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Nietzsche raille les « hommes sublimes » et les héros fascistes

Le fascisme n’existait pas encore à l’époque de Nietzsche (mort en 1900) mais il était en germe dans les nationalismes qui bouillonnaient depuis les révolutions du XVIIIe siècle. Le pangermanisme de la Grossdeutschland, le patriotisme italien 1830 de Mazzini (qui deviendra fascisme après la Première guerre mondiale avec Mussolini) s’agitaient du temps de Nietzsche. Le calviniste strict Thomas Carlyle, chantre du héros qui « doit se faire le trait d’union entre (les hommes) et le monde invisible et sacré » publie en 1841 On Heroes, Hero-Worship and the Heroic in History (Les Héros, le culte des héros et l’héroïque dans l’Histoire). Nietzsche pourfend toute cette pose « sublime ».

« J’ai vu aujourd’hui un homme sublime, un homme solennel, un pénitent de l’esprit. Oh ! comme mon âme a ri de sa laideur ! » Car, pour Nietzsche, le sublime n’est pas la grandeur, ni le héros un maître qui s’est maîtrisé. « Il n’a encore appris ni le rire ni la beauté, l’air sombre ce chasseur est revenu de la forêt de la connaissance. Il est rentré de la lutte avec des bêtes sauvages : mais sa gravité reflète encore une bête sauvage – une bête insurmontée ! Il demeure là, comme un tigre qui va bondir, mais je n’aime pas les âmes tendues comme la sienne. » L’habit ne fait pas le moine, l’attitude ne fait pas le grand homme. Le théâtre du sublime, pose romantique par excellence tellement mise en scène par un Victor Hugo, n’est qu’une pose, pas le fond de l’être.

L’attitude doit être surmontée pour devenir naturelle. C’est alors que le sublime devient grand. Pas avant. « S’il se fatiguait de sa sublimité, cet homme sublime, c’est alors seulement que commencerait sa beauté – et c’est alors seulement que je voudrais le goûter et lui trouver de la saveur. Ce n’est que lorsqu’il se détournera de lui-même, qu’il franchira son ombre, et, en vérité, ce sera pour sauter dans son soleil. » Il deviendra lui-même lorsqu’il incarnera ce qui n’est alors que son image, son ombre, ce qu’il voudrait être sans pouvoir l’accomplir.

Car l’homme grand est celui qui se surmonte, pas celui qui prend une pose avantageuse à la télé ou dans les meetings. Au contraire, l’histrion politique n’est pas un grand homme mais un acteur de sa propre image. « Sa connaissance n’a pas encore appris à sourire et à être sans jalousie. Son flot de passion ne s’est pas encore apaisé dans la beauté. (…) La grâce fait partie de la générosité des grands esprits. » Mais c’est ce qu’il y a de plus dur, de quitter son image pour devenir soi ; de ne plus être un personnage mais un être réel. « C’est précisément pour le héros que la beauté est de toute chose la plus difficile. La beauté est insaisissable pour toute volonté violente. (…) Rester les muscles inactifs et la volonté dételée : c’est ce qu’il y a de plus difficile pour vous autres, hommes sublimes. »

Laisser être… tel est le secret de la sagesse – et de la volonté. Le désir vers la puissance est le principe de la vie mais il doit s’accomplir naturellement, pas le ventre noué, le cœur en chamade et l’esprit focalisé au point de ne plus rien voir d’autre que le pouvoir. La générosité, la bienveillance, sont un débordement de la force, pas un effort qu’il faut faire. « Quand la puissance se fait clémente et descend dans le visible : j’appelle beauté une telle condescendance. Je n’exige la beauté de personne autant que de toi, de toi qui est puissant, que ta bonté soit ta dernière victoire sur toi-même. » Car ce ne sont pas les débiles qui sont bons, faute de pouvoir être méchants : les bons sont ceux qui peuvent être bons parce qu’il en ont la force surnuméraire.

Comment ne pas penser à Mussolini et à ses poses avantageuses, « la poitrine bombée, dit Nietzsche de l’homme sublime, semblable à ceux qui aspirent de l’air » ? Comment ne pas songer à ces socialistes, sourcils froncés, à ces écolos « en urgence » permanente, qui se croient toujours les messagers de l’avenir ? Ou à ces prophètes de droite extrême qui se croient mandatés par « le peuple » et dont « l’action elle-même est encore une ombre projetée » sur eux. « Je goûte beaucoup chez lui, la nuque de taureau, dit encore Nietzsche de l’homme sublime, mais maintenant j’aimerais voir encore le regard de l’ange. Il faut aussi qu’il désapprenne sa volonté d’héroïsme, je veux qu’il soit un homme élevé et non pas seulement un homme sublime. »

Où l’on mesure combien Nietzsche était loin de ce qui deviendra le fascisme et le nazisme. Il voyait en la recherche de puissance le principe de la vie, mais une vie qui déborde en générosité, pas en contraintes de toutes sortes.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin

Paraît cette année un roman politique d’actualité qui a frôlé le prix Goncourt, malheureusement attribué au compassionnel et au féminisme de la diversité, selon la mauvaise tendance des élites vers le populisme médiocre. Le mage du Kremlin a autrement d’allure. Bien qu’écrit en 2021 avent la guerre en Ukraine, il ne donne pas moins que les clés psychologiques du comportement de Poutine, « le Tsar » comme il l’appelle.

L’auteur a été conseiller en communication du Président du Conseil italien Matteo Renzi avant d’être celui du vice-premier ministre Francesco Rutelli et de publier en 2009 un essai sur les spin-doctors nationaux-populistes, Les Ingénieurs du chaos (dont le meilleur exemple en action est dans l’excellente série politique Borgen). A 49 ans, né à Neuilly en France, il n’en a pas demandé la nationalité, étant déjà italien et suisse. Mais il enseigne à Science-Po Paris.

Poutine est devenu un national-populiste et ce roman, qui met de la vie dans l’essai politique, se consacre plus particulièrement à son conseiller en communication Vladimir Sourkov, sous le nom de Vadim Baranov. Ce russo-tchétchène a fait une école de théâtre et un master en économie avant de devenir le directeur des relations publiques d’une chaîne de télé puis de se ranger aux côtés du nouveau président Poutine de 1999 à 2013 comme « mage du Kremlin ». L’auteur expose comment Poutine est devenu Poutine, d’obscur fonctionnaire du contre-espionnage avec rang de lieutenant-colonel au titre suprême de président de la Fédération de Russie et Tsar absolu de ses sujets.

Pour lui, Vladimir Poutine est simple : il est « le pur exercice de la force » p.269, il suit « la même logique que la cour d’école où les brutes imposent leur loi et où la seule façon de se faire respecter c’est le coup de genou [dans les couilles] » p.205. Cela depuis les ruelles de Saint-Pétersbourg dans sa jeunesse à la guerre d’invasion de l’Ukraine, en passant par les attentats de 1999 dans la banlieue de Moscou attribués aux Tchétchènes malgré la découverte en flagrant délit d’agents du FSB quittant les lieux, la guerre impitoyable en Tchétchénie, le massacre des terroristes de Beslan et du grand théâtre de Moscou nonobstant les pertes de civils dont des enfants, la prédation éclair sur la Crimée en 2014. Poutine est un Russe, donc un ours, et il agit avec la brutalité et l’obstination du plantigrade. Il est donc proche du peuple, qui se reconnaît en lui, et entretient l’image de sa force par sa distance et par ses destitutions impitoyables d’oligarques.

Plus nationaliste que patriote, ce qui implique un sentiment de supériorité de sa propre civilisation et un certain mépris de celle des autres, Poutine est aussi moderne. Il ne regrette pas le bon vieux temps, ni celui des tsars, ni celui de l’URSS, seulement la grandeur de la Russie qu’il veut voir revenir. Il considère l’Occident comme un supermarché où chacun choisit les valeurs qu’il veut tandis que la Russie aspire à l’unité, tous rangés derrière son tsar, avec la religion et sa morale comme ciment de décence propre au peuple. Poutine est le Bienfaiteur de Zamiatine, il met en scène un théâtre d’avant-garde qui crée sa propre réalité au lieu de gérer celle qui est donnée. Dans Nous autres (qu’Empoli appelle Nous selon la nouvelle traduction 2017), publié en 1920 et interdit en 1923 en URSS, Zamiatine décrit un État totalitaire qui préfigure le 1984 d’Orwell. Le Bienfaiteur est celui qui sait mieux que vous ce qui est bon pour vous – et vous l’impose de force. Comme Poutine, persuadé que la démocratie et les libertés sont néfastes aux Russes, les deux parenthèses libérales de 1917 et de 1991 ayant abouti à l’anarchie.

Pour éviter ce sort funeste, les concepts clés de Baranov/Sourkov sont : « la démocratie souveraine » et « la verticale du pouvoir ».

Dans la démocratie souveraine, l’État s’impose au privé dans l’intérêt supérieur de la patrie et donne « le sens de la communauté » p.86 ; l’argent ou l’économie ne sont pas ses priorités. Sauf que la puissance sans l’économie qui va avec est vouée au déclin… La souveraineté consiste à se défendre et à attaquer sans se soucier des règles ; elle en établit à son profit et transgresse les traités signés si tel est son intérêt : d’où les « crimes de guerre », la torture, les viols, la destruction systématique des infrastructures civiles. Sauf que cela isole la Russie du monde entier, incite l’OTAN à se regrouper et se réarmer, et l’Ukraine à ériger un mur de haine à la place du mur de Berlin, ce qui n’est guère productif…

Ce concept explique le combat tout azimut contre l’Occident, considéré comme corrompu et décadent, la dépendance volontairement construite de l’Allemagne au gaz russe en achetant les vieux dirigeants comme Schröder, le veto à l’accroissement de la production de pétrole de l’OPEP en phase d’explosion du prix de l’énergie, la propagande antifrançaise en Afrique au prétexte de colonisation (mais qu’a fait l’empire russe depuis toujours ?), la manipulation de l’opinion par les influenceurs, le hacking des données politiques pour déstabiliser les élections américaines – dans les deux camps –, le probable sabotage des gazoducs nordiques, les tests limites du missile « égaré » en Pologne et les menaces voilées de contamination via la centrale nucléaire de Zaporijia. La victoire de la Russie en Ukraine sera peut-être de perpétuer le chaos suffisamment longtemps pour lasser les populations tant ukrainienne qu’occidentales – qui n’auront alors qu’une aspiration : un retour à l’ordre… qui sera russe.

La verticale du pouvoir exige un homme fort, un guide sûr dans le chaos. Poutine est « l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines » p.119. Lui a sélectionné une nouvelle élite, parfois affairiste mais inféodée au pouvoir – les autres étant éliminés, comme Berezovsky. « Notre chef-d’œuvre a été la construction d’une nouvelle élite qui concentre le maximum de pouvoir et le maximum de richesse. (…) Des hommes forts (…) Des personnages complets, capables d’utiliser toute la gamme des instruments qui servent à produire un impact sur la réalité : le pouvoir, l’argent, même la violence, quand cela est indispensable. (…) Une élite (…) qui semble venir directement d’un autre âge, du temps glorieux des patriciens de la Rome antique, celui des fondateurs d’empire de tous les temps » p.166. L’orgueil est de se croire devenir les personnages des rôles.

Quant à la société, elle subit, du moment qu’elle obtient l’ordre et un sentiment de grandeur de son pays. Il faut seulement aux politiciens « gérer le flux de la rage en évitant qu’elle s’accumule » p.156 – d’où les opérations antiterroristes en Tchétchénie, le soutien à Bachar el-Assad en Syrie, la main-basse sur la Crimée, les mercenaires Wagner, jusqu’à cet hubris d’agression contre l’Ukraine, pays frère, pays originel. Peut-être l’acte de trop ?

« Au cours des années, le Tsar avait repris avec patience le fil de l’histoire russe pour essayer de lui donner une cohérence. La Russie d’Alexandre Nevski, la Troisième Rome des patriarches, celle de Pierre le Grand, la Russie de Staline et celle d’aujourd’hui. En cela résidait la grandeur de Poutine, mais il avait ensuite cédé à la tentation de trouver, dans la continuité de la force, la trame qu’il cherchait ; une intrigue dénuée de lumière, (…) qui partait des opritchniki d’Ivan le Terrible et, passant par la police secrète des tsars et la Tcheka de Staline, arrivait jusqu’aux Sechine et aux Prigojine d’aujourd’hui » p.233.

Rien à voir avec « la beauté du monde »… Car« en Russie, un simple sourire est considéré comme un signe d’idiotie », observe judicieusement l’auteur dès la page 14. Un grand livre d’actualité géopolitique qui cisèle quelques formules de moralistes appliquées aux grands fauves politiques comme rarement lues depuis le grand siècle.

Grand prix du roman de l’Académie française 2022

Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin, 2022, Gallimard NRF, 281 pages, €20,00

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Tootsie de Sydney Pollack

La grande question post-68 a été d’interroger le masculin et le féminin, genres portés au paroxysme par la morale puritaine bourgeoise du XIXe siècle. La figure du mâle guerrier dominant est une construction sociale outrée de la morphologie masculine ; la figure de la femelle maternelle effacée et craintive en est son pendant social. La réaction d’aujourd’hui cherche à revenir à ces tropismes. Dustin Hoffman est un caméléon qui sait jouer tous les rôles. Sa mère le surnommait Tootsie, peut-être issu de tootsy qui signifie petons, pour dire sa mignonne petitesse. Il n’était pas ce garçon impérieux, calme et droit qu’aurait voulu la norme.

Après les dix premières minutes intello chiantes où l’acteur expose sa façon d’exercer son art auprès de ses groupies des trois sexes, avec en filigrane Samuel Beckett et son idée que l’acteur est moins que le langage qu’il porte, le film commence enfin avec la véritable histoire : celle d’un acteur qui sait se convertir en ses personnages. Michael Dorsey le comédien de théâtre, Dorothy Michaels la comédienne de feuilleton télévisé (tous deux Dustin Hoffman). Son agent (Sydney Pollack lui-même) ne peut plus grand chose pour lui trouver des cachets car il a la réputation d’être un emmerdeur, critiquant sans cesse la vraisemblance des scènes qu’on lui fait jouer. Comme ce mourant qui devrait « traverser la scène pour que tous les spectateurs puissent le voir ». Il y a de l’ironie dans ce film, qui n’épargne ni les auteurs ni les metteurs en scène0. qui se prennent cependant tous pour des « créateurs ».

Son amie du moment Sandy (Teri Garr), doit auditionner pour une œuvre soupe de la télé (soap opera) sur l’hôpital. Elle devrait jouer une administratrice en butte au machisme des docteurs et aux récriminations des infirmières harcelées. Sandy est terrorisée, elle a peur d’échouer, Michael l’accompagne pour la motiver. Il voit très bien le rôle et exige que Sandy se mette dans la peau d’une femme en colère qui se révolte contre la domination mâle trop admise, surtout dans le milieu hospitalier. Mais Sandy n’auditionne même pas ; elle est rejetée sur sa simple apparence, « pas assez baraquée » pour le rôle. Outré, Michael se déguise en femme et passe l’audition, forçant la porte selon les bonnes règles du marketing américain.

Devenu self-made woman il s’impose, sa façon « différente » d’être et de jouer le pose comme une femme qui compte. Pour lui, il suffit d’oser. Ce tropisme très yankee en fait un pionnier du féminisme en actes. Son personnage de Dorothy a du succès et subjugue les hommes comme les femmes. Trop . Il devient vite dépassé par son rôle car il est impliqué doublement : en tant que Michael, en tant que Dorothy.

