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Le mendiant volontaire n’est pas supérieur, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit son périple dans les hauteurs. Ils sent un effluve chaud de vie : ce sont des vaches. Elles écoutent un doux prédicateur qui cherche auprès d’elle leur secret du bonheur. C’est celui de ruminer ! Ainsi fait le pacifique, le végétarien, la bonté même envers les êtres vivants, celui qui ne veut aucun mal – tel Bouddha l’Éveillé. Car il y a du Bouddha dans ce mendiant volontaire.

Comme lui, il a quitté palais et richesses pour se faire pauvre et apprendre du populaire. Car le grand dégoût l’étreint, « du dégoût plein le cœur, plein la bouche, plein les yeux ». Seules les vaches, qui ruminent paisiblement leur herbe, sont exemptes de dégoût. Car elles ne pensent pas, elles digèrent ; elles n’agissent pas, elles se reposent. Libéraliser l’herbe, comme le font les Allemands est un retour aux sources : celui de la rumination pour s’évader des dégoûts actuels du monde (l’industrie, l’énergie, la guerre). La rumination est une drogue hypnotique qui évite de penser et d’agir, comme l’herbe cannabis qui pousse sur les versants de l’Himalaya, au pays des bouddhistes. La défonce plutôt que la défense, ruminent les Allemands d’aujourd’hui.

Or il est un homme, un Allemand, qui a surmonté l’humain sans régresser à la vache : « C’est ici l’homme sans dégoût, c’est Zarathoustra lui-même, celui qui a surmonté le grand dégoût ». Le Z connaît Bouddha : « le mendiant volontaire, qui jadis jeta loin de lui une grande richesse, – qui eut honte de la richesse et des riches, et qui s’enfuit chez les plus pauvres, afin de leur donner son abondance et son cœur ».

Mais ils ne l’acceptèrent point car « combien il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, que c’est un art de bien donner, que c’est la maîtrise suprême d’ingénieuse bonté. » Pourquoi le don n’est-il plus naturel ? Parce que ceux à qui l’on donne sont devenus orgueilleux de leur état et fiers de leur dénuement. « Surtout de nos jours, répondit le mendiant volontaire : aujourd’hui où tout ce qui est bas s’est soulevé, farouche et orgueilleux de son espèce : à savoir l’espèce populacière. » C’est la grande insurrection des esclaves – les dominés physiquement par le travail ou la répression, mais surtout les dominés mentalement par l’ignorance et la paresse. Stupide et fière de l’être : ainsi est la populace ; suivant avec adoration n’importe quel gourou qui parle haut et ment sans vergogne, ainsi est la populace ; feignant d’être libre en croyant un chef trompeur mais qui la fait vibrer quasi sexuellement, ainsi est la populace. Staline, Hitler, Trump, entre autres, réclament des vaches, pas des citoyens.

« Convoitise lubrique, envie fielleuse, âpre soif de vengeance, fierté populacière : tout cela m’a sauté au visage. Il n’est pas vrai que les pauvres soient bienheureux. Le royaume des cieux, cependant, est chez les vaches. » Pas chez les riches comme on pourrait croire ? L’argent ne fait-il pas le bonheur ? Parce que les riches sont aussi de la populace, même dorée – rien à voir avec des hommes supérieurs (ou des femmes). « Qu’est-ce donc qui m’a poussé vers les plus pauvres, ô Zarathoustra ? N’était-ce pas le dégoût de nos plus riches ? – de ces forçats de la richesse, qui, l’œil froid, le cœur dévoré de pensées de lucre, savent tirer profit de chaque tas d’ordure – de toute cette racaille dont l’ignominie crie vers le ciel, – de cette populace dorée et falsifiée, dont les ancêtres avaient les doigts crochus, vautours ou chiffonniers, de cette gent complaisante aux femmes, lubrique et oublieuse : – car ils ne diffèrent guère des prostituées. » On le sait depuis l’époque de Nietzsche, les femmes aussi peuvent être complaisantes aux jeunes hommes, « lubriques et oublieuses », les femmes couguar. N’évacuons pas Nietzsche parce qu’il écrivait comme de son temps, en mâle dominant – ce qu’il dit mérite mieux que cette révolte offensée de notre époque qui mène à une impasse.

Car l’impasse est de ne pas réfléchir au prétexte d’évacuer ce qui gêne. Mieux vaudrait-il ruminer le passé que d’avoir des pensées positives ? L’offense perpétuelle de tous-et-toutes contre tous-et-toutes n’aboutit qu’à annihiler le débat, donc la controverse qui fait avancer. D’où le détachement du monde qui semble saisir à la fois nombre de garçons qui récusent le sexe avec les filles pour ne pas être accusés de…, de garder ou animer des enfants au risque d’être soupçonnés de…, de citoyens qui ne votent plus pour ne pas faire le jeu de…, de faux intellos qui croient bon de se cacher derrière le vent pour éviter de laisser croire que… « Ces vaches, à vrai dire, l’emportent sur tous en cet art : elles ont inventé de ruminer et de se coucher au soleil. Aussi s’abstiennent-elles de toutes les pensées lourdes et graves qui gonflent le cœur. » Elles sont très routinières, les vaches, même le changement d’une heure pour l’été les perturbe. Ainsi sont les fonctionnaires qui fonctionnent (pas tous, mais beaucoup), les profs qui ronronnent (pas tous, mais trop), les piliers du café du commerce qui commentent et critiquent (sans avoir jamais une quelconque responsabilité).

Zarathoustra n’aspire pas au bonheur des vaches ; il aspire à surmonter l’homme supérieur. Il invite donc le mendiant volontaire à monter à sa caverne pour dialoguer avec son aigle et son serpent, animaux eux aussi, mais certainement pas bovins !

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Nietzsche évoque Trump dans Zarathoustra…

Curieux choc des époques… comme quoi la nature humaine reste la même au travers des siècles. Dans le chapitre L’Enchanteur,« Zarathoustra vit, non loin de là, au-dessus de lui, sur le même chemin, un homme qui agitait ses membres comme un fou furieux… » Peut-être est-il l’homme supérieur qu’il cherche ?

