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Irène Némirovsky, Chaleur du sang

Un manuscrit retrouvé dans une malle, et les œuvres se multiplient. Irène Némirovsky a été écrivaine, mais toutes ses publications posthumes ne sont pas abouties. En témoigne ce très court roman pas revu, écrit à la diable, où les merles comme les grenouillent « crient » alors qu’il existe un mot précis en français pour chacun de ces animaux.

Reste une histoire à personnages, dans un décor bien planté, avec une intrigue quasi policière qui ne se résout qu’à la fin.

Une histoire de couples avec l’inévitable trio du mari, de la femme, de l’amant, le mari trop vieux mais riche, la femme trop jeune qui a fui sa condition précédente pour accéder à un statut, l’amant jeune et énergique, beau à tomber.

Le décor est paysan, dans cette Auvergne du centre géographique et mental de la France, qui a donné tant de présidents de la République ou du Conseil. Des paysans madrés, égoïstes, cancaniers, avares, qui ne considèrent les gens que par leurs hectares de terres et les filles que comme de bonnes poulinières.

L’intrigue est la mort, par une nuit de lune, de Jean, l’époux de Colette, fille du couple François et Hélène, sur la passerelle de son moulin. Il s’est noyé. Car on ne sait jamais nager, chez les glébeux, on a horreur de l’eau dans cette Auvergne, déjà se laver et se raser le dimanche est tout un foin !

Quelqu’un l’a-t-il poussé ? Oui, déclare un jeune apprenti de 16 ans, tout neuf et échauffé par le vin. Il a vu deux hommes se battre et a reconnu le Jean, mais ne sait pas qui est l’autre. La rumeur court, elle court beaucoup à la campagne, que ce serait le beau Marc, l’amant de Colette mais aussi de Brigitte. Laquelle est une enfant trouvée qui a été adoptée, et mariée à un vieux qui tarde à crever.

François et Hélène apparaissent comme le couple idéal qui s’entend bien depuis plus de vingt ans. Ils ont quatre enfants, Colette l’aînée qui vient de se marier au fils du propriétaire du moulin un peu effacé mais travailleur, et trois garçons de 15, 13 et 9 ans. Les autres couples sont bancals : celui de Brigitte avec le vieux maquignon Declos, celui de Colette avec le jeune mais faible Jean. Sauf que l’apparence cache la réalité. Seuls les couples mal venus aux yeux des autres sont vrais ; le couple idéalisé cache une faille de taille. Impossible d’en dire plus sans dévoiler la fin.

L’histoire est contée par Silvio, surnom de jeune homme fringuant pour Sylvestre, le cousin d’Hélène et les garçons. Car Silvio est resté célibataire mais n’en a pas moins aimé durant sa splendide jeunesse. Il était lui aussi énergique, beau, aventureux, il comprend les passions et les désirs, la « chaleur du sang ». Aujourd’hui sur le déclin, il n’aspire qu’à la paix et, quand la jeunesse vient lui demander conseil, il la renvoie à sa conscience ; il a bien assez à faire avec ses souvenirs.

L’autrice, juive russe immigrée issue d’un couple désuni, noceuse et bosseuse selon sa wikibiographie, a publié un premier roman en français à 22 ans avant de percer avec David Golder en 1929, le portrait des Juifs nouveaux riches. Son couple est trop dépensier et elle doit publier sans cesse, du rapide, du court, du vendeur. Malgré sa conversion au catholicisme, elle est considérée comme Juive et naturalisée de papier. Aussi le couple et leurs deux filles fuient-ils en 1940 à Issy-l’Évêque, aux confins de la Nièvre et de la Saône-et-Loire, décor du roman.