Comme garçon Michael, il s’éloigne de Sandy qui ne le comprend plus parce qu’il l’évite parfois à cause de sa double vie et qu’elle finit par le croire homo. Il vit en effet en coloc avec son ami Jeff (Bill Murray) qui est au courant de son rôle dans le feuilleton télé mais pas elle.

En tant que fille Dorothy, il est tombé amoureux de Julie (Jessica Lange) qui joue l’infirmière dans la soupe hospitalière et qui n’est pas insensible à son amitié ; mais elle le croit lesbienne lorsqu’un soir, pris par ses émotions, il veut l’embrasser. Pour ne rien arranger, le père de Julie, qui les invite dans son ranch très vintage, les fait coucher dans la même chambre et le même lit comme des gamines de dix ans, puis tombe amoureux de Dorothy, la vieille fille un peu coincée mais qui a le regard attendri pour la fille de 14 mois de Julie, jamais mariée et déjà séparée. Il lui offre même une bague de fiançailles avec un gros diamant.

Comment se sortir de cette ambiguïté ? Michael veut vivre sa vie d’homme, tout en montrant comme acteur qu’il peut jouer aussi une femme. Sa part féminine, qui remonte alors, le rend probablement meilleur homme. Il est moins dans la caricature offerte par ses compagnons de tournage : Ron le metteur en scène (Dabney Coleman), John le docteur macho (George Gaynes). Il se montre plus attentif en écoutant ses partenaires, plus sensible en empathie à leurs questions, moins prédateur en ne prétendant pas les embrasser puis les culbuter sur l’instant. Il avoue à Sandy qu’il est amoureux d’une autre ; il avoue à Julie qu’il n’est pas celle qu’elle croit et qu’il est « normal » qu’il veuille l’embrasser – la norme hétéro d’époque.

Car le film n’a rien d’un militantisme pour changer les genres, ni pour les abolir. Il tient la ligne de crête entre la part féminine du mâle et la part masculine de la femelle, que chacun a en soi et qu’il peut révéler sans déchoir. Aux femmes de s’affirmer comme le fait Dorothy dans le feuilleton (ce qui lui vaut des succès d’audience comme l’admiration de ses compagnes et compagnons) ; aux hommes de prêter une plus grande attention aux femmes pour ce qu’elles peuvent apporter de talent et d’intuition différente.

Ne sachant comment se dépêtrer d’un contrat qui le lie à la chaîne pour encore des années, Michael profite d’un incident de tournage – une bobine gâchée, à tourner impromptu en direct – pour se révéler tel qu’en lui-même : une Dorothy qui est en fait un homme, venu travailler à l’hôpital pour venger sa sœur disparue. Il se dépouille de sa perruque, de ses faux cils, de son maquillage, et apparaît en Michael devant les spectateurs ébahis et les techniciens sidérés. Il a en effet changé le scénario. Julie le frappe (elle est moins chochotte grâce à lui), Sandy fait une crise de nerf (indécrottable femelle restée dans son rôle social assigné d’hystérique), le père amoureux se pose des questions sur son attirance pour lui en tant qu’elle.

Tout espoir n’est pas perdu car les dernières scènes amorcent la résilience, d’abord avec le père autour d’une bière au bar western près du ranch, ensuite avec Julie sur un trottoir de New York. A voir ou revoir pour ce message implicite que ni les hommes ni les femmes ne sont assignés aux rôles sociaux obligatoires de leur temps. Être soi est bien plus important que d’être conforme.

DVD Tootsie, Sydney Pollack, 1982, avec Dustin Hoffman, Jessica Lange, Teri Garr, Charles Durning, Bill Murray, Sidney Pollack, Carlotta films 2020, 1h52, €10,08 blu-ray €8,69

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Philippe Hériat, La foire aux garçons

Raymond Gérard Payelle dit Philippe Hériat, né en 1898 et décédé en 1971, est un auteur oublié. Peut-être parce qu’il s’est fourvoyé dans le théâtre, genre qui fascinait sa génération et que le théâtre passe beaucoup plus vite que le roman. Mais, engagé à 18 ans dans la Grande guerre, il est devenu acteur de cinéma, assistant metteur en scène notamment de René Clair, comédien, ne devenant romancier que plus tard. Rares sont cependant ceux qui ont eu successivement le prix Renaudot (1931), le prix Goncourt (1939) et le Grand prix de l’Académie française (1946). Comme quoi connaître les honneurs de son vivant ne présage en rien de sa notoriété future – au contraire.

Ce roman du milieu des années trente, lorsque l’auteur en est lui-même au milieu de sa trentaine, évoque ses souvenirs de jeune comédien après-guerre durant les années folles. La guerre de 14 a émancipé les femmes car elles ont pris du pouvoir et de la fortune tandis que les maris, frères et fils étaient tués au front. Veuves ou célibataires, ces dames ont pris des gigolos, ces très jeunes hommes bien faits et bien membrés qu’elles mettent volontiers dans leur lit tout en les sortant dans le monde et lançant souvent leur carrière. Ainsi en est-il de Rémy, le héros d’une bande de jeunes avec Loulou, Bébé, Jojo, Nino, Boris. Il est lancé par Léone, l’épouse du directeur d’une revue de music-hall qui réclame, dès les premières pages : « je veux des boys ! et à poil ! ». C’est pour créer un tableau intermédiaire entre les scènes des girls mais dit combien le public a changé : ce sont désormais les femmes qui font la mode au théâtre et même les bourgeoises vieillies aiment se rincer l’œil d’anatomies masculines fraîches et fermes, autant que leurs vieux maris des seins et des gambettes féminines.

C’est donc la foire aux garçons dans ce milieu artistique où les réputations se font et se défont dans les alcôves. L’auteur nous fait suivre Rémy de ses 18 ans (« un corps charmant » formé à la piscine d’Auteuil avec ses amis) à ses 27 ans (où il se marie avec une provinciale après de multiples expériences). Rémy est gentil, cultivé, bien fait de sa personne, ce qu’il entretient par la musculation torse nu avec ses potes à Paris. Mais il cherche l’Hâmour comme aurait dit Flaubert, cette fusion des corps et des âmes qu’il croit naïvement survenir lors d’un orgasme partagé en même temps. Las ! il lui faut déchanter. Car, attentif à bien faire, il sort de lui dans l’acte pour s’observer, se contraindre, et si, au dire des dames, il « fait bien l’amour » avec souci de sa partenaire et délicats préliminaires, lui reste insatisfait. Il connait la volupté sexuelle avec de nombreuses femmes, dont les étudiantes de l’hôtel Jussieu, véritable phalanstère pré-68 où toute amitié génère rapide coucherie et échanges, sans plus de lendemain. Mais il ne connait l’amour véritable qu’avec une seule, Aimée dite Mémé, la plus vieille (plus de 35 ans) – et hors du sexe, lorsqu’ils échangent des confidences et des secrets de famille. Amour et volupté en phase ne se rencontrent jamais. La fin le voit se résigner à aimer d’un amour tendre sans rêver au grand soir, la vie de couple partagée sans idéal inaccessible.

Mais l’itinéraire initiatique du garçon donne un roman bien mené, féru de descriptions cocasses et de scènes d’anthologie, comme ces quatre pages du chapitre V où Rémy, encore adolescent, décrit comment, étape par étape, il faut faire l’amour à une femme pour qu’elle jouisse et s’attache ; pour lui ce sera Pierrette, qui l’introduit auprès de Léone. Un véritable manuel des préliminaires et de l’attention digne d’intérêt pour nos puceaux qui commencent souvent trop jeunes et dans la presse d’être découverts. Ou encore ce petit port inventé de Saint-Ruffin sur la Méditerranée (un décalque de Saint-Tropez) décrit chapitre XVI où, le soir venu, devant les boites à la mode déambulent des garçons « de 14 à 40 ans » peu vêtus ou torse nu pour se faire admirer des rombières et choisir pour une passade et un cadeau. Le lecteur se croirait chez Gide, à Saint-Ruffin, cerises à plein jardin dit le dicton… Dans la villa des femmes les garçons se baignent nus tandis que les invitantes commentent leur anatomie et disent leurs désirs, ce que découvre Rémy qui fait la sieste la peau à même la terre entre les vignes.

Gigolo est un métier qui demande de l’entretien permanent : de l’hygiène, de la culture physique, du soin capillaire et manucure, du cosmétique. Rien d’homo chez le gigolo mais du narcissisme devant miroir et le souci des bourses (celles des femmes qui ont l’épargne). « Leur extérieur luxueux et fabriqué dénaturait leur virilité », écrit l’auteur au chapitre IX. Car, comme la comédie ou le cinéma, ils sont truqués, artificiels, construits. Ils jouent un rôle. Et c’est lorsque Rémy s’aperçoit que sa partenaire préférée Aimée joue un rôle elle aussi avec son demi sourire sans cesse plaqué sur son visage, qu’elle ne quitte qu’en secret dans les profondeurs d’une église sombre pour s’en reposer, qu’il s’aperçoit que sa relation avec elle n’est pas authentique. Peut-être moins dépendant que ses amis parce qu’il sait travailler et gagne son propre argent au lieu de se laisser entretenir, Rémy perçoit chez Aimée ce côté « ogresse » – qu’on feint de découvrir aujourd’hui comme une incomparable nouveauté sous le nom anglo-saxon de « couguar ». Or ce comportement est de tous temps car l’apparence compte plus que la réalité dans l’attrait sexuel : le mâle doit faire parade, comme le paon. Ce pourquoi « l’amour » n’existe pas, cet amour au sens global en français qui fusionne sexe et âme, exploit physique et affection tendre, plaisir et respect. « Trop faire l’amour sans amour, peut-être cela tue l’amour », se dit Rémy au dernier chapitre, après ses multiples chevauchées.

Un roman du siècle écoulé qui vaut d’être relu et médité.

Philippe Hériat, La foire aux garçons, 1934, Gallimard Folio 1973, 256 pages, €5.99

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Être et avoir de Nicolas Philibert

Le début des années 2000 voit naître encore un film où se mire la nostalgie française. Quelle était donc belle, l’école sous la IIIe République ! En province profonde – un village dans la région de Clermont-Ferrand, le « bon vieux temps » subsiste encore avec un sens un enseignement à l’ancienne, personnalisé et breveté. Quel âge d’or que cet âge de l’enfance et de l’insouciance ! Le maître se doit d’être attentif et érudit comme le philosophe de la République. N’est-on pas là dans le monde des dieux ?

Las ! L’entrée en sixième sonne comme l’entrée en mondialisation. Il faut quitter l’étroit terroir d’Auvergne à classe unique de treize élèves de 4 à 10 ans pour aller à la ville dans un collège s’entasser entre pairs. Le territoire urbain est loin de la campagne villageoise, il apparaît son inverse, anonyme et trépidant. La société le craint comme les élèves.

Je ne trouve rien d’étonnant à ce que ce film documentaire ait été un succès. Il décrit un monde mythique qui n’a jamais existé, sauf dans les souvenirs embellis et dans les conservatoires d’endroits reculés – à condition d’être sous l’œil de la caméra. Il y a là tous les ingrédients du consensus contemporain : la verte glèbe, la tranquille vie rurale, les savoirs pratiques révérés et quasi inaccessibles sans la médiation du prêtre bienveillant, celui « qui sait », et une communauté où tous se connaissent. Il y a aussi un hymne franchouillard à nos « chers services publics » : le ramassage scolaire, l’école républicaine, la poste qui relie, la SNCF qui désenclave, le collège qui élève.

Tout le reste, ce qui fait quand même l’essentiel du quotidien moderne, est occulté : pas de commerce, pas de télé, aucun contact avec le vaste monde. Ni Africain ni Maghrébin dans l’école, seulement deux petits Vietnamiens adoptés, « recueillis » nous dit-on et accueillis « comme les autres » à l’école. Comme les autres ? Nous avons droit à de gros plans sur « l’impassibilité asiatique » et la « débrouillardise technique » de la petite fille à la photocopieuse. De quoi bien conforter les stéréotypes de la France paysanne.

L’instituteur lui-même, qui paraît sympathique et attentif aux enfants, est un acteur en représentation. Pas un mot plus haut que l’autre, une pédagogie modèle de manuel, un pedigree social sans tache. Fils d’ouvrier immigré – mais espagnol et intégré – Monsieur Lopez est un élève méritant ayant la vocation de transmettre, il pédagogise sans cesse et garde un ton égal. N’en jetez plus ! On ne sait rien de sa vie après l’école, ni pourquoi il ne s’est jamais marié, ni ce qu’il fait de ses (longs) congés. Seule sa voiture, une grosse Audi incongrue dans cette campagne reculée, montre quelque vanité petite-bourgeoise de paraître, une fierté de statut acquis par son savoir, bien légitime, mais qui jure quand même avec le ton sacerdotal avec lequel il parle de son métier.

Quant au montage, le parallèle fait par les images entre les écoliers et les vaches apparaît plutôt lourd. Il n’y a pas qu’une scène qui montre les bovins en troupeau, guidés, nourris puis traits par leurs maîtres. Il n’y a pas qu’une scène qui montre de même les écoliers entassés dans le car de ramassage ou le train vers la ville, guidés vers l’école–étable, nourris à la cantine–mangeoire ou sur les prés du pique-nique, sous la houlette de leur maître…

Dans cette France bien profonde, la société aime ses vaches et ses enfants, seul le degré d’émotion change des uns aux autres. Mais le sentiment qui assure un succès médiatique ne saurait à lui seul faire un bon film. Les enfants sont touchants et l’instituteur un saint, le passage des saisons avoue le temps qui passe et les rudes travaux disent le monde adulte, mais la scène est trop belle pour être vraie et ce serait mentir que de croire en cette France éternelle avec son maître idyllique qui apprend avec patience aux enfants les vraies valeurs. Si l’on est pris par le film, un peu de recul est nécessaire. Il est plus une romance qu’un « documentaire » réaliste.

DVD Être et avoir, Nicolas Philibert, 2002, France télévision distribution 2016, 1h44, €5.95 blu-ray €12.02

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Once upon a time in Hollywood de Quentin Tarantino

Une histoire d’amour d’un cinéaste pour le cinéma yankee qui ne chavirera que les fans. Car l’histoire est inexistante, un vague fil sur la fin menant à une distopie – une bifurcation de la réalité historique. C’est long (2h35 !) et ennuyeux jusqu’au premier tiers, amusant par le jeu d’acteur de Brad Pitt (bien meilleur à 52 ans que Leonardo di Caprio, déjà décati à 44 ans). Le film ne mobilise l’attention que lorsqu’il y a de l’action, c’est-à-dire seulement vers son milieu. Il n’y a auparavant qu’une célébration du vieux cinéma des bons contre les méchants, une dérision de Bruce Lee (Mike Moo) et de Sharon Tate (Margot Robbie), le premier couinant avant de faire des mouvements d’art martiaux pas très efficaces, la seconde souriant niaisement à se voir sur écran, les pieds (sales) sur le dos du fauteuil. Heureusement, la bande son pop et rock des sixties évite l’ennui.

Rick Dalton (Leonardo di Caprio) est un acteur de séries western des années cinquante, Le Chasseur de primes et Lancer, puis FBI des années soixante, Sur la piste du crime. Il fonctionne en duo depuis neuf ans avec son cascadeur attitré, dont on dit qu’il lui ressemble assez, Cliff Booth (Brad Pitt). Ce dernier fait la part la plus rude du boulot et le premier en retire la gloire et le fric. Mais cela convient au tempérament un brin rentre dedans de Cliff qui, dit-on, aurait tué sa femme, une pétasse agaçante entrevue en une scène sur la mer. Cliff vit sur la bête Rick, conduit la Cadillac DeVille 1966, répare la villa de Cielo Drive sur les hauteurs de Los Angeles, voisine de celle du couple Roman Polanski et Sharon Tate. Ces derniers deviennent peu à peu célèbres tandis que Rick décline.