Las ! C’est un vieillard qui joue la comédie. Il se lamente que personne ne l’aime, que tout complote contre lui, « soumis à toutes les tortures éternelles ». Un hâbleur que Zarathoustra n’hésite pas à bastonner avec force de sa canne. « Comédien ! Faux-monnayeur ! fieffé menteur ! je te reconnais bien ! » Nous, nous avons reconnu sans conteste Trump le trompeur , 79 ans lorsqu’il sera à nouveau président.

« Que parles-tu de vérité ? Toi, le paon des paons, mer de vanité, qu’as-tu joué devant moi, vilain sorcier ? » L’homme supérieur serait un être charismatique chargé de prendre en main le destin des masses et de redonner sens à leur histoire par son œuvre exemplaire, un homme qui s’est efforcé de réaliser en soi une synthèse supérieure de l’humain. En bref un enfant rieur qui danse, pas un chameau qui se plaint du fardeau de vivre. Le vieillard, pas plus que Trump, n’est pas un homme supérieur mais son illusion pour les masses, sa baudruche comme un doudou compensateur.

« C’est l’expiateur de l’esprit que je représentais, répondit le vieillard (…) l’enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience ». Trump, gosse de riche avec des pulsions égotistes de gamin de 2 ans (la première adolescence), hostile à toute frustration, a tourné son esprit et ses capacités à arnaquer ses semblables. Dans l’immobilier où il fut promoteur, comme citoyen en échappant à l’impôt, comme candidat en affirmant n’importe quoi pourvu que ça mousse, comme président en croyant que le « deal » – son seul mantra – permet de tout négocier à son profit (cela n’a pas marché avec le tyranneau nucléaire de Corée du nord, ni avec la Chine), avec la démocratie en contestant les résultats des élections. Trump est le Trompeur, adepte des fausses vérités, qu’il appelle « alternatives » pour faire croire qu’elles sont vraies. Un Trump qui croit même à ses inepties : il s’est bourré d’hydroxychloroquine pour éviter le Covid… et il l’a attrapé, restant malade comme un chien une longue semaine.

« Que je t’ai trompé à ce point, c’est ce qui faisait intérieurement jubiler ma méchanceté », déclare le vieillard (et Trump très probablement). Zarathoustra avoue sa faiblesse, qui est celle de tous ceux épris de vérité et d’empathie pour ses semblables : « Je ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je néglige les précautions. » Mais il a percé à jour ce vieux comédien : « Mais toi – il faut que tu trompes : je te connais assez pour le savoir  ! il faut toujours que tes mots aient un double, un triple, un quadruple sens. » Ainsi sont les fausses vérités,elles recèlent toujours quelque-chose que l’on peut croire en partie, cachées derrière le reste, pour embrumer les esprits.

Zarathoustra le transperce de son trait apollinien de clarté. La vérité, c’est que le vieux enchante tout le monde, mais plus lui-même. « Pour toi-même tu es désenchanté  ! Tu as moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n’est plus vraie chez toi, mais ta bouche est encore vraie : c’est-à-dire le dégoût qui colle à ta bouche. » A ces mots qui le révèlent en pleine lumière, le vieillard a une réaction d’orgueil offensé, bien dans sa nature congénitalement fausse : « Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des vivants aujourd’hui ? (…) J’ai voulu représenter un grand homme et il y en a beaucoup que j’ai convaincus : mais ce mensonge a surpassé ma force. C’est contre lui que je me brise. » Il manque encore à Trump de se rendre compte, comme le vieillard de Nietzsche, qu’il est menteur par construction. Qu’encourager ses partisans à marcher sur le Capitole pour contester le résultat des élections n’est pas digne d’un président des États-Unis. Contestera-t-il les résultats, s’il est élu ?

Trump, comme le vieillard face à Zarathoustra, est la grenouille de la fable. « J’en ai déjà tant trouvé qui s’étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait : voyez donc, voici un grand homme ! Mais à quoi servent tous ces soufflets de forge ! le vent finit toujours par en sortir. La grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s’est trop gonflée  : alors le vent s’en échappe. Enfoncer une pointe dans le ventre d’un enflé, c’est ce que j’appelle un bon divertissement. »

Hélas ! « Notre présent appartient à la populace : qui sait encore ce qui est grand ou petit ? Qui chercherait encore la grandeur avec succès ! » En effet, on se demande… Les peuples élisent des bouffons, de Boris Johnson et son Brexit à Poutine et son rêve hitlérien d’empire pour mille ans, de Netanyahou qui ne cherche qu’à contrôler la Knesset pour faire voter la loi qui va amnistier ses malversations à Trump qui va favoriser les super-riches et les aider à échapper encore un peu plus à l’impôt.

Heureusement, les bouffons sont toujours rattrapés par leur démesure et les enflures finissent par crever. Il suffit d’y enfoncer une pointe, dit Nietzsche…

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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L’éternel retour est de nature, enseigne Nietzsche

L’éternel retour n’est pas le plus facile de la pensée de Nietzsche, tant nous sommes conditionnés, depuis Socrate et la Bible, à penser le contraire : qu’il y a un début et une fin à tout, même au monde, que tout progresse sans cesse et que tout évolue dans un seul sens. Ce n’était pas le point de vue des philosophes grecs présocratiques pour qui, comme dans le bouddhisme, la roue de la vie tourne indéfiniment sur elle-même, comme la terre autour du soleil et le soleil autour de la galaxie spirale, elle-même prise dans le grand mouvement des énergies. Les saisons reviennent, les êtres naissent, vivent et meurent – tout recommence.

