €66.50

L’homme révolté de Camus sur ce blog

Les autres œuvres de Camus chroniquées sur ce blog

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Hans Fallada, Seul dans Berlin

Fallada est un pseudo d’Allemand né en 1893 et qui a honte du nazisme. Il a terminé ‘Seul dans Berlin’ (qui porte un autre titre en allemand : Tout le monde meurt seul) l’année de sa mort, en 1947. Il avait 40 ans à l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, et 47 ans en 1940. Morphinomane et alcoolique, il échappe à la guerre pour le journalisme et la littérature. Son existence de citoyen et de père de famille n’est pas particulièrement louable, mais il se sublime par ses livres.

Nous sommes en 1940 et l’Allemagne nazie sable le sekt pour avoir enfoncé l’armée française, réputée ‘la meilleure du monde’. Mais, dans un immeuble modeste de la rue Jablonski à Berlin, le couple de petits bourgeois besogneux Quangel reçoit une lettre officielle. Le Reich leur annonce la mort de leur fils unique, envoyé au front. Dès lors, c’est la fin des illusions. La dialectique tapie dans tout esprit allemand se met en marche, trouvant la négativité inhérente à tout positif. Hitler a menti, il est le joueur de flûte qui ensorcelle mais ravit les enfants ; le parti nazi ment, il ne crée pas une élite de seigneurs, mais de saigneurs vulgaires et brutaux ; victorieux, les Allemands sont déjà vaincus, car leur victoire repose sur l’illusion. « Au nom du peuple allemand », c’est la barbarie qui s’installe.

Une remarque de sa femme, jetée dans la colère d’avoir perdu le fils, va mettre le feu aux poudres. « Toi et ton Führer ! ». Quoi, « mon Führer » ? se demande Otto Quangel, contremaître dans une fabrique de meubles. Puis il réfléchit : il n’est pas inscrit au parti nazi, il n’a pas voté pour Hitler, mais il laisse faire. Ne rien faire est laisser faire, l’indifférence conduit la minorité extrémiste à imposer à tous sa tyrannie. A quoi bon être la majorité si elle est silencieuse ? Quangel décide donc de résister. A sa manière, pas bien cultivée, très individualiste, citoyen démuni. C’est inefficace, bien sûr, mais témoigne. Un commissaire et un général SS ne vont-ils pas s’étrangler de fureur et passer des années à découvrir ce ‘Trouble-fête’ (surnom qu’ils lui ont donné) ?

L’auteur nous plonge dans le Berlin des années de guerre, au ras des petites gens. Baldur, le plus jeune de la famille Persicke et chef Hitlerjugend à 16 ans, nanti de deux grands frères brutes SS, aime terroriser les autres. Frau Rosenthal est juive, ses enfants ont émigré à l’étranger mais elle n’a pas voulu fuir. Son mari est arrêté, elle dénoncée et pillée par ses voisins d’immeuble ; elle en deviendra folle et, malgré l’aide d’un conseiller pas antisémite, se jettera dans la gueule du loup, puis par la fenêtre de son étage. Eva Kluge, la factrice qui apporte la lettre, est nantie d’un mari coureur de femmes et joueurs aux courses, dont les deux fils sont au front, l’aîné dans la SS. Il massacre en Ukraine des enfants juifs de trois ou quatre ans en les balançant par les pieds, la tête contre les pare-chocs, à ce qu’on dit. Quand elle l’apprend, elle est écœurée et quitte le parti, la poste et Berlin pour se refaire une vie nouvelle à la campagne.

L’infâme Borkhausen ne pense qu’à dénoncer pour gagner des marks, et cogne tout ce qui bouge quand il rentre bourré, sa femme et ses nombreux enfants (dont très peu sont de lui). S’il se souvient avoir un fils aîné, Kuno-Dieter, blond déluré aux yeux bleus de treize ans, c’est pour l’entraîner dans une affaire louche, et le gamin va fuguer pour ne plus revenir. Il sera la fleur en bouton qui s’épanouit à la fin de ce livre noir, espoir pour l’avenir. Mais, entre temps, la Gestapo aura eu loisir de faire tous ses ravages et les Berlinois, saisis de peur, resteront à ne rien faire, donc à subir leur destin.