Si elle va au galop, pressée par l’Occupation (dénoncée par un glébeux, elle est morte à Auschwitz à 39 ans, en 1942), elle livre une tempête de pulsions dans une société réputée immobile où la terre est censée ne pas mentir (selon le mot du maréchal cacochyme, chef de l’État à l’époque après un coup d’État légal). Non, ce n’« était pas mieux avant ! Et surtout pas dans ces campagnes que les citadins en chambre célèbrent à l’envi aujourd’hui, eux qui n’ont jamais vu une vache autrement que dans les Salons parisiens où, chaque année, les industriels productivistes à la terre amènent en camion leur meilleur cheptel. En mettant à jour l’âme humaine sous les dehors sociaux, Irène Némirovsky démasque ces paysans du Centre, le cœur de la France.

Irène Némirovsky, Chaleur du sang, 1932, Folio 2008, 197 pages, €7,40, e-book Kindle €6,49

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Irène Némirovsky déjà chroniquée sur ce blog

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Michel Bataille, L’arbre de Noël

Il est curieux de lire un demi-siècle plus tard ce roman d’un neveu de Georges Bataille qui a manqué de peu le prix Goncourt, ex-æquo aux deux premiers tours et battu au troisième tour. Ce qui montre que ce prix est de circonstance. Car ce roman traite de deux sujets qui préoccupaient diablement la fin des années soixante : la bombe et les relations père-fils.

Laurent est veuf, sa femme est morte de maladie et il élève seul son fils Pascal, désormais 10 ans. Lors de vacances avec lui en Corse, où ils dorment dans la belle voiture anglaise aux sièges rabattant (probablement une Jaguar), ils naviguent en slip sur un petit zodiac dans une crique belle comme en Polynésie. Cette référence n’est pas là par hasard… Un avion explose en vol très au-dessus d’eux, mais un parachute en sort et amerrit à une dizaine de mètres de leur bateau. Il porte un cylindre métallique qui se révélera être une bombe nucléaire – comme celles des essais français de Mururoa en Polynésie.

De retour à Paris, Laurent envoie son fils dans un camp de louveteaux au bord d’un lac d’Auvergne, non loin de l’endroit où il a acheté un château médiéval aux quatre tours ronde, les Tours d’Hérode. L’enfant s’amuse mais a vite froid ; il est rapatrié par un prêtre qui rentre à Paris, à cette époque où les religieux catholiques ne sont pas encore soupçonnés d’abuser des petits garçons. Examens médicaux faits, il s’avère que Pascal a été contaminé, mais pas son père. L’enfant de 10 ans est atteint d’une « leucose » dit l’auteur, terme qui s’applique aux animaux. Il s’agit plutôt d’une leucémie, mais Michel Bataille aime à croire aux liens profonds entre le garçon et les loups.

En effet, Pascal n’a plus que trois mois à vivre et il le sait, ayant l’oreille qui traîne, comme tous les enfants. A Noël, il ne sera plus. Il est indifférent à la mort, comme les loups qui ne vivent qu’au présent. Comme eux, il est un prédateur de la vie, en symbiose avec la nature. Ce pourquoi il adore le château en pleine forêt, à mille mètres d’altitude, avec Verdun en régisseur, ex-compagnon de résistance de son père, et Marinette qui vient faire la cuisine et le ménage. Des taiseux, des Auvergnats, des éternels.

Laurent, le père, est bouleversé d’apprendre la nouvelle. Il se met alors en retrait de son agence de publicité – le comble de la société de consommation pour les années soixante – pour passer entièrement les mois restants avec son fils. Ils s’exilent loin de tout au château. Là, les désirs de l’enfant sont des ordres. Il veut conduire un tracteur bleu ? On achète le tracteur. Il veut chercher le trésor du château ? On va chercher pelles et pioches. On découvre un souterrain qui mène au chenil ? Il faut des loups. Qu’à cela ne tienne, Verdun et Laurent vont voler le couple de loups du zoo de Vincennes. Qui sont vite apprivoisés et sauvent même le gamin d’un cheval fou. Tout est fait pour le bonheur des derniers instants.