C’est de l’abîme même de la pensée de Zarathoustra que vient cette révélation comme un coup de tonnerre qui le rend fou : « Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l’existence se poursuit éternellement. » Même la petitesse de l’homme, celle qui a la flemme d’aspirer au sur-humain. Même la cruauté de l’homme, « le plus cruel des animaux, » celui qui jouit de volupté à humilier, à crucifier, à faire pénitence. « Et lorsqu’il inventa l’enfer, ce fut, en vérité, son paradis sur la terre » dit Nietzsche. Zarathoustra est donc pris « d’un grand dégoût de l’homme. » – « Il reviendra éternellement, l’homme dont tu es fatigué, l’homme petit »…

Mais les animaux de Zarathoustra, qui représentent le naturel des êtres, les vivants sans intellectualisme, les tout-instincts – les animaux de Zarathoustra le réconfortent : « Va auprès des roses, des abeilles, des essaims de colombes ! Va surtout auprès des oiseaux chanteurs : pour apprendre à chanter comme eux. Car le chant convient aux convalescents ; que l’homme bien portant parle plutôt. » La vie est une fontaine de joie, la vitalité veut le lyrisme de la voix comme du corps, le chant est l’expression même, comme la danse, de celui qui s’enivre de vivre. La parole avec du sens est plutôt celle de l’homme bien portant, dont la santé ne fait pas de doute à ses yeux, car le sens est parfois illusion dont il faut se méfier. Une parole peut avoir un double sens, mentir, faire croire – pas le chant qui sort de l’enthousiasme de l’être en plein élan de vie, dionysiaque. Zarathoustra, pris de délire à cette idée du retour éternel des hommes petits, cruels, soumis, doit chanter afin de se délivrer de ces brumes mauvaises et à nouveau prêcher la vie, la grande santé.

Zarathoustra est « le prophète de l’éternel retour des choses », savent ses animaux, et son destin est d’enseigner cette vérité première. Comme Sisyphe roulant son rocher en haut de la montagne, pour le voir dévaler aussitôt, le prophète du surhumain doit s’atteler à sa tâche éternelle. Zarathoustra mourra, car tel est le cycle de la vie, mais « un jour reviendra l’enchevêtrement des causes où je suis enserré – il me recréera ! » Nietzsche souscrit ici à la réincarnation bouddhiste, où le karma de chaque âme revient vivre une vie pour s’améliorer sans cesse – ou régresser, tels les moines concupiscents qui se réincarnent en chiens (ce pourquoi les chiens errants sont nourris à la porte des monastères du Tibet).

Zarathoustra est condamné à revenir éternellement pour enseigner la même chose : « l’éternel retour de toutes choses, – afin de proclamer à nouveau la parole du grand midi de la terre et des hommes, afin d’enseigner de nouveau aux hommes la venue du Surhomme. » Car le Surhomme est fort, libre et heureux – plus que l’homme petit, soumis et maltraité. Mais le Surhomme est une conquête de chaque génération, de l’enfant encore sauvage à l’adulte enfin civilisé qui dépasse ses père et maîtres – à condition qu’il ait été « élevé », c’est-à-dire aimé, éduqué et corrigé avec attention et bienveillance pour non seulement s’épanouir mais aussi réaliser au mieux son potentiel.

Ce qui est vrai de l’individu est vrai de la société : le régime démocratique de débats et décisions après compromis, le moins pire des régimes en ce qu’il n’est jamais figé en pouvoir, est une conquête de chaque jour. Il est aujourd’hui plus que jamais menacé par les nazismes impériaux russe et chinois, les religions intolérantes comme l’islamisme, ou le judaïsme intégriste qui pourrit Israël et entraîne les États-Unis dans sa ruine, et les évangélistes tout aussi sectaires. La politique civilisée est démocratique, la politique sauvage est « illibérale » (c’est-à-dire autoritaire et fermée), la politique barbare est fanatique (Daech, Hamas). C’est l’éternel retour du combat pour la liberté contre tous les asservissements…

L’éternel retour est la métaphore de l’amor fati, l’amour du destin. « Oui, combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? », demande-t-il dans Le Gai Savoir, §341. Maître de soi et de son existence, le Surhomme accepte ce qui vient, bon ou mauvais, car il est capable de le surmonter, de se faire joie de son existence en sa totalité.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Huysmans, En rade

Dans la suite de ses titres courts, comme des interjections, l’auteur s’attaque cette fois aux paysans. Jacques et Louise fuient la ruine et les créanciers de Paris et se réfugient, le temps que soient réglées leurs affaires, chez l’oncle de l’épouse, dans la Brie. Il occupe avec sa femme un pavillon dans le parc du château de Lourps, en ruines, que le propriétaire, parisien, n’entretient pas. Mais il y a de la place et, si les pièces sont moisies et ruinées, elles offrent un toit au couple.

C’est l’occasion de belles pages sur le paysage de la campagne, écrites d’un style florissant et fluide. C’est l’occasion aussi de faire vivre les gens du coin au naturel, dans la veine naturaliste, en reproduisant leur langage. Le facteur ivrogne et glouton, la tante aux bras de camionneur, le curé qui expédie les messes, l’épicière obèse et enceinte (immonde vision !) qui exige quarante sous pour que sa péronnelle de fillette passe prendre la liste des commissions commandées. Mais Huysmans est un rêveur spéculatif qui préfigure le surréalisme. Il entremêle ses chapitres de réel avec trois chapitres de rêves, faisant (mal) alterner le jour et la nuit, le conscient et l’inconscient. C’est bancal mais intéressant. Dans le chapitre sur l’exploration lunaire, le lecteur se croit chez Jules Verne !

Il reste que la vie paysanne n’est guère réjouissante. Ce ne sont que récriminations sur le labeur physique harassant des champs, les problèmes sexuels des vaches et des jeunes, l’avarice pour l’argent et la bouffe, la cruauté envers les chats et les chat-huant. Ce n’est que crasse, superstition et ruse madrée – sans parler des aoûtats aux chaleurs et de la boue partout à la saison des pluies. L’église est lépreuse et les oiseaux de nuit fientent sur le Christ nu qui branle, laissant puer leurs proies mortes derrière l’autel. Les jeunes au bourg vont à tour de rôle, entre deux verres de vin, dans la même chambre de l’auberge pour les baisers et pelotages, puis par couple dans les bosquets de la campagne pour la baise ; une fois le polichinelle apparent, le curé se charge de régulariser. Ce n’est que machisme primaire envers des femelles déjà laides à 10 ans. Que galopades d’enfance, braillements vantards de jeunesse et parler fort d’adulte. Il faut être né dedans, et resté inculte, pour y trouver le bonheur.

