Le fascisme n’existait pas encore à l’époque de Nietzsche (mort en 1900) mais il était en germe dans les nationalismes qui bouillonnaient depuis les révolutions du XVIIIe siècle. Le pangermanisme de la Grossdeutschland, le patriotisme italien 1830 de Mazzini (qui deviendra fascisme après la Première guerre mondiale avec Mussolini) s’agitaient du temps de Nietzsche. Le calviniste strict Thomas Carlyle, chantre du héros qui « doit se faire le trait d’union entre (les hommes) et le monde invisible et sacré » publie en 1841 On Heroes, Hero-Worship and the Heroic in History (Les Héros, le culte des héros et l’héroïque dans l’Histoire). Nietzsche pourfend toute cette pose « sublime ».
« J’ai vu aujourd’hui un homme sublime, un homme solennel, un pénitent de l’esprit. Oh ! comme mon âme a ri de sa laideur ! » Car, pour Nietzsche, le sublime n’est pas la grandeur, ni le héros un maître qui s’est maîtrisé. « Il n’a encore appris ni le rire ni la beauté, l’air sombre ce chasseur est revenu de la forêt de la connaissance. Il est rentré de la lutte avec des bêtes sauvages : mais sa gravité reflète encore une bête sauvage – une bête insurmontée ! Il demeure là, comme un tigre qui va bondir, mais je n’aime pas les âmes tendues comme la sienne. » L’habit ne fait pas le moine, l’attitude ne fait pas le grand homme. Le théâtre du sublime, pose romantique par excellence tellement mise en scène par un Victor Hugo, n’est qu’une pose, pas le fond de l’être.
L’attitude doit être surmontée pour devenir naturelle. C’est alors que le sublime devient grand. Pas avant. « S’il se fatiguait de sa sublimité, cet homme sublime, c’est alors seulement que commencerait sa beauté – et c’est alors seulement que je voudrais le goûter et lui trouver de la saveur. Ce n’est que lorsqu’il se détournera de lui-même, qu’il franchira son ombre, et, en vérité, ce sera pour sauter dans son soleil. » Il deviendra lui-même lorsqu’il incarnera ce qui n’est alors que son image, son ombre, ce qu’il voudrait être sans pouvoir l’accomplir.
Car l’homme grand est celui qui se surmonte, pas celui qui prend une pose avantageuse à la télé ou dans les meetings. Au contraire, l’histrion politique n’est pas un grand homme mais un acteur de sa propre image. « Sa connaissance n’a pas encore appris à sourire et à être sans jalousie. Son flot de passion ne s’est pas encore apaisé dans la beauté. (…) La grâce fait partie de la générosité des grands esprits. » Mais c’est ce qu’il y a de plus dur, de quitter son image pour devenir soi ; de ne plus être un personnage mais un être réel. « C’est précisément pour le héros que la beauté est de toute chose la plus difficile. La beauté est insaisissable pour toute volonté violente. (…) Rester les muscles inactifs et la volonté dételée : c’est ce qu’il y a de plus difficile pour vous autres, hommes sublimes. »
Laisser être… tel est le secret de la sagesse – et de la volonté. Le désir vers la puissance est le principe de la vie mais il doit s’accomplir naturellement, pas le ventre noué, le cœur en chamade et l’esprit focalisé au point de ne plus rien voir d’autre que le pouvoir. La générosité, la bienveillance, sont un débordement de la force, pas un effort qu’il faut faire. « Quand la puissance se fait clémente et descend dans le visible : j’appelle beauté une telle condescendance. Je n’exige la beauté de personne autant que de toi, de toi qui est puissant, que ta bonté soit ta dernière victoire sur toi-même. » Car ce ne sont pas les débiles qui sont bons, faute de pouvoir être méchants : les bons sont ceux qui peuvent être bons parce qu’il en ont la force surnuméraire.
Comment ne pas penser à Mussolini et à ses poses avantageuses, « la poitrine bombée, dit Nietzsche de l’homme sublime, semblable à ceux qui aspirent de l’air » ? Comment ne pas songer à ces socialistes, sourcils froncés, à ces écolos « en urgence » permanente, qui se croient toujours les messagers de l’avenir ? Ou à ces prophètes de droite extrême qui se croient mandatés par « le peuple » et dont « l’action elle-même est encore une ombre projetée » sur eux. « Je goûte beaucoup chez lui, la nuque de taureau, dit encore Nietzsche de l’homme sublime, mais maintenant j’aimerais voir encore le regard de l’ange. Il faut aussi qu’il désapprenne sa volonté d’héroïsme, je veux qu’il soit un homme élevé et non pas seulement un homme sublime. »
Où l’on mesure combien Nietzsche était loin de ce qui deviendra le fascisme et le nazisme. Il voyait en la recherche de puissance le principe de la vie, mais une vie qui déborde en générosité, pas en contraintes de toutes sortes.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog
Mélenchon, méchant bon
J’ai eu l’heur de publier sur ce blog en 2011 une note sur Jean-Luc Mélenchon, politicien entre Péguy et Doriot. Un lecteur l’a retrouvée et la commente cinq ans et demi plus tard comme digne d’actualité. Je l’en remercie et, comme les commentaires sont fermés sur les notes après un à deux mois – pour ne pas susciter des « polémiques à la françaises » aussi vaines que stupides, une fois l’actualité passée – il a publié son avis dans la rubrique « à propos ». Comme ce n’est ni le lieu pour le lire, ni pour débattre d’un sujet en particulier, je me permets de replacer dans le fil des notes ce commentaire de grand intérêt, que j’accompagne de quelques réflexions. Le débat est ainsi ouvert, quelques mois avant les prochaines présidentielles en France, et quelques semaines avec les primaires des sept nains du PS.
