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Qui est apte à l’amitié ? demande Nietzsche

Le curieux chapitre des Discours de Zarathoustra intitulé « De l’ami » fera grincer quelques dents. Il est en effet plutôt sibyllin. L’individu ermite dans sa coquille commence par « il y a toujours quelqu’un de trop auprès de moi ». Mais la solitude rend fou : « Je et Moi sont toujours en conversation trop animée : comment supporterait-on cela si l’on n’avait pas un ami ? » se demande Nietzsche. La solitude entraîne vers les profondeurs de soi, pas vers le haut de l’homme – qui doit être surmonté. « Notre désir d’un ami est notre témoin ».

L’amitié est donc une façon de sortir de soi pour évoluer, se surmonter. « Souvent l’amour ne sert qu’à surmonter l’envie. Souvent l’on attaque et l’on se fait un ennemi pour cacher que l’on est soi-même exposé. » Le respect véritable de « celui qui n’ose pas solliciter l’amitié », demande que l’on soit au moins son ennemi. Car seul le débat avec quelqu’un d’autre que soi-même peut permettre d’aller au-delà de soi et d’avancer.

Suit un développement sur le meilleur ennemi. « Si l’on veut avoir un ami, il faut aussi vouloir se battre pour lui : et pour se battre, il faut être capable d’être ennemi. » C’est-à-dire de s’opposer, de ne pas toujours « être d’accord » comme nous enjoignent trop souvent la moraline commune et les réseaux sociaux, cette réduction au médiocre et au banal des personnalités. « Ton ami doit être ton meilleur ennemi. C’est quand tu luttes contre lui que tu dois être le plus près de son cœur. » Car l’amitié est exigeante, elle n’est pas fusionnelle. Il s’agit du choc des personnes qui élève, pas de faire œuf ou nid qui engluent.

D’où la distance nécessaire à ce que chacun se préserve de l’autre, le quant à soi qui n’est pas duplicité mais pas entière vérité non plus. En témoignent ces phrases quelque peu ambiguës sur l’amitié entre hommes : « Tu ne veux pas t’envelopper de voiles devant ton ami ? Tu veux faire honneur à ton ami en te donnant à lui tel que tu es ? Mais c’est pourquoi il t’envoie au diable ! » L’hygiénisme et le naturel romantique avaient développé le nudisme en Allemagne, peut-être est-ce à cela que Nietzsche fait référence ? Sa pruderie protestante, due à son éducation, l’inhibait en ce sens. L’attirance du désir est pour lui incompatible avec l’amitié, il le dira à propos des femmes. Un ami, c’est un partenaire en esprit, pas un corps fusionnel. « Qui ne sait se dissimuler provoque l’indignation : voilà pourquoi il faut craindre la nudité ! Ah, si vous étiez des dieux, vous pourriez avoir honte de vos vêtements ! » Mais les dieux ne sont pas contraints par les désirs, ils les surmontent.

Les hommes le doivent aussi, et pour cela s’habiller. « Tu ne saurais assez bien t’habiller pour ton ami : car tu dois être pour lui une flèche et un désir dirigé vers le Surhomme ». Pas vers le semblable mais vers le plus. Regarder dormir son ami, dit Nietzsche, montre son propre visage en miroir imparfait. De quoi désirer le Surhomme plutôt que l’homme que l’on est.

« Es-tu un esclave ? Tu ne peux donc pas être un ami. Es-tu un tyran ? Tu ne peux donc pas avoir d’amis. »

Suit un développement sur la femme, dont on sait que Nietzsche avait une expérience malheureuse et une méfiance profonde. Élevé par des femmes, tenu en pruderie jusque fort tard dans sa vie, baladé par la Salomé qui consommait les mâles par vide essentiel et vanité, contaminé par la syphilis qui le rendra fou, le philosophe avait tout pour haïr la gent femelle. Sa sœur même, qui avait épousé un futur nazi, tordra son œuvre posthume en publiant La volonté de puissance, un ramassis de notes éparses que Nietzsche n’aurait certainement pas publié tel quel. Mais ses remarques acides ne sont pas dénuées de fondement.

« Pendant trop longtemps un esclave et un tyran ont été cachés dans la femme. » Ce n’est pas faux, étant donnée la condition faite aux femmes par la domination millénaire des hommes, encouragée par les religions du Livre. « C’est pourquoi la femme n’est pas encore capable d’amitié : elle ne connaît que l’amour. » Tout est dans le « pas encore », ce qui laisse une perspective d’évolution de la condition féminine pour Nietzsche. L’amitié suppose en effet l’égalité, pour regarder ensemble dans la même direction, au lieu de s’entre-regarder dans la fusion amoureuse. « Dans l’amour de la femme, il y a de l’injustice et de l’aveuglement à l’égard de tout ce qu’elle n’aime pas. » L’hystérie des mitou ne fait que prouver tant et plus cette assertion en nos temps désorientés. « Des chattes, voilà ce que restent les femmes, des chattes et des oiseaux. Ou, en mettant les choses au mieux, des vaches. » Bien que ces références animales soient plaisantes, et peut-être au second degré (les chattes griffent et ronronnent, les oiseaux chantent bêtement, les vaches ruminent et allaitent), nous laissons à l’auteur son propos. A chacun de le méditer s’il le souhaite.

Propos qu’il tempère d’ailleurs aussitôt : « La femme n’est pas encore capable d’amitié. Mais, dites-moi, vous hommes, qui d’entre vous est donc capable d’amitié ? » En effet, il existe couramment de la camaraderie, mais peu d’amitiés véritables. Au mitan de sa vie, chacun peut les compter sur les doigts d’une seule main. Les « amis » des réseaux ne sont que des relations (plus ou moins utiles, sans plus), pas de véritables amis sur qui l’on peut compter. Pourquoi ? « Maudites soient votre pauvreté et l’avarice de votre âme, ô hommes ! Ce que vous donnez à vos amis, je veux le donner même à mon ennemi, sans en être appauvri. » Sommes-nous assez généreux pour nos amis ? Ouvrons-nous nos âmes assez large ? L’ami n’est-il que le faire-valoir de soi ou un protagoniste qui rend meilleur ? Une béquille qui soutient ou un défi pour aller de l’avant ?

Ce chapitre peu clair d’Ainsi parlait Zarathoustra jette sur le papier des idées qui mériteraient d’être développées.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Henri Pourrat, Le chasseur de la nuit

Un roman paysan au pays de la fourme d’Ambert, patrie de l’auteur et aujourd’hui partie du parc naturel régional du Forez dans le Puy-de-Dôme. L’auteur raconte les terreurs du terroir, tel le chasseur de la nuit. Il est celui qui guette, au coin d’un bois ou dans les lieux sombres, les humains infatués qui voudraient narguer le destin ou transgresser la nature. Une vieille sorcière le craint, tout comme la vieille Dietre, mère du gars Célestin, qui lui a ravi son mari d’un coup de fusil. A la campagne, le fusil demeure la crainte des femmes en même temps que l’orgueil des hommes. Orgueil qui est un péché capital de Dieu, mais surtout puni par la pente naturelle des choses.

Saisis à respectivement 11 et 13 ans, Amélie et Célestin se prennent d’amitié puis d’amour. Ils grandissent dans les jas, ces hauts d’été où l’on parque les bêtes la nuit avant de les lâcher le jour vers les pâturages du chei, ce chaos de granit au-dessus de la vallée et du village. Constamment dans la nature, ils sont saisis par le vent, l’odeur des herbes, les couleurs des fleurs, l’amitié ou la grogne des bêtes. La pluie transit Célestin, à peine couvert d’une chemise ouverte souvent rapiécée ; mais c’est un garçon, il prend de ces élans de vitalité qui le poussent à transgresser les interdits et même les conseils. Il manque de perdre le troupeau dans un orage, il manque d’être malade de froid au sein du brouillard, il manque de rester coincé dans une fente où il a poursuivi un renard, il manque d’être tué par une vipère sur laquelle il a couru pieds nus… Mais c’est Célestin, un garçon sain qui a de l’intelligence et qu’Amélie sait contrôler – lorsqu’il est avec elle.

Nous suivons étape par étape les deux enfants qui deviennent adolescents puis jeunes gens. Le père d’Amélie veut marier sa fille à un cousin qui apportera des terres, pas question qu’elle épouse qui bon lui semble, ah mais ! Ce machisme tranquille du pater familias chrétien issu des Romains a encore de beaux jours devant lui en ces années du début du siècle XXe. La guerre de 14 fait rage, puis se termine, les beaux partis sont rares car le plus souvent morts. Célestin est trop jeune pour y avoir participé, et le cousin trop vieux pour y avoir été engagé. Amélie s’obstine, elle ne veut que Célestin. Mais celui-ci doit trouver un état pour les faire vivre, malgré le père s’il se bute encore passés les 21 ans de la belle et sa majorité. Il crée une scierie près du village avec l’aide d’un vieux parent qui l’a observé grandir et le juge entreprenant.

