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Stephen King, Marche ou crève

Cent garçons concurrents entre 12 et 18 ans au départ, une longue marche, un seul à l’arrivée – pour les autres une balle dans la tête. Nous ne sommes pas dans le roman policier ni vraiment dans la « science » fiction, mais plutôt dans la sociologie fiction : celle d’une société américaine qui pousse jusqu’au bout son tropisme à la compétition. Chacun est Pionnier, libertarien à mort, jusqu’à vouloir gagner aux dépends des autres. Même si l’auteur situe l’histoire dans un univers parallèle où par exemple un soldat « a pris d’assaut une base nucléaire allemande » – qui ne saurait avoir existé en 1979.

Ray Garraty a 16 ans et a décidé de participer à la Longue marche annuelle du 1er mai. Pourquoi ? C’est assez mystérieux, il ne le sait pas vraiment lui-même, et la Marche révélera peut-être un désir inconscient de mort. « C’était un grand garçon bien charpenté », le champion du Maine encore au lycée. Les adolescents sont tirés au sort et doivent postuler, sachant qu’il ont une chance sur cent d’en sortir vivants… Tout le sel du roman est dans cette contradiction qui fascine et répugne à la fois, le modèle de la société totalitaire à l’américaine que les émissions de télé-réalité à la Boccolini (Le maillon faible) vont populariser en France dans les années 2000 avec comme slogan : « vous êtes viré ! ». Les garçons candidats sont soumis à des épreuves physiques et mentales par le Commandant, « un sociopathe entretenu par la société », avant de se voir attribuer un numéro, et ont jusqu’à une certaine date pour, s’ils sont choisis, renoncer.

Mais comment renoncer ? Tout est mis en œuvre pour que la pression sociale les force à aller jusqu’au bout. C’est moins le Prix au vainqueur, la toute-puissance offerte par la société américaine devenue totalitaire, que l’orgueil mâle ; les mamans en larmes n’y peuvent rien. Celle de Percy, un peu moins de 14 ans, en deviendra hystérique mais le gamin sera « ticketé » (tué après trois avertissements). Ils sont adolescents, donc épris d’absolu, en quête d’identité, avides de se prouver qu’ils sont des hommes. Le Commandant, qui dirige la Marche, est pour eux un modèle. Avec ses lunettes miroir, il n’est rien, il ne fait que renvoyer leur image à ceux qui le regardent. Ils se voient sous son uniforme, avec sa prestance et ses galons. Il est le Pouvoir, ils veulent devenir comme lui.

Quelques trois cents cinquante pages, quatre jours et quatre nuits, cinq cents kilomètres plus tard, le numéro 47 Ray Garraty reste le seul. Non sans douleur, mais la souffrance est formatrice (masochisme très chrétien) ; non sans avoir perdu tous les amis qu’il s’est fait durant ces longues heures passée à mettre un pied devant l’autre à au moins 6,5 km/h (contrôlé au radar par les soldats armés qui les suivent), soumis aux avertissements dès qu’il ralentit plus de 30 secondes (par exemple pour chier) ou sort de la route (lorsqu’il dort debout) – le troisième avertissement étant le dernier avant la balle fatale : il n’y a pas de quatrième avertissement. Mais tout avertissement est effacé au bout d’une heure de bonne tenue. Il faut donc flirter avec la mort pour tenir malgré ampoules, crampes, diarrhée, insolation, pneumonie, chute, perte de connaissance, panique… Le claquement des fusils qui éliminent un à un ceux qui flanchent rythme les heures.

Le pire ? C’est la Foule. Compacte, vociférante, hystérique, malsaine. La foule acclame les marcheurs mais adore voir tuer un faible, sa cervelle éclatée sur la route, son jeune corps ensanglanté, ses vêtements déchirés. La foule est inhumaine, cruelle, elle est la Société dans son égoïsme passionné – l’essence des États-Unis pionniers et libertariens. A l’inverse, les concurrents deviennent pour certains des amis, des êtres que l’effort en commun vers le même but rapprochent. McVries est le plus proche de Ray, ils se sauvent mutuellement de l’élimination. Il est même sensuellement attiré par lui car les garçons s’observent entre eux, se mesurent, leur désir est mimétique comme dirait René Girard. La sexualité, en cette fin des années soixante-dix, s’est libérée des conventions et préjugés, elle se fait naïve, directe. Scramm, l’un des concurrents, 15 ans, est marié et sa femme attend un petit – il mourra, victime de pneumonie et « tué » d’une balle après sa mort. Ray a une petite amie, Jan, qui ne voulait pas qu’il fasse la Marche et a même proposé de coucher tout de suite avec lui s’il renonçait. Mais ce serait renoncer à sa virilité sociale, et Ray n’a pas voulu. Il reste puceau, comme McVries, qui ne le désire qu’en paroles.

La sexualité est le désir de vie, la négation du désir de mort qui a saisi les adolescents au moment de leur inscription. C’est probablement ainsi qu’il faut comprendre la dernière scène où Garraty se retrouve seul avec un concurrent, Stebbins, jusqu’ici marcheur automatique car fils naturel du Commandant, mais qui s’est épuisé. « Stebbins se retourna et le regarda avec des yeux immenses, noyés, qui ne virent d’bord rien. Mais au bout d’un moment il le reconnut et tendit la main pour ouvrir, puis arracher la chemise de Garraty. La foule protesta à grands cris mais seul Garatty était assez près pour voir l’horreur dans les yeux de Stebbins, l’horreur, les ténèbres ; et seul Garatty savait que le geste de Stebbins était un dernier appel au secours. » Désir sexuel de voir sa poitrine nue, désir de vie. Stebbins tombe, il meurt. Garraty a gagné mais il délire, il croit être encore en lice avec une ombre, il poursuit…

Un grand premier roman écrit en 1966 d’un auteur de 19 ans qui allait s’imposer comme un grand de l’anticipation dystopique. Refusé une première fois, le roman est publié en 1979 sous le pseudonyme de Richard Bachman.

Stephen King (Richard Bachman), Marche ou crève (The Long Walk), 1979, Livre de poche 2004, 384 pages, €8,90, e-book Kindle €7,49 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Stephen King déjà chroniqué sur ce blog

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Delft

Delft la ville n’est pas très loin de là. Sur la place, des boutiques de faïence et de fromage.

Un ado blond pâle aux joues rouge fait claquer son skate en essayant de le retourner au pied, sans succès. Il est perdu dans sa musique entre les oreilles, le nez au vent, le corps en fête, à peine vêtu d’un sweat noir à capuche.

Nous visitons la nouvelle église, Niew Kirk, autrement dit protestante, avec la chaire au centre et son abat-voix, aime à répéter le rabat-joie de guide. Cette église gothique est devenue une sorte de panthéon de la maison d’Orange.

Dans le chœur s’élève le mausolée de Guillaume de Nassau, père de la patrie. Il a pris la tête du soulèvement des Provinces Unies contre Philippe II d’Espagne. Il est présenté en gisant de marbre blanc, son chien fidèle à ses pieds, une fille en bronze soufflant dans la trompette de sa renommée, entouré de colonnes ou s’adossent les quatre vertus théologales, tandis que des Putti nus en bronze surmontent le tout. Sur le pourtour est dessiné un chemin de rois, des plus anciens jusqu’aux plus récents.

Après le déjeuner au De Waag, nous visitons les canaux de Delft, petite ville à taille humaine avec des portes au ras de l’eau pour décharger les marchandises comme à Venise.

Les vieilles façades ont des toits à redans. Une plaque indique sur un coin de la place l’endroit où le père de Vermeer avait sa boutique.

La Vieille église du XIIIe siècle contient les restes de Vermeer sous une dalle, du moins le croit-on, ainsi que les restes de sa femme, de sa belle-mère et de trois de ses onze enfants sous la même dalle familiale. Personne ne sait si la dépouille du peintre est encore dessous.

Le registre funéraire de la Oude Kerk (vieille église de Delft) atteste où l’artiste repose. Mais un document exposé au Prinsenhof indique qu’il a été enterré avec les honneurs, son cercueil porté par 14 personnes avec sonnerie de la cloche de l’église. La chaire est ornée des quatre évangélistes avec leurs animaux symbole, le tétramorphe.

Un vitrail de 1960 raconte toute l’histoire des Pays-Bas.

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Colette, Julie de Carneilhan

Roman d’amertume, roman de 1941 en pleine Occupation après la défaite, Colette revisite ses rancœurs de divorcée multiple en décidant de faire de la Femme une guerrière. Julie est une aristocrate, une terrienne élevée parmi les animaux (comme l’auteur, élevée dans un village bourguignon) ; elle s’est mariée deux fois, la dernière avec Herbert Espivant, désormais député (comme l’auteur, remariée à Henri de Jouvenel, diplomate, avant de divorcer). Elle a eu une liaison avec son beau-fils Toni, 17 ans (comme l’auteur avec Bertrand, le fils de Jouvenel). Du haut de sa quarantaine, elle garde de tout cela des souvenirs doux et amers.

Désormais indépendante, vivant chichement d’une pension de son premier mari, elle s’ennuie. Elle n’a pour amis que des vulgaires, un Coco Vatard fils de bourgeois qui la courtise et voudrait épouser son chic, et qu’elle prend dans son lit de temps à autre, et deux filles, l’une bête à grands yeux et l’autre qui rit sans penser à rien. Seul son frère aîné Léon (copie du frère de Colette Léo), qui lui ressemble en mâle capable de vivre seul, est pour Julie un ancrage.

Espivant est au plus mal, cardiaque et mal parti à la cinquantaine. Il la fait appeler, elle se rend chez lui, on ne sait pourquoi, peut-être par un reste d’amour. Mais ce n’est pas pour lui assurer une place sur son testament, lui n’a rien, c’est sa nouvelle femme, Marianne, qui a tout. Une fortune industrielle peu mobilisable mais assurée. D’où le piège.

Herbert Espivant va imaginer une façon machiavélique de se débarrasser à la fois de ses deux dernières épouses. Il convoque l’ex en prétextant son mal qui empire pour lui rappeler simplement la reconnaissance de dettes qu’il lui a consentie – sur papier timbré – un jour d’humour noir lors de leur séparation. Si elle l’a conservée, elle peut l’utiliser, Marianne se sentira obligé d’honorer cette dette. Lui récupérera la majorité de la somme, un million, Julie en aura une part, dix pour cent. Puis Herbert divorcera de Marianne, dont il se lasse, ou mourra, mais en ayant bien joué. Quant à Julie, elle sera plus à l’aise.

Les lecteurs ont noté le côté autobiographique de cette « sorte d’espèce de genre de roman », comme l’écrit Colette elle-même dans une lettre à ses amies. Il s’agit bien d’une fiction, même si elle est imaginée sur un canevas personnel. Les différences d’Herbert Espivant avec Henry de Jouvenel sautent aux yeux. La notice de la Pléiade les résume admirablement : « S’il en a le charme et la culture, il lui manque la force de caractère et cette grandeur d’âme que percevaient tous ceux qui côtoyaient l’homme politique » p.1156. Réduire Herbert au séducteur libertin apte au machiavélisme est une façon de se venger d’une séparation difficile d’avec le vrai Henry. L’apparence fragile cache la faiblesse foncière de l’homme, les manières rudes l’égoïsme foncier : Colette poursuit ses récriminations contre l’autre sexe sans en changer une virgule.

Même Toni, l’adolescent qui se sent abandonné, amoureux qui a tenté d’en finir au véronal par désespoir de voir Julie revenir à son père, n’est pas épargné : « Une manière de petit Borgia délicat… C‘est entendu, il est beau. Mais pfff… Tu sais pourtant, à moins que tu ne l’aies oublié, ce que je pense de ces beautés genre statuette italienne… Il doit avoir le bout des tétons lilas, et un petit sexe triste… (…) Je me défends de détourner des garçonnets, que d’ailleurs j’ai en sainte abomination. Je n’aime pas le veau, je n’aime pas l’agneau, ni le chevreau, je n’aime pas l’adolescent » p.277 Pléiade. Hum ! Trop affirmatif pour être vrai… Mais Julie n’est pas Colette, pas plus que Toni n’est Bertrand, qu’on se le dise.

Marianne vient voir Julie pour la dette et lui laisse une enveloppe de la part de Bertrand – celle qui contient les dix pour cent. Cet affrontement entre deux rivales permet de montrer l’ambiguïté des sentiments de part et d’autre. Aimer le même homme, c’est être jalouse de cette faiblesse et admirative en même temps de ce qu’il a trouvé en l’autre, se respecter en tant que femme face aux hommes et devenir presque complices, en tout cas se comprendre.

Pour Julie, la vraie femme est elle-même, indépendante en esprit. « Elle se sentait au meilleur moment d’un état dont la solitude morale l’avait, depuis un long temps, dépossédée, et réintégrait un milieu où se goûte des plaisirs vifs et simples, où la femme, objet de la rivalité des hommes, porte aisément leurs soupçons, entend leurs injures, succombe sous divers assauts et leur tient tête avec outrecuidance » p.275.

Mais, lassée de sa solitude parisienne avec ses « petits copains » sans envergure, ses intrigues des amours mortes, Julie va céder à son penchant pour la nature, magie de son enfance, et ainsi retourner à la terre. Elle suit à l’aube son frère qui a tout vendu, des poneys aux cochons, avant de regagner au trot de sa jument le domaine ancestral de Carneilhan, où le vieux père s’échine à élever encore quelques chevaux que la guerre imminente va sans doute réquisitionner.

Cette façon de considérer les élites corrompues et la ville délétère a beaucoup plu aux lecteurs pétainistes de l’an 41, qui y trouvaient un roman en faveur de leur idéologie. Comme cette façon de concevoir le monde revient, qu’on se le lise !

Colette, Julie de Carneilhan, 1941, Folio 1982 occasion, ou Livre de poche 1970, occasion €3,00, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

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Caleb Carr, L’aliéniste

Un grand roman policier décalé, par un auteur new-yorkais né en 1955 et fils de beat. Il situe son histoire en 1896, dans un New York en plein essor dû à l’afflux d’immigrants et fait intervenir des protagonistes de choix, les trois amis d’Harvard que sont Theodore Roosevelt (pas encore président mais préfet de police de la ville), le journaliste criminel de la bonne société Schuyler Moore et l’aliéniste d’origine hongroise Laszlo Kreizler. La psychiatrie n’existe pas encore vraiment et l’on nomme aliéniste ceux qui s’occupent des « fous ».

Le livre offre un triple intérêt : d’abord une bonne histoire policière de tueur en série et de sa traque minutieuse ; ensuite une peinture imagée de la ville de New York à la fin du XIXe, alors que les États-Unis ne sont pas encore une économie-monde et que les grandes fortunes (dont J.P. Morgan) règnent sur son gouvernement ; enfin des méthodes d’enquêtes tout à fait révolutionnaires, modernes pour l’époque, en faisant appel à toutes les techniques para-policières, y compris la philosophie de William James – les flics étant embauchés au bas de l’échelle et notoirement corrompus.

Tout commence par un meurtre, celui d’un prostitué mâle adolescent de 13 ans, immigré italien pauvre qui avait quitté sa famille parce que son père le fouettait pour avoir cédé dès 7 ans aux plus grands qui lui demandaient des fellations puis ses fesses. Non seulement le garçon déguisé en fille a été tué, mais mis en scène sur une tourelle en construction du pont sur l’East River, atrocement mutilé, éviscéré, énucléé et châtré, une main coupée. Post mortem heureusement. Mais pas violé. Pourquoi ce rituel ?

L’horreur se double d’une information et d’un constat amer : ce n’est pas le premier crime a avoir été commis de cette façon sur des adolescents invertis des bas-fonds de New York  – et tout le monde s’en fout. La « bonne » société ignore tout simplement ces disparitions par le déni des miséreux étrangers ; les religieux chrétiens y voient – de façon peu chrétienne – le châtiment normal de pécheurs irrécupérables ; les flics en profitent pour violenter, violer et se faire offrir des pots de vin – ils ne vont pas se mettre en quatre pour des rebuts de la société que personne ne considère ; les malfrats qui tiennent la ville, enfin, tout comme les grandes fortunes, ont intérêt à « tenir » le bas-peuple immigré par ce genre de violence : c’est ce qui leur pend au nez s’ils ne se tiennent pas tranquille, dotés d’un travail décent et avec une morale irréprochable.

Ce roman va donc bien plus loin que la simple enquête policière. Il traque les origines de la violence, non seulement personnelle, mais aussi institutionnelle et sociale. Un psychopathe peut assouvir ses instincts en toute liberté si la société est permissive à ce type de comportement, car sur des personnes ne présentant aucun intérêt social. La méthode d’enquête va donc bien vite quitter la police pour créer une cellule à part, sous les ordres du préfet Roosevelt, 38 ans et six enfants, président du pays dans cinq ans et futur prix Nobel de la Paix en 1906. Deux détectives, une assistante, le journaliste et l’aliéniste vont se mettre au travail, aidés par les domestiques de ce dernier, le nègre Cyrus et le jeune Stevie, 12 ans, petit délinquant récupéré après qu’il ait tué un gardien qui tentait de le violer.

Dès lors, ils vont traquer ce Jack L’Éventreur américain mais, contrairement à l’anglais, vont le trouver. Ils usent pour cela de la méthode inverse : partir des caractéristiques des crimes pour remonter au profil du tueur, puis identifier l’individu réel. Le lecteur mis en appétit ne sera pas déçu. Aucun chapitre ne se termine sans un quelconque progrès et les tâtonnements, observations, déductions et raisonnements sont aussi passionnants que ceux de Sherlock Holmes. Leur travail est collectif et chacun apporte sa vision.

Le meurtrier continue à frapper, mais un schéma commence à se dessiner : c’est toujours lors de fêtes chrétiennes du calendrier, toujours sur de jeunes garçons qui offrent leur corps, toujours après les avoir enlevés sans que personne ne le voie ; toujours sans viol mais avec des mutilations post mortem. Il doit y avoir dans le passé du tueur des traumatismes violents qui le poussent à détruire la jeunesse en fleur. Peut-être un rejet de sa mère, maltraitante même si cette façon de voir fait socialement l’objet d’un déni ; peut-être des scènes d’horreur qui l’ont marqué enfant ; peut-être même un viol à l’âge de ses victimes…

Malgré le sujet de la vie sexuelle des jeunes garçons devenu « tabou » pour la pruderie conservatrice d’aujourd’hui ; malgré la tendance très bourgeoise et chrétienne du déni envers tout ce qui dérange la morale commune bienséante ; malgré les abominations parfois décrites de façon clinique, ce qu’on n’ose désormais plus dans les livres, à la télé ni à la radio (mais qui se défoule sur le net) – ce roman policier est très prenant et se dévore littéralement jusqu’au bout.

Grand Prix de littérature policière et le prix Mystère de la critique 1995, le roman a fait l’objet en 2018 d’une série en 18 épisodes sur (évidemment) Netflic et Anal+. Le roman est probablement bien plus intéressant que sa déclinaison télé – forcément résumée, altérée et formatée grand public.

Caleb Carr, L’aliéniste (The Alienist), 1994, Pocket 2004, 574 pages, occasion €1,88, e-book Kindle €13,99

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Terminator 2 de James Cameron

Un film culte, sorti en 1991 après la guerre du Golfe, suite d’un précédent film sorti en 1984 après l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir. Ce n’est pas anodin : l’Amérique s’est réveillée et craint la guerre totale universelle. Moins celle menée par les Soviétiques ou les Arabes que celle que rend possible la technologie.