Un sapin de Noël est coupé dans la forêt par Verdun et décoré avec Pascal. Des cadeaux sont achetés, comme d’habitude. Et puis Laurent est pris du désir violent d’aller téléphoner à Victoire, sa petite amie avec qui il a eu une relation durant le camp de louveteaux de Pascal. Il part en ville. Lorsqu’il revient, il entend un hurlement de loup. Il se précipite, Pascal est mort – brutalement, comme prévu. Mais heureux.

Jolie histoire mais qui contient tellement d’invraisemblances qu’elle est plutôt un conte de Noël. Contre la bombe et la guerre ; contre la mise en danger des innocents ; pour la relation intime entre père et fils. Pas « trop » intime, ce pourquoi Victoire est introduite dans l’histoire, même si Pascal couche un soir « quasi nu » avec son père – parce qu’il a pissé au lit (symptôme de sa leucémie).

L’auteur s’inspire de l’accident nucléaire de Palomares, survenue l’année précédente au-dessus de la mer Méditerranée, au large des côtes espagnoles. Deux avions de guerre américains, un bombardier et son ravitailleur, sont entrés en collision et ont explosé en vol, lâchant quatre bombes H dans la nature. Aucune n’a « explosé » comme à Hiroshima mais leurs détonants conventionnels, destinés à les déclencher, ont dispersé le plutonium sur 250 hectares. Une bombe est tombée en mer, via son parachute, mais elle n’a rien contaminé, restant fermée. D’ailleurs, comment l’enfant serait-il empoisonné, fût-il presque nu sur le bateau, alors que son père dans le même bateau ne l’est pas ? (Ce pourquoi le film le met en plongée à ce moment-là).

La capture des loups comme si de rien n’était, à l’aide d’un gros sac comme dans les contes, n’est pas vraisemblable, pas plus que leur apprivoisement quasi instantané. Le « réalisme » exigé des romans aspirant au prix Goncourt n’est pas respecté, c’est peut-être ce qui a entraîné la décision finale de l’attribuer à La Marge d’André Pieyre de Mandiargues, malgré le poids émotionnel de l’histoire.

Car il s’agit d’une belle histoire : une histoire d’amour filial profond, bien dans l’air du temps en cette après-guerre persistante qui se mettait à aimer les enfants (d’où le baby boom) et à souhaiter des relations humaines moins conflictuelles que la méfiance et la haine réciproque des années d’Occupation et de Résistance. Une histoire d’utopie aussi, un rêve de paix universelle et de réconciliation avec la nature, thèmes dans l’air du temps qui allaient exploser en mai 68.

Même s’il ne reste pas comme une œuvre littéraire classique (il n’est pas réédité), le roman est cependant bien écrit, il obtient la Plume d’or du Figaro littéraire. Il est fait pour l’âge du rêve, celui des adolescents.

Un film de Terence Young avec William Holden dans le rôle du père, Brook Fuller (11 ans) dans le rôle de l’enfant et Bourvil dans le rôle de Verdun l’a adapté au cinéma en 1969. Pas un grand film mais un conte familial confit dans l’émotion, qui a ses amateurs.

Michel Bataille, L’arbre de Noël, 1967, Pocket 1988, 249 pages, occasion €1,47

DVD L’arbre de Noël, Terence Young, 1969, avec William Holden, Bourvil, Brook Fuller, LCJ Editions & Productions, 1h30, €10,47

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Jean Anglade, Le saintier

Un saintier est celui qui fond les cloches. La cloche se disait sin ou sain, tiré du latin signum qui a donné signal. Toc-sin signifie toquer le signal, autrement dit sonner la cloche. Être saintier est un métier spécialisé car les proportions de cuivre et d’étain pour faire résonner le bronze selon la dimension de la cloche sont empiriques, tout comme la confection du moule avec de l’argile, de la paille et du crottin de cheval, ou encore le moulage qui exige une température du métal suffisante et le démoulage des précautions de refroidissement. En bref, être saintier n’est pas à la portée de n’importe qui. Le métier se transmet de père en fils et petit-fils, comme tous les arts industrieux.