Huysmans le pessimiste remet à sa place Rousseau et ses idéalismes, dont George Sand était l’héritière contemporaine : les mœurs et la morale de la campagne sont pires qu’à Paris. L’insensibilité, le cynisme et la rapacité bourgeoise trouvent leur origine directement dans le tempérament paysan. Après tout, le bourg(eois) est le cultivateur monté au bourg et enrichi dans le maquignonnage et le trafic, pas plus.

Ce qui a fait scandale et a été censuré par la revue qui a publié le roman en chapitres sont, outre les allusions au sexe direct entre jeunes, les scènes de vêlage et de saillie du taureau. C’est cru, brut, nature. Et les bourgeois ont horreur de la nature, des éléments bruts et de tout ce qui n’est pas apprêté ou cuit (jusqu’aux babas devenus bobos puis écolo-végano-puritains d’aujourd’hui).

Ce qui a été reconnu comme précurseur est le recours à ce qui deviendra plus tard la psychanalyse, via les symptômes de la « névrose » (qui s’avère le stade ultime de la syphilis) et surtout les rêves. Ils sont interprétés selon Wundt, Sully et Radestock, nés respectivement en 1832, 1842 et 1857. L’exploration imaginaire de la lune évoque, selon Gaston Bachelard, un dégoût mortifère de la matière organique et une préférence pour le minéral, figeant la vie dans l’immobilisme et la mort. L’adoption de la robe de moine de l’auteur sur la fin de sa vie ne sera qu’un enterrement dans le siècle avant la mort définitive. Jusqu’au château lui-même comme figure de l’inconscient humain, de belle apparence mais délabré de l’intérieur, aux volets déglingués mais aux souterrains massifs et labyrinthiques qui conduisent on ne sait où. Huysmans évoque « un fil souterrain fonctionnant dans l’obscurité de l’âme » p.810 Pléiade.

Cette immersion maternelle dans la terre qui ne ment pas, cette régression à l’enfance à la campagne, cette expérience du château ruiné mais solide font pendant aux rêves de luxure avec Esther violée par Assuérus, l’arpentage de la lune avec sa femme, la rencontre de la Grande Vérole hideuse. Ils rendent le retour à Paris à la fois nécessaire et médical. L’air est plus sain mais l’on étouffe en province : d’ennui, de mesquinerie, de décombres. Surtout ne pas rester en rade dans le bled, isolé et ignoré de tous, sans aucune perspective que de voir la pluie tomber ou le soleil griller. Vivement les livres, le théâtre et la « contre-nature » de l’existence urbaine !

Joris-Karl Huysmans, En rade, 1887, Gallimard Folio 1984, 256 pages, €8.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Tolstoï et l’amour

Dans ses Journaux et carnets, Léon Tolstoï écrit en 1851 (Pléiade p.105) : « Je n’ai jamais été épris de femmes ». Ou, plus exactement, il n’a jamais connu cet amour qui mêle sensualité et affection. Il n’a que 23 ans. Très religieux – son Journal est une quête perpétuelle de ses « défauts » à corriger, les affres de sa conscience coupable – il a assimilé dès l’enfance cette séparation radicale entre « l’âme » et « le corps ». La première vient de Dieu, le second est le domaine du diable.

De la seule émotion océanique qui pouvait s’apparenter à un amour complet, il a honte. « Le seul sentiment fort, semblable à de l’amour, que j’ai éprouvé, c’est quand j’avais treize ou quatorze ans, mais je répugne à croire que ce fut de l’amour ; car l’objet en était une grosse femme de chambre (un très joli minois à vrai dire) ». La répulsion pour la chair (ici « grosse ») se conjugue à la répugnance sociale (pour une « femme de chambre ») afin d’avilir le sentiment naïf du prime-adolescent. La morale chrétienne comme la morale sociale de sa caste l’empêchent d’aimer naturellement.

Il ajoute : « et de plus, de treize à quinze ans est l’époque la plus extravagante pour un garçonnet (l’adolescence) : il ne sait sur quoi se jeter, et la lubricité, à cet âge, agit avec une force extraordinaire. » Tolstoï invente l’amour pour tout sur le modèle de l’amour pour tous cher aux bobos, confondant l’assouvissement de la pulsion avec l’affect pour les êtres. La morale chrétienne contre la matière fait chez lui des ravages. Elle n’a plus le lien entre les beaux corps et les belles âmes, conduisant par degré, comme Platon l’a montré, vers le souverain Bien. Ne pouvant se dominer (« il ne sait sur quoi se jeter »…), il se méprise et se confit en dévotions. Les femmes sont le diable ; il doit attendre de pouvoir les dominer, intellectuellement et surtout socialement (il sera comte) avant de les « posséder », voire de leur conter mariage. Il se mariera à 35 ans.

Résolument hétérosexuel d’appétits, il réserve cependant dans sa jeunesse le sentiment à ceux de son sexe. « Les hommes, je m’en suis très souvent amouraché, mon premier amour ont été les deux Pouchkine [lointains parents], puis le deuxième Sabjourov, puis le troisième Zybine et Diakov, Obolenski le quatrième, Blosfeld, Islavine, et encore Gautier et beaucoup d’autres. » Beaucoup d’adultes, qu’il admirait comme des grands frères.