Sauf Quangel et sa femme, qui chaque dimanche puis bientôt chaque soir, vont se mettre à écrire des cartes anti-Hitler. Ils les déposeront au hasard dans les cages d’escalier ou les boites aux lettres, persuadés que ceux qui les liront auront un doute, peut-être. Las ! Les presque 300 cartes se retrouveront aux neuf dixièmes sur les bureaux de la Gestapo, tant les gens ont de frayeur à ne serait-ce que penser autrement qu’on leur demande !

Ce qui devait arriver arrivera, mais c’est à l’honneur des gens qui ont résisté de l’avoir fait. Même pour rien ; car ce ‘rien’ est tout. Il dit l’honneur et le courage, la petite voix qui dit non quand tout le monde veut penser oui, la démocratie dans l’esprit d’un seul contre l’embrigadement de parti… (qu’il soit brun, rouge, rose ou vert). « Rien n’est inutile en ce monde. Et nous finirons par être les vainqueurs, car nous luttons pour le droit contre la force brutale » p.480.

Le livre est écrit en courts chapitres comme des séquences de feuilleton télévisé. Il en a le rythme et le style dépouillé, les images directes. Un bien beau livre, le meilleur de son auteur, qui nous décrit de façon très réaliste l’existence à Berlin dans les années 40.

Hans Fallada, Seul dans Berlin, 1965, traduit de l’allemand par A. Virelle et A. Vandevoorde, Folio 2004, 559 pages, €8.17

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Jean-Jacques Rousseau, Les confessions

Le 28 juin 1712 naissait à Genève Jean-Jacques Rousseau – il y a exactement trois siècles. Je n’aime pas le bonhomme, bien que célébré en France à l’égard de Victor Hugo et préféré à Diderot ou Voltaire, ses contemporains. Les Français se reconnaissent-ils dans les contradictions trop humaines de cet être infantile ? Il y a quelque chose de malsain à « aimer » ce misanthrope éperdu de reconnaissance sociale, ce paranoïaque fasciné par le grand monde, cet asocial qui se mêle de dire Le contrat social tel qu’il doit être, ce cœur saignant qui n’hésite jamais à abandonner ses amis qu’il soupçonne sans cesse de complot contre lui, cet éducateur qui rate le préceptorat de deux bambins Mably de 7 et 9 ans (p.267) mais n’en écrit pas moins L’Émile – traité d’éducation

Voltaire avait raison de dénoncer la fausseté de ce moraliste abstrait, chrétien du siècle passé du protestantisme au catholicisme avant d’y revenir, de ce narcissique immature qui n’a pas hésité à confier ses « cinq enfants » (avoue-t-il p.357) à l’assistance publique. Beaux discours et actes honteux, haute morale et bas égoïsme, grands mots et petits arrangements de conscience. Abandonner ses enfants à la naissance ? « Je me dis : puisque c’est l’usage du pays… » p.344. Lait aigri et dents gâtées, souffreteux complaisant, malade imaginaire, est-ce ainsi qu’on se veut exemplaire ?

Reste que Rousseau a préfiguré notre modernité.

Il n’était pas né protestant pour rien, individualiste avant les catholiques, républicain avant les révolutionnaires, psychotique avant les psys. On le verrait volontiers de nos jours se répandre dans les émissions de télé réalité, pleurant sur ces femmes qu’il a désirées sans oser les prendre, sur ses enfants perdus qu’il n’a jamais voulu élever, sur sa position sociale basse qu’il n’a jamais su élever, sur son talent musical ou littéraire qu’il a gâché.

Ses ‘Confessions’ se veulent la suite des ‘Essais’ de Montaigne comme des ‘Confessions’ de saint Augustin, la sagesse en moins. « Voici le seul portait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais » : ainsi commence le livre, complaisant avec lui-même et sans pudeur comme la confession protestante. Il développe des Mémoires toutes de sentiment, fâché avec les faits réels, les noms, les dates (d’où l’intérêt de le lire en édition Pléiade ou de multiples notes remettent les choses au point…).