Nous sommes en 1969 et le cinéma s’industrialise tandis que l’âge d’or de la télé est passé. Le mouvement hippie, né contre la guerre au Vietnam, bat son plein. Les filles du Flower Power sont jeunes, fraîches, habillées au minimum mais sales. Elles affectionnent de marcher pieds nus ou en sandales, manière gourou de sentir la terre par leur corps ; elles baisent dès le plus jeune âge avec la bite qui leur plaît et vivent en bandes matriarcales, usant des mecs comme de gardiens et de sex-toys. Elles préfigurent le féminisme, nonobstant leur ignorance crasse et leur anarchie où seuls leurs désirs sont des ordres.

Dans le film de Tarentino, un certain Charles Manson a vu tout le parti qu’il pouvait tirer de ce genre de harem et il squatte un ancien ranch qui a servi à tourner les feuilletons western des années cinquante. Cliff, qui prend en stop dans la Cadillac crème Pussycat (Margaret Qualley, 24 ans au tournage), une fille de moins de 16 ans à demi nue et aux pieds sales. Le jeune animal lui propose une fellation que, contrairement à Polanski adepte des jeunes filles de 13 ans, il refusera. Il va jusqu’au ranch Spahn pour et elle le présente aux femmes. Il veut revoir George (Bruce Dern), avec qui il a tourné huit ans auparavant mais celui-ci est vieux, aveugle et jalousement gardé sous clé par la horde femelle qui l’exploite en squattant les lieux et le paye en chevauchées sexuelles torrides qui le laissent à plat. Ce qui est amusant est que tout ce petit monde de tarés camés de la Manson family est accro au petit écran bleu de la télé noir et blanc. Il se gave de meurtres, de crapules et de justiciers de l’Ouest, ce qui ne va pas sans endommager les cervelles amoindries à l’acide. Une clope trempée dans le LSD ne vaut que 50 cts, un demi dollar de 1969, autrement dit quasiment rien.

C’est l’arrivée de Cliff dans le squat, son insistance à voir George, sa conviction que tout ne tourne pas rond et son altercation avec un torse nu idiot (James Landry Hébert) qui lui crève un pneu qui va déclencher la machine. Cliff rosse le bête et méchant et l’oblige à changer la roue devant les yeux de la horde femelle qui caquette peace and love. Mais il s’attire la haine de ces paranoïaques abrutis par la drogue et qui se montent la tête entre eux. Charles Manson le gourou a décrété qu’Hollywood devait payer. Les studios n’ont pas reconnu sa musique, ne l’ont pas embauché, il veut se venger. Il jette alors trois de la horde, Tex, Patricia et Susan, sur la villa de celui qui l’a évincé, Terry Meicher, occupée désormais par Polanski et Tate. Mais la présence de Cliff dans la villa d’à côté, qui vient d’enterrer la vie de garçon de Rick avec force cocktails et LSD, les détourne de leur projet initial…

Au fond, seul le cascadeur est réel dans le métier du cinéma, car il doit se colleter avec la réalité des scènes. Les acteurs ne sont que jeux de rôle, répétés à satiété, se gonflant devant le miroir pour se faire méchant ou glamour. Les actrices ne sont que des icônes dont le cul masque le godiche des scènes. Jeu de miroir, images démultipliées sur écran, affiche, télé, bus, le métier d’acteur rend schizophrène – sauf le cascadeur. Rien d’étonnant à ce que la famille Manson se soit reconnue en négatif dans ce virtuel hollywoodien.

DVD Once upon a time in Hollywood, Quentin Tarantino, 2019, avec Leonardo DiCaprio, Brad Pitt,  Margot Robbie,  Emile Hirsch, Margaret Qualley, Timothy Olyphant,  Julia Butters,  Austin Butler,  Dakota Fanning, Bruce Dern, Sony Pictures 2019, 2h35, standard €19.99 blu-ray €27.09

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Alain Touraine, Critique de la modernité

Ce livre riche et intelligent invite à reconstruire une modernité qui s’est dévoyée. La raison libératrice s’est fourvoyée en technocratie libérale ou en bureaucratie nationaliste. Comme souvent, la partie critique est claire et argumentée (la modernité triomphante, la modernité en crise). Tandis que la partie prospective est filandreuse et trop souvent verbeuse (naissance du Sujet). L’auteur prend un tel soin de se garder à droite et à gauche, en ce début des années 1990, de se démarquer de ses « chers collègues » tout en leur rendant hommage, que son discours apparaît confus, répétitif et verbeux. Même ses phrases sont emplies d’incidentes. Ce luxe de précautions stylistiques finit par agacer le lecteur.

Cette critique une fois faite, le constat de la montée du Sujet explique bien des phénomènes de nos sociétés contemporaines et ouvre des pistes qui vont au-delà de l’observation des simples comportements, probablement vers une société nouvelle. Celle-ci s’invente à mesure.

Voici une belle définition de la modernité : « l’idée de modernité, sous sa forme la plus ambitieuse, fut l’affirmation que l’homme est ce qu’il fait, que doit donc exister une correspondance de plus en plus étroite entre la production, rendue plus efficace par la science, la technologie ou l’administration, l’organisation de la société réglée par la loi  – et la vie personnelle animée par l’intérêt, mais aussi par la volonté de se libérer de toutes les contraintes » p.9.

La modernité triomphe par la sécularisation des comportements et le désenchantement du monde. Elle libère de la pensée magique et du finalisme religieux. Mais l’Occident a voulu passer du rôle essentiel de la rationalisation chez l’individu à l’idée d’une société tout entière rationnelle. La raison ne commande pas seulement l’activité scientifique et technique mais le gouvernement des hommes et l’administration des choses. La société exige alors d’être transparente, sans corps intermédiaires, l’école une rupture avec la famille et les traditions, l’éducation la seule discipline de la raison. Le bien est réduit à ce qui est socialement utile. La société prend la place de Dieu. Aux passions individuelles est opposée la volonté générale. Cette conception de la modernité est une construction idéologique.

Or, à l’origine, l’idée de modernité était plus dialectique. « Avec Descartes, dont le nom est si souvent identifié au rationalisme (…) la raison objective commence au contraire à se briser, remplacée par la raison subjective (…) en même temps que la liberté du Sujet humain est affirmée et éprouvée dans la conscience de la pensée. Sujet qui se définit par le contrôle de la raison sur les passions, mais qui est surtout volonté créatrice, principe intérieur de conduite et non plus accord avec l’ordre du monde » p.64. Descartes se place dans la suite de Montaigne. Il ne revendique pas une philosophie de l’Esprit ni de l’Être, mais une philosophie du Sujet de l’existence.

Pour avoir oublié une partie de ces fondements d’origine, la modernité est entrée en crise. On a assisté à la destruction du moi. Marx l’a fait disparaître sous l’énergie naturelle des forces de production ; Nietzsche a montré que la conscience est une construction sociale liée au langage ; Freud a dévoilé la rupture entre la recherche individuelle du plaisir (le Ça) et la loi sociale contraignante (le Surmoi) ; Michel Foucault a dénoncé la tendance des sociétés modernes à moraliser les comportements par un hygiénisme social formulé au nom de la science. Mais le désir s’affirme contre les conventions de la société ; les dieux nationaux résistent à l’universalisme du marché ; les entreprises affirment leur désir de conquête et de pouvoir au-dessus des froides recommandations des manuels de gestion ; la consommation même échappe au contrôle social parce qu’elle est de moins en moins associée à la position sociale.

Naît alors le Sujet moderne, désiré par Descartes mais reconstruit par Freud. « Freud cherche la construction de la personne à partir du rapport à l’autre et de relations entre le désir de l’objet et le rapport à soi. Ce qui lui permet d’explorer la transformation de la force impersonnelle, extérieure à la conscience, en force de construction du Sujet personnel, à travers la relation à des êtres humains » p.163. Or le Sujet est la volonté d’un individu d’agir et d’être reconnu comme acteur dans la société. La modernité est bien rationalisation et subjectivation, science et conscience.

Et voilà ce que devraient méditer les myopes du cerveau tentés par la réduction à l’ethnique national et socialiste : « Feindre qu’une nation, ou qu’une catégorie sociale, ait à choisir entre une modernité universaliste et destructrice et la préservation d’une différente culturelle absolue est un mensonge trop grossier pour ne pas recouvrir des intérêts et une stratégie de domination » p.260. Le Sujet est à la fois apollinien et dionysiaque, aspirant à la liberté et enraciné. Il n’est pas narcissique mais recherche sa libération à travers des luttes sans fin contre l’ordre établi sans lui et les déterminismes sociaux qui tentent de le contraindre.

« La modernisation est la création permanente du monde par un être humain qui jouit de sa puissance et de son aptitude à créer des informations et des langages, en même temps qu’il se défend contre ses créations dès lors qu’elles se retournent contre lui » p.295. Le Sujet est désir de soi, liberté et histoire, projet et mémoire. Il est « force de résistance aux appareils de pouvoir, appuyé sur des traditions en même temps que défini par une affirmation de liberté » p.408. La modernité, qui vise le bonheur, doit permettre l’émergence et l’épanouissement du Sujet individuel, et social dans les mouvements. « La modernité n’est pas séparable de l’espoir. Espoir mis dans la raison et dans ses conquêtes, espoir investi dans les combats libérateurs, espoir placé dans la capacité de chaque individu libre de vivre de plus en plus comme Sujet » p.375.

« Nous pensons donc que la démocratie n’est forte que quand elle soumet le pouvoir politique au respect de droits de plus en plus largement définis, civiques d’abord, mais aussi sociaux et même culturels » p.416. La démocratie doit combiner intégration et identité, société ouverte et respect des acteurs sociaux, procédures froides et chaleur des convictions. Comment ? Par l’argumentation, le débat, l’écoute de l’autre. Il s’agit de reconnaître ce qui a valeur universelle dans l’expression subjective d’une préférence. Ni loi du prince ni loi du marché, ni adjudant ni laisser-faire, mais indépendance et responsabilité. Cette vertu doit s’acquérir dans la famille et à l’école – et c’est là où le bât blesse : Alain Touraine n’en dit presque rien.

Il évoque en revanche le rôle des intellectuels auxquels il reproche leurs critiques négatives presque toujours antimodernes. Au lieu de mépriser la culture de masse, les intellectuels devraient selon lui en dégager la créativité tout en en combattant l’emploi mercantile, la démagogie et la confusion. « Le rôle des intellectuels devrait être d’aider à l’émergence du Sujet en augmentant la volonté et la capacité des individus d’être des acteurs de leur propre vie » p.465. La modernité Touraine apparaît un brin passée.

Alain Touraine, Critique de la modernité, 1992, Fayard, 462 pages, €26.00 e-book Kindle €16.99

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Contre Jacques Chirac

Tous ces hommages à Chirac… les bras m’en tombent. Le second président le plus mauvais de la Ve République n’est-il adulé que par nostalgie d’un passé qui paraît meilleur aujourd’hui ? Qui se souvient encore que, sur le moment, la vie n’était pas rose ? Il est presque heureux, pour la mémoire de Jacques Chirac, que François Hollande soit devenu président : il fut pire ! Et par comparaison…

En 2006, le philosophe Yves Michaud, alors interlocuteur de l’émission L’esprit public (mais chassé quelques années plus tard par l’implacable et toujours content de lui Michel Meyer) écrit un pamphlet sur Chirac qui reste d’actualité lorsqu’on évoque sa mémoire. Il est à mon avis la meilleure critique jamais parue.

Il fait de Jacques Chirac, Président des Français, le pilier des institutions. Donc, par la construction voulue par ces institutions « à la française », le principal responsable de la déliquescence de la vie politique du pays. Jacques Chirac a passé sa vie dans l’Administration, entré en politique en même temps que dans le grand monde en épousant un nom à particule et en faisant aussitôt l’acquisition d’un château à la campagne.

Jacques Chirac fut énarque et a cumulé plusieurs retraites plus un traitement présidentiel – sans aucune vergogne. Vorace et opportuniste comme une perche du Nil, ses seules passions semblent avoir été le pouvoir et l’argent.

Il fut constitutionnellement « irresponsable » et aimait à avouer à la télévision ses écarts à la déontologie en les minimisant jusqu’au « pschitt » ! Jacques Chirac ne se contentait pas d’être l’incarnation même de la « non-politique » : discours fleuves sans rien dedans, promesses graves jamais remplies, d’autant plus volontariste affirmé qu’il manquait de tout projet, magistère de la parole sans que surtout rien de concret ne change – la thèse défendue par Yves Michaud est que Jacques Chirac a « pourri » le monde politique par son « incivilité ».

Aucun ami de Jacques Chirac ne pourra aimer ce livre. Mais la politique (et Jacques Chirac la pratique ainsi) n’a que faire des sentiments.

Yves Michaud ne fait en effet jamais référence à l’homme mais uniquement à ses postures et aux écarts à sa Fonction. Il juge l’acteur à son rôle, pas l’être vulnérable et probablement humain derrière le masque. L’auteur n’a jamais rencontré Jacques Chirac ; il a en revanche étudié attentivement tous ses discours, qui ont fait l’objet d’un premier livre : Chirac dans le texte, la parole et l’impuissance, paru chez Stock en 2004. C’est dire s’il connaît bien le sujet devenu Roi.

Et il est nécessaire à tout jugement qui se veut lucide de quitter l’affectif pour l’efficace, de jauger le Président à sa Présidence, pas à son bon cœur intime. Etre « sympa » ou « pas fier » ne fait pas une politique. Ce n’est pas « haïr » Jacques Chirac que de dire haut et fort à l’homme public qu’il s’est voulu que sa prestation n’a pas satisfait. Seul le vulgaire peut haïr un acteur, parce que le vulgaire a l’esprit confus et qu’il croit volontiers que le rôle est l’homme. Yves Michaud n’est pas vulgaire ; son pamphlet s’adresse à l’acteur-Président Chirac, pas à l’être humain Jacques. Pour relativiser, il suffit souvent de voir une photo du personnage enfant.

Selon Yves Michaud, Jacques Chirac le politique a agi comme Obélix, obéissant aux con : combat, concorde, cocarde. Castagneur, il est le tueur qui a trahi chacun des siens pouvant lui faire de l’ombre et son camp en laissant voter Mitterrand en 1995 ou Jospin en 1997 ; cocardier, il a joué volontiers selon le vent du nationalisme bonapartiste malgré deux siècles de retard et le ridicule qui va avec (le cocorico sonore, les pieds dans la merde du tas de fumier) ; concordataire par tempérament, il fut l’homme de l’éternel « compromis social » voué à conforter un conservatisme d’Etat (il faut que tout change pour que rien ne change, il faut sans cesse parler du changement pour surtout ne jamais le faire), un compromis fantasmé comme le dernier rempart d’une société sans cesse en proie aux velléités de guerre civile.

Tacticien politique :

« Toujours jouer le jeu du troisième homme pour avancer ses intérêts, être celui dont personne ne veut mais dont il faudra bien se contenter le cas échéant. En 1974, Chaban-Delmas en fit les frais, en 1981 Giscard d’Estaing, en 1988 Barre, en 1995 Balladur et maintenant, en 2002, c’était le tour de Jospin. » (p.152) Ajoutons peut-être Sarkozy et Villepin à la liste. Mais « qu’il est beau, l’assassin de papa !

