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R.K. Narayan, Le licencié ès lettres

Ecrivain indien brahmane de Madras décédé à 94 ans en 2001, Narayan raconte sa vie dans ses romans. Il donne une bonne image de l’Inde des années 1930, sous l’empire anglais. La société est alors très rigide, séparée en castes qui ne se marient ni ne se fréquentent entre elles. Les études sont le seul moyen d’élévation sociale, avec le piston familial. Les mariages sont toujours arrangés, non seulement les convenances de caste sont observées, mais aussi les horoscopes de chacun des futurs doivent être conciliés. Tout cela prend du temps et la volonté personnelle se heurte à la destinée.

Le narrateur Chandran, qui est aussi l’auteur, achève péniblement au college ses études de lettres après le lycée, en étant sans cesse sollicité par sa famille et ses amis, mais aussi par ses professeurs qui le veulent secrétaire d’association. Organiser les débats, convoquer les membres, demander des intervenants, surveiller le bon déroulement, prend un temps infini, au détriment de la révision des examens. C’est tout l’objet de la première partie de ce roman que de conter les misères dorées d’un étudiant de Mysore, ville rebaptisée du nom imaginaire de Malgudi.

Une fois son diplôme obtenu, en 1930 pour l’auteur, le jeune homme ne sait quoi faire et il reste plusieurs mois chez ses parents aisés à lire et à se promener, tout en songeant vaguement à aller poursuivre des études de droit en Angleterre afin de revenir nanti d’un diplôme qui lui permettrait un poste d’enseignant. Las ! Il voit une jeune fille de 14 ans au bord de la rivière jouer avec sa petite sœur et il en tombe amoureux platonique sans jamais l’aborder ni oser lui dire un mot. Cela ne se fait pas, il faut être présenté, et toute déclaration d’amour doit être précédée d’une demande formelle en mariage. Mais c’est la famille de la jeune fille qui doit prendre l’initiative et faire la démarche auprès des parents du jeune homme, ce qui désespère Chandran, porté à bouleverser d’un coup toutes les coutumes et traditions pour aller droit au but, à l’occidentale.

Il est néanmoins d’un caractère faible et consensuel, il ne veut faire aucune peine à sa famille et surtout à sa mère. Il consent donc à passer par toutes les étapes requises, prenant son mal en patience… jusqu’à ce que l’examen des horoscopes de la jeune fille, qui aborde tout juste la puberté, et du sien, à 23 ans déjà, montre une incompatibilité des astres sur plusieurs années. Les calculs montrent qu’une union laisse prévoir la mort de la fille. La grand-mère de l’auteur était très férue d’astrologie et experte en horoscopes.

Chandran est désespéré, s’étant fait tout un cinéma romantique issu de la littérature pour cette très jeune fille. Refusé, il ne peut rester dans sa ville, au risque de croiser son amour déçu, et part donc à Madras chez un oncle. Au dernier moment, il esquive sa rencontre pour trouver un hôtel tout seul. Il fait la connaissance d’un viveur qui dépense pendant quelques mois son argent avant de retourner auprès de sa femme et boit beaucoup d’alcool avant d’aller voir les putes. Chandran est révulsé par ce genre et il décide de se faire sanyasi (ou sannyāsin), renonçant, moine errant. Il vit ainsi plusieurs mois dans le dénuement volontaire, en dhoti qui lui laisse le torse nu, mendiant sa nourriture. Mais il a peine à quitter le monde et revient chez lui après un an. Il retrouve sa famille vieillie et ses anciens amis envolés. Après l’amour, qui se révèle une convention, l’amitié lui fait défaut, personne ne se souciant plus des autres après les mois passés ensembles. Les rêves de jeunesse se heurtent à la dure réalité sociale et matérielle.

Comme l’auteur, devenu un temps journaliste, Chandran décide alors de se ranger et, plutôt que d’aller poursuivre une chimère en Angleterre. Il prend un poste de commercial pour un journal régional, pistonné à la fois par son ancien ami devenu chroniqueur et par un ami de son père qui connaît le directeur du journal. Il organise la prospection des abonnements, gagne un peu d’argent, puis arrête de se marier selon les convenances, sans amour, laissant sa mère trouver l’heureuse élue. Cette fois, les horoscopes sont convergents et les familles se conviennent ; de plus, la fiancée se révèle jolie et spirituelle. Les fiançailles sont célébrées mais le mariage n’aura pas lieu avant plusieurs mois. Les deux époux s’écrivent chaque jour, jusqu’à ce que la fiancée reste plusieurs jours sans envoyer une lettre.

Le roman se termine ainsi, sur une incertitude, laissant Chandran en plan.

Ces tribulations se lisent bien et découpent en filigrane le portrait d’une société indienne qui a de fait assez peu évoluée depuis cette époque. Les traditions sont toujours primordiales et les mariages le plus souvent arrangés ; les études comptent toujours autant et les gosses de riches ont inlassablement la même flemme à étudier.

Rasipuram Krishnaswami Narayanaswami dit R.K. Narayan, Le licencié ès lettres (The Bachelor of Arts), 1937, 10-18 1993, 218 pages, occasion €1.79

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Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola

Durant la guerre, trois jeunes partisans italiens sympathisent. La victoire venue, chacun part vers son destin. Gianni (Vittorio Gassman), sur recommandation et après son doctorat en droit, devient avocat à Rome. Antonio (Nino Manfredi) était et reste brancardier dans la capitale. Nicola (Stefano Satta Flores), prof de latin en province, est viré pour subversion communiste avant d’être rattrapé lorsqu’il devient célèbre dans un jeu télévisé où son érudition ciné passionne les foules.

Mais chacun passe de l’idéalisme du maquis, renverser le vieux monde fasciste et conservateur, au réalisme de l’existence qui ne se change pas par décret. Gianni se trouve obligé de défendre le pourri Romolo Catenacci (Aldo Fabrizi), gros porc enrichi dans les profits de guerre et qui se paye sur la bête des crédits municipaux pour construire des HLM ; il épouse même sa fille, la godiche Elide (Giovanna Ralli), qu’il tente de redresser des dents à la tête en lui faisant porter un appareil et lire des livres. Il devient donc riche – mais seul, la maladie de la fortune. Nicola vomit le système mais y participe par la télé, échouant cependant à la dernière épreuve du quitte ou double ; il n’obtient qu’une Fiat 500 comme prix de consolation au lieu du million six de lires. Sa femme l’a quitté avec leur môme pour retourner chez ses parents car son mari est incapable de composer pour faire vivre sa propre famille. Nicola terminera comme obscur critique de cinéma dans divers magazines. Seul Antonio reste tel qu’en lui-même, seulement brancardier mais empathique et généreux, bien que coléreux.

« Nous voulions changer le monde, mais le monde nous a changés ! » C’était d’actualité à la sortie du film en 1974, après le séisme de mai 68. La jeunesse passe, avec son irresponsabilité et son monde en noir et blanc, méchants d’un côté et bons tous de l’autre. Il faut s’adapter à ce qu’on ne peut changer, composer avec les gens qui ne sont jamais tout noir ou tout blanc, naviguer sur la mer de l’existence, calme ou démontée. Ce n’est ni avec des principes rigides, ni avec de bons sentiments, que l’on y parvient.

Antonio rencontre Luciana (Stefania Sandrelli) à l’hôpital ; actrice dans la dèche, elle est tombée d’inanition dans la rue. Ils sympathisent. Toujours extraverti, Antonio lui présente son ami Gianni et le vante tellement qu’elle en tombe amoureuse. Lorsque le couple le lui apprennent, Antonio a une faiblesse, puis surréagit ; sa violence rompt l’amitié, contrecoup de l’amour qui l’a brisée. Mais Gianni est ambitieux et succombe aux charmes (financiers) de la fille de son gros (énorme) client Romolo Catenacci ; il épouse Elide et lui fait deux gosses, un garçon et une fille, qu’il voit peu et qui lui deviennent à peu près indifférents. Il est surchargé de travail car les « affaires » du beau-père et de son idiot congénital de fils l’obligent à des acrobaties juridiques. La rupture avec Luciana est violente et elle tente de se suicider ; Antonio l’alerte ainsi que Nicola, monté à Rome après avoir été viré de son lycée de province, mais Gianni ne viendra pas. Il choisit l’ambition plutôt que l’amour et délaisse l’amitié. Nicola raccompagne Luciana, qui ne sait où aller ; il l’invite dans son grenier pas cher où il compose ses critiques de films en vivotant. Il en tombe amoureux à son tour.

Luciana est celle qui révèle à chacun son être même : l’ambition pour Gianni, le militantisme borné de l’érudit intello Nicola qui se croit l’avant-garde des prolos amener à changer le monde (thème léniniste fort à la mode dans les années 70), la simple générosité d’Antonio. C’est lui qu’elle va épouser, déjà mère d’un petit garçon eu avec on ne sait qui (Gianni ?) ; il lui fera une petite fille. C’est lui aussi qui va imposer son action militante directe, simple elle aussi, en faisant occuper une école où il n’y a que deux cents places pour plus de cinq cents demandes. Les parents qui campent devant toute la nuit vont s’imposer sur le terrain pour se faire entendre et dénoncer le scandale entre principe d’une école obligatoire et ouverte à tous et indigence des crédits et des réalisations. Gianni, retrouvé par hasard dans la ville sur un parking par Antonio qui le croit gardien, va s’éclipser ; cela lui est indifférent, il a d’autres chats à fouetter. Mais c’est en perdant son permis de conduire que les autres vont découvrir son adresse, et qu’il ne leur a pas dit sa richesse acquise. Il en a honte face à eux ; il a choisi une autre voie que la leur.

Malgré sa longueur, le film est traversé de nostalgie et d’humour. Nostalgie que cet hommage (appuyé) aux monuments du cinéma que sont Le Cuirassé Potemkine, que Nicola cherche à reproduire sur les escaliers de la place d’Espagne devant une Luciana peu convaincue ; Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, qui mourra moins de deux semaines après la fin du tournage de Scola et à qui le film est dédié ; Ou encore Partie de campagne de Jean Renoir, La dolce vita de Fellini où Antonio retrouve Luciana en figurante, L’Année dernière à Marienbad et L’Éclipse d’Antonioni. Les monstres du cinéma Federico Fellini, Marcello Mastroianni, Vittorio De Sica, Mike Bongiorno, apparaissent comme acteurs sur le tournage. Ettore Scola a choisi le noir et blanc pour le passé et la couleur pour le présent, ce qui contraste pour l’œil la vision qu’il offre de la jeunesse intransigeante et de la maturité chatoyante.

Quant à l’humour, il apparaît en contrepoint du dramatique, comme pour dire que la vie est mêlée de joie et de douleur et qu’il faut faire avec. La famille de gros qui bâfre du cochon rôti tombé du ciel par une grue de chantier est un grand moment, le bis repetita du beau-père obèse et asthmatique, livré par grue chez lui également, tout comme la noria des véhicules qui quittent la grande villa de Gianni après une discussion cruciale, sa femme en Alfa Roméo, lui en Jaguar, son fils en moto, sa fille en mobylette, les beaux-parents Catenacci en vieille limousine noire, les domestiques en Fiat 500 ou Mini : tous sont seuls et nul ne fait plus famille, pourris de fric et d’égoïsme.

Ce film est un bon moment de retour sur soi si l’on a déjà vécu, et de réflexion utile (si c’est aujourd’hui possible) quand on se lance seulement dans l’existence. L’idéal n’est pas la réalité, la pensée théorique pas le vécu réel, le couple pas une copulation d’égoïsmes, la richesse pas un bonheur. L’amour passe, mais pas l’amitié – sauf si l’on se referme sur soi, solitaire, hors de la vie.

César du Meilleur Film Étranger 1977

DVD Nous nous sommes tant aimés (C’eravamo tanto amati), Ettore Scola, 1974, avec Nino Manfredi, Vittorio Gassman, Stefania Sandrelli, Stefano Satta Flores, Giovanna Ralli, StudioCanal 2007, 2h04, €7.00

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Jules Vallès, Le Bachelier

Concilier la passion littéraire avec la passion sociale n’est pas une réussite. Après l’obsession de la mère dans L’Enfant, place à l’obsession de la dèche. Une fois bachelier, le jeune Jacques Vingtras est autorisé à résider à Paris pour quitter Nantes, son ennui, et le foyer familial, sa haine. Ses parents lui assurent 40 francs par mois, ce qui ne suffit qu’à grand peine pour se loger pauvrement et se nourrir un jour sur deux. Quant au reste… à lui de se prendre en main !

Mais Jacques, qui est largement Jules, préfère pérorer devant ses copains et imaginer « la révolution » en boute-en-train et foutraque qu’il est plutôt que de travailler un brin. Il donne certes quelques cours particuliers de grec ou de latin mais ne persévère jamais, toujours pris entre la honte sociale et l’ennui que cela lui cause. Il n’aime pas les collégiens. Il préfère carrément les petits à qui il faut « rentrer la chemise dans le pantalon », mais l’école où il le fait est en faillite et son directeur ne le paye pas au bout d’un mois.

Il cherche donc sans conviction d’autres métiers mais il n’est pas fait pour ça et les ouvriers comme les commerçants le lui signifient très vite. Il est toujours « trop » ou « pas assez » : trop diplômé pour être répétiteur privé ou pas assez pour les collèges ; trop mal sapé pour se présenter ou trop bien vêtu pour faire illusion devant les imprimeurs ou les débardeurs place de Grève ; trop féru de tournures latines et de préciosités littéraires pour répondre au courrier commercial ou pas assez soigneux pour faire des écritures… Les temps n’ont pas changé et quiconque est passé entre les griffes du fameux « Pôle » emploi le sait bien : pour les emplois offerts, on est toujours trop ou pas assez – sinon, on aurait déjà trouvé et pas besoin de « Pôle » d’emploi !

Le Bachelier est donc l’âge bête qui va de 1848 à 1860 environ, de 17 à 28 ans. Il n’est plus enfant contraint, ni encore insurgé par volonté, mais dans cet entre-deux incertain et inconfortable où il n’est pour le moment rien. « Ne voyant la vie que comme un combat ; espèce de déserteur à qui les camarades même hésitent à tendre la main, tant j’ai des théories violentes qui les insultent et les gênent ; ne trouvant nulle part un abri contre les préjugés et les traditions qui me cernent et me poursuivent comme des gendarmes, je ne pourrais être aimé que de quelque femme qui serait une révoltée comme moi » p.660 Pléiade. Une égale donc, pas une soumise. Vallès respecte les femmes malgré son temps.

L’œuvre est malheureuse, qui conte les années de misère entre échec de la révolution de 1848 et l’instauration de l’empire autoritaire : que des défaites, de l’illusion sociale à l’illusion de faire sa situation. Déjà le bac ne suffit plus, une licence est au moins requise ou alors rien – car si l’on est moins payé on paraît plus docile. La culture donnée par la société n’assure pas le pain – au contraire, elle apparaît comme inutile, une fioriture de nantis. Les « lumières » ne servent à rien pour travailler puisque la société devient industrielle et réclame des ingénieurs, ou commerçante et exige d’être pratique plutôt que poète ou lettré.

Pire, la culture isole du peuple d’où l’on vient, établissant dans les limbes sociaux un état ni paysan ni bourgeois ! Paris est toujours peuplé de nos jours de ces petits intellos déclassés qui croyaient à la vertu du « diplôme » et se retrouvent à gagner moins qu’à la chaîne en usine via des piges de hasard dans de « petites » revues ; on comprend qu’ils soient, comme Vallès, aigris et volontiers portés à renverser la table dans les manifs, les complots, les antis, les casseurs.

Rappelons cependant que la trilogie de Jacques Vingtras est un roman, pas une autobiographie. Vallès joue avec les dates, les lieux, les personnages ; si certains sont transparents, d’autres sont inventés ou décalés. Ainsi fait-il mourir son père à Lille alors qu’il meurt à Rouen, l’affuble d’une maîtresse qui le fait renvoyer alors qu’il est dans le réel muté dans un meilleur poste. Ainsi occulte-t-il son internement à Nantes à 19 ans, demandé à un médecin complaisant par son père qui a eu vent de ses débordements révolutionnaires parisiens (le complot de l’Opéra-Comique) et craint pour sa propre carrière. Ainsi fait-il l’impasse sur ses aventures érotiques, malgré sa vigueur de lutteur et son tempérament fougueux qu’il avoue, alors que les variantes gommées en révèlent de fort riches.

C’est qu’il écrit 1848 à la lumière de la Commune 1871 et l’adolescence à l’aune de l’âge adulte qu’il a fini par atteindre malgré lui. L’idéalisme romantique, qu’il a tant reproché à l’icône nationale Victor Hugo, a contaminé la jeunesse et a empêché la véritable révolution qui est pratique et sociale, non religieuse laïque (les Grands principes) et parlementaire. La bohème si chère à Murger et aux poètes maudits n’est que noire misère et fins de mois affamées. A chaque fois l’illusion a amené la force, le romantisme a suscité le bonapartisme : après 1789, après 1848. Nous pouvons même ajouter, pour notre temps, la Chambre introuvable gaulliste après mai 1968. L’idéalisme prépare au fascisme, si l’on caricature – et il n’y a qu’un pas de Hugo à Wagner : il s’agit toujours de « mythes » qui font mouvoir la masse, agitée par des fureurs et guidée par des gourous. Mélenchon ces dernières années a tenté de jouer cela, autant que les sbires intelligents que Marine Le Pen a viré successivement.

Vallès : « Mais tu nous le paieras, société bête ! qui affame les instruits et les courageux quand ils ne veulent pas être tes laquais ! » p.713. L’écrivain polémiste voulait faire l’histoire de sa génération ; il s’aperçoit au fond qu’elle n’existe pas, qu’elle est un trou noir de l’histoire sociale française. Ce n’est qu’à la fin de sa trentaine qu’il émergera… dans le volume suivant.

Jules Vallès, Le Bachelier, 1879-1881, Folio 2020, 512 pages, €5.70

Jules Vallès, Œuvres tome II 1871-1885, Gallimard Pléiade 1990, édition de Roger Bellet, 2045 pages, €72.00

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Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale

Frédéric Moreau est un jeune homme moyen ; en 1840 il vit sa jeunesse comme un dû. Moyen physiquement, il n’a aucune de ces fortes pulsions qui poussent un individu à agir ; moyen affectivement et moralement, il n’a aucune passion assez puissante pour lui permettre de s’imposer dans la vie ; moyen intellectuellement (et nul spirituellement), il n’est que velléitaire, sans études et sans métier, sans rien qui l’intéresse un tant soit peu : il ne peint pas, n’écrit pas, ne plaide pas. Frédéric Moreau est un raté et son « éducation sentimentale » durera toute sa vie. Il terminera fruit sec en se félicitant d’avoir connu un seul moment de bonheur : celui ou, avec son ami de collège Deslauriers, il va aux putes à 16 ans et décide par peur du ridicule de ne pas consommer…

Comme l’écrit Edmond de Goncourt, cela demeure « un roman qui raconte dans une sacrée nom de Dieu de belle langue l’histoire d’une génération » (lettre du 14 novembre 1869 citée p.618 Pléiade). Celle qui va de 1840 à 1851 et a vécu trois régimes, du légitimiste au bonapartiste en passant par l’orléaniste, sans compter « l’esprit de pion » du socialisme qui a flotté sur tout cela. Où les soubresauts de la société ont accouché du chacun pour soi ; où l’incertitude de tout lendemain ont incité à l’égoïsme, recentré sur le jouir ; où le peuple lâché dans les rues comme des barbares a conduit à voter pour l’ordre et le conservatisme. Tiens ! notre époque en serait-elle un reflet ? « La France veut un bras de fer pour être régie », fait dire Flaubert au père Roque. 1848 veut singer 1789 qui voulait singer les Romains : la somme des désillusions pourrit tout idéalisme politique dans un avortement général de l’esprit. La société est désormais condamnée au matérialisme bourgeois, à l’enrégimentement des convenances et à la platitude des idées reçues. Tout cela préparait le prurit égalitaire effréné de notre époque post-moderne, le triomphe de l’opinion que Tocqueville commençait à dénoncer, la loi du marché, la marchandisation de l’art comme des corps, la peur de tout. Eh ! nous y sommes.

Frédéric – dont le prénom signifie ‘protecteur de la paix’ en germanique – est un faible, velléitaire, lâche et impuissant ; un indécis travaillé de vastes illusions et qui se serait bien contenté de naître s’il eût été riche et noble. Mais voilà, dans ce siècle bourgeois il faut se faire par soi-même et le fils unique d’une veuve provinciale en est bien incapable.

Il tombe en amour à 18 ans sur le bateau qui le ramène en Normandie d’une femme adulte, déjà mère de famille, Madame Arnoux. Il gardera cet amour platonique sa vie durant, tel un chevalier courtois, sans jamais oser le réaliser. Monté à Paris pour étudier le droit (qui ne lui servira à rien), il soudoie une cocotte, puisque cela se fait par tout le monde dans le monde. Sa Rosanette, passée entre toutes les bites depuis l’âge de 15 ans où elle fut vendue par sa mère, est vulgaire et ignorante mais bonne fille ; l’enfant qu’elle met au monde est-il celui de Frédéric ? Rien n’est moins sûr car elle accueille plusieurs hommes, mais elle veut le lui faire croire et y croit peut-être elle aussi. Le marmot a la décence romanesque de mourir au bout de quelques mois d’une quelconque maladie, pauvre gamin. Ces deux femmes sont le jour et la nuit, l’amour et le sexe, encore que Frédéric soit peu ardent à la baise.

Deux autres vont se partager son cœur décidément irrésolu : Madame Dambreuse et Louise. La première est son idéal social, pas très belle mais sûre d’elle-même grâce à sa fortune et à sa position dans le monde. Elle n’aime guère son mari et préfère s’afficher avec de jeunes hommes qui lui font la cour, sans aller jusqu’à l’alcôve ; Frédéric est de ceux-là au bout de quelques années. La Dambreuse lui propose le mariage dès que son mari crève mais Frédéric l’indécis, flatté, finit par refuser sur un mouvement d’humeur lorsqu’elle acquiert par jalousie un coffret de Madame Arnoux vendu aux enchères après saisie des biens. Elle est l’intrigante et la bourgeoise, toute sociale, le contraire de Louise Roque, jeune oison campagnarde connue tout enfant par Frédéric, son voisin de Nogent. Le père Roque est riche car il a bâti sa fortune en maquignon avisé ; la mère de Frédéric verrait bien son fils épouser la donzelle, pas vraiment jolie mais vive et amoureuse, toute animale. Goncourt, dans sa lettre précitée, déclare « une scène bijou est la scène où la petite Louise, une de vos créations les plus délicieuses, envie la caresse que les poissons ressentent partout, on n’est pas plus cochonnement et plus enfantinement sensuelle, et le cri suave (voilà une épithète que je vous envie) qui jaillit comme un roucoulement de sa gorge. C’est du sublime de nature ». L’observateur Flaubert a su croquer les enfants, leur côté direct et animal, indompté socialement. Mais croquer n’est pas croquer et le dessin ne fait pas l’ogre : Frédéric est attendri mais préfère les mûres.