Le mot est lancé : ce sont bien les machines qui menacent l’humanité. Et parmi elles, « l’intelligence » artificielle, les processus automatiques sans âme qui reproduisent la bureaucratie anonyme des bas esprits binaires chez qui tout doit être blanc ou noir. L’envoi par « le rectorat » de Versailles de la lettre aux parents de l’adolescent harcelé qui s’est suicidé dans les Yvelines en septembre 2023 montre combien « l’intelligence » artificielle n’est pas réservée aux machines. Et combien le comportement administratif des je-m’en-foutistes et je-t’emmerde-c’est-le-règlement déshumanise les relations humaines.

La fiction veut que la découverte de puces électroniques révolutionnaires ait permis l’automatisation des bombardiers (aujourd’hui les drones) grâce à un processus automatique livré à lui-même (tir à vue sur cibles). L’hubris des militaires – évidemment américains – a poussé à la machinisation poussée de tout le système de défense afin d’éviter les émotions humaines et autres retards de riposte. L’ordinateur qui contrôle les machines, Skynet (le nom est aujourd’hui repris par un site de livraisons), a déclenché la Troisième guerre mondiale en atomisant l’Union soviétique afin d’assurer en riposte la pulvérisation des humains à Washington qui voulaient l’empêcher d’agir et reprendre la main.

Le Skynet du futur avait envoyé en 1984 un Terminator, cyborg tueur T-1000 en « métal liquide », pour éliminer Sarah Connor (Linda Hamilton), mère du futur John Connor qui deviendra chef de la résistance humaine contre les machines. Raté ! Skynet envoie donc un nouveau tueur cyborg en 1995 (Robert Patrick), juste avant le début de la guerre atomique survenue en 1997, pour éliminer John adolescent (Edward Furlong, 13 ans au tournage). Le John du futur, vers ses 45 ans, envoie lui aussi un cyborg afin de le protéger du tueur, mais ce n’est qu’un modèle T-800 plus ancien (Arnold Schwarzenegger). Il est capable d’apprendre, doté d’une IA assez performante (plus que le niveau atteint aujourd’hui par les chercheurs). Le gamin prendra un malin plaisir à lui enseigner ses expressions d’ado de l’époque comme « claque m’en cinq, hasta la vista Baby ou reste cool sac à merde ». Il est aussi capable de sourire, ce que ne fait pas le T-1000. Ces moments d’humour font beaucoup pour l’empathie du spectateur envers John et envers T-800.

La mère découvre en outre que le cyborg serait « un père parfait » pour son fils, elle ayant raté tous ses amants successifs avant d’être internée en hôpital psychiatrique. En effet, la machine est toujours disponible, prête à jouer à tout, sans jamais l’engueuler ou le battre, et le protégera quoi qu’il arrive. Un bizarre féminisme de la part d’une mère devenue quasi androïde dans sa paranoïa… Mais cette relation ado-cyborg est bien le cœur du film, ce qui en fait probablement le meilleur de la série Terminator.

Terminator 2 se voit et se revoit avec plaisir tant il est empli d’action sur fond d’apocalypse, comme notre époque angoissée le chérit. L’ado est assez banal, ni très costaud ni vraiment sexy malgré sa mèche à la mode, mais débrouillard et d’un calme jamais vu à cet âge en de telles circonstances. La mère séduit moins, en névrotique musclée pas très aimante, fascinée par le cliquetis des armes. Les cyborgs sont comme ils se doit : des machines sans âme qui font leur boulot inexorablement (ainsi qu’on demande à tout militaire américain et à tout bureaucrate français). Le T-800 paraît plus sympathique parce qu’on lui a ordonné de protéger un jeune humain et que cette fonction lui donne le comportement d’une figure paternelle. Le T-1000 est implacable et rusé, tout à fait dans son rôle, le visage-masque impassible comme un soviéto-nazi de caricature.

Les effets spéciaux font moins d’effet depuis qu’ils se sont multipliés avec l’électronique au cinéma, mais les séquences cultes ne manquent pas. A commencer par la première qui voit Schwarzenegger sortir tout nu d’une sorte d’œuf électro-magnétique dans la banlieue industrielle de Los Angeles. Sa prestation dans le bar-billard donne le ton : il en impose par sa prestance, sait ce qu’il veut, résiste aux coups et casse toute résistance des machos rockers bikers californiens fort à la mode en ce temps-là. Il obtiendra vêtements, moto et fusil à pompe sans vergogne et descendra les marches sur un riff de guitare électrique mémorable.

Une autre séquence est la poursuite du gamin en moto que menace un énorme truc américain, un camion comme dans Duel de Spielberg. Ce ne sera pas le seul camion à poursuivre les héros mais reste le symbole de la machine macho par excellence qui écrase de sa puissance tout insecte humain sur sa route.

La séquence explosions où la bande des quatre (avec Joe Morton en chercheur coupable) fait tout sauter du labo de technologie de pointe afin d’empêcher (ou de ralentir…) la recherche sur la puce du futur est aussi d’anthologie, avec tirs continus et massacre de bagnoles de flics à l’américaine.

Enfin l’ultime séquence du suicide du cyborg protecteur dans la fonderie, après une violente et douloureuse bagarre avec le cyborg agresseur dont le métal liquide se reforme au gré des formes qu’il prend, reste dans les mémoires comme un moment d’émotion. L’ado a récupéré sa mère mais perd son père de substitution : il devient adulte. Mais l’IA a compris le sens de l’émotion humaine via les larmes. Peut-être est-elle capable de s’humaniser et de quitter le binaire glacé des machines ? C’est du moins le sens que tente maladroitement de suggérer Sarah Connor en voix off.

DVD Terminator 2 – Le jugement dernier (Terminator 2: Judgment Day), James Cameron, 1991, avec Arnold Schwarzenegger, Linda Hamilton, Robert Patrick, Edward Furlong, Joe Morton, StudioCanal 2017, 2h11, édition remasterisée €9,99 Blu-ray 3D €36,61

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Sénancour, Oberman

Le vide et l’effusion sentimentale : c’est tout le torrent de mots de ce livre, écrit durant les bouleversements politiques, économiques et mentaux de la Révolution française. L’auteur, né en 1770, s’est imbibé de Rousseau pour pondre ce livre préromantique qui n’est pas un roman, ni un essai, mais des songeries inspirées de la nature alors que le monde est chamboulé en son intime.

Sainte-Beuve en fera l’éloge, ce qui rendra le livre célèbre. Frantz Liszt a consacré l’une de ses années de pèlerinage (en Suisse) à Oberman. Mais les états d’âme de l’auteur sont bien mièvres, même si écrits d’une belle langue. Il est vide et submergé d’émotions ; il n’évoque que les regrets de ce qu’il n’a point accompli, et des confessions de jeune homme qui ne sait pas ce qu’il est. Une sorte d’adolescent avant que le type n’existe, un gémissant qui désire tout court, sans savoir quoi ni qui. Il n’est pas à sa place dans le monde, la société et sa famille et sanglote. Les lamentations de Sénancour sur son tas de fumier, alors qu’il se voyait promis à de hautes pensées, sont la résultante des railleries de sa copains de collège. Lui l’inadapté, a tenté de faire de sa blessure une plaie universelle – et ce n’est pas trop mal réussi.

« Indicible sensibilité ! charme et tourment de nos vaines années ; vaste conscience d’une nature partout accablante et partout impénétrable ! passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon : tout ce qu’un cœur mortel peut contenir de besoins et d’ennui profond ; j’ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. (…) Qui suis-je donc, me disais-je ? Quel triste mélange d’affection universelle, et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive ! Une imagination romanesque me porte-t-elle a chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuses, et d’une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore. » Lettre 4.

Il a ce qu’on appellera, mais plus tard, le spleen, ce sentiment de décalage entre l’être et le monde. Il se sent vide, et peut-être l’est-il au fond. Toute la substance de l’œuvre est dans ce ressenti face à la nature, dans ces épanchements émotionnels abstraits envers les semblables – qu’il fuit. Il voudrait autre chose, du mieux, mais quoi ?

« Il y a une distance bien grande du vide de mon cœur à l’amour qu’il a tant désiré ; mais il y a l’infini entre ce que je suis, et ce que j’ai besoin d’être. L’amour est immense, il n’est pas infini. Je ne veux pas jouir ; je veux espérer, je voudrais savoir ! Il me faut des illusions sans bornes, qui s’éloignent pour me tromper toujours. (…) Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. » Lettre 18.

L’auteur a connu une vie errante entre la France et la Suisse, valorisant les bergers solitaires dans les montagnes nues (ou peut-être inconsciemment l’inverse, lui que son père destinait au séminaire où l’on apprend de drôle de mœurs). Il abandonne son âme aux songes. La réalité lui fait mal, la société lui est douloureuse car elle l’éloigne de ce divin ressenti tout seul dans les hauts.

Mais Sénancour n’est pas Nietzsche et son jeune homme point Zarathoustra. Il est le velléitaire empoissé de faiblesse, celui qui préfère l’illusion au vrai, ce lâche qui refuse de se battre pour la vie et finira obscur, végétant dans de petits boulots littéraires après un mariage raté. Une curiosité de lecture qui fait partie de la littérature française.

Étienne Pivert de Sénancour, Oberman, 1804, Garnier-Flammarion 2003, 570 pages, €14,00 e-book Kindle gratuit

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Colette, Bella-Vista

Premier volume de nouvelles de Colette, celui-ci en contient quatre. Ces textes, parfois de courts romans, sont rattachés à la vie de l’auteur tout en étant œuvres d’imagination. « Colette s’est utilisée elle-même comme personnage dans des récits reposant sur des anecdotes fictives », écrit justement Marie-Christine Bellosta dans la notice de la Pléiade.

Ces récits sont de sang : celui des oiseaux que chasse Daste dans la première nouvelle, sang de l’avortée Gribiche, sang du jeune Marocain du Rendez-vous, sang du bébé dans l’inceste Binard. Ces récits sont aussi d’amour : celui faussement lesbien du couple recherché par la justice, celui de l’abandonnée enceinte, celui d’une solidarité virile face à une pétasse chochotante, celui du père pour ses filles. Colette veut dire ce que les autres ne disent pas et que la société tait – par hypocrisie. Elle le révèle d’ailleurs progressivement, à demi-mots, ce qui maintient le suspense.

Bella-Vista, première nouvelle, est écrite alors que Colette emménage sa maison dans le midi. Elle se situe à l’auberge en bord de mer tenue par deux femmes et qui ne comprend, hors saison, que quelques pensionnaires. La narratrice dit « je » et l’on peut croire qu’il s’agit de Colette, même si les lieux et les noms ont été changés comme il est d’usage. L’hôtel serait le Kensington et le couple deux homos. A Bella-Vista, il s’agit de deux apparentes « amies » qui couchent ensembles. Un mystérieux Monsieur Daste, « chef de bureau au Ministère de l’Intérieur » séjourne et joue à la belote avec elles ; il est bizarre, fait peur à la chienne de la narratrice et son plaisir semble de dénicher les oiseaux. Une métaphore pour dire qu’il surveille les deux tenancières, Suzanne et Ruby, la première cuisinière provençale, la seconde garçonne américaine. Il veut les pousser à la faute pour les dénicher elles aussi. Il fera chou blanc mais se vengera sur les perruches, tuées une à une avec un sadisme de flic. Cette nouvelle est presque policière et il serait dommage d’en dévoiler la chute.

Gribiche est l’univers de La vagabonde, celui du music-hall où Colette œuvra lorsqu’elle débutait sa carrière entre 1905 et 1910. Là aussi elle dit « je » mais Gribiche est une jeune femme de la troupe qu’un admirateur du spectacle a mise enceinte. Sa mère l’avorte par des potions dont elle a le secret, mais l’avortement est un crime et le restera longtemps, jusqu’à Giscard et Simone Veil (non ! Ce n’est pas Mitterrand qui a libéralisé l’avortement). La fille en mourra, malgré la collecte des danseuses et le « geste » de la direction pour sa « maladie ». Encore une fois, Colette ne dévoile que peu à peu le sujet, ce qui le rend plus tragique.

Le rendez-vous est au Maroc, pays que Colette a visité et dont elle a aimé l’atmosphère. Elle parle ici à la troisième personne, comme pour objectiver hors d’elle les personnages. Bessier est un architecte français chargé de reconstruire un palais pour un pacha ; il est flanqué de sa femme, la vulgaire et provocatrice Odette ainsi que de Rose, une jeune veuve que courtise Bernard, architecte débutant auquel Bessier fait miroiter une association. Bernard veut baiser et se marier, et Rose lui semble la proie idéale. Celle-ci est consentante, pas bégueule, et le jeune couple s’enfonce dans le jardin immense la nuit pour retrouver un lieu propice, vu dans la journée avec le beau jeune guide Ahmed de 16 ans. Mais ils tombent sur un blessé, Ahmed lui-même, planté au couteau par un rival à propos d’une très jeune gamine. Bernard le soigne mais Rose se tient à distance, dépitée de n’être pas baisée et que Bernard reporte toute son attention sur un garçon ; elle a peur du sang et qu’on les découvre; elle est renvoyée à l’hôtel avec mépris par un Bernard lassé de cette petite-bourgeoise sans intérêt humain. Il reste avec Ahmed jusqu’au matin où l’ânier passe et transportera le blessé. Colette joue du contraste entre Odette et Rose, la première brune et délurée, impolie, la seconde blonde et timorée, conformiste. Colette joue aussi des amours différents que sont l’hétérosexuel et l’homosexuel, ou du moins l’errance entre les deux. Colette est plus subtile qu’elle n’y paraît et pose des jalons sans pourtant conduire au but. Bernard est généreux de préférer sauver la vie de son « semblable » à la baise fade avec une femelle trop bourgeoise (qui traite d’ailleurs plusieurs fois Ahmed de « bicot ») ; mais Bernard est attiré par la jeunesse adolescente du bel Arabe et par la solidarité virile qu’il ressent envers un jeune compagnon navré qu’il a envie de protéger. Une solidarité de soldat dans les tranchées vantée après 14-18, reprise virilement par les jeunesses fascistes et nazies des années 30 – sauf qu’elle s’applique ici à une race considérée avec condescendance.

Le sieur Binard est dans la suite de La maison de Claudine. Et la narratrice parle à la première personne. Là encore, le suspense monte et le lecteur n’apprend qu’à la fin qu’il s’agit d’un inceste, dont le père apparaît fier. Là encore, Colette joue du contraste entre la belle Hardonnaise qui se fait engrosser volontairement par son médecin, et les adolescentes trop jeunes qui subissent le sexe du père. Les deux auront des bébés florissants, mais pas sans danger pour les jeunesses. La nature ne connaît pas la morale et la Bible même raconte l’inceste, des fils et filles d’Adam et Eve entre eux (il fallait bien croître et multiplier). Pas de conclusion, Colette laisse chacun apprécier. Elle décrit, elle ne juge pas.

Colette, Bella-Vista (nouvelles), 1937, Livre de poche 1989, 249 pages, €8,40, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Michel Peyramaure, La vallée des mammouths

La préhistoire fascine. Michel Peyramaure, né en 1922, est amoureux de sa région natale, le Limousin Périgord ; il la chante au long de ses romans dans le style régionaliste de l’école de Brive. Il est décédé le 11 mars de cette année 2023, à 101 ans. Pas de Limousin Périgord sans préhistoire, le magdalénien surtout des grottes ornées, telle Lascaux. Louis-René Nougier, professeur émérite de préhistoire à l’université de Toulouse préface d’ailleurs ce livre. Il lui rappelle les gestes des artistes de Rouffignac.

Chaab le chasseur est éventré par un bœuf musqué qu’il a vaincu mais qui, dans un dernier sursaut, lui a dénudé le foie. Il est soigné par le vieux sorcier Awah et par ses enfants, son fils Ayud, dans les 15 à 17 ans et Yawna, sa fille de 13 ans désormais nubile. Il entre en rémission mais il finit par mourir. La faute au sorcier débutant Toloo, inapte mais content de lui, sans aucun don, avide du prestige que la fonction lui donne – mais surtout protégé par le chef. Deïwo est un géant fort comme plusieurs hommes mais aimé de personne. Il est brutal, cruel, et seul Toloo le flagorne, trouvant grâce à ses yeux. Sans le chef, d’ailleurs, l’apprenti sorcier ne serait rien : ses simagrées incantatoires sont sans effet car il n’a aucun affect.

Comme tous les fascistes, Toloo renverse la cause : il ment selon l’adage de Goebbels que plus c’est gros, plus ça passe. Il accuse Awah d’avoir tué Chaab, chasseur respecté ; il veut être sorcier à la place du sorcier et posséder ses pierres magiques, les cristaux et la pierre de foudre, fragment de météorite. Les enfants s’insurgent mais ils n’ont pas voix au chapitre, encore qu’on puisse considérer, anthropologiquement, qu’à 17 ans on était un homme fait en ces temps préhistoriques où la durée de vie était réduite. Mais l’auteur est né en 1922, avec les préjugés machos et patriarcaux qui vont avec. Il fait du jeune homme un « adolescent », concept qui n’avait pas cours aux époques anciennes. On devenait un homme dès que l’on était pubère pour engendrer et que l’on savait chasser pour nourrir sa famille. Ayub le garçon n’est d’ailleurs plutôt sympathique qu’au début, lorsque sa jeunesse se débat contre l’injustice. Il cesse de l’être avant la fin lorsque son ancrage dans la haine tribale prend le dessus. Il méritera ce qui lui arrive.

Comme nul ne peut se faire entendre, Awah décide de fuir la tribu et les deux jeunes le suivent. Ils sont poursuivis mais découvrent une grotte aux ours… apprivoisés par Kuecô, un homme solitaire de la tribu voisine qui en a marre de la guerre incessante et rituelle entre tribus. Le trio fait aussi la connaissance d’Orca, qui a apprivoisé le mammouth et erre dans la steppe sur le dos du mâle dominant, caché entre ses jarres. Les mammouths sont des éléphants antiques dont la race s’est éteinte. Le mot vient du russe mamont, qui veut dire « corne de terre ». Les mâles pouvaient mesurer 5 m au garrot et peser jusqu’à 12 tonnes. Ils étaient les animaux rois de l’époque. Aussi, apprivoiser un mammouth était considéré comme « extraordinaire », égalant l’humain aux Puissances de la nature.

Yawna tombe amoureuse de Huecô tandis que son frère Ayub est tiraillé par son amitié pour le jeune homme qui les a sauvés et son inimitié acquise pour l’ennemi héréditaire de sa tribu. Laquelle doit le juger pour avoir trahi et peut-être le mettre à mort. Mais le chef Deïwo ne décide pas de cela tout seul, les Anciens du clan ont leur mot à dire. Après diverses péripéties aventureuses, Ayub et Yawna sont fait prisonniers et le verdict tombe : Ayub sera réintégré à la tribu s’il tue un Homme jaune ennemi, son ami le plus cher, Huecô. Quant à Toloo, il est durement puni pour non seulement ne pas parvenir à soigner, mais aussi pour avoir tué Chaab par le poison en intervertissant la poudre qu’avait préparé Awah. Il avoue devant tous, menacé du verdict de l’Eau qui fait parler… une ruse de sorcier.

Ayub se dirige donc, la mort dans l’âme, dans la grotte aux ours où réside Huecô tandis que sa jeune sœur se morfond pour son frère et pour son amoureux. Seul l’un d’eux survivra. Quant au chef Deïwo, il n’est pas intelligent et croit subtil d’emmener les guerriers de la tribu massacrer ceux d’en face. Il n’y survivra pas, cette fois ce sera le svelte et souple Orca descendu de son mammouth qui le terrassera.