Roi fainéant :

Pour gagner, la tactique ci-dessus est efficace – mais pour gouverner, lamentable : « cette stratégie de la destruction n’a permis à cet habile politicien de ne gouverner en tout et pour tout que trois fois deux ans avant de s’empêtrer dans un ultime quinquennat vicié dès l’origine. » (p.152) Après le 21 avril 2002, « Il fallait laisser le fanfaron de la Corrèze tuer sa bête du Gévaudan. (…) Au lieu de quoi, on lui offrit sur un plateau un consensus informe qui lui permettait une fois encore d’échouer tout en prétendant que tout le monde était d’accord pour qu’il en soit ainsi. » (p.157) « On », c’est notamment la gauche, naïve au point de croire à son slogan du « fascisme à nos portes », et veule de se coucher sans contrat négocié au second tour avec la pose cocasse d’aduler Chirac tout en « se bouchant le nez ». L’anesthésie sur fond de clameur antifasciste. Que faire ? – « Comme si de rien n’était… »

Adepte du « bon plaisir », réducteur de la Loi en démagogique agitation :

« La folie législative française, M. Chirac l’a portée à son point orgasmique : Quoi qu’il se produise, de grave ou de pas grave, d’accidentel ou de substantiel, pourvu que cela ait ému l’opinion une minute, il faut faire une loi (…) Une fois que la loi est faite, on a la conscience tranquille d’avoir agi. Et peu importe si la loi est en partie inapplicable (…), ou reste sans décrets d’application, ou n’est pas appliquée parce que personne n’y comprend rien… » (p.125) Le pire est que, dans la France contemporaine, c’est l’Exécutif qui fait les lois, le Parlement se contente de les entériner puisque le gouvernement est maître de l’ordre du jour et fait passer ses projets avant les propositions des Assemblées ; c’est l’Exécutif qui est comptable de la justice puisque le Président de la République est lui-même Président du Conseil de la Magistrature après avoir nommé nombre de ses membres. Séparation des pouvoirs ? – Allons donc ! C’est bon pour la télé.

Européen du rétroviseur :

« Avec son nationalisme cocardier et son ignorance profonde de tout ce qui n’est pas hexagonal, il n’est pas un Européen de conviction mais d’opportunité. Il a commencé par s’opposer violemment à l’Europe dans les années 1970. Rappelons l’accablant appel de Cochin en 1978… » (p.168) Jacques Chirac reste un conservateur rural, à teinture radicale d’avant 14, et surtout anti-américain – ça fait bien chez les intellos et dans la France profonde, toujours méfiante envers ce qui vient de « l’étranger ».

Telle est, selon Yves Michaud, la « malédiction Chirac » : « C’est bien le même homme qui, tantôt pourrit l’exercice du pouvoir de ses adversaires par ses agitations partisanes, tantôt est aux commandes d’une politique intérieure de pure simulation où le populisme et le conservatisme sont maquillés de compassion pour aboutir à l’immobilisme, d’une politique internationale où les grandes déclarations sur les droits de l’homme et l’écologie sont constamment démenties par un réalisme cynique, où l’empirisme et l’opportunisme font fonction de politique européenne » p.171.

La conclusion du « Précis » est digne de Cicéron : « Il fallait donc se débarrasser de M. Chirac, non par esprit partisan mais par rationalité politique » p.171. Et encore, le meilleur : « Que dire de plus alors qu’on a déjà l’impression d’avoir exagéré ? Que c’est seulement la réalité qui est exagérée – au sens propre de surréelle » p.129. Aujourd’hui, il y a Trump, Boris Johnson, Mélenchon comme bouffons, mais Jacques Chirac a soigneusement savonné la planche dans laquelle tous sont tombés ! On ne me fera pas aduler un tel histrion !

Yves Michaud, Précis de recomposition politique, collection Climats, Flammarion 2006, 298 pages, €18.30 e-book Kindle €14.99

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Trump trompe son monde

Le Donald n’est pas un accident de l’histoire mais s’inscrit pleinement dans la culture américaine du gros bâton. Nul n’a mesuré la taille du sien, sauf peut-être sa femme et ses maîtresses, mais il le brandit avec un « art du deal » qui est sa marque de fabrique. Trump est le vendeur-type, il vous séduit et vous menace mais ne vous lâche pas. Il correspond à l’archétype américain du héros-leader, bien loin du « libéralisme » dans lequel la gauche européenne croit que baigne les Etats-Unis.

La tempérance, l’analyse en raison, le bon sens qui prend du recul, tout ce qui fait le propre du libéralisme, c’est en Europe qu’il règne jusqu’à présent. Pas en Amérique – ni au nord, ni au centre, ni au sud. Ce pourquoi Donald apparaît macho, frustre, vulgaire. Il n’est pas policé, à peine civilisé – mais en accord avec le monde du cinéma que la planète entière consomme avec appétit via Hollywood.

Trump est un grand acteur. Il a toujours raconté des bobards, ainsi le dit-il lui-même, et ils ont toujours marqué les esprits. Goebbels ne disait pas autre chose : « calomniez, mentez, il en restera toujours une impression ». Trump se costume, se teint la houppette en blond aryen, joue un rôle, se donne une image différente de celle qu’il est dans le privé. Les stages de prise de parole vous apprennent aisément comment faire et les Etats-Unis excellent dans ces méthodes (lucratives) de développement personnel. Dans un pays où tout se vend, réussir à vendre sa propre image est le nec plus ultra du succès.

Car le monde est un théâtre où ne comptent que les apparences. L’ineffable « CIA » n’avait-elle pas craint l’URSS beaucoup plus que ses moyens limités et archaïques dans la réalité ne le méritaient ? Pour agir dans le monde, vous êtes seul. Il vous faut donc agir sur vous-même pour arriver. Et la passion – que Trump vante à l’envi – est ce qui vous permettra de le faire. Sans passion, pas d’audace et sans audace, pas de réussite. Tous les gagnants ont participé ; s’ils n’ont pas réussi, ils feront mieux la prochaine fois. Concentrez-vous sur ce que vous voulez de positif, dit Trump, et plus votre énergie sera grande, plus vous aurez une chance. Cette constante fait de lui un être prévisible, contrairement à l’impression de chaos qu’il donne.

Selon Olivier Fournout, maître de conférences à Telecom-Paristech, dont est tiré cette analyse publiée dans la revue Le Débat de septembre 2018, « Trump est la récolte d’un monde que nous semons ». Trump est grand, « mais sans étrangeté, dans le quotidien de la communication capitaliste, libérale, démocratique, consumériste, de masse, dont nous respirons les différents courants, les différentes modalités, à chaque instant ».

Indiscipliné tout gamin, Donald persévère : son camp, il s’en fout ; ses électeurs, il les manipule ; l’establishment, il le provoque. Certes, ses outrances sont évidentes, mais elles lui rapportent plus qu’elles ne lui coûtent jusqu’à présent. Il est l’anti et incarne celui-qui-dit-non pour tous les frustrés, les aigris, les maltraités de son Amérique (et il y en a !). Il s’agit d’une stratégie politique volontaire qui paye, faisant de lui quelqu’un de neuf, de révolutionnaire, sans compromis. Aller contre ce que tout le monde pense permet les meilleurs deals – quand ils réussissent. Cela ne marche guère pour l’instant avec la Corée du nord… Une question de culture ? ou seulement de temps ?

La société selon Trump est à l’image de son cinéma : ultraviolente et sans pitié. Doit s’appliquer alors l’individualisme le plus exacerbé et la loi de la jungle. Même votre chef, même l’Etat peut vous trahir, sans parler de votre amoureuse, les gens sont là pour vous tuer. Il s’agit de tirer le premier. D’où l’autodéfense comme dans les westerns : ripostez ! D’où restez seul, a lonesome cow-boy ou Jason Bourne. D’où le mythe actif de « la gagne » comme au poker (menteur) : osez et raflez toute la mise, négociez à mort, ne faites aucun prisonnier. C’est avec la bite et le couteau que l’on survit, pas avec son pois chiche toujours en retard d’une réflexion, selon Trump. Le coup de pied au cul sert de seule politique, en interne comme à l’international.

Manque à cet animal hollywoodien la faculté de fédérer, d’utiliser l’intelligence collective (il récuse les traités multilatéraux), d’entraîner une équipe (combien de départs ou de « démissions » à la Maison Blanche ?) ou une coalition (il conchie ses alliés). C’est sa fragilité. Trump, un colosse aux pieds d’argile ? Il est trop tôt pour le dire mais un second mandat pourrait le révéler.

Ce qu’il faut retenir est que Donald Trump n’est pas surgi d’une autre planète mais des profondeurs mêmes des Etats-Unis. Il appartient à la mentalité américaine du pionnier avec la foi d’un côté, le gros bâton de l’autre. Il suffit de se croire gagnant prédestiné au sein d’un peuple élu bâtissant un nouveau monde, et la force est ce qui va, ce qui s’impose de soi. Got mit uns, disaient « les autres », In God we trust scintille sur les billets verts. Le cow-boy éradique les Indiens sans état d’âme, les fermiers ravagent la prairie par droit d’occupation, les affairistes dealent sans scrupules, les financiers volent légalement, l’armée instaure le chaos dans tous les pays où elle passe faute de conscience des conséquences politiques futures.

« Trump est typique du pragmatisme américain dont le style essaime à travers le monde par l’action conjointe des grands et petits cabinets de conseil, des grandes et petites formations au management, du cinéma hollywoodien et du storytelling publicitaire ». Pourquoi nous étonner (je fus longtemps étonné) ? Pourquoi encore souscrire au mythe américain et avaler sa junk-food, porter son uniforme de jean ou de costume-cravate noir quaker, se soumettre à son puritanisme biblique, laisser ses lois extraterritoriales empiéter sur notre souveraineté et ses GAFA accaparer nos données ? La servitude est toujours volontaire et Trump, par son outrance, se montre en roi nu

Olivier Fournout, Trump banal, trop banal. Le président des Etats-Unis et son modèle, in revue Le Débat n°201, septembre-octobre 2018, pp.47-61, e-book Kindle €14.99 broché €21.00

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Roland Barthes, L’empire des signes

Pour Roland Barthes, en cette année 1970 où l’Occident est probablement au sommet de sa puissance avant les différentes crises du pétrole, le Japon n’est pas un pays à décrire mais une situation d’écriture. Il est miroir de soi pour révéler notre image, pas un sens pour le Japon.

Il s’agit d’ébranler sa personne pour renverser d’anciennes lectures, d’opérer une secousse du sens comme un événement zen qui fait vaciller la connaissance et opère un vide de parole. « L’Orient m’est indifférent, il fournit simplement une réserve de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de flatter l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre » p.7. Il s’agit de se regarder, mais depuis l’ailleurs.

En langue japonaise, la prolifération des suffixes fonctionnels, la complexité des termes joints, font que le sujet avance au travers de précautions, de reprises et d’insistances qui diluent la personne. Barthes met en rapport la langue et l’architecture des villes : au Japon le centre est vide, évaporé, interdit ou indifférent. C’est la gare, le palais de l’empereur, la cité interdite. Quant au corps japonais, il existe, se déploie, agit, se donne, mais sans hystérie ni narcissisme comme en Occident. Ce n’est pas la voix seulement qui communique, « c’est tout le corps (les yeux, le sourire, la mèche, le geste, le vêtement) qui entretient avec vous une sorte de babil auquel la parfaite domination des codes ôte tout caractère régressif infantile » p.18. Pas de centre mais un champ de forces, pas de « je » mais un « on ». Les Occidentaux donnent des signes d’assurance gonflée ; les Japonais font des signes de simple façon de passer. L’indifférence et l’indépendance du geste ne renvoient pas à l’affirmation du moi mais seulement à un mode graphique d’exister.

Le repas est un cadre (plateau) où les objets sont une composition picturale, un ordre vivant, destinés à être défaits et refaits selon le rythme de l’alimentation, à la façon d’un graphiste installé devant un jeu de godets. Cuisiner est un jeu qui porte non sur la transformation de la matière première, en général peu cuisinée, mais sur son assemblage mouvant et décoratif. La nourriture semble s’épanouir dans la division : les aliments sont coupés pour les baguettes. L’usage de ces instruments introduit une fantaisie dans la façon de manger, un choix non mécanique. Plus que la fourchette ou le couteau en métal, la baguette est en bois, en laque ou en os, adoucissant le comportement envers la nourriture. Pas une arme qui tranche ou pique mais une pince qui saisit comme les doigts sans brusquer, une habileté douce qui ne violente jamais ce qui se trouve dans l’assiette et retrouve les fissures naturelles de la matière à fragmenter. La nourriture n’est donc pas une proie comme en Occident mais une harmonie, pas une lutte mais un transfert. « La crudité est la divinité tutélaire de la nourriture japonaise » p.30. La cuisine japonaise se fait toujours devant celui qui va manger et la crudité est essentiellement visuelle, renvoyant à la matière et à son toucher sensuel.

Le pachinko, jeu de billes où tout est déterminé par le coup d’envoi, reproduit dans l’ordre mécanique le principe même de la peinture japonaise qui veut que le trait soit tracé d’un seul mouvement sans être corrigé, comme une expression de l’humain tout entier, âme, cœur et corps d’un seul élan.

Si les choses paraissent petites au Japon c’est parce que tout est encadré, non pas par netteté puritaine mais par « supplément hallucinatoire ». Le contour n’est pas fortement tracé mais un espace vide qui rend la chose mate donc, à nos yeux, réduite. Les chambres ont des limites (nattes, lattes, montants) mais les murs glissent, les parois sont fragiles, les meubles escamotables. Le bouquet de fleurs est construit mais pour la circulation de l’air, le volume.

Le bunraku, théâtre de marionnettes japonais, débarrasse de l’acteur. Il ne vise pas à animer une poupée, il est abstraction sensible du corps. Il refuse l’antinomie entre l’animé et l’inanimé, il congédie le concept qui se cache derrière toute animation de la matière et qui suggère l’âme. Avec le bunraku, les sources du théâtre sont exposées dans leur vie même. La parole est mise de côté, l’émotion n’inonde plus la scène, la représentation est soustraite à la contagion de la voix et du geste. Ce qui est mis à la place de la théâtralisation est l’action nécessaire à la production de spectacles, le travail se substitue à l’intériorité. « Il abolit le lieu métaphysique que l’Occident ne peut s’empêcher d’établir entre l’âme et le corps, la cause et l’effet, le moteur et la machine, l’agent et l’acteur, le destin et l’homme, Dieu et la créature : si le manipulateur n’est pas caché, pourquoi, comment voulez en faire un Dieu ? » p.82.

La poésie du haïku suspend le langage, il ne le provoque pas. Le fait se contente d’être là, sans commentaires. « Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire, et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens, d’une façon particulièrement disponible, serviable » p.89. Comme la politesse, la forme est vide. Le zen tout entier mène la guerre contre le sens. « Tout le zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît comme une immense pratique destinée à arrêter le langage, à cesser cette sorte de radiophonie intérieure qui émet continuellement en nous » p.97. Si cet état de non langage est une libération c’est que, pour l’expérience bouddhiste, la prolifération des pensées secondes, le bavardage infini des signifiés, apparaissent comme un blocage. Il s’agit d’arrêter la toupie verbale qu’est le symbole et le jeu obsessionnel des substitutions symboliques. Le langage limité du haïku n’est pas pour être concis mais pour agir sur la racine même du sens, pour obtenir que le sens ne devienne pas implicite et ne divague pas dans l’infini des métaphores. « La brièveté du haïku n’est pas formelle ; le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup sa forme juste » p.98. Il est pur comme une note de musique. Il se dit deux fois. La première fois, ce serait attacher un sens à la surprise, plusieurs fois que le sens est à découvrir. Le haïku ne décrit jamais, tout état de la chose est converti en une essence d’apparition. Il est un « réveil devant le fait », une « saisie de la chose comme événement, non comme substance » p.101.