Le chasseur noir, celui de la nuit, n’est pas la seule crainte des gens en ces temps reculés et pourtant encore proches – celui de nos grands-parents. Les cancans du village, où tout le monde s’observe et se juge, où tout le monde, au lavoir ou au café, chuchote dans le dos les seules informations d’intérêt puisqu’il n’existe encore ni radio, ni télé, ni Internet, les rancœurs personnelles, les fréquentations des jeunes, les querelles de famille, les secrets ancestraux, l’avidité de terre et d’argent – tout cela compose un monde d’avant qui n’était pas mieux – mais peut-être pire. Avec le travail incessant des bêtes à soigner et nourrir, des fromages à faire chaque jour, le labeur harassant aux reins du foin à faucher et à rentrer à la fourche sur le char avant l’orage inévitable en été, la mort qui rôde avec les vipères, les crises cardiaques, les accidents. Henri Pourrat décrit l’écologie vécue, au ras de la glèbe, et pas fantasmée par des urbains anorexiques enfumés de théories. Un roman à méditer pour éviter les illusions du grand retournement…

Le seul plaisir des hommes, après l’amour (interdit avant mariage) et l’alcool (mal vu), est la chasse. Il faut être adulte pour qu’on vous confie un fusil, il faut avoir les moyens pour en acheter un avec ses cartouches, à la Manufacture des armes et cycles de Saint-Etienne (devenu Manufrance), dont le catalogue fait rêver. Mais quel rêve pour un gamin ! Un rêve d’indépendance, de prédation, de chasseur. Ce n’est pas tuer qui fait plaisir, sauf aux pervers, tuer au contraire donne toujours un regret pour cette vie si légère prise d’un coup. Chasser, c’est bien autre chose, la communion avec la montagne, les espaces. « Leur chasse, ce n’est pas le maniement de fusil et de poudre, ni non plus ce gibier qu’on tue. La mort d’un pauvre lièvre ? Comme dit Célestin, ‘on ne pense pas à ça’. C’est cette poursuite, cette bataille avec des bêtes vivantes, et toute la campagne. Il leur faut partir, entrer dans cette bataille, marcher, fouiner ; ils s’intéressent à tout, à la rosée, parce qu’elle empêche le chien de sentir les traces ; au soleil qui sort, parce que le lièvre voudra aller se sécher sur le tas de pierres, au bord du champ. La joie d’aller à l’aventure, dans le brouillard qui bouche tout et qui mouille, ou dans le froid de l’air tout plein de rose, de retrouver dans ces sorties du matin l’herbe mouillée, les arbres alourdis de nuit. La chasse, c’est la façon qu’a Célestin de retourner au Chei de l’Aigle, d’échapper aux gens et aux ennuis qu’ils se font les uns aux autres » p.182. Je ne suis pas chasseur tueur, mais je comprends. La randonnée, le trek, la chasse photographique, l’observation des animaux, sont du même ordre. Nous sommes tous restés si longtemps des chasseurs-cueilleurs – quelques 190 000 ans avant que ne survienne l’agriculture et l’élevage – qu’il nous en reste quelque chose dans nos gènes, notre physiologie, nos goûts de nature.

Henri Pourrat, natif d’Ambert en 1887, a vécu cette période-là dans cette nature-là et sait admirablement écrire les détails du paysage et du climat, d’une langue drue et fruitée, gourmande. Il sera Grand prix du roman de l’Académie française pour Gaspard des montagnes en 1931 avant de collecter les contes populaires d’Auvergne dont il publiera pas moins de treize volumes.

Henri Pourrat, Le chasseur de la nuit, 1951, Livre de poche 1975, occasion €15,36 e-book Kindle €12,99

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Abbaye Sainte-Marie de Pulsano

Nous sortons de la ville à pied par le chemin fermier. Juste à l’écart des dernières maisons, les bâtiments de la ferme sont rustiques et rouillés mais les étables ont l’air conditionné. Nous croisons des vaches à clarines qu’une moto fait fuir en venant vrombir en sens inverse. Nous voyons aussi quelques chèvres et cela sent fort.

Le soleil est présent mais parfois voilé et une petite brise agréable pour marcher tempère l’atmosphère. Le chemin pierreux endolorit la plante des pieds. Le guide marche vite, même s’il considère que c’est lent pour lui. Le groupe souvent s’étire, surtout l’après-midi.

Nous prenons un pique-nique somptueux dans le dernier bois de pin avant les lapiaz. Le guide effectue une longue préparation tirée d’ingrédients divers de son sac qui fait monter le désir. Cette préparation sert aussi à faire passer le temps et à présenter une belle nappe. Les antipasti sont du speck sur gressins. Ils sont suivis d’une salade composée à dominante roquette, forte en goût ici. Le vin rouge est plus fruité et gouleyant que celui d’hier, bien que de cépage très noir.

Un chien blanc anti loup arrive sans bruit, puis trois dont un aboyeur, puis quatre autres plus rachos et bâtards. Ils attirent le berger qui vient les récupérer. Passent les chèvres qui tintinnabulent du cou. De loin, cela faisait penser à la sonnerie d’un téléphone portable – c’est dire si nous devenons conditionnés… Les loups existent en effet dans cette partie de l’Italie. On ne les voit ni les entend, mais le nombre de chiens Patou montre que la menace est bien réelle pour les troupeaux.

Nous repartons dans la pierraille sous le cagnard, alourdis de salade et de fromage en plus d’un demi verre de vin (chacun). Nous portons chapeau couvrant et lunettes de soleil, crème solaire pour les moins vêtus. Parfois, des dolines dessinent un creux où pousse ronces et figuiers. Un trullo de pierres sèches s’élève bord du chemin. Nous suivons le chemin des pèlerins anciens, la Via Mickaelica pour aller honorer l’archange Michel.

Nous passons un hameau désert, composé surtout de belles villas résidentielles. Aucun bar mais une fontaine à robinet où je remplis ma gourde. Un figuier juteux nous offre ses fruits sur le chemin, puis une treille acide. Un second hameau, puis un chemin de chèvre encaissé entre deux haies de chêne vert. Les plus grands arbres de la famille du chêne sont pubescents ; dans ce terrain, il n’y a pas assez d’eau pour eux et nous en voyons rarement.

Nous tombons par un sentier raide aux marches aménagées dans la forêt ombreuse en creux de vallon. Un petit pont de bois nous ouvre une piste idéale, à l’ombre, à plat, sur un tapis de feuilles. Cela dure trop peu car les abords de la chapelle sont à découvert, à flanc de falaise, sous la chaleur réverbérée. Le sentier ouvre cependant le panorama sur la mer et le golfe de Manfredonia. Nous sommes descendus à 491 m.

De la chapelle, édifiée en 591 évidemment sur un temple païen et rebâtie en 1129 par l’intervention de San Giovanni da Matera et sa congrégation, ne subsistent que des ruines dues au tremblement de terre de 1646. Un bâtiment a été récemment reconstruit et des toilettes à robinet nous permettent de refaire encore de l’eau. Nous buvons beaucoup, largement plus d’un litre chacun. Depuis 1997 s’est installée une communauté monastique « bi-rituelle » (latine et byzantine). Nous visitons deux crèches aménagées sous une grotte avec de petits personnages en terre cuite, les acteurs de la Nativité puis les artisans de tout un village. Une église à icônes a été creusée dans la falaise et présente un autel du XVIIIe siècle ; des icônes modernes sont exposées dans la galerie le long de la nef, très dorées.

De la falaise, un raidillon conduit à l’ermitage, 300 m plus bas, sur les flancs de la vallée de Monteleone et Matino. Le chemin est aménagé en via ferrata car très glissant. Le seul qui ait été au bout pour affirmer son leadership de groupe n’a vu que cinq trous, quelques fresques, une citerne, des ruines sans intérêt. Nous en avons les photos sur le panneau touristique avant le sentier.

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Jean Anglade, La soupe à la fourchette

C’est un joli roman sur le monde avant le monde d’avant, que ceux nés après 1960 n’ont pu connaître. La France se repentait sous le maréchal ; elle avait péché par hédonisme et l’Allemagne plus jeune et plus énergique l’avait châtiée – tout comme l’échauffement climatique et la pandémie Covid châtient les hédonistes consommateurs aujourd’hui. La France alors se repliait sur la vie de famille paysanne, traditionnelle et moralement catholique ; tout était à sa place – immémoriale depuis les Gaulois.

La ferme autarcique fournissait tout ce qui était nécessaire pour se nourrir, se vêtir, se loger, se chauffer, s’éclairer, élever les gamins. Sauf l’école et la poste, belles inventions modernes – remplacées aujourd’hui par le téléenseignement et Internet. Un rêve d’écolos, une nostalgie d’âge d’or, une stabilité d’équilibre environnemental. J’ai toujours vu ce qu’il y avait de profondément conservateur, antimoderne et réactionnaire dans l’idéologie écologiste. On a beau venir du gauchisme et prôner « l’égalité » et « le social », il n’en reste pas moins que la vie autarcique en milieu local où tout le monde se connait et se frotte l’un à l’autre en se défiant des nomades, est une régression d’âge d’or. D’ailleurs les hippies, aux origines du gauchisme contestataire des années 1960, prônaient le retour à la nature, au naturel, et vivaient à poil sans se laver. Faudra-t-il chanter à nouveau « Maréchal, nous voilà ! » devant Marion pour le rêve d’aujourd’hui ?

Même si l’on ne suit pas cette pente, il est toujours permis de rêver. Jean Anglade, écrivain régionaliste né en 1915 et mort à 102 ans nous y invite. Il est chantre du terroir – mais instituteur républicain. Il a du charme, il sait nous prendre par les émotions, même si cette histoire se termine de façon amère – comme si justement elle n’était qu’un rêve, pas un projet de vie.

La soupe à la fourchette existe, ce n’est pas un concept paradoxal inventé par un néo-cuisinier en mal de notoriété. C’est une soupe banale de légumes du coin (n’importe quel coin) qui trempe le pain (rassis, forcément rassis après une semaine de cuite) et dans laquelle on ajoute du fromage (celui du lieu). Lequel fond, ce qui permet de brasser le tout à la fourchette et d’en faire une purée… qui se mange (donc) à la fourchette. C’est épais, consistant, roboratif, un vrai plat de paysan qui a trimé toute la journée à 1500 m d’altitude dans les pâtis pentus à mener brouter les vaches ou sur les champs resserrés qu’il s’agit de labourer aux bœufs à joug.