Entre ces quatre femmes, la jeune animale et l’adulte sociale, la femme idéale et la putain pratique, le jeune homme reste niais. Il ne peut choisir parce qu’il ne veut choisir. Décider en tout lui est un supplice, il préfère se laisser bercer par les événements comme un petit garçon dans les bras de maman. Dès lors, ce sera la société qui l’agira et non pas lui qui agira sur la société. Il subira et passera le siècle sans le vivre. Sans cesse il « aspire à » mais reste sans volonté, inapte à vouloir son désir.

Flaubert, en écrivain réaliste qui « fouille et creuse le vrai tant qu’il peut » (lettre à Louise Colet 12 janvier 1852 citée p.1043 Pléiade) – Zola en fera le précurseur du naturalisme -, montre comment un même tronc d’une génération de province peut se diviser dans la société : son ami Deslauriers épousera Louise et deviendra préfet raté, mal vu du gouvernement ; Frédéric, après avoir mangé les trois-quarts de sa fortune dans les futilités et les lorettes, deviendra rentier médiocre resté célibataire. Ces Bouvard et Pécuchet du grand monde illustrent la condition petite-bourgeoise du temps : beaucoup de désirs et peu de qualités, une ambition démesurée mais aucun entregent. L’Education sentimentale est le pendant des Illusions perdues balzaciennes (1843). Monsieur Frédéric, contrairement à Madame Bovary, ce n’est pas lui.

Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, 1859 (relu 1880), Folio 2015, 512 pages, €6.30

Gustave Flaubert, Œuvres complètes IV 1863-1874 : Le château des cœurs, l’Education sentimentale 1869, le Sexe faible, le Candidat, La queue de la poire, Vie et travaux du RP Cruchard, Gallimard Pléiade, édition Gisèle Séginger, 2021, 1341 pages, €64.00

Gustave Flaubert, Madame Bovary – L’Éducation sentimentale – Bouvard et Pécuchet – Dictionnaire des idées reçues – Trois Contes, Laffont Bouquins 2018, €30.00 e-book Kindle €19.99

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Guillaume Mazeline, L’Indochinoise et le silence

Jules a vécu toutes les guerres, depuis la Résistance à 25 ans jusqu’à l’Algérie. Dans un premier tome intitulé Normandie douce-amère, l’auteur a conté la période de l’Occupation ; dans ce second, qui peut se lire indépendamment, il conte l’Indochine. Il ne parlera pas de l’Algérie car ce tome 2 clôt l’aventure – le sujet est probablement trop sensible pour ses contemporains…

Commandant des FFI, Jules s’engage dans l’armée pour se retrouver capitaine. Il choisit l’Indochine, reste de « l’empire français » bien décati depuis la double humiliation allemande et japonaise de « la première armée du monde » en 1938. Le Vietnam est l’occasion de jouer au proconsul, de civiliser une population souple et intelligente qui ne demande qu’à apprendre. Jules y réussit assez bien, même si la métisse Jeanne s’attache trop à lui pour être honnête. Jules est marié en France, il a déjà trois enfants ; Jeanne s’impose à lui dans sa solitude et exploite ses fragilités. Elle l’aime, sans aucun doute, mais aime aussi son frère, passé côté Vietminh. Double appartenance, double-jeu.

Les chapitres 6 à 12 sont sans conteste le meilleur du roman. L’auteur décrit cet empire finissant, idéalisme à beaux restes qui ne dure pas avec les ferments communistes et la démagogie socialiste de la métropole, sans aucun projet politique. Il fait son travail en bon professionnel, mais sans aucun espoir de réussir, ce qui est l’essence de la tragédie. La guerre est son métier et, sans combat, il ne vit plus. Au détriment de ses amours et de ses enfants, pour lesquels il est absent.

La construction du livre pèche du délayage au début et du délayage après l’Indochine. Ce n’est que lorsque le petit-fils de Jules, l’instituteur Fabien, est contacté par Lucie qui se meurt, ancienne amante de Jules dans la Résistance, que l’intrigue retrouve du rythme. Peut-être aurait-il fallu resserrer les pages intermédiaires peu utiles au lecteur, dispersant son attention sur des personnages trop secondaires : le dialogue creux avec Marie au début, l’étrange amie Mireille, puis Anne-Marie et ses Espagnols, Pascal et la classe d’adaptation, son grand-père brutal, les remarques comme un cheveu sur la soupe à propos des RASED. L’attention cherche à se focaliser sur l’un et sur l’autre alors que rien dans l’histoire ne le justifie, ce pourquoi l’auteur s’est senti obligé de récapituler la liste des personnages au début, comme au théâtre. Centrer l’intrigue sur l’Indochine et son Indochinoise (qui donne son titre au roman) eut été mieux venu.

Car les pages où le lecteur s’y trouve plongé sont psychologiquement passionnantes et bien troussées. Le déracinement idéaliste engendre le déchirement familial et personnel. Et tout ça pour quoi ? Pour se retrouver méprisé par les Métropolitains qui ne songent qu’à consommer dans la reconstruction et jettent l’empire et l’idée même d’empire par-dessus les moulins. Avec pour conséquence que les enfants métis, nés des accouplements franco-vietnamiens, trouvent mal leur place deux générations après. Ils ne sont ni Français universels, ni Vietnamiens national-communistes, amputés des racines. Et que les enfants de France se trouvent orphelins de papa et ne comprennent plus l’histoire de leur lignée. Tout le reste est accessoire et devrait être traité comme tel pour que passe l’idée.

L’auteur, réalisateur de documentaires, a voulu faire un roman du produit de son travail de recherche et il ne maîtrise pas encore cet instrument particulier qu’est le livre. Mais il mérite d’être lu pour les pages indochinoises qui reviennent sur cet impensé français de l’histoire coloniale, un projet civilisateur dévoyé dans l’affairisme et la crispation militaire.

Guillaume Mazeline, L’Indochinoise et le silence – Le goût de la tempête 2, 2020, éditions Une heure en été, 293 pages, €18.50

Livres déjà parus aux éditions Une heure en été

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George Sand, Laura – voyage dans le cristal

La Sand a les yeux à facettes d’une mouche en ce qui concerne le romanesque. Elle démultiplie le même thème sous des prismes différents. Il s’agit toujours d’un homme et d’une femme – et de la femme qui gagne à la fin. Ses personnages ont tous 24 ans au départ (obsession compulsive) et suivent un chemin d’initiation pour gagner leur vie (avec en cadeau la belle). Mais il y a loin de l’idéalisme psychiatrique exalté d’Elle et lui au fantastique science-fictionnel du Voyage dans le cristal. George Sand, après un voyage en Auvergne en 1859, se prend de passion pour la géologie et les pierres semi-précieuses concoctées à fond de terre et crachées par les volcans. Elle en fait tout un roman.

Alexis est un Emile à la Rousseau élevé à « l’école buissonnière » jusque vers l’âge de 19 ans (autre scie sandienne). Son oncle alors, conservateur du cabinet d’histoire naturelle d’un prince allemand qui se pique de science, le prend comme aide bénévole au sous-aide minéralogiste. Le garçon est rebelle aux mots, à la connaissance et à l’enfermement poussiéreux mais sa cousine Laura, avec qui il courait les bois à la campagne (chacun de son côté) pique son orgueil de jeune mâle un brin niais.

En cassant un vulgaire caillou, il y a découvert une géode. En regardant Laura, il a pénétré dans le cristal et fait un voyage parmi ses montagnes étincelantes et ses plaines purpurines. A-t-il été transposé dans une autre dimension ? A-t-il rêvé ? A-t-il été atteint d’une fièvre cérébrale comme de nombreux jeunes garçons chez la sadique George Sand ? Le lecteur jugera. Les autres lui apprennent qu’il s’est cogné la tête dans une vitrine avant de s’évanouir. Toujours est-il que le phénomène ne se produit pas qu’une fois.

Laura doit se marier au sous-aide, savant positif qui n’aime rien tant que rendre la minéralogie utile à l’humanité en prospectant les mines. Alexis le cousin en est « abasourdi ». Mais le cristal le transporte une fois de plus, lorsqu’il rencontre Nasias. Il se présente comme son oncle, le père de Laura, revenu de Perse où il a fait fortune et désireux de savoir si, comme lui, Alexis a « le don ». Celui de pénétrer les arcanes du cristal pour y voyager et explorer l’inconnu.

Malgré ses réticences par un reste de bon sens de nature, le jeune homme vigoureux mais pas très futé se faire circonvenir, croyant obtenir la main de Laura qu’il aime à l’issue de ce voyage initiatique. Il suit donc le diabolique Nasias dans son départ en bateau pour le pôle nord, où il doit découvrir les eaux libres (croyance d’époque) et le « trou » par lequel les eaux se déversent dans le cratère terrestre. Le lecteur se retrouve alors chez Jules Verne, dont Voyage au centre de la terre paraît quelques mois après. La science suscite l’imaginaire, autre chose que la froide raison. Mais George Sand s’intéresse peu à l’aventure, ce qui compte pour elle avant tout est « le sentiment ». Aussi le jeune Alexis traverse-t-il ces paysages fabuleux et les épreuves cruelles avec un détachement peu en rapport avec son enfance de pilleur de nids et de gamin perché dans les arbres. Restent quelques descriptions d’un style fleuri, très XIXe siècle, qui continue de nous ravir aujourd’hui.

Non sans la révélation du racisme en vigueur à l’époque, qui ferait « marcher » des milliers de colorés et autres minoritaires s’ils savaient. La socialiste féministe George Sand traite les Esquimaux comme des sous-hommes, quelque part du côté du singe : « Cette répugnante fantasmagorie d’êtres basanés, trapus, difformes dans leurs vêtements de peau de phoque, ces figures à nez épaté, à bouche de morse et à yeux de poisson rentrèrent à ma grande satisfaction dans la nuit » p.980 Pléiade. Diantre ! Voilà qui est poser la supériorité blanche industrielle civilisée sur le reste des humains. J’y vois surtout un mépris dû à l’ignorance, Paul-Emile Victor réhabilitera les Esquimaux un siècle plus tard. L’universel, si cher au cœur des « républicains » qui se disent « socialistes », est la civilisation des autres, le formatage à « nos valeurs » des autres peuples. Cela se manifestait tout cru au milieu du XIXe siècle. Pas d’anachronisme, ni de condamnation « morale » des façons de voir passées, mais un constat bien net. Et une question : n’en subsiste-t-il pas quelque chose de nos jours dans le militantisme pour « la démocratie », pour les « grands principes », les « Droits de l’Homme » et autres universaux « pour la planète » ?

George Sand rejoue avec Alexis son dilemme avec Musset : idéalisme ou réalisme ? « A travers ton prisme magique, je suis trop ; à travers ta prunelle dessillée et fatiguée, je suis trop peu. Tu fais de moi un ange de lumière, un pur esprit, et je ne suis pourtant qu’une bonne petite personne sans prétention » p.1015. Conte moral passé à la moulinette du fantastique romantique à la Hoffman, le lecteur comme la lectrice se doit d’être rassuré : Alexis et Laura s’instruisirent en géologie et botanique, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Les aimèrent-ils et les élevèrent-ils à la Emile ? C’est une autre histoire.

George Sand, Laura – voyage dans le cristal, 1865, Independant Publishing 2015, 92 pages, €7.86 e-book Kindle €0.99

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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André Comte-Sponville, Valeur et vérité – études cyniques

Le cynisme philosophique est le contraire de l’idéalisme qui prend la valeur pour la vérité, mais aussi le contraire du cynisme trivial qui prend la réalité pour norme. C’est un matérialisme en acte qui refuse de prendre ses désirs pour la réalité mais aussi de céder sur la réalité de ses désirs.

L’illusion, c’est espérer, désirer sans savoir. Les valeurs sont une illusion quand elles prétendent faire d’une vérité purement subjective (« j’aime le miel ») une vérité objective qui vaudrait en soi, pour tous (« tout le monde aime comme moi le miel »). Les valeurs sont au contraire relatives, historiques et variables.

Le « désespoir » (dé-espoir) est la désillusion poussée au bout pour laquelle aucune valeur n’est vraie et aucune vérité ne vaut. Le réel ne juge pas et il n’existe rien d’autre que le réel. La vérité, qui est une valeur, est donc illusoire – mais en tant que valeur, non en tant que vérité. Rien n’est certain, la vérité existe mais ne nous est pas assurée. Le sceptique aime la vérité mais sans certitude – c’est là son tragique.

Il est nécessaire de renoncer au rêve platonicien d’une science du Bien. Il s’agit plutôt de désapprendre le Mal, de libérer la volonté de ce qui l’aliène ou la corrompt. Il n’est pas d’autre « bien » que la volonté en acte. L’absolu est singulier, concret, sensible, mais n’est pas moins absolu pour autant. Tout est possible et – justement ! – nul ne peut s’y opposer que soi-même. Nul ne juge qu’à l’intérieur d’une certaine culture, mais nul ne renonce pour cela à juger. Héritage culture, éducation, permettent une fidélité de la volonté. Alain le disait : « la justice n’existe pas, ce pourquoi il faut la faire ».

Montaigne est un sceptique, ni sophiste ni nihiliste. Il n’affirme pas que rien n’est vrai, ni qu’il ne sait rien, mais que rien n’est certain. Toute croyance est de fait et d’opinion. D’un côté est l’ordre de la raison ou de la connaissance, qui prend les valeurs comme objets, historiquement relatifs ; de l’autre est l’ordre de la volonté ou de l’action, qui prend les valeurs comme normes et les vit comme absolues. Mais c’est parce qu’il n’y a pas de justice absolue qu’il est bon pour chacun de se soumettre à la justice relative de sa contrée et de son temps. Montaigne est sceptique en théorie, épicurien en pratique.

La leçon du cynisme philosophique est qu’il faut militer pour une « politique du pire ». Il est nécessaire de récuser l’optimisme idéaliste pour voir lucidement les choses telles qu’elles sont. Nous sommes attentifs au pire lorsque nous nous efforçons de comprendre non ce qu’il faudrait faire (une politique idéale) mais ce que l’on fait (la politique réelle). Ni le marxisme, qui voulait faire coïncider l’homme réel à l’homme idéal, ni le libéralisme, qui croit que la société laissée à elle-même s’autorégule au mieux, ne tiennent compte de la volonté. Il n’y a jamais d’autres politiques possibles pour les avant-gardes comme pour les technocrates experts (TINA : There is no alternative, disait Thatcher). La « vérité » ne se vote pas.

Nous y opposons un relativisme cynique : vouloir ne dispense surtout pas de connaître (contre le volontarisme), mais connaître ne dispense jamais de vouloir (contre la technocratie). La survie d’une société est dans la conservation, mais on ne peut conserver qu’en transformant. Il ne s’agit ni de révolutionner (utopie), ni de maintenir (conservatisme réactionnaire) mais de transformer la société telle qu’elle existe en réduisant le pire.

Pour Pascal, il s’agit de ne confondre aucun des quatre ordres : 1/ le réel, 2/ la chair, 3/ la raison, 4/ la charité. Les confondre est sombrer dans le ridicule ; les accepter est tragique – mais c’est être responsable et il n’est pas de responsabilité sans tension.

La transgression des ordres, c’est l’angélisme, la tyrannie de l’ordre supérieur. L’angélisme politique est dangereux en ce qu’il annule toute contrainte technique ou économique : il suffit de dire « je veux » ou yaka, comme si tout allait par magie se résoudre. L’angélisme éthique vise lui aussi à se libérer de toute contrainte politiques ou autres au nom d’un « amour universel » (Peace and Love, sans frontières). Autre transgression des ordres, la barbarie ou tyrannie de l’ordre supérieur : la réduction de la politique au seul marché, de la morale aux nécessités politiciennes, de la vérité à ce qu’on a envie de croire (storytelling, vérités alternatives ou fake news), de l’amour au seul respect des devoirs (moralisme).

Par exemple, le capitalisme est réel et rationnel, mais il n’est pas moral. Il est une technique économique efficace qui consiste à produire le plus avec le moins, pas une valeur (sauf peut-être en écologie… lorsqu’il s’agit d’économiser la planète et d’optimiser toute consommation des ressources).

Pour le groupe, les ordres inférieurs priment ; on peut ainsi construire le tableau suivant :

ORDRE TEMPERANCE VALEURS ECLAIRAGE DEGRES
Charité Miséricorde Amour L’interdit Ame
Raison Equité Morale L’esprit critique Esprit
Volonté Déontologie Politique L’expertise Caractère
Réel Nature Economie L’efficacité Chair

Dans le matérialisme, le supérieur domine l’inférieur quant à la valeur mais en dépend quant à l’être. L’amour ne doit pas se dégrader en morale, ni la morale en légalité ou en rapport de force, ni le droit ou la politique en simple technique du pouvoir. Le marxisme en sa gloire a réalisé le pire : angélique en réduisant l’économie à la volonté du Plan), barbare en réduisant la personne à la seule ligne du parti, et tyrannique parce que seule la politique compte – et sans débat puisque le Parti a toujours raison comme interprète « scientifique » de l’Histoire.

Notre époque disjoint l’humanisme théorique (l’essence de l’Homme) et l’humanisme pratique (ce qui est humain en l’homme n’a rien de naturel mais est culturel, historique). Or l’humanisme est une valeur : c’est vouloir que l’homme devienne humain par l’éducation, la tradition et le mouvement de la société – et non se contenter naïvement de « croire en l’homme ». Confondre valeur et vérité mène au pire.

Un livre aisément lisible qui fait penser et aide à percevoir le quotidien.

André Comte-Sponville, Valeur et vérité – études cyniques, 1994, PUF, 282 pages, €23.50 e-book Kindle €18.99

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George Sand, Lucrezia Floriani

Dans ce roman paru en feuilleton avant d’être édité, l’auteur ne cesse de solliciter le lecteur, de le morigéner en maitresse d’école, de le guider en mère possessive. Rien de plus agaçant que ce trait de style tellement élitiste intello du XIXe siècle. La préface, comme toujours chez Sand, peut être entièrement sautée, elle n’a de nos jours absolument aucun intérêt et dessert le reste. Toujours en révolte contre les pratiques de son temps (l’écriture-industrie du feuilleton, le besoin de drame, la littérature réaliste contre celle, idéale, de l’âme), la bonne dame de Nohant ne s’est jamais hissée à l’universel, donc au rang de « grand écrivain ». Ses romans se lisent mais ils sont dans l’excès, les nerfs, l’idéalisme éthéré – rêve bourgeois de monde idéal que les trois guerres mondiales ont mis à bas depuis.

Lucrezia Floriani est une femme de 30 ans, autrement dit (selon Balzac) arrivée au bout de ses possibilités de séduire. Partie de rien comme fille de pêcheur au bord d’un lac italien, elle est devenue rentière après une carrière de comédienne et d’écrivain, multipliant les amants – mais par amour, pas par coquetterie ni par goût du lucre. Elle en garde quatre enfants de trois pères différents, deux garçons, l’aîné Célio 12 ans et le dernier, Salvator 2 ans, et deux filles entre deux, Stella et Béatrice. Elle a fait réaménager la villa de son ancienne protectrice après sa mort, s’étant entre temps enfuie à 15 ans avec le fils follement amoureux d’elle.

Le lecteur peut voir en Lucrezia (Lucrèce) un portrait en pied de l’auteur en mère possessive, adepte d’une éducation libre et affective à la Rousseau, collectionnant des amants tous plus jeunes qu’elle pour mieux les materner. « Une grande facilité d’illusions, une aveugle bienveillance de jugement, une tendresse de cœur inépuisable, par conséquent beaucoup de précipitation, d’erreurs et de faiblesse, des dévouements héroïques pour d’indignes objets, une force inouïe appliquée à un but misérable dans le fait, sublime dans sa pensée ; telle était l’œuvre généreuse, insensée, de toute son existence » chap.13, p.81 Pléiade. Le prénom de haute vertu antique vise à réhabiliter la femme de théâtre, volontiers considérée comme une cocotte entretenue, voire une pute flétrie à 30 ans. Chaque protagoniste est mis en scène pour vivre sa propre nécessité morale comme un destin écrit d’avance dans les gènes (ou plutôt, selon la mode éthérée du siècle bourgeois, dans « l’âme » essentielle de chacun).

Ainsi le prince Karol est-il un jeune homme qui a perdu son père très tôt et a été élevé par une mère aimante mais rigide et affectivement réservée. S’il était parfait à 15 ans, neuf ans plus tard il est devenu exclusif en tout et ses amis et connaissances l’ont peu à peu délaissé, sauf le comte Salvator Albani. Il est son exact opposé, expansif, accommodant, aimant la réalité du joli corps plutôt que l’illusion fumeuse de « l’âme ». Les nerfs de Karol le rendent grincheux et perpétuellement souffrant, tout le choque et le révulse. Une vraie petite chose fragile à préserver dans du coton ! Fluet, malingre, souffreteux, il parait 16 ans et non 24 : le prince n’a rien d’un mâle mais plutôt d’une erreur de la nature. Si d’aventure il a aimé, « il n’était plus sur la terre, il était dans un empyrée de nuages d’or et de parfums, aux pieds de l’Eternel, entre sa mère chérie et sa maitresse adorée. Si un rayon embrasait la campagne, si un parfum de plantes traversait les airs, et que la Lucrezia en fit la remarque, il voyait cette splendeur et respirait ces délices dans son rêve ; mais il n’avait, en réalité, rien vu et rien senti ». Tout doit être idéal ou n’être rien. Ni artiste, ni amant, ni politique, il ne sait rien faire, il n’est personne. Il a subi (idéalement) un amour exclusif qui s’est mal fini, la belle étant morte de consomption, précédant de peu la mère du prince, qui se trouve dès lors anéanti.

D’où le voyage que lui fait entreprendre son ami Salvator en Italie pour lui changer les idées. Mais voilà que l’auberge d’un soir au bord du lac d’Iseo est « sale » et qu’un prince ne saurait dormir dans un tel bouge. Salvator apprend qu’une de ses anciennes amies de théâtre, avec qui il a flirté sans coucher, habite de l’autre côté et les deux compères s’y rendent derechef. Karol y restera tout le reste de sa vie. Il tombera amoureux de la plantureuse et exubérante Lucrezia, elle qui a quitté le monde frelaté de la scène pour celui de la thébaïde où elle chérit et élève ses enfants. Il n’aime pas la femme mais l’idée qu’il s’en fait, celle d’une Mère (même s’il couche avec). Il n’aime pas les enfants (même s’ils sont jolis et vigoureux) car il est jaloux de l’amour que leur mère leur porte. Il n’aime pas les anciens amis et anciens amants qui viennent parfois rendre visite car ils lui prennent un moment de Lucrezia. En bref, le prince Karol est un tyran impossible qu’il faudrait fuir ou dompter. Le tragique de l’histoire est que Lucrezia, femelle destinée à l’amour, ne le peut pas. Le voudrait-elle, elle ne peut abandonner ses « enfants », dont le dernier amant adulte est le plus fragile.