« En Occident, le miroir est un objet essentiellement narcissique : l’homme ne pense le miroir que pour s’y regarder ; mais en Orient, semble-t-il, le miroir est vide ; il est symbole même des symboles (…). Le miroir ne capte que d’autres miroirs, et cette réflexion infinie elle le vide même (qui, on le sait, est la forme) » 104.

Malgré un langage issu de la linguistique et du snobisme des néo-universitaires des années 1970, le livre dit en peu de mots beaucoup sur le Japon. Non sur le pays réel mais sur les préjugés que l’on peut en avoir au miroir de nous-mêmes. Il reste d’actualité pour mieux saisir l’essence de ce pays, qui est resté longtemps le seul pays développé non-occidental.

Roland Barthes, L’empire des signes, 1970, Points essais 2014, 176 pages, €9.00

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Jules Romains, Amitiés et rencontres

J’avais un père qui aimait beaucoup Jules Romains. C’était l’époque, il était l’un des grands du milieu littéraire français avec Gide et Mauriac. Mais il a été oublié, quoique Knock, sa pièce jouée par Louis Jouvet, reste dans les mémoires – mais c’est parce qu’il en a été tiré un film. Repris d’ailleurs en 2018 avec Omar Sy en acteur principal.

Louis-Henri Jean Farigoule a pris le pseudonyme de Jules Romains lorsqu’il a publié ses premiers poèmes. Né en Haute-Loire en 1885, il a déjà 15 ans en 1900. Il grandit à Montmartre sous un père instituteur qui lui donne le goût de la lecture et de la belle prose. Il fera Normale Sup où il obtiendra l’agrégation de philosophie en 1908. Il retient de cette école, qui deviendra plus tard le nid du marxisme et encouragera l’affectation de subversion chez les fils de grands bourgeois, les amitiés et le goût du canular. « La violence non, le canular oui », dira-t-il l’âge venu.

A 85 ans, il néglige de rédiger ses mémoires car, dit-il, la mémoire nécessite de la continuité. Les souvenirs, eux, sont des images ou des anecdotes qui restent par-delà les dates et ils sont pour lui plus significatifs. D’où cette galerie de portraits, 56 en tout, de personnalités le plus souvent connues bien que certaines soient oubliées un demi-siècle après parution. L’ordre n’est ni alphabétique, trop systématique, ni chronologique, pour une question de mémoire des dates. Il va de fil en aiguille, un personnage en entraînant un autre.

Jules Romains aime rassembler, il est favorable à tout ce qui unit. Ce pourquoi les rencontres aboutissent souvent à des amitiés. De même, si le propos est parfois acide sur tel ou tel, il est étayé d’exemples précis et tempéré par un panorama des qualités habituelles ou nuancé par les circonstances. Romains aime analyser et tempérer, son personnage historique favori reste l’empereur philosophe Marc-Aurèle.

La première rencontre qu’il relate, non sans un certain humour, est celle de Victor Hugo. Le monument national étant mort en 1885, c’était évidemment bien au chaud dans le ventre de sa mère, enceinte de six mois, que le bébé Louis-Henry dit Jules a croisé la route de Victor – lors de son grandiose enterrement où tout Paris était là – dont lui qui ne voulait pas manquer ça.

Il y en aura beaucoup d’autres, Zola, Anatole France, Bergson, Einstein, Freud, Debussy, Claudel, Valéry, Gide, Pirandello, Gandhi, Apollinaire, Picasso, Matisse, Herriot, Laval, Auriol, Daladier, Copeau, Jouvet, Dullin, Georges Duhamel, Giraudoux, Mauriac, Maurois, Genevoix, Stefan Zweig, Chaplin, Darius Milhaud… et Landru. Ce tueur en série, il le rencontrera dans son garage qu’il n’avait pas payé mais déjà revendu, pour cause automobile ; il y verra les deux fils, Maurice Alexandre et Charles, 18 et 12 ans à l’époque.

Romains a côtoyé des poètes, des écrivains, des peintres, des musiciens, des hommes politiques. Il a écrit lui-même de nombreuses œuvres en vers et en prose, ainsi que des pièces de théâtre. Son grand œuvre reste Les hommes de bonne volonté qui comprend 27 volumes écrits entre 1932 et 1946 et qui s’étale en fresque sociale et politique de 1908 à 1933 (que j’avoue à ma honte n’avoir point encore lus).

Au fil des anecdotes, le lecteur apprend sur les personnages mais aussi sur l’époque par de petits détails précis. Ainsi de la rémunération des auteurs. Paul Adam, écrivain, lui déclare : « Il a fallu arriver, Barrès et moi, à notre huitième volume pour qu’un de nos ouvrages atteignît un public de quatre ou cinq mille lecteurs – ce qui était le minimum obligatoire pour qu’un éditeur fit ses frais ». Avis aux auteurs contemporains trop avides de gloire qui croient qu’une promotion éclair sur Internet va les lancer en stars de la littérature ! Il note aussi qu’avant 1914, « nous allâmes un jour à pied jusqu’à Montlhéry, et retour. Au total une bonne cinquantaine de kilomètres » (Georges Chennevière). Aujourd’hui, même en trottinette assistée, quel bobo oserait rallier Montlhéry depuis Paris centre ?

Einstein n’était pas le monstre rationaliste aux prédictions imparables que certains médias en font. « Au cours des conversations, en somme assez nombreuses, que j’eus avec lui, je fus frappé par la modération et même la modestie de ses propos. Il considérait visiblement les théories qu’il avait formulées comme des hypothèses commodes, mais non comme des vérités définitives ». Il trouve à l’inverse que Charlie Chaplin a « l’air assez satisfait de soi ».

Sur les acteurs, il répond précisément à une interrogation que j’avais à 12 ans à propos d’Eric Damain, un enfant du ma génération qui incarnait Jacquou le Croquant dans la série télévisée de Stellio Lorenzi – question à laquelle je n’avais jamais eu de réponse claire. « Il y a une certaine qualité de vérité intérieure, une certaine puissance d’expression, et de conviction, qui ne s’obtient jamais si ce n’est pas la nature même du comédien, son propre dynamisme d’être vivant qui rencontrent, à des moments essentiels, l’intonation juste et inimitable, le jeu, l’attitude ». Pour incarner, il faut être – le seul jeu ne suffit pas.

A propos de la littérature, foin des tarabiscotages : les « qualités d’émotion naturelle et simplement humaine que le langage a fonction de traduire » suffisent. Ecrire simple et sincère est un conseil utile aux débutants.

Cette promenade dans le siècle dernier, au gré humain des amitiés et des rencontres, est bien agréable à lire.

Après sa mort en 1972 à 86 ans, c’est Jean d’Ormesson qui prendra le fauteuil de Jules Romains à l’Académie française.

Jules Romains, Amitiés et rencontres, 1970, Tallandier, 333 pages + 30 pages de cahier, relié €11.00 broché €4.00

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Théâtre de sang de Douglas Hickox

Une antiquité horrifique à la gloire du théâtre anglais est devenue un film culte outre-Manche. Il est un peu étrange pour nous qui ne sommes pas tombés petits dans les pièces de William Shakespeare. Ce protée de la scène alterne honneur cornélien et farce moliéresque. Le film reprend l’esprit du théâtre élisabéthain dans le style loufoque anglais début des années 70.

Un acteur qui voue un véritable culte au grand théâtreux Shakespeare, Edward Lionheart (Vincent Price), est débouté d’une statuette de meilleur interprète qui lui revenait de droit. Mais les « critiques » lui reprochent d’en faire trop et surtout de se cantonner aux seuls rôles shakespeariens, ce qui ne fait pas de lui, à leurs yeux un « grand » acteur. Humilié, blessé, anéanti, Lionheart (cœur de lion…) se jette par la fenêtre de l’immeuble où les critiques boivent le champagne avant d’annoncer officiellement le lauréat, un jeunot prometteur au détriment du vieux.

Il a chu dans la Tamise (Thames) et passe pour mort. Sauf que, deux ans plus tard… L’un de ces critiques, bourgeois et impérieux comme tout British de la haute, est appelé au téléphone pour déloger des squatters dans un immeuble voué à la démolition qu’il a racheté. Il ne fait ni une ni deux, sûr de son bon droit, il prend son parapluie et enfile sa Rolls pour aller mettre de l’ordre. Mal lui en prend, la bande de clochards bourrés à l’alcool frelaté (un éthanol d’une belle couleur violette) lui font son affaire, sous les yeux de deux policemen immobiles. Avant de crever littéralement, de couteaux enfoncés dans sa carcasse comme Jules César aux ides de mars. L’un des policemen enlève son masque : c’est Lionheart qui se venge !

Cette première scène du premier acte du film n’est pas très accrocheuse pour le spectateur mais annonce toutes les autres, cette fois de vraies performances d’acteur. Le lion déchu prend ses rôles dans l’ordre et exécute les critiques félons selon la recette de chaque pièce : décapité au pointillé, percé de la lance comme Hector, noyé dans un tonneau de malvoisie, prélevé d’une livre de chair, grillée comme Jeanne d’Arc, gavé du pâté de ses propres enfants (pour les bonnes âmes, deux petits chiens bichon ou barbone), aveuglé… Seul le dernier en réchappe, le moins coupable peut-être. Il ne fait pas bon critiquer les autres sans bonnes raisons ! Lionheart défoule ses instincts sadiques avec autant de précision que d’humour en incarnant un à un tous les rôles de bourreaux shakespeariens auxquels il s’est identifié en vrai malade pour la plus grande mortification des critiques. Il est aidé en cela de sa fille sortie de Chapeau melon et bottes de cuir (Diana Rigg), trop fidèle et toujours triste.

L’intrigue policière est secondaire et assez nulle, les inspecteurs londoniens sont aussi incultes et niais que dans Sherlock Holmes ; la façon dont chacun des critiques tombe naïvement dans le piège grossier qui leur est successivement tendu laisse pantois sur leur raison ; la fin grand-guignolesque dans un suicide et un gigantesque incendie – que de petits garçons regardent au bord de la foule comme si de rien n’était – rappellent que farce et tragédie font souvent le ménage chez les Anglais.

Les citations du grand Shakespeare abondent, les déguisements amusants aussi (policeman, chirurgien, roi Lear, Shylock, coiffeur afro, cuisinier toqué), les scènes d’anthologie se succèdent. Malgré sa ringardise et son côté bricolé, cette horreur édifie sur ces îliens bizarres qui n’ont pas choisi de brexiter pour rien.

DVD Théâtre de sang (Theatre of Blodd), Douglas Hickox, 1973, avec Vincent Price, Diana Rigg, Ian Hendry, Harry Andrews, Coral Browne, Robert Coote, Jack Hawkins, Michael Hordern, Arthur Lowe, Robert Morley, Dennis Price, Milo O’Shea, Eric Sykes, Madeline Smith, Diana Dors, MGM 2002, 1h40, standard €18.99 blu-ray €14.05

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France-Culture s’est couvert de pipi

En virant Jean-Louis Bourlanges de l’antenne, pour avoir déclaré dans l’mission de Philippe Meyer L’esprit public, après un argumentaire étayé, son choix raisonnable d’Emmanuel Macron de préférence à François Fillon – compte-tenu des « affaires » que vous savez – la chaîne montre soin mépris des auditeurs autant que sa sensibilité pour le moins très variable des « règlementations ».

Cela ne gêne personne, sur cette chaîne de service public, dont on aimerait qu’elle soit plus au service du public, de militer en faveur de Mélenchon ou de soutenir Hollande ou Valls – mais cela gêne que quelqu’un vende la mèche. Le « mainstream » de nombreuses émissions de gauche, sinon dans le gauchisme d’ambiance, sont tout aussi orientées (les chroniqueurs « de droite » – bien qu’intelligents, dirait-on à gauche –  Alain-Gérard Slama puis Brice Couturier ont été par exemple « écartés » des Matins) – mais dire que le roi est nu est un scandale chez les vieilles barbes cultureuses.

La « neutralité » du service public est tellement vantée en ce qui concerne le port du voile ou le prêche des religions que l’on croyait naïvement qu’elle devait s’appliquer autant à ces religions laïques que sont les idéologies. Mais vous n’y pensez pas ! «  Les mêmes usages seront appliqués partout », déclare la directrice de la chaîne Sandrine Treiner (je souligne le futur qui est employé…). Or, soit on définit les limites avant, indiquant clairement ce qu’il ne faut pas déclarer – et on l’applique à tous – soit la souplesse est de mise, par exemple avec un rappel à l’ordre et un droit de réponse. Mais pensez-vous ! Un « journaliste » a une éthique : s’il défend tel ou tel courant, croyez bien que ce n’est que pur professionnalisme, un avatar de sa « mission » d’éclairer le bon peuple des ignorants. Quant aux chroniqueurs invités – comme Jean-Louis Bourlanges – c’est en tant qu’acteurs et non en tant que « journalistes » qu’ils interviennent sur France-Culture. Or un acteur a des convictions – pas les journalistes – on peut virer un acteur, jamais un journaliste… CQFD.

Cette chaîne de radio ne doit pas beaucoup être écoutée dans la « France périphérique », ni par le peuple tout court si l’on en croit les sondages (1.8% d’audience cumulée après la grève XXL de l’an dernier). Le public qui l’écoute est donc éclairé et censé intelligent. Comment pourrait-il accepter cette forme de censure hypocrite de la part d’ignorants ou de velléitaires ? Argumenter, puis conclure, est de bonne logique humaniste. Faire appliquer le règlement est juste… quand il s’applique également à tous. Ce qui est loin d’être le cas dans chacune des émissions, sans que « la direction » s’en émeuve !

A-t-elles subi des « pressions » ? On dit que le cucul clan Fillon s’est lamenté. Mais « les affaires » sont les affaires : peuvent-elles changer la réalité ? Se disent-elles plutôt, ces vieilles barbes cultureuses, qu’après cinq ans de gauche, une droite revancharde risque de revenir au pouvoir, allumant déjà le brasier où griller leurs petites fesses ?

L’esprit public s’était déjà dégradé avec l’arrêt d’antenne « pour doublon avec une autre émission » de Jean-Claude Casanova, puis l’éviction d’Yves Michaud en 2009 pour propos virulents contre Roman Polanski, enfin le départ pour raisons de santé de Max Gallo. La sortie de Jean-Louis Bourlanges ôte un peu plus à l’émission ce rôle original de club de professionnels qui conversent au profit du rôle convenu du clan des « journalistes » qui monologuent. Ils sont bien pâles en comparaison, ânonnant d’une voix morne leurs observations de l’extérieur, sans cette veine du vécu qui valait tant.

Si L’esprit public devient un club de journalistes, comme il en existe un peu partout sur les chaînes, son intérêt est perdu. Jean-Louis Bourlanges avait été conseiller maître à la Cour des comptes, conseiller régional, député européen, sénateur, professeur à Science Po ; Max Gallo avait été la plume de François Mitterrand avant de devenir l’écrivain d’histoire qui l’a rendu célèbre. Combien reste-t-il de personnes ayant exercé une fonction réelle, dans cette émission ? Un ancien ambassadeur, un ex-PDG d’entreprise culturelle – et voilà tout. Le reste est composé de « journalistes »… des commentateurs, pas des acteurs.

