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La mort en Grèce antique

Alain Schnapp est professeur d’archéologie grecque à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne et a fondé l’Institut national d’histoire de l’art. Son dernier livre est une Histoire des civilisations à La Découverte, écrite sous la direction de Jean-Paul Demoule et Dominique Garcia.  Il a surtout publié un ouvrage sur Préhistoire et Antiquité, des origines de l’humanité au monde classique.

Dans un article déjà ancien, paru dans la revue L’Histoire en juillet 1978, il évoque la mort en Grèce ancienne. A comparer avec la nôtre. La mort grecque se dessine chronologiquement en trois figures : le héros, la mort en commun, le tombeau royal. La nôtre n’est plus aucune des trois mais a gardé un peu de toutes, avec une dimension supplémentaire due au christianisme.

En Grèce archaïque, notamment dans l’Iliade, le héros doit mourir dans la plénitude de ses moyens physiques et dans l’auréole intacte de son prestige social. Son corps exprime la figure éternelle de la beauté du guerrier, ce pourquoi il lui faut éviter les mutilations et le récupérer à tout prix. Il sera brûlé pour conserver dans les mémoires le souvenir de ses hauts faits et de son physique imposant. Dans le courant du huitième siècle (avant) apparaissent les tombes princières qui se donnent à voir dans la richesse de leurs inhumations. Le culte héroïque assure le souvenir et les tombes héroïques désignent et organisent l’espace collectif, le territoire et les frontières. Cette évolution est due à la nouvelle conscience sociale des groupes de paysans libres. Notre Panthéon des Grands hommes (et femmes) est un symbole du même type, organisant l’adhésion républicaine.

En Grèce classique, la mort devient abstraite et surtout égalitaire. Ce ne sont plus les héros qui font la guerre individuellement, entraînant leurs compagnons, mais la phalange des citoyens, organisée et disciplinée. Les guerriers morts au combat sont incinérés sur le lieu même de leur mort. On fait une oraison funèbre collective des citoyens tous égaux, même s’il s’agit parfois d’aînés et de cadets, d’hommes mûrs ayant adopté comme amants des garçons plus jeunes pour les former à la virilité et au métier des armes. L’épitaphe collective est mise en vers et l’inscription du nom du combattant gravée sur l’obituaire. Ce fut le cas durant la guerre de 14 avec les monuments aux morts et dans les cimetières collectifs du Débarquement ; aujourd’hui, une cérémonie aux Invalides en tient lieu.

En Grèce hellénistique surgit le tombeau royal. Certains citoyens bienfaiteurs se montrent plus riches et plus puissants que les autres. Ce sont les évergètes qui éternisent leur existence par des fondations. C’est ainsi que l’on découvre des tombes–sanctuaire des rois de Commagène au premier siècle avant notre ère. Elles sont autonomes avec des dépendances et des territoires, comme les futurs monastères médiévaux. L’État royal fonctionne symboliquement comme une cité dont le centre économique, civique et religieux est le tombeau royal. Là, les citoyens républicains ne suivent pas. Depuis le pillage de la basilique des rois à Saint-Denis, le tombeau des ancêtres communs ne fait plus référence. Le mausolée de Napoléon, comme celui de Lénine, de Staline, de Mao et de Franco, étaient une tentative pour répéter le rite, mais l’individualisme croissant a fait que les dirigeants célèbres sont tout bonnement enterrés chez eux, avec leur famille : de Gaulle, Mitterrand ; Staline a été viré de la place rouge, Lénine a failli sous Eltsine avant d’être conservé pour raisons marchandes et Mao, souvent vandalisé depuis Tien-An-Men, sorti « pour restauration ». Quant à Franco, sa dépouille devrait être sortie du mausolée pour entrer dans le cimetière familial.

Durant l’ensemble de ces périodes, les Grecs ont utilisé les barbares Scythes pour se différencier.

  • Le roi Scythe mort est transporté sur un char autour du royaume – tandis que les Grecs archaïques font défiler le groupe entier devant le héros mort.
  • Les Scythes s’infligent des mutilations rituelles, inscrivant leur peine dans leur chair – les Grecs inscrivent le souvenir dans la pierre.
  • Le tombeau Scythe est placé en un point extrême – le héros grec est placé au centre de la cité.

Pour les Grecs, les Scythes apparaissent comme le comble de la différence, ce qui leur permet de fonder leur propre culture. Car une société fonctionne toujours sur une symbolique issue de l’imaginaire, ce qui permet la politique : la vie de la cité dont la transmission du savoir et des mœurs.

Le christianisme, surtout dans sa version catholique, se veut universel – mais on ne fonde pas une culture sur l’universel : tout au plus peut-on favoriser son ouverture et sa curiosité pour les autres. C’est ce qu’a fait l’Occident. Mais aujourd’hui, les morts sont nationaux et privés, pas universels. Les rites qui entourent la mort sont culturels et avoir la même religion ne suffit pas pour suivre les mêmes usages. Les seuls barbares auxquels nous nous opposons sont ceux qui décapitent et démembrent, puis jettent les corps dans des charniers. Pour le reste, nous admettons diverses pratiques. Mais les âmes restent attachées à leur nation ou à leur famille, comme en témoignent nos rituels républicains.

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Les dessous du retour à la nature

Revenir aux sources, respirer, reprendre des rythmes naturels, vivre et manger selon les saisons, pratiquer le tourisme « vert » – quoi de plus attirant dans nos sociétés urbaines, civilisées et stressées ? Sauf que ce tropisme n’est pas innocent, ses dessous ne sont pas immaculés. Or la clé du naturel réside dans l’équilibre : les humains sont des êtres de nature ET des êtres sociaux. L’un ne va pas sans l’autre et, à trop oublier un plateau, la balance penche d’un seul côté.

Les années 60 sont allées trop loin dans la dénonciation du béton, de la jungle urbaine et de l’aliénation au travail – lisez Le Clézio. Les années 80 ont appliqué de façon scolaire le chèvre chaud collectiviste, les sabots suédois sociaux et les poutres apparentes traditionnelles, transformant toute vieillerie en « objet de mémoire » et toute bourgade française en village-Disney puisé dans les pages de Balzac. Qui n’aperçoit ces mêmes réverbères « ancien régime » coulés au moule en Ile-de-France comme en Périgord ou en Savoie ? Ces pavés « authentiques » ? Ces auberges « de charme » ? Ces produits « bio-du-terroir » provenant parfois d’Europe de l’est ou de Chine (le foie gras, les champignons, les pommes…) ? Les années 2000, travaillées d’identitaire et d’anti-gaspillage, ne sont pas en reste : voyager, ça coûte à la planète ! Tout déplacement en avion vous rend coupable d’un bilan-carbone que la vox populi dénonce en vous montrant du doigt. Quand vous allez à l’hôtel, vous consommez de l’eau trop rare pour laver vos serviettes ; quand vous achetez, vous confortez des rapports d’exploitation ; quand vous marchez, vous écrasez l’herbe ; quand vous respirez, vous nous pompez l’air…

De tels excès dans le discours ont tout d’une nouvelle religion et rien du « naturel » prôné par ailleurs.