L’histoire commence en juin 1943 sous l’Occupation allemande. Dans un village d’Auvergne, les paysans sont incités par le maréchal Pétain – et par le curé qui le relaie – à prendre en pension un enfant des villes où le rationnement dû aux réquisitions allemandes engendre de la malnutrition. La ferme du Cayrol au village d’Albepierre près de Murat nourrit déjà sept bouches : le Vieux et sa Vieille (ainsi disent-ils d’eux-mêmes Léonce Rouffiat et sa Rouffiate), leurs deux filles Amélie, célibataire à 22 ans, et Augustine dont le mari est prisonnier en Allemagne, son fils Adrien de 11 ans, enfin l’ouvrier agricole Jeff, un Irlandais neutre donc ni prisonnier ni mobilisé au STO, berger poète qui écrit « des récitations ». Le Vieux décide d’aider un gamin de la ville et l’enfant Adrien s’en réjouit : enfin un copain pour jouer !

C’est compter sans le sort, qui fait bien les choses mais parfois de façon détournée : à la foire aux gamins, les garçons sont les plus demandés pour aider aux travaux des fermes et les plus grands d’abord parce que déjà costauds. Ne restent au Rouffiat, du fait de l’ordre alphabétique, qu’un lot de filles. Ils ne veulent pas choisir ; le préposé du Secours National leur attribue d’office Zénaïde, une Marseillaise de 9 ans. Elle est bien « un peu trasse » et ne sait pas boire « de la gaspe » mais elle fera l’affaire. Anglade adore ces mots patois qui ancrent dans le vécu et rappellent les « langues régionales » tellement valorisées dans les années post-68 par les sociologues socialistes du retour à la terre. Trasse veut dire un brin rachitique et la gaspe est le petit-lait. Adrien est déçu, bientôt jaloux des attentions que les femmes portent à Zena, puis il s’apprivoise. Il tombera amoureux, ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on est tout le temps ensemble, au pâturage ou à l’école, et que les hormones se diffusent avec l’âge. Il a 13 ans et Zéna 11 lorsqu’ils se quittent, à la Libération.

Sauf qu’à demeurer trop proches se nouent des relations fraternelles plutôt que sexuelles. Même à 18 ans lorsque Zéna revient en visite à la ferme, même à 20 ans lorsqu’Adrien va la voir chez elle à Marseille, rien ne se passera entre le garçon et la fille. Remobilisé comme sergent dans l’armée de terre envoyée pacifier l’Algérie par le socialiste Guy Mollet, il reviendra (entier) de ses dix-huit mois de guerre qui ne dit pas son nom. Il n’approuve pas ces opérations de « pacification de l’Algérie » qui réclame son indépendance, lui qui a été occupé aussi par une puissance étrangère. Son rêve de marier Zéna ne s’accomplira pas ; on n’épouse pas sa quasi sœur ni, campagnard, une citadine. Adrien entrera tout seul dans la modernité fermière de la FNSEA et passera du Moyen-Âge au siècle industriel en une décennie.

Ce roman nostalgique se lit bien, même s’il ne faut guère y chercher un « message ». Il est écrit en mémoire d’une époque révolue, celle d’avant 1960 où la France rurale vivait encore en Ancien régime sous la houlette d’un président pater familias à l’ancienne, mélange de roi débonnaire et de croisé retiré sur sa terre, qui se voulait hors du monde et de l’histoire.    

Jean Anglade, La soupe à la fourchette, 1994, Pocket 1996, 337 pages, €6.50

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Être et avoir de Nicolas Philibert

Le début des années 2000 voit naître encore un film où se mire la nostalgie française. Quelle était donc belle, l’école sous la IIIe République ! En province profonde – un village dans la région de Clermont-Ferrand, le « bon vieux temps » subsiste encore avec un sens un enseignement à l’ancienne, personnalisé et breveté. Quel âge d’or que cet âge de l’enfance et de l’insouciance ! Le maître se doit d’être attentif et érudit comme le philosophe de la République. N’est-on pas là dans le monde des dieux ?

Las ! L’entrée en sixième sonne comme l’entrée en mondialisation. Il faut quitter l’étroit terroir d’Auvergne à classe unique de treize élèves de 4 à 10 ans pour aller à la ville dans un collège s’entasser entre pairs. Le territoire urbain est loin de la campagne villageoise, il apparaît son inverse, anonyme et trépidant. La société le craint comme les élèves.

Je ne trouve rien d’étonnant à ce que ce film documentaire ait été un succès. Il décrit un monde mythique qui n’a jamais existé, sauf dans les souvenirs embellis et dans les conservatoires d’endroits reculés – à condition d’être sous l’œil de la caméra. Il y a là tous les ingrédients du consensus contemporain : la verte glèbe, la tranquille vie rurale, les savoirs pratiques révérés et quasi inaccessibles sans la médiation du prêtre bienveillant, celui « qui sait », et une communauté où tous se connaissent. Il y a aussi un hymne franchouillard à nos « chers services publics » : le ramassage scolaire, l’école républicaine, la poste qui relie, la SNCF qui désenclave, le collège qui élève.

Tout le reste, ce qui fait quand même l’essentiel du quotidien moderne, est occulté : pas de commerce, pas de télé, aucun contact avec le vaste monde. Ni Africain ni Maghrébin dans l’école, seulement deux petits Vietnamiens adoptés, « recueillis » nous dit-on et accueillis « comme les autres » à l’école. Comme les autres ? Nous avons droit à de gros plans sur « l’impassibilité asiatique » et la « débrouillardise technique » de la petite fille à la photocopieuse. De quoi bien conforter les stéréotypes de la France paysanne.

L’instituteur lui-même, qui paraît sympathique et attentif aux enfants, est un acteur en représentation. Pas un mot plus haut que l’autre, une pédagogie modèle de manuel, un pedigree social sans tache. Fils d’ouvrier immigré – mais espagnol et intégré – Monsieur Lopez est un élève méritant ayant la vocation de transmettre, il pédagogise sans cesse et garde un ton égal. N’en jetez plus ! On ne sait rien de sa vie après l’école, ni pourquoi il ne s’est jamais marié, ni ce qu’il fait de ses (longs) congés. Seule sa voiture, une grosse Audi incongrue dans cette campagne reculée, montre quelque vanité petite-bourgeoise de paraître, une fierté de statut acquis par son savoir, bien légitime, mais qui jure quand même avec le ton sacerdotal avec lequel il parle de son métier.

Quant au montage, le parallèle fait par les images entre les écoliers et les vaches apparaît plutôt lourd. Il n’y a pas qu’une scène qui montre les bovins en troupeau, guidés, nourris puis traits par leurs maîtres. Il n’y a pas qu’une scène qui montre de même les écoliers entassés dans le car de ramassage ou le train vers la ville, guidés vers l’école–étable, nourris à la cantine–mangeoire ou sur les prés du pique-nique, sous la houlette de leur maître…

Dans cette France bien profonde, la société aime ses vaches et ses enfants, seul le degré d’émotion change des uns aux autres. Mais le sentiment qui assure un succès médiatique ne saurait à lui seul faire un bon film. Les enfants sont touchants et l’instituteur un saint, le passage des saisons avoue le temps qui passe et les rudes travaux disent le monde adulte, mais la scène est trop belle pour être vraie et ce serait mentir que de croire en cette France éternelle avec son maître idyllique qui apprend avec patience aux enfants les vraies valeurs. Si l’on est pris par le film, un peu de recul est nécessaire. Il est plus une romance qu’un « documentaire » réaliste.

DVD Être et avoir, Nicolas Philibert, 2002, France télévision distribution 2016, 1h44, €5.95 blu-ray €12.02

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Huysmans, En rade

Dans la suite de ses titres courts, comme des interjections, l’auteur s’attaque cette fois aux paysans. Jacques et Louise fuient la ruine et les créanciers de Paris et se réfugient, le temps que soient réglées leurs affaires, chez l’oncle de l’épouse, dans la Brie. Il occupe avec sa femme un pavillon dans le parc du château de Lourps, en ruines, que le propriétaire, parisien, n’entretient pas. Mais il y a de la place et, si les pièces sont moisies et ruinées, elles offrent un toit au couple.

C’est l’occasion de belles pages sur le paysage de la campagne, écrites d’un style florissant et fluide. C’est l’occasion aussi de faire vivre les gens du coin au naturel, dans la veine naturaliste, en reproduisant leur langage. Le facteur ivrogne et glouton, la tante aux bras de camionneur, le curé qui expédie les messes, l’épicière obèse et enceinte (immonde vision !) qui exige quarante sous pour que sa péronnelle de fillette passe prendre la liste des commissions commandées. Mais Huysmans est un rêveur spéculatif qui préfigure le surréalisme. Il entremêle ses chapitres de réel avec trois chapitres de rêves, faisant (mal) alterner le jour et la nuit, le conscient et l’inconscient. C’est bancal mais intéressant. Dans le chapitre sur l’exploration lunaire, le lecteur se croit chez Jules Verne !

Il reste que la vie paysanne n’est guère réjouissante. Ce ne sont que récriminations sur le labeur physique harassant des champs, les problèmes sexuels des vaches et des jeunes, l’avarice pour l’argent et la bouffe, la cruauté envers les chats et les chat-huant. Ce n’est que crasse, superstition et ruse madrée – sans parler des aoûtats aux chaleurs et de la boue partout à la saison des pluies. L’église est lépreuse et les oiseaux de nuit fientent sur le Christ nu qui branle, laissant puer leurs proies mortes derrière l’autel. Les jeunes au bourg vont à tour de rôle, entre deux verres de vin, dans la même chambre de l’auberge pour les baisers et pelotages, puis par couple dans les bosquets de la campagne pour la baise ; une fois le polichinelle apparent, le curé se charge de régulariser. Ce n’est que machisme primaire envers des femelles déjà laides à 10 ans. Que galopades d’enfance, braillements vantards de jeunesse et parler fort d’adulte. Il faut être né dedans, et resté inculte, pour y trouver le bonheur.