Un roman d’aventure dès 9 ans mais qui plaît aussi aux adultes hantés par la préhistoire. La région est belle, le relief subsiste, même si le climat est désormais moins froid et que les grands animaux antiques ne sont plus. A lire en visitant Lascaux et tous les autres abris anciens.

Michel Peyramaure, La vallée des mammouths, 1966, Pocket 2005, 254 pages, €2,96

également en Folio junior 1980 occasion

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Alexandre Jardin, Fanfan

Alexandre, un gars de 20 ans étudiant à Science-Po, se dit descendant du fameux Robinson Crusoé. Ses parents, comme ceux de l’auteur dans la vraie vie, sont libertins et le garçon aperçoit à 13 ans un homme nu chevauchant sa mère dans le lit conjugal, tandis que son père a ses maîtresses. Il décide tout de go d’avoir une vie inverse, autrement dit d’être fidèle.

Ce grand écart entre libertinage et fidélité schématise ce que vit la société des années post-68… jusqu’à aujourd’hui. La « modernité » veut la liberté de l’individualisme, jusqu’à l’égoïsme sauvage, tandis que la « réaction » à ces changements veut en revenir au moralisme coincé du couple stable uni par Dieu pour l’éternité. Les parents sont ados et l’ado devient vieux con.

C’est sans compter sur la vie même. Elle va son petit train et offre ses surprises. Alexandre est très bien avec Laure, issue d’une famille à particule traditionnelle de province. Elle est plutôt bien roulée, gentille, plan-plan et sans aucune surprise. Le déroulé d’un week-end dans sa famille est réglé comme du papier à musique… sauf que Monsieur père est inféodé à la maison à Madame mère ; il lui cède tout pour avoir la paix, elle régente tout par frustration. Cette perspective d’une existence grise et soumise révulse le jeune Alexandre. « La passion expire quand l’espérance est morte » p.122. Il ne se voit pas dans le couple tradi.

En Normandie, dans un hôtel pas cher où il a emmené ses conquêtes d’un soir lorsqu’il était en vacances, avant de rencontrer Laure, et où il revient régulièrement pour raisonner et apprendre du vieux Ti (un nom de Résistance), Alexandre découvre un week-end Fanfan. C’est une fille du même âge que lui mais tout son inverse. Elle explose de vie, agit en originale, suit sa volonté. Elle veut être réalisatrice de cinéma et a déjà tourné deux longs métrages… en super-8, faute de moyens. Elle est allée jusqu’en Irak pour filmer la vraie guerre et les relations des vrais combattants – ce qui est un peu osé de la part de l’auteur mais fait partie de sa fantaisie.

Fanfan appartient à cette famille de Ker Emma, fondée par un ancêtre au XIXe, et qui a essaimé aux quatre coins du monde mais se retrouve soudée une fois l’an en Normandie. Cette solidité de racines et de clan fonde probablement l’originalité de Fanfan, tout comme les petits enfants n’explorent le monde et les autres que s’ils ont des parents attentifs et protecteurs. On n’a de curiosité pour l’ailleurs et le différent que si l’on se sent assuré de soi. La crainte phobique de l’immigration n’a pas d’autre racine – même si je suis bien d’accord qu’une arrivée trop massive d’un coup pose des problèmes d’assimilation et d’habitudes. Il semble que 10 % d’allogènes soit la dose acceptée par une population. Mais tel n’est pas le propos du roman, bien plus badin.

Il s’agit de la passion contre le couple, du romantisme du « grand » amour contre l’usure des jours. Flaubert s’était déjà moqué de cet Hâmour exalté à la Victor Hugo, mais les midinettes ne cessent de rêver au prince charmant jusque dans les séries télé yankees et sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui. Il s’agit toujours de séduire pour accrocher le plus viril, le plus mauvais garçon, le plus impitoyable. Pas de vivre à deux mais de vivre l’orgasme. Il va de soi qu’une fois la fièvre pubertaire retombée, le sexe ne sert pas de lien et que l’accouplement n’est pas le couple. D’où les séparations, les divorces, les crimes de maricide ou de féminicide.

Ce pourquoi le jeune Alexandre Crusoé/Jardin décide de ne jamais assouvir son désir pour celle qu’il va aimer. S’il baise pour un soir ou quelques mois celles qu’il n’aime pas vraiment, il veut rester fidèle et « se marier » (ce grand fantasme d’accrocher l’autre) avec celle qu’il aimera. Ce n’est pas simple, mais Alexandre ne cède pas à ses pulsions comme le tout venant ensauvagé ; il se domine, se maîtrise, joue du désir pour l’affiner. Fanfan le perçoit, le sait, elle flambe. Rien de tel qu’un désir retenu pour que son assouvissement soit convoité. S’il se maintient malgré tout, alors il s’agit de l’être de votre vie.

Le jeune homme préfère les préliminaires à la copulation et il va jouer comme au cinéma divers rôles pour maintenir et contenir son désir. Laure finira par s’effacer, dont les parents ont d’ailleurs fini par divorcer malgré leur milieu et leurs traditions. Fanfan posera un ultimatum après leur première baise – torride – de nuit sur une plage de sable normand, après une danse érotique où Fanfan a décidé de se donner à tous les garçons qui la désirent si Alexandre ne la prend pas. Il la prend, elle revient dans cinq jours, il la bague ou il ne la revoit jamais. Ils se marient, furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

Alexandre est devenu adulte et a retrouvé la raison, remis la société à l’endroit. Son mentor Ti lui a expliqué que « l’amour véritable, [est] celui qui donne, pas celui des puceaux » p.240. Comme toutes les histoires, les histoires d’amour adultes sont faites pour se développer, avec leurs lots de surprises et d’habitudes. En rester aux préludes est un évitement ; grandir exige de passer aux actes durables.

Jardin a des facilités d’écriture, il a commencé tôt et ce troisième roman a donné un film, scénarisé par lui et réalisé par lui avec Vincent Perez et Sophie Marceau en 1993 ; une bluette. Le livre est plus intéressant mais, si cette fantaisie se lit avec légèreté, elle pousse à réfléchir sur l’adolescentisme, ce mal du siècle qui conduit les adultes à diverses perversions, dont l’illusion, le déni et l’irresponsabilité ne sont pas les moindres.

Alexandre Jardin, Fanfan, 1990, Folio 1992, 249 pages, €9,20

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C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée

La famille, c’est fou – crazy comme on dit au Québec qui résiste à l’anglais. Famille catholique, ouvrière, macho : pas moins de cinq garçons, virils comme leur père Gervais Beaulieu (Michel Côté). Mais, euh… tous différents – comme il est d’usage.

La famille, c’est fou – crazy comme on dit au Québec qui résiste à l’anglais. Famille catholique, ouvrière, macho : pas moins de cinq garçons, virils comme leur père Gervais Beaulieu (Michel Côté). Mais, euh… tous différents – comme il est d’usage.

C.R.A.Z.Y. comme l’initiale de chacun des cinq prénoms : Christian (Jean-Alexandre Létourneau de 15 à 17 ans, Maxime Tremblay adulte), Raymond (Antoine Côté-Poivin de 13 à 15 ans, Pierre-Luc Brillant adulte), Antoine (Sébastien Blouin de 12 à 14 ans, Alex Gravel adulte), Zachary (Émile Vallée de 6 à 8 an, Marc-André Grondin de 14 à 21 ans), Yvan (Gabriel Lalancette de 8 à 9 ans, Félix Antoine Despathie de 15 à 16 ans).

Crazy comme le morceau de Patsy Cline que le père adorait dans sa jeunesse. Christian est l’intello, qui lit tout, tout le temps ; Raymond est la brute ouvrière, macho et solitaire, violent et vite drogué ; Antoine est le sportif musclé mais péteux ; Zachary est tout l’inverse, le fifils à sa mère, né comme Jésus le jour de Noël, qui a un « don » mais qui se voit en David Bowie ; Yvan est Bouboule, le petit dernier trop nourri.

Nous sommes dans les années 1966-1980, les enfants grandissent dans une société restée traditionnelle mais tourmentée par la modernité venue des States et du Royaume-Uni. Ils ne répondent pas aux désirs de miroir du papa. La maman Laurianne (Danielle Proux) les accepte tels qu’ils sont, dans son rôle traditionnel de mère. Zac, dès 6 ou 7 ans préfère jouer à la maman comme les filles, mais résiste car il admire son père ; il refuse de jouer avec la petite voisine Michelle (Marie-Michelle Duchesne) pour laver la voiture avec papa. Mais il met le peignoir de maman et ses colliers pour mignoter le gros bébé Yvan (Alexandre Marchand à 3 mois), qu’il est le seul à réussir à calmer lorsqu’il a mal ou qu’il pleure. Il a un « don », conforté par la mère Tupperware de la communauté. Mais de la sensibilité aux autres à la superstition magique, il y a un pas. Lui n’y croit pas, sa mère si. Toute la famille téléphone dès que quelqu’un s’est fait mal, il suffit que Zac pense à elle ou lui pour qu’il guérisse. Effet placebo – toujours très efficace.

Mais de la sensibilité à la sensualité, ne va-t-on pas vers la gayté ? L’enfant porte toujours le col largement ouvert, l’adolescent dort quasi nu et entreprend dès 14 ans de se muscler torse nu devant le miroir, avant de se branler dans la voiture paternelle avec un copain, chacun de son côté (« un acte manqué » dit le psy, pour faire accepter au père la différence du fils). Si les autres compensent dans les études, la violence ou le sport, Zac préfère la musique, le rock des années 70 à tendance hippie où les hommes acceptent leur part de féminité. Il a le rythme dans le sang, comme son père, et réussit comme DJ dans les bars, gagnant plus que lui à l’usine.

Est-ce hérédité ou éducation qui vous fait aimer les semblables ? Le père croit que c’est l’éducation et se reproche de n’avoir pas su ; la doxa anglo-saxonne croit plutôt aux gènes et, pour les cathos, à la griffe du diable. Le Zac ado porte d’ailleurs une coiffure et un sourire méphistophéliques, rusé, cruel, jouissant de voir son frère aîné se vautrer dans la came et la brutalité.

Le père perd l’un des cinq, trop drogué malgré ses promesses, et un autre est pédé. Il est désespéré et l’exprime à son fils Zac de 20 ans dans une scène très réussie. « J’sais pas quoi t’dire. Que tu comprennes qu’t’es pas comme tu penses. T’vas rater les plus belles choses qu’t’as dans la vie : d’avoir des enfants. Y’a rien d’pu beau. (…) Si tu penses qu’y a rien à faire, qu’tu peux pas changer, j’pourrais pas accepter ça, j‘serais pas capable. »

Zac a des tentations, mais il les refuse ; il se bat avec un condisciple lycéen qui serait enclin aux pipes ; il expérimente le « shot » bouche à bouche (avec un joint entre les deux) qui n’est pas un baiser entre ados, même s’il en a l’apparence pour qui le voit. A 20 ans, chassé par son père, il effectue un pèlerinage en Israël « sur les pas de Jésus » pour qu’Il lui dise, le révèle. Dans un bar gay, un beau blond (Philippe Muller) le drague et couche avec lui, mais ce n’est pas concluant, Zac n’aime pas vraiment. N’est-ce pas la crainte du père qu’il vire pédé qui l’a conduit à tenter le diable ?

Au retour au Canada, il reprend sa relation avec la voisine Michelle (Natacha Thompson), qu’il a baisée sans amour, avec violence pour s’affirmer macho, mais qu’il souffre de ne pas aimer « comme tout le monde ». Raymond meurt et son père étreint Zac, dans l’émotion.

Le garçon trop tendre va probablement finir dans le rang, hétéro affiché, avec des gosses, malgré sa sensibilité, sa sensualité et ses tentations. Le film ne va pas plus loin et laisse ouvert le destin. Peut-être parce que chacun, au fond, le choisit. L’orientation sexuelle n’est pas binaire mais faite de multiples gradations, variables au cours de la vie, et qui ne sont pas « essentielles ».

Une histoire très humaine où un fils cherche un père pour se construire, lequel cherche un fils dans lequel se reconnaître. Sous les airs de Pink Floyd, Rolling Stones, David Bowie, Patsy Cline, Giorgio Moroder, The Cure et Charles Aznavour. Et des québécismes de langage parfois à sous-titrer, parfois savoureux – comme fif pour pédé, peut-être abrégé de « fifille ».

Mais il a fallu dix-huit ans pour qu’il atteigne les chaînes télé nationales françaises en mai dernier… Cela n’aurait jamais eu lieu si Le Pen était passée, avec son moralisme pétainiste, enamouré devant Orban et poutine.

DVD C.R.A.Z.Y., Jean-Marc Vallée, 2005, avec Michel Côté, Marc-André Grondin, Danielle Proulx, Émile Vallée, Pierre-Luc Brillant, Koba 2022 version restaurée, 2h09, €10,24, Blu-ray €15.00

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Colette, Le blé en herbe

Elle a 15 ans « et demi » et lui 16 ans « et demi » comme disent tous les adolescents qui veulent être grands avant l’âge. C’est qu’ils sont à cette période de la vie qui bascule d’un coup de l’enfance à l’âge adulte, ou presque. Un passage que Colette a observé chez ses beaux-fils à la plage et qu’elle romance avec Phil et Vinca – le nom latin de la pervenche. Car la jeune fille, qui est un peu elle-même, a les yeux très bleus, en harmonie avec le ciel d’été de Bretagne nord. L’harmonie avec la nature est très importante pour Colette, comme d’ailleurs pour les adolescents. Ils veulent se sentir inclus, acceptés, à l’unisson.

Vinca et Phil sont voisins d’été sur une plage entre Cancale et Saint-Malo. Les parents se connaissent, s’invitent, leurs villas louées tous les étés se touchent. Les deux enfants se sont connus tout petits et sont comme frère et sœur – jusqu’à cette année des 16 ans de Phil. Il change, devient petit mâle, aussi bien physiquement que mentalement. C’était dans l’air du temps, l’entre deux-guerres ; ce serait un peu différent aujourd’hui, mais pas tant que cela. Vinca est tourmentée d’amour pour Phil, mais comme un prolongement naturel d’enfance ; Phil opère une rupture, prend conscience de son charme et de sa beauté, devient dominateur et comme propriétaire. « Vinca ne sait que se taire, souffrir de ce qu’elle tait, de ce qu’elle voudrait apprendre, et se raidir contre le précoce, l’impérieux instinct de tout donner, contre la crainte que Philippe, de jour en jour changé, d’heure en heure plus fort, ne rompe la frêle amarre qui le ramène, tous les ans, de juillet en octobre »

Les ados vivent à demi nus, en vacances de tout, de l’école comme de la ville et des convenances. Ne reste qu’un minimum. « Tu t’habilles ? et moi ? je ne peux pas déjeuner en chemise ouverte, alors ? – Mais si, Phil ! Tout ce que tu veux ! D’ailleurs tu es beaucoup mieux, décolleté ! » p.1189 Pléiade. Sensualité des corps et des regards. « Vinca cessa de coudre pour admirer son compagnon harmonieux que l’adolescence ne déformait pas. Brun, blanc, de moyenne taille, il croissait lentement et ressemblait, depuis l’âge de quatorze ans, à un petit homme bien fait, un peu plus grand chaque année » p.1193. Phil remonte de la plage, « il se laissa glisser, épousa délicieusement, de son torse nu, l’ornière de sable frais » p.1196. Et une voix jeune et autoritaire l’éveille : « Hep ! Petit ! ». Une dame en blanc enfonce ses hauts talons dans le sable et veut savoir si son auto peut passer dans le chemin. Phil « ne rougit que quand il fut debout, en sentant sur son torse nu le vent rafraîchi et le regard de la dame en blanc, qui sourit et changea de ton. Pardon, Monsieur… » p.1197.

C’est le début d’une aventure ; la femme couguar qui désire l’éphèbe demi nu et le garçon qui est tenté par la femme mûre. Bertrand, le beau-fils de Colette, la première fois à Rozven en Bretagne en 1920, avait 16 ans et demi – et elle 47 ans. Trois femmes alentour convoitaient le jeune homme, dont elle-même. Dans l’édition de la Pléiade, Bertrand de Jouvenel témoigne, sans en dire trop. « Colette me regardait sans doute, car un jour où, devant la maison et vêtu d’un caleçon de bain, elle passa son bras sur mes reins, je me souviens encore d’un tressaillement que j’éprouvai. Il faut qu’il ait été bien vif pour avoir laissé un souvenir » p.LVII Pléiade.

Il paraît 12 ans quand il rit, mais jeune homme lorsqu’il est debout torse nu, dit la dame nommée Camille Dalleray, un prénom androgyne comme ses 30 ans avec peu de seins. Elle va l’inviter à boire une orangeade, puis à discuter, puis dans son lit. C’est dit pudiquement et décrit sans détails mais comme une évidence. L’initiation s’effectue sans heurts. L’univers de la dame en blanc est celui de la ville, de la villa obscure contre la chaleur, du lieu clos où se consomme l’amour : un enfermement. L’univers de l’amie d’enfance est tout le contraire : la plage, la mer, le grand large et le ciel, tout l’avenir du monde ouvert dans la nature.

Car le drame est celui de Vinca ; elle observe, elle sait, elle souffre. Et puis elle pardonne car la dame n’est qu’une passade d’été et Phil lui revient car elle se donne à lui volontairement comme une femme. Pour la première fois, pour l’arrimer en elle. « Il entendit la courte plainte révoltée, perçut la ruade involontaire, mais le corps qu’il offensait ne se déroba pas, et refusa toute clémence » p.1267. C’est délicatement dit.

Mais la femme de 30 ans a soumis et affaibli le jeune garçon de 16 ans vigoureux et possessif : il s’évanouit de faiblesse, il est soigné par Vinca. Elle s’affirme à son image, surtout après s’être donnée. Vinca chante au réveil, le dernier jour des vacances, alors que Phil s’enferme dans ses scrupules et sa culpabilité d’avoir plus ou moins trahi son amie et son enfance. Même si « leurs quinze années de jumeaux amoureux et purs » p.1268 ne s’oublient pas d’un coup de queue. « Puisqu’une femme que je ne connais pas m’a donné cette joie si grave, dont je palpite encore, loin d’elle, comme le cœur de l’anguille arraché vivant à l’anguille, que ne fera pas, pour nous, notre amour ? » p.1268. Mais le sexe n’a jamais établi la communication pleine et entière entre l’homme et la femme. Il manque tout le reste : les habitudes des corps, les affects des cœurs, les inclinations des esprits. C’est tout cela qui doit se développer avec le temps dans le couple ; c’est tout cela que Phil a perdu, désorienté par son passage hors de l’enfance.

Le roman a été publié en feuilleton dans Le Matin entre juillet 1922 et mars 1923 et a fait scandale dès le XIVe chapitre ; au XVe, la publication a été arrêtée. Ce pourquoi le chapitre XVI final bouscule le dénouement. Rappelons que le film d’Autant-Lara en 1954, qui a été tourné à partir du roman, a lui aussi fait l’objet de scandale et a été censuré. La société adulte, bourgeoise, catholique et inhibée n’a jamais accepté que l’enfance ne soit plus le paradis de la pureté et que l’adolescence commence. C’est pourtant la nature.

Colette, Le blé en herbe, 1923, J’ai lu 2000, 125 pages, €3,00, e-book Kindle €6,99

DVD Le blé en herbe, Claude Autant-Lara, 1954, avec Edwige Feuillère, Nicole Berger, Pierre-Michel Beck, Gaumont 2010, 1h44, €12,99 Blu-ray €14,99

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

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Colette, Le voyage égoïste

Encore un autre recueil d’articles : quand un auteur n’a rien à dire, il publie ses articles en volume. Le thème, s’il en faut un, est celui de la vie quotidienne – facile quand on écrit dans les journaux, Le Matin, Vogue, Demain : c’est ce que les lecteurs/lectrices demandent. Mais ces textes sont riches et se lisent très bien encore aujourd’hui. Colette s’étonne, découvre du neuf, éprouve la joie des cinq sens. Même les mots qui décrivent sont remplis de saveur. L’éphémère du jour voisine avec le tangible du passé. Le souvenir fait voyager autant que l’aujourd’hui. Non sans plaisir mais aussi ironie.