Elle en perdra la vie et l’auteur se garde bien de nous dire ce qu’il advient du prince : le romanesque ne l’intéresse pas ; seule la peinture des « âmes » lui sied. Elle y transpose en partie celle de Chopin, lui aussi jaloux et soupçonneux, lui aussi plein d’humeurs moroses et acariâtres, en partie son fils Maurice dans le beau Célio. Mais c’est plus le sentiment qu’elle veut décrire qu’un personnage en particulier : à l’inverse, elle crée plutôt ses personnages à partir des sentiments qu’elle veut mettre en scène. Cela nous paraît aujourd’hui artificiel et sans guère de contact avec la réalité. A force d’imaginer la théorie des êtres, ceux-ci se perdent dans l’abstraction caricaturale. Reste un beau portrait de George Sand en Lucrezia, pour un temps.

George Sand, Lucrezia Floriani, 1846, Independently published 2019, 215 pages, €8.45

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse

La lecture assidue des romans de Joris-Karl Huysmans ces dernières semaines, à l’occasion de la parution en fin d’année dernière de ses œuvres romanesques en Pléiade, m’a incité à relire les Souvenirs de Renan, abordés une première fois lorsque j’avais 16 ou 17 ans. Je n’avais lu de Huysmans que Là-bas, roman plutôt cocasse sur la démonologie fin de siècle alors à la mode ; l’itinéraire global de l’auteur, du naturalisme ouvrier à l’obsession sexuelle et à la conversion au mysticisme catholique sur la fin de son existence, appelait un antidote : qui de mieux que Renan ? Il est en son siècle l’anti-Huysmans, le contrepied parfait. Lui n’a pas été obsédé de sexe mais soumis aux bons pères dont les sermons « sur ce sujet, me faisaient une impression profonde qui a suffi à me rendre chaste durant toute ma jeunesse » I.

Devenu vieux pour son temps – 60 ans ! – Ernest Renan, philologue et historien, rassemble en livre les articles qu’il publia sur son itinéraire intellectuel principalement dans la Revue des Deux Mondes (fondée en 1829 et plus ancienne revue européenne encore en activité). Il mourra neuf ans plus tard sans passer le siècle, en 1892. Le lecteur n’y trouvera aucun souvenir intime car l’éducation catholique traditionnelle fait une honte de parler de soi. Il n’évoque ses maîtres que pour les trouver tous admirables, enrobant ses éventuelles remarques critiques d’un sucre exquis.

Il naît à Tréguier, ville de curés, restant breton par la foi naïve de son enfance. Son père, pêcheur (de poissons et non d’âmes) meurt lorsqu’il a 5 ans et le voilà élevé par sa mère et sa grande sœur de douze ans plus âgée, Henriette. Tout le destinait à devenir prêtre : il est studieux, consciencieux, sage – et plutôt souffreteux. Ce pourquoi il est envoyé au petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris sur recommandation de sa sœur institutrice auprès de l’abbé Dupanloup, puis au grand séminaire de Saint-Sulpice. Mais à 24 ans il le quitte sans entrer dans les ordres. Sa foi n’a pas résisté à la raison.

Car le catholicisme est « une barre de fer » : il est infaillible – si vous doutez d’un dogme, vous doutez de tout. Tout entier formé en doctrine au XIIIe siècle, crispé après la Révolution, réactionnaire après la chute des monarchies et des deux empires, le Dogme catholique français ne souffre d’aucune critique, d’aucune nuance. Le concept d’infaillibilité pontificale, tiré des Pères de l’Eglise, est réaffirmé solennellement en 1870 lors du premier concile œcuménique du Vatican – mais Renan est déjà parti, en 1845, à 22 ans, pour devenir répétiteur au pair (sans solde) à la pension prive de M. Crouzet. Il y rencontre Marcellin Berthelot, 18 ans, futur chimiste célèbre. C’est une amitié intellectuelle, pas de cœur, Renan se refusera toujours, par éducation puritaine de séminaire, à toute « amitié particulière », au prétexte que privilégier quelques élus c’est enlever sa bienveillance à tous les autres… sans parler du désir de la chair qui éloigne de l’amour divin !

Il montre par ses souvenirs combien l’éducation chrétienne ne visait qu’à sortir du terrestre pour aspirer à un autre monde promis : chasteté absolue, sentiment du devoir, fonctionnement exclusif du spirituel. « Mes maîtres me rendirent tellement impropre à toute besogne temporelle, que je fus frappé d’une marque irrévocable pour la vie spirituelle. Cette vie m’apparaissait comme la seule noble… » III. L’idéal terrestre, pour M. Olier, mystique et auteur d’un Catéchisme chrétien lu et cité par Renan, est « l’état de mort (…) qui demeure sans mouvement et sans désirs, insensible à tout ce qui se présente » IV.1 De son maître en mathématique à Saint-Sulpice, M. Gottofrey, il parle même de « suicide par orthodoxie mystique (…) On eût dit qu’il voyait Satan dans les grâces dont Dieu avait été pour lui si prodigue » IV.2 Se nier et s’humilier sur terre pour gagner le ciel ? Comment une civilisation peut-elle durer en se niant ainsi ?

Heureusement que le paganisme est revenu avec la fuite des érudits de Byzance sous l’avancée des musulmans, emportant avec eux les précieux manuscrits grecs ; heureusement que le XIXe siècle a découvert l’archéologie et ancré dans l’histoire la littérature et la philosophie grecque et romaine. Ernest Renan est l’auteur d’une célèbre Prière sur l’Acropole, qu’il reproduit dans cet ouvrage. « Ô noblesse ! ô beauté simple et vraie ! déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j’arrive tard au seuil de tes mystères ; j’apporte à ton autel beaucoup de remords. Pour te trouver, il m’a fallu des recherches infinies. L’initiation que tu conférais à l’Athénien naissant par un sourire, je l’ai conquise à force de réflexions, au prix de longs efforts » II.1

Renan reprend volontiers la théorie des races et des climats de son temps pour se dire écartelé entre le breton paternel et le gascon maternel. Ces deux tempéraments chez lui luttent comme la foi et la raison, la poésie et le rationnel, les brumes romantiques et la clarté scientifique. Il n’a pas quitté la foi par métaphysique ou philosophie mais par critique scolastique des textes. Il reste « idéaliste » d’intellect mais pragmatique de tous les jours

De nature douce, d’affections maîtrisées, d’esprit libéral conservateur, Ernest ne devient pas anticlérical mais historien. Il étudie l’hébreu, le syriaque, l’histoire de la Bible. Pour lui, le livre « sacré » est un livre comme les autres sur lequel la critique philologique doit s’appliquer comme les autres, sans « croire » au littéral. Pour lui, Jésus est un homme, qui doit être étudié comme les autres, en historien. Ce qui ne l’empêche nullement de garder « un goût vif pour l’idéal évangélique et pour le caractère du fondateur du christianisme » V.5. Il hérite de son éducation catholique « jusqu’à l’âge de 23 ans », surtout par l’exemple de ses maîtres, « quatre vertus (…) : le désintéressement ou la pauvreté, la modestie, la politesse et la règle des mœurs » VI.4. « Mon cœur a besoin du christianisme ; l’Evangile sera toujours ma porale ; l’Eglise a fait mon éducation, je l’aime (…) mais je ne puis être orthodoxe » V.5

Renan se mariera à 33 ans et aura deux enfants, Ary (dont il ne parle curieusement pas dans ces Souvenirs) et Noémi, qu’il évoque comme le prénom de sa première bonne amie du primaire – morte vieille fille parce que trop belle (un ravage chrétien de plus). Il entre à l’Académie française en 1878 et sera grand officier de la Légion d’honneur en 1888 à la veille de sa mort. La hargne papale et l’ire catholique pour avoir « osé » publier une Vie de Jésus non dogmatique l’empêchent probablement d’être édité en Pléiade depuis lors, bien qu’il fut un grand Français intellectuel du XIXe siècle. En revanche, Gallimard publie avidement la Duras : ça se vend bien chez les bobos intellos friqués.

Relire les anciens permet d’observer la comédie humaine de notre temps avec le recul nécessaire. L’itinéraire d’un catholique devenu savant montre combien les qualités humaines dépassent – et de loin ! – la naissance, le milieu et les relations. Combien l’honnêteté intellectuelle et le savoir-vivre forment un savoir-être venu des millénaires en Occident. Et combien l’écume des livres qui paraissent en flot chaque année demeure rare à traverser les ans.

Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, 1883, Folio 1983, 416 pages, €10.90

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Charles Morgan, Portrait dans un miroir

J’avais l’âge du narrateur, « l’année de mes dix-huit ans » (donc encore 17 ans), lorsque j’ai lu pour la première fois ce roman d’un Anglais né en 1894 ; il aurait pu être mon grand-père, venu au monde autour de cette année-là. L’univers victorien, l’élégie de « l’Art », la jeunesse passionnée réfrénée par les convenances victoriennes, la conception platonicienne de l’âme, convenaient à l’époque de ma jeunesse dans les années 1970. Je ne m’identifiais pas au narrateur mais à son univers ; il n’était guère différent de celui de mon temps car la révolution des mœurs de mai 68 a tardé à infuser dans la société. Quant au jeune homme, ses élans étaient les miens mais point sa famille, trop idéale pour ma réalité.

Aujourd’hui est différent et ce roman est rejeté vers le XIXe siècle, bien que paru en 1929. Les hobereaux comme les Frew, les Trobey ou les Fullaton, vivant en manoir campagnard, ne sont plus qu’un souvenir. La famille « libérale » qui aime ses enfants et les oriente par la force du raisonnable a sombré dans le décomposé, l’individualisme exacerbé, la compétition ou la drogue. Le monde a changé et « les convenances » ne conviennent plus. « Un jeune homme obsédé par la nudité féminine, et dominé par son imagination, une jeune femme renonçant à toute fierté, fouettée par le désir et la vanité, et voulant inscrire dans sa vie un chapitre faussement romanesque » – voilà toute l’histoire, racontée à la fin par le narrateur devenu vieillard.

Sauf qu’entre temps la jeunesse a vécu, et la fièvre est l’essentiel. Nigel Frew est cadet de famille mais dessine admirablement et peint à l’occasion. Lors de sa première sortie dans le monde, chaperonné par sa grand sœur acerbe Ethel et son grand-frère bienveillant Richard, il séduit la société. Sa jeunesse, son air lunaire, sa gaucherie, touchent les gens. Notamment Claire, qui doit épouser Ned, le fils de la maison Fullaton qui invite. Nigel tombe amoureux de Claire et celle-ci, de trois ans plus âgée que lui, en est émue et l’aime aussi – ou croit aimer l’image candide et pure qu’elle s’en fait. Mais ils ne sont pas en phase : pour Nigel, cet amour vient trop tôt ; pour Claire, il vient trop tard. D’où la tragédie d’un amour impossible qui se développe au long des pages.

Nigel doit être envoyé à Oxford sur les traces de son frère aîné mais il décide de n’en rien faire. Il rencontre en cela les avis de son maître en dessin plus celui de son hôte, le père de Ned, peintre acceptable et influent dans les beaux-arts qui l’invite à venir compléter son apprentissage auprès de lui. Le père de Nigel est ennuyé, une solide éducation prépare à tout, même à la peinture, et elle reste un bagage solide en cas d’échec. Mais Nigel ne peut rester chez les Fullaton à cause de la présence de Claire. Après quelques mois sur des charbons ardents, séduit par un ange de pierre dans l’église qui lui paraît l’idéal d’incarnation de la chair désirée en art éternel, Nigel s’écartèle entre l’art et l’amour, ou plus exactement le travail et la chair. Il tente de réaliser, sur demande de Ned, un portrait de Claire, mais celle-ci lui échappe car elle est sans cesse différente. Il ne réussit que des dessins épars, pas l’œuvre à l’huile ambitionnée. Son œuvre restera inachevée.

C’est que, dans sa conception issue de Platon, un portrait est « l’image d’une âme reflétée dans le miroir d’une autre âme ». Trop d’impressions fugitives viennent parasiter sa main pour que le portrait soit possible, au contraire de celui de la tante Fullaton, une vieillarde qui n’a pas sa langue dans sa poche et qui a deviné sans peine les peines d’ardeur du très jeune homme. L’art ou l’amour ? Entre ces deux absolus, ces deux créations humaines, il faut dans la société de philistins qu’est la bourgeoisie anglaise fin XIXe, malheureusement choisir. Seule la fuite « à Paris » permettra de trancher le nœud gordien. Car la société bienveillante refoule toutes potentialités de conflits et noue les élans comme les aiguillettes, sous la conversation policée et les attitudes convenables. L’artiste seul y échappe, dans un milieu qui exclut l’art et ne considère la peinture que comme un substitut honorable et admis de la photographie. Qui peint la chair doit peindre l’âme, mais il faut pour cela transcender les convenances et lâcher les rêves dans la nature, eux qui ne sont que des ballons captifs retenus par la société.

Revenu trois ans plus tard, mûri et sa maîtrise d’artiste assurée, Nigel baisera Claire une fois dans la chambre d’enfant des Fullaton, manière d’exorciser à la fois leurs désirs à tous les deux et leur part d’idéalisme enfantin. La société reprend ses droits, dans la sagesse, et les convenances restent respectées malgré le feu qui a couvé sous la glace. J’aurais bien lu une suite où Claire donnait naissance à l’enfant de Nigel sous la paternité de Ned, mais cela aurait été trop osé pour les années 1920 et l’esprit « comme il faut » de l’auteur. Car il écrit bien, ses phrases coulent longuement et sans heurt, les descriptions psychologiques sont fouillées, avec quelques traits de paysage et de nombreuses sensations complaisamment éprouvées. J’ai trouvé bon pour rêver ce roman ancien ; il est toujours lisible, à la campagne, en vacances. Il me rappelle ma jeunesse et cet autre monde « d’avant » la libération des mœurs et la globalisation globish, le temps où les Anglais étaient des Anglais et les Français des Français.

Il a reçu le prix Femina en 1929.

Charles Morgan, Portrait dans un miroir, 1929, Phébus 2001, 256 pages, €7.44

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Michel Henry, Marx philosophe de la réalité (2)

La détermination de la réalité est, pour Michel Henry, le « thème central de la pensée de Karl Marx. »

La théorie n’est pas réelle, elle est fondée sur la représentation, le mot pour la chose. Or le mot chien ne mord pas… Marx : « La tâche de la philosophie, de la science en général, ne consiste pas à s’écarter des choses sensibles, c’est-à-dire réelles, mais à aller vers elles ; elle ne consiste pas à changer les objets en pensées et en représentations » cité p.286. Ceux qui se déclarent les socialistes français pourraient tirer d’utiles leçons de cette parole du maître. Le monde sensible n’est pas ‘pur’ mais civilisé ; la nature n’existe pas en soi, l’homme en fait partie intégrante, la nature ne peut être qu’humanisée. L’action n’a pas conscience d’elle-même, sauf à être un spectateur extérieur.

Le concept de l’Être hégélien vacille, Marx se réclame d’une subjectivité radicale. L’Être n’est pas un objet car l’action n’est possible que si elle n’a pas d’objet ! L’action est pur pragmatisme, la vie même, qui va (ce que l’Asie a intégré au cœur de sa philosophie – y compris Mao qui n’a repris du marxisme que ce qui le servait). Renoncer à l’action, c’est renoncer à la vie même. Intelligence, volonté, mémoire, sont les différentes manières par lesquelles l’être devient.

La praxis (action) s’actualise dans le travail ; elle est conscience de soi parce que pensée. Mais la pensée est ce que fait le travail : l’action. Pas l’inverse ! La réalité réside dans celui qui agit, dans l’expérience vécue qui n’est donnée qu’à lui, dans sa ‘détermination’ propre. La théorie ne saurait agir, pour Marx « l’action de la pensée » n’est que de l’idéalisme ! Avis au partisans du socialisme qui feraient mieux d’élire d’abord une personnalité apte à agir plutôt que de chercher un énième programme tout ficelé…

Il ne saurait y avoir donc de ‘praxis révolutionnaire’, ni même de ‘mouvement social’ – pas plus qu’une ‘loi de l’histoire’. Tout cela n’est que théorie a posteriori, caricature de Hegel, reconstitution dans un Tout imaginaire, non enraciné dans la réalité. Car la réalité ne peut être que subjective et éminemment mouvante. Toute représentation est donc, pour Marx, ‘idéologie’ par principe. « La réalité détermine comme idéologie tout ce qu’elle n’est pas », résume Michel Henry p.373. La science comme savoir constitué est elle-même une forme d’idéologie ; Nietzsche en dénoncera la dérive dans le ‘Gai savoir’, car « la science » évolue sans cesse, corrigeant le passé par les découvertes nouvelles du présent.

Michel Henry : « A partir du moment où un ensemble de représentations idéales s’est substitué à la réalité des rapports vivants, la relation des individus à ces rapports (…) se trouve complètement falsifiée, elle devient la relation de sa conscience à cet ensemble de représentations » p.393. On joue alors sur les mots, on n’agit pas sur les choses ; on se la joue ‘révolution’ ou ‘yaka’, on ne modifie en rien la réalité des rapports sociaux. C’est l’erreur d’Engels selon Marx : la réalité n’est pas la matière au sens du XVIIIe siècle mais ce qui a trait à la praxis, à la vie réelle des individus.

Marx critique la séparation de la conscience d’avec la vie personnelle qui la détermine. On agit par ce que l’on est, personnellement, socialement et historiquement. Nietzsche dira à la même époque : par raison vitale, par désir, par énergie interne qu’il appelle ‘volonté vers la puissance’. Le matérialisme n’est pour Marx que l’idéologie d’une des formes possibles de cette vie (p.425). Une idéologie s’explique par la fonction qu’elle remplit dans une société donnée. Les réalités historiques changent sans cesse car l’histoire est mouvement de la vie – praxis.

Ce pourquoi Marx a été bien meilleur journaliste que théoricien ; ce pourquoi il n’a jamais pu achever l’inachevable : une théorie ‘définitive’ de l’économie, de la politique et de la société. Le principe et le contenu de toute connaissance est, pour Marx, la vie réelle des individus et leurs rapports entre eux, et non pas la soi-disant ‘objectivité’. « La pensée n’est jamais rien d’autre que la représentation de la vie par elle-même » p.469. Fonder la vérité, écarter la prétention à se suffire à elle-même d’une Vérité Idéale. Seule la réalité est histoire, la vie humaine en ses déterminations fondamentales que sont besoins, désirs et travail.

Aborder Karl Marx par sa philosophie donne les bases solides pour bien le comprendre.

Michel Henry, Marx, 1976, Gallimard Tel 2009, 966 pages, €91.84

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Vladimir Nabokov, L’exploit

Réfugié en Crimée avec sa mère, Martin, 16 ans, s’échappe sur un bateau canadien jusqu’à Athènes, où une jeune poétesse assez banale l’initie au sexe. Mère et fils rejoignent un oncle sentimental en Suisse, qui finance les vagues études de lettres russes qu’effectue Martin à Cambridge avant d’épouser sa mère. Ils apprennent la mort du père en Russie. Martin fréquente à Londres des russes émigrés, les Zilanov, et tombe amoureux de Sonia qui ne songe qu’à muser et s’amuser, sans être capable d’aucun sentiment profond. Comme si la rupture avec la patrie charnelle russe châtrait les jeunes émigrés et les rendaient inaptes à bâtir un nouveau destin.

« Martin est le plus gentil, le plus droit et le plus émouvant de tous mes jeunes gens ; et la petite Sonia (…) devrait avoir toutes les chances de devoir être acclamée par les experts en matière de charmes et de sortilèges amoureux comme la plus singulièrement séduisante de toutes mes jeunes filles, bien que ce soit de toute évidence une flirteuse lunatique et cruelle » (Avant-propos de Vladimir Nabokov écrit en 1970).

Contre le matérialisme existe aussi un idéalisme, même mal placé et solitaire. L’épanouissement personnel se teinte de nostalgie, les souvenirs d’enfance d’une conscience de la mort. La « gloire » qui donne son titre au roman récompense le courage personnel mais inutile, celui « du martyr radieux », dit l’auteur. Il est vrai que l’on se prend de sympathie pour ce Martin vigoureux mais naïf, à qui il manque un père pour le guider et un but dans la vie. Il n’est bon en rien, bon à rien. Tout ce qu’il entreprend au titre des sentiments échoue, de son amour non partagé pour cette putain de Sonia à son amitié tenue à distance du condisciple de Cambridge Darwin, et jusqu’à cet amour inconditionnel béat de maman qui ne l’aide pas. Derrière la vitalité luxuriante, il n’y a rien. Il se lance à lui-même des défis auxquels il se contente de répondre, en Narcisse perpétuellement insatisfait de son miroir. Martin rêve depuis son enfance d’aventures et de hauts faits ; devant chaque réalité, il renâcle, comme de s’engager contre les bolcheviques dans l’armée de Wrangel en Crimée, à 16 ans. Il a en lui du Fabrice del Dongo, sans la fantaisie de vivre ses fantasmes, prenant tout trop au sérieux peut-être.

Après des années de tourments, Martin tente le tout pour le tout : pour se faire reconnaître de Sonia, dont il est éperdument amoureux, il veut réaliser l’exploit de passer en Russie clandestinement pour 24h et d’en revenir incognito. Depuis son enfance, il a toujours eu peur de ne pas paraître viril et, depuis la disparition de son père, nul ne peut le conforter en virilité que lui-même. L’acte de bravoure est en quelque sorte un suicide, ou l’inverse.

En partie autobiographique, ce roman se distingue cependant par une nette distance de l’auteur avec son personnage qui n’est pas lui après l’enfance et qui n’a pas la même parentèle. Le fantasme du retour à la mère patrie tenaillait cependant Vladimir comme Martin, puisque l’URSS l’a condamné pour un poème qu’il a écrit dans la revue russe libérale de son père à Berlin, Le billet. Plus fragile que son auteur, Martin n’est jamais ce qu’il paraît ; il porte en permanence un masque différent. On le prend pour un Américain en Grèce, pour un Anglais en Italie, pour un Suisse en France, pour un voyageur de commerce dans un train, pour un petit garçon dans les yeux de Sonia. Seule la mort peut réconcilier l’image et l’être. Viendra-t-elle ?

Plus que l’histoire, un peu vide, plus que le portrait de l’auteur en jeune déraciné inquiet, plus que les sentiments volages des années 20, le style Nabokov captive. Il vous plonge dans le mystère par de simples lumières aperçues dans la nuit par la fenêtre d’un train qui parcourt le sud de la France ; il vous dépayse par la description des rues étroites et sombres de Cambridge où des étudiants courent d’un bâtiment à l’autre ; il vous enchante de la forêt russe dans un souvenir d’enfant, attirante et inquiétante ; il vous précipite dans le vertige qui saisit le jeune homme lorsqu’il glisse d’une pente et se reçoit in extremis sur une corniche étroite, sous lequel le vide l’attire. Cédera-t-il ? Aura-t-il le courage de l’affronter en face ? Si la corniche est l’exil et son support provisoire et si l’abîme est la nostalgie de la Russie, alors tout est possible.

Vladimir Nabokov, L’exploit, 1932 revu 1971, Folio 2009, 304 pages, €7.80

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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Les chemins de la liberté de Peter Weir

Dix ans après la chute de l’empire soviétique, ce film profondément humain rappelle ce que fut le formatage social stalinien de « l’Homme nouveau », via cet instrument que copieront les nazis : le goulag. Un jeune soldat polonais, Janusz (Jim Sturgess à la bouille de gamin), est accusé en 1940 d’espionnage et de sabotage, ces termes fourre-tout du soupçon. Sa femme, torturée, le trahit, même s’il refuse de signer ces accusations. Il est envoyé en Sibérie où, par moins 40° centigrades, les hommes sont forcés à trimer dans la forêt enneigée ou dans la mine. Plus que les gardiens, les chiens et les miradors, c’est l’immensité sibérienne (13 millions de km²) et son climat extrême qui constituent la prison pour 15 millions de zeks.