Huysmans le pessimiste remet à sa place Rousseau et ses idéalismes, dont George Sand était l’héritière contemporaine : les mœurs et la morale de la campagne sont pires qu’à Paris. L’insensibilité, le cynisme et la rapacité bourgeoise trouvent leur origine directement dans le tempérament paysan. Après tout, le bourg(eois) est le cultivateur monté au bourg et enrichi dans le maquignonnage et le trafic, pas plus.

Ce qui a fait scandale et a été censuré par la revue qui a publié le roman en chapitres sont, outre les allusions au sexe direct entre jeunes, les scènes de vêlage et de saillie du taureau. C’est cru, brut, nature. Et les bourgeois ont horreur de la nature, des éléments bruts et de tout ce qui n’est pas apprêté ou cuit (jusqu’aux babas devenus bobos puis écolo-végano-puritains d’aujourd’hui).

Ce qui a été reconnu comme précurseur est le recours à ce qui deviendra plus tard la psychanalyse, via les symptômes de la « névrose » (qui s’avère le stade ultime de la syphilis) et surtout les rêves. Ils sont interprétés selon Wundt, Sully et Radestock, nés respectivement en 1832, 1842 et 1857. L’exploration imaginaire de la lune évoque, selon Gaston Bachelard, un dégoût mortifère de la matière organique et une préférence pour le minéral, figeant la vie dans l’immobilisme et la mort. L’adoption de la robe de moine de l’auteur sur la fin de sa vie ne sera qu’un enterrement dans le siècle avant la mort définitive. Jusqu’au château lui-même comme figure de l’inconscient humain, de belle apparence mais délabré de l’intérieur, aux volets déglingués mais aux souterrains massifs et labyrinthiques qui conduisent on ne sait où. Huysmans évoque « un fil souterrain fonctionnant dans l’obscurité de l’âme » p.810 Pléiade.

Cette immersion maternelle dans la terre qui ne ment pas, cette régression à l’enfance à la campagne, cette expérience du château ruiné mais solide font pendant aux rêves de luxure avec Esther violée par Assuérus, l’arpentage de la lune avec sa femme, la rencontre de la Grande Vérole hideuse. Ils rendent le retour à Paris à la fois nécessaire et médical. L’air est plus sain mais l’on étouffe en province : d’ennui, de mesquinerie, de décombres. Surtout ne pas rester en rade dans le bled, isolé et ignoré de tous, sans aucune perspective que de voir la pluie tomber ou le soleil griller. Vivement les livres, le théâtre et la « contre-nature » de l’existence urbaine !

Joris-Karl Huysmans, En rade, 1887, Gallimard Folio 1984, 256 pages, €8.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Randonnée au départ de Cuzco vers Chincheros

Après un solide petit-déjeuner d’hôtel composé d’omelettes, de diverses sortes de pains et de fruits coupés, le café concentré peu goûteux mais le jus de mangue bien épais, nous partons pour la randonnée.

Le bus s’élève sur les pentes de la cuvette où est enfermée Cuzco. La ville étend ses toits ocres comme les vaguelettes d’un lac ; n’émergent que les clochers des innombrables églises. L’engin poussif nous dépose hors de la ville, à l’orée d’un chemin de terre. Nous partons sac au dos. L’air est frais, le ciel lumineux, le soleil encore doux. Le chemin est bordé d’eucalyptus. L’odeur balsamique de l’arbre vient de temps en temps ajouter à l’austérité du paysage. L’air est sec, pauvre en oxygène, l’herbe pousse rase, peu arrosée, la poussière vole en permanence sur le chemin sous un vent presque constant. Quelques endroits pavés rappellent que cette voie fut construite par les Incas. A un virage du chemin, nous apercevons émergeant de la brume le pic étincelant de glace de la Veronica, l’une des bornes de la vallée sacrée, qui culmine à 5800 m. Etrange irruption du sacré dans le terre à terre de la marche. Alors qu’en ce premier jour nous sommes préoccupés de réapprendre à randonner, les pieds vissés au sol, cette vision flottant sur l’horizon nous rappelle que la marche est aussi un chemin spirituel, une rencontre avec une civilisation disparue, une autre approche de l’humain et de l’éternité.

Nous croisons des paysans aux mules chargées de foin, de petits troupeaux de vaches et moutons mêlés. Les gens nous souhaitent toujours le bonjour, plus avenants qu’en Bolivie. Seuls les chiens sont n’aiment pas les inconnus, gardiens vigilants aux crocs acérés qu’ils montrent allègrement dès l’entrée des villages. Nous sommes en période de vacances scolaires pour deux semaines. Les enfants de la campagne jouent entre eux, ou travaillent avec leurs parents, c’est selon.

Le pique-nique a lieu sur une éminence au milieu du paysage. Le chemin se poursuit derrière nous, un autre serpente devant nous, au loin un lac, et la barrière des montagnes qui s’élève haut dans le ciel. Nous la passerons demain. On déballe des légumes acidulés et du poulet froid cuit dans un bouillon d’herbes. Il a beaucoup de goût, c’est une recette péruvienne. La racine de yuca, qui veut se faire passer pour de la pomme de terre, est très étouffe-chrétien. Elle a la longueur d’une carotte, l’aspect du navet, et un goût de pomme de terre farineuse et sèche. Nous sommes en plein soleil et faire « la sieste » est plutôt abrutissant, malgré manches longues, casquette et crème protectrice.

Une bonne moitié du groupe est déjà fatiguée et choisit de rejoindre directement le camp du soir, installé au bord du lac de Piuray, à 3700 m d’altitude. De loin il apparaît comme une lagune vaseuse bordée de quelques roseaux. Grâce au ciel sa couleur est bleu profond. Je choisis l’autre partie du groupe qui poursuit jusqu’au village de Chincheros. Les maisons y sont construites d’adobe, ces briques de terre et de paille hachées séchées au soleil et assemblées avec de la boue. Les rues sont pavées avec une rigole centrale. Elles montent vers l’inévitable « place d’armes » où est bâtie l’église catholique, au centre de tous les villages occupés par l’espagnol. Aux abords du village, nous buvons des cocas dans un bazar qui vend de tout.

Les garçons du village jouent au cerf-volant, indifférents aux étrangers. Leur engin est bâti de sacs plastiques sur une armature en bois. Un essaim bourdonnant des petites filles excitées par le commerce tente de vendre aux touristes force colifichets. Nous nous réfugions dans l’église où elles ne peuvent nous suivre, le Christ en ayant un jour chassé les marchands. C’est une bâtisse carrée, paysanne, au clocher raide, au toit plat à quatre pans, aux murs chaulés. L’intérieur est baroque hispano-indien, tout en dorures et décors chantournés. Les plafonds sont couverts de peinture à fresque, les côtés recèlent des reliquaires à saints, Vierge ou Christ en torture. L’autel est surmonté de miroirs au cadre de bois doré pour augmenter la lumière. Saint-Sébastien, favori de la foi masochiste espagnole, porte l’incongru d’un pagne rouge vif à bretelle, mais son torse a déjà pris deux flèches. Il a le beau visage de la tentation diabolique. Le Christ est piqué, fouetté, courbé. La Vierge est majestueuse, mère idéale, et vous regarde personnellement. Mi-juive, mi-indienne, elle est la Mère de Dieu-fils et la Pachamama inca. Les messes, ici, se disent en quechua depuis Vatican II.

En contrebas de la place d’armes s’élèvent les ruines du site inca. Il ne reste que de gros murs appareillés, de vagues soubassements de bâtiments chargés de surveiller la vallée et de collecter le grain des terres ici fertiles. Plus loin, des terrasses aménagées à l’époque sont encore cultivées.

Nous prenons un chemin bordé de roseaux vers le camp. Le vent se met à souffler plus fort avec le soir, et nous avons presque froid. Le camp est installé au bord du lac, dans un pré bordé du chemin très passant qui mène au village. Les camions soulèvent la poussière. Des gamins curieux sont assis à regarder tentes et préparatifs du repas. La nuit tombe vers 18 h. Le groupe se réfugie dans la tente mess, sauf Salomé qui lit « le Guide du Connard » (traduction Choisik), et Périclès qui teste son espagnol débutant sur les petits enfants. Périclès est un bon vivant rigolard, gaffeur et bordélique ; il travaille chez Renault.

Le repas est excellent. Le cuisinier, Ruben de son prénom, a eu tout l’après-midi pour faire des prodiges : soupe aux légumes frais et au lait, poisson du lac (une truite) accompagnée de riz, papaye et ananas coupés en dessert. Il a été aidé par une jeune femme discrète au frais prénom, Nieve – la neige. Dès le repas achevé, altitude et fatigue physique oblige, chacun se retire sous sa tente.