Jean Anglade, instit féru de terroir ayant œuvré aux confins du Puy-de-Dôme avant d’agréger l’italien, raconte ici l’histoire de la vraie famille Mosnier, fondeurs de cloches du XVIIIe siècle, de Louis XIV à la fin de Louis XV. Leurs ancêtres ont fondu des cloches durant trois siècles mais l’auteur n’en prend que la fin. Les Mosnier ont réellement existé mais leur histoire est romancée, de multiples détails du temps sont ajoutés à plaisir.

Le plus extraordinaire mais vrai est cette rencontre de deux Russes venus comme ouvriers s’initier aux cloches auprès de ces spécialistes reconnus, dont un géant prénommé Piotr. Il se révélera Pierre 1er de Russie, Pierre le Grand, venu incognito faire un tour en Europe pour espionner les techniques qu’il voulait introduire dans son pays rétrograde. Il sera enchanté des Mosnier, fera sauter les petits-enfants en l’air comme il le faisait à son fils Alexis, retournera en Russie puis reviendra à la cour de Louis XV où il prendra dans ses bras le roi enfant de 7 ans au grand dam de la cour. Il fera inviter les Mosnier à Versailles et leur proposera de venir œuvrer un temps en Russie.

Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, alors que le travail manque en France car chaque église a ses cloches et les réparations sont rares, que quatre membres de la famille vont faire le voyage de deux mois jusqu’à Moscou. Le tsar est mort mais son ambassadeur cacochyme se souvient d’eux et les recommande. Ils vont notamment fondre avec toute une équipe le Czar Kolokol, la plus grosse cloche du monde voulue par les Russes – qui veulent avoir les plus gros de tout depuis tout temps, par complexe d’infériorité (Poutine voudra la plus grosse bombe H, le plus gros missile, la plus rapide torpille et ainsi de suite). Les Mosnier travailleront une année et reviendront avec un pécule. Pendant ce temps, le reste de la famille a vécu de cultiver la terre, élever les bêtes, tresser des paniers, toute cette activité complémentaire indispensable à un métier épisodique.

Au retour, l’irascible Germain, qui n’a jamais aimé son fils de désormais 17 ans, le tue accidentellement de deux coups de pistolet dans une colère homérique devant toute la famille attablée. Le garçon a toujours refusé de faire la cloche mais préféré observer les plantes et soigner les animaux. Parce que son père veut obstinément l’emmener en périple pour fondre une cloche à Poitiers et faire de lui un saintier contre sa volonté, il décide de s’engager dans l’armée de Louis XV tout seul, sans son autorisation. Le vieux se prend pour Dieu le Père et le châtie – mais se repend (un peu tard) de ce péché. Il se rend mais la justice sera clémente car, en ce temps, la Bible dicte les lois et celles de l’Ancien testament règnent.

La famille en sera comme ébouillantée, elle perdra son art faute de pouvoir retravailler ensemble, et la Révolution viendra qui abattra les cloches et rayera le métier de la carte des artisans.

Jean Anglade est un conteur et, même si ce qu’il conte n’est pas toujours la réalité exacte et vécue, il brode assez pour le faire croire. Ce livre d’hommage au terroir et aux vieux métiers se lit très bien, les amours paysannes et les pères contrariés sont tout à fait dans l’air d’Ancien régime.

Jean Anglade, Le saintier, 1997, Pocket 2012, 324 Pages, €12.00 e-book Kindle €12.99 occasion €2.83

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Être et avoir de Nicolas Philibert

Le début des années 2000 voit naître encore un film où se mire la nostalgie française. Quelle était donc belle, l’école sous la IIIe République ! En province profonde – un village dans la région de Clermont-Ferrand, le « bon vieux temps » subsiste encore avec un sens un enseignement à l’ancienne, personnalisé et breveté. Quel âge d’or que cet âge de l’enfance et de l’insouciance ! Le maître se doit d’être attentif et érudit comme le philosophe de la République. N’est-on pas là dans le monde des dieux ?