Avant d’être trop affaibli et démobilisé, Janusz songe à s’évader. Un autre détenu, intello prof d’égyptologie à Léningrad, l’encourage et le fait rêver ; mais lui n’a aucune intention de prendre le risque, il se contente d’alimenter son fantasme. C’est avec « Monsieur » Smith (Ed Harris), Américain d’origine finlandaise venu travailler à Moscou avec son fils, que Janusz va concrétiser son projet. Ils s’adjoignent Voss le Letton (Gustaf Skarsgård), et le russe Khabarov (Mark Strong).

Le goulag est composé pour la plupart de non-Russes : « Staline n’aime pas les étrangers », dit l’un d’eux. Son socialisme est national, même s’il est plus centré sur la classe sociale que sur la race. Encore que… Forger un « Homme nouveau » n’est-ce pas l’une des formes du racisme ? Eradiquer la culture de l’autre à la racine en tuant tous ses intellectuels, ses cadres et ses officiers (comme les Polonais massacrés par l’Armée rouge à Katyn) n’est-ce pas l’une des formes du génocide ? C’est ainsi que, pour les staliniens, les criminels de droit commun, les voleurs, les meurtriers, sont « du peuple » car de la sous-bourgeoisie, alors que les « ennemis du peuple » sont irréductiblement non-socialistes, donc décrétés non-humains. Ce pourquoi Valka (Colin Farrell), criminel tatoué qui a tué, au Staline sur la poitrine, menace Janusz de son couteau gravé d’un loup pour partir avec eux – mais restera du bon côté de la frontière : il est Russe et veut rester en Russie.

Sa violence et sa débrouille le font accepter car il s’agira de survivre durant des semaines dans les étendues glacées. Un soir de tempête hivernale, alors qu’un complice débranche le groupe électrogène, ils sont sept à franchir la barrière et à courir vers la forêt. La neige les aveugle, le manque de vitamines inhibe la vision nocturne pour ceux qui sont restés trop longtemps prisonniers, le froid est mordant. Janusz, qui a vécu dans les montagnes, coupe de l’écorce de bouleau pour en confectionner des masques et pouvoir avancer sans être gelé. Il devient le patron, reconnu par Valka. Leur fuite réussit, ils ne sont pas longtemps poursuivis (on se demande pourquoi) ; les gardiens comptent-ils sur la rigueur du climat et sur les populations locales à qui l’on promet une prime pour toute tête d’évadé ?

Mais le groupe est volontaire et déterminé. Janusz sait comment trouver le sud, à l’aide du soleil et d’un bâton. Le sud est le pôle de la liberté, la seule direction qui permette d’échapper à l’URSS et à son enfer socialiste. Il « suffira » d’atteindre par la forêt dense le lac Baïkal en disputant aux loups les proies abattues, de le longer en se nourrissant de poissons, puis de piquer vers la Mongolie en traversant la ligne gardée du Transsibérien et le désert de Gobi – enfin, puisqu’ils s’aperçoivent que la Mongolie est elle aussi communiste, de traverser l’Himalaya pour atteindre le Tibet puis l’Inde contrôlée par les Anglais. Soit au moins 6500 km à pied.

Une fille s’adjoint à eux, Irina (Saoirse Ronan), apeurée et menteuse, Polonaise évadée d’une ferme de redressement pour jeunes après la mort de son petit frère, mais finalement acceptée. Elle les fera parler individuellement, et cet aspect humanise le film. Car le groupe formé de bric et de broc va se transformer : le chacun pour soi du camp (voulu par le socialisme pour déshumaniser) devient peu à peu solidarité (par la reconquête de la liberté). Valka tue des animaux avec son couteau, Smith pêche à l’aide d’un hameçon fait d’un fragment de barbelé, le Letton fait la cuisine – chacun a son rôle, ce pourquoi il est respecté par les autres. Le gel, la faim, les moustiques, la crasse, la fatigue, puis le soleil et la soif, l’altitude, sont autant de maux qu’ils devront surmonter. Les faibles disparaissent car telle est la loi de la jungle sibérienne : le jeune dévitaminé qui ne voit pas le feu en rapportant du bois et meurt gelé, un autre de faiblesse, la fille d’insolation. « Monsieur » Smith lui-même, épuisé, ne devra qu’au jeune Janusz trop « gentil » de survivre ; il lui rappelle pourquoi il doit s’en sortir : pour pardonner. Lui veut revenir pour pardonner à sa femme qui l’a trahie par faiblesse ; Smith doit s’en sortir pour témoigner qu’on ne brise pas les hommes en tuant leur fils sous leurs yeux. Car David, 17 ans, est mort d’une balle dans la tête devant son père qui devait avouer être un saboteur. Smith – un faux nom, donné pour suivre la paranoïa stalinienne qui exigeait qu’on en dise le moins possible pour ne pas être soupçonné – est un père meurtri qui se reproche d’avoir entraîné son rejeton en URSS par idéalisme, ce pays où chaque lettre du nom est un mensonge : quelle union ? quelle république ? quel socialisme ? quels soviets ?

Le film s’inspire assez librement du récit À marche forcée du britannique d’origine polonaise Sławomir Rawicz, soldat envoyé au goulag pour « être » Polonais. L’auteur n’a pas réalisé cette marche lui-même mais raconte l’histoire vraie de prisonniers qui l’ont réussie. Le titre anglais, The Way Back, joue sur le double sens : le chemin du retour ou le retour en arrière. Le titre français fait ironiquement référence à la trilogie romanesque de Jean-Paul Sartre, Les Chemins de la liberté, où les personnages sont torturés par leurs choix, leurs principes et exigences. Ils se croient libres mais ne sont qu’en quête de liberté ; soit ils la refusent, soit ils en font un principe de vie, soit ils revendiquent un « droit » bafoué. Mais quel est ce « droit » abstrait si l’on ne sait pas le conquérir et le défendre ? Sartre était un compagnon de route convaincu du communisme, avec cet art des intellos parisiens de regarder le monde avec un strabisme divergent : dénoncer la réalité jamais idéale, en même temps que vanter un idéal jamais réalisé que par contrainte et force – donc contre ce même idéal. Encenser Staline, puis Castro, avant d’aviser Mao, quel naufrage pour « la pensée » politique française ! Ce film a le mérite de rappeler la réalité toute crue : l’URSS était un quadruple mensonge et le goulag était son idéal réalisé.

Malgré de beaux paysages et des acteurs convaincants, le message naïvement humaniste manque un peu de sel et l’impitoyable rigueur de l’épopée est traitée un peu légèrement : les populations locales qui devraient traquer les évadés sont inexistantes et l’Himalaya est franchi en quelques plans malgré l’énormité de l’altitude ou du climat et l’absence complète de provisions. Les plans lointains sur les libérés marchant en file sont trop nombreux et les gros plans de tension insuffisants pour adhérer complètement, même si la musique un brin planante aide. Il n’y a pas de scènes vraiment dures, or la réalité a dû en connaître. C’est un beau film, mais peut-être pas assez fouillé sur les tares du socialisme réel et sur les épreuves à surmonter pour être libre.

DVD Les chemins de la liberté (The Way Back) de Peter Weir, 2010, avec Jim Sturgess, Ed Harris, Colin Farrell, Saoirse Ronan, Mark Strong, Gustaf Skarsgård, Metropolitan Video 2011, 2h08, standard €8.85 blu-ray €17.37

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Politique et morale

L’union de la politique et de la morale est un idéalisme, elle est totalitaire. La séparation est un cynisme qui laisse le choix, et le choix est difficile.

Si morale et politique vont ensemble, ce qui est moralement bon est politiquement juste, et réciproquement

C’est un idéalisme où le vrai et le bien, l’univers du saint, du savant et du militant se rejoignent. La morale a toujours raison, la raison est toujours morale. Ainsi peut-on savoir ce qui est juste : la morale et la politique deviennent une science, toute faute est une erreur, toute erreur une faute. Les adversaires se trompent, ils sont hors de la raison – fous, malades, sauvages.

Soit l’idéalisme est réactionnaire et regarde vers le passé : tout vient du Bien et va de mal en pis. Le présent est une erreur qu’il faut corriger au nom des lois d’origine : la morale fonde la politique. C’est tout le pari du « c’était mieux avant », de l’âge d’or (mythique), du collectif éternel qui sait mieux que vous, pauvre petit chainon de la lignée, ce qui est bon pour la perpétuation à l’infini de la lignée. Rejoindre le Bien (Platon), c’est rejoindre le Peuple en son essence historico-culturelle (Mussolini) ou génétique (Hitler), et en son communisme fondamental (Staline), c’est rejoindre Dieu en ses Commandements (le Peuple élu juif, la Cité idéale chrétienne, la Soumission musulmane).

Soit l’idéalisme est progressiste et c’est l’avenir qui a raison : tout va mal mais vers le mieux. La politique fonde la morale, ce qui est politiquement juste est moralement bon. Même si cela fait du mal à quelques-uns – et parfois au grand nombre : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs a été la grande justification de la « dictature du prolétariat » et du goulag soviétique, la « rééducation » le grand mantra maoïste et polpotiste.

Le philosophe-roi (Platon) et le dirigeant philosophe (Lénine) de ces deux idéalismes savent objectivement ce qui est bon. Ils sont au-dessus des lois, car la vérité ne se vote pas. Ils décident seuls de ce qui doit vivre ou périr. Cela donne le totalitarisme de la pensée et la dictature en politique : celle des prêtres, du chef ou du parti. La fin justifie les moyens, « les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire », écrivait Trotski dans Leur morale et la nôtre.

Si morale et politique sont séparés, l’une prime l’autre

C’est un cynisme, qui peut être moral (individuel) ou politique (collectif).

Soit c’est un cynisme moral (Diogène) : il vaut mieux être moralement bon que politiquement efficace, la vertu est préférée au pouvoir, l’individu au groupe, la sagesse ou la sainteté à l’action, l’éthique au politique.

Soit c’est un cynisme politique (Machiavel) : mieux vaut être politiquement efficace que moralement bon, mieux vaut la puissance que la justice, le pouvoir et sa conservation est la seule fin.

Alors, idéalisme ou cynisme ? Morale ou politique ?

Il faut choisir mais le libre-arbitre ne permet de choisir ni son camp, ni sa morale, parce qu’on ne se choisit pas soi-même. Chacun est déterminé plus ou moins fortement par ses gènes, son éducation, sa famille, son milieu social… Le choix n’est jamais désintéressé car jamais sans désir. C’est l’impasse faite par les économistes libéraux sur tout ce qui n’est pas rationnel chez le consommateur, l’impasse faite par les analystes politiques sur l’irrationalité foncière de la politique, le pari fait par les sectateurs de toutes les religions sur l’émotion et la peur fondamentale qui exige la croyance. Le désir résulte d’un corps et d’une personnalité, d’un lieu et d’une histoire. Les choix moraux et politiques sont des jugements de goût – ou de dégoût – plus que des jugements rationnels. La raison ne vient qu’en surplus pour « rationaliser » ces choix instinctifs.

Mon goût me porte à préférer ainsi le cynisme à l’idéalisme. Le cynisme est moins dangereux car il permet de ne pas croire. C’est reconnaître que l’existence est tragique, mais ce « dé »-sespoir, cette absence de tout espoir métaphysique apaise, il fait vivre ici et maintenant plus fort et rend plus miséricordieux à nos semblables englués dans leurs passions et leurs angoisses.

Les dangereux sont plutôt les papes armés, les prophètes politiques, les ayatollahs du quotidien, les secrétaires généraux de parti communiste et les censeurs anonymes des réseaux sociaux. La foi rend méchant, la « bonne conscience » rend pire encore.

Le machiavélisme du cynique n’est pas une position politique mais la vérité de toute politique : la force gouverne parce qu’elle est la force. Diogène n’enseigne pas une morale parmi d’autres mais la vérité de toute morale : seule la vertu est bonne.

Le pouvoir n’est pas une vertu, ni la vertu un pouvoir. La morale enveloppe la politique car elle est toujours individuelle et solitaire. Aucun devoir ne s’impose moralement à un groupe ; politique, police, politesse, sont des lois de groupe, la morale non. Le machiavélisme, qui ne se veut que politique, n’est justifié qu’en politique. Ce n’est pas un impératif pour l’individu mais une règle de la prudence et de l’efficacité pour le groupe. Pour chaque individu, Diogène l’emporte.

Machiavel pour le groupe, Diogène pour chacun. Car seul le bien que l’on fait est bon. Il est bon, non par une loi universelle à laquelle il se soumet, mais par la création particulière du bien précis qu’il fait à quelqu’un. La seule règle est qu’il n’y a pas de règle universelle mais seulement des cas singuliers. Pour Montaigne, la tromperie peut servir profitablement si elle est exceptionnelle, dans certaines limites (que chacun doit solitairement évaluer) et exclusivement dans les situations collectives. C’est l’exemple fameux du Juif qui frappe à votre porte, sous l’Occupation, et qui est poursuivi par les nazis. Si l’on vous demande si vous l’avez vu, la vérité exige de dire que oui ; mais la morale exige de dire que non. Ce « pieux » mensonge est pour le bien précis du Juif que vous allez ainsi sauver.

Quoi que vous fassiez, la morale restera globalement impuissante en politique, comme la puissance restera en elle-même amorale. Mais dans votre sphère de décision, vous pouvez agir moralement. Vous ne ferez pas de la « grande » politique mais de la relation humaine – à la base de la vie de la cité, ce qui est aussi la politique.

Chacun sait bien ce qu’il juge, mais n’a plus les moyens d’en faire une morale universelle parce que nul fondement absolu ne tient plus. Il faut faire simplement ce qu’on doit, c’est-à-dire le bien plutôt que le mal, et le moins mal plutôt que le pire. Et ce n’est pas à la foule ni au parti ou au clerc de dieu de juger, mais à chacun, dans sa solitude de choix.

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Valentin vendu comme esclave

Valentin fêtait le sexe chez les Romains ; il est aujourd’hui vendu comme esclave par les marchands du temple commercial. Des adolescents nus, symboles de l’énergie sexuelle, couraient jadis les rues et fouettaient les filles pour qu’ils procréent car il fallait profiter de l’été à venir pour bien nourrir les mères. Aujourd’hui, ils leur offrent une boite de petites pilules et de petits cœurs niais sur de petites cartes roses (car elles ont déjà la bleue, l’orange, la grise, la noire dans le café, et parfois la verte si elles sont assurées ou immigrées aux States). La seule qui manque, c’est carte blanche.


Le romantisme est venu après Rome et, avec lui, l’idéalisme du grand amour fusionnel pour l’éternité – comme si la vie entière ne suffisait pas déjà. C’était au temps pudibond de l’après révolution politique et de la vraie révolution industrielle qui fit quitter la nature agreste pour s’entasser dans les taudis des villes. Promiscuité et labeur encourageaient à se défrustrer sauvagement, d’où l’appel à « la morale » des bourgeois bien-pensants, accessoirement croyants, effarés de tant de foutre et de gosses pullulant. Le jour de Valentin était pour eux celui des Cendres. Ils réactivaient de la Bible tout ce qui contraint, ignorant volontairement tout ce qui encourage l’accouplement par volonté de cacher ce sein qu’ils ne sauraient voir.

L’histoire a passé, la société du spectacle est née avec le cinéma d’abord, la télévision ensuite et le phénomène des chanteurs enfin, le tout désormais relié par Internet via le téléphone mobile. Elle a fait de l’amour une marchandise. On s’achète un look dans les boutiques de fringues, on file le grand amour (en fait la baise torride) sur le modèle des acteurs, on divorce et trompe aussi vite que dans les films pour rester à la mode.

Les filles se veulent plus égales que les garçons pour compenser leur histoire d’avant droit de vote-divorce-droit au chèque-pilule-avortement et j’en passe. Les garçons, plus timides car plus regardés par la société et à qui l’on demande plus, restent parfois entre eux, à la mode gaie servie par le cinoche et les boites de nuit, ou baisent ici ou là comme les footeux dont ils font des idoles (petite tête, grosse queue).

Alors, puisqu’il faut bien vanter « l’amour », le parer de sentiment ou même d’estime pour masquer le sexe sous-jacent qui ne fait pas « bien », le spectacle a inventé « la » saint Valentin. Ni celle des Romains, ni celle de l’Eglise, mais celle du marchand.

Pauvres adolescents, galvaudés par la société narcissique. Pauvre Valentin, esclave réduit à trimer pour vendre des fringues et des cadeaux, lui qui courait libre dans les rues de Rome jadis…

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Michel Meyer, Lou Andreas von Salomé

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Ce n’est pas écrit « roman », mais c’en est un, « l’imaginer vrai » de Pouchkine (p.17). L’auteur, manifestement juif russo-allemand, se délecte des années prénazies durant lesquelles l’Europe tout entière, de Saint-Pétersbourg à Vienne et de Berlin à Paris, était le cœur intellectuel du monde, la seule multiculture qui ait un temps réussi. Lou von Salomé, née en 1861 en Russie et morte en 1937 en Allemagne, fut la « Phâme » comme aurait dit Flaubert, la sur-femelle de son époque.

Tardivement sexuée, anorexique au torse plat, petite dernière de cinq frères dont trois ont survécus, fille d’un général allemand au service du tsar probablement d’origine juive marrane portugaise passée par Avignon et l’Alsace (l’auteur se délecte à ces détails ethniques), Lou commence par être frigide masochiste avant de devenir, à l’âge mûr, jouisseuse océanique.

Entre temps, que d’amants ! Le livre en commente une vingtaine, parfois en passant, non sans quelque lourde ironie pas toujours bien placée (notamment p.110). Mais si l’on goûte peu les premières années maladroites de la garçonne hystérique pas très soignée de sa personne, si l’on plaint Paul Rée, Friedrich Nietzsche (que l’auteur déteste, le croyant antisémite !) et René-Marie Rilke (que Lou forcera à adopter le prénom plus germain de Rainer-Maria) – on apprécie plus l’essor de cette femme cosmopolite, pensionnée de sa famille, qui parvient à vivre à peu libre dans un siècle misogyne et machiste. Jusqu’à adopter la psychanalyse de son « père » Freud – « science juive », répète l’auteur – tout en la poussant vers un panthéisme religieux que Freud n’approuvait pas.

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Elle n’était pas féministe, Lou, mais voulait garder sa liberté. D’abord par peur du sexe; ensuite – une fois forcée lentement par un médecin mûr juste avant de se débrider sous les coups de l’adolescent Rilke – par exigence de jouissance. Mais elle en voulait trop, Lou, « résister au flux et reflux de l’océan » (p262), que l’extase jamais ne s’arrête, jamais ne redescende dans le quotidien prosaïque, que l’âme et l’esprit et le cœur soient liés tous ensembles au sexe, réalisant ce grand Tout ici-bas… Idéalisme, disait Nietzsche, bovarysme aurait diagnostiqué Flaubert, irrationalisme, pensait Freud qui « n’a jamais trop goûté ces ‘climats océaniques’ où s’entremêlent le métaphysique, l’érotique et le religieux » (p.273) – libération pré-68 analyse volontiers l’auteur.

La fusion érotique, théorisée par Wilhelm Reich, avait été préparée par ce massif « retour à la nature » qu’engendraient le progrès, l’urbanisation et la mécanisation, déstabilisant les façons de vivre, de faire et de penser. « En Allemagne, depuis l’orée des années 1920, se dessine un puissant mouvement de retour à la nature. Être à la mode implique que l’on se montre ‘suprasensible’ aux souffrances d’une création malmenée. Il importe aussi, à l’instar d’une élite urbaine assoiffée de retour aux sources du pur, du sain et du beau, de ré-enchanter un monde dévasté par les guerres, les révolutions et l’industrialisation. Il s’agit, sur fond animiste et panthéiste nordique, somme toute à l’allemande, des premiers balbutiements de l’écologisme militant », écrit fort subtilement l’auteur p.302.

Lou Andreas von Salomé annonce « la naissance de la femme moderne » p.322. Certes… sauf que névrosée, masochiste et hystérique, fascinée durant son enfance par une servante battue par son mari et par la badine dont la menace son père – est-ce une « libération » ?

Lou ne s’est affranchie des carcans du sexe que par refoulement inconscient ; elle n’a jamais rêvé que d’un gros vit la besognant vigoureusement (ce que Rilke a su faire), tout en désirant la sublimité intellectuelle des cimes (ce que Nietzsche a comblé), en même temps que la sécurité affective et matérielle (que son mari officiel Andreas a assuré sans jamais la toucher). Lou n’a-t-elle pas été le pendant féminin des virilistes fascistes, soviétique et nazis – névrosés eux aussi et cherchant le pouvoir absolu par compensation ? Tout était permis pour jouir : à la femme croquer des hommes, à l’homme dominer les peuples.

Notre époque, un siècle plus tard, avec cette propension à l’éternel retour du même théorisé par Nietzsche, ne revient-elle pas aux mêmes errements névrotiques, érotiques, « écologiques » ? Je connais personnellement quelques Lou contemporaines… admiratrices folles de Poutine quand il fait l’ours, ou de Strauss-Kahn quand il domine toute femelle, attirées par les penseurs ou écrivains ostracisés. Et combien se renferment sous voiles dans la domination du mâle, par sécurité matérielle, affective, métaphysique ?

Vous avez dit « libération » ?

Un « roman vrai » qui fait songer, même si la partialité ethnique de l’auteur agace un peu, écrit d’une plume alerte.

Michel Meyer, Lou Andreas von Salomé – La femme océane, éditions du Rocher 2010, 327 pages, €21.20

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Gauche et droite : inversion

Selon Pierre Bourdieu (vidéo en fin de note), être de droite c’est « avoir un rapport à l’ordre » ce qui, une fois traduit en langage commun, signifie « vouloir que rien ne change, être autoritaire, avoir toujours raison ». Outre que cette définition s’applique tout uniment au gourou comminatoire qu’était devenu Bourdieu, je suis infiniment heureux de constater que le libéralisme… est bel et bien « de gauche » !

En effet : la libre-pensée, la libre-circulation, la laïcité, le laissez-faire laissez-passer, qui vont du libertinage amoureux au libéralisme moral, puis politique jusqu’à l’économique, avant d’aboutir au « libertaire » des mœurs, est bel et bien « libéral ». Et pas autre chose : ni communiste, ni conservateur, ni bien-pensant, ni politiquement correct. Non – seulement « libéral » !

Pourquoi donc la gauche accuse-t-elle la droite d’être (ô infamie !) « libérale » ? Parce qu’elle a perdu de vue sa boussole émancipatrice et qu’elle est devenue la caricature d’elle-même. Elle apparaît aujourd’hui, comparée aux pays voisins, comme la gauche la plus bête du monde.