Il veut la « transparence » pour se faire aimer, l’exposition de lui « tout nud » (selon son orthographe archaïque). Cela par sentiment d’égalité, modestie affichée, affectée par volonté démocratique. Alors qu’il est vaniteux au point de ne supporter aucune critique. Surtout apparaître « normal », dirait-on aujourd’hui, à la socialiste ; surtout ne pas s’élever, ne pas être « riche », ne pas dépasser ; vivre heureux, vivre caché, dans une campagne isolée à cultiver son jardin (Charmilles avec Warens, Ermitage avec d’Épinay, Montmorency avec le duc) ; rester indépendant pour ne dépendre de personne et ne susciter aucune jalousie alentour.

Jean-Jacques Rousseau est le précurseur de l’âme démocratique.

Infantile, irresponsable, humble. Comme un fils devant son père tonnant, ver de terre du Dieu créateur, assujetti d’État-providence, abeille de la ruche mère. Certes, Jean-Jacques a perdu sa mère deux semaines après être né. Mais son père l’a « toujours traité en enfant chéri » (p.10), lisant avec lui tout petit de nombreux livres, et sa tante l’a élevé de 10 à 13 ans conjointement avec son cousin Bernard, auquel il s’est uni d’étroite amitié : « Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions » p.20. Mais cela ne suffit pas : dans son orgueil narcissique, le petit Jean-Jacques se veut nombril du monde : « Être aimé de tout ce qui m’approchoit était le plus vif de mes désirs » p.14.

Il a ses premiers émois sexuels par une fessée à 11 ans, mais reste niais jusqu’à ce que Madame de Warens – qu’il appelle « maman » alors qu’elle l’appelle « petit »… – le dépucelle volontairement à 22 ans, six ans après l’avoir pris sous tutelle, une fois majeur. Il a besoin de souffrir pour en jouir, coupable de naissance, souffrant du péché originel d’avoir tué sa mère. « Être aux genoux d’une maitresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étoient pour moi de très douces jouissances » p.17. Le fondement de sa sexualité est celui de son tempérament : l’abstrait plutôt que le concret : « J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière ; c’est-à-dire par l’imagination » p.17. Il se masturbe régulièrement (p.109) car il est libre de toute ces images qu’il se crée, bien loin de la vilaine réalité qui le blesse, mais refuse de le faire avec d’autres. A demi violé par un Juif espagnol nommé Abraham lors de sa conversion catholique, il entend le prêtre lui assurer que lui-même en sa jeunesse a été « surpris hors d’état de faire résistance [et qu’il] n’avoit rien trouvé là de si cruel », affirmant même que sa « crainte de la douleur » d’être pénétré était vaine ! p.68. Les sentiments sont littéraires plus que concrets, la morale et la grandeur sont détachées du monde réel. ‘Les rêveries du promeneur solitaire’ sont préférées aux actions de l’entrepreneur social – tout l’écart de la France et du monde en ce début du XXIème siècle.

Côté face, le fumeux fumiste, romantique pleurard de la sensation directe, reste le fond de sauce d’un refus français du réel.

Côté pile, le sensitif écorché vif, l’amoureux des plantes et des bêtes qui se méfie des êtres, l’exalté de la nature se perdant dans de très longues randonnées, l’indépendant sire de soi qui veut penser par lui-même et contre l’opinion, sont aussi une aspiration française. Non collective, écologiste avant la lettre, nostalgique du sein de la mère, paradis chrétien ou utopie communiste.

Rousseau est un Protée, contradictoire, psychotique, éternel insatisfait. Agité et brouillon comme certain président, obsessionnel sans mémoire, faute d’attention (écrire la musique, jouer aux échecs). Sa paranoïa est celle d’aujourd’hui, d’une société atteinte dans son narcissisme parce qu’elle perd du terrain, inadaptée à la mondialisation après l’avoir généreusement prônée pour « aider les peuples exploités du tiers-monde ».

Repli sur soi, pleurnicheries, discours sur les inégalités, contrat social pour se garder de la société concrète, rêve de ferme champêtre isolée du monde : très actuel Jean-Jacques. Il écrit lui-même des Français : « Ils sont tout feu pour entreprendre et ne savent rien finir ni rien conserver » p.256 – tout comme lui-même.