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Château de Puivert, troubadours et patous

Au matin, nous devons monter et descendre encore. La visite du château nous fait passer de 375 à 1087 m.

chateau de puivert entree

Privé, le château est bien restauré, avec des clins d’œil vers le spectaculaire, comme ce squelette enchaîné après avoir été torturé dans l’oubliette d’une tourelle dans la tour bossue

chateau de puivert squelette torture tour bossue

Ou encore ces instruments de musique sous vitrine en regard des huit sculptés en culs-de-lampe sur les murs de l’instrumentarium. Ils rappellent que les poètes troubadour étaient les bienvenus dans cette famille puissante.

chateau de puivert instrumentarium

La cour d’honneur de 100 m sur 40 est entourée de six tours de défense et d’une tour de logis de 25 sur 20 m.

chateau de puivert cour d honneur

Une autre légende de dame blanche court ici. Jusqu’en mars 1289, un lac était dans la plaine de Puivert. Une princesse d’Aragon qui aimait passer le printemps au château s’asseyait le soir sur un rocher en forme de trône, tout au bord des eaux. Un soir qu’elle était triste, elle pleura tant que les eaux du lac gonflèrent, l’empêchant d’accéder à son siège. Un troubadour lui dit être capable de lui faire retrouver son trône et fit tant que le barrage céda, emportant le lac et la dame.

chateau de puivert cle de voute

La salle des gardes ne servait pas de salle d’armes. Elle serait plutôt l’équivalent du bureau et servait à entreposer les archives et rendre la justice. Le sol est au niveau de la cour et des cousièges suivent les degrés des escaliers. Cette salle voûtée de 8 m sur 7 force l’humilité par son dépouillement.

chateau de puivert salle des gardes

À la redescente, nous empruntons un autre chemin qu’à la montée. Le « chemin des troubadours » est ponctué de panneaux explicatifs qui nous en apprennent beaucoup sur la poésie occitane des XIe au XIIIe siècle. Les trouveurs de la fin’ amor, chevaliers-poètes cadets de famille, s’inspiraient des chants arabes hispaniques et idéalisaient leur dame, à laquelle ils étaient fidèles comme à leur seigneur. Comme le proclame avec forfanterie Peire Vidal de Toulouse, ils savaient « ajuster et lier si gentiment les mots et le son ». Ils disaient la longue patience qui purifie le désir, le chagrin qui mûrit la perfection intérieure, la joie d’aimer par la seule présence de la dame, sans même lui parler ou la toucher – ce qui donné notre sens de notre mot « courtoisie ».

chateau de puivert ruines

Transposition hétéro de l’amour homosexuel d’al-Andalus, mais aussi traduction en poèmes de ce désir réfréné du catharisme pour qui la chair est le diable, austérité elle-même à la convergence du platonisme pour qui le Bon et le Beau sont radicalement hors de ce monde mais où le désir charnel doit amener par degrés. Plus prosaïquement, ce sont les chevaliers sans fortune ni avenir, déclassés, qui chantaient ainsi leur frustration de ne pouvoir s’établir et baiser, dédaignés des nobles dames. Ils apparaissent à la première croisade et déclinent à la croisade des Albigeois, lorsque le pouvoir royal a triomphé en Occitanie, faisant reculer la langue d’oc.

chateau de puivert logis

De retour au gîte pour y prendre nos sacs à dos et le pique-nique à emporter, le taxi nous transporte plusieurs kilomètres jusqu’à 820 m d’altitude ; nous devrons monter jusque vers 1300 m par le GR 7, dans un chemin forestier vers le plateau de Langarail. Le soleil se couvre durant le pique-nique très copieux (un demi-pain bourré de salade, tomate, œuf dur, mayonnaise plus une banane et une tranche de gâteau). Le pré derrière les sapins se couvre de nimbus descendus bas ; il fait frais et la visibilité tombe.

patou plateau de Langarail

Nous rencontrons un troupeau de brebis, annoncé par ses clochettes, puis deux patous qui surgissent en aboyant, tous crocs dehors. Ce sont de gros chiens blancs des Pyrénées qui ont la garde des troupeaux. Tout petit, ils sont élevés au milieu des moutons qui deviennent ainsi leur famille. Toute menace sur le troupeau est perçue comme une menace sur eux-mêmes et les chiens, en général par deux, maintiennent une zone de protection autour des moutons. Ils n’attaquent pas s’ils ne sont pas attaqués mais dissuadent en aboyant, crocs sortis.

Notre guide local sait comment faire devant ces chiens de berger qui font bien leur travail. Il nous immobilise, nous demande de rester groupés, sans aucun geste agressif ; il leur parle doucement, « oui, le chien, t’es beau, oui, tu fais bien ton travail le chien, oui… ». Nous reculons lentement pour laisser le troupeau à distance, manifestant ainsi nos intentions. Ne pas crier, ne pas courir, ne pas caresser, ne pas brandir ou lancer, ne pas fixer dans les yeux, descendre de vélo. Il y a bien des dépliants écrits aux gîtes, et quelques panneaux sur le sentier, mais rien ne vaut l’expérience directe pour ce savoir-vivre face aux chiens patous.

brouillard plateau de Langarail vache

Nous croisons plus tard un troupeau de vaches allaitantes, à contourner lui aussi, car ce sont les vaches qui pourraient nous encorner si nous approchions de trop près de leurs veaux.

Au repos sur l’herbe, parmi les fleurs des prés, l’une d’entre nous attrape des tiques. Elle a peur de la maladie de Lyme mais le guide sort sa crème solaire (pour les amollir) puis sa pince à tique (plus étroite que celle pour chat) et dévisse adroitement la bête. Il ne faudra s’inquiéter que si une plaque rouge survient dans quelques jours ou semaines mais lui-même, comme nombre de gens qui ont couru dans les herbes jambes nues et torse nu étant gamins, est porteur de la bactérie sans qu’elle se manifeste.

clandestine fleur

En forêt, nous avons vu la rare fleur violette parasite des arbres appelée Clandestine. Tout à côté d’une énorme fourmilière de près d’un mètre cinquante de haut et près de deux mètres de diamètre.

Puis nous sommes montés interminablement sur la crête, dans le brouillard qui faisait ressembler nos suivants ou précédents à des fantômes bossus parfois munis de grandes ailes pour ceux qui avaient mis la cape. Je me suis retrouvé en Norvège avec les trolls. Du Pas de l’Ours, nous ne pouvons voir le pog de Montségur ; il est dans les nuages. Nous passons le col de Gacande à 1352 m. Le « village occitan » de Montaillou, qui a donné envie au guide d’approfondir l’histoire des Cathares comme à moi de venir ici, est de l’autre côté de la crête.

brouillard plateau de Langarail

Nous sommes heureux d’arriver enfin au gîte de Comus, à 1300 m. Dommage qu’il faille descendre au village avant de remonter sur le bitume d’une bonne centaine de mètres pour trouver le gîte communal neuf, situé dans les hauteurs ! Il est ouvert depuis quatre ans seulement, l’ancien était dans l’école désaffectée, plus bas. Il est tenu par Madame Pagès, dynamique cuisinière qui compose des confitures poivron-tomate ou céleri branche ! Même l’apéritif est une composition originale de vin, épices et eau de rose maison. Elle nous sert des cailles farcies avec un gratin de pommes de terre, suivies d’une tarte aux noisettes du coin. Elle nous offre même une liqueur de menthe qu’elle a confectionnée.

gite de comus

Trois autres randonneurs occupent des chambres dans le gîte, une anglaise qui passe ici son diplôme d’accompagnatrice en moyenne montagne et deux marcheurs catalans.

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Sur les routes intérieures de Cuba

Ce matin au petit déjeuner les filles révisent leurs carnets de bal, évoquant leur « beau joueur de mombo » d’hier soir ou leur « danseur de salsa ». Elles ne peuvent écouter de la musique locale sans se faire inviter à danser par les locaux. Et c’est cela qu’elles aiment, plus que la musique même, ces attentions les émoustillent. Anne et Françoise sont en pointe dans ce jeu de séduction. À l’inverse, la Havraise s’ennuie, elle « tempère cet enthousiasme » et « trouve la musique d’hier monotone, le rhum infect et, pour la danse, il faut saisir » – j’ai pris note – « seuls les gens sont gentils, c’est vrai ». Le buffet offre du jus de corossol, une espèce d’anone de l’Amérique tropicale qui a le goût de fraise en un peu plus acidulé et moins parfumé, proche peut-être du goût de l’orgeat.

cuba instruments musique

Nous quittons Santiago. Le bus dépasse une bétaillère – un vieux GMC – qui sert de bus local. En sortent quelques adultes mais surtout une quarantaine d’adolescents en débardeurs trop grands et en shorts trop courts. Ce sont des écoliers mais ils ne sont pas en uniforme aujourd’hui. Sergio nous explique que, comme tous les écoliers de Cuba, ils « doivent » trois demi-journées par semaine de travail dans les plantations. Ordre du Grand Inspirateur, Roi Philosophe et Despote ; il imite les découvertes du Grand Timonier jaune. Zoé Valdès a écrit un curieux roman sur ce sujet, grandiose et sensuel, Rabelais à Cuba : « Cher premier amour » (1999, traduit chez Actes Sud).

escuela al campo cuba

Les macheteros des années soixante, après la révolution, avaient introduit le tracteur. Ils les achetaient aux pays socialistes. Mais, depuis la chute lamentable du soviétisme au début des années 90, que Sergio appelle pudiquement selon le politiquement correct local « la crise économique », les Cubains « en reviennent à la traction animale », principalement les chars à bœuf. Vive la révolution, vecteur du Progrès humain !

Le même plan de canne donne huit récoltes, à condition de laisser à chaque coupe un morceau de la tige pour qu’elle repousse. Dans les zones vallonnées, la coupe est humaine, à l’aide de la machette ; en plaine on utilise « des machines combinées ». Mais comme plus aucune pièce de rechange ne vient d’URSS (et que les Cubains n’ont même pas eu l’idée de fabriquer ces machines vitales pour l’industrie sous licence), une certaine Association des Innovateurs est chargée de pallier la bêtise bureaucratique du régime en imaginant l’usinage des pièces ou des solutions de remplacement.

tracteur de cuba

En 1986, à la mort du vieux Brejnev, 86% des échanges de Cuba se faisaient avec les pays de l’Est. Aucune prévision n’avait été faite en cas de chute du régime soviétique qui donnait pourtant des signes d’usure évidents, ne serait-ce que biologique ! Et pourtant, aujourd’hui encore, 43% des exportations sont le sucre et les dérivés de canne – mais aussi du pétrole « réexporté » du Venezuela en « aide économique » ! La Russie ne représente quasiment plus rien pour les exportations, le Canada arrivant en tête avec 16%, la Chine est montée à 15%, le Venezuela (« pays frère » en socialisme bureaucratique et despotique…) à 14% et l’Espagne reste à 8%. Les importations (le double des exportations) concernent surtout le pétrole, l’alimentaire (eh oui ! le socialisme reste incapable de nourrir correctement sa population), les machines et la chimie. Rien d’étonnant à ce qu’elles proviennent surtout du Venezuela pour 38%, de la Chine pour 12%, de l’Espagne pour 9%, du Brésil pour 5% et un peu du Canada  à 4%. La dette extérieure représente 25 milliards de dollars à fin 2014… Et la balance commerciale reste obstinément déficitaire de 1 milliard de dollars par an.