La « bêtise » gagne du terrain. Flaubert en aurait fait une notule de son Dictionnaire des idées reçues : « France-Culture ? Le mâchonnement des idées reçues par des contents d’eux dans l’entre-soi – tonner contre. »

« Lettre de Jean- Louis Bourlanges à Philippe Meyer et aux auditeurs de l’Esprit public lue dimanche et publiée sur le site de l’émission : 

Je m’adresse à vous, cher Philippe, chers camarades, et chers auditeurs de l’Esprit public, pour vous dire au revoir. La direction de France Culture a décidé de m’interdire toute participation à l’Esprit public pendant la durée de la campagne pour l’élection présidentielle, sous prétexte que j’ai affiché publiquement ma préférence pour l’un des candidats en compétition, en l’occurrence pour Emmanuel Macron. Cette décision est doublement incohérente. Elle l’est d’abord parce que je ne participe pas à cette émission en qualité de journaliste tenu à un devoir de neutralité et d’impartialité, ce que je ne suis pas et que je n’ai jamais été, mais comme ce que Raymond Aron appelait  » un spectateur engagé “, invité en raison et non en dépit de ses prises de position dans le débat public. Parlementaire européen du centre pendant près de vingt ans, longtemps vice-président de l’UDF, je n’ai jamais fait mystère de mon engagement  » libéral, social et européen  » et j’ai toujours eu à cœur au cours des quinze dernières années d’afficher mes couleurs à chaque élection présidentielle ou législative.

L’incohérence de la décision se lit aussi dans le calendrier choisi. Pourquoi limiter la mise en œuvre de la sanction à la seule campagne présidentielle et me promettre un retour à l’antenne sitôt ce grand rendez-vous passé, alors que la question se posera en des termes strictement identiques pour la campagne des élections législatives et devrait en bonne logique appeler la prolongation du « régime spécial » qui m’est réservé ? N’était-il pas déjà contraire à la logique dont on argumente que la direction de France Culture ne se soit pas émue de me voir il y a quelques semaines prendre position en faveur d’Alain Juppé dans le cadre de la primaire de la droite et du centre. Sans doute avait-elle alors conscience de cette évidence aujourd’hui oubliée : c’est la raison d’être de l »Esprit Public que d’organiser un dialogue, voire une confrontation, civilisés entre des personnalités engagées à des titres divers dans la vie de la Cité.

Ces incohérences comme les explications embarrassées de la directrice de l’antenne révèlent que la raison véritable de mon ostracisme est d’un autre ordre : il ne s’agit pas de veiller, très légitimement, à l’équilibre des temps de parole entre les partisans des différents candidats mais, l’allusion au courrier reçu par le médiateur est éclairante à cet égard, de me sanctionner pour les propos très durs que j’ai tenus sur l’un des candidats en le qualifiant de  » sournois, arrogant et corrompu ». Bien que je ne sois pas seul à formuler une appréciation aussi sévère sur M. Fillon, je comprends que mes propos aient pu choquer certains auditeurs et je ne peux que le regretter. Je constate toutefois qu’ils n’ont pas donné lieu à une plainte pour diffamation, plainte que j’aurais d’ailleurs, en l’état présent du dossier Fillon, accueillie avec sérénité. On sait – et qui les en blâmerait ? – que les partis politiques excellent à susciter des réactions collectives organisées aux propos qui les dérangent. Céder à ces pressions, de la part d’un média comme France Culture revient à reconnaitre à certains groupes un droit à l’intimidation et à justifier du même coup l’institution d’un véritable délit d’opinion opposable à ceux qui interviennent sur son antenne.

Vous comprendrez que tout en moi m’interdit de cautionner de telles pratiques. Je veux bien être un intermittent du spectacle mais pas un intermittent de la censure. J’ai donc décidé de mettre un terme définitif à ma participation à Esprit public. Après plus de quinze ans de présence hebdomadaire au cœur de la Maison ronde, cette décision me coûte mais elle est inévitable. Je remercie tous ceux, réalisateurs, techniciens, assistants qui m’ont permis de m’adresser librement à vous chaque semaine. Ma gratitude va, bien entendu, d’abord à Philippe Meyer qui m’a donné cette magnifique tribune et qui, de plus, m’a supporté pendant de longues années avec un stoïcisme qui mérite hommage. Je l’adjure de continuer aussi longtemps qu’on lui en laissera le pouvoir à porter cette émission nécessaire. Pour ma part, je me contenterai en vous quittant de pousser deux vivats qui devraient n’en faire qu’un : vive France Culture, vive la liberté de l’esprit !

Jean- Louis Bourlanges »

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Paris primaire

Jour de primaire : Paris est gris, bonhomme, en automne. Le calme règne après le fanatisme armé de l’an dernier.

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Les gens oublieux badaudent, écoutent les cuivres discordants des musiciens sur la passerelle des Arts, tentant de relier l’écrit au visible, l’Académie française au Louvre.

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La Seine coule, comme le temps – faut-il qu’il t’en souvienne ?

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Sur la place de la Révolution, rebaptisée de la Concorde pour tenter de vivre ensemble, la grande roue tourne aussi, comme une histoire.

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Devant les sénateurs, dans le jardin si populaire du Luxembourg, les filles papotent, caressées de soleil.

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Un kid branché consulte les posts narcissiques de ses copains sur son phone, les pieds sur un ballon. Veillé par le lion vénérable qui a croqué d’autres chairs.

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Le marchand de masques hèle les esprits – sans grand succès.

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Comme la Liberté guidant le peuple de Bartholdi, modèle réduit de la statue de New York.

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L’ère est aux histrions, comme cet acteur grec qui déclame à poil ou presque devant les vénérables.

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Les Français sont légers, dit-on, ils oublient, ils changent d’avis comme girouette au vent. Le faune dansant tourne le dos aux sénateurs, qui s’en est rendu compte ?

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William Boyd, L‘attente de l’aube

william boyd l attente de l aube

Un roman d’espionnage littéraire est un phénomène assez rare, bien que plus courant au Royaume-Uni qu’en France. William Boyd s’y lance, moins dans la psychologie et plus dans l’action qu’habituellement. Son personnage d’anglo-autrichien Lysander, « pas encore trente ans, d’une beauté presque conventionnelle », est ambigu et attachant. Il est à Vienne en 1913, dans cette Autriche effervescente qui va bientôt faire exploser la « grande » guerre européenne – dont on « célèbre » les vertus en ce centenaire 2014.

Pourquoi un jeune Anglais s’est-il établi dans cette capitale Mitteleuropa ? Parce qu’il ne peut « conclure » avec les femmes. Est-il homo comme tout bon mâle anglais de son temps ? Non, car il n’a été ni à Cambridge, ni à Eton. Un disciple du nouvellement célèbre Dr Freud va faire émerger à sa conscience un souvenir des 14 ans. Une après-midi d’été au soleil, Lysander Rief s’est caressé seul dans la campagne et s’est endormi – la culotte baissée – avant d’être retrouvé ainsi demi-nu par sa mère. Gloups ! L’aiguillette serait nouée à moins. Mais le psychiatre Bensimon dénoue l’affaire. Dommage qu’il laisse trainer son dossier confidentiel sur son bureau, tandis qu’une autre patiente très libérée (comme les peintures de Klimt), est dévorée de curiosité. La sculptrice Hettie Bull va séduire Lysander et le baiser – à sa plus grande satisfaction. Fin de l’acte 1.

Mais les attachés militaires britanniques, le colonel Munro et l’attaché naval Fyfe-Miller, sont aux aguets. Lysander est accusé quatre mois après les faits de « viol » et Hettie se déclare enceinte. Les agents font aider Lysander à s’évader d’Autriche où il risque la prison. Il est en dette envers le gouvernement pour la caution et les divers frais. Fin de l’acte 2.

Le jeune homme reprend sa vie d’acteur lorsque survient la guerre, celle qui était attendue malgré ce qu’affirment les historiens. Les théâtres ferment et Lysander ne peut que s’engager. Sa connaissance de l’allemand est utile, mais plus encore sa connaissance des milieux germanophones. Munro et Fyfe-Miller le retrouvent comme par hasard pour lui confier une mission : découvrir qui se cache derrière les messages en code des fournitures de transports aux armées, transmis à l’Allemagne via la Suisse. Commence alors une traque digne de John Le Carré avec déguisements, faux semblants, pièges et investigation psychologique. Le final de cet acte 3 va très loin, au-delà d’Œdipe – mais je ne le déflore pas.

william boyd ecrivain prefere

L’auteur s’appuie sur une théorie psychanalytique du parallélisme : « Enfin, c’est un peu compliqué. Disons que le monde est par essence neutre : plat, vide, privé de signification et d’importance. C’est nous, notre imagination, qui le rendons vivant, qui le remplissons de couleur, de sentiment, de but et d’émotion. Une fois que nous avons compris cela, nous pouvons façonner notre monde comme nous l’entendons. En théorie » p.69. Le lecteur lettré songe à Shakespeare dans Macbeth : « L’histoire est un récit raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Chacun pourrait-il reconstruire son histoire par la seule volonté de croire un autre scénario – tout comme un acteur apprend un nouveau rôle ? Nous sommes au théâtre car Lysander est acteur, fils d’acteurs. La psychologie est un théâtre d’ombres, comme l’amour, l’espionnage aussi qui manipule les gens. Nous sommes dans le miroir mère-fils et père-fils, le fruit des amours avec Hettie, le petit Lothar, est peut-être imaginaire ; l’important est qu’il croie à son existence. Mais ce sont ces ressorts qui font mouvoir les marionnettes humaines.

Le roman est truffé de dialogues de film, les paragraphes littéraires paraissent un peu plaqués, souvent pour ralentir l’action et faire monter le suspense. Un chœur, comme à l’antique,  ouvre, ferme et scande l’action. Le monde est un théâtre… Un bon mariage entre espionnage et littérature.

William Boyd, L‘attente de l’aube, 2012, Points Seuil 2013, 441 pages, €7.51

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Yukio Mishima, La mort en été

yukio mishima la mort en ete

Ces dix nouvelles de Mishima donnent la palette des talents de l’écrivain. Il passe en virtuose de la culpabilité maternelle d’avoir perdu ses deux enfants noyés avec sa sœur au coût d’un bébé pour un jeune couple, de la terreur d’un petit garçon au bruit de l’air s’échappant du bouchon de la thermos de thé au brutal atterrissage spirituel d’un moine zen tombé raide dingue d’une femme juste entrevue, de la superstition des prières dites en passant sept ponts alors que tout concours à vous en empêcher à la superstition du grand amour romantique par-delà la mort, de la sensibilité d’un acteur de kabuki à l’hypocrisie sociale des femmes entre elles et à l’inhumanité d’envelopper un bébé juste né dans de vieux journaux…

La nouvelle la plus emblématique de Mishima s’intitule Patriotisme. Pas un mot en trop dans ce récit dépouillé à la morale glacée. Un jeune officier, en 1936, doit combattre des camarades qui se sont révoltés. Impensable ! L’armée impériale ne peut se battre avec l’armée impériale. Pour garder son honneur, seul le suicide est digne. Par éventrement ou seppuku, le plus lent, le plus douloureux, le plus méritant à titre symbolique. L’officier est jeune, musclé, beau ; son épouse est pareille et va le suivre dans la mort, soumise tant au mari qu’à la tradition de l’honneur. « Mais ce grand pays qu’il était prêt à contester au point de se détruire lui-même, ferait-il seulement attention à sa mort ? Il n’en savait rien, et tant pis » p.181. Mishima est là tout entier : rigueur jusqu’à la rigidité, extrême beauté détruite par la mort, énergie vitale au service de principes. Lui aussi ira jusqu’au bout, transformant cet imaginaire et action réelle en 1970. Nous ne pouvons suivre cette philosophie conservatrice de l’existence, mais nous pouvons comprendre cette exigence de pureté et d’immobilité dans un monde qui change sans cesse et se corrompt.

La mort en été contraste avec cet « idéal » de la tradition. Deux beaux enfants joyeux meurent par noyade, mort horrible qui fait longtemps suffoquer et se débattre avant de périr. Mais les parents, êtres modernes, choisissent de faire le deuil et de célébrer la vie. Faire un autre enfant est préférable à se supprimer pour expier car « dans la cruauté même de la vie régnait une paix profonde » p.41. La nature est indifférente, le destin n’est écrit par personne, seule l’énergie vitale existe, et y renoncer montre sa faiblesse intime.

Même chose avec Le prêtre du temple de Shiga : sa discipline personnelle à respecter la tradition bouddhiste l’amène au bord du nirvana, mais la vue d’une belle femme remet tout en cause. Plutôt que de céder au désespoir ou de tenter de chasser son image obsédante, il l’entretient au contraire, il entre en elle complètement, va jusqu’à la rencontrer – et ce jusqu’auboutisme va paradoxalement le sauver. Il faut suivre sa Voie.

« Rien de ce qui peut m’arriver ne pourra jamais me changer le visage » p.231 – sauf peut-être le théâtre, « présent tout au long du jour » p.265. D’où la vie romancée, la vie par procuration, la vie des autres que l’on crée. Sans cesse, Mishima est balancé entre ses rêves et la réalité, son désir et les possibilités de le réaliser, son existence réelle et les romans qu’il invente. Tout Mishima est là, dans ces nouvelles.

Yukio Mishima, La mort en été, 1966, nouvelles traduites de l’anglais sur la demande de Mishima par Dominique Aury, Folio 1988, 307 pages, €7.32

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Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953

Soixantième anniversaire du film culte des années 50. Crin-blanc est un bel étalon sauvage que les hommes veulent capturer et dresser. Falco est un pêcheur de 10 ans qui vit en Peau-rouge en Camargue, région isolée et désertique en cet après-guerre. Ces deux indomptés vont se rencontrer et l’amitié naître. L’histoire est minimaliste (et ne dure que 40 mn), le noir et blanc donne du contraste et les deux héros, le cheval et le garçon, sont vigoureux et entiers. De quoi faire une belle histoire qui, 60 ans plus tard, n’a rien perdu de sa force.

alain emery 11 ans sur crin blanc

Lors du tournage en 1951, nous sommes six ans après la fin de la guerre mondiale et Staline va disparaître deux ans plus tard. C’est dire combien les autoritarismes d’État (fascisme, nazisme, communisme, et même capitalisme industriel américain) font l’objet d’un rejet violent dans l’imaginaire de l’époque. La liberté, la vie hors civilisation, les grands espaces et la rude nature donnent un nouvel élan à la génération du baby-boom, née dès 1945. Crin-blanc arrive à ce moment privilégié.

11 ans torse nu alain emery et crin blanc

Falco est pareil à l’Indien, vivant en osmose avec ce milieu mêlé de Camargue où se rencontrent la terre et l’eau, le fleuve et la mer. Le jeune garçon vit à moitié nu, sans chaussures et les vêtements déchirés, la peau cuivrée par le soleil, les cheveux blondis par le sel et le corps sculpté par la course. Il pêche dans la lagune, il rapporte une tortue à son petit frère, il chasse le lapin pour le faire griller aussitôt sur un feu de brindilles, il monte à cru l’étalon sauvage. Les gardians de la manade Cacharel sont à l’inverse fort vêtus de gilets sur leur chemise, enchapeautés et armés de lassos, ils montent lourdement en selle. Ils sont les cow-boys civilisés contre le gamin en Indien sauvage. Il refuse le dressage et l’autorité machiste, rétif comme le cheval farouche.