« Bonjour, votre article de 2011 sur Mélenchon, Péguy et Doriot m’a paru intéressant, y compris en 2016-2017.
Le temps rectifie cependant quelques unes de vos idées, comme l’opposition de Mélenchon à l' »aigle » russe…
Le rapprochement avec Doriot me paraît, quoiqu’il en soit, pertinent, sinon comme stricte analogie du moins comme hypothèse-guide.
Au passage, d’autres idées de votre article me paraissent approximatives. Ainsi, le bien-être des ouvriers de l’automobile est une légende (qu’il s’agisse de Toyota, de Ford, de Renault, de Fiat, en 1970 ou 2016, que l’organisation soit fordiste ou par groupes de qualité).
Mais pour rester au centre de votre article : avec Mussolini ancien leader socialiste, Doriot évoluant du PCF à la collaboration pro-nazie, l’opportunisme narcissique (et l’insécurité mal compensée qui peut-être va avec) engendre bien des vicissitudes et les parcours sont souvent TORTUEUX et chez les apprentis caudillos. « Le futur Duce de l’Italie fasciste est élevé par un père forgeron et militant anarchiste et une mère institutrice et très religieuse (catholique). »
Je crois que les méthodes et de style de Mélenchon, les fantasmes qui s’échappent parfois de sa bouche par manque de maîtrise et par sincérité semi-volontaire…, tout cela permet de voir qu’il n’est pas tel qu’il apparaît à ses suiveurs et à ses électeurs.
Les indices d’une idéologie vermoulue et réactionnaire sont pourtant assez patentes. Il doit lui-même faire des rectifications fréquentes, sur un mode agressif et embarrassé, ou encore rectifier son programme pour tenter de les intégrer et sauver la face. Voir ici ses vœux. La stance à l' »universalisme » (blah blah…) inciterait à nuancer le rapprochement avec Péguy… et à mieux cerner le caractère opportuniste du bonhomme.
Politiquement incohérent, il n’en serait pas moins nocif, selon moi, s’il en avait les moyens… Mais son style et la confusion qu’il trimbale ne sont pas des caractères isolés dans les mouvances militantes et semi-intellectuelles de notre époque.
Merci pour votre article et pour certaines pages de votre blog.
Pierre Grimal »
Ce qui est intéressant est que l’étude sur le bonhomme Mélenchon a peu vieilli : le politicien est toujours « méchant » par haine personnelle contre la société, qu’il sublime en la projetant sur « le peuple ».
Il veut évidemment en faire « le bien » malgré lui, au peuple. Ce pourquoi il est un méchant bon.
Mais il ne peut aller dans le sens du peuple qu’en résolvant ses propres contradictions venues de l’extrême-gauche trotskiste-lambertiste : internationalisme ? le peuple veut du nationalisme ; anticapitalisme ? le peuple veut surtout du boulot ; écologisme ? le peuple ne veut pas régresser au moyen-âge ; démocratie directe ? le peuple veut bien participer, mais pas gouverner, ça l’ennuie – son individualisme exige épouse et pavillon, DVD possédés et quant à soi préservé. Pas sûr que la Grande transparence robespierriste de Mélenchon soit en phase avec ce que veut le peuple…
J’écrivais aussi sur ce blog en 2012, à propos de Mélenchon, le malentendu qu’il provoque (et continue de provoquer) :
Le rassemblement des mélenchonistes apparaît bien hétéroclite.
Mais veut-il vraiment gouverner ? Je me posais la question en 2014 sur ce blog. La posture du Commandeur, Victor Hugo tonnant du haut de son exil, est bien plus valorisante pour ce théâtral politicien, que la discipline de chaque jour des affaires à régler par compromis… Le fusionnel d’une Assemblée unique et d’un gouvernement direct, me paraît une compensation personnelle pour un gamin frustré de père à 11 ans qui semble ne jamais s’en être remis (ce qui me navre) – mais pas un remède au mal français qu’est l’immobilisme d’âme paysanne et la répugnance à changer (si bien servis par Chirac puis Hollande).
Yaka et encore yaka, résumais-je en 2016 dans un billet de blog, sur les outrances de l’extrême-gauche, Mélenchon inclus. Je n’ai pas changé d’avis depuis. Mélenchon aime gueuler, pas gouverner. Car gouverner, c’est prévoir, et ne pas suivre le vent du peuple selon qu’il girouette de l’est à l’ouest ou du nord au sud. Mélenchon se positionne comme national-populiste, qu’il le veuille ou non. Il ne veut pas de Poutine comme Grand frère, même s’il admire probablement sa façon, de faire. Donald Trump aussi… Mélenchon est adepte non de la démocratie mais de la démocrature – la dictature, mais du Salut public, de la Patrie en danger – tout ce que Castro a réalisé durant ses quasi 60 ans de règne autocratique sans partage.
Un grand méchant, Mélenchon, même s’il se veut un méchant bon.
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