Jean-Jacques Rousseau, Les confessions, édition Bernard Gagnebin & Marcel Raymond, Gallimard Pléiade, Œuvres complètes tome 1, 1959 revue 1986, 589 pages sur 1969, €55.10 

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Sortez les sortants !

Article repris par Medium4You.

Les électeurs sont allés massivement s’exprimer à plus de 80% malgré les vacances « colère », l’abstention n’a pas gagné. Les partis qui résonnent dans l’opinion sont les fronts : Front national et Front de gauche. Aussi butés et têtus que des taureaux machos. Aussi en panne d’idées concrètes utilisables, hors des slogans. On note donc dans ce premier tour l’envol du populisme, la lassitude pour les partis de gouvernement et l’effondrement du centre.

Envol du populisme

Surenchère de droite : le vote Le Pen, à près de 20%, est un message clair pour ‘sortir les sortants’, cette élite bobo-cosmopolite qui ne répond rien à la crise. La jeunesse peu éduquée (grâce au syndicat socialiste de l’Éducation nationale qui bloque toujours toute réforme), les sans-diplômes sans-relations sans-mérite, se disent que les sans-papiers, sans argent et sans-logis, chéris de la gauche bobo, comme les nantis de tout, chéris de la droite bobo, ne valent pas qu’on les soutienne. Les ouvriers votent Le Pen.

Surenchère de gauche : le vote Mélenchon est une tentative de donner un sens. Sauf que le ton hystérique et les mensonges (selon Marianne, Vigie 2012, le Véritomètre, Sud-Ouest ou les vidéos traquantes) rendent peu crédible le personnage. Il est tombé autour de 12%, bien en-deçà des fausses promesses des sondages… Le gueulisme radical est dans la ligne des amuseurs médiatiques qui se moquent de tout en restant soigneusement à l’intérieur du système : « tout contre ». Les ouvriers ne votent pas Mélenchon, mais les profs déclassés oui. Mais certains ont trouvé plus utiles de voter Hollande. Mélenchon apparaît d’autant plus braillard et fusionnel qu’impuissant, proclamant tout et son contraire. Les facétieux lui mettent souvent une petite moustache sur les affiches de campagne.

Ces deux partis de tribuns agitent « le peuple », mais il y a malentendu sur la le « pouvoir du peuple » : la démocratie. Le pouvoir libéral est individualiste et universel, préservant la liberté et l’ouverture au monde ; le pouvoir collectiviste est fusionnel, exigeant l’égalité citoyenne par la mobilisation permanente. Qu’elles soient « nationales » ou « populaires », ces démocraties ne sont en rien proches de la nôtre. Leur légitimité ne réside en effet plus dans « le peuple » mais dans « la révolution ». Le premier est godillot et masse de manœuvre, la seconde est mouvement permanent, initié et guidé par des « grands » leaders. Ce fut le cas du Comité de Salut public sous Robespierre, de la Commune de 1871, du parti bolchevique qui dissout l’Assemblée régulièrement élue en 1917, des partis fasciste et nazi, des Mao et Castro, enfin des Conseils de la révolution des printemps arabes. L’avant-garde est composée de ceux qui braillent le plus fort et en imposent aux indécis. Ce pouvoir de chef de bande s’arroge tous les droits : la révolution avant tout, éventuellement (et trop souvent) contre le peuple.

Lassitude pour les partis de gouvernement

L’exaspération, la passion, l’aspiration au changement, font que la raison citoyenne des Lumières se trouve fort déplumée. Les deux candidats de gouvernement ne rassemblent qu’autour de 54% des exprimés. Le réalisme, la modération, l’art du compromis sont contestés par ceux qui se veulent « en résistance ». Le cap est difficile, eux sont à même de mieux le passer que les populistes, mais on sent la lassitude. L’avenir ne sera pas rose pour qui gagnera le second tour.