Car Colette se moque.

D’elle-même avec ses souvenirs égoïstes : « Oh ! petit garçon je te montre un vase enchanté, dont la panse gronde de rêves captifs, la grotte mystérieuse où je m’enferme avec mes fantômes favoris, et tu restes froid, déçu… » p.1095 Pléiade. De sa fièvre dans « J’ai chaud ! » – que dirait-elle ne nos,canicules ! De l’absence de l’Autre, mari ou jeune amant : « C’est qu’il n’y a plus, sur la plage lissée par la vague, la moindre trace de tes jeux, de tes bonds, de ta jeune violence, il n’y a plus tes cris dans le vent, et ton élan de nageur ne brise plus la volute harmonieuse de la lame qui se dresse, s’incline, s’enroule comme une verte feuille transparente, et fond à mes pieds… » p.1101. De sa fille qui, à douze ans, évolue et récuse ses yeux de l’an dernier, son imaginaire enchanté et les jeux de déguisement avec les coupons de tissu. « Elle cherche de l’œil un miroir et non plus une couronne de lambeaux radieux » p.1129.

Des autres, de la mode, du temps : comme ces « parents qui soupirent, déconcertés, devant une progéniture qui à dix ans réclame une fourrure, à douze ans une auto, à quinze ans un fil de petites perles » p.1107. Ou ces visites obligées aux uns et aux autres, même si l’on n’en a pas envie, jusqu’à ce « mien cousin laissa chez moi une carte de visite qui portait, gravés, ces mots : Raphaël Landoy, Vice-Président de la Ligue contre l’usage de la carte de visite. » p.1111. Des mannequins « américains », grandes juments garçonnières sans fesses ni seins, sveltes mais anorexiques, qui contraignent les robes et disciplinent les corps peu faits pour ça en latinité. Seuls les hommes apprécient les robes, à condition qu’elles soient sur les mannequins : ils ont le regard objectif, sensuel, et achèteraient bien le tout plutôt que l’oripeau.

La mode allonge en été et raccourcit en hiver, habille en sept ans d’âge les femmes mûres, art de transgression qui vise l’épate plutôt que le confort et surtout le bon sens. Mode garçonnière : « Chez les couturiers, le faste de Byzance se promène sur des collégiens tondus. Lelong drape de ravissants petits empereurs de la décadence, des types accomplis de la grâce sans sexe, si jeunes et si ambigus que je ne pus me tenir de suggérer au jeune couturier (…) : « Que n’employez-vous – oh ! en toute innocence ! – quelques adolescents ? L’épaule fringante, le cou bien attaché, la jambe longue, le sein et la hanche absents, il n’en manque pas qui donneraient le change sur… – J’entends bien, interrompit le jeune maître de la couture. Mais les jeunes garçons qu’on accoutume à la robe prennent, très vite, une allure, une grâce exagérément féminine au voisinage desquelles mes jeunes mannequins femmes, je vous l’assure, ressembleraient toutes à des travestis » p.1181. On notera qu’ainsi Colette se moque des féministes qui voudraient être garces et réduire l’homme à l’androgyne, en même temps quelle dit son goût pour l’extrême jeunesse, étant passée entre vingt et cinquante ans de gouine à cougar.

Sa copine Valentine est de ces écervelées riches et oisives qui suivent la mode et les engouements « à la Facebook » comme on dirait aujourd’hui : s’habiller court en hiver mais avec un long manteau, se payer une couturière à façon plutôt qu’une robe de prix, ou faire l’inverse six mois plus tard avec les mêmes arguments évanescents, « voyager » à toute allure en 11 CV en tenant une « moyenne de 80 », des vendanges en septembre mais habillée comme il sied, « en toile violet-pourpre, imprimée de raisins jaunes » p.1130.

Colette s’étonne que les vendeuses d’habillement étouffent dans les « odeurs de femmes » qui transpirent et ne portent plus de linge. Ou qu’en arrière-saison le « lamé démontre la grossièreté des sens féminins, particulièrement de l’odorat. Car le fumet d’une robe de lamé, humectée au cours d’une soirée chaude, oxydée pendant la danse, passe en âpreté le fier arôme du déménageur en plein rendement. Elle fleure l’argenterie mal tenue, le vieux billon, le torchon pour les cuivres » p.1163.

Elle ironise sur « les joyaux menacés », cet impôt sur les « biens oisifs » mobiliers que le Cartel des gauches voulait établir à 14 % en 1925 ! Les femmes, « jamais elles ne se sont senties si directement offensées » p.1134. Sur les fards dont les parfumeurs imposent le goût douteux aux hommes qui embrassent leur femme, au point que l’un d’eux vient en acheter lui-même pour en tester la saveur avant de l’offrir à son épouse. Sur les chapeaux qui cachent les visages, et l’habitude de les porter avec telles boucles d’oreille, ce qui fait confondre les amoureux qui attendent leur belle à la sortie du métro. Sur « les seins », « leur nom banni, leur turgescence, aimable ou indiscrète, morte et dégonflée ». On refait le sein, « qu’un profond soupir heureux émeuve vos tétons carrés de boxeur, ou votre troublante gorge d’élève de rhétorique, et maintenant vous pouvez choisir » p.1152 : renforts en coupelle de caoutchouc, poches de tulle pour les rentrer et les mouler, l’été le maillot de bain style fillette ou le tablier à carreau sans manches

Colette s’enthousiasme aussi.

De la neige avec le ski qu’elle découvre, des vacances des petits Parisiens qui ont déjà trop chaud en juin et qui vont aller nus tout l’été, des « chasses » en plein Paris d’un léopard échappé ou une perdrix égarée de ses champs. Des mots inventés par les couturiers de mode : « le los de la crepellaine, du bigarella, du poplaclan, du djirsirisa et de la gousellaine – j’en oublie ! – une griserie phonétique me saisit, et je me mets à penser en pur dialecte poplacote » p.1160. Plaisir des mots comme des fruits qu’on croque ou des gemmes qu’on admire. Les « soieries » sont son bonheur : « au sein d’un velours riche en moires, touché du reflet aquatique qui court sur une surface buveuse de lumière, le pavot est devenu méduse » p.1175.

Colette, Colette, Le voyage égoïste, 1911-1925, 1928, Fayard 1996, 128 pages, €14,00, e-book Kindle4,99

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

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Jostein Gaarder, Le monde de Sophie

Sophie est une jeune fille de 14 ans qui reçoit un jour une étrange missive. En rentrant du collège, dans sa banlieue de Norvège, elle découvre une lettre qui lui est adressée, avec ces simples mots à l’intérieur : « Qui es-tu ? » Ce sera la première d’une longue série qui lui pose des questions philosophiques. Elle finira par rencontrer son auteur, qui se fait appeler Alberto Knox. Non sans que celui-ci lui ait livré divers textes philosophiques, comme un manuel par chapitre qu’elle range dans un classeur.

G. Bruno avait publié en 1877 Le Tour de la France par deux enfants (dont l’aîné a 14 ans) ; Selma Lagerlöf avait publié en 1906 Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (avec un Nils de 14 ans) ; Jostein Gaarder reprend l’idée et publie en 1991 Le monde de Sophie, gros succès de l’époque. Sous la forme d’un mystère pour adolescent qui comprend une suite d’énigmes, l’auteur déroule l’histoire de la philosophie du jardin d’Éden à nos jours. Il y a les mythes, les philosophes de la nature, Démocrite, Socrate, Platon, Aristote, l’hellénisme, le Moyen Âge, la Renaissance, le baroque, Descartes – et ainsi de suite jusqu’à l’époque contemporaine. Oh, tous les auteurs ne sont pas représentés : Heidegger est évacué en une ligne, Nietzsche en un paragraphe, il manque Montaigne et Pascal – entre autres. Mais le principal y est.

Adolescents et adolescentes dès 14 ans, tout comme ceux qui doivent passer leur bac – ou les adultes qui veulent se cultiver – ont intérêt à lire ce livre. Il présente simplement les philosophes sous forme de dialogue du niveau jeunesse. Du simplifié pour l’époque. Du rapide pour ceux qui ne lisent pas d’habitude. Même si certains ne parviennent pas à le finir, ce qui est un comble, et dénote l’avachissement tellement d’époque. Pour ceux-là existe une récente version en bandes dessinées. Avant une série de courtes vidéo format tiktok, puis des borborygmes  pré-écriture ? Tant va la flemme…

Mais Sophie est elle Sophie ou Hilde, à qui sont adressées dans la même temps des cartes postales par son père, major de l’ONU au Liban ? Alberto Knox existe-il réellement ou n’est-il qu’une image du père de Hilde ? C’est toujours au fond la même histoire philosophique du papillon qui se rêve Louang tseu ou de Louang tseu qui rêve d’être papillon. Où est le réel ? Où est la vérité ? Comment connaître le sens du monde et de sa propre vie ? L’initiation à la philosophie est de tous âges, mais commence vraiment à l’adolescence. N’hésitez pas à vous y mettre. Même si vous avez dépassé l’âge.

Jostein Gaarder, Le monde de Sophie – roman sur l’histoire de la philosophie (Sofies Verden), 1991, Points Seuil 2002, 617 pages, €10,00

Zabus et Nicoby d’après Gaader, Le Monde de Sophie (BD) – La Philo de Socrate à Galilée, Albin Michel 2022, 264 pages, €24,90

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Colette, Chéri

Léa, une femme de 49 ans, a connu Fred depuis tout petit ; elle a fait son initiation vers ses 16 ans et l’a surnommé Chéri. Elle est l’amante-maman, la mère biologique étant une vieille peau dévoyée de demi-mondaine. Mais il faut bien que la société retrouve ses droits : Chéri doit se marier. La jeune Edmée, de son âge, est intelligente et discrète, mais… elle ne sera jamais l’équivalente de l’Initiatrice. Drame théâtral.

De cette pochade mondaine, tout à fait dans l’air du temps d’après-guerre porté à la bagatelle après massacre, Colette fait une histoire émouvante et grave : la sienne. Elle aussi a vieilli, mariée plusieurs fois et toujours à un moment déçue. Elle aussi a connu des émois pour de jeunes adolescents, celui ébauché en Marcel dans Claudine à Paris, l’Apache de L’ingénue libertine, les chasseurs d’hôtel de La retraite sentimentale. Elle aussi a « initié » son beau-fils, Bertrand de Jouvenel, le fils de son mari Henry, lorsqu’il avait « un peu plus de 16 ans » – et l’a gardé auprès d’elle jusqu’à ses 25 ans et son mariage.

Rien de très neuf : Rousseau a eu sa Madame de Warens qu’il appelait « maman »… ; Stendhal a fait de Julien le très jeune amant de Madame de Rénal et de Fabrice l’amant-jouet de la Sanseverina ; même Flaubert dans Madame Bovary fait de l’apprenti du pharmacien un amoureux de 15 ans ; Radiguet fera du Diable au corps l’incarnation de ce regain de vitalité sexuelle de la guerre. Plus récemment, Gabrielle Russier succombera à l’un de ses lycéens – tout comme notre actuelle Première Dame – et les téléfilms américains sont remplis de très jeunes athlètes attirés par des rombières. Mais c’est bien la guerre de 14 qui est la rupture. Le vieux monde bourgeois, prude et vaniteux, est mort dans les tranchées. Il faut désormais vivre et s’éclater soi plutôt que d’éclater sous les obus de l’industrie. Chéri est un hymne à la chair, qui est esprit, à l’animal qui fait le fond humain. L’amour est l’incandescence du désir, de l’affection et de l’image mentale, ces trois étages qui, lorsqu’ils sont unis vers un même but égalent les êtres humains aux dieux.

Fred Peloux dit Chéri, à 18 ans, fait de la boxe avec Patron dans la propriété à Honfleur de Léa. « Léa souriait et goûtait le plaisir d’avoir chaud, de demeurer immobile et d’assister aux jeux des deux hommes nus, jeunes, qu’elle comparait en silence : « Est-il beau, ce Patron ! Il est beau comme un immeuble. Le petit se fait joliment. Des genoux comme les siens, ça ne court pas les rues, et je m’y connais. Les reins aussi sont… non, seront merveilleux… Où diable la mère Peloux a-t-elle péché… Et l’attache du cou ! une vraie statue. Ce qu’il est mauvais ! Il rit, on jurerait un lévrier qui va mordre… » Elle se sentait heureuse et maternelle, et baignée d’une tranquille vertu. « Je le changerais bien pour un autre », se disait-elle devant Chéri nu l’après-midi sous les tilleuls, ou Chéri nu le matin sur la couverture d’hermine, ou Chéri nu le soir au bord du bassin d’eau tiède. « Oui, tout beau qu’il est, je le changerais bien s’il n’y avait pas une question de conscience » p.741 Pléiade.

Car Colette approfondit. Chéri n’est pas un gigolo, il a de l’argent et sait compter ; Chéri n’est pas un minet, il est viril et délicatement musclé. L’auteur double la différence d’âge entre les amants, bannit tout idéalisme pour la réalité de la chair et l’attrait réciproque de la beauté, fait durer la relation sept ans. La Bible est pleine de ce chiffre sept, de Dieu qui acheva le monde en sept jours (Genèse 2.2) à l’esclave hébreux qui sort libre au bout de sept ans (Exode 21.2) et du roi Salomon qui construira une maison pour l’Éternel lui aussi en sept ans. C’est le temps de l’apprentissage, de l’initiation, de la maturité. Le vieillissement de la femme et le mûrissement du jeune homme aboutiront à la crise de l’amour. Il demeurera, mais ne sera plus charnel. Que sera-t-il ? Colette, après l’avoir bercé de sensualité et de délicats sentiments, laisse le lecteur dans une délicieuse incertitude.

Colette, Chéri, 1920, Livre de poche 2004, 185 pages, €7,20, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

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Locmariaquer

Nous revenons à la jetée où nous pique-niquons juste après l’hôtel qui est au bord. Une bande d’ados de 15 ou 16 ans torse nu passe pour se baigner en plongeant directement de la jetée. BCBG en goguette, ils nous saluent et nous souhaitent une bonne route. Le menu n’est pris qu’après l’apéritif de kir au cidre et émietté de thon à la tomate et au basilic de marque Hénaff. Il y a ensuite deux salades, une nordique, saumon et pommes de terre Lidl, et une sucrine champignons, fêta et noix Les goélands sont intéressés mais C., qui fond devant tout animal, se fait rabrouer parce qu’elle attire leur gros bec. Il ne faut pas les encourager.

Le sentier côtier suit le bord de la plage, parfois sous la pinède, parfois dans les ajoncs. Nous marchons même une bonne heure sur le sable, tout au bord de l’eau, ce qui fatigue les mollets. Derrière les lunettes noires, nous pouvons observer les corps étalés des adultes, pas toujours plaisants, les jeux intéressants des petits, les peaux bronzées et le mouvement des muscles sur les poitrines. Un ado chahute avec son père. Il lui lance une balle en dansant devant lui, debout, tous muscles dehors, alors que son géniteur reste allongé sur sa serviette, sans bouger, comme recevant l’hommage de la jeunesse. Un bon tableau psychologique. Les femmes nous observent passer, comparent. Nous formons un groupe bizarre sur la plage, cheminant en sac à dos et grosses chaussures au lieu d’être pieds nus en slip ou en T-shirt comme tout le monde.

Le tumulus de Mané er Hroek (pierre de la vieille – ou de la fée) borde les maisons dans un bois. La fée aurait fait monter une mère qui guettait le retour de son fils unique dans la baie et elle aurait été exaucée. C’est un « tumulus géant » comme celui de Saint-Michel à Carnac. Il fait 100 m de long, 60 m de large et 10 m de haut. L’escalier qui s’enfonce dans le sol et permet de le visiter a été aménagé au XIXe. La chambre est basse de plafond et étroite mais contenait des haches polies en roches des Alpes ou des Pyrénées, des perles en variscite. Aucun os humain n’a été retrouvé, peut-être évacué dans les millénaires ou dissous par le sol acide. Il est classé Monument historique en 1889 après des fouilles de Galles ; il sera refouillé par Le Rouzic. Il a été restauré en 2015 et ouvert au public.

Une chambre funéraire en bord de plage, un dolmen près d’un village, le sentier nous conduit sur le site de Locmariaquer et son aménagement à la Disney habituel. Un petit film pour nous redire ce que l’on sait déjà et c’est directement le site, sans conférence. Le cairn d’Er Grah reconstitué était un parking dans les années 1970. Vers -4500, de très petits cairns ont été érigés, surmontant quelques fosses, et vers -4000, deux extensions au nord et au sud portent la longueur totale du monument à 140 m. Ce n’est qu’en 1991 qu’a débuté la restauration que nous voyons aujourd’hui ; elle reste un tas de cailloux pour les profanes.

Le dolmen dit de la Table des marchands a été construit en -3900 et utilisé jusque vers -2000. La dalle du fond est plus ancienne que le dolmen lui-même. Elle a été conservée à son emplacement d’origine lorsque l’alignement du grand menhir a été détruit. L’entrée de la chambre est basse et le plafond du couloir s’élève peu à peu, comme pour marquer la progression vers le sacré. Des symboles en forme de croissant seraient un rayonnement spirituel divin et les crosses sculptées représenteraient le pouvoir de la divinité. Même le plafond est gravé : une hache emmanchée, une crosse, la partie inférieure d’un bovidé. L’autre partie, nous l’avons approchée ce matin à 4 km de là ; elle recouvre le plafond du dolmen de Gavrinis.

Le grand menhir brisé atteignait 18,5 m au-dessus du sol lorsqu’il était dressé, 21 m au total ; il comprenait 2m50 dans le sol. Il a été taillé dans un granit venu d’ailleurs et pesait 280 tonnes. Il a dû être transporté sur plusieurs kilomètres sans que nous sachions quelle était la technique réelle, en raison de son poids. Une fois dressé, il a été entièrement poli. 18 autres emplacements de menhirs ont été relevés derrière lui, en un ensemble rectiligne détruit vers -4200. Il semble que le menhir n’ait pas été abattu par les hommes mais plus probablement par un séisme car les cassures sont nettes sans traces d’outils, les tremblements de terre étant courants sur ce massif ancien. Il va de soi qu’une telle prouesse architecturale n’a pu être effectuée que dans une société hiérarchique, un peu comme en Égypte antique. Il fallait un chef, des architectes, des maîtres d’œuvre et une main-d’œuvre servile ou volontaire – et probablement une croyance au sens de la construction.

L’archéologue Serge Classen, dans le film, suggère que le transport de ces énormes blocs s’effectuait pour la partie navigable sur des barges, sans pour l’instant que les calculs n’aient été effectués pour savoir si c’était possible sans couler, et par voie de terre sur des pistes graissées car les rondins n’auraient pas suffi à leur poids.

À la sortie, l’inévitable boutique à picole, bijoux celtes, livres pour enfants, chants bretons, T-shirts et casquettes estampillés. Quelques livres sérieux sur la préhistoire et le néolithique du site permettent à la culture de subsister.