Notez qu’il n’y a que des mâles dans ce film noir et blanc, même le bébé bouclé blond aux cheveux de fille est un petit garçon, le propre fils Pascal du réalisateur ; les deux enfants vivent avec leur grand-père, chenu à longue barbe. L’apogée du récit est le combat entre étalons pour la possession des femelles, sous le regard des gardians. Nous sommes dans un monde dur, où l’âpreté du paysage de confins exige des hommes la lutte continuelle. L’amitié entre l’étalon et le gamin est virile, bien loin de la sentimentalité qui sera celle de Mehdi avec les chevaux dans les années 60, dans Sébastien parmi les hommes.

alain emery 11 ans galopant sur crin blanc

Peu de dialogues d’ailleurs, surtout du mouvement : de longues chevauchées, des fuites, des passages en barques, une chasse au lapin, un rodéo en corral. Le gamin n’est pas épargné, jeté à terre, traîné dans la boue de lagune, désarçonné plusieurs fois. Maladresse d’habilleuse, le spectateur peut le voir, durant le même galop, chemise fermée jusqu’à la gorge puis ouverte jusqu’au ventre, à nouveau refermée le plan suivant, ou encore, après avoir été traîné plusieurs minutes au bout de la longe par l’étalon en pleine force, se relever sans qu’aucun bouton n’ait sauté ni que le tissu en soit plus déchiré…

Malgré la référence à l’Ouest américain, nous sommes bien sur les bords de la Méditerranée où le happy end ne saurait exister. Ce monde est celui de la tragédie grecque, de la corrida espagnole, de l’omerta sicilienne. Le pater familias est le maître absolu, tout doit plier devant sa volonté, animal comme être humain. Ce pourquoi le grand Tout est le seul refuge contre la tyrannie, le seul lieu mythique à l’horizon où le ciel et l’eau se confondent, où cheval comme enfant puissent se rejoindre sans les contraintes impérieuses des mâles blancs occidentaux.

DVD Crin_blanc et le ballon_rouge

C’était un autre monde, celui encore de la France des années 1950, qui sera balayé d’un coup en mai 1968. Alain Emery, 11  ans, élevé dans les quartiers nord de Marseille, a été sélectionné sur près de 200 garçons de 10 à 12 ans par une annonce parue dans Le Provençal, sur l’incitation d’une amie de sa mère. Son visage aux traits droits, son air grave, son teint sombre, donnent à son personnage une incarnation fière et violente qui a contribué sans aucun doute à la durée du film.

Alain Emery n’est pas « acteur », il ne sait pas « jouer » – il ne sait qu’être vrai. Ce pourquoi le tyrannique Albert Lamorisse l’a qualifié « d’enfant qui ne sait pas sourire ». Mais vit-on une tragédie en rigolant ? Il n’y a pas que des pagnolades dans le cinéma du sud. Et c’est probablement toute la présence de ce gamin résolu et hardi qui donne encore son sens au film.

Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953, Grand prix Cannes 1953 et prix Jean Vigo 1953, suivi du film Le ballon rouge, Palme d’or Cannes 1956, réédition Shellac sud 2008, + 2 bonus, €14.95

Alain Emery a incarné aussi à 25 ans Mato dans le feuilleton français de Pierre Viallet en 1965, Les Indiens

Alain Emery dans Le Midi libre, janvier 2012

Les critiques à côté de la plaque des wikipédés

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Claire Lescure, Johnny Hallyday

Le rockeur national, 70 ans l’an prochain, est un mythe français, le pendant masculin de Brigitte Bardot, paru juste avant dans la même collection. Les éditions Exclusif se sont spécialisées dans la biographie légère des people avec des titres tels que Liz Taylor, Annie Girardot, Jean-Paul Belmondo, Claude François, Brigitte Bardot et Steve Jobs. Johnny Hallyday, pseudo de Jean-Philippe Smet, ne dépare pas la brochette.

Le plan éditorial est simple et constant : la moitié en biographie écrite au galop, style Wikipedia augmenté, un cahier central de photos, un tiers en interviews reproduites pour donner la parole au personnage, puis des annexes composée d’une revue de presse, d’un florilège de ‘citations d’auteur’, chronologie, discographie, filmographie, bibliographie. L’ensemble se lit bien, écrit simple et enlevé. Qui aime Johnny en sortira comblé ; qui ne l’aime guère découvrira avec curiosité les dessous du mythe.

Qui savait que le petit Jean-Philippe n’a jamais eu de père ? qu’il n’a jamais fréquenté l’école ? Ce sont ses fêlures intimes qui le rendront incapable d’assurer une paternité sereine avant la soixantaine… Il a été élevé par sa tante, la sœur de son père, un clown belge qui a fui dès qu’il est né. Sa mère était mannequin de haute couture sans cesse absente et envolée. La tante, elle, avait les pieds sur terre et déjà deux filles, à demi-éthiopiennes, ce qui a donné un foyer au petit garçon. Mais la famille recomposée est tombée dans le spectacle tout petit et le gamin est embarqué avec ses cousines dans la danse. Car la mère et ses filles sont danseuses, ce qui leur permet d’être six mois à Paris, six mois à Londres, un mois à Naples, un autre à Rome…

Joli dès l’enfance avec ses boucles blondes, le petit Jean-Philippe tourne des publicités pour Jean Mineur, puis obtient son premier rôle au cinéma à 11 ans dans Les Diaboliques de Clouzot : il joue un élève. Sa seule réplique est coupée au montage, mais le cinéphile attentif peut l’apercevoir dans les vues de groupe. C’est à 14 ans, en 1957, qu’il commence à chanter Elvis, ayant appris la musique par le violon, puis à la guitare avec l’un de ses modèles masculins : Lee Ketchum dit Halliday (avec un ‘i’).

C’est une erreur de transcription du pseudo sur sa première pochette de disque qui fige Hallyday avec deux ‘y’. Car le garçon triomphe l’année de ses 16 ans avec ‘Laisse les filles’. L’un de ses parrains était Charles Aznavour, un autre Raymond Devos. Qui l’eût cru ? La star du jeu de mot bourgeois n’a pas hésité à croire en la jeunesse déjantée qui se roulait par terre en public avec sa guitare…

Quiconque ne l’a pas vécu ne peut plus comprendre la mentalité archaïque du temps. Dans les années 60 subsistaient quelque chose de villageois dans la presse parisienne, du commérage, de la jubilation de faire honte au non-conforme. Paris, ville lumière ? Bof… Entre les intellos des caves enfumées et les journalistes cul de plomb sur leur chaise dans les bureaux du ‘Monde’ ou de ‘La Croix’, l’ère était à l’intolérance, aux dénonciations, au rejet de l’âge tendre. Il faut lire la Revue de presse pour s’en faire une effarante idée :

Henri Rabine dans ‘La Croix’ : « Johnny Hallyday (…) afflige le public d’une exhibition baragouinante et hystérique, promise à brève échéance au cabanon »

Claude Sarraute dans ‘Le Monde’ : « J’avoue avoir pris aux soubresauts, aux convulsions, aux extases de ce grand flandrin rose et blond, le plaisir, fait d’intérêt et d’étonnement, que procure une visite aux chimpanzés du zoo de Vincennes ».

Même la Duras, Marguerite adulée des bobos de gauche (la rive, pas le portefeuille), écrit en 1964 : « Il ne peut pas le comprendre. La jeunesse, pour lui [Johnny] ne précède pas l’âge adulte. C’est un absolu, et il voudrait que les jeunes l’emploient comme lui l’a fait. » La féministe en Pléiade n’a évidemment rien compris à cette énergie brute de la génération 1960, ni intello, ni vaniteuse, ni fonctionnaire de l’idéologie…

Adolescent trop joli, Johnny se fait un look de mauvais garçon pour se viriliser, n’hésitant pas à se tailler les joues à coup de rasoir pour avoir l’air plus dur. Il aime les femmes, mais son métier d’idole ne lui permet pas de se poser. Il épousera Sylvie Vartan, Nathalie Baye, Babeth Etienne, Adeline Blondieau, Laetitia Boudou. Avec la première il a eu un fils à 22 ans : David ; avec la seconde une fille : Laura ; avec la dernière il a adopté deux petites vietnamiennes : Jade et Joy. Il a consommé les femmes comme la drogue et le spectacle : à cent à l’heure. Il a changé de style comme un caméléon, transformant la « chanson » en show d’acteur. Ce pourquoi il reste dans le vent avec un groupe de jeunes et moins jeunes régulièrement autour de 150 000 fans.

Mais Jean-Philippe Smet est moins tête de linotte que le mythe Johnny Hallyday ne le présente. « J’ai essayé toutes les drogues. Je sais de quoi je parle. A Londres, dans les années 70, ça circulait librement. Mais je n’ai jamais été accro. Je ne comprends pas cette notion. Si je dois arrêter quelque chose pour mon métier, ou parce que ça fait de la peine à ma famille, je le fais de suite. Je suis plus fort que ça. (…) La scène apporte du rêve, la drogue du désespoir. C’est de la merde ! » (interview au Matin à Gstaad par Didier Dana). Drogue, idéologie, convictions : Johnny chevauche tout cela avec une allégresse qui le fait préférer aux Duras et consorts, tous confits dans l’image pieuse de leur étroite religion, fût-elle « progressiste ». Il y a de la vie dans Johnny !

Une bio attachante sur un monstre de la société du spectacle.

Claire Lescure, Johnny Hallyday – Jusqu’au bout avec Johnny…, octobre 2012, éditions Exclusif collection Privée, 256 pages, €19.00

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Le Clézio, Terra Amata

Article repris par le blog Chaoui40

La littérature, la vie, c’est le même combat quotidien, dérisoire, contre le hasard absurde du temps. Dans ce roman lourd à lire, de cette prose années 60 qui se délecte des « choses » et déchiquette les « actes », le message est pesant. Sur la terre au hasard, je suis né, j’ai grandi, joué à tous les jeux, aimé, parlé tous les langages, dans une région qui ressemblait à l’enfer, j’ai peuplé la terre pour vaincre le silence, j’ai vécu l’immensité de la conscience, puis j’ai fui, j’ai vieilli, je suis mort, et enterré. Fin du plan.

Terra Amata est ce site préhistorique de Nice où, sur une plage fossile, ont été découverts des restes très anciens. Des hommes avaient vécu là, s’étaient parlés, aimés, s’étaient reproduits, avaient vécu l’immensité de leur conscience puis avaient fuis, vieillis, morts. Le personnage principal du roman s’appelle Chancelade, autre homme préhistorique de Charente, humain générique, restes pour musée. La tentative littéraire d’embrasser ainsi l’histoire du monde des hommes au travers des sensations, des états de conscience et des mots – est vaine. Peu lisible aujourd’hui, profondément ennuyeuse. Elle date.

Le lecteur trouve cependant quelques traces de ce qu’il aime chez Le Clézio, des expressions, des scènes, des images. Ainsi sur la beauté, reflet du tragique d’exister : « On ne s’échappe pas. On ne s’en va jamais. Sans cesse, venant de partout à la fois, on est accablé par les coups de la beauté, de la grande beauté cruelle et jouissable. (…) La beauté vous y retrouve toujours et vient doucement, sans pitié, vous arracher pour vous replonger dans le tourbillon vivant » p.19. Le « on » anonyme, de rigueur dans l’écriture des années 60, donne le sentiment d’être agi, rouage dans l’engrenage du destin, microbe absurde jeté là par le hasard. On vit, et seule la beauté peut accrocher à la vie. Qu’est-ce que cette beauté, sinon ce lien entre soi et le monde ? Il suffit de quelques mots pour s’y plonger : « Le petit garçon qui s’appelait Chancelade était assis au soleil, devant la vieille maison. Il était vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise rouge, il avait les pieds nus » p.21. Soleil, maison, pieds nus, petit garçon, ne nous voilà-t-il pas en sympathie toute leclézienne ?

Sauf que le gamin Adrien (le prénom surgit p.63), 4 ans, a la cruauté innocente de cet âge. Il fait un grand massacre de doryphores, tel un dieu tout puissant. Surgit alors l’évidence : « Le destin, l’ignoble destin qui prépare les choses, avait choisi la marche vers ce crime, pour rien, simplement pour que cet acte soit accompli » p.30. Plus tard, à 12 ans, étendu nu sur les galets, il se sentira soi : « Les yeux fermés, sourd aux bruits qui venaient de la plage et de la mer, le petit garçon vivait entièrement dans sa peau révélée par le soleil » p.43. On ne se sent exister que par les sensations. Surtout quand on découvre l’autre. Adrien rencontre une petite fille et ils s’étreignent, se chatouillent, encore innocents, sans désirs autres que vagues, tout à leurs sensations.

Adulte, il subira le vertige de la conscience sans commencement ni fin, celle qui effrayait tant Pascal qu’il lui donnait le nom de Dieu. Le Clézio l’apostrophe sous le nom de « Jacques Loubet » pour la rendre plus présente. « Aussi loin qu’il regarde, il n’y a que son regard qui se répercute dans le vide et revient sur lui-même. Corps et esprit, tout est tendu à la limite du possible, pris par le vertige de la conscience. Paralysé, vidé, anéanti. Et pourtant, dans tout ce royaume désert dont il est le centre, le regard vit et se nourrit de lui-même. Il n’y a rien à faire pour oublier ou pour se libérer » p.81. Le silence des sphères est infini, nul ne percera jamais le rempart de l’inconnu. « Tout ce qui était, était là. Il fallait jouer, bouger, penser sans cesse, avec toutes ses forces délirantes et contradictoires. Il fallait continuer l’aventure commencée un jour, sans le vouloir, dans la douleur du déchirement. Donner son nom à chaque chose, signer chaque événement, chaque passage, avec toute la haine et tout l’amour dont on était capable » p.87.

Reste le jouir. Et l’enfant vient comme conséquence, qui vous ressemble et vous pousse vers la mort, avide à son tour d’agripper la vie par la beauté. Machine de l’existence, tout comme cette foule qui pense pour vous et vous avale dans son bruit et sa fureur. « Oui, quelque part, il y avait cette espèce de conscience totale, qui travaillait ainsi pour personne, et qui ne reflétait plus les choses, mais était les choses elles-mêmes ; le monde en train de vivre, sans heurts, sans morts, continuellement, année après année, siècle après siècle, jamais né, jamais finissant » p.154. Et c’est ainsi qu’on fait l’amour (p.178). Chaque personnalité participe au grand tout comme rouage. « Chacun avait sa place, et jouait au jeu sérieux de la vie et de la mort, pour essayer de comprendre l’immense mensonge qui déferlait » p.185 Le livre continue l’auteur après sa mort, « la pensée, l’acte, demeurent » p.270. Même si vous ne comprenez pas le sens de tout ça, vivre, aimer, écrire. « Je ne suis qu’un acteur qui ne sait pas ce qu’il joue » p.271.

Vieux, Chancelade ‘comprend’ le sens de l’existence ; il le livre à une jeune femme de hasard, à l’arrêt de bus : « Je vais vous dire, pendant qu’il est encore temps… Vivez chaque seconde, ne perdez rien de tout ça. Jamais vous n’aurez rien d’autre, jamais vous – Il hésita un peu : Jamais vous ne recommencerez ça… Faites tout… Ne perdez pas une minute, pas une seconde, dépêchez-vous, réveillez-vous… » p.239 Carpe diem !