La crise aurait pu permettre à Nicolas Sarkozy de parler des enjeux du monde et de définir la place de la France. Il aurait pu défendre un projet de compétitivité par contraste avec François Hollande et le tropisme dépensier du projet socialiste. Le travail nécessaire était un thème porteur. Son bilan n’était pas mauvais, malgré certaines erreurs, mais son style personnel a suscité de la haine. Il n’a pas utilisé la crise, préférant le transgressif droitier pour tenter de récupérer l’électorat populaire de Marine Le Pen. Il a donc perdu les centristes. Il n’a pas mis en avant les atouts de son bilan, mais encore et toujours sa personne, comme s’il voulait qu’on l’aime malgré ses trop gros défauts. Ce masochisme suicidaire ne l’a pas servi. Il est deux points en dessous de son rival de gauche, vers 26%.

Inspiré jusqu’à la caricature par François le Grand (Mitterrand), on se demande si François le Petit (Hollande) parviendra à exister. S’il a eu raison d’éviter la confrontation avec Le grand Méchant Luc (Mélenchon), il n’a fait qu’imiter Mitterrand avec Georges Marchais. S’il a lancé le défi au petit Nicolas (Sarkozy), il n’a fait qu’imiter Mitterrand avec Valéry Giscard d’Estaing. Monsieur ‘Normal’ a du mal à apparaître autrement qu’assez fade. Ses 28% lui permettent de faire bonne figure, mais plutôt contre Sarkozy que pour son équipe socialiste.

Effondrement du centre

La posture du solitaire orgueilleux de François Bayrou ne l’a pas servi. Être « au-dessus » des partis est une force lorsqu’on a une légitimité historique : où est la sienne ? quel est son bilan ? Avec moins de 9% des voix, Bayrou fait mentir les sondages. Comme en 2007 et comme Mélenchon aujourd’hui, il a suscité un effet de mode, retombé au dernier moment.

Outre le caractère indécis du personnage, le centrisme se heurte au grand écart des populations confrontées à la crise. Repli sur soi, identité, souveraineté, que dit Bayrou sur le sujet ? Le problème identitaire n’est pas seulement un mot de Sarkozy : il atteint toute l’Europe (Breivic) et l’Amérique d’Obama. Le déni de gauche bobo ne rendent pas moins réels le gauchissement du parti démocrate (avec le mouvement Occupy Wall Street) comme la droitisation du parti républicain (avec les Tea parties). Les démocrates tendent vers l’anarchisme et les républicains libéraux vers les libertariens… La modération devient à notre époque un fatal handicap.

Le premier tour est tombé le jour de saint Alexandre… mais le second tombera le jour de sainte Prudence. Faut-il y voir un signe ? Le rapport droite/gauche se situe à 47 contre 49%, en faveur du changement. Comment cet éclatement extrémiste des votes se traduira-t-il durant les Législatives de juin ?

(Estimation Ipsos/Logica Business Consulting/France Télévisions/Radio France à 20h52, susceptibles de modifications à la marge)

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Zola, L’Argent

Émile Zola écrivit ‘L’Argent’ en 1891. Fidèle à sa méthode, il s’est documenté, a beaucoup interrogé, est allé voir les lieux mêmes de l’intrigue. Il compose son roman en trois actes, comme un drame classique : l’exposé des motifs, le nœud de l’intrigue, la conclusion édifiante. Ce n’est pas une tragédie, Zola est trop positiviste ; c’est bel et bien un ‘drame bourgeois’ avec le mari, la femme, l’amant :

  • Le mari c’est le banquier juif Gundermann, froid et rationnel.
  • La femme c’est la bourse, la passion laïque du jeu, incarnée d’ailleurs par la baronne qui se donne à qui en veut contre un tuyau.
  • L’amant c’est Saccard, le ‘héros’ dramatique catholique mené par son enthousiasme, féru d’activisme, mais qui ne sait pas se contrôler.

Au fond, Zola se moque bien de l’économie ; contrairement à Balzac, il n’y connaît pas grand chose. S’il décortique les techniques boursières de son temps après s’être documenté en journaliste, c’est pour leur plaquer l’a priori général qu’il a de « l’histoire naturelle » de la société : tout est sexe et fumier. On ne fait de beaux enfants que dans le stupre ; de bonnes affaires que par magouilles ; de belle politique que par trahison. C’est pourquoi Émile n’est pas Honoré, aux perspectives plus vastes ; ni surtout Gustave, ce Flaubert qui pousse le réalisme jusqu’au surréel. Zola reste englué dans ses préjugés envieux de petit-bourgeois ébahi par ce qu’il comprend mal : l’empire, la banque, l’élan vital. Tout reste chez lui coincé au foutre : pas de politique sans coucheries intéressées ; pas d’affaires sans viol ni maîtresses achetées ; pas d’amour sans boue ni saleté. Freud ne fera que rationaliser cet état d’esprit catholique-bourgeois du 19ème siècle où la chair (diabolique) commande tout et le sexe (faible) parvient à tout détruire comme Ève au Paradis…