Las ! L’entrée en sixième sonne comme l’entrée en mondialisation. Il faut quitter l’étroit terroir d’Auvergne à classe unique de treize élèves de 4 à 10 ans pour aller à la ville dans un collège s’entasser entre pairs. Le territoire urbain est loin de la campagne villageoise, il apparaît son inverse, anonyme et trépidant. La société le craint comme les élèves.

Je ne trouve rien d’étonnant à ce que ce film documentaire ait été un succès. Il décrit un monde mythique qui n’a jamais existé, sauf dans les souvenirs embellis et dans les conservatoires d’endroits reculés – à condition d’être sous l’œil de la caméra. Il y a là tous les ingrédients du consensus contemporain : la verte glèbe, la tranquille vie rurale, les savoirs pratiques révérés et quasi inaccessibles sans la médiation du prêtre bienveillant, celui « qui sait », et une communauté où tous se connaissent. Il y a aussi un hymne franchouillard à nos « chers services publics » : le ramassage scolaire, l’école républicaine, la poste qui relie, la SNCF qui désenclave, le collège qui élève.

Tout le reste, ce qui fait quand même l’essentiel du quotidien moderne, est occulté : pas de commerce, pas de télé, aucun contact avec le vaste monde. Ni Africain ni Maghrébin dans l’école, seulement deux petits Vietnamiens adoptés, « recueillis » nous dit-on et accueillis « comme les autres » à l’école. Comme les autres ? Nous avons droit à de gros plans sur « l’impassibilité asiatique » et la « débrouillardise technique » de la petite fille à la photocopieuse. De quoi bien conforter les stéréotypes de la France paysanne.

L’instituteur lui-même, qui paraît sympathique et attentif aux enfants, est un acteur en représentation. Pas un mot plus haut que l’autre, une pédagogie modèle de manuel, un pedigree social sans tache. Fils d’ouvrier immigré – mais espagnol et intégré – Monsieur Lopez est un élève méritant ayant la vocation de transmettre, il pédagogise sans cesse et garde un ton égal. N’en jetez plus ! On ne sait rien de sa vie après l’école, ni pourquoi il ne s’est jamais marié, ni ce qu’il fait de ses (longs) congés. Seule sa voiture, une grosse Audi incongrue dans cette campagne reculée, montre quelque vanité petite-bourgeoise de paraître, une fierté de statut acquis par son savoir, bien légitime, mais qui jure quand même avec le ton sacerdotal avec lequel il parle de son métier.

Quant au montage, le parallèle fait par les images entre les écoliers et les vaches apparaît plutôt lourd. Il n’y a pas qu’une scène qui montre les bovins en troupeau, guidés, nourris puis traits par leurs maîtres. Il n’y a pas qu’une scène qui montre de même les écoliers entassés dans le car de ramassage ou le train vers la ville, guidés vers l’école–étable, nourris à la cantine–mangeoire ou sur les prés du pique-nique, sous la houlette de leur maître…

Dans cette France bien profonde, la société aime ses vaches et ses enfants, seul le degré d’émotion change des uns aux autres. Mais le sentiment qui assure un succès médiatique ne saurait à lui seul faire un bon film. Les enfants sont touchants et l’instituteur un saint, le passage des saisons avoue le temps qui passe et les rudes travaux disent le monde adulte, mais la scène est trop belle pour être vraie et ce serait mentir que de croire en cette France éternelle avec son maître idyllique qui apprend avec patience aux enfants les vraies valeurs. Si l’on est pris par le film, un peu de recul est nécessaire. Il est plus une romance qu’un « documentaire » réaliste.