Il précise : « Pour moi, le principal signe de l’amour est la crainte de faire de la peine ou de déplaire à l’aimé, simplement la crainte. » Le besoin d’affection et l’envie de reconnaissance priment toute sensualité. « J’ai toujours aimé des hommes qui étaient indifférents à mon égard et ne faisaient que m’estimer ». Plus il avance en âge, dit-il à 23 ans, moins il tombe amoureux de tels hommes. « Si je l’éprouve, ce n’est plus aussi passionné, et c’est pour des hommes qui m’aiment, donc à l’inverse d’autrefois. » Mais il précise que cet amour amical a quelque chose à voir avec l’idéalisation : « La beauté a toujours eu beaucoup d’influence sur mon choix ». Au fond, il se méprise car il se voit comme lubrique, vaniteux, incapable de discipline. Il admire des « modèles » qu’il voudrait imiter, dont il voudrait le patronage bienveillant, sinon la protection filiale. Il confond cette émotion avec « l’amour ».

Quant à aimer, « je conçois l’idéal de l’amour comme un total sacrifice de soi à l’objet aimé ». Nous sommes dans la sublimation chrétienne du martyre pour le frère, à l’imitation du calvaire subi par le Christ. L’âme s’exalte au sacrifice pour l’être chéri, tout comme dans les romans scouts des éditions Signe de piste, dans les années 30. D’ailleurs, « jamais la pensée de la possibilité du commerce charnel ne m’est venue en tête ». Il écrit même un peu plus loin : « au contraire, cela me fait un terrible dégoût ». Écartelé entre la chair et l’âme, sans lien entre eux à cause de la Morale, il constate un sentiment est très fort, allant jusqu’aux symptômes de l’amour traditionnel. Gautier : « j’étais pris de fièvre lorsqu’il entrait dans une pièce (…) c’était inconscient, mais je n’avais d’autre souci que de lui plaire ». Il précise : « Pour mes frères, je n’ai jamais éprouvé d’amour de cette sorte ».

Ce que le jeune Tolstoï appelle donc « l’amour » a peu de chose à voir avec ce sentiment océanique d’être pleinement reconnu en même temps que dans le don total de soi. Les pulsions chez lui restent séparées de l’affect et la raison craint Dieu, éperdue d’obéir à la Morale de l’Eglise (qui est bien loin de celle du Cantique des cantiques). Pour connaître « l’amour », encore faut-il être harmonie, accordé à soi depuis le corps jusqu’à l’âme. L’exaltation éthérée que les curés appellent Amour, et dont l’adolescent Léon a fait une « passion », ressort plus d’une demande que d’un don.

C’est ainsi que Tolstoï ne parle jamais « d’amitié » dans ces pages de 1851, mais seulement de « fièvre » et de « sacrifice », excès malsains de cet « amour » dont il reste en quête, et qu’il ne trouvera pas même en Dieu. Ainsi écrit-il sur la prière la même année : « j’avais envie de me fondre dans l’Être universel (…) J’unissais dans un seul sentiment tout » p.83. Quand le sentiment passionnel s’exalte en fusionnel, où est l’amour ? Nulle part : soit l’on s’oublie (et ne donne rien à l’autre), soit on absorbe (et on le domine). Ni échange, ni complétude, ni satisfaction d’être désiré et de désirer.

En séparant l’âme et le corps, l’homme et la femme, les religions du Livre – judaïsme, christianisme, islam – ont tordu les sentiments naturels, ceux qui naissent de la beauté et de l’attachement et qui aboutissent à l’entraide et au don.

« L’amour » serait réservé à Dieu et les contingences de matière vile, comme se reproduire, accomplies dans la hâte et la honte ; d’où la femme comme bétail femelle qu’on ensemence, non pour faire naître des êtres en commun mais pour « obéir » au commandement divin de croître et de multiplier.

Tolstoï nous montre en son témoignage de jeunesse combien une vie entière peut être gâchée par une telle éducation morale.

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Gustave Flaubert, Salammbô

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Si j’ai lu tôt dans ma vie Madame Bovary et quelques autres œuvres de Flaubert, je n’avais jamais encore lu Salammbô. Or, à mon avis, autant il faut lire tardivement Madame Bovary et les Trois contes pour en goûter le sel et toute la finesse psychologique, autant il faut lire Salammbô durant son adolescence pour apprécier sa démesure de cruautés et de passions. L’âge venu, on se lasse des outrances ; seuls les ados sont fascinés par les vampires, les éventrements et autres barbaries à la Daech. Pour moi, Salammbô, fille d’Hamilcar, est la danseuse de Flaubert, l’œuvre et la femme qu’il a toujours préférée parce qu’elle a ce quelque chose qu’il appellera « héneaurme » pour bien enfler le trait.

Passionné comme Victor Hugo, stratège comme Polybe, archéologue comme son temps épris d’orientalisme, Flaubert a voulu « reconstituer » Carthage – une ville rasée depuis longtemps… Mais la photo, le cinéma et la bande dessinée sont passés par là et les amples descriptions pour enflammer l’imagination font aujourd’hui moins recette qu’un dessin. Une image vaut mieux qu’on long discours, et Carthage est mieux rendue dans les bandes dessinées d’Alix ou la transposition dans les étoiles de Druillet que dans le roman Salammbô, malgré tout le talent de l’artiste qui a mis presque cinq ans à se documenter et à voyager en Algérie et Tunisie avant d’écrire.

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Le résultat est à la fois grandiose et dérisoire. Le lecteur jouira de certains paragraphes d’une prose somptueuse ; il aimera être immergé dans l’exotisme des noms de gemmes, de plantes, d’armes et de peuplades dont il n’avait jamais entendu parler ; il se prendra d’une certaine fascination pour la Femme fatale, lunaire et adoratrice du serpent, emplie de vagues désirs. Mais il se lassera vite du manque décisif d’action malgré le mauvais génie de Spendius, esclave empli de ressentiment, la suite d’escarmouches plus ou moins réussies et plus ou moins ratées ramenant périodiquement Carthaginois et Mercenaires au même point ; il s’écœurera à la succession mécanique d’orgies, de massacres, de guerre, de supplices, de cannibalisme, de sièges – jusqu’à l’acmé de l’immolation des enfants à Moloch, le dieu barbare de cette cité barbare, jetés tous vivants dans sa statue d’airain chauffée à vif. « Telle fut la guerre des étrangers contre les Carthaginois », écrit Polybe, « laquelle dura trois ans et quatre mois ou environ ; il n’y en a point, au moins que je sache, où l’on ait porté plus loin la barbarie et l’impiété ». Flaubert, lisant ces lignes, a adoré.