Nous croisons des HLM à la campagne, laides barres collectivistes en pleins champs. Ce sont des habitations qui regroupent les paysans des coopératives. D’autres sont logés dans des cabanes en béton, deux pièces en rez-de-chaussée perdues au milieu de nulle part, pour être près des plantations. Le travail prime sur tout, encore plus lorsque la bureaucratie n’a rien à faire de la productivité. Aux travailleurs, alors de trimer encore plus pour compenser l’incurie. C’est cela le progrès socialiste, toujours, la fausse « réconciliation de l’homme avec sa nature » dans la pauvreté. Les enfants qui ne sont pas à l’école jouent presque nus autour de ces baraques, n’ayant pour tous copains que leurs pairs alentour. Ils ont le corps vif et souple comme les cannes, la peau dorée comme le rhum vu dans le soleil. Je souhaite à ces petits une vie meilleure que celle que la castration castriste leur a pour l’instant préparée. Des magasins « de stimulation » permettent aux travailleurs « méritants » d’acheter en pesos des produits vendus habituellement dans les magasins en dollars. La caste partisane distribue ainsi des bons points comme chez nous les maîtres d’école du passé.

gamin foot cuba

Sur le bord de la route, des paysannes tentent d’arrêter notre bus pour qu’il les transporte un bout de chemin. Elles font cela avec le bras tendu. Mais « la responsabilité du transporteur officiel serait engagée », selon Sergio, et « ce n’est pas possible ». Le chauffeur fait alors un geste de refus de la main, paume vers le haut et doigts serrés, comme on signifie chez nous que l’on a « les boules ».

Nous passons Santa Rita et son marbre qui s’exporte partout en Europe et au Canada. Nous entrons dans la province de Granma, du nom du yacht à moteur de Fidel Castro, lorsqu’il a envahi son île depuis le Mexique. Passe un bus orange au gros museau marqué « écoliers » en français. C’est un don du Québec aux transports cubains. La révolution, quarante ans plus tard, vit encore de la charité du monde.

santa rita

Un troupeau de vaches traverse la route. Encore une information instructive de Sergio : à Cuba, on a voulu avoir le beurre et la viande en même temps (je traduis : faire du productivisme révolutionnaire – que la volonté soit et la nature suivra !). On a donc importé à grands frais des croisements de vaches Holstein. Las ! Ces bêtes merveilleuses nécessitent une nourriture adaptée que Cuba ne saurait posséder. Il faut donc importer des tourteaux spéciaux pour bétail d’Europe de l’Est. Quand « l’événement » est intervenu (restons dans l’hypocrisie « correcte) les Holstein n’avaient plus rien à ruminer ! Il a fallu abattre une partie du cheptel pour en revenir aux bonnes vieilles vaches adaptées au pays – donc rationner la viande pour le peuple : une demi-livre par personne et par mois, payable en pesos. Les privilégiés ont accès au bœuf en dollar, mais aux prix mondiaux, 6$ le kilo, un demi-mois de salaire moyen en équivalent pesos convertible. Les peines pour abattage clandestin ont augmenté dès 1996, toujours aux dires de Sergio, de 15 à 25 ans de prison aujourd’hui. Toujours la stupidité idéologique qui fait fi de la nature au profit de la « volonté », la conviction marxiste que « la technique permet de dominer la nature » (lettre de Che Guevara à ses enfants). Et toujours la volonté de contrôle politique sur toute économie, qui aboutit à l’inévitable incurie bureaucratique qui fabrique des usines à gaz clientélistes pour la production.

Et le peuple, en bout de chaîne, qui subit tout cela au nom des Principes !

paysan cuba

Il est vrai que, depuis 1959 au pouvoir, jamais une seule fois élu directement (mais par l’élite d’une assemblée à sa botte, à 100% communiste, où il toujours des suffrages à 100% !), Fidel Castro apparaît pire que Brejnev et Mao dans sa collection de pouvoirs : président de la République, président du Conseil d’État, président du Conseil des ministres, premier Secrétaire du Parti communiste et Commandant en chef des armées, il cumule tout. Il confond entre ses vastes pognes tous les pouvoirs législatifs, exécutifs, judiciaires et idéologiques ! Sans parler de son népotisme familial et de sa réputation de Macho en chef. Il se veut Père de la religion – laïque de gauche. Il est tourné vers l’Esprit Saint José Marti et a pour Fils Che Guevara, guérillero christique, assassiné par les Philistins. Tout cela transpirait du musée de la Moncada, où le conformisme pontifiant se doit d’édifier les foules. Depuis sa « maladie », il a laissé les rênes – mais à son frère Raul, à la fois Président, général et chef du gouvernement – lui aussi « élu » avec 100% des voix en 2013. Le fameux vote obligatoire cher à Bartolone montre à Cuba son vra visage socialiste : contrôler qui donne sa voix à qui.

fidel castro che guevara

Sur des panneaux le long de la voie est indiqué par endroit : « l’alcool tue » et le dessin figure une bouteille de rhum couchée, lâchant son bouchon comme une balle. La vitesse est officiellement limitée sur la route à 100 km/h et en ville à 50. Des guérites fixes de la police, le long de la route, contrôlent le trafic et le respect de la vitesse – sans doute à l’estime car les radars sont un luxe. Mais seules les voitures neuves, importées (donc réservées aux pontes du régime, privilégiés qui ne sauraient payer d’amendes) peuvent atteindre ces vitesses… L’interdiction est donc encore pour la seule façade « morale ».

Sergio nous raconte la vie quotidienne sous le socialisme. Depuis 1994, le marché a fait irruption à Cuba, tout comme un bigorneau perfore la coquille d’une huître pour la gober. Le bouleversement est déchirant. L’austérité révolutionnaire est remise en cause par les frottements permanents du tourisme, l’ouverture vers l’ailleurs, l’attrait du fric, l’apprentissage du service et du commerce. Il faut réinventer par exemple le taxi en tant que travailleur indépendant, faute de pièces pour entretenir à prix raisonnable la vieille flotte de bus hongrois. C’est pourquoi nous voyons tant de travailleurs faire du stop au bord de la route en agitant des billets pour appâter les chauffeurs.

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Rencontres goutsoul et laiterie d’altitude

Il a plu cette nuit et le matin se lève frais et humide. Le revers positif est que chaque couleur ressort vivement sous le gris diffus du ciel. Le gros bouquet de fleurs des champs, composé hier par Sabine la citadine, orne somptueusement la table du petit-déjeuner dans une bouteille servant de vase. La fermière aux beaux yeux et à la poitrine généreuse, la tête prise dans un foulard aux couleurs du drapeau américain, dépose près de lui nombre d’assiettes fleuries de tranches de tomate, de concombre, de saucisson, de fromage et de poivron jaune en lanières.

petit dejeuner goutsoul ukraine
Le couple qui a choisi hier soir de dormir dans la grange où le foin odorant, sur une large épaisseur, les a tentés, ne l’ont pas regretté. Ils craignaient les petites bêtes mais ils ont été plutôt dérangés par les grosses en-dessous : deux veaux, deux chiens, sans parler d’un coq et de ses poules. Tout ce petit monde remue, grogne, caquette et émet des odeurs diverses très campagne. Le chat roux et blanc vu hier soir, le poil angora avec une tache sur le nez, pourtant très familier, n’est pas venu ronronner sur leurs duvets.

refuge goutsoul ukraine
Nous partons au soleil. La descente jusqu’à la rivière est suivie, inévitablement, d’une remontée sur la colline en face qui nous fait couler de transpiration dans la moiteur relative. Les prés sont très fleuris, bien plus qu’en nos contrées de nos jours, me semble-t-il. Nous trouvons même des pensées sauvages. Je reconnais les campanules des Carpates à leurs corolles lilas en pentagone, des bleuets, des marguerites mais pas de coquelicots. Il y a parfois des myosotis d’un bleu intense « comme les yeux des enfants allemands », disait le poète. Des scabieuses poussent du col leurs fleurs chiffonnées bleu pâle ; le millepertuis fait bouffer ses pistils pubescents sur leurs cinq pétales jaunes ; la véronique dresse ses fleurs en goupillons ; des roses trémières sont comme de végétaux relais de téléphone mobile… Nous trouvons aussi la mauve, l’arnica, la camomille. Et ces petits edelweiss aux feuilles d’argent veloutées qui font l’admiration des Suisses.

fleurs des carpates
Une ferme, près du chemin, attire la curiosité. Natacha nous propose d’aller dire bonjour. Nous tombons sur trois enfants. Ils sont seuls car leurs mères, deux sœurs célibataires, sont parties cueillir des myrtilles dans la montagne. Elles les vendent 250 hvr le panier au marché. A elles deux, les mères ont onze enfants en tout, tous de pères différents. Voilà une émancipation très soviétique de la femme en ces contrées traditionnelles.

myrtilles des carpates
La vie montagnarde bâtit de beaux gamins au grand air et aux durs travaux. L’école est déjà à 9 km. L’aîné présent, Vassili, est un blond costaud de 9 ou 10 ans dont les épaules moulent bien le tee-shirt coupé et dont les biceps saillent déjà.

vassili 10 ans ukraine

Liouba a des yeux bleus magnifiques, ornés de longs cils et d’un teint pâle piqueté de légères taches de rousseur ; elle est belle et très femme déjà pour ses 7 ans. Le petit Vassil n’a que 2 ans.