Quels sont ses fondements ? Un vague mélange d’orientalisme zen et de new-age californien, peut-être parce que seules les idées venues des antipodes pourraient écarter le soupçon d’être « classique » – trop Européen, mâle, blanc, adulte, rationnel, raisonnable, modéré… ? Ne faut-il pas une haine de soi particulière pour évacuer d’un coup toute la tradition européenne, accusée de tous les maux ? Elle serait :

  • impérialiste – comme si la Chine ou le monde musulman n’avaient jamais été ou n’étaient pas « impérialiste »
  • colonialiste – comme si les Han en Chine, les Turcs anti-Kurdes, les Saoudiens haineux de tout ce qui n’est pas conforme à la charia, les Russes intolérants aux Tchétchènes, les Japonais si conventionnels, n’avaient pas des traits coloniaux
  • industrielle – comme si l’Europe seule exploitait les ressources à outrance, mais surtout pas les Etats-Unis, ni la Chine, ni le Brésil…
  • libérale – dans le sens réduit de l’économie prédatrice des pétroliers texans

Il nous est donc enjoint de « lutter », de « résister », de boxer en poids alter :

Contre ledit libéralisme, surtout valoriser le « petit », en idée reçue : petit producteur, petit commerçant, petit artisan. Seul le petit-bourgeois a droit de cité, surtout s’il pratique la méditation et se nourrit bio dans une maison solaire en cultivant son jardin « biodynamique » et conduisant son « hybride » ou sa Zoé tout-électrique. Et s’il vote à gauche – pas la gauche traditionnelle mais les marges survalorisées des anarchistes écologistes : surtout sans structures !

Contre l’impérialisme, replions-nous sur nous : on est bien sous la couette, pas besoin de sortir, on commande par le net ou le mobile, on ne voyage surtout pas, on ne sort pas de ses petites zabitudes et on vote intolérant à toutes différences. Et Dieu m’habite, comme disait l’humoriste.

Contre le colonialisme, changez de religion : tout ce qui est métissé, soft, spirituel, vaut mieux que n’importe quelle église ou tradition instituée. En revanche, pas touche à « notre » identité ni à « nos » mœurs, on ne va plus chez les autres alors pas de ça « chez nous » !

Contre l’industrie – néfaste, forcément néfaste – valoriser le « naturel », le proche, le troc. Le bio mais pas le sauvage, le cru mais pas le nu ! Car « la morale » reste chrétienne – forcément chrétienne – même chez les laïcards écolos. Sauf dans le « culturel vivant », réduit à la provocation toujours en surenchère : se vautrer nu dans le sang sur la scène en hurlant, peindre avec des étrons sur des paquets de lessive, vendre sa merde en conserve, pisser sur le Christ, autodétruire son œuvre peinte en pleine salle des ventes… Un écrivain gagne-t-il de l’argent ? quelle médiocrité de style ; un chanteur a-t-il du succès ? vite le télécharger gratuitement : l’argent est le mal, peut-être parce qu’il prend toutes les formes comme le Diable, qu’il permet tous les désirs au détriment de l’égalité revendiquée.

L’Occident était la raison scientifique et l’essor des techniques. Revalorisons donc son inverse : le cœur plutôt que la raison, le sentiment plutôt que le savoir méthodique, le bricolage plutôt que la technique – en bref le romantisme antimoderne contre le classique de raison, l’adolescence plutôt que la maturité.

C’est ainsi que les écolos de la revue Ushuaïa s’exilent en maisons de torchis au toit de chaux et boivent des tisanes d’orties. Contre la cité des hommes, vive la nature sauvage. Il faut la préserver, la conserver, s’y immerger sans s’imposer. Comme seule la nature est « authentique », elle dicte sa loi naturelle. Le règne de la nature ne se discute pas démocratiquement : qui y croit déteste la négociation qui crée des « droits » humains et toute culture qui transforme inévitablement le naturel. Le sauvage devient forcément « bon », le spontané la seule éducation, la terre le seul « être » qui ne mente pas et toutes les bêtes des « personnes » douées de droits (mais sans devoirs) ! La morale qui vaut ne saurait être « contre nature », pointez donc du doigt les déviants comme les koulaks au temps de Staline, pourchassez les grands voyageurs, les dévoreurs de kilomètres, les bouffeurs de viande ! Se retirer au désert devient alors le seul moyen de « se trouver », tous les autres sont plus ou moins nocifs. La société aliène, tout comme le travail, il faut s’en retirer. C’est ainsi qu’on valorise d’abord la famille, ensuite le clan, puis le terroir, sans se préoccuper de France ou d’Europe. Quant au « monde », il ne peut être qu’hostile depuis qu’il est globalisé. Même le paon ricain Trump est d’accord.

A-t-on compris ce qu’il y a de régressif, de fusionnel, de nostalgie fœtale, de pensée « réactionnaire » (antimoderne, préfasciste, pétainiste, maoïste) dans de telles idées ?

L’équilibre est le raisonnable.

On l’appelle aussi le durable (« soutenable » n’est qu’un anglicisme snob). L’homme est un être de nature ET un être social. Il est un animal, prédateur comme les autres – mais intelligent, donc conscient de ce qu’il fait. Un individu mais qui ne se construit que dans le groupe. Il n’agit pas tout seul mais réfléchit en grappe et aménage son nid avec les autres et près des autres. Savoir « raison garder » veut dire que l’émotion primaire ou le sentiment immédiat n’est pas tout et qu’on ne lâche pas la bride aux instincts. La maîtrise doit rester l’idéal humain. Sans positivisme béat ni mystique romantique. En équilibre : humain, raisonnable, civilisé.

Vaste programme à la fois contre les fumeurs de clopes et les bouffeurs de racines !

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De battre mon cœur s’est arrêté de Jacques Audiard

Qui est-on au début du millénaire quand on a 28 ans ? Pas grand-chose… Le fils de son père, l’orphelin de sa mère, le troisième de la bande, l’amant de l’épouse du copain adultère, le pianiste raté, le professionnel de l’immobilier qui en a le dégout ? Tom n’existerait pas sans son incarnation cinéma Romain Duris ; avec un autre acteur, il serait un bien pâle personnage, tiraillé entre toutes ses contradictions et la complexité de l’existence aujourd’hui.