Sur le parking, reviennent du tennis tout proche quatre ou cinq gamins accompagnés de grandes sœurs. Ils sont tous en débardeur bleu marine numérotés, sauf un qui l’a ôté. Il se la joue déjà viril à 11 ans, c’en est touchant. Une jeune fille autour de 18 ans androgyne, passe devant nous, ses petits seins à peine marqués sous le T-shirt porté sans soutien-gorge. Avec son short de jean coupé et ses cheveux coiffés garçon mais un peu long, elle a l’air d’un ado effarouché.

Nous retournons à l’hôtel juste après 18 h, ce qui est à peine suffisant pour une douche et se retourner. Nous avons en effet rendez-vous à la crêperie de la Pompe dans le bourg à 19 heures tapantes. Le menu est composé de trois crêpes au beurre salé, un menu plutôt lourd, bien que touristique et breton. La première est simple avec une salade verte, la seconde complète avec jambon, œuf et tomate, la dernière en dessert avec du caramel au beurre salé. Nous buvons du cidre, le brut de Carnac pour les hommes et le doux en bouteille pour les femmes (c’est leur choix).

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Plaisantin Valentin

Aux temps païens, la fin de l’année romaine au 15 février était marquée par la fête des Lupercales, rite de purification et d’initiation à la fécondité qui permettait de passer le cap pour accueillir le printemps. Deux adolescents mâles vêtus seulement d’un pagne en peau, sortaient de la grotte de cérémonie, aspergés du sang du bouc jeté par le couteau du prêtre.

Ils couraient toute la ville, armés de fouets, afin de fustiger les jeunes femmes en mal d’enfants. Leur vigueur et leur belle apparence, leur énergie à faire courir le sang, était propice à engendrer des petits.

En 494, le pape Gélase a gelé cette coutume de fécondité trop peu chrétienne à ses yeux, car entachée de chair, ce péché suprême du chrétien. Valentin a été un martyr de la foi, médecin et prêtre romain mort en 295. Une église a été élevée sur sa tombe en 350, sur la voie Flaminia à Rome.

D’autres Valentins ont suivi dans l’histoire chrétienne, tous aussi saints, mais c’est ce Valentin-là qui a été érigé en patron des amoureux. Son nom vient du latin valens qui signifie valeureux, vigoureux, et il porte bien l’élan sexuel, déguisé sous le nom d’amour éthéré par les prudes prêtres.

Il est devenu patron des amoureux par hasard, dit-on, en raison d’une confusion au moyen âge. Sa fête au 14 février coïncide avec la période où les oiseaux, avant le réchauffement climatique, commencent à s’accoupler.

De l’amour bébé à l’amour ado, de l’amour mûr à l’amour mari, jusqu’à l’amour princier qui fait rêver les jeunes filles, célébrons Valentin, le saint plaisantin.

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Les grandes vacances de Jean Girault

Louis de Funès en directeur d’internat privé à 5 km de Versailles (en fait le château de Gillevoisin dans l’Essonne) et en père en butte aux adolescences de ses fils Philippe et Gérard. Frasques et gag en tous genres et en couleur, dans ces années soixante qui deviennent mythiques tant les « problèmes » et les « crises » que nous nous efforçons de susciter à chaque moment n’étaient alors pas d’actualité. Un optimisme bienveillant était la règle, la population était jeune.

Le fils aîné du directeur Charles Bosquier, Philippe (François Leccia, 18 ans au tournage), a un bulletin minable en anglais : 1/20 seulement (l’époque savait noter de 1 à 20 et pas comme aujourd’hui de 6 à 18 pour ne pas déplaire). Illico presto son père décide de l’envoyer en Angleterre dans le cadre d’un échange avec son ami Mac Farrell (Ferdy Mayne), gros distilleur de whisky. Il recevra en échange sa fille Shirley (Martine Kelly, 22 ans au tournage) dans son château où l’internat fonctionne en rattrapage pendant les vacances.

Mais Philippe a prévu d’autres vacances : une croisière sur la Seine jusqu’au Havre avec ses copains. Il soudoie donc Michonnet (Maurice Risch, 24 ans au tournage), un gros balourd dont les parents se fichent et qui n’a rien de prévu durant tout l’été, pour qu’il parte à sa place et se fasse passer pour lui. Shirley arrive à l’internat en voiture Mini et en jupe mini, toute la mode des sixties. Les élèves en rattrapage en sont tout chamboulés et le directeur se fâche dans un théâtre de comedia del arte comme il sait faire. Shirley boude. Elle soudoie alors Gérard (Olivier de Funès, 16 ans au tournage), le fils cadet du directeur et son favori, pour qu’il l’emmène dans les lieux où l’on s’amuse. Au prétexte de visiter les musées parisiens ou l’église Sainte-Clothilde, ce ne sont que cinémas et boites où l’on danse. Les deux adolescents sont surpris un soir qu’ils rentrent tard de s’être trop amusés, échevelés et débraillés. En suivant son fils si sage jusque dans sa chambre puis dans la salle de bain, le père découvre que le gentil Gérard, qui compose un herbier, s’intéresse aussi à Rock et Folk, Playboy, Lui et autres magazines de son temps.

Lors d’un périple en Mini, Gérard propose d’aller se baigner. Et quoi de mieux que Les Mureaux sur la Seine, à 30 km de Versailles, qu’il connaît bien puisque le voilier familial y est amarré au club nautique. C’est là qu’il découvre Philippe, qui n’est pas en Angleterre, et que Shirley décide de partir en croisière avec les garçons ; elle en a marre du ronchon directeur. Ils font sortir en douce l’élève Bargin (René Bouloc, 23 ans au tournage), en rattrapage constant mais qui sait réparer les moteurs, et les voilà partis dans la brise et sous le soleil, chemises ouvertes ou torse nu. Shirley est ravie ; elle se prend de mamours pour le grand et svelte Philippe.

Et c’est l’imbroglio du théâtre : Bosquier apprend par Mac Farrell que son fils est malade d’avoir trop englouti de bouffe anglaise (huîtres en soupe, rôti à la chantilly parfum menthe, haddock aux cerises et mandarines, immonde jelly tremblotante aux couleurs flashy…) ; il décide d’aller le voir. Il démasque évidemment Michonnet qui a pris la place de Philippe mais il joue le jeu en râlant, pour éviter le scandale. L’ado va bien, il a seulement une indigestion. Lorsqu’il revient au château, il apprend que Shirley est partie avec Philippe, Gérard a vendu la mèche à sa mère (Claude Gensac), et le voilà emporté dans une épopée fantastique pour les rattraper avant que Mac Farrell n’arrive pour récupérer Shirley !

DS noire à fond sur les petites routes, emboutissage d’un poulailler, vol d’un canot à moteur, méprise pour sa seconde fois avec un voilier qui ressemble à celui de son fils après la Mini qui ressemblait à celle de Shirley, pris dans un fil de cerf-volant et entraîné dans les airs par son canot sans maître, recueilli dans la flotte par une péniche de Flamands, déguisé en matelot de la Grosse Lulu à cause d’un pantalon cramé au fer, pris en stop par un livreur de charbon en camion Renault, bagarre dans un rade du Havre où les jeunes sont arrivés, retrouvailles du voilier et de ses deux adolescents échappés des flics occupés à baiser (ou presque) – retour au château pour l’arrivé de Mac. Ouf ! Shirley, déguisée en écolière très sage, repart avec son père.

Michonnet est toujours en Angleterre et supplie d’y rester encore un peu. Mais Shirley ne veut pas entendre parler de lui, éprise de Philippe. Comme il l’agace, elle ne trouve rien de mieux que de diluer un somnifère dans son whisky rituel puis de faire semblant d’avoir couché avec lui lorsque le majordome lui apporte son thé, ses toasts et son jus d’orange du matin. Outré, il va en faire part à son maître qui téléphone aussi sec à Bosquier que c’est un scandale. Celui-ci retourne aussitôt en Angleterre et traîne Philippe avec lui pour dissiper le malentendu. Shirley s’aperçoit alors que le Philippe chez elle est Michonnet alors que le Michonnet du bateau est Philippe. Baiser dans l’escalier, au risque d’un nouveau scandale.

Qui d’ailleurs arrive aussitôt – comique de répétition – par un mot laissé sur l’oreiller à son père : je suis partie avec Philippe, nous allons nous marier. Les deux pères sont atterrés. Une vieille coutume écossaise veut en effet qu’une fois l’an lors de la fête, le village écossais de Gretna Green permette aux jeunes couples de se marier chez le forgeron dès 16 ans sans le consentement de leurs parents (la majorité était à 21 ans). Les cérémonies se font à la chaîne, pressées par les parents qui accourent à cheval, en voiture et par tous les moyens de transport pour les empêcher. Bosquier et Mac Farrel arrivent en avion, l’Écossais ayant été pilote de chasse pendant la guerre. Bosquier le fait se poser sur le toit de l’autocar qui transporte les adolescents.

Le mariage a lieu in extremis, tout étant fait pour retarder les parents qui doivent louer des déguisement d’époque pour entrer, dans une bagarre sans nom pour les frusques. Poursuivis par leurs pères, Philippe et Shirley enfourchent des chevaux et fuient à travers la lande, poursuivis par une carriole attelée que Bosquier emballe en fouettant les chevaux. Celle-ci ne tarde pas à se disloquer dans une pente car un cheval ne peut pas freiner, son sabot n’ayant pas deux doigts comme les bœufs. Les deux pères restant dans la carcasse qui fait traîneau jurent que, s’ils s’en sortent, ils accepteront le mariage de leurs tourtereaux. Ils se fracassent sans dommage corporel dans la distillerie familiale, mais engendrent une inondation de whisky. Un banquet écossais avec danses scelle la réconciliation de tous et la fin des grandes vacances. Philippe aura au moins appris à parler anglais.

DVD Les grandes vacances, Jean Girault, 1967, avec Louis de Funès, Ferdy Mayne, Martine Kelly, François Leccia, Olivier de Funès, StudioCanal 2010, 1h30, €9,99 blu-ray €14,90

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Guy des Cars, Cette étrange tendresse

Guy des Cars, ce journaliste qui a écrit nombre de romans à succès dans les années soixante n’est parvenu à devenir écrivain. Il reste de troisième zone, loin des plus grands malgré son ambition. La question est : pourquoi ?

Il écrit une belle langue mais trop banale ; il prend des situations scabreuses qu’il porte aux extrêmes mais sans les analyser en profondeur ; il crée des personnages qui semblent des caricatures, sans qu’on puisse vraiment s’y identifier. Ecrivain superficiel qui récupère des faits de société pour intriguer mémère, à une époque où les séries télé n’existaient pas, il ne passe pas la durée.

Cette étrange tendresse est celle d’un écrivain à succès de la cinquantaine pour un adolescent en pleine beauté éphébique d’à peine 18 ans. Il l’a recueilli lorsqu’il n’avait pas encore 15 ans et qu’il se retrouvait seul, orphelin ; il est devenu son « parrain ». Non, il n’a pas couché avec lui ni ne l’a perverti ; s’il le désire, c’est en secret, comme honteux en cette époque de machisme triomphant d’après-guerre. Mais il n’est pas un père de substitution ; s’il lui assure le vivre et le couvert, finance ses études de lettres en fac (première année), s’il l’associe à son œuvre en lui laissant taper ses manuscrits de pièces de théâtre, il est férocement jaloux. Alain, l’adolescent, est sa chose. Lui, André Forval, veut le façonner à son gré, faire de lui un écrivain comme lui. Son amour est dévorant, fusionnel, excessif.

Malgré le ton convenable, les passions sont exacerbées, bien trop. Le Pater familias sur le modèle du Père d’Ancien testament est déjà passé de mode et l’effet Pygmalion, fort à la mode chez Gide, Peyrefitte et Montherlant, n’a jamais produit de génies. Forval commet une pièce intitulée La voleuse, à la suite de nombre d’autres qui disqualifient à chaque fois les femmes comme fourbes et prédatrices. Guy Augustin Marie Jean de Pérusse des Cars, d’une bonne famille, élevé chez les jésuites et qui a vécu trois mariages, a écrit lui-même nombre de romans misogynes intitulés L’Impure, La Brute, La Dame du cirque, Le Château de la Juive, Les Filles de joie, Le Faussaire, L’Envoûteuse, La Justicière, L’Entremetteuse, La Maudite… Il sait de quoi il parle, même s’il s’amplifie et se panthéonise sous les traits du Grantécrivain André Forval.

Le directeur du théâtre et son metteur en scène vont proposer à l’auteur Forval une jeune femme sans expérience d’actrice pour jouer le rôle principal de voleuse. Ce sera Olga, une chanteuse de cabaret qui fait un tabac tous les soirs dans le bouge où elle se produit, moins pour son talent ou sa voix que pour son incarnation de « la » Femme. Comme s’il en existait une…

Alain, emmené par les trois hommes pour voir la fille et tester sa présence en scène, est subjugué et tombe « amoureux ». Ce n’est qu’inflammation des sens encore vierges, exacerbée par la rétention d’époque qui infantilisait les jeunes jusque fort tard dans l’existence. L’auteur en rajoute à merci sur sa beauté fragile, sa pureté d’âme effarouchée, son abîme sentimental. Il aime à en faire une pauvre petite chose « jeune » et vulnérable, une proie tendre pour la cougar en mal de mâles.

Le mal est fait, la première impression est cruciale. Forval, jaloux de cet engouement, fera tout pour le contrer. Il cherchera à rabaisser l’actrice, la sensuelle, la femme. Il en fera une putain dès 15 ans, avide de bite, n’hésitant pas à coucher avec qui lui plaît – et surtout avec qui la sert. Elle fera d’Alain son jouet pour avoir le rôle ; elle se laissera proposer de coucher par son acteur partenaire pour qu’il l’aide ; elle baisera avec l’ignoble Raoul, son « protecteur » patron du cabaret ; elle fera l’entraîneuse pour lui dans son rade.

Alain croit à l’amour ; elle ne croit qu’au sexe. Lui est absolu, elle l’utilise comme outil pour son plaisir et pour son succès. La jeunesse croit que l’amour et le sexe se confondent ; la Femme sait qu’il n’en est rien – jamais. Et que finalement « la tendresse », même « étrange » est peut-être le véritable amour, détaché du sexe. Mais l’expérience est douloureuse. Tout finira mal mais c’est mal dit, c’est « trop » comme on dit aujourd’hui. Vraiment trop, malgré le beau langage et les imparfaits du subjonctif.

Guy des Cars, Cette étrange tendresse, 1960, Folio 2001, 320 pages, €0.90 occasion, e-book Kindle €5.49

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Eté 85 de François Ozon

Un été juste avant la déferlante du Sida, durant la queue de comète hédoniste de la libération des mœurs post-68, en 1985, François Ozon avait 19 ans. Il adapte le roman d’Aidan Chambers La Danse du coucou (Dance on My Grave) qu’il avait beaucoup aimé à l’époque (parution 1983 en France) pour en faire une tragédie légère. Cet oxymore résume tout le film, ce pourquoi il a sans doute déconcerté le public, en témoigne le nombre des entrées cinéma.

Il s’agit d’un amour adolescent, puissant, qui submerge l’âme dans une première fois. Mais c’est un amour pour le semblable, fait d’admiration et de désir, un amour fusionnel qui vise à dévorer l’autre. Ce que David (Benjamin Voisin), l’aîné, 18 ans (24 ans au tournage à cause de la loi sur la sexualité des mineurs), rejette de la part d’Alexis (Félix Lefebvre), 16 ans (21 ans au tournage). L’amour homo cherche ou bien le jeu des passades sans lendemain ou bien le couple fusionnel des gémeaux. Rien entre les deux comme avec une femme. D’où le trouble, la tragédie. L’adolescence est changeante parce qu’encore personnalité en devenir. D’où la légèreté, l’humour des situations. Ambiguïté du film. Ajoutez à cette dissonance un repli frileux sur « les valeurs » sûres qui sont celles des religions intolérantes du Livre dans notre époque marquée par la pandémie et la crise économique, et vous obtenez ce malaise social face à l’amour de deux jeunes garçons qui reproduit le modèle des éphèbes grecs, l’aîné et le cadet, le protecteur plus fort et plus musclé et la silhouette gracile au visage d’ange.

Alexis part en dériveur bronzer en mer. Endormi, il est réveillé par un orage qui gronde. Vite, en slip et chemise ouverte, il tente de hisser la grand-voile qu’il a laissée affalée n’importe comment ; la drisse coince, il s’énerve, le dériveur peu stable chavire et le précipite à la baille. Rien de grave mais impossible de remonter sur la coque retournée, trop lisse. A 16 ans, on attend encore les secours des autres plutôt que de se prendre en mains ; Alexis est passif, victime et vulnérable. C’est alors que surgit David son sauveur, le héros vigoureux qui lui conseille rationnellement d’agripper la dérive pour retourner le bateau à l’endroit, avant qu’il le remorque au moteur jusqu’à la plage où il pourra se sécher. David encore qui l’entoure, l’entraîne chez lui où sa mère le materne par un déshabillage de gamin, un bain chaud moussant dans le « sarcophage » de la baignoire, puis un thé brûlant ; David qui lui prête ses propres vêtements pour rentrer chez lui et qui va s’occuper de tout, même de ramener le bateau à son anneau de port. Il n’en fera rien, Alexis l’apprendra plus tard du copain de lycée qui lui a prêté le dériveur, première fissure dans l’image lisse et sculptée de son héros.

Car Alexis voit en David tout ce qu’il voudrait être, lui le fils de docker qui devra peut-être abandonner le lycée pour travailler et aider ses parents. Il n’a pas l’aisance de David, fils de commerçant juif à la mère permissive, son charme sans égal qui séduit tout le monde, profs (Melvil Poupaud qui enseigne le français au lycée), garçons, filles, du moment qu’ils sont jeunes et beaux. Un garçon bourré sauvé (lui aussi) des voitures parce qu’il divague sur la route et qu’il va coucher sur la plage avant de lui peigner tendrement les cheveux. Il couchera avec après avoir quitté Alex et celui-ci l’apprendra aussi plus tard – une lézarde de plus dans son amour inconditionnel.

Alexis, qui veut qu’on l’appelle Alex parce qu’il se sent un autre, plus libéré, plus dans le vent, est aveuglé par ses premiers émois d’adolescent. Il ne mesure pas la fêlure intime de David, fils unique couvé par maman et orphelin récent de père, obligé de reprendre le magasin familial d’articles de mer au Tréport plutôt que de continuer des études. Pour quoi faire ? L’avenir lui semble sans lendemain et il préfère donc vivre son plaisir au jour le jour sans s’attacher puisque tout passe, tout meurt, vite ennuyé par l’amour d’Alex qui veut l’ancrer, arrêter sa course vers la vitesse. Car c’est bien cette vitesse qu’il cherche à rattraper avec sa moto, comme il l’explique drôlement à son jeune compagnon. Il n’y réussira que trop, poussé à l’excès fatal par la révolte d’Alex qui ne comprend pas qu’il l’ignore toute une journée avec la jeune anglaise au pair, Kate (Philippine Velge) qu’il vient de lui présenter sur la plage. Rien de pire qu’un amour bafoué ; rien de pire que de s’en rendre compte et d’avoir dit des mots sur lesquels on ne peut revenir.

La mère de David (Valeria Bruni Tedeschi) est heureuse que son fils tourmenté ait trouvé un ami ; elle ferme les yeux sur le fait qu’il soit devenu un amant car la société n’est pas prête aux amours déviants (elle ne l’est toujours pas). La mère d’Alexis (Isabelle Nanty) est indulgente à ce désir adolescent, voulant elle aussi que son fils soit heureux et trouve sa voie. Un oncle scandaleux, Jacky, était lui-même homosexuel mais c’est le père, ouvrier imprégné des valeurs virilistes de sa classe, qui le refuse. Il n’est pas présenté en négatif dans le film, il se doute que cette amitié brûlante et exclusive cache des désirs inavouables, mais Alexis ramène Kate à la maison, qu’il a rencontré sur la jetée et la psy comme le juge lui-même, croiront à cette fiction d’une dispute des deux amis pour la même fille qui n’en peut mais.