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L’histoire, il la tire justement de Polybe, théoricien politique et historien grec du IIe siècle avant notre ère. Après la Première guerre punique contre les Romains (264-241), les Carthaginois sont vaincus et signent un traité avec Rome. Ils veulent profiter de la paix pour refaire leurs richesses et les mercenaires engagés dans leurs colonies deviennent un poids qu’il faut solder. Leur général, Hamilcar – qui est le père du célèbre Hannibal – renvoie les contingents petits à petit pour que Carthage les paye ; mais les bourgeois de la ville marchande, ruinés et avares, tergiversent, promettent et ne font rien. L’armée grossit, s’enflamme, puis finit par se mutiner et se retourner contre cette république qui ne remplit pas ses promesses. Flaubert saisit les mercenaires, dans le premier chapitre, en pleine orgie dans les jardins d’Hamilcar, le vin dégénérant en bagarre, déclenchée par l’arrivée de Salammbô qui allume Mathô, l’hercule du coin. Jalousie, furie, excitation sexuelle, grand massacre des esclaves demi nus, friture des poissons sacrés et mutilation des éléphants… La foule est stupide et les mâles entre eux encore pires.

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La suite est du même tonneau : la bombe sexuelle rêvant à rien (comme Emma Bovary), hystérique jamais baisée qui jouit de se laisser glisser un serpent sur les seins et entre les cuisses, est à la fois Eve et Pandora qui, toutes deux « veulent savoir » au risque de l’humanité. Mathô, tombé raide dingue de la fille aux longs voiles transparents qui lui a offert à boire (ce qui signifie « je te veux » chez les Gaulois), n’aura de cesse que la revoir, voler le zaïmph de la déesse Tanit au cœur de son temple en passant par l’aqueduc, tomber à ses pieds et la baiser « d’un bout à l’autre » (p.741 Pléiade) encore et encore. Mais Flaubert, échaudé par le procès Bovary, se garde bien d’opérer l’une de ses descriptions cliniques fameuses dont il rebat les yeux du lecteur à propos des paysages, de la topographie, de l’habillement, du décor des temples et d’autres détails infimes. « En défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion », écrit-il sobrement, « elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil » (chap. XI Sous la tente). Moloch pénètre Tanit comme le taureau Pasiphaé – ou le soleil la lune. Car Mathô est voué à Moloch, le dieu taureau symbole du soleil viril ; Salammbô la vierge éthérée s’est vouée elle-même à Tanit la lune, déesse servie par des eunuques. Carthage vaincra les Mercenaires, mais leur chef Mathô aura baisé leur Salammbô. Il sera déchiré lentement par la foule, après la victoire, ce qui saisira tellement l’hystérique Salammbô qu’elle en mourra d’un coup.

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Les tensions perpétuelles du roman font lever les yeux très souvent de la lecture. L’auteur a alterné savamment les chapitres de passions aux chapitres militaires, ciselant chacun comme un conte fermé sur lui-même. Il passe des individus cruels aux masses saisies de frénésie pour faire du roman le balancement constant de la vie et de la mort, du désir et de l’anéantissement, de la beauté et de la souffrance. Mais c’est extravagant, laissant à l’esprit quelques images chocs comme Sade put en susciter, mais surtout une sorte de dégoût pour cette humanité vautrée dans la sempiternelle bêtise. La féminité amoureuse idéaliste se guérit par la réelle pénétration (comme le montrera Freud) ; les appétits matériels se formulent sous le discours idéaliste (comme le montrera Marx) ; les dieux ne sont que la projection du ressentiment des esclaves (comme le montrera Nietzsche). Mais Flaubert est allé peut-être à l’excès contre la sensiblerie bourgeoise de son temps et sa propension Bisounours à idéaliser : « dans ce doux pays de France », écrit-il à Sainte-Beuve le 24 décembre 1862, « le superficiel est une qualité, et le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis, adoptés, adorés ». On le voit à la saison des prix littéraire… mais fallait-il pour cela en rajouter ?

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Gustave Flaubert, en bon romantique de tempérament, avait perçu lors de son Voyage en Orient l’harmonie du disparate : la sagesse sous la misère, la beauté sous les haillons, la violence dans la lumière – et son roman a quelque chose de cet éclairage sans ombres de Chefchaouen ou sous les pyramides. Mais ses personnages prennent alors quelque chose de caricatural, puissant certes, mais hiératique, accentué par sa prose au scalpel : Hamilcar n’est qu’ambition pour sa lignée, Salammbô qu’appel à être pénétrée (appelé alors « hystérie »), Mathô que désir animal, Spendius que trahison. Tous sont monomaniaques, on ne peut compatir, on ne peut les aimer. Loin de la finesse racinienne de Madame Bovary, nous sommes dans Salammbô au-delà encore de Corneille dans le tragique glacé.

Je n’ai pas aimé cette relique barbare, et peu m’importe que la reconstitution de l’antique Carthage soit véridique ou non. Je n’ai pas senti le cœur battre sous les mots ; ils paraissent incrustés sans vie dans la matière humaine sous le soleil impitoyable.