DVD Être et avoir, Nicolas Philibert, 2002, France télévision distribution 2016, 1h44, €5.95 blu-ray €12.02

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Jeux interdits de René Clément

L’enfance, la guerre, la mort ; la France, l’exode, la défaite – ce sont ces trois thèmes qui reviennent en boucle dans cette histoire de l’an 40, dont les Français « se fichent » selon leur proverbiale bêtise.

Une petite fille de 5 ans, Paulette (Brigitte Fossey, 6 ans) voit ses parents mitraillés par un stuka allemand sur la route de l’exode où l’auto de Parisien parentale a rendu l’âme. Ce sont le papa et la maman de Brigitte qui ont joué les victimes dans le film. Elle court après son petit chien, forçant ses parents à la suivre – et à mourir. Tout comme le chien. Car l’enfant blonde porte la mort en elle : ses parents, son chien, le cheval affolé qu’elle suit qui tue le fils aîné des paysans… Une réminiscence inconsciente peut-être des brutes blondes qui envahissaient le pays livré à l’impéritie contente d’elle-même des vieilles badernes et à la lâcheté de sa bourgeoisie. Il aurait fallu poser la question à l’auteur du scénario, François Boyer qui en fit un roman, Les Jeux inconnus, réédité sous le titre du film au vu de son succès.

Il n’y a rien « d’interdit » à vivre son enfance, à récuser la mort, à aimer par résilience quiconque se présente et s’intéresse à vous. Et pourtant si : la fin en témoigne, poignante d’abandon dans une France en proie au chaos et à l’égoïsme. Car ils ne sont pas beaux, les Français de 40 : des fuyards pressés qui marchent sur les retardataires aux pécores bornés par leur petite existence et par la haine du voisin, jusqu’à l’indifférence des « sœurs » de la Croix rouge qui collent une étiquette sur une enfant comme on tamponne un dossier.

Paulette rencontre Michel (Georges Poujouly, 11 ans) quelque part en Auvergne (le père lit La Montagne). C’est un garçon de 10 ans déluré mais gentil, petit dernier d’une portée fermière aux trois garçons et deux filles. Le gamin garde les vaches, court partout pieds nus dans ses godasses et débraillé, ébouriffé et les mains sales. Mais ce gavroche populaire est pleinement dans la vie, le cœur débordant de générosité. Il adopte la blondeur et les yeux clairs de la fillette tombée du ciel par les stukas ; il la console, l’écoute, joue avec elle.

La première chose est d’enterrer son chien, jeté au ruisseau par une matrone frustre, juchée sur sa charrette en fuite tandis que son homme la tire. Elle n’en veut pas, de cette bouche à nourrir, confite en égoïsme frileux, mais le mari l’a prise, attendri, et elle doit faire avec. Sauf qu’une auto trop pressée coince la carriole au bord d’un pont et que Paulette, qui ne se sent pas accueillie, s’enfuit entre les jambes des fuyards pour atteindre son chien qui dérive au fil du courant. C’est avec la bête morte dans les bras que Michel la découvre, poursuivant une vache folle. Il la ramène à la maison et entre avec elle dans le monde imaginaire de l’enterrement.

En ces années d’ignorance et de dressage, la France éduque ses enfants par la trique et le par-cœur (cela n’avait guère changé encore dans les années soixante). Michel est bon élève au catéchisme, sans croire vraiment qu’il y ait un Dieu tel qu’on le décrit, et il récite son par-cœur sans en penser un seul mot. Comme ses parents et ses frères ou sœurs sont encore plus ignares et indifférents que lui, il se venge de l’autoritarisme paternel en mélangeant exprès les prières. Il n’y a que lorsque son frère aîné (Jacques Marin) est au plus mal et crache le sang dernier qu’il remet à l’endroit les paroles, par superstition, comme si elles avaient un pouvoir. Pour lui comme pour les adultes et pour le curé, la croix, « qu’est-ce que c’est ? – Ben, c’est l’bon Dieu ! ».