C’est bien Romain Duris qui est l’âme du héros, donc du film. Nerveux, tremblant, colérique, il est aussi baratineur et bagarreur. Il en veut, mais ne sait quoi. Se faire du fric en jouant les marchands de biens ? Se faire la femme de son collègue qui va baiser ailleurs ? Se remémorer maman en rejouant du piano arrêté dix ans avant ? Plaire à son père, la seule famille qui lui reste, malgré son égoïsme, sa rusticité et même sa bêtise ?

Il est entraîné par ses collègues de l’agence (Jonathan Zaccaï et Gilles Cohen) à lâcher des rats dans les escaliers pour faire partir les locataires d’un immeuble racheté à bas prix, ou à casser vitres et plancher d’un immeuble vétuste pour éviter les squats de Droit-au-logement. La propriété ou l’humanité ? Tom hésite. Là où il n’hésite pas, c’est lorsqu’il a affaire à un truand, soit un « couscous » qui ne veut pas payer le loyer pourtant dû, soit à un mafieux russe (Anton Yakovlev) qui se pavane dans les grands hôtels de la Côte. Pour ces cas, que son couillon de père n’a pas su résoudre et qu’il doit régler à sa place par chantage affectif, il y va et il cogne : ce qui est dû est dû. Prudent, il drague et baise dans les toilettes du grand hôtel la pute du Russe pour apprendre à quel danger il se mesure. Revenu à Paris, il enjoint son père de laisser tomber : ce mafieux est un tueur qui n’hésite pas. Le père, gros et con, fort laid (Niels Arestrup), s’en fout et il va y rester. Tant pis pour lui mais le fils devra le venger s’il le peut par on ne sait quel honneur familial.

Tom a rencontré par hasard Monsieur Fox, l’imprésario de feue sa mère qui le reconnait et lui demande s’il joue toujours du piano. Tom hésite, dit que oui de temps à autre, et l’imprésario lui demande de venir passer une audition. Changer de vie ? Retrouver sa vraie nature qui aime le son ? Choisir la part de sa mère vers l’ouverture artistique plutôt que celle de son père qui est une impasse ? Pour cela il faut se remettre au piano, métier exigeant et qui demande du temps. Ses collègues viennent à toute heure du jour et de la soirée le solliciter pour négocier une vente ou faire détaler les occupants des immeubles.

Le garçon rencontre une Chinoise récemment arrivée (Linh-Dan Pham) qui ne parle pas un mot de français mais est experte en piano. Elle consent à le préparer et lui fait répéter une toccata de Bach ainsi que d’autres morceaux. Tom est malhabile, le piano revient mais il est crispé, en témoigne son dos nu contracté que le cinéaste filme ; il a peur de ne pas réussir, il tremble d’être regardé et jugé. Il est encore adolescent peu sûr de lui qui ne joue bien que tout seul et sans cravate. Mais Miao-Lin, parce qu’elle est Chinoise et donc préoccupée avant tout de perfectionnisme, et parce qu’elle ne parle pas le français, est une bonne maitresse de piano. Elle se concentre sur l’objet, pas sur le sujet, sur la place des mains et l’aisance du mouvement, pas sur le « c’est bien ou c’est mal » (cette tare moraliste à la française).

Tom va à l’audition mais, réveillé pour aller signer un contrat inespéré la veille, il la rate, inhibé devant le grand homme de sa mère ; il devra revenir. Le père tué de deux balles dans la tête (dont on aperçoit les impacts sur le mur), Tom laisse tomber l’immobilier, ses copains bas du plafond et lourds de la queue. Il aide Miao-Lin à s’intégrer dans le milieu du piano et à parler le français ; on peut supposer qu’il en fait sa compagne, mais cela reste à l’appréciation du spectateur. Comme nous le retrouvons deux ans plus tard, à 30 ans donc, il est devenu adulte et probablement plus lui-même. Maman n’est plus et il n’a pas son talent, il l’accepte ; papa n’est plus et il n’aime pas le métier qu’il lui a inculqué, il le laisse.

Il va trouver sa voie, même s’il alterne encore entre Bach au piano et la musique électro dans son baladeur. C’est que le premier demande amour, effort et travail adulte du classique alors que la seconde est pure flemme et laisser-aller adolescent du mainstream. Comme souvent vers 20 ans (mais Tom est en retard), les jeunes hommes clignotent, côté vert mature et côté rouge immature. Tom joue du Bach chez lui chemise entièrement ouverte ou torse nu, à l’ado, ce qui est une façon de concilier les deux, d’hésiter encore à devenir adulte, puisque le piano se joue publiquement en chemise blanche, veste noire et cravate.

Ce n’est ni un polar ni un film psychologique, mais un entre-deux sympathique qui repose sur le jeu de l’acteur principal. Romain Duris. Casque de cheveux noirs et poitrine velue, stressé permanent qui fume sans arrêt, il aborde la vie difficile du millénaire, cette époque qui ne fait aucun cadeau aux jeunes ni aux autres. Les affaires sont délaissées pour l’art – mais pas sûr que les relations y soient plus humaines, même si elles sollicitent plus la sensibilité et l’intellect.

DVD De battre mon cœur s’est arrêté de Jacques Audiard, 2005, avec Romain Duris, Niels Arestrup, Aure Atika, Emmanuelle Devos, Linh-Dan Pham, Jonathan Zaccaï, Gilles Cohen, Anton Yakovlev, UGC video 2012, 1h47, standard €9.99 blu-ray €11.99

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Macron fait signes

Pour la présentation de ses vœux « aux Françaises et aux Français », le président Emmanuel Macron multiplie les signes non verbaux.

Sur le fond du discours rien de neuf, et c’est tant mieux pour la démocratie car le projet a été défini et les citoyens ont voté, et c’est tant pis pour les vautours des médias qui ne savent plus que ressasser quand ils n’ont plus de « nouveauté » à croquer.

Rien de neuf sinon, contre la gauche démissionnaire et laxiste la référence à John Kennedy (demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays et pas seulement ce que votre pays peut faire pour vous), et contre la droite productiviste ou nationaliste la référence pour une première fois dans des vœux présidentiels aux « scientifiques » et aux « citoyens européens ».

Le discours était clair mais terne. Le regard franc, droit dans les yeux, avec peu de clignements et pas de mouvements attachés au prompteur. Le personnage était parfaitement centré sur l’écran, rien à sa droite et les drapeaux à sa gauche, près du cœur. Puisque le fond était neutre, je me suis surtout attaché au contexte non-verbal.

Le décor n’était pas le bureau de l’Elysée mais le petit salon d’angle à la table de marbre, un peu froide mais classique et solide. Pas de livres ni de bibelots mais une feuille manuscrite et un seul stylo à sa droite. Seulement deux plans de prise de vue : l’élargi et le rapproché. Tout cela donne le symbole de la rigueur et de la sobriété.