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862, Folio 2055, 544 pages, €6.50

e-book format Kindle €4.49

Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 3 – 1851-1862, Gallimard Pléiade 2013, 1360 pages, €67.00 (avec Voyage en Algérie et Tunisie, Histoire de Polybe et lettre à Sainte-Beuve)

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog https://argoul.com/category/livres/gustave-flaubert/

BD Philippe Druillet, Salammbô (transposée dans la monde de l’Étoile) l’intégrale, Glénat 2010, 200 pages, €35.50

DVD Salammbô de Sergio Griego, avec Jeanne Valérie et Jacques Sernas, €15.00

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Stefan Zweig et l’école

Dans Le monde d’hier, Stefan Zweig à la fin de sa vie (le manuscrit est terminé juste avant son suicide en 1942) jette un regard rétrospectif sur son passé. Il n’aime pas et n’a jamais aimé l’école – comme tous les êtres devenus célèbres (Rabelais, Flaubert, Rimbaud et tant d’autres). L’école formate et sélectionne – elle n’est donc pas faite pour les déviants, qu’ils soient plus doués que la grosse moyenne ou plus rétifs au formatage. Jamais un « bon élève » n’a été un génie : Einstein a eu beaucoup de mal à passer le bac.

A l’inverse, tous les bons élèves, trop bien adaptés au monde scolaire, soumis, bûcheurs et obéissants, ne font que des fonctionnaires zélés et sans imagination dont nos écoles dites « grandes » sont pleines. On mesure combien un énarque, formaté Éducation nationale depuis tout petit, fait un mauvais entrepreneur (Haberer, Messier, Bouton), voire un médiocre gestionnaire d’entreprise (Bompard, Richard).

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L’école devrait former, elle déforme ; l’école devrait émanciper, elle enferme ; l’école devrait exciter l’imagination et stimuler l’intelligence, elle réduit l’esprit et éteint l’élan. L’école devrait surtout rendre adulte et libre, elle formate et sélectionne selon des critères sociaux étroits de reproduction des élites. Ni cœur, ni esprit, dit Stefan Zweig, tout ce qui est rendu scolaire devient sans intérêt…

« Car, pour être honnête, toute ma période scolaire ne suscita chez moi qu’un ennui et un dégoût permanents, exaspérés d’année en année par l’impatience d’échapper enfin à cette galère. Je ne me rappelle pas avoir été jamais ‘joyeux’ ou ‘heureux’ dans cette machine scolaire au fonctionnement monotone, sans cœur et sans esprit, qui nous a complètement empoisonné l’époque la plus belle et la plus libre de notre existence (…)

« Nous, à peine franchi le seuil de l’établissement détesté, nous devions en quelque sorte nous recroqueviller en nous-mêmes pour ne pas nous cogner le front contre le joug invisible. L’école était pour nous une contrainte, un désert, un ennui, un endroit où l’on devait ingurgiter en portions exactement découpées la ‘science de ce qui ne mérite pas d’être su’, matières scolaires ou rendues scolaires dont nous sentions qu’elles ne pouvaient avoir le moindre rapport avec le réel ou nos centres d’intérêt personnels. Ce que nous enseignait la vieille pédagogie, c’était un enseignement aride et morne, se désintéressant de la vie et ne s’intéressant qu’à lui-même. Le seul moment de bonheur et de véritable allégresse dont je suis redevable à l’école fut le jour où je claquais pour toujours sa porte derrière moi. »

Est-ce que l’école a vraiment changé ?

Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, 1584 pages, €61.75

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Pourquoi la politique m’ennuie

La politique est nécessaire, étant vouée à gérer la chose publique et à susciter l’enthousiasme citoyen pour un projet collectif. La politique m’ennuie parce qu’elle rend con. Elle est la voie de la facilité, la pente intellectuelle vers le moindre effort.

Un pays est un territoire à administrer et une communauté de citoyens à mobiliser pour un projet commun.

Belle et grande chose qui ne se fait pas d’elle-même. Surtout dans le confort moderne où l’individualisme est la rançon de l’épanouissement collectif. Il y a en effet paradoxe à constater que tout ce qui permet à la personne de naître et de se développer concourt à la rendre autonome. Tocqueville l’a bien montré : plus le citoyen est assuré, plus l’exigence d’égalité démocratique se fait forte ; plus l’égalité réelle est accomplie, plus l’égoïsme croit. Car pourquoi « aider » celui qui est semblable à soi et qu’on ne connaît pas ? S’il a autant de chances que moi et dispose d’autant de moyens, pourquoi ne se prend-t-il pas en main ? Pourquoi attend-t-il des autres ce qu’il est parfaitement capable d’assurer comme tout le monde ? On n’excepte que les vieux, les handicapés et les fous – et évidemment les enfants, puisqu’ils ne sont pas encore citoyens. On peut même ajouter les étrangers désirant devenir français pour les former à bien le devenir. Mais pas tout le monde, ni n’importe qui (c’est l’erreur de la gauche radicale de le croire).

Ce pourquoi il existe une administration, qui effectue la gestion des choses publiques, et un personnel politique, qui impulse les actions. L’administration est cooptée par concours, de façon à assurer un niveau de compétences, mais elle n’a pas à juger du bien fondé des actions : un fonctionnaire fonctionne ; on ne lui demande que d’obéir, à la loi, aux règlements, à la hiérarchie. Que serait en effet une gestion si chaque rouage se mêlait de décider de ce qui est juste ou utile et de ce qui ne l’est pas ? L’État est une mécanique qui doit rester huilée.

Le personnel politique est élu, par différents degrés, directs ou indirects. Son rôle est d’impulser une volonté en vue d’un projet commun (Président), puis de la traduire en lois (Assemblée nationale et Sénat) ou en règlements (gouvernement). Le public confond souvent sous le même vocable de « politiciens » ceux qui gouvernent et ceux qui font la loi. Vieille habitude pré-Vème République, à laquelle François Hollande lui-même sacrifie. Comment considérer en effet autrement que comme archaïque cette propension à faire élire des ministres et à les jeter s’ils ne sont pas élus ? C’est là le propre des régimes entièrement parlementaires que d’élire des gouvernants directement (cas anglais, scandinave ou israélien). Le régime semi-présidentiel voulu par le général De Gaulle, mis en forme par Michel Debré et accentué par les Jospin-Chirac par la réforme du quinquennat avec législatives dans la foulée, distingue clairement les fonctions de faire la loi de celles de gouverner.