Car Alexis est jugé. Il le raconte en voix off dès le début, encore amoureux d’un cadavre. Il voudrait, comme les anciens Egyptiens, embaumer David son amant pour le conserver à jamais préservé de la mort. Il a d’ailleurs intrigué auprès de Kate pour aller voir son corps nu et froid à la morgue. Mort qui le fascine, il ne sait trop pourquoi, comme un vide abyssal en lui, obscurément conscient que l’énergie vitale a son revers fatal, le désir impossible – le joyeux et cruel Eros.

La scène de boite de nuit où David entraîne Alex pour danser est édifiante : il pose sur les oreilles de son éphèbe un baladeur où est enregistré Sailing, une chanson de Rod Stewart. Ainsi il l’isole, l’enferme pour lui seul, mais ne partage pas car il continue de danser sur la musique de boite. Alexis et David sont ensemble et solitaires, comme est au fond toute existence face au néant qu’est la mort. Alexis est jugé non pas pour avoir tué David, qui s’est crashé tout seul sans casque sur sa moto en allant soi-disant à la poursuite de son ami qui l’avait quitté après une dispute à propos de Kate ; il est jugé pour avoir dansé sur la tombe de son ami mort, tel David devant l’Arche (2 Samuel 6:14), une promesse solennelle qu’il lui avait faite à sa demande – une « profanation » selon la loi. Est-ce « avilir ce qui est sacré » que danser ? L’épouse Mikaïl, dans la Bible, avait déjà « honte » de son époux se livrant à une danse de joie frénétique en simple pagne de lin devant l’Arche d’alliance du Seigneur. Les vieux Juifs de la famille de David comme le juge laïc imprégné de mentalité catholique aussi. Mais David, le roi, assume sa joie et l’expression de son corps : elle est la vie contre la mort, elle célèbre le Créateur et son au-delà. Le David de Normandie a lui-même fait danser son Jonathan d’Alex sur la musique qu’il avait choisie pour lui ; c’est un hommage d’honorer sa promesse par-delà la mort.

Une fois condamné – à 140 heures de travaux d’intérêt général – Alexis, décillé de l’amour absolutiste adolescent, imite David en draguant impunément un garçon sur la plage. Mais pas n’importe quel garçon : celui-là même que David avait sauvé des voitures parce qu’il était bourré et qu’il a probablement baisé d’une heure à quatre heures du matin la nuit où il l’a quitté. Alex deviendra-t-il un cynique comme David ? Un Don Juan garçonnier comme lui, inapte à tout attachement ? Il n’a que 16 ans et le film laisse tout ouvert.

Le spectateur ressent le contraste entre les acteurs qu’il a connu, Melvil Poupaud barbu, lunetté, toujours à cloper et un brin ridé de maturité (47 ans au tournage) ou Isabelle Nanty vieille en mémère (58 ans) – et la jeunesse éclatante des corps des deux garçons qui irradient la vie, le désir, la joie. L’amour apaisé du prof pour ses élèves mâles, des mères pour leurs fils au bord de l’âge adulte, diverge de la soif de caresses et de sensations des jeunes que le plan-plan ennuie. Jusqu’à mourir par excès de tout.

DVD Eté 85, François Ozon, 2020, avec Félix Lefebvre, Benjamin Voisin, Philippine Velge, Valeria Bruni Tedeschi, Melvil Poupaud, Isabelle Nanty, Diaphana 2020, 1h36, €9.99 blu-ray €14.99

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Sotte vanité mais bien humaine que la réputation, dit Montaigne

De ne communiquer sa gloire fait l’objet du chapitre XLI des Essais, livre 1.Montaigne résume tout en introduction : « De toutes les sottises du monde, la plus reçue et plus universelle est le soin de la réputation et de la gloire, que nous épousons jusqu’à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé, qui sont biens effectifs et substantiels, pour suivre cette vaine image et cette simple voix qui n’a ni corps ni prise » – et de citer Le Tasse qui dit que la renommée n’est qu’un écho.

La suite du texte est une enfilade d’exemples historiques qui montrent – à l’inverse, Montaigne adore ça – combien les grands furent sages de laisser leur renommée aux jeunes ou aux vassaux, alors qu’ils eussent pu la tirer à eux. Et de citer la bataille de Crécy, où les Français furent vaincus, dont le prince de Galles « encore fort jeune, avait l’avant-garde à conduire ». Comme le principal effort fut en cet endroit, certains seigneurs autour du roi Edouard lui demandèrent de le secourir. Mais ce dernier « s’enquit de l’état de son fils, et, lui ayant été répondu qu’il était vivant et à cheval : « Je lui ferais, dit-il, tort de lui aller maintenant dérober l’honneur de la victoire de ce combat qu’il a si longtemps soutenu ; quelque hasard qu’il y ait, elle sera toute sienne ». »

La réputation, c’était l’honneur des nobles ; leur gloire était leur image, il ne suffit que de relire Corneille. Les Lumières ont remis la vertu antique au premier plan pour la réputation. Elle est plus individuelle, moins sociale, moins attachée au lignage et au « bon sang » qui « ne saurait mentir ». L’honneur, les honneurs, sont attribués collectivement ; la vertu est toute en négatif, une disposition interne qui se révèle. L’honneur ou la réputation est l’image qu’ont les autres de soi ; la vertu est un courage personnel qui se vit. L’honneur ou la gloire est le devoir que l’homme de condition accomplit pleinement sous peine de honte publique ; la vertu est la qualité de l’homme de qualité, le gentleman, le mec solide (ou la nana) dit-on dans les milieux d’aujourd’hui. La différence entre les deux est que l’homme de condition est de noblesse ancienne et illustre et donc qu’il « se doit » (noblesse oblige), tandis que l’homme de qualité a une vertu inhérente à lui-même qui ne doit rien à son rang, ni à sa famille, ni à son sang.

De nos jours, la seconde acception a submergé la première, encore que l’origine sociale ou être « fils ou fille de » compte encore dans certains milieux – notamment ceux liés à l’image (la politique, le spectacle, parfois l’université ou la médecine). On attend du rejeton ou de la rejetonne qu’ils illustrent le sang – donc la vertu – dont ils sont issus. La popularité est de nos jours la réputation qui est le plus recherchée : non pas auprès d’un petit nombre qui compte, mais auprès du plus grand nombre anonyme. C’est ainsi que les adolescents, qui s’engagent toujours avec passion dans les relations sociales, cherchent moins l’approbation de papa ou de seurette que celle de leurs pairs et de leur classe d’âge anonyme. L’effet mimétique de René Girard joue à plein. Il s’agit de faire pareil, d’être d’accord, de se poser comme normal. Sensuellement en exposant son corps sculpté selon les normes, affectivement en se mettant « en couple » pour se poser normal, beaucoup moins intellectuellement ou spirituellement, ce qui est mal vu chez les ados dont on dit qu’ils « se la jouent » ou qu’ils sont des « bouffons ». Par jalousie de ne pourvoir rivaliser, évidemment.

Ce pourquoi l’amitié est d’abord imitation et accord avant d’être sentiment ; encore plus l’amour. Il peut aller jusqu’à se vouloir fusionnel avec l’être aimé, de même sexe si l’on ne parvient pas à faire aussi bien que les autres (croit-on), ou de sexe différent si l’on recherche les vertus qu’on n’a pas, une certaine féminité pour les garçons ou masculinité pour les filles. La réputation que l’on cherche en cet intime est alors plus de la considération pour soi-même que la notoriété ou même la célébrité auprès des autres. Il s’agit de se connaître, pas de se révéler ; de se construire, pas de s’exposer tout fait.

La réputation est une sottise, dit Montaigne, mais qui importe même aux sages : pourquoi mettent-ils leur nom sur leurs livres s’ils y étaient indifférents ? Comme tous les attributs, la réputation peut être la meilleure ou la pire des choses. Le meilleur quand elle vous pousse à vos devoirs ou simplement à l’image que vous vous faites de vous-même : « un homme, ça s’empêche », disait le père de Camus face à la barbarie. Le pire lorsqu’elle vous pousse à l’enflure, au mensonge, à la gonflette, à jouer un rôle. Le pire aussi lorsque la non-conformité est honnie et harcelée, lorsque la déviance de la norme vous fait rejeter de la bande (ne pas « être d’accord », quelle honte en société totalitaire ou sur les réseaux de lynchage sociaux !). Donc rien de trop : la réputation qui émane de vous doit refléter votre être même, sous peine de n’être qu’outre gonflée de vent, grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf ou faux personnage – qui sera un jour découvert. Ainsi les « affaires » en politique, piquer dans la caisse ou « violer » une collaboratrice, vous rattrapent toujours. D’autant plus que certains (et certaines) bâtissent leur réputation justement à dénoncer les autres. Moins comme « victimes » (parfois quarante ans après !) que pour se faire mousser, connaître « la gloire », cet écho creux de Montaigne.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Lian Hearn, Le clan des Otori 3 – La clarté de la lune

Le troisième tome de la saga, chroniquée ici pour les deux premiers tomes.

Nous avions laissé Takeo passer l’hiver au monastère de Terayama, entre le moine guerrier qui l’entraîne et le moine amant qui lui est fidèle. Dès le printemps en germe, Kaede qui n’y tient plus se déplace au monastère pour y retrouver celui qu’elle aime depuis qu’elle l’a vu aux côtés de sire Shigeru Otori. Les deux se retrouvent, s’aiment fiévreusement, se marient. Sans autorisation des seigneurs, ce qui est plutôt léger ; sans tenir compte des conseils des autres, ce qui est désinvolture. Cette précipitation adolescente va précipiter le drame.

Les oncles Otori, qui contestent désormais l’adoption de Takeo et veulent sa mort, tout comme la Tribu qui l’a condamné pour trahison aux ordres reçus et pour ne pas avoir rapporté les registres sur elle tenus par Shigeru, surveillent le monastère et n’attendent qu’une occasion pour fondre sur Takeo et le tuer. Ils lui envoient par messagers la tête de son professeur de Hagi, vieux fidèle de Shigeru, en signe d’hostilité. Les messagers sont tous tués par les paysans qui font allégeance à Otori Takeo.

Mais celui-ci doit fuir par la montagne, encore enneigée et mal gardée, avec son épouse et les guerriers qu’il a pu rassembler en une année, soit un peu plus de mille. Makoto le moine amoureux l’accompagne, ainsi que Jiro, jeune fils de fermier qui veut devenir guerrier. Il sera occis d’une flèche destinée à Takeo, lancée par un Kurita de la Tribu qui cherche à accomplir sa mission de tuer et que Takeo tuera. Le Japon médiéval est impitoyable et seuls les plus forts survivent.

Après diverses péripéties dont un fleuve en crue, un pont provisoire édifié par les parias menés par Jo-An, un Invisible comme Takeo lorsqu’il était encore enfant dans son village de montagne, une bagarre avec des bandits, le couple retrouve Shirakawa, les terres de Kaede, et Maruyama, celles dont elle a héritée de dame Naomi. Takeo prend sous son aile le jeune Sugita Hiroshi de 11 ans, fils de guerrier, intelligent et bien formé par son père, tué aux bornes du domaine, qui lui jure allégeance. L’été se passe à remettre en ordre la maison et les terres.

Mais Takeo, toujours instable et fonceur, désire recouvrer son fief de Hagi et punir ses oncles de la mort de son père adoptif Shigeru. Il veut pour cela investir la ville par la mer, via les bateaux des pirates menés par son ami d’adolescence Terada Fumio, fils du chef. Il se rend donc sur la côte avec Makoto mais en laissant Kaede et Hiroshi. Fatale erreur ! Le seigneur de la cour Fujiwara, qui la veut dans sa collection de beaux objets, s’est « fiancée » officiellement avec elle avant qu’elle ne parte rejoindre Takeo au monastère et revendique ses droits au mariage, en accord avec les seigneurs, dont Araï, devenu prépondérant grâce à la guerre. Il l’invite à lui rendre visite, ce qui est plus un ordre qu’une prière, et l’emprisonne ; son escorte est tuée, sauf Hiroshi qu’un cheval capricieux emballé fait réussir à s’enfuir.

Fujiwara se mariera officiellement avec Kaede la semaine d’après. C’est dès lors une vie de recluse qui attend la jeune femme, sans distraction ni sexe puisque Fujiwara est pédé et préfère nettement l’acteur adolescent Mamoru. Par mépris pour son amour envers Takeo, qu’il souhaite voir mort, Fujiwara offre en cadeau de mariage un godemiché de bois à Kaede dans un joli coffret. L’autrice insiste sur les femmes comme objets de troc ou d’alliance, obéissantes par la force et sans personnalité car sans éducation. Kaede fait justement exception, ce pourquoi elle est jugée « dangereuse » et que les seigneurs l’isolent pour la neutraliser.

De retour de mission, Takeo se précipite chez Fujiwara mais est arrêté par une double armée, celle du sire et celle d’Araï, qui ne lui a pas pardonné sa disparition avec la Tribu lorsqu’il a voulu le récompenser après la mort d’Iida. Les soldats Otori, bien formés, sont trop peu nombreux pour vaincre et Takeo ordonne le repli à marche forcée vers la côte, où il compte se réfugier sur l’île des pirates, Oshima. Mais les éléments s’en mêlent, un typhon empêche les bateaux de sortir et l’armée d’Araï approche. Takeo doit se rendre, il sauvera ainsi la vie de ses hommes s’ils transfèrent leur allégeance de sa personne à celle d’Araï.

Celui-ci joue la colère face aux siens, puis négocie en privé. Il gracie Takeo à condition que celui-ci l’aide à vaincre ses oncles Otori et à prendre la ville de Hagi entre deux bras du fleuve et la mer, réputée imprenable. Takeo lui dévoile son plan d’approche par la terre et par la mer, ce qui séduit le guerrier. Les deux se mettent donc en route pour préparer le coup de main. Pas question de récupérer Kaede mais sa jeune sœur Hani lui est offerte par Araï. Elle n’a encore que 10 ans et pas question de la baiser à cet âge, encore que les Japonais médiévaux ne devaient pas s’en priver, mais l’autrice est anglo-saxonne, donc plus puritaine que la vérité. Il se trouve surtout que Takeo reste éperdument amoureux de Kaeda, et que c’est réciproque. Il ne saurait donc accepter mais réserve diplomatiquement son avis auprès d’Araï pour après la bataille.

Laquelle est un succès, Takeo investit de château de Hagi par la mer, tue en combat singulier chacun de ses oncles et même leurs fils. Au moment de faire jonction avec l’armée d’Araï, celui-ci ordonne d’un coup d’éventail de tuer ses alliés à coups de flèches. Il trahit, ce qui était courant parmi les seigneurs de la guerre. Takeo outré voudrait le défier au sabre mais son ami pirate Terada, qui a pillé un bateau d’étrangers, a découvert une arme à feu et appris à s’en servir. Il tue d’un seul coup le seigneur félon d’une balle qui transperce son armure. Un brutal tremblement de terre bouleverse le champ de bataille juste après, comme la colère de Dieu contre la félonie, le château s’écroule, tuant les femmes et les enfants dont Takeo ne savait que faire, et les armées se débandent. Ce même tremblement de terre, à des lieues de là, fait s’écrouler et brûler la maison de Fujiwara au moment où il allait faire torturer et mettre à mort son médecin et Shizuka, ex-suivante de Kaede maîtresse d’Araï qui lui a donné deux fils de 12 et 10 ans. Araï, qui a vu son fils naturel périr de variole, voudrait bien récupérer ses deux fils bâtards. Mais le cadet Taku commence « avec le début de la puberté » (à 10 ans selon l’autrice) à maîtriser des pouvoirs et Takeo l’a déjà pris sous son aile. Kaede en réchappe, mais pas sa chevelure qui prend feu.

Se reposant dans la demeure de Shigeru, épargnée par le désastre, Takeo doit encore affronter Kuredo, le chef de clan Kurita de la Tribu, qui vient de nuit pour le tuer. Il perd deux doigts de la main droite dans la lutte mais survit au poison dont la lame était enduite, et parvient, avec l’aide de Kenji et de Taku qui fait un instant diversion, à tuer le maître qu’il n’aurait probablement pas pu vaincre tout seul.

Après ces événement, Otori Takeo est reconnu comme le seigneur d’une mer à l’autre, englobant ses terres, celles de sa femme et celles conquises par Araï. Il retrouve son amour Kaede et s’occupe de la prospérité des champs et des gens, suspendu à la prophétie qui veut qu’un jour il meure de la main de son fils. Avec Kaede, il n’a que trois filles ; son seul fils, de Yuki tuée par la Tribu pour éradiquer sa fidélité à Takeo, est jalousement élevé loin de lui dans un lieu secret, afin de le former à tuer.

Fin du tome trois, final selon les premières intentions de l’autrice. Elle a trois enfants, elle a rédigé trois tomes, chacun dédié à l’un d’eux semble-t-il. Une postface donne quelques indications sur « quinze ans après ». Takeo est toujours vivant. Mais ensuite ?…

Lian Hearn, Le clan des Otori 3 – La clarté de la lune, 2004, Folio 2017, 437 pages, €8.80

L’ensemble des tomes

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François Coupry, L’agonie de Gutenberg 2

Voici la suite de L’agonie de Gutenberg 1 – Vilaines pensées 2013/2017, chroniquées en 2018 sur ce blog, et que tout le monde attendait (bien-sûr) avec impatience (si ! si !). Nous sommes dans la suite, donc rien n’a changé que je que je disais il y a trois ans (même si les ânes peuvent changer d’avis aussi). Un blog ne fait pas un livre, ce qui s’écrit au jour le jour est distrayant, ce qui se lit en continu ennuie. La dispersion est d’actualité, pas d’éternité. De plus, « un livre » est antiécologique lorsqu’il n’apporte aucune valeur ajoutée.

L’auteur le reconnaît dès la p.92, dans une « vilaine pensée » du 3 avril 2019 : « Il faut se rendre à l’évidence, de moins en moins de gens aiment lire, de nos jours. Surtout parmi les ignares et les jeunes, mais pas seulement. En revanche, on écrit de plus en plus, notre siècle du twitter et du texto sera épistolaire. Il y a davantage d’auteurs que de lecteurs, ce qui signifie que l’on ne communique plus, que l’on crée pour soi-même à tire-larigot ». Comme c’est bien vu ! Dès lors, pourquoi rajouter un écrit de plus à l’écrit qui prolifère ?

Reste qu’à petite dose, lire Coupry peut être plaisant tant ses personnages sont loufoques et ses contes (im)moraux. Ce qui fait (devrait faire) réfléchir. Mais si l’on peut penser à petite dose, une dose massive tue l’effort. Un conte par jour suffit à sa peine. Le lecteur assidu (il en existe sans aucun doute) retrouvera le vieux Piano dont les notes s’évadent de plus en plus, son petit-fils ado Clavecin qui crécellise en ludion de BD, déguisé en toutes les formes (tiens, c’était la définition du Malin aux temps médiévaux…), sans compter FC lui-même et quelques animaux comme l’aigle Xi, l’âne von Picotin et le chien Tengo san (outre quelques extraterrestres aux noms indicibles et imprononçables). L’ado, l’avenir du monde qui vient, est particulièrement réussi dans son inanité de mode : p.133. Un vécu de l’auteur à l’âge d’être grand-père ?