La bourse ? Elle est pour Zola « ce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrent » chap. 1. Dès lors, tout est dit : puisqu’il n’y comprend rien, il traduit avec ses lunettes roses :

1. L’argent comme fièvre du jeu : « A quoi bon donner trente ans de sa vie pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opération de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? » chap. 3 Alors qu’il y a très peu de vrais « spéculateurs » en bourse. Même Jérôme Kerviel le trader n’en était pas un, mû par l’ambition de prouver aux gransécolâtres de sa banque qu’il réussissait mieux qu’eux – pas par l’appât du gain.

2. L’argent comme passion sexuelle : « Alors, Mme Caroline eut la brusque conviction que l’argent était le fumier dans lequel poussait cette humanité de demain. (…) Elle se rappelait l’idée que, sans la spéculation, il n’y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fécondes, pas plus qu’il n’y aurait d’enfants sans la luxure. Il faut cet excès de la passion, toute cette vie bassement dépensée et perdue, à la continuation même de la vie. (…) L’argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, servait de terreau nécessaire aux grands travaux dont l’exécution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. » chap. 7 Mais pourquoi l’argent serait-il « sale » – sauf par préjugé biblique du travail obligatoire dès qu’on n’obéit plus à Dieu ? Il n’est qu’un instrument, la nécessaire liquidité pour investir et l’outil de mesure du crédit ?

3. L’argent comme capacité positiviste : « Mais, madame, personne ne vit plus de la terre. L’ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d’avoir sa raison d’être. Elle était la stagnation même de l’argent, dont nous avons décuplé la valeur en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C’est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n’est possible sans l’argent, l’argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle… » chap. 4. Par là, Zola traduit le désarroi des « fortunes » traditionnelles, issues des mœurs aristocrates singées par les bourgeois accapareurs de Biens Nationaux à la Révolution : ils n’ont rien compris à l’industrie ni au commerce, ces Français archaïques ; ils ne désirent que des « rentes » pour poser sur le théâtre social. Alors que l’argent est liquide comme le foutre et que seule sa liquidité permet d’engendrer de beaux enfants, ils regardent avec jalousie ces financiers qui utilisent le levier du crédit pour créer de vastes empires industriels ou commerçants. C’est pourquoi son ‘héros’ devra chuter – car une réussite terrestre aussi insolente appelle une punition « divine » ou « de nature » (pour Zola, c’est pareil).

4. L’argent comme immoralité suprême : « Il n’aime pas l’argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non ! s’il en veut faire jaillir de partout, s’il en puise à n’importe quelles sources, c’est pour la voir couler chez lui en torrent, c’est pour toutes les jouissances qu’il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance… (…) Il nous vendrait, vous, moi, n’importe qui, si nous entrions dans quelque marché. Et cela en homme inconscient et supérieur, car il est vraiment le poète du million, tellement l’argent le rend fou et canaille, oh ! canaille dans le très grand ! (…) Ah ! l’argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l’amour des autres ! Lui seul était le grand coupable, l’entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines. » chap. 7.

Voilà, tout est dit : le credo de la gauche française est fixé pour un siècle et demi. Zola était radical, la gauche de son temps. Mesdames et Messieurs Aubry, Moscovici, Royal, Dufflot, Mélenchon et Besancenot ne parlent pas autrement aujourd’hui. Les immobilistes donneurs de leçons comme Messieurs Chirac et Bayrou non plus. Le dogme est que l’argent le rend fou et canaille – point à la ligne. Où l’on ramène l’économie à la morale, comme si c’était du même ordre. Est-ce de réciter le Credo qui produit le pain ? Ne serait-ce pas plutôt le travail ? Il y a un temps pour prier et pour faire la morale, et un temps pour travailler et produire. C’est même écrit dans la Bible…

Confondre les deux en dit long sur la capacité de penser. La moraline remplace la morale et les inquisiteurs les politiques. L’argent est un outil et un outil n’a pas de morale : seul l’être qui l’utilise peut en avoir une. Le bon sens populaire sait bien, lui, qu’un mauvais ouvrier a toujours de mauvais outils.