D’où son échec avec Hollande sur le pouvoir d’achat (entre autres) :

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A droite, on a la conviction que le monde est soumis à la volonté de Dieu ou des lois naturelles, que les chances sont « de nature » (voire « génétiques »), que « l’on n’y peut rien » et qu’il faut s’y soumettre. Dans les trois droites françaises, il s’agit de s’en remettre à plus fort que soi : le Dieu (légitimistes), le temps (libéraux), l’Etat Sauveur (bonapartistes).

A gauche, on a la conviction que l’important n’est pas ce qui différencie « de nature » mais ce qu’on a en commun « par condition » ; que l’homme peut créer un destin, la société orienter son histoire et l’humanité maîtriser la nature. Dans les trois gauches françaises (mais pas dans la quatrième, libertaire), il s’agit de créer « un autre monde » et de « changer les hommes » : par l’Histoire scientifique (communistes), par la démocratie sans cesse à préciser (socialistes) ou par l’utopie globale incarnée localement (gauches radicales). Seule la gauche libertaire, qui se réfère à Proudhon, préconise le moins d’État possible parce que la société se prend en main à la base (comme sous la Commune). Il n’en reste pas moins que même les écologistes – en France – ont ce tropisme stalinien de vouloir « imposer » aux gens ce qu’ils doivent penser, aimer et faire…

La droite serait le plus souvent indifférente aux idées et aurait tendance à ne se déterminer que par la passion, enthousiasme ou indignation. Le laisser-faire serait l’usage.

La gauche aurait trop tendance à croire au Progrès comme en Dieu et à ne pas faire confiance à la société civile. Elle placerait la politique dans la dépendance de la morale, l’a priori préféré à l’analyse, le souhaitable au possible.

Selon cet ideal-type, « l’aventurier » serait plutôt de gauche, et « le soldat » plutôt de droite ; l’un explore le changement, ne craint pas le désordre, doute avec ironie – l’autre obéit à l’ordre, aux commandements, à Dieu et à la patrie, avec sérieux et sens du sacré. L’un serait hiérarchique et autoritaire, l’autre libéral et libertaire.

Las ! Ce serait trop facile…

C’est bien sous « la gauche » du PS, des radicaux et d’EELV que le chômage a massivement augmenté :

chomage-2003-2015Tout bouge et, si les tempéraments demeurent, ils ne votent plus comme avant. La gauche française, n’est-elle pas aujourd’hui réduite à l’Illusion et au Moralisme, ces justifications d’impuissants ? Elle l’a abondamment montré lors de la dernière campagne de 2012 ; n’en sera-t-il pas de même dans la prochaine en 2017 ?

Le débat remonte à Platon et Aristote. Le premier croit que tout est inné, figé, reflet terrestre d’un Souverain Bien ; le second suggère que nos idées viennent plutôt de l’expérience pratique que nous acquérons du monde. Idéalisme de Platon l’aristocrate contre Réalisme d’Aristote le plébéien, Croyants contre Matérialistes, Moralistes contre Pragmatiques : point besoin de décortiquer les diverses sectes qui pullulent à gauche, tous ceux qui dénient la réalité des choses et croient dans une essence idéale de l’homme apparaissent (aujourd’hui, en France) “à gauche”.

Oh, certes, il y a des illusionnistes et des manipulateurs-de-grands-sentiments à droite mais, et c’est là où c’est drôle : ils n’y croient pas eux-mêmes – souvenez-vous de Sarkozy… La réalité retrouve très vite ses droits et c’est probablement plus sain. La méfiance légitime du citoyen contre les pouvoirs reste personnelle à droite, mais plus difficile sous la gauche (actuelle, française), tant celle-ci vous force au moralement-socialement-écologiquement-politiquement correct.

Cette distinction entre Moralistes et Pragmatiques n’a rien à voir avec le légitime souci des hommes, le juste gouvernement de la société et les aménagements pour rendre meilleure la vie du plus grand nombre. Je ne parle pas de bonheur, je parle d’épanouissement.

Le libéralisme (l’originel, celui qui vient de la France 18ème – et pas cette illusion construite, ce Diable épouvantail de la gauche) est historiquement :

  • pragmatique : féru de calcul et de rationalité bénéficiaire puisque soucieux du commerce qui rapporte – il regarde ce qui est,
  • négociant : puisque né avec l’essor du commerce – il discute avec tout le monde, il est prêt à concéder,
  • explorateur : puisque né avec les grandes découvertes… liées au commerce – il va voir ailleurs et cherche en scientifique si l’on peut adapter ce qui est mieux en consommant le moins de matière première, d’énergie et de temps; il aime l’innovation, la création, la curiosité pour l’autre et pour l’ailleurs.

Voilà ce qu’est l’“idéologie” du libéralisme – car il en est une. Cette idéologie exploite “le capitalisme”, qui est un outil d’efficacité économique mais ne se confond pas avec lui. La droite française actuelle n’est pas « libérale » mais autoritaire, donc les sempiternelles « craintes », « dangers », « dérives » et autres « dénonciations préalables » de la gauche ne sont là encore que constructions fantasmatiques, réaction de démons aspergés d’eau bénite…

Raison contre fanatisme, liberté contre oppression, révolte contre aliénation, savoir contre ignorance ont marqué l’idéologie de “la gauche” française selon l’historien Maurice Agulhon. Et comme tout cela est bon lorsque la gauche est portée par sa jeunesse ! Les baby-boomers qui ont fait irruption sur la scène en 1968 ont fait gagner la gauche pour une génération (2×7 ans de Mitterrand + 5 ans de Jospin). Mais aujourd’hui ? Ils sont vieux, rassis, confits en privilèges et acquis ; ils n’aspirent plus qu’à la retraite, à la campagne, au soleil déclinant de leurs idéaux trop anciens. Ils disent pis que pendre de la politique de François Hollande. Pour l’homme ils ont raison, son hésitation névrotique et ses manipulations le desservent ; pour sa politique économique qui vise à desserrer ce qui empêche l’emploi, c’est moins sûr.

Mais sur les palinodies Hollande à propos de l’immigration (l’affaire Léonarda !), son déni, la minimisation de ses conséquences, la démissions de l’école à intégrer, sur les freins à l’embauche renforcés par le côté « visible » des minorités : RIEN ! Et pourtant, elle monte :

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Dites-vous raison ? La gauche (actuelle, française) “croit” plutôt que constater, elle dénie et naïvement s’illusionne : à propos des banlieues à qui il suffisait de « plus de moyens », de l’islamisme qui ne serait qu’une radicalité comme le gauchisme, du sentiment d’insécurité culturelle qui ne serait que celui des cons, du code du travail qui est comme un texte sacré. La crispation est à gauche, le défensif, le maintien du « modèle », la conservation de ce qui est. On l’a vu avec la loi El Khomri. Quant à la gauche extrême, le sénateur Mélenchon adule le régime de Castro, comme s’il était l’acmé des libertés et de la démocratie… alors qu’il emprisonne les homosexuels, qu’il tue ses opposants, qu’il dénie tout parti et toute élection. Ségolène Royal, reine des gaffes, en a fait l’un de ses derniers morceaux. Une « belle raison » de gauche que cet hymne au totalitarisme – tandis que l’on vante sans vergogne la libération des peuples !

Dites-vous liberté ? La gauche (actuelle, française) “espère” plutôt qu’elle n’agit. Elle reste velléitaire, sans programme autre qu’un catalogue catégoriel, sans souffle ni esprit, ressassant inlassablement les vieux clichés (qui servent d’analyses) ou créant des boucs émissaires commodes (l’anti-sarkozysme comme seul programme) et cherchant désespérément la faute des autres, nécessaire pour se garder bonne conscience. La gauche conforte l’existant, elle « subit » le changement, elle « résiste » sans autre projet que l’inertie à tout ce qui explose alentour : la globalisation, les compromis européens, la pression américaine, le poids chinois, la menace turque et russe, l’immigration explosive, la radicalisation de l’islam qui finance les mosquées en France, la transition vers une société de services, la mutation numérique du travail…

Dites-vous révolte ? Elle reste dans les mots, tournant en rond et rejetant sur « les autres » la faute. La gauche (actuelle, française) “se réfère”, elle ne produit rien elle-même. Référence/révérence à l’au-delà, qu’il soit celui des Idées platoniciennes, du Paradis des religions du Livre, de l’Histoire qui avance, ou comme une “Natûr” providentielle contre laquelle nul ne peut rien, nécessaire conscience écologique qui va « obliger inévitablement », comme un destin. Cette conscience que nous appartenons comme les autres être vivant à la même terre est une belle et bonne chose, mais se vautrer dans l’apocalyptique pour se venger du monde qui va sans vous est une attitude négative – et elle est plus celle de la gauche que de la droite (aujourd’hui, en France).

La seule révolte de gauche serait-elle la redistribution clientélistes des « cotisations » sociales obligatoires ?

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Oui, je dis bien « aujourd’hui » et « en France » – ni hier, ni ailleurs. Car la gauche n’était pas ainsi, en France, jadis ; les autres gauches européennes sont moins idéologues et plus soucieuses d’efficacité sociale pragmatique ; il y a même des idées utiles dans la gauche française d’aujourd’hui, malheureusement cachées par l’histrionisme médiatique des ego en mal de candidature.

Tout n’est donc pas perdu, à condition que la pensée-de-gauche se débloque de la fameuse moraline qui fait sans cesse la leçon à tout le monde. Car tout « débat » sur, par exemple, la sélection à l’université dérive aujourd’hui aussitôt sur l’apprentissage à 14 ans puis, comme argument atomique de la “Morââll” au « travail des enfants dans les mines » – un repoussoir évidemment ! Dans le réel, il ne s’agit pas de cela, mais simplement de l’université – après 18 ans, et après le bac.

Comment voulez-vous ouvrir un quelconque « débat » avec ceux qui ont l’impression d’être engagés sans merci dans une « guerre sainte » pour « les Valeurs » ? Toute « négociation » ne peut qu’être exclue dans ce monde idéal du Bien en noir et blanc. L’aveuglement croyant bloque toute volonté de discuter des modalités pourtant nécessaires à éviter l’échec social de tant d’étudiants recalés par naïveté. Car laisser les choses en l’état conforte le système de reproduction sociale… sans « le vouloir », sans doute, comme tous les Croyants qui ne cessent de paver l’enfer de leurs « bonnes » intentions !

Le mouvement est plutôt à droite, avec ce que veut changer François Fillon et les idées à foison de sa majorité. Qu’il les réalise telles quelles, c’est autre chose : mais le propre de la droite n’est-elle pas la souplesse d’adaptation ? En tout cas il existe un cap, un projet, un présidentiable. Pas à gauche, où Normal 1er vient de jeter le gant.

La campagne de la primaire, puis celle de la présidentielle, va nous offrir probablement de beaux exemples supplémentaires de cette façon de voir le monde en Bien et Mal, en petits soldats fanatisés de la guerre morale… Au détriment de la gauche et de ce qu’elle pourrait apporter de positif aux chômeurs, aux pauvres, aux retraités – en bref aux vrais gens.

« Être de droite » selon Bourdieu commence à 4mn25. Notez aussi les bruits agaçants de moulinette de ces deux-roues tellement valorisés par les écolos de la Mairie de Paris !

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Se situer à droite

Qu’est-ce donc qu’être « à droite » ? A part une injure stalinienne, reprise volontiers par les intellos et les politiciens « bien sous tous rapports » de la gauche mainstream, se trouver à droite de l’échiquier politique renvoie à une façon différente de voir le monde.

  • Les Girondins voyaient l’homme dans son humanité mêlée, vertus et vices, générosité et égoïsme, élans et préjugés ; la pratique politique devait pour eux tenir compte de l’existant : des gens, des circonstances et du possible.
  • Les Montagnards, à l’inverse, faisaient de la Vertu un angélisme abstrait, poussant la pureté au fanatisme ; la pratique politique devait tout aux principes et rien aux négociations, méprisant contraintes et doutes, visant à conduire l’Homme-en-soi (et pas les gens concrets) vers la perfection malgré lui.

De cette distinction fondatrice de la Révolution se distinguent deux tempéraments : la droite veut coller à l’expérience et au « réel » ; la gauche lui oppose l’idéalisme des bons sentiments et des « principes » rationnels, le monde des Idées immuables.

Est-ce à dire que la droite serait férue d’identité historique collective alors que la gauche préférerait l’individualisme émancipateur sans cesse à creuser ici et maintenant ? Les gens de droite se montrent volontiers individualistes et les gens de gauche plutôt collectivistes : nous voyons bien combien la distinction fondée sur l’identité est compliquée ; comme le mot « libéral » (que nous verrons ultérieurement), il s’agit d’un concept flou. Le particularisme peut très bien se conjuguer à l’universalisme, chacun peut se sentir Corse ou Breton ou autre, et en même temps Français, puis Européen, Occidental du monde libre, et habitant d’une même Terre. Il n’y a que lorsque l’on radicalise sa position que tout bascule… à droite comme à gauche.

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L’universalisme dégénère vite en colonialisme « civilisateur » avec la mission d’apporter le progrès à une humanité à demi-sauvage dans les brumes de l’obscurantisme : c’est pourquoi la gauche était volontiers pro-coloniale fin XIXe. Plus tard, ce même universalisme des « droits » (droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, droits de l’Homme, libre-échange) a pu dégénérer en impérialisme, les Etats-Unis, l’ex-URSS et la Chine en sont les derniers exemples – mais aussi l’ingérence « humanitaire » pas toujours distinguée de l’ingérence tout court.

Le particularisme vire à l’identarisme ethnique ou au communautarisme religieux. Poussé au bout, il engendre le racisme, où le même fantasme de pureté et de purge qu’en religion atteint le biologique et l’ethnique. Ce sont alors les génocides (létaux) et les épurations ethniques (par l’exil). De la Turquie anti-arménienne puis anti-grecque à l’Allemagne nazie anti-juive et anti-tsigane, à la Serbie, au Rwanda et ailleurs, jusqu’à l’islam salafiste ou wahhabite, l’identité mythifiée proscrit les mariages mixtes, jette la suspicion sur les origines et exige l’adhésion enthousiaste et fusionnelle avec le groupe national ou religieux dominant. Nous avions l’Inquisition catholique, nous avons eu l’étoile jaune nazie : c’est bien un même processus d’affirmation des dogmes et de cohésion morale et sociale qui est mis en œuvre.

Or ce particularisme n’est pas l’apanage d’une droite qui s’extrémise, il a été et demeure aussi une façon de gauche.

Juger sur un mot, coller une étiquette, cataloguer une fois pour toute – sont des travers staliniens, générés par la certitude de posséder LA Vérité révélée par l’œuvre scientifique du prophète Marx et mise en œuvre expéditive par les procédés sans scrupules de Lénine. Il en reste quelque chose chez les énarques bon teint comme chez les universitaires « de gauche, forcément de gauche » comme disait la Duras. Déduire l’être du paraître – et en faire une essence – est le processus de la pensée totalitaire qui permet de cataloguer comme « ultra-libéral », « réactionnaire », en bref « de droite » quiconque n’a pas l’heur de vous plaire. Les mêmes qui adorent hurler à la « stigmatisation » des pauvres minorités opprimées, stigmatisent sans complexe – dès qu’il s’agit de leur adversaire idéologique. Puisqu’ils ont la Vérité infuse, la Pravda disait-on en URSS…

Méfions-nous donc du mot « droite ». La France droite n’existe que comme slogan NKM ; la France des droites est plus réelle – et n’est pas cette caricature inventée par la gauche, mauvaise perdante, trop souvent poussée au fanatisme de pureté.

La droite française sur ce blog

(Nota : je parlerai de la gauche lorsque la primaire de gauche aura lieu)

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Marie Volta chante ma révolte

Marie vaut, Marie vole, Marie volte, ah, il faut entendre Marie chanter en comité restreint à L’Entrepôt (Paris 14ème) dans son concert unique du 19 octobre, pour goûter l’ampleur de sa palette vocale et poétique ! Ce sont des mots simples et chaleureux, souvent dédiés à un ami ou à une personne disparue. En hommage, en souvenir, en affection. Dans les Pyrénées-Orientales, berceau natif de Marie, le cœur est-il toujours en espadrilles ?

Nous reconnaissons du Brassens dans les rythmes, Barbara dans l’ampleur, Anne Sylvestre dans le ton déjà classique, un peu daté des années 90, qui plaît tant à la génération bobo d’aujourd’hui nourrie d’idéalisme et des souvenirs de Fêtes de l’Humanité. Esméralda sort du ventre et s’envole, tandis que Milena de Prague se terre, chante la voix souple, avant d’être déportée. Dans la salle, j’ai vu une femme pleurer. Mais c’est le roi Christian qui eut l’honneur de résister ; le Danemark n’a pas fini de nous étonner.

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La chanson est grave ou joyeuse, mais toujours rebondit. Est-ce qu’il y a un ciel ? Elle est optimiste, Marie « Ma révolte », puisant l’amour dans saint Paul ; elle se situe dans le ton de l’époque, de gauche déçue, de grands sentiments recroquevillés sous « la crise », l’intolérance islamique, la montée aux extrêmes. Il y a du Mélenchon dans son Robespierre, sauf qu’il est une station de métro, ce que le tribun ne saurait tolérer, visage glacé, lui qui n’a pas le rire en dotation.

Les avions Paris-Bamako survolent la porte de Montreuil et survoltent les pauvres Maliens exilés là qui semblent parler tout seul. C’était avant le mobile et ils s’enregistraient sur petits magnétos, avant d’envoyer la cassette comme message à leur famille. Souvent ils ne savaient pas écrire, ou leur famille ne savait pas lire.

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Marie Volta a le cœur gros et sait faire passer en mots simples et en mélodies bien cadencées sa poésie, Grand Prix de la RATP dans le métro. Elle est meilleure à l’oral qu’à l’écrit car sa voix porte, module, capture. Je n’ai pas aimé sa trop longue phrase en forme de « livre », inaboutie selon moi ; mais j’aime sa chanson, car elle porte l’espoir. Son « tweet-book » Petits et grands cadeaux arrivés pieds nus mériterait d’être développé, chaque morceau de phrase entre virgules méritant à lui tout seul une demi-page, comme Rimbaud savait le faire dans ses Poèmes en prose. Peut-être est-ce le cas dans les « textes éclairs » intitulés Les jours, les heures, paru en même temps ? Marie Volta virevolte et n’a pas le temps, ce qui est dommage.

Mais elle sait composer des chansons et les accompagner à la guitare, aidée largement par son compère Philippe Picot, accordéoniste virtuose, et par Carlos le maître du son et de tous les fils.

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Gustave Flaubert, Salammbô

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Si j’ai lu tôt dans ma vie Madame Bovary et quelques autres œuvres de Flaubert, je n’avais jamais encore lu Salammbô. Or, à mon avis, autant il faut lire tardivement Madame Bovary et les Trois contes pour en goûter le sel et toute la finesse psychologique, autant il faut lire Salammbô durant son adolescence pour apprécier sa démesure de cruautés et de passions. L’âge venu, on se lasse des outrances ; seuls les ados sont fascinés par les vampires, les éventrements et autres barbaries à la Daech. Pour moi, Salammbô, fille d’Hamilcar, est la danseuse de Flaubert, l’œuvre et la femme qu’il a toujours préférée parce qu’elle a ce quelque chose qu’il appellera « héneaurme » pour bien enfler le trait.

Passionné comme Victor Hugo, stratège comme Polybe, archéologue comme son temps épris d’orientalisme, Flaubert a voulu « reconstituer » Carthage – une ville rasée depuis longtemps… Mais la photo, le cinéma et la bande dessinée sont passés par là et les amples descriptions pour enflammer l’imagination font aujourd’hui moins recette qu’un dessin. Une image vaut mieux qu’on long discours, et Carthage est mieux rendue dans les bandes dessinées d’Alix ou la transposition dans les étoiles de Druillet que dans le roman Salammbô, malgré tout le talent de l’artiste qui a mis presque cinq ans à se documenter et à voyager en Algérie et Tunisie avant d’écrire.

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Le résultat est à la fois grandiose et dérisoire. Le lecteur jouira de certains paragraphes d’une prose somptueuse ; il aimera être immergé dans l’exotisme des noms de gemmes, de plantes, d’armes et de peuplades dont il n’avait jamais entendu parler ; il se prendra d’une certaine fascination pour la Femme fatale, lunaire et adoratrice du serpent, emplie de vagues désirs. Mais il se lassera vite du manque décisif d’action malgré le mauvais génie de Spendius, esclave empli de ressentiment, la suite d’escarmouches plus ou moins réussies et plus ou moins ratées ramenant périodiquement Carthaginois et Mercenaires au même point ; il s’écœurera à la succession mécanique d’orgies, de massacres, de guerre, de supplices, de cannibalisme, de sièges – jusqu’à l’acmé de l’immolation des enfants à Moloch, le dieu barbare de cette cité barbare, jetés tous vivants dans sa statue d’airain chauffée à vif. « Telle fut la guerre des étrangers contre les Carthaginois », écrit Polybe, « laquelle dura trois ans et quatre mois ou environ ; il n’y en a point, au moins que je sache, où l’on ait porté plus loin la barbarie et l’impiété ». Flaubert, lisant ces lignes, a adoré.

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L’histoire, il la tire justement de Polybe, théoricien politique et historien grec du IIe siècle avant notre ère. Après la Première guerre punique contre les Romains (264-241), les Carthaginois sont vaincus et signent un traité avec Rome. Ils veulent profiter de la paix pour refaire leurs richesses et les mercenaires engagés dans leurs colonies deviennent un poids qu’il faut solder. Leur général, Hamilcar – qui est le père du célèbre Hannibal – renvoie les contingents petits à petit pour que Carthage les paye ; mais les bourgeois de la ville marchande, ruinés et avares, tergiversent, promettent et ne font rien. L’armée grossit, s’enflamme, puis finit par se mutiner et se retourner contre cette république qui ne remplit pas ses promesses. Flaubert saisit les mercenaires, dans le premier chapitre, en pleine orgie dans les jardins d’Hamilcar, le vin dégénérant en bagarre, déclenchée par l’arrivée de Salammbô qui allume Mathô, l’hercule du coin. Jalousie, furie, excitation sexuelle, grand massacre des esclaves demi nus, friture des poissons sacrés et mutilation des éléphants… La foule est stupide et les mâles entre eux encore pires.

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La suite est du même tonneau : la bombe sexuelle rêvant à rien (comme Emma Bovary), hystérique jamais baisée qui jouit de se laisser glisser un serpent sur les seins et entre les cuisses, est à la fois Eve et Pandora qui, toutes deux « veulent savoir » au risque de l’humanité. Mathô, tombé raide dingue de la fille aux longs voiles transparents qui lui a offert à boire (ce qui signifie « je te veux » chez les Gaulois), n’aura de cesse que la revoir, voler le zaïmph de la déesse Tanit au cœur de son temple en passant par l’aqueduc, tomber à ses pieds et la baiser « d’un bout à l’autre » (p.741 Pléiade) encore et encore. Mais Flaubert, échaudé par le procès Bovary, se garde bien d’opérer l’une de ses descriptions cliniques fameuses dont il rebat les yeux du lecteur à propos des paysages, de la topographie, de l’habillement, du décor des temples et d’autres détails infimes. « En défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion », écrit-il sobrement, « elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil » (chap. XI Sous la tente). Moloch pénètre Tanit comme le taureau Pasiphaé – ou le soleil la lune. Car Mathô est voué à Moloch, le dieu taureau symbole du soleil viril ; Salammbô la vierge éthérée s’est vouée elle-même à Tanit la lune, déesse servie par des eunuques. Carthage vaincra les Mercenaires, mais leur chef Mathô aura baisé leur Salammbô. Il sera déchiré lentement par la foule, après la victoire, ce qui saisira tellement l’hystérique Salammbô qu’elle en mourra d’un coup.