Avec cela, gambadez dans l’actualité déjà oubliée et sortez du chapeau des paradoxes. Plus quelques remarques judicieuses souvent bien trempées sur « l’air du temps », chanté par le piano plan-plan ou le clavecin angoissé et grinçant. « Beaucoup de citoyens de la Franchimancie s’étaient réfugiés dans les époques passées, par peur des énormités de la modernité », dit l’auteur des réactionnaires qui tournent en gilets jeunes contre « les patrons forcément méchants » p.32. Pourtant, un jardin doit être sans cesse entretenu car tout pousse, les feuilles tombent, il faut tailler, « il faut recommencer, la nature est épouvantable » p.48. Mais ce n’est pas grave, la pente est inéluctable, « l’abêtissement global des individus, la confusion entre publicités souriantes et aguichants programmes politiques, engendreront des dictatures qui feront le ménage, coups de balai facilités par le désespoir commun de constater que les objets quotidiens se détraquent, tout devenant du toc sans consistance » p.136.

Rendez-vous au prochain numéro pour le suicide final ?

François Coupry, L’agonie de Gutenberg 2 – Vilaines pensées 2018/2021, FCD Livres 2021, 223 pages, 23.00€ (même pas référencé sur Amazon)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Sarah Waters, Du bout des doigts

Voici un gros pavé victorien comme on les aime. Un pavé reconstitué… par une ex-libraire née en 1966 ! Mais il est plus vrai que nature, dans la lignée féministe des années 60 et dans la lignée polar des années 70. Il s’agit en effet d’une histoire de femmes dans la société machiste sous la reine Victoria. Doublée d’un complot pour capter un héritage digne des meilleurs Whodunit.

Nous sommes en 1862 et, dans les venelles louches des bas quartiers de Londres, une jeune fille est préparée par un escroc à devenir femme de chambre. Sue doit corriger son accent cockney, ses manières brusques, son impolitesse. Elle doit accepter de servir, et avec les formes. Pour elle ? Une fortune à la clé. L’escroc désire en effet marier la fille pour capter son héritage, avant de la faire enfermer pour folle sur la foi de médecins aliénistes achetés.

Mais tout ne se passe pas comme annoncé… L’escroc, qui se fait appeler Gentleman dans les bas-fonds et Mister Rivers dans les manoirs, joue les amoureux tandis que Maud, fille étiolée dans un manoir, succombe à l’amour lesbien avec Sue ! Le plan va-t-il pouvoir se dérouler comme prévu ? Telle sera prise qui croyait prendre, jusqu’à ce qu’un retournement de situation fasse encore une fois basculer les destins. Enfants abandonnés, filles vendues, héritages convoités, c’est toute une peinture de mœurs d’une société arriviste avide d’argent, clé de la respectabilité, qui se dévoile.

Sous les apparences vertueuses, les vertugadins et les couches successives de jupons qui tombent jusqu’à terre, se cachent les émois éternels des chairs en manque. Servantes culbutées, gamins usés, messieurs libidineux – rien ne manque. L’oncle qui recueille par charité sa nièce orpheline a des idées derrière la tête. Ne tient-il pas un index des publications érotiques dont il demande à ce que soit faite la lecture par la jeune fille vierge ? Les mots donnent-ils des idées ? Le sexe produit-il de l’argent ? L’adolescent de 14 ans, serviteur chez l’oncle, ne rêve-t-il pas se servir physiquement le beau Gentleman avant d’être sensible aux charmes de son ex-maîtresse Maud ?

Malgré le nombre de pages, on ne s’ennuie jamais avec Sarah Walters. Le style fluide accroche une intrigue bien ficelée avec coups de théâtre et personnages secondaires richement dotés. Le petit Charles, beau comme un choriste, a la faiblesse de pleurer devant les turpitudes ; mais il n’hésite pas à braver les convenances pour aller visiter l’aliénée avant de se faire manipuler sans vergogne. La vieille Madame Suksby en maritorne retorse n’a-t-elle pas la fibre maternelle, elle qui précipite le dénouement ? Où Dickens se marie avec les Libertins pour un roman anglais de la plus belle eau.

Ah, ce n’est pas en Angleterre, malgré Internet, qu’on se plaint de ne plus lire ! Les scores des auteurs restent élevés, et cela parce qu’ils savent raconter une histoire. Songez à Harry Potter, à Anne Perry, à Ian McEwan à John Coe et à tant d’autres. Pas comme en France où, à de rares exceptions près, le nombrilisme intello ou la bluette télésérie sont le principal de la production romanesque…

Sarah Waters, Du bout des doigts (Fingersmith), 2002, 10-18 2005, 750 pages, €11.00

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Pierre Kast, Les vampires de l’Alfama

Pierre Kast est un être original. Militant communiste et organisateur de la manif antiallemande de 1940 à Paris, il a passé cinq ans dans la clandestinité en faisant le coup de main contre l’occupant avant de se consacrer au cinéma. Il a été critique, scénariste, assistant de Jean Renoir, metteur en scène. Il meurt à 64 ans d’un malaise cardiaque après un accident de tournage. Les vampires de l’Alfama sont l’un de ses rares romans.

En arabe, « alf maa » signifie « mille sources » et ce nom a été donné au quartier populaire de Lisbonne bâti en kasbah où jaillissent des sources chaudes. L’auteur en a fait un lieu de prédilection pour son histoire. L’époque est le 18ème siècle finissant, Louis XV et le cardinal de Bernis en France, un jeune roi pédé au Portugal et le cardinal libertin João en Premier ministre. L’histoire s’ouvre sur le lutinage de filles « aux frontières de la puberté » par l’homme d’Eglise et d’Etat.

Mais tout ceci se passe dans un univers parallèle où rien n’est réel, ni les lieux, ni les personnages, sauf « l’odeur de l’Alfama » comme l’écrit l’auteur en fond imaginaire. C’est un endroit de liberté où la police n’entre pas, une forteresse des pauvres et des marginaux où tout ce qui est interdit prolifère. Les mœurs y sont libertines, le savoir alchimiste répandu, les vampires tolérés. En bref tout ce qui va contre la Sainte et puissante Eglise et son Inquisition, armée du seul Livre autorisé du savoir : la Sainte Bible.

L’auteur, communiste athée, écrit en 1975, soit sept ans après l’explosion morale de mai 1968. Il tisse un hymne au jouir, bien que notre époque puisse voir écorchée sa moraline trop féministe. Les femmes sont parfois actrices du plaisir et indépendantes en une époque qui ne le tolérait pas, mais souvent aussi objets de plaisir, voire esclaves sexuelles. La police adore torturer les jeunesses entre deux viols. A l’inverse, les vampires sont paisibles et pas prosélytes ; ils offrent la possibilité de prolonger la vie par la morsure mais, au contraire des officiels défendus par la Sainte Eglise, ne forcent ni ne violent personne. L’époque prérévolutionnaire gardait, vous vous en doutez, des mœurs d’Ancien régime qu’il ne faut pas juger à l’aune de nos petits cœurs émotifs.

Car il s’agit d’un roman de fiction, même de « science » fiction puisque la recherche sur la mort y prend une large place. Carla, l’alchimiste qui soigne les pauvres dans tout l’Alfama, a communication par un instrument inventé par le suédois Swedenborg, lui aussi alchimiste en plus d’astrologue mais aussi inventeur et théologien, qu’un confrère pourchassé est en danger à Prague. Il n’est pas juif mais comte roumain ; il avouera plus tard être un vampire de 285 ans. S’il a débuté à 16 ans par le pillage et le viol, il a mûri, fait deux gosses et s’est cultivé auprès de maîtres éminents d’Europe centrale.

Dans ses recherches sur l’immortalité, pierre philosophale des alchimistes plus que l’or, il a découvert que le statut de vampire permettait une vie presque éternelle, à la frontière entre la vie naturelle au soleil et la mort sous terre en caveau. Vivre la nuit, dormir en cave le jour, tel est le destin des vampires mais, avec ce régime, ils peuvent vivre des centaines d’années. Il leur faut seulement régulièrement déménager. Le comte Kotor espère, par ses recherches, découvrir comment vaincre la seconde mort, celle des vampires par les rayons du soleil ou par un pieu dans le cœur. Un pieu, pas un crucifix comme tente de le faire croire la Sainte Eglise catholique et romaine, car un vampire juif ou musulman n’en meurt pas moins le cœur percé qu’un vampire chrétien.

Le comte Kotor et ses deux enfants, sa fille Barbara et son fils Laurent de dix ans plus jeune, abordent donc de nuit sur les rives de l’Alfama au bord du Tage et sont accueillis dans le palais forteresse de Clara sur ses pentes. Ils vivent reclus, tout entier tournés vers la recherche, mais Clara les convainc de sacrifier aux mondanités minimales car on commence à jaser dans la ville. Le comte accepte une réception en soirée chez lui où il invite tout le gratin de la capitale. Il lie ainsi connaissance avec le cardinal Premier ministre, qui est séduit par sa vaste culture et par ses idées libérales et libertaires.

Mais ce Premier ministre est surveillé par le Marquis, ministre de la police, et par le roi, qui veut garder ses plaisirs interdits tout en ayant parfois des retours névrotiques de religion. La volonté du Marquis de marier la belle Alexandra, vierge de 20 ans et nièce du cardinal Premier ministre, va déclencher la catastrophe. Laid et puant, le marquis fait horreur à Alexandra la libertine, qui flirte avec les damoiseaux tout en se gouinant avec ses servantes damoiselles. Pire, elle tombe net amoureuse du bel adolescent blond Laurent, lui-même raide de désir amoureux dans sa cape noire qui le déguise en cyprès sur la terrasse. Il la dévierge et ils osent toutes les positions à poil que le jeu du sexe leur permet. C’en est mignon.

Le chef des services secrets convainc le Marquis et son chef de la police d’investir l’Alfama pour récupérer la belle Alexandra et la livrer aux griffes du soupirant éconduit. Pour cela, rien de tel qu’un bon complot. Engager des sbires qui vont porter des gants à dents acérées afin de porter la marque du vampire sur la gorge de tous ceux et de toutes celles qu’ils vont éventrer en croix comme le font dit-on les vrais vampires. Devant l’horreur de la tuerie, l’ampleur des morts et la révélation du nombre important de vampires en la ville, le roi entre deux pages lutinés ne pourra que signer un décret autorisant l’armée à investir l’Alfama pour nettoyer ce nid du démon.

Ce qui fut fait. Mais la famille du comte s’échappe, aidée par Clara et par Alexandra, comme quoi même en libertinage Ancien régime, les femmes ne sont pas toutes du gibier de viol mais savent faire preuve d’initiative et de courage. Surtout si, selon Pierre Kast, elles pensent hors des normes de la Sainte Eglise et des valeurs « établies » par la « bonne » société.

Je ne vous dis pas la fin, elle laisse ouverte des perspectives intéressantes. Mais il s’agit, rappelez-vous, d’un univers parallèle où tout est possible et permis, hors des normes, des conventions et des interdits. Cette possibilité d’évasion érotique et libérale fait le sel du livre. Il fut édité en poche, comme quoi il fut assez populaire en son temps, mais n’a pas passé le mitant des années deux mille avec son moralisme puritain pro féministe en croissance grave. Je l’avais lu à l’époque et sa relecture toute récente m’a revigoré.

Pierre Kast, Les vampires de l’Alfama, 1975, J’ai lu 1979 réédité en 2006, 249 pages, occasion €3.00

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Emile Zola, Madeleine Férat

Zola n’est pas seulement le créateur des Rougon-Macquart, chronique de la vie sous le Second empire, il a écrit aussi d’autres romans. Madeleine Férat est l’un de ceux qui l’ont fait connaître avec Thérèse Raquin, un mauvais ouvrage à la limite du feuilleton populaire, empli de hantises et d’obsessions. Deux êtres aux enfances ravagées se rencontrent et s’aiment jusqu’à ce que le destin – chez Zola le tempérament poussé par l’hérédité – les déchire. C’est noir et truculent car Zola exulte à décrire la bassesse, les instincts, les pulsions irrésistibles. Il en fait un système, ce pourquoi il ne restera pas dans l’histoire littéraire. Car Flaubert le disait, « l’art prêcheur » passe rarement la postérité.

Voici donc Madeleine, belle plante rousse, fille d’ouvrier auvergnat promu entrepreneur – puis ruiné. Confiée à un ami avec une petite rente à la mort du vieux, elle passe son adolescence en pension jusqu’à ce que l’ami, émoustillé, la prenne auprès de lui avec l’intention de la violer. Elle refuse et fuit, faisant sa vie à Paris en garni. Elle fréquente des étudiants dont Jacques, futur chirurgien de marine, dont elle est « imprégnée ». Zola adopte cette légende urbaine de « l’empreinte » du premier amant sur une fille vierge (chap. IX), comme si « la fille » était une sous-espèce qui n’attendait que la fécondation du mâle pour s’épanouir. Madeleine gardera Jacques « dans la peau » même après qu’il fut déclaré mort dans un naufrage et qu’elle se soit mariée avec Guillaume.

Voici donc Guillaume « de Viarmes », héritier oisif d’un père chimiste devenu fou qui vivait isolé à La Noiraude, un manoir près de Vétheuil. Veuf, il est un père distant, peu intéressé par son petit garçon qui est élevé par sa servante « protestante », donc « fanatique » des rigueurs de l’Ancien testament. Elle voit le diable partout et la poigne de Dieu s’abattre sans pitié sur les pécheurs. Sans mère ni fratrie, avec un père absent et une bigote rigoriste, Guillaume est malingre et veule. Il est harcelé au collège jusqu’à la Seconde où un nouveau venu de Paris, l’athlétique et bon garçon Jacques, un peu plus âgé que lui, le prend sous son aile et le protège des autres. Guillaume avait tout pour devenir inverti, modèle paternel absent, peur des femmes, faiblesse devant la force, affection éperdue – mais cela ne se faisait pas de l’écrire et Zola en fait un hétéro banal, un sous-mâle prêt pour la mante religieuse. Peut-on un instant y croire ?

Madeleine et Guillaume ont une fille, Lucie, mais le père – autre légende urbaine – veut se reconnaître dans les traits de son enfant. Or ceux-ci sont ceux de Jacques, l’ami chéri en même temps que l’ex-amant de sa femme. Procédé de feuilleton, Jacques n’est pas mort, il a été sauvé puis embarqué pour ses cinq années de chirurgien de marine en Cochinchine, d’où il revient pour jouir d’un héritage. Il écrit à Guillaume qui ne se tient plus de joie, tandis que Madeleine qui a découvert sa photo aux côtés de son mari lorsqu’ils étaient collégiens, est glacée. Elle a peur de revoir Jacques, dont ses fibres restent passionnées ; elle a peur de la réaction de Guillaume, lorsqu’il apprendra qu’elle a couché avec son ami – car elle ne lui a pas dit. Feuilleton toujours ces quiproquos de théâtre sur la route avec la mendiante qui est une ex-amie de Madeleine devenue cocotte, ce regard entendu du garçon d’auberge qui la reconnait, la chambre même où elle a baisé avec Jacques lors d’une partie fine, la présence même de Jacques justement ce soir-là dans l’auberge… Tout cela se terminera mal, dans la grandiloquence romantique du drame avec mort et poison, décès de la petite fille abandonnée et désespoir de Guillaume – réduit à rien. C’est gros, c’est lourd, c’est Zola. Peut-on un instant y croire ?

Fatalité du sexe, ressassement obsessionnel des lieux du vice, destin implacable de l’hérédité – à laquelle Zola mêle pas mal d’éducation, dans une sorte d’hérédité des caractères acquis spencérienne infirmée aujourd’hui par la science. Ce n’est pas la Morale qui pousse au tourment (Zola n’est pas Hugo), ni même la bêtise bourgeoise de la société (Zola n’est pas Flaubert), ni les élans intimes de l’individu (Zola n’est pas Stendhal), mais les gènes, les vice de « race », le tempérament.

Ainsi de Madame de Rieu, une relation du couple, en proie à la quarantaine avec un vieux mari sourd : « Elle choisissait toujours des amants d’un âge tendre et délicat, dix-huit à vingt ans au plus. (…) Si elle eût osé, elle aurait débauché les collégiens qu’elle rencontrait, car il entrait dans sa passion pour les enfants un appétit de voluptés honteuses, un besoin d’enseigner le vice et de goûter d’étranges plaisirs dans les molles étreintes de bras faibles encore » chap. VI p.134. L’écrivain jouit de décrire la perversion, il s’y vautre au prétexte d’un personnage qui n’est pas lui, il insiste : « Aussi la trouvait-on toujours en compagnie de cinq ou six adolescents, elle en cachait sous son lit, dans les armoires, partout où elle pouvait en placer. (…) Ses quarante ans, ses airs ridicules de fillette, sa graisse blanche et fade, qui faisaient reculer les hommes mûrs, étaient un attrait invincible pour les drôles de seize ans ». De vingt ans à seize, l’auteur fait monter en journaliste l’excitation du voyeur.

A l’inverse, une passion vicieuse est d’en rajouter sur la condamnation vertueuse au nom de l’austérité requise par la religion, l’obéissance au Dieu jaloux. La morale apparaît comme l’idéologie de la passion frustrée chez Geneviève, la vieille servante protestante : « Elle goûtait une volupté farouche à écouter ces sanglots et ces cris de la chair. La confession de Madeleine lui ouvrait un monde de désirs et de regrets, de jouissances et de douleurs qui n’avaient jamais secoué son corps vierge, et dont le tableau lui faisait songer aux joies cruelles des damnés » chap. VII p.167.

Malgré les descriptions truculentes de la nature, je n’ai pas aimé ce roman : trop invraisemblable, trop déterminé, trop fabriqué. Son « naturalisme » n’a plus rien de naturel mais devient une systématique. Zola a échoué au bac scientifique et sa science est autodidacte, marquée par le positivisme. Madeleine est peut-être inspirée de sa conquête Alexandrine, dont il fera sa femme, et qui aurait couché avant lui avec son ami de collège aixois Paul Cézanne.

Emile Zola, Madeleine Férat, 1882, Livre de poche 1975, 351 pages, €6.23 e-book Kindle €0.99

Emile Zola, L’Argent, déjà chroniqué sur ce blog

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Patricia Cornwell, Une peine d’exception

Pat Cornwell a été la star du thriller américain des années 1990 avant de devenir folle après le 11-Septembre – paranoïaque, égoïste, réactionnaire. Cet opus numéro trois de la série docteur Kay Scarpetta, médecin légiste du Commonwealth installée en Virginie, est parmi les meilleurs. Une intrigue sophistiquée, la précision des détails de métier, des personnages tordus, des héros qui deviennent familiers (Kay, Marino, Lucy, Benton) et une atmosphère de coups fourrés pour le pouvoir dans l’hiver glacé de Virginie, voilà de quoi passer une bonne soirée au coin du feu avec un bon whisky ou un bon thé.

Le Noir Ronnie Joe Waddell, condamné à mort, va passer sur la chaise électrique. Il a zigouillé dix ans auparavant une jeune présentatrice de télé noire des années auparavant en cambriolant sa maison pour trouver de quoi payer sa came mais il a fait pire : il l’a piquée au couteau comme avec sa bite, l’a mordue au point de lui arracher des paquets de chair, et l’a laissée agoniser nue, ensanglantée, adossée à son poste de télévision. Le jury n’a eu aucun mal, au vu des empreintes et des preuves, à l’inculper. Tous les appels ont été rejeté et la grâce du gouverneur ne viendra pas ; Waddell est exécuté devant témoin et Scarpetta est chargée de l’autopsie.