Sauf que – peut-être était-ce oublié ? – les montants de la croisée derrière la tête du président, en plan rapproché, rappelait furieusement la croix du Christ, celle que les laïcards intégristes ont fait retirer au monument breton à Jean-Paul II et que le Conseil d’Etat a jugé comme un robot juridique (l’IA pourrait remplacer le Conseil, fort inutile s’il s’agit de perroqueter le droit sans l’adapter – cela ferait d’utiles économies). Cette croisée était-elle du subliminal pour rassurer une France de culture catholique dans l’histoire ? Une Europe majoritairement chrétienne ? Un centre tout à fait démocrate-chrétien depuis la frange raisonnable des LR jusqu’aux radicaux de gauche ?

En plan large, n’apparaissait de la devise républicaine que la troisième partie, le mot « fraternité » – le mot le plus centriste peut-être puisque la liberté est à droite et l’égalité à gauche. Et c’était bien dans le ton du discours, sauf que le réalisateur a hésité deux ou trois secondes de trop à passer au plan large lorsque le président a commencé à en parler – une faute d’attention. Il n’est de même pas resté longtemps dessus, comme s’il fallait marteler le mot écrit avant d’en revenir au plan rapproché familier… où aucune émotion ne se lisait sur le visage présidentiel – donc, quel intérêt ?

A gauche du président, mais à droite de l’écran, au-dessus de la fille qui agitait ses bras pour les malentendants comme un ludion humoriste en soulignant les mots qui importent, deux drapeaux : le français au plus proche du chef de l’Etat, l’européen au même niveau mais à côté. Notez que le rouge du drapeau français était trois fois plus visible que le bleu, signe qu’Emmanuel Macron veut se montrer de centre gauche plutôt que de centre droit. Et sur le bleu nuit européen apparaissaient cinq étoiles seulement : référence au mouvement réformateur italien du Grillo ? ou plutôt cinq pays au cœur du renouveau possible de l’UE ? Peut-être Allemagne, France, Belgique, Pays-Bas, Italie ?

Le président lui-même, vêtu de chic, n’avait la cravate ni bleue (comme à droite), ni rouge (comme à gauche) mais sur le même ton que le costume, ce gris-bleu anthracite qui fait sérieux et furieusement affaires. Il ne portait pas de montre pour que les niais ne glosent pas sur la marque et le prix, mais un anneau à l’annulaire de chacune des mains – donc ET droite ET gauche. A moins qu’il ne soit marié deux fois… l’une avec sa femme, l’autre avec la France ?

Il avait souvent les doigts joints pour l’union nationale, ou croisés pour la gauche et la droite ensemble, mais son corps était très peu en mouvement. Il n’était pas en marche mais installé, solennel, direct – jupitérien ? Il ne tonnait pas mais esquissait quelques gestes : le bras gauche étendu pour parler du travail, un mouvement des mains vers la droite pour évoquer le chômage. Et ces marques vers la droite ou vers la gauche sont revenues plusieurs fois selon ce qu’il disait.

Au total, il faisait sérieux mais pas tendu. Parlant peut-être trop lentement au début, avec des silences entre les mots assourdissants à l’écran, puis prenant assez vite un ton plus fluide, dégagé.

Qu’en retenir, sinon qu’il est lui-même et qu’il appuie ? Un peu trop à mon goût, mais le populaire a besoin qu’on insiste. Roland Barthes avait noté en 1955 combien la redondance était le propre du petit-bourgeois et combien le catch, parce qu’il appuyait les prises, avait la faveur du public. La génération électronique est peu capable d’attention et il faut ponctuer, marteler, répéter – tous les profs le savent bien.

Donc des vœux pour tous, égrenés dans la droite ligne d’un centrisme de gauche. Comme tous les citoyens éclairés, nous les mesurerons aux faits.

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Équilibrer sa vie selon Montherlant

Quelques maximes de sagesse pratique, tirées d’un sage du siècle dernier qui fréquentait beaucoup les classiques. Après les enflures collectivistes de l’idéologie allemande, il est bon de redécouvrir la philosophie simple et tranquille, celle qui ne cherche pas à changer le monde par le feu et le sang, mais aide chacun à vivre sa vie au mieux durant son temps.

« Quelles sont pour moi les trois vertus cardinales ?

Il me semble : l’intelligence, le sens de la volupté (le ‘tempérament’), et la magnanimité.

Dans l’intelligence, je place aussi la culture.

La volupté ? J’en ai parlé assez.

Magnanimité ? Générosité ? De quel nom nommer ce dépassement de soi dans le désintéressement et, plus encore, dans le sacrifice ? (…)

Pas une de ces vertus ne peut se passer de deux autres. » (Carnet XIX)

Où l’on retrouve les trois ordres de Pascal, les trois métamorphoses de Nietzsche et les trois étages du cerveau humain des neurobiologistes. La volupté des instincts vitaux épanouis, la magnanimité du cœur généreux, l’intelligence froide et lucide des choses. Trois étages, trois étapes, les trois côtés de l’être humain complet.

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« Un journal m’a demandé quels étaient les ‘grands hommes’ qui avaient eu le plus d’influence sur moi. J’ai répondu : Pyrrhon, Anacréon et Regulus. Le Sceptique, le Voluptueux, le Héros. Et n’en imaginant pas un sans les deux autres.

Je ne faisais que reprendre la réponse que j’avais faite, à seize ans, quand cette même question m’avait été posée comme sujet de devoir, au collège.

Le journal n’a d’ailleurs jamais inséré ma réponse. Il a dû penser qu’elle n’était ‘pas sérieuse’. » (Carnet XXIV)

Les médias seraient-ils moins incultes aujourd’hui ? L’état de l’enseignement style Education nationale permet d’en douter. Qui lit encore les classiques romains ?

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« Je n’ai rien fait dans ce monde que des livres, et l’amour ; et ce n’était pas pour faire, mais pour me délivrer.

Un nom pour ceux qui font ? Eh bien, il est tout trouvé : les faiseurs. » (Carnet XXI)

« Une règle d’or : faire peu de choses.

Ne pas écrire trop. Ne pas lire trop. Ne pas trop entreprendre. Ne pas connaître trop de gens. Ne pas connaître trop de questions : en ignorer un certain nombre systématiquement.

Refuser sans cesse. » (Carnet XXV)

Rien de trop est une maxime stoïcienne. Se garder du trop, c’est de ne pas céder à la vanité, ne pas se croire indispensable ou important. Faire est besogneux quand il s’agit d’un devoir ; les seuls actes qui importent sont ceux qui sortent de soi, qui jaillissent ou débordent. D’où l’utilité de ne pas se disperser, stakhanoviste du boulot ou don Juan des relations. Faire, c’est faire bien, donc faire ce que l’on sait le mieux : élan, volonté, sagacité. Rien de plus : le mieux est l’ennemi du bien.