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Les tensions perpétuelles du roman font lever les yeux très souvent de la lecture. L’auteur a alterné savamment les chapitres de passions aux chapitres militaires, ciselant chacun comme un conte fermé sur lui-même. Il passe des individus cruels aux masses saisies de frénésie pour faire du roman le balancement constant de la vie et de la mort, du désir et de l’anéantissement, de la beauté et de la souffrance. Mais c’est extravagant, laissant à l’esprit quelques images chocs comme Sade put en susciter, mais surtout une sorte de dégoût pour cette humanité vautrée dans la sempiternelle bêtise. La féminité amoureuse idéaliste se guérit par la réelle pénétration (comme le montrera Freud) ; les appétits matériels se formulent sous le discours idéaliste (comme le montrera Marx) ; les dieux ne sont que la projection du ressentiment des esclaves (comme le montrera Nietzsche). Mais Flaubert est allé peut-être à l’excès contre la sensiblerie bourgeoise de son temps et sa propension Bisounours à idéaliser : « dans ce doux pays de France », écrit-il à Sainte-Beuve le 24 décembre 1862, « le superficiel est une qualité, et le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis, adoptés, adorés ». On le voit à la saison des prix littéraire… mais fallait-il pour cela en rajouter ?

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Gustave Flaubert, en bon romantique de tempérament, avait perçu lors de son Voyage en Orient l’harmonie du disparate : la sagesse sous la misère, la beauté sous les haillons, la violence dans la lumière – et son roman a quelque chose de cet éclairage sans ombres de Chefchaouen ou sous les pyramides. Mais ses personnages prennent alors quelque chose de caricatural, puissant certes, mais hiératique, accentué par sa prose au scalpel : Hamilcar n’est qu’ambition pour sa lignée, Salammbô qu’appel à être pénétrée (appelé alors « hystérie »), Mathô que désir animal, Spendius que trahison. Tous sont monomaniaques, on ne peut compatir, on ne peut les aimer. Loin de la finesse racinienne de Madame Bovary, nous sommes dans Salammbô au-delà encore de Corneille dans le tragique glacé.

Je n’ai pas aimé cette relique barbare, et peu m’importe que la reconstitution de l’antique Carthage soit véridique ou non. Je n’ai pas senti le cœur battre sous les mots ; ils paraissent incrustés sans vie dans la matière humaine sous le soleil impitoyable.

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862, Folio 2055, 544 pages, €6.50

e-book format Kindle €4.49

Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 3 – 1851-1862, Gallimard Pléiade 2013, 1360 pages, €67.00 (avec Voyage en Algérie et Tunisie, Histoire de Polybe et lettre à Sainte-Beuve)

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog https://argoul.com/category/livres/gustave-flaubert/

BD Philippe Druillet, Salammbô (transposée dans la monde de l’Étoile) l’intégrale, Glénat 2010, 200 pages, €35.50

DVD Salammbô de Sergio Griego, avec Jeanne Valérie et Jacques Sernas, €15.00

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Henry de Montherlant, Les jeunes filles

montherlant les jeunes filles
ÉvoquerLes jeunes filles de Montherlant aujourd’hui est une gageure ; rappelons cependant que ceux qui le critiquent ne l’ont jamais lu – ils en ont entendu parler par quelqu’un dont les préjugés lui ont fait tirer un trait définitif sur toute lecture. Or ce roman a été commencé en 1936, année du Front populaire et du grand vent de liberté qui semblait souffler alors sur la jeunesse et la modernité. On ne voulait pas voir le fascisme au sud-est, le franquisme au sud-ouest, ni le nazisme ou le stalinisme à l’est. Ce qui préoccupait était le bonheur. Mais comment trouver le bonheur dans l’inégalité ? Or l’époque restait très macho et emplie de convenances bourgeoises… et les femmes n’avaient pas encore le droit de vote !

Cette charge de Montherlant sur les femmes de son temps, je l’avais lue pour la première fois à la veille de la Terminale au début des années 1970, à cette période du secondaire français qui rend cuistre, comme le dit justement l’auteur. La relecture a ceci de bon qu’elle permet d’aller au-delà de la prime impression ; le jugement que l’on porte se dégage du goût que l’on a pour le texte. Je trouvais alors la peinture assez juste. Je me délectai de retrouver les traits haïs des jeunes bourgeoises bovarysantes qui empoisonnaient mes classes de leur idéalisme psychologique. Depuis j’ai connu d’autres filles et surtout des femmes sorties d’adolescence, au travail, à l’université, en bateau, en voyage, loin de ce lieu d’irresponsabilité et d’oisiveté malsaine du lycée.

Dans Les jeunes filles, Montherlant prend position : sur la femme telle qu’il la voit, sur la société bourgeoise de son temps, sur l’enfant qui est promesse. Il dessine d’autre part un caractère : celui de Costals, qui est l’un de ses masques.

montherlant pitie pour les femmes

Tout en marquant sa différence d’avec la femme, Montherlant rêve d’elle comme d’un être au même niveau que l’homme. Si pour lui le mâle n’a pas de conception du bonheur (« un état négatif », « dont on ne prend conscience que par un malheur caractérisé »), s’il ne s’intéresse à la femme que par désir des sens ou par volonté d’enfant, s’il est un être actif, ouvert et curieux, insouciant, guerrier – la femme lui apparaît plus stable, plus renfermée, plus « sérieuse », plus attentives aux états psychologiques qui conduisent à la paix et au bonheur. Elle en fait « une réalité substantielle extrêmement, vivante, puissante, sensible. » Fondamentale distinction des sexes : l’homme pointu, fait pour percer, chercher, vaincre ; la femme fendue, faite pour recevoir, attendre, concevoir. Homme en pic et femme en creux ; homme qui chasse et prévoit, femme qui s’attache et s’enferme.

Il ne faut pas attacher trop d’importance à ces oppositions de couples qui sont des métaphores et, comme les mots eux-mêmes, des images. L’homme n’est pas toujours montagne ni la femme vallée. Mais il reste que la différence existe, qu’elle n’est pas uniquement culturelle, et que toute dissemblance n’est pas nécessairement contradiction à résorber. Un couple fécond est union des contraires et certainement pas fusion de deux semblables. L’homme n’est pas la femme, il l’épouvante, l’apitoie et la fascine ; la femme n’est pas homme, ni dominée, ni identique.

« Presque toutes les fois qu’une femme se dégrade – par une mode qui l’enlaidit, une danse qui l’encanaille, une façon imbécile de penser ou de parler – c’est l’homme qui l’y a poussée ; mais pourquoi ne résiste-t-elle pas ? » Désarroi et colère de Montherlant, taxé sans fondement de misogyne, auquel les féministes depuis, à travers leurs excès, ont heureusement répondu. La bourgeoise de son époque, qui ne fait rien par standing (pour montrer qu’elle n’a pas besoin de travailler), devient vaine, cancanière, ignorante, simple femme-objet pour un faire-valoir social. Quand la femme n’a d’autre rôle que de parure pondeuse, ses parents la poussent nécessairement au mariage, seul moyen de lui faire acquérir un statut.

Costals, comme Montherlant, « rêvait d’étreintes plus dignes de lui, d’égal à égal, sur le plan héroïque ». Non point la femme garce (clope, pantalon, cheveux courts, ongles rongés et manières de charretier), mais la femme puissante, aussi libre que l’homme. Non point amazone, Jeanne d’Arc ou Walkyrie, ces créations d’homosexualité refoulée des sociétés autoritaires, mais Reine morte, Mariana fille du Maître de Santiago, Pasiphaé ou sœur Angélique de Port-Royal, des femmes dignes comme Iseut ou Chimène. Telle est Rhadidja, la jeune maîtresse marocaine de Costals, aussi insouciante dans la vie que dans la mort, trouvant plaisir à donner sans demander en retour, vivant le présent et non l’avenir ou le passé, jouissant de l’instant sans idéaliser l’ailleurs.

Car ce qui agace le plus Montherlant est l’Hâmour raillé par Flaubert, cette caricature monstrueuse du sentiment féminin agrémentée par les littérateurs et considérée avec sérieux par la bêtise bourgeoise à la Bovary. Il ne faut pas dévoyer l’amour comme le font à longueur de temps ces romans pour midinettes, ces chansons pour teen-agers et ces films hollywoodiens. Comme sont méprisables ce commerce du sentiment, cette enflure du cœur pareille à une drogue dont il faut augmenter la dose pour qu’elle fasse encore effet !

Costals ramène l’amour à ce qu’il est : « d’une part de l’affection à nuance de tendresse, et de l’estime ; et, d’autre part, du désir ». Rien de plus – mais quel couple peut se vanter de vivre DÉJÀ ces sentiments ?

Parfois l’affection « va proprement à l’infini », en ces rares cas où les êtres se reconnaissent et se choisissent. Ils veulent s’aimer « comme le chrétien (intelligent) veut croire » : par pari. Ainsi Costals et son fils. Ainsi Rodrigue et Chimène. Mais ce sont là des miracles qu’on ne peut prostituer. Certes, l’amour existe, mais il ne faut pas qualifier ainsi le seul mouvement du désir ou l’affection d’un soir. Aussi, « l’un des devoirs de l’Européen moderne, qui veut vivre raisonnablement » est-il « d’opposer avec la dernière fermeté une légèreté systématique à ces complications et à ces sublimations malsaines ».

On ne peut aimer « à fond » qu’un être libre, qui échappe miraculeusement à sa condition sociale. « Ce qu’on aime est toujours un enfant », dit Costals. L’enfant ontologique au sens de Nietzsche : l’être de la dernière métamorphose, innocence et oubli, jeu, roue qui roule sur elle-même, oui sacré à la vie. Ainsi Guiguite, la maîtresse juive, ainsi Rhadidja, la maîtresse arabe. Ainsi les bêtes, les primitifs, les gosses. Rien de pesant, de sérieux, de nécessaire. L’amour aussi infini que l’eau de la mer mais, comme elle, indifférent, comme elle, en mouvement. « Quelle ivresse de vivre sur cette eau mouvante, jamais épuisée, jamais fidèle, jamais désespérée, qu’est la vie d’un autre ! »

montherlant le demon du bien

Fi des convenances et de l’idéalisme bourgeois. Le mariage ? Comme une dernière extrémité, après promesse de divorce par consentement mutuel. Mieux que le mariage est la liaison libre, qui préserve la liberté des partenaires et l’indépendance du plaisir. Quelle misère que ces couples de Nénette et de Rintintin, ces « pénuries frissonnantes qui ont besoin de se réchauffer l’une à l’autre ». Ne jetons pas la pierre : si le mariage aide à vivre, tant mieux, mais il est trop souvent le lot des médiocres qui ne sont rien tout seul. Rares sont les amours qui durent, où la sexualité se transforme en affection, où l’on connait le bonheur de vieillir ensemble…

Quant à l’enfant… Refus de la lapinerie sociale, refus de l’héritier bourgeois. L’enfant est chose sérieuse, qu’on ne doit pas « faire » sans y penser. « Avoir » un enfant parce que tout le monde le fait, parce que la société l’attend de vous, parce qu’il sera nounours entre les mains d’une femme déçue, ou parce qu’il fournira les futurs citoyens pour occuper les bataillons de profs et autres spécialistes ? Non ! Un être se respecte, il se construit comme une œuvre. « J’imagine très bien que j’aurais pu, depuis dix ans, ne faire rien d’autre que me consacrer à l’éducation de mon fils », dit Costals. Lorsqu’on veut qu’il vienne au monde, lorsqu’on veut être son père et le reconnaître pour fils, on ne le laisse pas à la charge des institutions. Spécialisées et anonymes, elles feront déteindre sur lui « l’ignominie du siècle ». Vouloir d’un fils, c’est vouloir l’aimer, donc l’estimer et qu’il s’en montre digne. Donc le modeler soi-même, tâche difficile, belle, et qui suffit à justifier une vie.

Positions scandaleuses pour l’époque – et qui nous sont sympathiques aujourd’hui. Elles prennent leur relief lorsque l’on considère le caractère particulier de Costals. La conduite de sa vie est une conséquence de sa nature et du libre choix de soi-même. Le roman Les jeunes filles analyse le rapport entre soi et les autres. Le mot-clé est « dépendance ».

Si les rencontres avec les autres sont nécessaires (« on ne vit pas sur soi seul impunément »), et si le repli sur soi, lorsqu’il n’est pas commandé par de hautes raisons spirituelles ou intellectuelles, n’a le plus souvent pour cause que l’impuissance ou la peur de vivre. « Je n’aime pas qu’on ai besoin de moi, intellectuellement, sentimentalement, ou charnellement », dit Costals. Car le besoin fixe l’être, le réduit à l’un de ses moments, alors qu’il doit garder la liberté du mouvement. « Je redoute ceux qui me comprennent », car ils n’ont saisi qu’une image de moi, seulement l’un des masques, et ils s’imaginent m’avoir tout entier. Or « je suis une âme de grâce, et les âmes de grâce se communiquent comme la grâce même, qui prend toutes les formes. Et je suis – essentiellement – celui-qui-prend-toutes-les-formes ».

L’amour, l’admiration, font dépendre et obligent à se conformer. La grâce qui séduisait ne peut que s’épuiser car elle ne peut s’enfermer dans les formes sans perdre sa qualité essentielle qui est la légèreté. Les âmes de grâce sont comme ces oiseaux à qui l’on ne peut rogner les ailes sans qu’ils deviennent de stupides oiseaux de basse-cour. L’albatros du poète…

montherlant les lepreuses

L’existence de Costals est de plaisir et de sagesse, une vie bonne à l’antique, où la liberté se préserve par un certain égoïsme, permettant l’amour du fils et la genèse d’une œuvre. Costals se rend libre pour aimer et pour écrire, non par pur nombrilisme. Sa sensibilité vive, qui est celle de Montherlant, le pousse à porter une attention exigeante aux autres – à ceux qu’il choisit. Ce qu’il appelle sa charité, que ceux qu’elle vise ne comprennent pas, y voyant autre chose que la gratuité du don. Andrée Hacquebaut croit que c’est par amour pour elle que Costals répond à ses lettres, comme Thérèse Pantevin et Solange. L’Hâmour toujours… pareil à celui de ces chiens errants qui viennent se frotter à vous en remuant la queue et vous suivent partout parce que vous leur avez jeté un regard.

Les bêtes, les primitifs et les enfants, Costals, sont plus simples – plus légers – que vous ne dites. Quelle pesanteur que ce sérieux bourgeois que vous gardez encore, malgré juin 36, malgré mai 68, malgré la libération de la femme !

Henry de Montherlant, Romans 1 (dont les 4 tomes des Jeunes filles, 1936 à 39), Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages €59.00
Tome I Les jeunes filles, Folio 1972, 224 pages, €6.50
Tome II – Pitié pour les femmes, Folio 1972, 224 pages, €6.50
Tome III – Le démon du bien, Folio 1972,256 pages, €6.50
Tome IV – Les lépreuses, Folio 1972, 256 pages, €9.93
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Gustave Flaubert, Madame Bovary

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Je ne vais pas écrire en 1500 mots une étude sur ce chef-d’œuvre de la littérature française, qui a introduit la modernité, mais seulement en livrer mes impressions de lecteur. C’est la troisième fois que je lis ce roman, profitant de sa réédition en œuvres complètes dans la collection la Pléiade. La première fois, j’étais au lycée et c’était au programme de seconde ; la seconde fois, c’était bien plus tard, par curiosité ; la troisième, c’est à l’âge mûr. A chaque fois mes lectures ont été différentes : jeune, j’ai surtout retenu l’histoire et suivi l’action ; plus mûr, je me suis délecté plutôt aux détails, aux descriptions, aux état psychologiques. Ne vous découragez pas si vous n’avez pas aimé ou si vous vous êtes ennuyés : attendez une dizaine d’années et reprenez, vous découvrirez des richesses insoupçonnées.

Car il s’agit d’un roman « total » : tout y est, la psychologie des personnages, une peinture de la société, un goût du siècle, les qualités et travers universels de l’humanité. Rien que les noms propres : Bovary, Tuvache, Leboeuf, montrent combien « la province », pour l’auteur, était assoupie à ruminer comme une vache. Flaubert s’est mis en entier dans cette œuvre et, s’il n’a probablement jamais prononcé « Madame Bovary, c’est moi » (« ici, je suis chez le voisin », écrit-il au contraire dans une lettre du 13 janvier 1852), nombre de traits de sa personnalité sont contenus en Emma (sa manière de sentir, sa maladie nerveuse, sa fêlure intime) comme en Charles (son obstination bovine, la vie de province), et nombre de ses personnages futurs : la servante Félicité (Catherine Leroux aux Comices), Bouvard et Pécuchet (le pharmacien Homais).

Si « total » que la bonne société de l’Empire ne s’y est pas trompé, qui a intenté dès janvier 1857 un procès à l’auteur et aux éditeurs pour « offense à la morale publique et à la morale religieuse » – en bref tout ce qui fait tenir une société ! Si le procès a été au final gagné par Flaubert, c’est non sans remontrances pour excès de réalisme descriptif dans les attendus. Alors, « histoire des adultères d’une femme de province » comme le dit l’avocat impérial ? ou « excitation à la vertu par horreur du vice », comme le prétend la défense ? Eh bien il y a de tout cela, ce qui confirme l’aspect « total » du roman.

En bref, c’est l’histoire d’une fille de fermiers élevée au couvent qui se marie avec un officier de santé (un sous-médecin sans bac ni doctorat) de la province de Rouen. Elle s’enterre à Yonville, village à l’écart des routes où il ne se passe rien. Son mari lui paraît vulgaire, sans ambitions, maladroit ; elle ne jouit pas et la fille qu’elle en a ne lui donne aucune joie. « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotions, de rires ou de rêverie » (I.7) Elle s’ennuie… Elle rêve au prince charmant, aux amours de luxe, à la danse avec un vicomte rencontré lors d’une invitation unique au château du coin. Idéaliste, elle se languit dans ce monde terne et sans passions. Il lui faudrait des drames, du théâtre, des amants : « Je déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature », dit Emma à Léon (II.2). Le naturel ne la contente pas, elle veut le hors-nature, l’Idéal ! « Mais, s’il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse, pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? » (III.6).

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Elle flirte avec Léon, mais il est trop jeune et trop inexpérimenté. C’est avec Rodolphe, jeune vieux-garçon viveur d’une certaine aisance, qu’elle « s’abandonne » un jour de promenade à cheval en forêt. Elle va dès lors s’imaginer qu’il va l’enlever et passer avec elle des années torrides de transports passionnels en Méditerranée. Mais Rodolphe, qui a pris son plaisir, ne veut pas s’encombrer d’une sangsue et, au lieu du voyage convenu, lui fait porter une lettre de rupture au fond d’an panier d’abricots mûrs. « Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l’amour » (II.12).

Évanouissement, drame, maladie de langueur qui dure… Jusqu’à ce que le pauvre mari Charles, un benêt bêtement amoureux de sa femme, lui propose d’aller au spectacle à Rouen. Elle a la surprise d’y retrouver Léon, dessalé à Paris, qui achève son droit par un stage comme clerc. Elle le séduit, elle se donne, elle invente des leçons de musique pour le voir une fois par semaine à la ville, où ils baisent toute l’après-midi à l’hôtel. Elle s’enfonce dans l’adultère, donc le mensonge, donc l’illusion. N’y connaissant rien en affaires (élevée par les sœurs !), elle se fait escroquer par le père Lheureux, un commerçant qui l’appâte avec de belles étoffes et lui fait signer avec procuration de son mari des billets à ordre.

Lorsque survient l’inévitable faillite, il n’y a plus personne pour aider Emma Bovary. Elle doit retomber sur terre et assumer personnellement son échafaudage de songes, d’illusions et de dépenses sans compter. Il n’y a plus qu’une voie pour échapper à la honte, aux regards des autres et des siens : le suicide. Elle va profiter de l’égarement qu’elle a allumé chez le préparateur en pharmacie Justin pour se procurer et avaler de l’arsenic, périssant ensuite dans d’atroces souffrances décrites avec une précision clinique par Flaubert (ce qui horrifia Lamartine, pourtant admiratif du roman).

Il y a de multiples personnages, bien croqués, mais la figure centrale reste cette femme, symbole de la niaiserie de province, des mensonges de la religion, des songes creux de l’idéalisme. Bovaryser est devenu nom propre, donné à celles (et parfois ceux) qui ne peuvent accepter le monde qui leur est donné et rêvent d’un autre monde possible, usant pour cela de toute la panoplie du déni, de l’illusion, des mensonges qu’on se fait d’abord à soi-même, puis aux autres, puis à la destinée… jusqu’à ce qu’elle vous rattrape brutalement.

Et pourtant, il y avait un amoureux vrai dans l’entourage d’Emma. Tout à ses rêves d’idéal, elle n’a jamais su le voir : c’était Justin. La chronologie du roman est floue (d’où l’aspect magique de ce « réalisme » flaubertien), les adultères se déroulent sur dix à quinze ans. Justin, encore « enfant » au début, peut avoir dans les neuf ou dix ans pour aider à la pharmacie (l’instruction obligatoire ne date que de 1882 avec Jules Ferry) ; il a donc au moins 20 ans à la mort d’Emma, peut-être près de 25… Or Flaubert écrit dans un paragraphe magnifique, soigneusement balancé : « Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret immense plus doux que la lune et plus insondable que la nuit » (III.10). Le terme « enfant » doit être pris au sens d’innocent ou de puceau, comme au moyen-âge la « croisade des enfants ». Emma avait caressé sa poitrine nue vers ses 14 ans alors qu’il avait eu un étourdissement et qu’elle lui délaçait sa chemise ; il humait ses vêtures de femme au repassage ; il regardait de tous ses yeux Emma se coiffer ou converser… A force d’être dans la lune de ses songes prétentieux, Emma ne voit pas l’être réel qui l’aime tout près d’elle.

Gustave Flaubert a pris cinq années de sa vie pour accoucher de son premier roman publié, à 35 ans : plus de 1800 pages de manuscrit pour ne donner au final que 308 pages en format Pléiade. Un scénario revu maintes fois ; des passages biffés et réécrits, d’autres supprimés ; le style testé sur ses amis et dans le « gueuloir » où le passage à l’oral permettait de gommer les dissonances et de donner une harmonie musicale à la phrase… Car Gustave est un exubérant qui se laisserait volontiers aller au romantisme – comme Emma. Sauf qu’il a mûri, grâce aux voyages et aux lectures, et qu’il est devenu comme son père médecin, méticuleux et précis. Il lui faut écrire dans la fièvre de l’imagination pour plonger ensuite le texte dans l’eau glacée de l’analyse. C’est par cette alternance qu’il parvient au réalisme magique, plus vrai que la réalité.