Pour Paulette, il faut donc une croix pour son chien et, afin qu’il ne reste pas seul dans son trou comme les humains enterrés à la va-vite « hop, comme des chiens ! », il faut enterrer d’autres animaux morts : un cafard qui passait par là « ça pue ! », un poussin que Michel est allé voler chez les voisins Gouard et a ramené à même sa peau sous la chemise, un « verre de terre », un hérisson, un loir et ainsi de suite. Pour cela il faut des croix et encore des croix.

Comme son père (Lucien Hubert) l’a taloché pour avoir usé du marteau dans la maison alors que son frère agonisait et qu’il a entrepris de clouer une croix « dans la maison d’un mourant, ça porte malheur ! », il faut les voler. Au-dessus du corbillard, dans le cimetière, dans l’église même – au risque de se faire prendre par le curé (Louis Saintève), ce qui ne manque pas d’arriver. Nouvelles taloches – on battait beaucoup les enfants dans la France autoritaire et mesquine jusque dans les années 1980. Mais le comble est la croix du frère, à peine enterré, que Michel a transporté avec la brouette. Le père accuse les Gouard, les voisins haïs par jalousie parce que le vieux a été médaillé de sauvetage et que le fils est parti à la guerre alors que les siens ne sont pas assez bons et réformés. Les deux pater familias (Lucien Hubert et André Wasley) se battent en plein cimetière, roulant jusque dans une tombe ouverte jusqu’à ce que le curé vienne les séparer.

Lorsque les gendarmes arrivent à leur ferme, la famille croit que c’est sur plainte des Gouard, mais c’est seulement parce qu’ils ont entendu parler de Paulette et qu’ils viennent la chercher pour la confier à la Croix rouge. Au grand désespoir de Michel, naïvement amoureux de la petite ; elle ne veut pas le quitter, comme tous les enfants petits qui s’attachent à la première figure qui s’intéresse à eux quand les parents ne sont plus là. Le père promet de la garder mais c’est une promesse en l’air, comme les Français autoritaires et mesquins en faisaient aux enfants jusque dans les années 1980. Paulette est enlevée et Michel, au désespoir, jette toutes les croix volées dans la rivière qui passe sous le moulin. Les deux enfants ne se reverront jamais et le monde imaginaire qu’ils ont créé avec leur jeu sera désormais « interdit ». Les Français, autoritaires et mesquins, adorent « interdire » encore aujourd’hui, des gens de gauche aux gens de droite, des religions aux réseaux sociaux, jusque dans l’université où avoir « dit » un mot tabou ou commis ce qui est devenu « un crime » un demi-siècle plus tard vous « interdit » à jamais de parler.

Ce film simple et cru arrachait des larmes aux adolescents des années 1960 et 1970, je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui (avec le cynisme narcissique ambiant, j’en doute un  peu). L’arrangement à la guitare de Narciso Yepes devenu une scie des premiers pas en guitare, un instrument fort à la mode dans ces mêmes années, jouait pour beaucoup. Il reste la perte de l’innocence et une belle histoire d’amour plus fort que la mort dans une France en loques à la moitié du siècle précédent. La lumineuse Brigitte Fossey a commencé à 6 ans sa carrière, étant même présentée à la reine Elisabeth, tandis que son compère Georges Poujouly a grandi en muscles mais guère en notoriété, son principal film ayant été à 17 ans Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle.

Lion de Saint-Marc à la Biennale de Venise 1952

DVD Jeux interdits, René Clément, 1952, avec Georges Poujouly, Brigitte Fossey, Lucien Hubert, Laurence Badie, Suzanne Courtal, Jacques Marin, Marcel Mérovée, Louis Saintève, André Wasley, StudioCanal 2009, 1h21, €8.61

François Boyer, Jeux interdits (Les jeux inconnus), 1947, Folio 1973, 149 pages, €6.80

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