« Un homme qui cherche à réduire dans son existence les heures perdues risque de paraître bientôt un sauvage. De paraître ‘invivable’, parce qu’il veut ‘vivre’. Il y aurait à convaincre les gens qu’un intellectuel ne leur fait nulle offense s’il joue à l’anguille pour leur glisser entre les doigts ; à leur apprendre ce qu’il faut de calme de l’esprit, de liberté d’esprit, de longues heures de silence, et d’une traite, pour faire quoi que ce soit de réfléchi et de construit ; (…) et qu’enfin celui qui dérange inutilement un homme de pensée, son intention fût-elle bienveillante, lui ‘prend’ quelque chose, aussi nettement, et plus gravement, que s’il lui prenait son portefeuille dans son veston. » (Carnet XXI)

La société prend du temps aux bavardages, réunions et dîners inutiles. Ce faisant, elle rabaisse qui n’est pas comme tout le monde, qui pense en-dehors de la mode, qui passe du temps à autre chose qu’au futile en commun. Les médiocres se sentent valorisés par la fréquentation des grands ; mais ces derniers ne doivent pas se laisser bouffer par les parasites qui ne vivent que par eux. Passez-vous de télé une semaine : vous verrez quel bien cela vous fait ! Vous découvrirez la vie dans son émouvante nudité…

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« Seul un grossier s’émerveille de l’abondance de sa bibliothèque. (…) Si un homme dans le milieu de l’âge considère les volumes qu’il a sélectionnés en quelque vingt-cinq ans, il s’aperçoit le plus souvent qu’un bon tiers de ces volumes pourrait être supprimé. (…) Je songe à tant de faux chefs-d’œuvre, que nous respectons par convenance, et dont il suffit d’un rapide coup d’œil pour nous convaincre qu’ils sont des livres morts, morts pour nous et pour quiconque. Je songe à d’autres œuvres, importantes celles-la, mais délayées (…) L’effort constant d’une vie doit être d’élaguer : dans nos tâches, dans nos devoirs, dans nos relations, dans nos curiosités, dans nos connaissances même, pour nous concentrer, avec une force accrue, en un petit nombre d’objets qui nous sont propres et essentiels » (Le solstice de juin).

Telle est la culture : ce qui reste quand on a tout oublié. L’inverse de la réaction conservatrice qui porte aux nues le Patrimoine ou les Racines ethniques depuis les temps les plus reculés.

Tels sont les vrais amis : ceux qui restent quand on est au chômage, en retraite ou malade (ce qui est à peu près la même chose pour notre société française si contente d’elle-même).

Telle est l’écologie : faire son nid durable dans un environnement équilibré – l’inverse de la mystique suicidaire prônant qu’il faut tout conserver au naturel et que l’homme est le nuisible absolu.

Henry de Montherlant, Essais, Pléiade Gallimard 1963, 1648 pages, €62.00

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Montherlant, qui êtes-vous ?

Rares sont ceux qui connaissent encore cet homme de théâtre classique, ce romancier libertin, cet essayiste libre, mort volontairement en 1972 parce qu’il perdait la vue. Voir, c’est être « lucide » (de lux, la lumière) ; ne plus voir, c’est mourir un peu, perdre l’un des sens essentiels – celui que préférait Montherlant.

Je crois que l’on peut tenter de cerner Henry de Montherlant en quatre S. Peut-être s’en échappera-t-il, irréductible à jamais ? Il reste que ce carré de S est ce que je retiens : sensualité, sensibilité, syncrétisme, solitude. Au fond les quatre étages de l’humain.

henry de montherlant photo

Sensualité pour le corps. Qui a dit mieux que lui le chant du désir, dès l’enfance ? La douceur des peaux, la candeur des yeux, la grâce des silhouettes ? Et en quelle langue plus limpide ? Seuls les sens ne dupent pas. La culture importe peu ; la lecture ne sert qu’à retrouver le goût de la vie. Ainsi de ‘Quo Vadis’, à 8 ans, qui lui a révélé avec brusquerie un monde inconnu de passions humaines derrière la façade sage et officielle du monde classique. Les orgies de Néron, les exploits sportifs, le danger, la vitalité du monde païen – ce bouillonnement physique, affectif et sexuel, a trouvé son écho chez le petit Henry. Il en est devenu violent, cynique et dur pendant plusieurs années ; il a su que cette violence, ce cynisme et cette dureté faisaient aussi partie de lui. L’important est là : « to cure the soul by the senses » (soigner l’âme par les sens), rappelle-t-il dans Service inutile (Pléiade p.718). Pour lui, il y a d’abord la spontanéité ; c’est l’infinité des sensations présentes qui méritent toutes d’être considérées. Elles nous définissent autant que l’idée consciente que nous avons de nous. Le soi est un bloc, on ne peut en casser impunément une partie. C’est pourquoi il aime les bêtes et les enfants, tous deux sont insatiables ; ils boivent sans retenue aux fontaines du désir, ils vivent l’instant présent, la joie présente, le désir hic et nunc. Bêtes et enfants sont naturellement comme l’adulte qui jouit sexuellement : leur esprit est plus vif, leur corps tout excité, leur humeur, leur courage, leur goût de vivre et d’aimer sont ragaillardis. Le sport peut atteindre lui aussi cet état de grâce physique où les muscles et le cerveau fonctionnent plus vite, de concert. Le sport est ‘réel’, parce qu’aucun mensonge n’est possible : celui qui court vit au rythme de sa physiologie ; il ne peut tricher avec lui-même. L’immense liberté du jeu le commande, reconquise sur l’existence. Le paroxysme, c’est l’effort, le combat, la vie dans la grâce et la lutte avec la Bête, la corrida. Poésie et violence – repos et combat – tel est le monde de la Méditerranée, la vie raffinée, les jardins, les poètes, les oasis, la beauté des corps dénudés par la chaleur, les plaisirs de l’eau, le goût des fruits ; mais aussi le sport, l’émulation, la bataille, les chevauchées, les phalanges grecques, la conquête et la Reconquista. Montherlant aime la Méditerranée, sensuelle et violente. Ses valeurs y sont enracinées : Rome d’abord, Athènes et Bethléem ensuite.