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Or, voir le réel dérange les sociétés qui se croient, les gens qui prétendent et se font des illusions sur eux-mêmes. D’où le procès : le réalisme de l’auteur est immoral parce qu’il choque « la bienséance », ce qu’on doit croire. Notre époque d’intellos contents de leur moralisme, étiqueté « de gauche » pour faire bien, sont dans le même cas que l’avocat impérial de la « bonne » société face à Flaubert : ils répugnent à voir la réalité en face ; ils lui préfèrent – comme Emma Bovary – le monde Bisounours de l’idéal. Ils se croient « démocratiques » et avancés, ces bourgeois bohêmes, alors que le réalisme de Flaubert a justement été jugé comme issu de l’égalitarisme de la Révolution qui ramenait tout au réel, à la volonté pratique de faire de son mieux, sans s’abandonner au rêve démobilisant de l’irréalisable idéal… « Si elle était comme tant d’autres, contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas de ces vapeurs-là », dit fort justement la mère de Bovary de sa bru évaporée (II.7).

Peut-on vivre en situation ? Est-on obligé de passer par les béquilles de l’idéalisme pour supporter le monde mêlé de bon et de mauvais dans lequel chacun est forcé de vivre ? « Le style est en lui-même comme une manière absolue de voir les choses », écrivait Flaubert à une admiratrice, le 16 janvier 1852. Qui bovaryse ne vit pas dans ce monde mais en-dehors – avec toutes les conséquences que Flaubert démontre et qui restent vraies de nos jours.

Flaubert règle d’ailleurs leur compte aux bobos dès son époque : « la foule bigarrée des gens de lettres et des actrices (…) Ils étaient (…) prodigues comme des rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques. C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise, et comme n’existant pas » (I.9). Il fustigera par la suite « la bêtise » des bourgeois, bêtise « au front de taureau » (qui nous ramène aux bovins ruminants Bovary, Tuvache et Leboeuf). Dans ce roman, Homais le cuistre, qui adore écrire des articles et faire valoir son érudition pédante, « vient de recevoir la croix d’honneur ». C’est la dernière phrase du livre, tant la société bête récompense ce (ceux) qui lui ressemble…

Gustave Flaubert, Madame Bovary suivi des actes du procès, 1856, GF Flammarion 2014, 606 pages, €3.80

e-book format Kindle, €3.49

Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 3 – 1851-1862, Gallimard Pléiade 2013, 1360 pages, €67.00

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La jeunesse s’en fout

Deux enseignements sont à tirer d’un sondage IFOP pour Atlantico du 1er septembre 2016 : 1/ le sens des mots qui se perd dans le slogan politicien, 2/ l’évasion de la jeunesse de toute politique.

La question est posée de savoir si « les valeurs républicaines » et si « l’identité nationale » sont des concepts qui touchent personnellement. Gauche et droite sont ainsi mesurées à leurs slogans intimes.

Rappelons qu’un sondage, même selon des méthodes scientifiques, n’est qu’une image à un moment donné de l’opinion et que la taille de l’échantillon peut biaiser l’interprétation sur des sujets aussi vagues que les valeurs. Mais la tendance mesurée par un sondage qui pose les mêmes questions à un an d’intervalle environ est plus fiable – ce qui est le cas du sondage cité.

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Saturation des mots : valeur républicaine comme identité nationale ne veulent plus rien dire, employés à tort et à travers et pour n’importe quoi par des politiciens qui préfèrent la posture morale du discours médiatique aux décisions pratiques efficaces. L’enflure à gauche, les rodomontades à droite, incitent les citoyens à ne plus en voir le sens. Ils étaient 35% à être touchés par les « valeurs républicaines » en mai 2015 ; ils ne sont plus que 25% le 1er septembre…

C’est la même chose pour « l’identité nationale », car la nation reste mal définie et l’identité un concept flou : est-ce la devise de la république ? les idées d’émancipation des Lumières ? l’origine chrétienne recyclée en humanisme ? l’histoire révolutionnaire ? ou les simples idées du patron de la droite qui les emploie ?

Les valeurs proclamées et les valeurs observées ne coïncident pas : la démocratie semble accaparée par quelques-uns et ce microcosme élitiste fonctionne dans l’entre-soi, avec pour complicité les médias – et plus particulièrement la presse écrite. D’où la baisse massive de lecture des journaux, la perte de crédibilité abyssale des journalistes et la croyance de plus en plus forte dans les théories du complot où une minorité intéressée « cache des choses » au grand nombre pour mieux le manipuler.

Rien d’étonnant à ce que les partisans du FN croient plus en l’identité nationale (encore qu’à 48% seulement !) que les partisans du FG (encore qu’à 15% quand même !). Mais il est encore plus étonnant que le votant FN ne soit pas touché par le mot « république » (10% seulement !), et que les membres du PS ne soient touchés QUE pour 43%. Ces gens-là, socialistes et nationaux socialistes, sont-ils donc pour une « dictature » – qui est l’exact inverse de « république » ? En ce cas les électeurs et surtout les jeunes sont fondés à fuir et à surtout ne pas voter pour ce genre de bouffons.

Il y a là une perte de sens préoccupante, les mots paraissent dévoyés et sans signification – alors qu’une claire définition est le premier pas vers l’adhésion. Les « valeurs républicaines » ne parlent pas à 75% des Français, même à 63% des socialistes ! Comme le disait Manuel Valls, la langue politique devient une langue morte, comme si les politicards parlaient latin ou hébreu. En revanche, dès que l’on fixe une valeur sur un exemple concret, là les langues se délient et la politique reprend ses droits : voyez en août le ridicule burkini.

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » : telle est la faute claire et nette de la gauche culturelle que de tortiller du cul pour désigner les choses. Ce ne sont que : « pas de stigmatisation ! pas d’amalgame ! c’est plus complexe que ça ! on ne peut pas dire ! »

Mais si : disons les choses – pas de tabou dans le débat public. Ce qui ne signifie nullement que « la parole raciste » ait droit de cité, mais observer qu’il y a 91% d’enfants d’origine musulmane dans une école est un FAIT, pas un jugement. C’est sur ce fait que l’on peut débattre, juger et éventuellement agir (accentuer la mixité, traiter tout le monde pareil, répartir en bus les classes dans différents quartiers, comme aux États-Unis, etc.). Les têtes soumises à l’extrême-gauche « supposée » avant-garde parce qu’elle connaîtrait mieux le marxisme, cette prophétie soi-disant « scientifique » de l’Histoire, ne pensent plus : elles ont trop peur d’avoir « honte à la gauche », d’être en état de péché mortel devant les ayatollah de l’extrême, gardiens du Dogme. Cette gauche encombrée de tabous nie donc le fait, une vieille habitude communiste de la langue de bois, qu’Orwell avait si bien ridiculisée dans 1984 : le ministre de la guerre s’intitulait ministre de la paix, la pire dictature d’apparatchiks après 1945 se présentait comme démocratique et populaire, la liberté était la contrainte et le tortionnaire en chef était qualifié de Génial leader à la Pensée avancée…. Ce serait une vaste blague si ce comportement clérical, attendant la parole éclairée de la curie gauchiste avant de parler, n’avait des conséquences dramatiques à la fois pour la république, pour la démocratie et pour la concorde civile.

On mesure là combien les « idiots utiles » qui peuplent les médias et qui aboient en horde toujours à gauche, sont une nuisance à la démocratie. Ces petits intellos plein de bonnes intentions et le cœur sur la main, enflés dans des poses généreuses avec de grandes envolées lyriques à la Victor Hugo, croyant en l’idéalisme réalisable de suite et dans la bonté du pire ennemi – mais sans jamais se compromettre aux affaires ni mettre les mains dans le cambouis – empêchent le débat plutôt qu’ils ne font avancer l’histoire. Peut-être y aurait-il autant d’idiots utile à l’extrême de la droite, si d’aventure le poutinisme était poussé un peu plus… Mais la génération post-68 qui truste les places a été biberonnée au marxisme le plus à gauche possible, cette maladie infantile, disait Lénine.

Affirmer le contraire de ce qui est, inverser les valeurs : « Aujourd’hui, les mouvements islamistes font exactement la même chose. On l’a vu avec le burkini. Les associations islamistes défendent cet uniforme en se plaçant sans scrupule sur le terrain de la liberté individuelle et de la tolérance, alors même que ces mouvements entendent promouvoir une société qui tourne le dos à ces valeurs. Le renversement du mot discrimination restera sans doute comme le summum de cette stratégie puisque, par la grâce de la rhétorique, ce sont ceux qui dénoncent une pratique hautement discriminatoire qui se voient accusés de prôner la discrimination » déclare Vincent Tournier, maître de conférences à Science Po Grenoble. Je n’ai RIEN à changer à ces propos.

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Le pire est ce que ce sondage montre de la conscience politique de la jeunesse actuelle : ils s’en foutent. Près de deux sur trois (63%) « ne savent pas » ce qui les touche, le mot « république » étant très vague (grâce à l’Éducation nationale qui entonne plutôt le colonialisme de la IIIe, la défaite de la IVe et le monarchisme de la Ve ?).

Non seulement ils n’ont pas été éduqués à penser par eux-mêmes ni à savoir ce qu’un mot veut dire, mais ils restent ignorants des informations de base, piochant ici ou là sur Internet sans être capable de mesurer le vrai du faux. Ils ne s’intéressent pas aux conflits de la société, tellement habitués qu’ils sont à rester égoïstes, centrés sur leurs hormones et avides seulement de selfies qui les mettent en valeur auprès de leurs pairs. Pire, ils fuient les conflits, « surtout pas de vagues » dit-on à l’ENA, et les jeunes font pareil : dès que l’on élève le ton, ils zappent. Affirmer les ennuie, se défendre demande trop d’effort, résister à la rigueur… mais en restant passifs, ne « faisant rien », surtout pas s’indigner pour pas grand-chose comme les velléitaires parisiens qui se contente de passer la nuit debout en bavassant à l’infini.

Dépolitisés, individualistes, ne croyant plus aucun « adulte » tant ceux-ci, de la génération mûrie juste après 68, leur apparaissent emplis de narcissisme moral, gavés de mots creux, de blabla social et de comportements égoïstes – ils désertent… C’est que les jeunes imitent toujours les plus âgés qu’eux, qui leur indiquent la voie : leur égoïsme jeune est le miroir de l’égoïsme bobo content de lui post-68, arrivé au pouvoir avec la génération Mitterrand – et n’a jamais décroché depuis.

D’où le problème du sens : des mots, des valeurs, des conflits. Ceux-ci sont pourtant inévitables en toute société, ce que la politique doit régler. Tout politicien élu a pour devoir quotidien de gérer les multiples conflits entre les intérêts divergents de son peuple d’électeurs, pour aboutir aux compromis nécessaires sans dévoyer le cœur de ce qui fait vivre ensemble.

Si nous sommes dans le chacun pour soi, comme dans les pays anglo-saxons, alors toutes les revendications sont aussi légitimes et la guerre civile n’est pas loin : on le voit aux États-Unis avec la guerre des Noirs et en Angleterre avec les exceptions du droit pour les minorités (il a fallu une dizaine d’années pour emprisonner un prêcheur haineux issu du Pakistan !).

Un sondage European Value montre combien un cœur européen qui réunit de la Scandinavie à l’Espagne (sans le Royaume-Uni ni l’Italie – ni les pays de l’est) fait consensus sur un « corps de valeurs mêl[ant] engagement dans la vie citoyenne, sociale et politique, sécularisation religieuse, ouverture aux autres, fort degré d’adhésion aux principes démocratiques et libéralisme des mœurs ». Au contraire, l’Europe orientale, la Russie et la Turquie, sont d’un type « religieux-autoritaire » qui les repousse hors de l’Union.

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C’est probablement cette double contradiction – entre les discours et les actes des politiciens 1/ nationaux, et 2/ entre un cœur européen et ses marges – qui pousse « les jeunes » à éviter d’émettre un avis. Ils ne veulent entrer en conflit avec personne, ayant déjà du mal à gérer leurs conflits intimes et personnels ; ils n’ont pas appris à penser sous le gauchisme pédago béat en spontanéité et laisser-faire ; ils ont à leur disposition la puissance d’Internet, la meilleure et la pire des choses, où le soft-power américain peut se donner à plein, tandis que les manipulateurs sectaires ont tout loisir de rafler quiconque dans leurs filets. Tout ce qui les intéresse, en cette fin d’été sur le blog, c’est (quand même les livres mais surtout) la nudité, le sexe et la plage…

Dommage pour la jeunesse : elle sera bientôt adulte et « aux affaires ». Elle aura à prendre des décisions graves et radicales. Elle n’est en rien préparée, ni ne s’y intéresse. C’est la faute de ma génération, celle qui a cru aux promesses de Mitterrand comme à celles de Chirac, ces menteurs de profession qui ont fait des émules, de Sarkozy à Hollande, de Mélenchon à Le Pen… Ce pourquoi le changement : c’est maintenant !

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Chesterton, Hérétiques

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Le livre est ancien, et nous avons le plaisir de découvrir l’acuité anglaise dans la critique des idées du siècle. Dans ces articles qu’il a donnés au Daily News pendant trois ans, Chesterton s’attaque à la modernité anglaise 1905.

Le Bourgeois est naïveté et suffisance. Cela n’est jamais dit, mais prouvé plusieurs fois, page par page, par ces phrases courtes et précises qui martèlent l’ironie. Il y a du Swift et du Alain à la fois dans ce style. La critique fondée sur le bon sens et sur la logique est impitoyable aux faiblesses. Idéalisme et arrière-pensées n’ont qu’à bien se tenir.

Sommes-nous sortis du XIXe siècle, objet du livre ? A lire Chesterton, à le suivre lorsqu’il ferraille contre l’esprit négatif, les esthètes, le paganisme, les celtophiles, les gens du monde, les bas-fonds et autres sujets à la mode en son temps, nous en venons à douter. La cuistrerie est de toute époque ; c’est en quoi l’ouvrage reste actuel.

Ainsi le Marginal : aujourd’hui on est fier d’être hérétique, en marge. L’orthodoxie est haïe, le bon sens vilipendé. « Nos politiciens modernes réclament la licence colossale de César et du Surhomme, prétendent qu’ils sont trop pratiques pour être intègres et trop patriotes pour être moraux, mais la conclusion de tout cela est qu’une médiocrité est chancelier de l’Échiquier » p.15.

La philosophie est mal vue ; la morale est réactionnaire ; l’idéal est honni. Et pourtant quelle force en la certitude tranquille des Anciens. Quelle ardeur dans l’idéalisme romanesque de l’adolescence ! Poser que ‘tout égale tout’ n’incite ni à l’effort de réflexion, ni à l’effort de recherche. La sagesse n’est pas le juste milieu, elle n’est pas l’affectation d’originalité ; la sagesse est d’être soi, avec fierté mais tolérance.

L’esprit négatif procède de la même essence délétère. La vision religieuse du monde est peut-être un opium, mais elle est néanmoins plus saine que la vision athée, car cette dernière « n’a aucune perfection à contempler, tandis que le moine qui médite sur le Christ, sur Bouddha, a dans l’esprit l’image d’une santé parfaite, une vision de couleurs fraîches et d’air pur » p.22.

Il faut aimer la vie parce qu’elle est aimable, et non pas parce que cela ‘pose’ dans les salons. Oubliez un peu la société pour laisser en vous s’épanouir les désirs. Le ton de l’auteur devient presque gidien : « L’homme doit prendre de l’exercice, non parce qu’il a trop d’embonpoint, mais parce qu’il aime l’escrime, le cheval ou la montagne et qu’il les aime pour eux-mêmes. Et un homme doit se marier parce qu’il est amoureux et non pas du tout parce que le monde a besoin d’être peuplé (…) C’est la première loi de la santé que de ne pas accepter nos besoins comme des besoins, mais de les accepter comme un luxe » p.75.

Accueillir le monde tel qu’il est. Prendre les choses comme elles viennent. Faire de son jugement la mesure. Pour cela, point besoin de richesse ni d’exotisme. « Le passager du paquebot a vu toutes les races d’hommes et ne pense qu’aux choses qui les séparent : la nourriture, les vêtements, les convenances, les anneaux dans le nez, comme en Afrique, ou aux oreilles, comme en Europe. (…) L’homme, dans son carré de choux, n’a rien vu du tout, mais il songe aux choses qui unissent les hommes : la faim, les enfants, la beauté des femmes et les promesses ou les menaces du ciel » p.47.

Un siècle après, nous en sommes au même point.

Gilbert Keith Chesterton, Hérétiques, 1905, Flammarion collection Climats 2010, 271 pages, €20.30

e-Book format Kindle, €14.99

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La Fontaine et l’immigration

Une pensée pour nos compatriotes européens de Belgique terrorisés par deux attentats hier 22 mars… La rançon de la négligence et de l’irénisme, comme nous, contre les trafics, les communautés et les ghettos.

Jean de La Fontaine, fabuliste bien connu, recycle la morale des Anciens pour la mettre à jour. Il est de son temps, le règne de Louis XIV étant sûr de lui-même et la France dominant le monde.

C’est dire si nous avons perdu en certitudes, en rayonnement et énergie. L’identité se perd dans le relativisme frileux, l’action dans le doute culpabilisant et la politique dans la contestation permanente de tous contre tous.

Repris d’Ésope, mais avec une autre fin, la fable du Villageois et du Serpent illustre combien charité bien ordonnée commence par soi-même, et combien l’humanisme béat est un suicide programmé. Malgré le temps qui a passé, la chute fait irrésistiblement penser à l’immigration, l’idéalisme des uns (ceux qui succombent au mirage de l’Eldorado européen) se conjuguant avec l’idéalisme des autres (les bobos de gauche encore vaguement chrétiens pour qui être né en Occident est un péché à expier) pour nier la réalité qui est l’écart des cultures et l’intolérance des religions.

Les neuf dixièmes des immigrés sont intégrés et devenus de vrais Français. Il reste une minorité haineuse et revancharde qui se monte le bourrichon, souvent à la troisième génération, et qui veut tuer la main qui l’a nourrie. Contre ceux-là, pas de pitié : c’est ce que nous enseigne La Fontaine en une attitude Grand siècle qui fut le meilleur de la France.

A chacun de méditer en son for intérieur cette fable que l’on ne récite plus dans les écoles.

jean de la fontaine le villageois et le serpent

« Ésope conte qu’un Manant

Charitable autant que peu sage

Un jour d’hiver se promenant

A l’entour de son héritage,

Aperçut un Serpent sur la neige étendu,

Transi, gelé, perclus, immobile rendu,

N’ayant pas à vivre un quart d’heure.

Le Villageois le prend, l’emporte en sa demeure ;

Et sans considérer quel sera le loyer

D’une action de ce mérite,

Il l’étend le long du foyer,

Le réchauffe, le ressuscite.

L’Animal engourdi sent à peine le chaud,

Que l’âme lui revient avecque la colère.

Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt,

Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut

Contre son Bienfaiteur, son Sauveur et son Père.

Ingrat, dit le Manant, voilà donc mon salaire !

Tu mourras. A ces mots, plein d’un juste courroux,

Il vous prend sa cognée, il vous tranche la Bête,

Il fait trois Serpents de deux coups,

Un tronçon, la queue, et la tête.

L’insecte sautillant cherche à se réunir ;

Mais il ne put y parvenir.

Il est bon d’être charitable ;

Mais envers qui, c’est là le point.

Quant aux ingrats, il n’en est point

Qui ne meurent enfin misérable. »

Tant de serpents, tant d’ingrats, tant de misérables : Kelkal, Merah, Coulibaly frères, Abaaoud, Abdeslam, Aberkan, Ettaoujar, Nemmouche, Ramdah, Ali Saleh, Belkacem, Amimour, Bensaïd, Mohamed-Bagad, Sahraoui, Laachraoui, El Bakraoui frères…

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William Faulkner, Parabole

william faulkner parabole
Seul roman qui se situe hors du Mississippi natal et qu’il a mis 11 ans à écrire, A Fable (titre américain) est une allégorie évangéliste avec quelques enflures rhétoriques. Il a du souffle mais des longueurs. Le trou noir central, maelström qui entraîne l’humanité malgré elle, aurait du être la guerre mais Faulkner choisit comme point central un avatar creux du Sauveur, idée mal incarnée qui semble flotter ici ou là. Parabole apparaît comme une grande ambition – mais épuisée.

Nous sommes en mai 1918 sur le front français ; la victoire hésite et les Allemands sont encore vigoureux. C’est alors que la lassitude des poilus, après 4 ans de tranchées, se manifeste par la mutinerie silencieuse de tout un régiment : 3000 hommes qui refusent tout simplement de sortir des trous aux ordres, après le barrage d’artillerie. Tout le système conventionnel de l’armée s’écroule d’un coup et le général qui les commande se voit contraint de demander qu’on les fusille. Tous. Ce qui ne se fera pas ; on ne fusillera que le bouc émissaire et on « suicidera » le général en prison pour qu’il ait l’air d’avoir été tué à l’ennemi. Il sera enterré avec les honneurs et muni d’une décoration supplémentaire : le système est sauf.

Mais pourquoi ce refus collectif ? Parce qu’un groupe de 13 hommes mené par un caporal va de popote en popote pour porter la bonne nouvelle. Que la paix vaut mieux que la guerre, que ceux qui décident ne sont pas ceux qui se font tuer – on n’en sait guère plus, Faulkner semble bien embarrassé d’expliquer comment les gens peuvent être convaincus d’être plus pacifistes universalistes que patriotes. Il préfère le symbole, la lourde allégorie biblique, qu’il illustre avec une croix chrétienne en tête de tout chapitre – comme dans un missel.

Le lecteur n’échappera pas à Judas (Polchev) ni au triple reniement de Pierre (Bouc) avant la Tentation sur la montagne (par le généralissime français qui est son père ignoré) et la Passion qui le fait crucifier au poteau pour être fusillé (avec deux larrons), couronné de barbelés lorsqu’il chute. Il est recueilli par trois femmes dont deux sont prénommées Marya et Marthe (évidemment), et enterré sous un hêtre dont les racines forment grotte. Il « disparaît » le troisième jour lors d’un duel d’artillerie… Cette enflure qui démarque lourdement les Évangiles est un peu pénible à suivre, hors des États-Unis dévots et avec un demi-siècle de recul.

Cette « allégorie de la conscience morale » – comme Faulkner le défendait – a quelques traits d’humour qui sauvent le propos : le cadavre du caporal Stefan (dont ne connait le prénom qu’à la toute fin, Étienne, premier martyr chrétien) deviendra celui du « soldat inconnu » sous la flamme de l’Arc de Triomphe à Paris, tandis que passe le cortège du généralissime mort. Le Sauveur et le Boucher, chacun dans sa bulle, étendus là pour l’édification des foules…

Plus que le christianisme, c’est au fond le vieux stoïcisme aristocratique du Sud que met en scène l’auteur, une maçonnerie pas très franche, mais de façon contournée et pesante, allant jusqu’à inclure un chapitre américain de passion pour un cheval. Il faut accepter l’homme tel qu’il est, bon et mauvais, mais porter tout son poids sur les institutions. La caste militaire, bras exécutif du complexe militaro-industriel, fonctionne comme une Église pour la domination du monde : « toute notre petite espèce répudiée et sans patrie sur cette terre, qui non seulement n’appartient plus à l’humanité mais plus même à la terre, puisque nous avons été obligés de recourir à ce dernier coup de dés abject et désespéré [le tir de barrage en plein sur les soldats qui fraternisent de part et d’autre des barbelés] pour y conserver notre dernière position précaire et désespérée » p.994. Ce clergé militaire actionne l’idéalisme pour faire rêver d’aventures et de gloire les jeunes, comme ce pitoyable et infantile Levine, sous-lieutenant d’aviation incorporé les derniers mois de la guerre (comme l’auteur), qui se suicide dans les chiottes du terrain d’aviation parce que la guerre s’arrête.

