
J’en reviens aux Grecs, pour mettre un peu de soleil dans une existence intellectuelle qui fut trop financière malgré des études mixtes de science politique et d’archéologie. Lorsque l’on réfléchit sur l’homme, cycliquement on n’en revient aux Grecs. Ce fut Platon en classe de philosophie, Aristote en science politique, Hérodote pour les origines de la pensée rationnelle en histoire, les mythes grecs et la figure d’Ulysse pour la thèse. C’est pourquoi la synthèse sur l’homme grec, sous la direction de Jean-Pierre Vernant, est pour moi une étape utile. Elle permet de saisir l’essence grecque, sa différence originelle.
Nous pourrions idéaliser le monde antique, celui d’Athènes dans sa période classique. Ce fut fait, mais aujourd’hui la précision des études et le goût du vrai appelle à une vision plus réaliste, même si ce monde est loin de nous. Toute lumière a ses ombres, et ce qui nous séduit chez l’homme grec a sa part amère : la religion est humaine mais l’âme ne saurait survivre ; l’exaltation du citoyen guerrier relègue la femme au lit et à la cuisine ; l’expérience de la démocratie ne fonctionne bien qu’entre égaux, excluant esclaves et métèques ; l’essor de la raison a sa contrepartie tragique parce que tout passe.
L’autarcie agricole ne restant qu’un idéal dans les petites vallées grecques, l’ouverture des esprits a permis l’échange et le développement du commerce et des comptoirs au loin. La mer est la grande voie des échanges et le négoce reste aventurier. D’ailleurs, la guerre est courante ; la paix ne vient qu’en couronnement des épreuves. Le courage, c’est la solidarité citoyenne, celle qui permet d’acquérir et d’entretenir un équipement, de s’entraîner et de tenir la phalange au combat. Les pertes sont classiques, ce ne sont pas des massacres : 14 % côté vaincus, 5 % côté vainqueur. Cette situation valorise le mâle, le citoyen, le guerrier.
Le Grec n’est rien sans la cité qui l’élève, lui donne un statut et une voix, le nourrit et le défend. Les enfants difformes ou non désirés sont exposés dans la nature. Les dieux s’en chargent, les bêtes sauvages ou les bergers qui peuvent élever les petits en fils libres ou en esclaves. Les jeunes mâles sont éduqués à part, au gymnase. Ils sont nus dans le sport pour être égaux et pour être admirés, mais aussi pour mesurer les progrès de leurs efforts via leur musculature ; on encourage entre eux la compétition pour sélectionner les plus aptes à commander et à constituer les corps d’élite. Les filles ne s’exercent comme les garçons qu’à Sparte. Ailleurs, elles sont la part fertile de la cité, le complément du citoyen qui raisonne, débat et combat, la moitié traditionnelle, celle des sociétés d’avant la cité.
A l’époque, selon l’historien, les hommes préfèrent les garçons, petits mâles comme eux, qu’ils aiment à éduquer en citoyens et en soldats. Cette amitié a sa part érotique, les hormones n’attendent pas, surtout après la puberté, mais elle n’est pas ce grand rêve pédé de nos sociétés frustrées. Il s’agit d’une pédagogie personnelle où l’affection a sa place plus que le sexe (il y a des esclaves pour ça), elle n’est pas vécue par opposition à l’hétérosexualité mais apparaît comme complémentaire. Gymnastique et musique sont le cœur de l’enseignement des garçons. L’importance croissante de la parole dans les cités encourage à la rhétorique et à la philosophie. Mais lire, écrire, compter, est une instruction accessible à tous, aux filles comme aux esclaves. Ce n’est pas un facteur de promotion civique et les intendants et les comptables sont souvent serviles. La pédagogie encourage pour les garçons les qualités de caractère de l’hoplite : résistance, maîtrise de soi, sens de la communauté.

Les citoyens chassent les tyrans un peu partout au VIe siècle, lorsque les paysans libres commencent à s’installer en ville et à s’affirmer, en armes, comme citoyens. Sparte a été au contraire le prototype des aristocraties où l’élite se confond de façon absolue et égalitaire avec le statut d’homme libre. Athènes a connu une société plus diversifiée : y est citoyen qui est adulte, de père et de mère athéniens libres. Le développement de la flotte de guerre étendra la citoyenneté aux indigents car les marins n’ont pas d’équipement militaire à acheter. L’État n’a pas de personnalité juridique autonome mais coïncide avec les personnes mêmes, les citoyens.