Sensibilité pour le cœur. Qui a mieux écrit sur l’amour adolescent, l’émotion au bord des larmes pour un être frêle et digne d’être aimé ? Montherlant est à l’écoute des êtres. Où qu’il se trouve, il les observe, il les admire ou il les juge – souvent il les estime, pour une part d’eux-mêmes qui lui plaît. Cette attention aux autres se marque dans ses œuvres : Gérard, 12 ans, dans La relève du matin – ce qu’il dit est presque la sténographie d’une rencontre qui a vraiment eu lieu. Il fait revivre un instant : les traits, les paroles, les impressions produites sont seules ce qui vaut d’un être. Il retiendra Gérard, un aspirant tué, Moustique, et beaucoup d’autres. La beauté se reconnaît à l’émotion qu’elle inspire ; en elle se fondent le bon et le mauvais ; elle est par-delà la morale car elle inspire le respect et l’amour. Rien de fondamentalement mal ne peut sortir d’elle. L’écriture n’est juste que si l’émotion a résonné dans la poitrine de celui qui l’exprime ; toute convention ne pourrait être qu’appauvrissement. Tout vient des êtres ; tout ne doit venir que des êtres. Tout prodigue qu’il fut, Montherlant est resté fidèle à un seul amour toute sa vie, un amour adolescent : Philippe. Tous les six ou sept ans, il rêve de lui et en est à chaque fois bouleversé. C’est étrange et émouvant. Il se disait : « mâle au possible, avec des nerfs de femme, et des idées d’enfant » (Malatesta, Pléiade p.557).

Syncrétisme pour l’esprit. Qui s’est le mieux ouvert à toutes les passions, à toutes les idées et à tous les tourments du monde de son époque ? Qui a mieux su les balancer l’un par l’autre pour les mieux faire servir l’existence ? La morale est cela : ne rien refouler pour mieux dominer. Le masque remédie à l’inachèvement ; il est caricature, outrance, mais aussi essentiel. Il aide à s’exprimer car, sous son enveloppe, l’être reste libre. C’est ainsi que l’on peut se prendre alternativement pour tel ou tel personnage qui séduit : pour Néron, pour Pétrone, voire pour le lion de l’arène. Ainsi défoule-t-on ses instincts par les fantasmes, tout en sachant bien, par devers soi, que tout cela n’est qu’un rôle de théâtre. Mais dans le foisonnement des personnages imaginaires, il faut rester maître de soi, savoir se garder, comme l’apprend la corrida ou tout sport de combat. Être exact, précis, sec, efficace. C’est une école de sobriété et de vérité. « Dans le sport, pas d’appel. Celui qui a sauté 5 cm de moins que l’autre ne vient pas nous parler de son droit » (Entretien avec Frédéric Lefèvre). La morale superficielle et factice de « la jeunesse » lui répugne, la morale du négoce des ‘occupati’ l’ennuie. Agent d’assurance deux ans chez son oncle, Montherlant jure bien qu’on ne l’y reprendra plus. Il est et reste un ‘otiosi’ selon Sénèque, un oisif chez qui l’absence de préoccupations engendre la liberté intérieure. « L’effort constant d’une vie doit être d’élaguer pour nous concentrer avec une force accrue sur un petit nombre d’objets qui nous sont essentiels » (Solstice de juin, Pléiade p.923). Ne pas s’encombrer les bras de bagages, ni l’esprit d’idées, ni le cœur de conventions, ni les instincts de refoulements. Fonder sa culture sur un petit noyau d’auteurs chéris. Montherlant n’a pas de goût pour l’Allemagne, ni pour Platon, ni pour les Sophistes. Son modèle, le héros de son temps, est Guynemer : il ne lisait que des lettres d’enfants et de soldats ; il est mort vierge, comme Parsifal. Une façon aussi de ne pas s’encombrer le cœur.

Montherlant Essais Pleiade

Pour l’âme, la solitude. Soldat velléitaire, il voit la dureté de la guerre et écrit, le 5 juillet 1918 : « Je reviendrai de la guerre un vrai requin, un vampire, un épervier formidable d’égoïsme et sans plus un seul scrupule : je ne ferai plus rien que par intérêt personnel ». C’est dire la brutalité de l’expérience sociale que révèle la plus absurde des guerres. Homo homini lupus. L’injustice n’est qu’un mot ; seuls méritent que l’on sorte de sa réserve ceux qu’on aime (lettre du 28 février 1919). L’artiste n’a pas à faire école, à convaincre, ni à améliorer autrui. Il cherche seul ce qui l’enthousiasme pour trouver la nature humaine. Là est son rôle, et la nature de l’homme est seul ce qui compte. Montherlant ne croit pas en Dieu. Agenouillé à Lourdes, à 15 ans, il souffre « d’être dans le même état d’âme qu’à l’hôtel ». Aucune émotion fervente en lui, dans cette église pourtant réputée pour faire des miracles. ; il ne pense qu’à des choses profanes. Le mysticisme n’est pas pour lui. Le catholicisme, en revanche, le séduit par ses pompes et par sa discipline qui mène, parfois, à la grandeur. « Au fond, je tourne autour de ce vieux problème, concilier l’Antiquité païenne et le catholicisme ». A chaque homme de devenir dieu : thème nietzschéen.

Quant à la mort, nous allons à elle comme nous venons au monde, sans l’avoir demandé. La mort est inéluctable. Cependant, elle n’est qu’à l’horizon, sauf hasard. En attendant, la vie est remplie de choses amusantes qu’il faut accomplir en sachant qu’elles n’ont qu’un temps et qu’elles sont inutiles.

Comme Villon, Stendhal, Flaubert ou Aragon, peu importe l’homme réel et la vie qu’il a menée, c’est un travers mesquin de notre époque que de juger avec le moralisme d’aujourd’hui ce qui se faisait hier. Ce qui compte est son œuvre littéraire, elle est grande, elle inspire, et aide à vivre. Le prodigue nous montre la voie.

Henry de Montherlant, Essais, Gallimard Pléiade, 1963, 1648 pages, €62.00
Henry de Montherlant, Théâtre, Gallimard Pléiade 1955, 1472 pages, €49.50

Henry de Montherlant, Romans 1, Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages €59.00
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La musique fête l’époque

Retour annuel de la fête de la musique, déferlement du spontané, acmé de « l’expression ». Qui que vous soyez, jeune ou vieux, talentueux ou nul, « exprimez-vous ». Peu importe qui vous écoutera, l’important est l’exhibition. Vous purgerez ainsi vos passions dans le grand défouloir populaire. Car – signe d’époque – la fête de musique est réellement une fête ; elle est très populaire, chacun y trouvera ce qu’il veut.

Je vois pour ma part en chaque solstice d’été le maximum de la vie. L’expression des talents se doit d’être alors à son meilleur. C’est ainsi que l’on juge de la santé d’une société. Or, le carnaval de ce soir présentera une anarchie d’exécutants : chacun dans son coin avec son style se montrant aussi nu dans ses sons que sur sa chair (vu la température). Est-ce de « la musique » cette gigantesque « starac » des rues ? N’est-ce pas plutôt un grand battage du « moi-je », une séduction narcissique du badaud qui passe, un cri primal amplifié par haut-parleurs ?