liouba 8 ans ukraine
Nous laissons cette rencontre aux souvenirs. Plus loin, nous tombons sur une laiterie d’altitude qui ne fonctionne qu’en été. Le nom ukrainien de cette sorte de cabane est « kolyba ». Le fabricant de fromage garde les bêtes des autres sur le pré, les surveille et les protège. Il se paie sur la bête en faisant usage pour lui-même du lait. Il le caille à la présure d’estomac, le cuit lentement dans un gros chaudron sous lequel le feu, alimenté par le bois des forêts alentour, ne doit jamais s’éteindre de tout l’été – cela porterait malheur. Une fois caillé, le lait solidifié est mis à égoutter, puis à sécher à la fumée du feu qui monte à l’étage. Les grosses boules blanches sont alignées sous le toit. Avec le petit lait résultant de l’égouttage, le laitier fabrique un autre fromage, plus frais.

laiterie goutsoul des carpates
L’homme que nous rencontrons ne vit pas seul ici tout l’été. Il est le chef de cinq autres, partis la journée garder les vaches, les moutons, ou faire du bois. Il faut que toujours l’un d’eux reste auprès du feu pour l’alimenter et éviter qu’il ne s’éteigne, mais aussi pour tourner le fromage dans le chaudron et éviter qu’il n’attache. La nuit, deux d’entre eux gardent le troupeau dans une petite cabane en dur en forme de tente canadienne, au ras du pré. Les chiens de berger préviennent lorsqu’un lynx, un loup ou un ours – qui sont les trois prédateurs communs du pays goutsoul – s’approchent de trop près. Ils sortent alors de leur cabane au milieu du troupeau avec le fusil.

chef laitier goutsoul des carpates
Le chemin que nous reprenons monte dans la forêt de pins, appelés « smereka » dans les Carpates. La pluie de la nuit a rendu la voie boueuse et nous nous efforçons de marcher sur les bords. Le temps continue de jouer à ‘sol y sombra’, un petit vent coulant des sommets venant glacer la sueur sur la peau lors des pauses. Le pique-nique est prévu « sur la crête », mais il s’agit toujours de la suivante, vieille tactique « à la russe » de dompter les groupes militaires. L’en-cas a lieu en plein vent, mais au sommet de la dernière crête, avec vue entière sur le prochain village où nous allons ce soir. La montagne Kostritch, avec ses 1544 m, nous offre, mais sans soleil à ce moment, d’un côté les maisons de Verkhovina dans la vallée, de l’autre la chaîne des plus hauts sommets carpatiques de l’Ukraine. Des vaches à clarine broutent alentour, faisant ressurgir le souvenir de quelque alpage en nos mémoires. Nous sommes au col de Kryvopol.

carpates goutsoul ukraine
Au plus haut sur la crête, attesté par le GPS-réseau russe de Vassili, nous culminons à 1566 m. Ce sera le point le plus haut de notre séjour. Nous pouvons, de là, contempler tout notre itinéraire de ces trois jours de randonnée, de la maison de Verkhovina d’où nous sommes partis jusqu’au village de ce matin.

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Lucette Blanchet, Là-haut

Il était comment, le monde d’avant ? C’était le monde paysan. Jusque dans les années 1960, les générations en Savoie restaient pour la plupart à la ferme, « emmontagnant » à la belle saison en chalets d’altitude. Le cheptel devait brouter l’herbe grasse sous les glaciers pour donner ce lait enrichi qui fait les bonnes tommes.

lucette blanchet la haut

Née en 1940, l’auteur a 5 ans lorsqu’elle est envoyée en vacances au pair chez une nounou fermière vaguement de la famille, à Miocé, hameau (inventé ?) de Bellecombe dans le Haut-Jura. Chez elle, ça barde : le père à la SNCF se pique la tronche tous les soirs et la mère, faible et peuple, ne veut pas divorcer. La sœur aînée part dès qu’elle peut travailler, vers 16 ans. Pour la petite, il faut quitter la ville, la honte, la déchéance, cette boule qui ankylose son sternum. A l’inverse, la montagne, son ciel pur, l’immensité du paysage, ses odeurs de nature, c’est la liberté.

Le livre est un roman et il est indiqué en exergue « toute ressemblance, etc… ». Mais il est dit dans l’exergue qui suit : « continument la réalité et la fiction s’imbriquent pour former un tout ». Donc les noms et les lieux sont imaginaires, mais les personnages et les situations sont vrais. Lucette est Nina. Elle se souvient. Comme pour le petit Marcel, la mémoire surgit par les narines. Pour Nina pas de madeleine au thé mais le purin, la suie, le café-chaussette, l’odeur crue de l’eau torrentueuse, l’herbe, le foin et la peau des êtres aimés. « C’était d’abord les odeurs, les senteurs qui l’assaillaient en premier. Et puis le glacier qui dépassait des nuages, les névés qui avaient bien grossi et ces vieilles pierres dallées devant le chalet s’ouvrant comme des clapets boueux par mauvais temps » p.341.

Gamine, elle découvre l’existence à ras de terre, les chardons qui piquent, la boue dans les chaussures, le fumier glissant, la source glacée. L’absence de confort de la nature, le feu sans cheminée qui enfume, la pluie qui s’infiltre entre les lauzes du toit, l’humidité du brouillard, la brûlure du soleil à midi. Elle vit la vie des bêtes, des vaches à mener au pâturage, du chien à caresser et ordonner, des lapins à dépiauter et cuisiner, des cochons qui bâfrent comme des porcs, des puces dans la paille des lits. Et puis il faut bosser, des aurores au crépuscule, sans arrêt : c’est ça la bonne vie écolo dont rêvent les bobos confortablement installés dans le salon de leur cottage rurbain, face à leur écran couleur. « Elle trayait, donnait à manger aux cochons, aux poules, allait chercher du bois, allumait le feu, épluchait les pommes de terre, faisait la vaisselle, lavait le linge, balayait, ramassait l’herbe aux lapins, préparait les repas, retrayait les vaches, portait du lait chez tante Armande, donnait à manger aux lapins, coupait du bois, allait en champ » p.83.

De 5 à 17 ans, Nina devient passionnée du lieu, écrin fermé quasi familial dans un décor de liberté grandiose. Il y a Fifine la nounou, Jean-Louis le gamin d’à côté d’un an plus âgé qu’elle, les niôlus – les nigauds jumeaux – débrouillards et musclés, con ce Tantin d’oncle, Félix le mari qu’on voit peu parce qu’il reste au village du bas, Bruno et Bianco les bergers d’altitude qui ont des choses à cacher, Édouard 13 ans venu se refaire une santé depuis Mulhouse, Mario l’aîné d’une platée d’enfants de l’autre côté de la frontière venu faire berger à 14 ans avant de devenir curé, Rose la tenancière d’auberge avide d’hommes et mère des niôlus, Léone, la Prévalée, Brigitte, Philibert…

Depuis tout petit, les gamins voient les chiens se monter et les taureaux enfiler la vache avec leur dard dressé d’au moins 30 cm. C’est la nature. Dès 12 ans, ils ressentent en eux les premiers émois mais se demandent : « C’est quand même pas comme les chiens ? » p.202. Les amis d’enfance s’aiment, mais le plus souvent d’amitié. Difficile de faire tonner le coup de foudre quand on se connait depuis toujours. Nina, à 13 ans, « aimait bien jeter le trouble entre elle et Jean-Louis. Quand il se releva, il était tout rouge ! Elle aussi d’ailleurs, une chaleur l’envahit. » Mais la nature est bien faite, elle décourage les unions entre personnes trop proches : il y a l’amitié profonde, mais pas l’amour passion ; il doit venir d’ailleurs. « Il faut dire que là-haut on vivait sous le règne de la pudeur. La pudeur était une bienséance au même titre que la politesse ou la probité » p.231. Poussé par sa mère, Jean-Louis choisira les biens plutôt que la fille, il agrandira ses terres par alliance avec une autre que Nina. Car le mariage est un contrat de biens quand on n’est pas bien gai (ni lesbien) mais paysan.

Nina tombera amoureuse à 18 ans d’un ouvrier typographe de la ville au « corps souple et bien campé ». Tout Miocé lui a appris la beauté et les manières de l’amour, sans qu’elle puisse devenir adulte dans ce cocon à la Rousseau. Mais elle a su jauger des hommes par ceux qu’elle avait côtoyés : « la beauté des Niôlus – crinières auburn sur des corps d’éphèbes… » p.432. Toujours à faire des bêtises, les jumeaux, mais serviables et unis comme la main, sensuels parce que deux contre les préjugés : « on met pas de pyjamas, on dort tout nu » p.131. Paul et Paulin sont différents, le second veut à toute force attirer l’attention : à 15 ans « il fit des roulades tout nu qu’il était » après un plongeon sous une cascade d’où il était ressorti gelé, au point que Paul son jumeau a du se déshabiller pour « le couvrir de son corps tout chaud » p.306. Mais « les jumeaux, c’est spécial ».

C’est ainsi qu’on apprend la vraie vie, en montagne. Nina est une gamine espiègle quand elle n’est pas sous la houlette soularde de son père. Jeune fille, elle est pleine de fantaisie. On rit, par équilibre avec le solide mais trop sérieux Jean-Louis. Même les vaches ont leur personnalité. Un délicat roman autobiographique émaillé de patois savoyard d’une femme auteur de probablement 73 ans aujourd’hui qui se souvient. Tendresse, humour, travail, dans une famille recomposée et sur une petite patrie montagnarde. J’aime bien ce roman-vérité, jamais misérable.

Lucette Blanchet, Là-haut, octobre 2012, éditions Baudelaire, 441 pages, €22.80

De très nombreuses corrections restent à faire… La faute systématique à balade (qui promène) écrite ballade (qui se chante) ! Des lettres inadéquates (mal lues sur manuscrit ?), des mots incompréhensibles (« parquet d’amour » p. 306 pour « paquet » ?), le systématique point d’interrogation après qui en plein milieu des phrases, et même un paragraphe entier redoublé p.250 ! Le lexique des mots patois aurait gagné à être complété et mis tout simplement par ordre alphabétique. Il semble que l’éditeur ne se charge en rien des corrections (trop cher ?) – c’est bien dommage.