Au spectacle de la guerre civile européenne 14-18 est opposée la grande liberté américaine, dans un chapitre incongru transporté au Mississippi : « L’affirmation d’un credo, d’une croyance, la déclaration d’une foi immortelle, la revendication d’un irréductible mode de vie ; la haute et puissante voix de l’Amérique elle-même, issue du grondement en marche vers l’ouest de ce continent gigantesque et meurtri mais indomptablement vierge, où rien, sauf le ciel immense ignorant de la morale, ne limitait ce qu’un homme pouvait essayer de faire et où le ciel même n’opposait point de limite à sa réussite et à l’adulation de son semblable » p.826. A cette liberté « élue » s’oppose, selon les badernes bardées de décorations, le choix de fraterniser qui est de la subversion. Choisir la paix est une guerre contre ses chefs, préférer la vie est une insulte au drapeau.

Publié en 1954, cette contestation littéraire du prix Nobel 1949 de littérature anticipe la contestation à la guerre du Vietnam des années 1960. Il démontre aussi, une fois de plus, l’absurdité des « commémorations » de la guerre de 14-18 et leur récupération par des politiciens trop avides de popularité – faute de savoir agir dans le présent.

William Faulkner, Parabole (A Fable), 1954, Folio 1997, 640 pages, €10.60
William Faulkner, Œuvres romanesques IV, Gallimard Pléiade 2007, 1429 pages, €78.50

Tous les romans de Faulkner chroniqués sur ce blog

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Stefan Zweig, Brûlant secret et autres nouvelles

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Stefan Zweig est cet écrivain juif viennois facile à lire qui eu son heure de gloire immédiatement. Persécuté par les nazis, ses livres brûlés, exilé à Londres puis au Brésil, il se donna la mort avec sa compagne en 1945. Il a été redécouvert dans les années 1970 en France et c’est heureux. J’ai beaucoup aimé ces Histoires du pays d’enfance, rassemblées en un livre publié en 1913, dont Brûlant secret est la plus longue et la plus attachante.

Il faut être jeune et aimer les humains pour apprécier ce court roman ; ce n’est pas le cas de tout le monde, si l’on en croit les commentaires déposés ici ou là sur les librairies en ligne. Certains sont « choqués » que l’auteur évoque la sexualité d’un gamin de 12 ans, d’autres n’aiment pas le machisme d’époque qui faisait de la drague un sport analogue à la chasse, d’autres encore ont le mot « juif » en tabou. Je ne peux conseiller, à ces gens là, que d’éviter à tout prix de se dépayser en lisant d’autre chose que le miroir conforme de ce qu’ils sont et du milieu dans lequel ils vivent. Qu’ils restent dans leur bande, bien au chaud dans le confort du panier où les chiots se réconfortent en tétant le même lait de la même chienne. A l’inverse de ceux-là, lorsque j’ai lu cette nouvelle, dans ma jeunesse, j’en ai été captivé et ému.

Dans un hôtel bourgeois du Senmering, station de montagne réputée au sud de Vienne en Autriche, un baron fonctionnaire d’empire s’ennuie. Comme le solitaire de Mort à Venise, nouvelle publiée en 1913 (Zweig connaissait Thomas Mann), il observe la société de l’hôtel et passe son temps à choisir sa proie pour s’amuser un peu. Ce n’est pas le jeune garçon qui le retient, mais sa mère, « une belle juive encore très attirante », qui accompagne la convalescence de son fils. Le baron va utiliser le gamin pour aborder la femme, à l’inverse d’Aschenbach qui n’abordera jamais son amour platonique. Les deux auteurs parlent d’eux-mêmes en ces romances, Zweig est le baron dragueur et Mann l’artiste connu attiré par la jeunesse ; leurs personnages ont à peu près le même âge, Edgar 12 ans et Tadzio 11 ans (dans le livre). Mais Zweig est plus conventionnel, évoquant le sport favori des jeunes bourgeois de son époque : la conquête féminine. Si ce mouvement est le ressort de l’action, le thème en est différent. Ce sont les troubles du passage de l’enfance à l’adolescence que peint Stefan Zweig avec une sûre intuition.

gamin 12 ans

Il s’est inspiré de l’œuvre de Sigmund Freud, autre viennois qui appréciait ses œuvres. En littérateur, il s’est mis dans la peau d’un fils unique plein d’énergie et passionné, que les adultes tentent de maintenir en couveuse sans voir qu’il grandit. Solitaire, il s’enfièvre aux histoires de chasse indiennes du baron, il se croit son ami – enfin quelqu’un qui s’intéresse à lui. Il se rend vite compte qu’il se fait manipuler, la conversation « entre hommes » n’étant que manœuvre pour approcher sa mère. Les deux adultes se plaisent et mettent à l’écart l’enfant. Il en est jaloux. Moins des histoires de sexe, qu’il ne comprend pas, que de cette relégation hors du « secret ». Il va donc tout faire pour épier le couple, se mettre en travers de leurs tête à tête, jusqu’à attaquer le baron en plein hall d’hôtel et l’injuriant. Une explosion de passion frustrée qui « ne se fait pas » entre bourgeois aspirants au « beau monde ». Sa mère va le rabrouer, il va fuguer, le retour au bercail fera naître un autre secret entre sa mère et lui : le silence sur l’aventure devant son père et sa grand-mère.

Chacun aura reconnu Œdipe dans tout son complexe, mais aussi la virulente satire de l’éducation du temps, confite en conservatisme catholique et déni de la nature. L’empire austro-hongrois juste avant sa chute était une pièce montée, baroque et fragile, dont la meringue ne résistera pas à une bonne guerre tant bouillonnait en son sein, outre les nationalismes balkaniques, les intuitions sexuelles de Freud, la frustration de Hitler (peintre viennois raté), le mouvement Sécession avec Egon Schiele, Oskar Kokoschka, Koloman Moser, Gustav Klimt pour les peintres, Josef Olbricht et Otto Wagner pour les architectes, Josef Hoffmann pour les arts appliqués, la musique avec Gustav Mahler, Schönberg, Berg et Webern, l’explosion de la littérature avec Robert Musil, Artur Schnitzler, Rainer Maria Rilke, Hugo Von Hofmannsthal, Franz Werfel, Josef Roth – et Stefan Zweig lui-même.

Les nouvelles suivantes restent sur le thème de l’initiation au monde adulte, étendue à la sortie du romantisme en littérature. Les sentiments sont toujours là, en affinité avec la nature, mais décrits de façon réaliste, psychologique, scientifique, sans l’illusion lyrique ni l’idéalisme de cour romantique dégénéré en conventionnel bourgeois. Conte crépusculaire (Une histoire au crépuscule) est l’histoire d’un garçon de 15 ans, aristocrate écossais, qui se fait dépuceler à trois reprises par une mystérieuse jeune femme dans le parc du château de sa sœur. Il croit reconnaître une cousine et il en tombe amoureux, selon le schéma de la première empreinte psychologique, mais c’est une autre qui l’aime et l’a forcé. L’auteur décrit avec force détails les atermoiements et émotions contradictoires qui agitent un jeune cœur à la saison des amours.

La nuit fantastique met en scène un baron au Prater, ce théâtre de verdure viennois où toute la bonne société se retrouve le dimanche. Son existence est vide, la société est vide, son avenir n’a pas de futur. Il drague une femme mais le mari survient et, dans sa colère, laisse tomber des billets de loterie dont l’un est gagnant. Le sort a métamorphosé le baron, désormais en quête de neuf au lieu de ressasser les mêmes conduites conventionnelles. C’est la guerre, celle de 14, qui va mettre un terme à cette existence.

Les deux jumelles (Les deux sœurs) est un « conte drolatique » à la Balzac. Deux grandes tours en Aquitaine rappellent la naissance de jumelles sous Théodose. Trop belles et trop semblables, elles se sont détestées, jusqu’à ce que la pauvreté et le renoncement les fassent se retrouver. Identité et différence dans la rivalité mimétique.

Le tout se lit bien, en beau langage sans apprêt et enlevé, analysant longuement les affres et les étapes psychologique de chacun des personnages.

Stefan Zweig, Brûlant secret – Conte crépusculaire – La nuit fantastique – Les deux jumelles, 1913, Livre de poche 2002, 220 pages, €5.32

Existe aussi en Petite bibliothèque Payot, 176 pages, €7.27 et en format Kindle €6.99

Stefan Zweig, Romans et Nouvelles tome 1, Gallimard Pléiade 2013, 35 romans et nouvelles en traduction révisée, 1552 pages, €61.75

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Yukio Mishima, Chevaux échappés

yukio mishima chevaux echappes folio

Ce tome deux de la tétralogie mishimienne qu’est La mer de la fertilité est le plus long, signe que l’auteur y tenait. Il est le plus lourd aussi pour nos consciences contemporaines, l’univers mental qu’il décrit étant largement ‘ancien régime’, se passant en 1932. Il ne fera vibrer que ceux qui chantent les traditions millénaires d’enracinement d’une race dans une terre.

Isao est un jeune homme de vingt ans, expert en kendo, les yeux clairs brûlant d’une aspiration à la pureté, symbolisée par le lis sauvage du sanctuaire d’Isé. Pour sa fin d’adolescence encore chaste, son honneur est sa fidélité. Pénétré de l’appartenance charnelle du peuple japonais à son domaine éclairé par le soleil levant, symbolisé par l’empereur, il n’a que réprobation pour l’occidentalisation, « un capitalisme dépourvu de tout loyalisme national » (chap.21), et même le bouddhisme venu de Chine « parce que celui-ci niait l’existence, et en conséquence, qu’on puisse mourir pour l’empereur » (chap.22). Il ne voit pas le compromis nécessaire, en ce monde fini, de l’esprit avec la matière, mais la corruption d’une âme du Japon dont il fait un mythe éternel, intangible, né de la terre Yamato. Il brûle donc d’une flamme ardente pour créer l’événement en attirant l’attention de l’empereur-soleil sur les turpitudes commises en son nom. Il se pénètre de la réaction d’un groupe de samouraïs sous l’ère Meiji pour créer à leur exemple une Société du Vent Divin afin de repousser, comme dans la tradition, l’invasion venue d’ailleurs. Entouré de jeunes comme lui, enthousiastes et purs, il compte assassiner des personnalités du monde des affaires et entraîner l’armée à opérer un coup d’État. « Nous sommes tout entier résolus à nous sacrifier pour cette Restauration » (chap.24). Il dit bien l’aspiration au retour à l’âge d’or fantasmé d’un Japon isolé et immobile d’ancien régime.

ephebe japonais

Un Japon aristocrate où les meilleurs font leur propre loi, au-dessus de la loi destinée à encadrer le vulgaire : « La pureté extraordinaire d’une poignée d’hommes, le dévouement passionné qui ne veut rien savoir des règles du monde… la loi est un système qui essaie de les dégrader vers le ‘mal’ » (chap.33). Malgré les apparences, nous sommes bien loin de Nietzsche, qui demandait aux happy few d’être Par-delà le Bien et le Mal pour créer eux-mêmes leurs propres valeurs. Mishima se détache là aussi du philosophe allemand qui l’a le plus influencé, parce qu’il n’est pas japonais et ne ressentait pas cet enracinement charnel des êtres dans leur île et leurs traditions préservées de toute influence étrangères durant deux siècles. Nietzsche incitait à penser par soi-même pour former son propre jugement de valeur – et surtout pas à se laisser dicter sa conduite par les traditions, l’empereur ou l’honneur !

Rien, bien entendu, ne se passe comme prévu et la jeunesse trop effilée ne peut que briller en vain avant de mourir. Car il y a encore un jeune homme sacrifié à la fin, thème éternel de Mishima. A cause d’une femme amoureuse, autre thème cher à l’auteur pour qui la virilité active doit se conquérir sur la part féminine passivement accueillante de chaque garçon.

Le héros, Isao, est fils de l’Iinuma précepteur de Kioyaki, héros du précédent volume. Kiyo est mort mais, mystérieusement, ses trois grains de beauté en-dessous du sein gauche existent de même sur la poitrine musclée d’Isao. Rien de commun pourtant au physique comme au moral entre ces deux jeunes êtres – mais plane ici l’anti-occidentalisme de Mishima, affirmé une fois de plus malgré ses influences profondes. Non seulement il récuse l’humanisme, qu’il qualifie d’ « usine d’idéalisme d’Europe occidentale » (chap.28), mais il veut croire aussi, contre la logique d’Aristote, à la réincarnation de la philosophie asiatique, à la transmigration de l’Esprit dans des corps différents. Après tout, Kiyoaki comme Isao sont Mishima, deux facettes successives de son être, l’adolescence chétive et passionnée, puis la jeunesse qui se cuirasse d’une armure de muscles et s’exerce au kendo. Ce qui nous vaut d’admirables descriptions de combats au sabre de bambou qui ne laissent aucun adepte des arts martiaux indifférent. C’est le mérite de Honda, vingt ans plus vieux, que de reconnaître son ami Kiyo dans le jeune Isao en le voyant nu sous une cascade, se purifiant dans un sanctuaire shinto.

kendo torse nu

Le complot est dénoncé et Honda n’hésite pas à sacrifier sa carrière de magistrat pour devenir avocat et défendre le jeune homme. Non par attirance homosexuelle, comme peuvent le croire des lecteurs obnubilés par l’idéologie du mariage gai, mais par fidélité profonde à l’être jeune qu’il fut et à l’amitié d’alors – conduite très japonaise. Si attirance il y a, elle est peut-être à chercher du côté du père d’Isao, ce précepteur rigide du trop beau Kiyo qui n’a jamais consenti à le voir nu : « Dans l’embarras où se trouvait Iinuma, ses traits rudes se contractèrent et le sang monta à ses joues basanées. ‘Quand le jeune maître était dévêtu, je n’ai jamais pu me résoudre à le regarder’. » (chap.8). Peut-être est-ce la raison qui le poussera à trahir son fils, pour sauver ce beau corps de garçon façonné par lui (double fusionnel idéal), contrairement à Kiyo auquel il ne peut penser sans être encore ému aux larmes ? Mais les rebondissements ne manquent pas sur la fin, que je vous laisse découvrir.

L’indigeste de ce gros roman réside dans la profession de foi nationaliste de tout le chapitre 9, exaltation absurde de valeurs qui n’ont plus cours tels l’honneur rigide, la pureté sacrificielle, la fidélité jusqu’à la mort à refuser tout changement. La jeunesse qui n’a encore jamais connu le sexe s’enivre de grands mots et de grands sentiments, croyant devoir régénérer le monde par ce qu’il a de plus précieux : le suicide exemplaire de sa fleur. Il y a de la pensée magique en cette offrande du meilleur « aux dieux » : « Un sacrifice, au sens le plus large, est le fait de renoncer à quelque chose de précieux pour obtenir autre chose que l’on estime encore plus précieux » (dit-on ici).  Tous les mouvements totalitaires ont joué de ce dévouement des hormones, de cette énergie prête à servir, de ces « chevaux échappés ». Ce pourquoi je serais tenté de suivre Wilhelm Reich lorsqu’il montre que le fascisme et le nazisme sont nés des frustrations sexuelles de la société bourgeoise – frustrations qui n’étaient pas celles des temps aristocratiques. Les cas plus anecdotiques de Merah et de Breivic vont aussi dans ce sens. C’est pourquoi Mishima fait de la femme amoureuse un danger, le personnage de Makiko étant redoutable, maîtresse femme comme l’auteur sait en créer, habile et intelligente à modérer la virilité.

Moins séduisant que le premier tome, mais qui peut se lire indépendamment, Chevaux échappés est plus idéologique que romanesque. Il tenait fort au cœur de l’auteur, expliquant ainsi ce qu’il va accomplir dans la vie réelle : son suicide médiatique en 1970.

Yukio Mishima, Chevaux échappés, 1969, Gallimard Folio 1999, 499 pages, €8.46

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55 

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Yukio Mishima, Une matinée d’amour pur

yukio mishima une matinee d amour pur

Sept nouvelles sur vingt ans, la première écrite à 20 ans justement. Toutes tournent autour de l’amour – où plutôt (puisque le français amalgame toute la gamme d’un seul mot) – du sexe et du sentiment. La plus belle est probablement la première, la plus subtile la dernière. Entre deux, de bizarres histoires de jalousie, de cruauté, de domination, de gigolo, un pastiche de Médée.

Une histoire sur un promontoire, mise en premier à cause de l’ordre chronologique, sans que l’usage de donner son nom au recueil soit retenu pour le choix français, est une histoire de prime adolescent. Le gamin de 11 ans solitaire et rêveur, qui répugne aux sports, au soleil et à apprendre à nager, a tout de l’auteur. Il a notamment son extrême sensibilité, étonnante pour les mœurs japonaises, qui en fait un marginal irréversible dans cette société rude et hiérarchique, confite en codes et tradition. Akichan découvre l’amour. Non pas le sien, en rapport avec son corps qui commence à se transformer, mais celui d’un jeune couple. Le mythe Mishima est déjà né : tous deux très jeunes, très beaux, plein de santé – mais avec une destinée tragique qui les isole et leur donne comme un halo. Qu’a vu le gamin au pied des falaises, dans le soleil brûlant, face à la mer aveuglante de bleu et le ciel infini ? Ce n’est que suggéré, mais « quelque chose d’incomparablement grand » p.49. La réalisation de l’amour pur, sans aucun doute, invivable, non viable, appelé par l’éternité. Je laisse le lecteur intéressé découvrir cette nouvelle pure et sensuelle comme un texte de Le Clézio. Mishima, comme lui, a bien décrit les émois des jeunes garçons.

Une matinée d’amour pur, qui clôt le recueil, est écrite 5 ans avant son suicide, en pleine maturité. Mishima met en scène deux parties : un couple romantique qui s’est connu à 20 ans et dont l’amour dure encore à 50, et un couple réaliste de mauvais garçon et coucheuse garçe des années 60. Le choc des civilisations joue à plein : idéalisme et matérialisme, délicatesse et rudesse, civilisation et sauvagerie, années 40 et années 60. Qui est le plus dans le vrai de la passion, de ceux qui jouent ou de ceux qui font ? de ceux qui manipulent un théâtre ou ceux qui subissent et usent de leur plastique physique ?

Les autres nouvelles sont inégales, difficile d’en goûter le sel sans connaître Mishima en ses romans. L’écrivain a le chic pour se mettre à la place des personnages, pour jouer leur rôle en en rajoutant un peu, histoire de voir jusqu’où la psychologie peut aller. Ses nouvelles tiennent plus du théâtre que du roman. La palette est diverse et chatoyante. Mes deux préférées restent cependant la première et la dernière du recueil choisi par les traducteurs et mises en français directement du japonais sans passer pour une fois par l’anglais.

Yukio Mishima, Une matinée d’amour pur (nouvelles), 1946-1965, traduit du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccaty , Folio 2005, 295 pages, €7.79

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Fanny Kelly, Ma captivité chez les Sioux

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Aucun « romantisme » dans la description que Fanny fait des Sioux. Durant son périple pionnier, elle a été enlevée par eux avec sa fille adoptive, sa nièce Mary, le 12 juillet 1864 dans le Wyoming. Cette dernière, qui a réussi à fuir, a été retrouvée, massacrée et scalpée par des Indiens qui sont bien loin du rousseauisme de ceux qui ne les ont jamais côtoyés.

Certes, les Indiens se défendent devant les envahisseurs blancs ; certes, ils ont au cœur le ressentiment d’être toujours repoussés par les langues fourchues, de perdre leurs terres et de voir leurs troupeaux de prédation diminuer. Mais, nous apprend Fanny Kelly, les Sioux ne sont pas comptables de la nature. Ils chassent surtout pour le sport, ne mangeant par exemple qu’une cuisse d’un bison entier qu’ils ont tué. Crue. Les mâles sont valorisés, guerriers depuis la plus tendre enfance, vivant tout nu jusque vers 7 ans, en seul pagne ensuite, habitués à ne jamais se plaindre des souffrances, donc prêts à en infliger d’horribles. Non seulement ils tuent les Blancs, mais ils les torturent, particulièrement les adolescents, avant de leur prendre le scalp. C’est un fait, pas un fantasme.

Au demeurant dotés d’une certaine culture, adorant le Grand Esprit et aimant la nature, fabriquant leurs arcs et visant juste. Les femmes entre elles sont jalouses et hiérarchiques, la première épouse d’un chef régentant les autres ; mais elles peuvent être aussi solidaires et Fanny en donne maints exemples. Nous sommes donc loin du mépris colonial pour les « sauvages » ; loin aussi de l’idéalisme rousseauiste pour les « bons » sauvages. Fanny Kelly, devenue esclave par rapt guerrier, n’a de cesse de retrouver sa liberté. Malgré les chefs qui veulent la vendre à d’autres.

Elle dit qu’elle n’a jamais été « touchée ». Peut-être – mais ce ne fut pas le cas de toutes les captives qu’elle a rencontrée. Certaines ont été violées ou soumises au guerrier qui les avait « conquises » par la flèche et le tomawak. Soif, épuisement, coups n’ont pas été épargnés à Fanny Kelly. Ni les menaces de mort, le bûcher préparé pour elle. Ni les traitrises de ceux qui l’ont abordée pour la faire évader, l’abandonnant à son sort une fois les présents remis.

Aucune acrimonie contre les Indiens, mais la constatation de leurs mœurs, vraiment très différentes. Le machisme, la ruse, la traitrise, l’égoïsme, ne sont pas des qualités humaines remarquables. Beaucoup plus de vantardises que d’héroïsme parmi les jeunes guerriers. De la xénophobie aussi, envers les autres Indiens et envers les enfants blancs élevés avec les autres.

Fanny Kelly sera « vendue » par un groupe de guerriers à un fort de l’armée ; les guerriers Sioux avaient envisagé de l’utiliser comme appât pour pénétrer dans la place et piller tout, mais Fanny a su mettre dans sa lettre assez de mots pour contenter le chef suspicieux qui la contrôlait (mais ne savait pas lire) et mettre en garde ses compatriotes contre la traîtrise projetée (en accolant des mots pour n’en faire qu’un). Elle est donc revenue à la civilisation de l’Ouest, mais n’en a pas fini avec les épreuves. L’après captivité est une autre histoire.

Intéressant témoignage d’un vécu ; intéressant écrit d’une femme ; intéressant récit d’aventures. Pour remettre sur terre les idées fausses sur les Indiens pré-écolos et naturellement « bons ». Ils étaient humains – comme les autres. Ni pire, ni certainement meilleurs.

Fanny Kelly, Ma captivité chez les Sioux, 1871, Petite bibliothèque Payot 2012, 266 pages, €8.22

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