Ceux qui gouvernent sont élus directement. Ils passent un contrat entre les citoyens et leur projet ; ils font passer un courant personnel entre eux et le peuple.

Ceux qui font la loi sont dans la tradition séculaire d’élaboration, d’acceptation et de vote du Budget de la nation. Il s’agit du consentement à l’impôt qui fait l’essence même de la démocratie. Chaque citoyen prélevé doit savoir où va sa contribution ; il doit adhérer au projet collectif et accepter une alternance de vues (donc de partis ou de coalitions majoritaires). Le Parlement ne gouverne pas, il examine, réfléchit, débat, et rédige la règle de loi qui sera la même pour tous. Il contrôle l’exécution des lois, dont la première est le Budget annuel. Ce pourquoi députés élus directement sont mêlés aux sénateurs élus indirectement : pour assurer la tempérance des décisions parlementaires. Mais le Parlement (surtout l’Assemblée nationale) est en France plus « godillot » que législateur. La sérénité est rarement son fort. Le gouvernement exige, poussé par le parti majoritaire aiguillonné par l’idéologie, et le Parlement obéit.

Ce pourquoi la France est en déficit chronique depuis 35 ans. Ce pourquoi les abstentionnistes sont nombreux lors des élections de tous ces Messieurs qui se soignent (retraites dès le premier mandat, frais de représentation, assistants parlementaires, voyages à gogo…) – et qui oublient les vrais problèmes des vrais gens. Ou qui se font parachuter dans un territoire qu’ils ne connaissent pas, comme dame Royal, en ballotage avec l’élu de terrain de son propre parti (et soutenue depuis Paris par les deux féministes, la Rigide et la Môme de Troisième) ! Pire encore ceux qui remplacent la règle par l’idéologie : voyez la baffe monumentale qu’à reçu Mélenchon à Hénin-Beaumont, circonscription pourtant très peuple, ouvrière en diable, lui qui se voudrait porte-parole des ouvriers, des petits, des sans-grades.

Le ridicule n’est pas de se présenter, fort de son aura nationale, le ridicule est d’oublier (ou de feindre d’oublier…) que l’élection d’un député ne donne pas un « mandat impératif » pour un parti ou une idéologie, mais que le député représente avant tout les citoyens qui l’ont élu. Ce n’est qu’ensuite que l’ensemble des députés agit pour le collectif national, fort de leur diversité locale.

Ce pourquoi je n’aime pas la politique : elle rend con.

Elle est l’univers de la foi, pas de la vérité. Tout politicien est un idéologue. Devant convaincre pour enthousiasmer, il agite les symboles, manipule la vérité, ment effrontément. Tout lui est bon pour prendre et conserver le pouvoir. Car seul lui importe « le pouvoir ». Cette monomanie rend borné, hypocrite, autiste. Croire est en effet tellement plus facile que de chercher ! Convaincre est nettement plus simple quand il vous suffit de réciter la doxa idéologique de votre camp ! Vous disposez de tout : de la bible du programme, des éléments de langage, de l’exemple de vos copains. Alors que convaincre c’est d’abord écouter, puis exposer le possible parmi le souhaitable, enfin négocier. A-t-on le personnel compétent pour le faire ? Trop issu de la fonction publique, imbue d’elle-même et formatée à savoir mieux que tout le monde ce qui est bon à tout le monde, on voit bien que ce n’est pas le cas. La technocratie tue la politique.

Surtout quand la manipulation des votes veut la majorité parlementaire pour le président tout juste élu ! La réforme du quinquennat, concoctée par les technocrates du PS et les ignares du centre ont dénaturé la Vème République. L’élection de l’Assemblée avait un sens quand elle intervenait à mi-mandat d’un président. Aujourd’hui, les députés sont les dernières roues du carrosse : tout le monde s’en fout. Voyez l’abstention « record » ! Voyez l’élimination du Modem et de Bayrou. La faute à qui ? Sinon à ces apprentis sorciers qui se croyaient malins, sous le président je-m’en-foutiste qui se croyait gaulliste…

Pour être élu, il faut être vu, donc en rajouter. Bien passer dans les médias nécessite de faire des « coups » périodiques, car les médias ne s’intéressent jamais au « normal » mais toujours au pathologique. D’où la surenchère des grandes gueules, des mensonges effrontés, des volte-face inattendues. Chirac était passé maître dans ce bonneteau où le citoyen, au final, apparaissait floué. Royal a poussé la posture au ridicule – à se demander si elle a un quelconque sens politique ! Sarkozy lui a donné une ampleur jamais vue. D’où l’intérêt pour le « cirque » présidentiel (comme aux États-Unis), mais le désintérêt profond pour les « godillots » parlementaires (à l’inverse des États-Unis)…

D’où la lassitude envers tous ces histrions. Professionnels protégés, cumulards, retraités avant l’heure, ils vivent bien… à nos crochets. Dans la situation de marasme qui est la nôtre, c’en devient indécent. François Hollande a su au moins surfer sur ce dégoût là. Jean-Luc Mélenchon a échoué par deux fois sur ce même thème : comment croire en la « vertu » d’un politicien trente ans durant sénateur, qui s’est vautré dans tous les fromages de la république ? Nicolas Sarkozy a su partir, ce qui ne fut pas le cas de Valéry Giscard d’Estaing. Ségolène Royal s’accroche pathétiquement à un poste qu’elle convoite pour « exister » encore, alors que nombre de citoyens en ont assez de la voir. Ne pourrait-elle se faire limer les canines (comme Mitterrand le fit) pour laisser apparaître son vrai talent, comme Laurent Fabius ou Alain Juppé ont su le faire ?

La politique est redoutable car elle fait apparaître le plus vil des gens : l’ambition, le cynisme, la capacité à passer en force malgré tout. L’avidité du pouvoir au détriment de la vérité des choses. Ce pourquoi la politique m’ennuie, profondément. Pour ne pas dire plus.

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