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Ascension du Rhat

Nous nous levons à 5 h, avec le jour ou presque. Les sacs de jour ont été allégés hier soir de tout ce qu’il était possible d’enlever en prévision de l’ascension d’aujourd’hui. Nous montons vers le djebel Rhat, qui culmine à 3797 m au-dessus de nous. La très longue approche est épuisante par le cumul de ses dénivelés (1800 m au total), mais aussi par ses cailloux qui rendent la marche difficile. Le calcaire délité part sous les pieds dans tous les sens, puis se constitue en pierrier aux blocs carrés peu agréables.

Nous déjeunons au col. Là, certains hésitent après les efforts de la matinée. C’est toujours la même question : pourquoi aller si haut alors que l’on est fatigué ? Qu’y a-t-il là-haut qui vaille de grimper ? Est-on vraiment capable de regretter de ne pas y monter avec les autres ? Sur sept, les deux vieux de 60 ans, plus Joëlle, décident de choisir la paresse. Ils vont directement au camp du soir avec Marie-Pierre. Les autres, Bernard, sa copine Corinne et moi, suivons Brahim, le guide berbère à la trentaine sportive. Il nous a rejoints hier soir seulement, après 12 h de mule, ne voulant pas rater les trois jours de mariage de son frère. C’est important ici le mariage, comme dans toutes les communautés rurales où les vaches et les femmes sont des richesses qui permettent de reproduire le patrimoine et la famille… On ne fait la fête que pour cela dans sa vie (lol pour les connes qui le prendraient au premier degré).

Nous prenons de l’eau de fonte dans une plaque de neige un peu plus haut que le col, pour ne pas en manquer dans les gourdes. Nous les pastillons soigneusement. La nouvelle première montée est épuisante. L’altitude joue à plein au-delà de 3000 m. Je retrouve un réflexe déjà expérimenté lors de ma première grimpée au Mont-Blanc avec mon ami Guillaume : respirer volontairement plus vite, en se forçant à ce rythme plus rapide. Dans les montées raides il faut aller lentement : un pas – inspirer, un autre pas – expirer. Nos pieds font sonner les plaques de schiste qui rendent un son vibrant comme du métal. Cailloux, cailloux, cailloux – les chemins en sont remplis dans toutes les randonnées ! La montagne, pour moi, reste liée à une odeur : celle de la crème solaire que je me passe sur le visage.

Nous mettons une heure cinquante pour monter au sommet du Rhat depuis le col. Nous découvrons un panorama d’arêtes sèches aux couleurs rose et sable. En fond de vallée, là où l’eau coule, l’étendue est parcourue de traînées vertes. Vers Ouarzazate se dessine un joli dégradé de pics. Une mer de nuages vient, depuis la plaine de Marrakech, déferler sur l’Atlas. Mais aucune pluie n’arrive aujourd’hui. Pour nous, au-dessus de toutes ces vicissitudes, le soleil reste de plomb. Au sommet il fait chaud, malgré quelques rafales de vent soudain. Bernard sort de son sac une fiasque de Southern Confort, une liqueur au whisky dont le goût ressemble un peu à ce qui garnit les œufs de Pâques de l’enfance. Ce n’est pas bon, mais il veut fêter cela : son premier 3800 m !

Le retour est hilarant par les pierriers que l’on aborde comme en ski, par des sauts de godille. Attention de ne pas « parpiner », comme dit souvent Marie-Pierre pour signifier « faire rouler des pierres sur les suivants ». Ce n’est pas l’alcool qui nous rend joyeux, mais l’aventure. Avoir été au sommet, avoir contemplé le ciel pur, avoir respiré l’air raréfié des hautes altitudes, tout cela nous enivre un peu. Nous sommes crevés le soir. Cette journée a été dure, mais nous a rendus heureux. L’effort est un plaisir lorsqu’il a un but. Les jambes, ça va. Mon entraînement sportif m’a bien préparé. Mais j’ai chaud sous la plante des pieds et les chevilles, je le sens, ont travaillé.

Le campement est établi sur la pente, à Imazayn, vers 2600 m. Je mange à genoux, assis à la japonaise, ou à la berbère. La position genoux croisés ne me convient pas pour la digestion. Nous voyons depuis la tente le coucher de soleil rose sur le Rhat. Il fait froid et la fatigue s’ajoute au climat pour nous faire frissonner. Nous dînons de légumes divers cuits à l’étouffée avec un peu de graisse de mouton : patates, carottes, navets, courgettes, oignons. C’est une cuisine délicieuse, avec tout le suc du mijoté. Nous allons nous coucher tôt ce soir.

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Claudie Gallay, Les Déferlantes

Le roman populaire a ses lettres de noblesse, que l’on pense aux ‘Misérables’ du ViH ou aux ‘Mystères de Paris’ du père Eugène. ‘Les Déferlantes’ sont de cette veine : il s’agit d’un bon roman populaire d’aujourd’hui dans lignée de Bernard Clavel.

Les ingrédients d’un tel succès sont :

• la longueur du livre qui permet d’apprivoiser les personnages ;

• les chapitres courts qui apportent chacun quelque chose comme dans une intrigue policière ;

• un mystère qui peu à peu se dévoile (on comprend avant la fin mais ce n’est pas grave) ;

• un décor intemporel qui fait peur : au XIXè siècle « la ville », aujourd’hui « la campagne » – on n’a plus l’habitude de ce désert sentimental et relationnel ;

• les instincts, les passions et les idées qui surgissent comme toujours – mais se débattent dans les pauvres crânes limités des êtres.

‘Les Déferlantes’ commence un jour de tempête où une tôle frôle la narratrice, se contentant de lui écorcher la joue. La crise fait surgir un mystérieux Lambert venu d’ailleurs qui erre sur la digue et interroge les gens, est-il déjà venu ? La narratrice est appelée la Griffue parce qu’elle habite une masure au bord des déferlantes – pas normale, donc. Elle compte les oiseaux, vient de la ville mais s’est fondue dans le paysage, bien que couve en elle ce manque de Lui, amant aimé trop tôt disparu. Raphaël, le sculpteur possédé du manque, cherche à le combler pour en saisir la jouissance dans des œuvres torturées qui vous prennent à la gorge, il sera bientôt reconnu. Sa sœur Morgane, désormais trente ans, erre de garçon en garçon sans jamais se fixer, hébétée du manque parental lié à son enfance de fonctionnaires bobos. Lili la tenancière de bar a manqué de père, lui-même marié sans amour alors qu’une autre avait son cœur mais que la pression sociale a empêché d’épouser. Nan, son élue, a vu sa famille sombrer d’un coup lors d’un naufrage quand elle avait huit ans, elle a toujours manqué d’amour, vide d’enfants, esseulée.

Le Cotentin des villages est un monde d’entre-deux, terre/mer, passé/présent, réel/fantastique. Les personnages de ‘La Déferlante’ sont des gens du vide, accrochés à nulle part, un trou perpétuel en eux qui les fait se mouvoir, s’attirer et se haïr.

Durant la cicatrisation de l’écorchure de tôle, les événements vont bouleverser l’existence de tous avant de guérir eux aussi. L’auteur observe en éthologue la vie des bêtes, sa narratrice erre sur les falaises de la Hague en Cotentin pour compter les oiseaux. Cette position de base lui permet de voir la vie des sales bêtes que sont les humains, hommes, femmes et enfants. Car nous sommes loin de l’idéalisme bobo du tout le monde il est beau et gentil :

  • la campagne, c’est dur ; la mer, ça tue ;
  • la nature c’est baiser, se haïr, s’aimer;
  • les oiseaux, tous d’instinct, sont parfois plus humains que ces animaux que sont les hommes; les chats donnent plus d’affection que les femmes ; les vaches vêlent mieux que les travailleuses et s’occupent mieux de leurs petits que les hommes…

Heureusement, les humains interagissent les uns sur les autres dans l’engrenage du mal comme du bien. C’est toute la société superstitieuse des campagnes qui a isolé Nan dans le deuil perpétuel, regardant d’un sale œil ses velléités de se lier ou de se marier. La société des campagnes, païenne, bêtasse et accrochée au qu’en-dira-t-on, a forgé un destin… Un jour de grand vent jadis, le phare s’est éteint et un voilier à chaviré. Seuls deux corps ont été repêchés, le dernier enfant du couple de plaisanciers a disparu.

Tout le monde sait pourquoi le phare s’est éteint et personne ne dit rien. Pas plus au frère survivant qui n’était pas parti en mer. La société est un destin, donc un non-dit. Personne ne réfléchit sur les conséquences, préférant se garder du regard des autres. Dès lors, le drame devient tragédie, écrite depuis les premiers temps du monde. La bêtise, l’inconscience, créent des événements qui s’enchaînent jusqu’à ce qu’une « crise » – ici la tempête – ne viennent dénouer les fils tendus au paroxysme. Nan la folle qui cherche toujours ses disparus reconnaît quelqu’un. Est-ce vraiment folie ? Et de fil en aiguille, la tapisserie s’anime. Jusqu’à l’apothéose finale, lentement mais habilement amenée.

Il y aura un dénouement. Il sera moral, il apaisera les malades et élèvera les gens vers une certaine spiritualité. C’est cela aussi qui fait un roman populaire, cette leçon que le destin peut se renverser sur l’initiative de quelques plus curieux ou plus courageux, ceux qui n’acceptent pas les choses telles qu’elles sont.

Chapitres courts, très courts, langage direct et familier, très familier, sentiments au ras des tripes sans jamais s’étendre par peur de lasser ou par limitation intellectuelle des personnages – le roman est très bien fait. Réussi. Un bon roman populaire dont je me suis délecté !

Claudie Gallay, Les Déferlantes, 2008, poche J’ai lu mai 2010, 539 pages, 7.60€ – Grand prix des lectrices de ‘Elle’ !

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