Mais son assistante Susie, enceinte de quelques mois, supporte mal ce gros corp brûlé et fait tomber des bocaux de formol ; elle ne veut pas être citée comme témoin de l’autopsie et sa patronne la renvoie chez elle. Elle est bizarre depuis quelque temps, Susie ; tout comme Ben, l’administrateur, « joli comme un garçonnet » mais qui a de plus en plus de préventions contre Scarpetta. Il faut dire que la chef s’est mal remise de la mort dans un attentat à Londres de son amant Mike, collègue du FBI de Benton, et qu’elle s’est plutôt renfermée sur elle-même, revêche et distante avec les autres.

Le travail n’attend pas et c’est la police qui lui demande en fin de soirée de venir voir in situ le corps d’un adolescent retrouvé à demi-mort, nu par 2° adossé le long d’une benne à ordure, ses vêtements soigneusement plis à côté de ses pompes. Il présente deux plaies profondes à l’intérieur de la cuisse et sur l’épaule comme si la chair avait été bouffée. Eddie Heath avait 13 ans, il a reçu une balle de 22 dans la tête ce qui l’a rendu légume. « Il n’avait pas encore émergé de ce fragile état prépubère durant lequel les garçons ont les lèvres pleines et chantent d’une voix plus douce que leurs sœurs. Ses avant-bras étaient minces, le corps sous le drap menu. Seule la grandeur disproportionnée des mains immobiles que perçaient les cathéters annonçaient sa future virilité ». C’est avec délicatesse que Cornwell décrit la victime ; il ne survivra pas. Il était allé acheter à l’épicerie à quelques centaines de mètres une boite de sauce aux champignons pour sa mère. Mais nous sommes aux Etats-Unis où les psychopathes se baladent en liberté et où chacun peut à tout moment et plus qu’ailleurs faire une mauvaise rencontre.

Ce qui est curieux est que la balle qui a tué Eddie provient de la même arme qui a tué Rosie dix ans auparavant et que, dans le meurtre maquillé en suicide de la voyante Jennie les seules empreintes relevées soient celles de l’exécuté Waddell… D’autant que les fichiers de Scarpetta à son travail ont été piratés de l’intérieur et certains ont été renommés, d’autres effacés. Kay téléphone pour Noël à sa mère et à sa sœur en Floride et discute avec Lucy sa nièce. Celle-ci a désormais 17 ans et est férue d’informatique. Plutôt que d’expliquer laborieusement à sa tante comment rechercher dans le codage, autant venir chez elle faire le boulot. C’est ainsi que Lucy se voit associée à l’affaire, avec le lieutenant Peter Marino et Benton Wesley du FBI.

Kay Scarpetta, toujours chic et aimant le bon vin et la cuisine, va se confronter au gouverneur Norris, au procureur Patterson, à la médecine holistique, au système UNIX. Waddell, Eddie, Jennie sont des affaires liées par un seul dangereux psychopathe, Temple Brook Gault, un gosse de riche blond viré nazi qui aime les armes, les couteaux, les arts martiaux, la pornographie violente et faire souffrir la chair d’autrui. Un narcissique pervers, intelligent et habile comme une anguille. Kay Scarpetta n’en a pas fini avec lui.

Patricia Cornwell, Une peine d’exception (Cruel an Unusual), 1993, Livre de poche 2006, 480 pages, €8.40 e-book Kindle €7.99

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Jean-Marie Bourre, La chrono-alimentation du cerveau

Il existe d’innombrables « livres de santé », dont la majorité sont écrits par des charlatans ou des journalistes qui répètent sans savoir ni vérifier. Il existe quelques ouvrages écrits par des professionnels. Celui-ci en est un, par un neuropharmacologue membre de l’Académie de médecine et de l’Académie d’agriculture, chef d’unités de l’Inserm dans la biochimie du cerveau. Il a rédigé sa thèse sur les oméga-3 et a publié en 1990 La diététique du cerveau, réédité en 2000. Il revient sur le sujet vingt-cinq ans plus tard pour l’actualiser.

Le cerveau est un prétexte pour évoquer l’alimentation en général et la bonne façon de l’ingurgiter. Trois parties : le cerveau et l’art de manger, que manger pour nourrir le cerveau, manger et boire : rythmes et circonstances particulières.

En bref, pour être bien dans sa tête, il faut bien manger. Suffisamment – de tout – et régulièrement. Le jeûne n’apporte rien mais affaiblit (ce qui rend les âmes plus malléables aux supérieurs ou aux maîtres). Il faut apporter au corps, donc principalement au cerveau, 13 vitamines, 15 minéraux et oligo-éléments, 8 à 10 acides animés, 1 oméga-6 et 2 oméga-3. La science va contre les « régimes » qui sont soit punitifs, soit nocifs, et n’ont de sens que dans des cas très particuliers.

L’être humain est omnivore par sélection de l’Evolution depuis trois millions d’années ; pour notre sous-espèce il est demeuré chasseur-cueilleur durant 100 000 ans, adonné aux plantes et à la viande. Ce n’est que depuis le néolithique, il y a moins de 10 000 ans, qu’il s’est habitué aux céréales cultivées et aux produits laitiers de l’élevage. Nous sommes donc programmés pour manger de tout, notamment de la viande et des laitages, ce pourquoi les régimes vegan et végétaliens sont plus des modes suicidaires issus de gourous qui veulent vendre leur méthode ou leur livre que de la diététique. Les grossesses vegan aboutissent à du rachitisme et à un retard d’intelligence des bébés, des exemples à l’hôpital sont nombreux.

Cela ne signifie pas qu’il faut s’empiffrer de viande ou se goinfrer de fromages mais qu’il faut de tout un peu, et rien de trop comme le disaient fort justement les Antiques.

Trois repas par jour évitent coups de pompes et fringales, donc stress et risques cardiaques ; un goûter peut être ajouté pour les enfants, adolescents et vieillards, les premiers parce qu’ils ont plus de besoins et dépensent plus d’énergie, les derniers parce qu’ils mangent trop peu à chaque repas (et n’ont jamais soif) – le rituel du « thé » à cinq heures, très anglais mais aussi très vieille France avec le café, est justifié. Garder les mêmes horaires est nécessaire pour un bon rythme biologique car le corps réagit non pas à ce qu’il vient de manger mais à ce qu’il anticipe du prochain repas.

Dans le détail, la viande rouge trois fois la semaine au moins apporte les protéines aisément assimilables, la vitamine B12 et le fer dont la majorité des Français – et surtout les Françaises – sont carencés. Mais pas de produit laitier avec la viande, ni de thé, leur association diminue l’absorption du fer (pas d’escalope de veau à la crème !) ; au contraire, la vitamine C la renforce. Pour le reste, poisson gras pour l’oméga-3, œufs de poules en plein air élevées avec d’autres chose qu’uniquement des céréales, les légumes à feuilles pour le transit et les minéraux, les légumineuses et la pomme de terre ou les pâtes pour l’énergie en sucres lents. Mais il est utile d’ajouter à chaque fois un peu de matière grasse (huile de colza, de noix ou d’olive, fromage râpé, crème bio) pour ralentir les sucres et éviter qu’ils n’agissent comme celui des pâtisseries. Ce pourquoi d’ailleurs, la tradition qui veut que l’on prenne le dessert à la fin a du bon. Les fruits de mer sont excellents pour les éléments rares tels que l’iode (dont l’absence donne le goître ou fait naître des crétins des Alpes) ou le zinc. Et les carottes râpées réclament de l’huile pour donner tout leur bêta-carotène et la lutéine utile à la vision.

La cuisson donne du goût et rend plus assimilable, même si elle réduit certaines vitamines. Mais par exemple l’œuf cru est une hérésie car plus de la moitié de sa valeur nutritive n’est alors pas assimilable. De même la pomme de terre ou le manioc sont des poisons s’ils ne passent pas par la cuisson préalable. La présentation compte autant que les couleurs, pour donner de l’appétit, l’ambiance, la conversation et même la musique (douce) augmente le plaisir et permet de mâcher plus et plus lentement. Bâfrer en ado avide est en effet contre-indiqué et rend obèse. Boire de l’eau est encore le meilleur, les « minérales » ne sont guère utiles, un peu de vin (rouge) peut aider le cœur (l’alcool reste un poison mais les tanins du vin son bénéfiques).  

Il y a bien d’autres conseils – détaillés – sur la chrono-alimentation, le contenu des trois repas par jour, les éléments indispensables au bébé avant et après naissance, mais aussi sur les excès qui engendrent les « maladies de civilisation » que sont le cancer et les diverses pathologies cardiovasculaires. Encore une fois, nous sommes des animaux humains, programmé comme nos ancêtres à faire de l’exercice, manger de tout, sans rien de trop.

Un bon livre de scientifique, parfois un brin bavard mais que l’on prend plaisir à consulter après lecture sur un point de détail. Il réhabilite les plats traditionnels, si variés et aux associations heureuses (cassoulet, paella, couscous garni, pot-au-feu, choucroute de la mer, salade césar) ; il écarte avec de vrais arguments les injonctions punitives sur la nourriture qui sont nocives pour la santé ; il redonne le plaisir de manger du bon, du varié, du sain. Ce n’est pas si courant.

Dr Jean-Marie Bourre, La chrono-alimentation du cerveau, 2016, Odile Jacob, 349 pages, €13.80 e-book Kindle €18.99

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Les garçons sauvages de Bertrand Mandico

Cinq ados d’une quinzaine d’années, obsédés de sexe comme ils l’étaient après 68 du fait de la société autoritaire répressive – et pires encore dans le roman de William Burroughs paru en 1971 dont est librement inspiré le film – boivent, déclament du Shakespeare, bondent, violent et tuent dans l’ivresse dionysiaque leur prof de lettres (Nathalie Richard) dans un champ de maïs. Déférés devant le procureur (Christophe Bier), ils plaident l’irresponsabilité de leur état d’ébriété, des pulsions sexuelles irrésistibles de leur âge, des invites de la femme. En bref ils n’assument pas.

Plutôt que le centre de redressement, un capitaine (Sam Louwyck) se propose de les adoucir comme il en a adouci d’autres, en les emmenant tous faire une croisière sous ses ordres. La croisière éducative en bateau était fort à la mode dans les années post-68 pour faire retrouver aux adolescents (surtout garçons) l’accord de leur être avec la nature et avec leur nature – selon le projet philosophique de Marx. Il s’y passait d’ailleurs des choses du sexe aujourd’hui réprouvées mais qui allaient de soi dans la mentalité libertaire d’époque. Les parents l’acceptent, sauf une mère mais son fils Tanguy rejoint in extremis ses copains. Ils sont donc six sur le bateau plus le chien du capitaine. La voile est un sport dur, surtout lorsqu’il n’y a à manger que des fruits. Selon la doxa vegan, inspirée des philosophies orientales, les fruits diminuent l’agressivité et abaissent le taux de testostérone – ce pourquoi les ayatollahs écolo interdisent de manger de la viande sous divers prétextes plus ou moins contestables. Le capitaine ne ménage pas les garçons, curieusement toujours en uniforme de collège, pantalon noir à bretelles et chemise blanche cravatée.

Pour les mater, il les attache comme des chiens avec une corde au cou, surtout le meneur Romuald (Pauline Lorillard), qui est le plus dangereux de tous. Diviser pour régner est un autre talent. Son privilégié est Hubert (Diane Rouxel) à qui il montre sa bite toute tatouée d’une carte. Le garçon suit toujours les autres mais tombe peu à peu épris du capitaine ferme et barbu. Les ados ont besoin de se mesurer aux limites d’un modèle autant que d’imiter leurs pairs.

Pour refaire provision de fruits, l’équipage aborde une île étrange qui n’est pas sur les cartes. Tropicale, luxuriante, vénéneuse, l’île recèle quelques mystères. Notamment ces arbres à bites qui délivrent un vin doux crémeux au bout de ses branches, ces fruits ramboutans qui ressemblent à des couilles ou ces plantes vulvaires qui offrent un réceptacle au plaisir. Les garçons s’enivrent de vin et de sexe, avides de jouir et de se perdre. Sauf un, Hubert, qui suit le capitaine qui va à ses affaires. Il a envie de lui. Mais il découvre le docteur qui commande au capitaine (Elina Löwensohn), celui qui a eu l’idée d’exploiter les propriétés des plantes particulières de l’île pour adoucir les jeunes mâles. Le docteur est devenu femme et même le capitaine a vu pousser sur sa poitrine un sein. Hubert horrifié se recule et se perd, ne retrouvant pas les autres lorsqu’ils quittent l’île pour rejoindre le bateau.

Le garçon ne sera pas abandonné, contrairement à ce dit aux autres le capitaine pour les effrayer, mais recueilli par le docteur qui le surnomme Friday (Vendredi, comme le copain de Robinson). Devant cet sacrifice qui révulse leur sens de la bande, les quatre qui restent profitent d’une tempête où ils ne sont pas attachés pour maîtriser le capitaine qui tombe à l’eau. L’équipage tente alors de regagner l’île paradisiaque où le sexe est roi (comme Tahiti dans l’imaginaire occidental).

Les quatre se saoulent avec le rhum du bord après naufrage lorsqu’ils se retrouvent sur la plage, se donnant des bourrades affectives comme des gosses, puis hallucinent leurs fantasmes secrets : ils se chahutent, s’arrachent les chemises, s’embrassent, se roulent et se font l’amour convulsivement par couples sur une musique ensorcelante. Une vraie partouze. Le film est en noir et blanc expressionniste mais les hallucinations sont filmées en couleurs. De même la langue est le français mais certains propos adultes sont en anglais (sous-titrés). Le roman de William Burroughs est plus clairement homosexuel et drogué mais le réalisateur élude cet aspect pour insister sur l’indétermination adolescente tentée par les pairs mais échauffé par l’idée qu’ils se font des femmes.

D’ailleurs, le propre de l’île est de féminiser les mâles car l’île tout entière est une gigantesque huître, dont l’odeur est sexuelle et les fruits ou le lait d’arbre évocateurs du sperme. Les garçons ne tardent pas à s’en apercevoir, les seins leurs poussent et leurs attributs masculins tombent comme des fruits secs au grand désespoir de ceux qui se croient les plus virils. Mais la nature est là qui les invite et qui les aiment, androgyne de sexe, et ils ne tardent guère à accepter leur nouvelle apparence. Elle comble le besoin qu’ils ont de se donner tout en refusant l’homosexualité, et élimine le besoin qu’ils ont aussi d’en rajouter sur la virilité pour prouver à tous qu’ils sont bien des garçons. « Rien n’est bon ou mauvais en soi, dit le docteur devenue femme, tout dépend de ce qu’on en pense ». En ce sens le film est porté au féminisme, bien plus que le livre du romancier américain camé qui ne rêve que de fusions garçonnières. Seul Tanguy (Anaël Snoek), le plus blond et le plus frêle du groupe, ne se voit pousser qu’un seul sein et fuit devant cet entre-deux.

Des marins débarqués sur l’île où un feu des garçons les a attirés trouve le jeune garçon, lui découvrent la poitrine et le violent, avant d’être attirés par les quatre autres sirènes torse nu qui les baisent avec ardeur avant de les massacrer avec le pistolet du docteur Séverine. Tous sauf Tanguy embarquent pour rejoindre le bateau et ils promettent au demeuré sur l’île de revenir le chercher lorsqu’il sera devenu entièrement femme. Et les garçonfilles défilent torse nu devant les marins comme de jeunes mousses désireux de se faire croquer. « Mais écoutez un conseil, Mesdemoiselles, dit encore le docteur, ne soyez jamais vulgaires ».

Ce film onirique et érotique est bienvenu dans la production de plus en plus politiquement correcte inspirée des Etats-Unis. Il pervertit même le mythe américain en osant reprendre son auteur sulfureux post-68 vautré dans la drogue et le sexe le plus débridé de gaîté. Mais quelques éléments gênent un brin l’histoire. Faire jouer les rôles de garçons par des filles donne des scènes peu réalistes : une fille ne court pas comme un gars et cela se voit, les gars après la puberté et entre eux ont la vêture plus libre et n’hésitent pas à s’empoigner plus vivement, les visages et notamment la façon de manger n’est pas celle de garçons. Les filles n’agissent à peu près comme des gars, sans hésitation et torse nu, que lorsqu’elles sont toutes devenues femmes et sont face aux marins. Dans tout le corps du film, les actrices font plus déguisées que transgressives, sauf peut-être Tanguy, personnage plutôt réussi qui a eu un oscar. Malgré cela, il faut se laisser emporter par l’atmosphère, même si les débuts donnent envie de baffer ces sales gosses, plus cyniques au fond que pervers, prêts à tout pour assouvir leur besoin de baise, seule façon de les calmer selon Wilhelm Reich, le psy favori de ces années post-68.

Prix Louis Delluc 2018 du premier film.

Sur Arte au 15 avril 2021, en replay durant quelque temps

DVD Les garçons sauvages (The Wild Boys), Bertrand Mandico, 2017, avec Pauline Lorillard, Vimala Pons, Elina Löwensohn, Anaël Snoek, Sam Louwyck, Mathilde Warnier, import mais langues français ou anglais, 1h45, €19.86 blu-ray €25.02

William Burroughs, Les Garçons sauvages : Un livre des morts (The Wild Boys: A Book of the Dead) 1971, 10-18 1993, 248 pages, €7.90

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Chouette chasse au trésor

Le 8 avril 1904 était signé entre la France et le Royaume-Uni le traité de l’Entente cordiale. Le roi Edouard VII et le président Emile Loubet ont trempé leur plume avant d’y apposer leur paraphe.

Quatre-vingt-dix ans plus tard, en 1994, les éditions de la Chouette d’or lancent une chasse au trésor pour commémorer l’événement – mais la fameuse chouette créée par l’artiste Michel Becker n’a jamais été trouvée et l’auteur des énigmes est mort avec les solutions.

Le 8 avril 2021, après la pandémie et le Brexit, les éditions de la Chouette d’or lancent une nouvelle chasse avec de nouvelles énigmes. Toute une aventure !

Chacun peut trouver la réponse aux énigmes dans un livre publié par les éditions de la Chouette d’or, Le trésor de l’Entente cordiale, dans lequel figure le conte de Pauline Deysson Le trésor des Edrel, traduit en anglais par Stephen Clarke. Une carte au trésor et une boite à outils vous y aident. Si vous y parvenez, vous aurez résolu la moitié du chemin. En effet, la chasse est lancée simultanément en France et au Royaume-Uni et seules les deux moitiés de clé pourront déverrouiller l’écrin de cristal contenant le Coffret d’or d’une valeur de 750 000€, exposé prochainement au musée du Château d’eau de la ville de Rochefort.

Cette nouvelle chasse est organisée avec la collaboration de Vincenzo Bianca, créateur de jeux et expert reconnu mondialement pour la conception d’énigmes.

Michel Becker, Stephen Clarke, Pauline Deysson, Vincenzo Bianca, Le Trésor de l’Entente Cordiale, éditions de la Chouette d’or, 8 avril 2021, 156 pages, €24.90

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Printemps

L’hiver s’éloigne, le printemps naît.

Depuis toujours, depuis au moins que les humains se sont posés pour cultiver la terre et élever les bêtes, le printemps est la saison du renouveau. Le soleil revient, la douceur de l’air, l’herbe pousse et les oiseaux chantent.

La nature tout entière est en joie et l’eau, hier ralentie par le gel, se remet à couler tout comme le sang dans les veines et les hormones chez les adolescents.

Plus belles sont les filles, plus fleuris les garçons. Leur peau au printemps semble refléter la lumière, tels les pétales tout neuf qui s’ouvrent au soleil.

Les fleurs communes, chaque année, me font le même effet qu’étant petit : ils me ravissent. La germination est comme une religion et le printemps non seulement un âge de la vie mais un émerveillement pour toute la vie.

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