La vie privée est non citoyenne, non publique, donc ne s’affiche pas et on n’en parle peu. Le rôle de la famille est de transmettre les biens et les rôles sociaux pour que l’ordre de la cité survive à la mort des individus. L’amour a existé, comme partout, mais sa manifestation littéraire s’est trouvée réprimée tant que la cité est restée le cadre exaltant et unique, d’Homère à Alexandre. La sphère publique est masculine, le corps est représenté nu par souci d’équité car les différences se réalisent dans la compétition – et parce que la beauté physique révèlerait la beauté morale, le corps harmonieux signe de l’harmonie de l’âme et la musculature ferme la force du caractère. La sphère privée implique une coopération entre hommes et femmes pour procréer et nourrir les enfants, les corps sont parés pour séduire.
La culture est tout ce qui oppose l’urbain au rustre : l’attrait culinaire, l’artisanat, la ruse verbale et la socialité. L’œil supplante l’oreille comme organe de transmission de la mémoire : l’agora, le théâtre, les jeux gymniques, expriment mieux la gloire de la cité, avec l’architecture des temples et la sculpture, que les seuls hymnes religieux ou la poésie épique. Pour les physiciens, c’est l’univers même qui devient spectacle, vision ordonnée que l’on comprend par la raison. L’œil permet une plus grande distance aux choses que l’oreille, il encourage l’abstraction. Pour être pleinement humain, il faut exercer toutes les potentialités de sa nature, sous le contrôle de la faculté reine : la raison. Pour Aristote, l’homme est naturellement politique, ce qui veut dire que la polis – la cité – est la forme d’organisation sociale où l’humain se réalise pleinement. Le banquet est le rituel social le plus élaboré de la cité. Il réunit quelques hommes, des amis, autour d’aliments apprêtés et de vin, et l’on y parle guerre et politique, amour et philosophie. On y caresse des esclaves des deux sexes, on regarde des danses, on écoute de la musique et de la poésie déclamée. La vie du citoyen est ainsi constamment enserrée dans des lieux de compagnonnage : les rituels du banquet, du sport, de l’éducation, de la politique, de la guerre, de la religion. La liberté existe, mais pas l’individualisme.
D’où l’importance de l’éducation personnelle, morale et affective du jeune homme. En faire un bon citoyen c’est l’assouplir aux relations humaines et l’intégrer dans le groupe social. A-t-on trouvé mieux aujourd’hui ? « Connais-toi toi-même » signifie : apprends les limites, sache que tu es pleinement homme mais mortel. La démesure te ferait sortir du groupe de tes compagnons et irriterait les dieux, que tu ne pourras jamais égaler. Te connaître, c’est voir ta valeur dans les yeux des autres, car un œil ne peut se voir lui-même. L’élite est celle des kaloï kagatoï, les « beaux » et les « bons ».
La distance des dieux aux hommes est infranchissable, mais question de degré d’une même parenté. Les dieux sont comme des hommes superlatifs dont le culte introduit dans la vie humaine une dimension exaltante de beauté, de gratuité, de communion heureuse. Il faut servir les dieux pour se mettre en règle, mais l’homme n’est ni écrasé ni impuissant : il est autonome et a de l’initiative. Le sacré est diffus et quotidien. La religion n’est pas une doctrine révélée ni une foi, mais « le soin que les hommes prennent des dieux » (Platon), le respect sous la forme d’un culte. Les sectes présentent une religiosité de contestation du culte civique ; elles restent aux marges. Observer les rites de sa cité est signe d’appartenance. Cela peut coexister sans peine avec une croyance d’ordre philosophique. Aucun conflit n’existe entre la religion et la recherche ou la réflexion visant un savoir, une vérité.
Nos sociétés chrétiennes, affirmant la Vérité unique de l’Esprit, prétendant au magistère moral, coincées sur tout ce qui ressort du corps, laissant les hommes solitaires dès lors que les formes sont socialement sauves, paraissent humainement bien pauvres par rapport à ces antiques cités… Toute lumière a ses ombres, et ce qui nous séduit chez l’homme grec a sa part amère – l’individu, par exemple, n’existait pas en Grèce ancienne ; il n’était qu’émanation du collectif et enserré dans les multiples liens de la famille et de la cité. N’idéalisons pas l’Antiquité – mais étudions là en réalistes, au plus près du savoir de l’histoire scientifique dont Jean-Pierre Vernant nous donne l’exemple.
Jean-Pierre Vernant dir., L’homme grec, 1993, Points histoire Seuil 2000, 433 pages, €10.80
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