« Les sons émeuvent car ce sont des cris purifiés », disait Alain (Système des beaux-arts, IV.1). Lui-même « irait jusqu’à dire que la musique nous fait reconnaître ce que nous n’avons jamais connu » (IV.10) De même, Nietzsche se sentait « meilleur, apaisé, ‘indien’ » par la musique. « On devient soi-même un chef d’œuvre » car la musique donne à soi-même « une bonne météorologie ». « L’univers, nous l’apercevons comme du haut d’une montagne » car « a-t-on remarqué comme la musique rend l’esprit libre ? » (Le Cas Wagner).

chut putti nus

Certes, mais pas n’importe quelle musique. Alain précisait : « il est vrai que le signe humain, j’entends de l’équilibre, de la santé, de la joie humaine, consiste toujours en une suite de tons soutenus et bien distincts ; et la perfection du chant consiste toujours à conduire un même son du faible au fort sans changer, car c’est la marque la plus parfaite de la possession de soi. » Il y a peu de musiques populaires d’aujourd’hui qui soient dans ce cas… Il s’agit plutôt d’éructer, de hurler, de scander, de faire péter les décibels. Il reste d’autres musiques, la religieuse, la classique, la contemporaine, le jazz, le blues, la chanson, les chœurs, mais est-ce encore « populaire » ? Les intellos l’appellent « bobo » cette musique là, des polyphonies corses aux chansons de Delerm.

Et c’est là, peut-être, où la relecture de Nietzsche fournit quelques clés pour saisir notre époque. Lui en avait contre Wagner, « l’histrion » expert en « duperie » et faux-monnayage. « Wagner est une névrose », écrivait-il. Laissons le Wagner historique pour examiner le « type musical » dénoncé par Nietzsche via ce lourd Germain. Son genre de musique « parlait aux trois sens de l’âme moderne » car elle est « brutale, factice et ‘naïve’. » Ce sont « les trois grands stimulants des épuisés » :

  • La brutalité renverse, il s’agit de « fasciner la moelle épinière », de faire ce « gigantesque qui remue les masses », de submerger les sens – la musique comme « écrasant » ;
  • Le factice est de « faire passionné », de jouer la séduction du « sublime », d’entraîner en « haranguant l’infini » – la musique comme exhibitionnisme ;
  • Le naïf est de singer « le profond », « l’asphyxie par la rumination d’absurdités morales et religieuses », de « suggérer des pressentiments » noyés dans les brumes – la musique comme idéalisme.

Comment ne pas reconnaître en ces critères nombre de « musiques » de notre temps ? L’époque narcissique, exacerbée d’individualisme, séductrice et médiatique a les sons qui lui correspondent : brutaux pour stupéfier (et attirer l’attention), factices pour aguicher (afin de se vendre) et ‘naïfs’ pour se donner bonne conscience (par l’eau tiède du moralement correct, de la posture rebelle jusqu’aux bons sentiments).

Ne boudons pas la fête, il y aura aussi des légèretés et de vrais talents. Nous trouverons bien, dans la diversité des offres, quelques exécutions qui rendront bonne météo à notre tempérament.

Mais ne perdons pas pour cela notre esprit critique et notre capacité d’analyse. Il y a un temps pour participer et un temps pour réfléchir – les deux moteurs de l’homme démocratique.

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Luc Ferry, Le sens du beau

luc ferry le sens du beau
Une thèse d’État universitaire se prête mal à la vulgarisation en poche. Mais l’auteur a fait l’immense effort de profondément remanier et réécrire le texte, et de l’illustrer de reproductions d’œuvres dans cette édition accessible. Il ne fallait pas moins que cela pour rendre à peu près compréhensible une tentative d’explication de l’art contemporain.

Car le lecteur se demande immédiatement pourquoi il faudrait que le travail universitaire soit chiant et obscur. Ne devrait-il pas servir la recherche, donc le savoir démocratique ? Parler clair suffit-il pour avoir – auprès de Messieurs les mandarins inamovibles – une mention moyenne ? Le fossé entre l’élite autoproclamée par ses diplômes acquis à force d’années passées et de léchage de culs – et le bas peuple qui cherche à comprendre mais dont l’institution se fout « royalement » – ne milite-t-il pas pour la disparition pure et simple de ces « temples du savoir » qui sont autant de chapelles sectaires ? Le succès des écoles d’application que sont les « grandes » écoles et les écoles « de commerce » (où l’on y aborde un domaine bien plus vaste que la banale économie) devraient interpeller le public sur la dérive des universités tristement françaises en « sciences humaines »…

Luc Ferry a eu le louable souci de traduire le « faire chiant » (consigne de Balladur Premier ministre à ses énarques durant son règne) en français à peu près compréhensible par un assez large public. Ce n’est pas entièrement réussi mais louable. Car comment bien vivre sans la beauté ?

Or celle-ci a été traduite par les artistes au cours des siècles de diverses façons. Si l’on peut encore vibrer aux statues grecques qui ont 2500 ans, et même aux peintures préhistoriques qui ont 25 000 ans, les dernières manifestations des artistes suscitent plus d’interrogations et de scepticisme que d’adhésion. Pourquoi ?

Le philosophe met en œuvre tout son savoir pour, à forces de citations et d’articulations, nous montrer que ce qui était d’évidence – le beau antique – pose désormais question. L’Antiquité voulait mettre au jour l’ordre du monde en ses principes mathématiques, l’harmonie entre l’œil et l’œuvre. L’art, en ce sens, était naturellement sacré ; il était « religion » au sens étymologique qui signifie relier l’individu au cosmos tout entier.

Le Moyen Âge fera de l’art le reflet d’un autre monde, supérieur et extérieur à l’humain, la Cité de Dieu pauvrement esquissée ici-bas en matériaux fragiles. Il faut attendre le 17ème siècle pour que « le goût » parte du cœur de l’homme et que son « bon sens » lui permette d’être la mesure de toute chose. La vérité ultime et abstraite laisse alors la place à la sensibilité personnelle, que le 19ème siècle romantique va exacerber en esthétique. L’auteur parle au spectateur, qui est acteur de l’œuvre elle-même en se sentant inclus en elle. Les paysages de Kaspar David Friedrich en sont l’illustration la plus forte.

C’est à la fois la technique (l’invention de la photographie) et les progrès de la démocratie (qui accentue l’individualisme) qui vont créer « l’art moderne », puis « post-moderne ». Si la forme disparaît, c’est moins par snobisme de transgression (encore que…) que par souci d’être encore plus réel en introduisant une quatrième dimension. « Il nous faut donc distinguer, au sein des premières avant-gardes, entre deux moment divergents, pour ne pas dire contradictoires. D’un côté la volonté – élitiste, historiciste, et ‘ultra-individualiste’ – de rompre avec la tradition pour créer du nouveau radical ; mais de l’autre, le projet non moins remarquable de mener l’esthétique classique à son terme, de la conduire à ses limites au nom d’un réalisme nouveau qui, pour être tourné vers l’expression de ce que le réel (…) peut avoir de chaotique et de ‘différent’, n’en reste pas moins rivé à l’intelligence plus qu’à l’imaginaire.. (etc. l’auteur s’embrouille dans une phrase sans fin très « universitaire » dont je vous fais grâce de la fin…) » p.273.