Que faire contre l’argent ? Zola a lu Marx et c’est pour cela que la gauche l’encense, malgré l’antisémitisme affiché de ‘L’Argent’. L’un des personnages est Sigismond Busch, louche apatride – juif russe émigré – dont le frère récupère sans merci les dettes signées par les gigolos pour les faire cracher. Mais Sigismond incarne chez Zola l’Idéaliste, le jeune homme, fiévreux de théorie, évidemment phtisique. Il ne rêve que collectivisme socialiste – et il mourra évidemment selon la morale de Zola, pour que le roman respecte « l’histoire naturelle » de son temps.

Zola, en exposant les bases du marxisme, a quand même cette incertitude salvatrice à laquelle JAMAIS le socialisme n’a pu répondre : « Certainement, l’état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualiste que l’émulation, l’intérêt personnel, rendent d’une fécondité sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette fécondité, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l’idée de gain sera détruite ? Là est pour moi le doute, l’angoisse, le terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s’y décide un jour… », chap. 1.

‘L’Argent’ ? Un roman porno autorisé fin 19ème : sans doute pas la meilleure explication de la bourse.

Émile Zola, L’Argent, Folio classique, €5.41

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Réussir sa vie

Lorsque j’appris à jouer au tennis, dans un mien village où je passais l’adolescence, j’avais un partenaire plus jeune de quelques années. Il avait comme condisciple un garçon qu’il n’aimait guère, le trouvant un peu pédant. Comme je ne veux pas le blesser et que j’aimais bien ces enfants, je le nommerai Guy. Les années qui sont un fossé durant l’enfance réduisent à proportion qu’on avance dans l’existence et, aujourd’hui, son âge et le mien ne sont pas si éloignés que nous nous trouvions quasi de la même génération. Je l’ai vu sur un réseau social où il affiche publiquement sa position.

Dans l’école de ce village plutôt populaire, il se sentait égaré. Ses deux parents enseignaient dans le supérieur après agrégation et thèse. La famille respirait cet ascenseur social républicain dû à la méritocratie. Guy avait une sœur aînée obstinée et entièrement vouée aux études ce qui fait que, seul garçon et petit dernier, il en rajoutait pour s’affirmer. Je me souviens de lui fringant, vers ses douze ans, dribblant son ballon dans la rue, en face de chez lui, en short blanc et lunettes noires. Solitaire – au grand jamais il n’aurait joué au foot avec les autres. Il était mince et musclé, le teint ivoire, avec la touchante fierté du petit mâle.

Il a désormais quarante ans et expose sur le réseau le bilan de sa vie. Contrairement à beaucoup de cette génération, il donne de nombreux détails, somme toute assez content de lui. Comme ses parents il est professeur, comme ses parents il a deux enfants aujourd’hui prime adolescents, et dans le même ordre, une fille et un garçon. Mais à la différence de ses parents, il n’est ni agrégé ni n’a fait de thèse, passant directement de l’université à l’IUFM. A la différence de ses parents, il a divorcé et habite un appartement en ville plutôt qu’une villa en banlieue verte.

Le parcours professionnel qu’il détaille montre qu’il a changé d’établissement chaque année sauf les dernières, incapable de rester deux rentrées de suite dans le même. A cause d’élèves difficiles pour sa matière peut-être, ou parce qu’il lui est malaisé de s’entendre avec ses collègues et de s’intégrer à une équipe pédagogique. En primaire déjà, il ne voulait pas frayer avec le commun des élèves ; il a changé de collège et de lycée tous les deux ans, redoublant une fois. Je vois dans cette instabilité une conséquence de son milieu familial, involontaire car il était aimé. Moi-même je l’aimais bien, même si nos relations sont restées distantes parce que nous n’avons jamais joué au tennis ni pagayé sur la rivière, ni fait du ski, tout ce que j’ai fait avec l’autre garçon. Mais l’on garde un faible pour qui l’on a connu en ses enfances, vulnérable et en devenir.