Jean Marie Gustave Le Clézio, Terra Amata, 1967, Gallimard collection L’Imaginaire 2006, 273 pages, €9.02

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Winston Churchill, Mémoires de guerre 1919-1945

La version française récente est traduite de la version abrégée par Denis Kelly en 2002 des six volumes des Mémoires de Churchill. Ils forment déjà un plat consistant pour le lecteur, plus d’un demi-siècle après les faits. D’autant que Winston est un écrivain, il aime écrire, il aime les effets littéraires, il aime se mettre en scène dans l’Histoire. Une sorte de général De Gaulle anglais, auteur-interprète, sauf qu’il n’appartient pas à une nation vaincue mais à celle qui a résisté la première aux avances nazies, l’une des trois nations à avoir gagné la Seconde guerre mondiale.

Comme De Gaulle, c’est en étant chassé du pouvoir fin 1945 par la démocratie qu’il avait maintenue malgré vents et marées, qu’il a eu le loisir d’écrire la chronique des événements tout en sculptant sa statue. Sauf que De Gaulle travaille seul alors que Churchill aime s’entourer de collaborateurs qui lui fournissent la documentation, lui rafraîchissent la mémoire, à qui il dicte debout en marchant, parfois à peine sorti du bain !

Il est curieux que les éditions Gallimard n’aient pas cru bon jusqu’à aujourd’hui de faire une place à Winston Churchill dans leur monument de la Pléiade. Ils y ont bien mis des auteurs mineurs comme Marguerite Duras. Mais il est vrai que Simone de Beauvoir, bien plus talentueuse, n’a pas eu cet honneur, et qu’il a fallu bien des décennies avant que Charles de Gaulle y parvienne… Rappelons-nous aussi que l’attitude de l’éditeur a été ambigüe pendant l’Occupation et que des restes d’anglophobie ringarde peuvent expliquer que le Prix Nobel de littérature 1953 « pour sa maîtrise de la description historique et biographique » et « pour la défense des valeurs humaines » soit volontairement ignoré.

Dommage pour Gallimard… Winston Churchill se lit bien, élevé aux classiques, lyrique latin quand il le faut et pragmatique précis lorsque cela est utile. Il passe nombre de faits sous silence, évoque longuement Hiroshima et ne dit rien du bombardement de Dresde. Mais le style est éblouissant, cadencé comme Gibbon sur la chute de l’empire romain, humoristique à de nombreuses reprises et tragique comme Shakespeare. Car Winston Churchill est un acteur de la grande histoire. Seul à maintenir l’honneur démocratique en 1940, il a été appelé par les Soviétiques The British Bulldog car il n’a jamais lâché sa proie.

Cela ne va pas sans défauts : un certain dilettantisme à négliger les rapports préparatoires aux conférences puis à se lancer dans des improvisations catastrophiques, l’ignorance de la mentalité américaine portée au juridisme, une incompréhension de Staline jusqu’aux derniers mois de la guerre – ce qui est de la dernière naïveté face au dictateur sans scrupules.

Mais cela ne va pas aussi sans qualités : l’intuition militaire que la guerre sous-marine est vitale, que tout débarquement exige des péniches adaptées qu’il faut concevoir et construire bien avant, que la maîtrise de l’espace aérien permet tout, que la guerre classique n’est pas efficace sans forces spéciales. Il lance le Special Operations Executive (SOE) pour opérer des sabotages en territoires occupés, des Commandos qui deviennent un modèle dans toutes les armées jusqu’à aujourd’hui.

Le premier tome est sans conteste le plus vivant car la guerre est principalement européenne et Winston Churchill la supporte seul jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis. Le second tome brasse le monde et est cousu d’informations de seconde main car Churchill n’a ni tout vu ni participé à tout, bien qu’il voyageât beaucoup. Les États-Unis avaient conçu un superbe hydravion à long rayon d’action, le Skymaster, dont Churchill a supplié d’avoir un exemplaire. C’était plus sûr que les croiseurs pour échapper aux sous-marins et beaucoup plus rapide pour sauter jusqu’au Caire, à Washington, à Moscou, à Téhéran ou à Yalta…

Un lecteur français cherche ce que le vieux lion a dit de son pays. Il y lit la futilité française, le déni des gouvernants devant le danger, les petites luttes politiques et l’abandon de tout honneur pour quelques vanités (Darlan), ou par fatigue biologique sous la bannière usagée du vieillard Pétain. En chaque crise ne rejoue-t-on pas le même théâtre ? Celle de l’euro ne met-elle pas en scène les mêmes minables postures ? Si rares sont et ont été les De Gaulle… Le chapitre 8 du tome 1 est même intitulé « l’agonie de la France ». Churchill constate l’éclipse de la patrie de Napoléon durant quatre ans, après son effondrement de 1939, alors qu’elle se croyait « première puissance militaire du continent ». Se croire éternel triple A serait-il le vice caché des Français ?

Le pays ne resurgit du néant que vers 1944 avec l’armée de Leclerc et la Résistance, mais dans un état de faiblesse avancé. Il y eut bien sûr le général de Gaulle dès juin 1940, accueilli et soutenu en Angleterre par Churchill et que ce dernier surnomme « le connétable de France » (I p.343). Mais combien de divisions ? La flotte française, de loin la plus importante pour continuer la guerre, n’est pas entre ses mains. Pour le reste du personnel politique en 1940, c’est une assemblée de veules notaires de province à l’esprit étroit et défaitiste, caractérisés avant tout par « la surprise et la méfiance » (I p.344). L’aigri Laval, le vaniteux Darlan, le cacochyme Pétain – quelle brochette ! Si la France a fini par obtenir des trois Grands une zone d’occupation en Allemagne et un siège au Conseil de sécurité avec droit de veto à l’ONU, c’est bien sur l’insistance obstinée de Churchill, peut soucieux de partager la cage avec l’ours après le départ d’Europe des troupes américaines. C’est plus la géopolitique fondée sur les forces démographiques en présence que la reconnaissance de qualités françaises qui ont prévalues…

Prophétique – mais en décembre 1944 seulement – la mauvaise foi « politique » de la gauche communiste sous la guerre froide. Churchill fustige à la Chambre des Communes « cette escroquerie à la démocratie, cette démocratie qui se donne un tel nom uniquement parce qu’elle est de gauche. (…) Je ne permets pas à un parti ou à un organisme de se qualifier de démocrate parce qu’il tend vers les formes les plus extrêmes de la révolution » II p.534. Avis à Mélenchon, qui reprend volontiers le ton Saint-Just et les pratiques Chavez. Tout en copiant Staline, dont la tactique consistait à lancer des accusations brutales pour déstabiliser l’interlocuteur (II p.575). Avis aussi aux bobos naïvement creux, qui croient à la démocratie « islamiste modérée » – comme si l’islamisme, qui n’est pas la religion mais son application littérale à la politique, pouvait jamais être modéré : la Vérité de Dieu, comme celle du nazisme ou du communisme, n’est-elle pas unique ? A-t-on jamais vu lapider l’adultère de façon « modérée » ? A-t-on jamais pendu le jeune homo iranien, décapité la sorcière saoudienne ou coupé la main du voleur taliban avec « modération » ?

La leçon de Churchill, par-delà son époque, est justement qu’on ne transige pas avec la Bête. La liberté n’est pas compatible avec la foi, qu’elle soit pureté raciale, communisme laïc ou une quelconque religion révélée. L’égalité n’est pas compatible avec les règles d’un Livre, qu’il soit Bible, Coran, Manifeste du parti, Mon combat ou autres Petits livres rouge ou vert. La fraternité ne saurait surgir que dans le respect des différences, qui se conjuguent pour un même idéal de vie commune pacifique. Ce pourquoi Churchill, vieux royaliste britannique, a tout fait pour vaincre le nazisme qui était aux antipodes de ces valeurs-là. Et qu’il nous faut continuer avec les millénarismes d’aujourd’hui, qui sans cesse renaissent.

Le traducteur, François Kersaudy, est historien, enseignant à Oxford et à Paris 1, et l’auteur entre autres d’une biographie de Churchill (Le pouvoir de l’imagination) d’un De Gaulle et Churchill (La mésentente cordiale) et d’un recueil de citations du Premier britannique (Sentences, confidences, prophéties et réparties) . Il parsème de notes utiles à la lecture les affirmations du grand homme, les ramenant à leur juste et historique proportion.

Winston Churchill, Mémoires de guerre, 1948-1954, version abrégée avec épilogue 1959, traduit de l’anglais par François Kersaudy, Tallandier

tome 1 : 1919-1941, 2009, 446 pages, €27.55

tome 2 : 1941-1945, 2010, 636 pages, €28.40

Biographie wikipédique

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Haruki Murakami, Danse, danse, danse

Danse3 est la suite de La course au mouton sauvage’,  avec le même personnage principal et son mystérieux homme-mouton. C’est qu’une existence conforme n’est banale que parce qu’on le veut bien. Le Japon de la fin des années 1980 est en plein boom économique et les sacrifices de la génération d’après-guerre payent enfin : belles voitures, appartements confortables, standing, musique et bars branchés. Nombre de gens sont pris par le système, bons élèves, bons professionnels, bon époux. Ainsi Gotanda, élève dans la même classe au lycée, devenu acteur célèbre : « jeune, beau et compréhensif. Il était grand, mince et doué en sport, et toutes les filles de mon lycée étaient amoureuses de lui au point de s’évanouir en entendant son nom » p.104.

C’était sa « tendance ». « Même si tu recommençais ta vie à zéro, tu referais sans doute exactement la même chose. C’est ça, les tendances. Et une fois passé un certain point, elles deviennent irréversibles. » Alors que faire ? « Danser (…) Continuer à danser tant que tu entendras la musique. (…) Il ne faut pas penser à la signification des choses. Il n’y en a aucune au départ. Si on commence à y réfléchir, les jambes s’arrêtent. (…) Même si tout te paraît stupide, insensé, ne t’en soucie pas. Tu dois continuer à danser en marquant les pas. (…) Et danser du mieux qu’on peut. » p.133 Nous sommes en plein existentialisme : le refus nietzschéen de toutes les croyances consolatrices, le Sisyphe de Camus qui roule éternellement son rocher en métaphore de l’existence, la définition de soi par sa seule action selon Sartre. Danser, c’est suivre le mouvement de la vie en soi-même, être ici et maintenant selon le zen. Haruki Murakami adhère pleinement à cette conception du monde. Même lorsqu’il fait la cuisine, « je la fais avec amour et soigneusement. (…) Si on s’efforce d’aimer ce qu’on fait, on finit par y arriver dans une certaine mesure » p.371.

Le narrateur a 34 ans et est en marge. Il a toujours été à côté du système, depuis l’école caserne jusqu’à la société commerçante. Il est considéré comme « bizarre » parce qu’il ne pense pas comme tout le monde au Japon, parce qu’il n’a pas les réactions attendues de cette société très codifiée. Son ami l’acteur l’envie : « Tu avais l’air de toujours faire ce que tu voulais, tout seul, sans te soucier de ce que les autres pouvaient penser, de leur jugement, tu avais l’air de toujours faire avec facilité uniquement ce que toi-même avais envie de faire » p.210. Il va jusqu’à échanger un temps sa Maserati sans âme pour la banale Subaru des années 80 du narrateur, sans chic mais fonctionnelle et intime. S’il connaît une activité sexuelle régulière, aucune fille n’a envie de faire sa vie avec un être aussi différent. S’il travaille comme un pro, très organisé et ponctuel, il met mal à l’aise son associé ou ses clients. Il est ici et ailleurs, socialisé mais pas impliqué. Ses références sont Kafka et Nabokov, l’absurde du Procès et le décalage de Lolita. Car, s’il est en marge, le narrateur n’est pas marginal. Il y a bien pire que lui !

Notamment cette femme très belle qui « oublie » sa fille de 13 ans dans un hôtel de Sapporo et file à Katmandou pour faire des photos d’art. La fille s’appelle Yuki – Neige en japonais – et le narrateur l’a remarquée au bar de l’hôtel. Comme il retourne à Tokyo, une hôtesse lui confie l’adolescente pour le voyage en avion. Il n’y a rien de sexuel dans cette attirance, ni une paternité en germe. Ces deux êtres, séparés de vingt ans, ont en commun leur sensibilité, heurtée par la société affairiste et matérialiste du Japon des années 80.

Personne ne s’occupe de Yuki, ni sa mère déjantée, ni son père divorcé, ex-écrivain célèbre (et double parodique de Murakami puisqu’il l’appelle de son anagramme : Hiraku Makimura). Elle ne va plus à l’école parce que brimée d’être trop belle, trop riche, trop sensible – inadaptée. Elle n’a aucun ami. Ce pourquoi le narrateur lui fait du bien, rêveur comme elle, prenant la vie comme elle vient. Sa philosophie est résumée ainsi à la mère de la gamine : « Si vous restez attentive, si vous lui montrez que vous êtes liée à elle dans sa vie (…) si vous manifestez votre estime pour elle, (…) elle saura faire son chemin toute seule » p.408. Ainsi faut-il être avec les êtres, notamment avec les enfants. Cela les aide à grandir, sans leur imposer un modèle. Il faut simplement « être juste, et sincère si on peut » p.459.

Mais il y a l’homme-mouton, le passeur de l’entremonde, qui fait le lien entre le narrateur et la réalité parallèle. Qui n’a jamais rêvé d’un tel décalage, où tout pourrait être subtilement différent ? Murakami offre carrément des passerelles : il suffit de passer certains murs, à certaines périodes et en certains lieux, pour disparaître du monde réel. Ainsi de Kiki, ex-copine du précédent roman, retrouvée en pute dans un film avec Gotanda, rencontrée un soir par une organisation de call girls… et disparue depuis sans nom ni adresse. Ainsi de May, retrouvée assassinée nue dans un hôtel, on ne sait pas par qui. Ainsi de June, commandée par téléphone (attention du père de Yuki au narrateur pour qu’il assouvisse ses éventuelles pulsions en-dehors de sa fille…), venue de nulle part et retournée au néant. Il n’y aura pas de July…

Murakami critique impitoyablement la société moderne, occidentalisée et purement affairiste. Celle qui confère aux élites certains privilèges exorbitants… Ceux-ci ne se résument pas à la richesse, bien qu’elle en fasse partie. Être privilégié, c’est appartenir au club restreint de ceux qui sont en connivence au plus haut niveau du pouvoir : politiciens, hommes d’affaires, acteurs, grands artistes. Ceux-là commandent à la police, persuadent des hôteliers antiques de céder leur terrain, vont dans des restaurants chics et conduisent des Maserati parce que cela entre dans « les frais », louent des putes à Hawaï par téléphone depuis Tokyo, sautent dans un avion pour faire quelques photos.

Quant à la masse, elle suit la mode, manipulée par le marketing. Elle encense les chanteurs derniers cris alors que « si tu écoutes la radio une heure entière, tu en entends à peine un de bon » p.170. Elle va uniquement dans les restaurants dont parlent les magazines branchés. Déformée par l’école obligatoire, « un endroit affreux. Des types infects qui prennent de grands airs. Des profs ennuyeux à mourir qui font les arrogants. Pour te dire franchement, je pense que 80% des profs sont des sadiques ou des incapables. (…) Il y a trop de règles absurdes à respecter. C’est un système destiné à écraser l’individu, et ceux qui ont les meilleures notes ne sont que des idiots sans la moindre parcelle d’imagination » p.284.

Il parle du Japon, mais il parle aussi de nous, Murakami. De la difficulté de vivre, de l’imagination, du formatage social. De la nécessité de faire soi-même son existence pour être autre chose qu’un robot.

Haruki Murakami, Danse, danse, danse, 1988, traduit par Corinne Atlan, Points Seuil 2004, 575 pages, €7.60

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