Guy me semble être resté de ces albatros baudelairiens, vastes oiseaux des mers que ses ailes de géant empêchent de marcher. Ces ailes sont l’illusion qui lui était donnée de faire encore mieux que ses parents, de réussir une carrière. Père et mère imposants, sœur trop brillante, le garçon a tenté d’exister autrement. Délaissant l’école ado pour qu’on s’intéresse à lui, il a opté pour la voie des lettres qui était celle de sa mère plutôt que pour la voie des sciences qui était celle de son père et de sa sœur. Son statut social actuel ne correspond pas à celui rêvé en son enfance, ce pourquoi on le sent déclassé. Devant se loger et payer une pension alimentaire, il lui reste peu de moyens d’un salaire de professeur déjà maigre ; il vend sur e-Bay ses raquettes de tennis et ses enceintes hifi. Ses loisirs ressortent alors de cette distinction sociale analysée par Bourdieu : la lecture alors que de moins en moins de gens lisent, la musique classique alors que la majorité aime la chanson ou le rock, voire le rap. Il a peu d’amis sur le réseau, dispersés dans toute la France. Les sports qu’il pratique sont ou individualiste, l’escalade où l’on se prouve tout seul sa puissance, ou élitiste, le ski où il emmène ses enfants – probablement dans le chalet de ses parents. Il n’a surtout pas la télé, « beurk ! » commente-t-il.

S’il sacrifie à la doxa prof « contre » le capitalisme (sans savoir ce que c’est), c’est parce ce tropisme de caste protégée rencontre les valeurs catholiques et universitaires familiales. « J’aime le Maroc, d’où je reviens, l’envers du capitalisme… » Sait-il que le Maroc est une monarchie féodale qui se revendique de droit divin et n’a rien d’une oligarchie fondée sur le capital ? Sait-il que le capitalisme est une technique d’efficacité économique née à la Renaissance dans les villes italiennes commerçantes, et pas une loi sociale de l’Histoire selon saint Marx ? « Beaucoup de gens pauvres, beaucoup de sourires », remarque-t-il à la Victor Hugo. Peut-être lui faudrait-il quitter le XIXème siècle où la bourgeoisie ne jurait que par le service d’État pour s’élever, en regardant avec un attendrissement romantique tout ce qui était social. Mais ne parle-t-il pas surtout de lui dans ces analyses ? Certes, l’argent ne fait pas le bonheur, mais la « pauvreté » heureuse est une consolation lorsqu’on a peu de moyens soi-même.

Cette insistance à affirmer, à écrire et à montrer qu’il est heureux dans son existence présente a quelque chose qui sonne faux à mes oreilles. Il affiche sur le réseau une trentaine de photos mettant en scène ses enfants, le ski, et lui-même en situation. Pas de groupe ni d’amis hors du noyau familial alors qu’il est dans le staff d’un groupe d’escalade. Il se présente en photo de tête torse nu dans l’effort, accroché à une aiguille terminale en plein ciel. Deux photos prises par lui à bout de bras au téléphone mobile le montrent au ski, torse nu encore, dans la neige.

Malgré ses quarante ans, l’acmé d’une vie, Guy affiche ce côté adolescent qu’on trouve sur les Skyblogs. Un tantinet narcissique et perpétuellement instable, il semble comparer toujours le réel à l’idéal, en lutte pour exister. Pourquoi donc s’afficher ainsi ? L’ayant connu petit, je trouve qu’il n’a pas si mal réussi sa vie durant l’époque de bouleversements que nous avons vécue. Mieux que son condisciple qui fut mon partenaire de tennis par exemple. Les idéaux de ses parents n’ont pas à être les siens, il devrait l’accepter, car le monde actuel n’est plus le monde où eux-mêmes ont grandi.

Cette fiche d’informations sur le réseau social, et son appel à « retrouver » des gens connus hier sans qu’il ait réussi à se les attacher m’ont touché. Mais que peut-on contre la psyché de chacun ?

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