En 2 parties et 6 chapitres, Luc Ferry parcourt à grands traits le « théologico-culturel » antique, l’humanisation de l’art entre sentimentalisme et classicisme, le « moment kantien » du beau, vrai et agréable, le « moment hégélien » de l’Histoire, le « moment nietzschéen » de la physiologie de l’art et de l’individualisme sans sujet ni objet, jusqu’à la naissance et au déclin des « avant-gardes », puis à la fin de l’innovation avec la « post-modernité ». Pour conclure que l’art garde un rapport avec le sacré, comme s’il fallait boucler la boucle.

Un peu lourd en raisonnement, un tantinet pesant en lecture, mais bien articulé et orné de 110 reproductions d’œuvres très bienvenues et d’un index fort utile. Pour les amoureux de l’art et les spécialistes de l’esthétique.

Luc Ferry, Le sens du beau –Aux origines de la culture contemporaine, 1990, édition remaniée Livre de poche biblio essais 2001, 349 pages, €10.20

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Palinodie selon Albert Camus

Albert Camus avait l’intuition de l’époque qui venait. L’extrémisme de paroles, suivi de peu d’effets, l’histrionisme médiatique, les grandes poses théâtrales tout en se gardant d’habiter avec ceux qu’on dit vénérer, les retournements de veste et le retour à la Morale quand on ne peut plus baiser – tout cela lui était par avance familier. Il a ainsi évoqué dans ses Carnets, sans qu’ils fussent nés encore, tous les histrions de la politique et des médias, sur l’exemple de Sollers…

Le portrait en est criant de vérité. Voici ce qu’il écrit :

« Palinodie : Exercice de haute littérature qui consiste à hisser le drapeau après avoir craché dessus, à revenir à la morale par les chemins de la partouze et à chausser les pantoufles des anciens pirates. On commence par jouer les casseurs et on finit par la Légion d’honneur. »

Philippe Joyaux dit Sollers est un jeune bourgeois bordelais devenu maoïste parisien, un destructeur de la forme littéraire devenu gourou de l’édition. Ce révolutionnaire avide de mener les intellectuels aux champs est devenu écrivain prolifique chez Gallimard. Lui qui a scandé l’austérité chaste du Grand Timonier est devenu selon ses propres dires « catholique libertin ». L’ex-parasite qui écrit à Mauriac pour se faire reconnaître se dit désormais « La Bête » en référence à l’Apocalypse. Camus l’avait bien vu.

« L’étoile des amants », paru en 2002, marque cette perte d’énergie qui tourne au vinaigre. Toujours cette rengaine du vieux beau revenu de tout, qui observe avec indulgence et non sans un brin de condescendance une femme, une jeunette, une apprentie écrivain. Et de lui balancer sa naïveté à elle, sa culture encyclopédique à lui. Et de revenir pour la dixième fois dans ses livres au complot planétaire « des marchés financiers », de « la bouillie télévisuelle » et du sexe décadent, tout ça pour « se méfier » par principe. En s’agrippant à un Guy Debord qu’il n’a guère compris, sauf le titre : « La société du spectacle ». Et de lui fourrer quand même sa bite là où il faut, à la fille, avec descriptions complaisantes de puissance virile sous prétexte d’ouvrir la vie même.

Une pincée de Viagra culturel avec les définitions du dictionnaire, façon de passer doctement à autre chose, et l’évocation des mânes de Rimbaud et de Shakespeare masque un récit vide de quoi que ce soit de personnel.

Ce livre est une conversation fatiguée de salonnard revenu de tout et qui n’intéresse plus guère de monde. Sollers, 66 ans à la parution du livre, moisit sur pied, lui qui fustige dans un article du ‘Monde’ « la France moisie » (28 janvier 1999, lien pour les abonnés ici) – celle de sa génération, celle qu’il a contribué à bâtir avec ses légèretés et ses outrances.

Cet effondrement n’enlève rien au style de Philippe Sollers, du beau classique, ni aux quelques livres précédents de lui que j’admire comme « Femmes », « La fête à Venise » ou « La guerre du goût ». Mais je suis de ceux qui considèrent l’œuvre comme un prolongement de la vie, nourri d’elle. Aussi je me méfie toujours des critiques trop virulents, des méprisants de leur époque et des gourous qui font l’inverse de ce qu’ils écrivent… « Revenir à la morale par les chemins de la partouze », disait Camus de ces gens-là. Pas mal vu pour un Sollers.

Albert Camus, Carnets 1935-1948, Cahier V p.1109, Œuvres complètes tome 2, Gallimard Pléiade, 2006

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Expressionnisme à la Pinacothèque

La Pinacothèque à Paris présente jusqu’au 11 mars environ 300 œuvres expressionnistes. Oserons-nous dire que l’expressionnisme est « impressionnant » ? Sans aucun doute puisque ce mot veut dire ce qui frappe, fait une vive impression, est émouvant. L’émotion cogne par le mouvement, renforcé par la couleur. C’est voulu. L’époque « faisait craquer ses gaines », selon le mot de Gide en littérature ; elle secouait les carcans usés du classique bourgeois, néo-antique, que reprendront un peu plus tard ces réactionnaires de Mussolini, Staline et Hitler.

L’expressionnisme est un mouvement d’époque. Il naît en début de siècle (le XXe), dans la peinture et en Allemagne. Caractéristique culturelle : il est avant tout régional. L’Allemagne n’est en effet pas un État centralisé à la française où tout doit se passer à Paris. L’expressionnisme émerge avec Die Brücke à Dresde en 1905, et Der Blaue Reiter à Munich en 1911 (probablement deux noms de tableaux symboles). Ils forment ces deux courants dits en français le Cavalier bleu et le Pont. Ce sont deux styles, le premier plus abstrait et intellectuel, sans histoire à raconter, se voulant œuvre d’art ‘totale’ autour du russe munichois Vassily Kandinsky ; le second plus émotif et violent, création instinctive et sensible toujours figurative autour d’Ernst Ludwig Kirchner puis Emil Nolde.

Ces peintres, contemporains des Fauves, sont marqués par l’art africain, l’empâtement coloré de Van Gogh, les nudités des îles à la Gauguin et le pessimisme sombre d’Edward Munch. Le but de cette exposition parisienne est de confronter les deux courants fondateurs pour faire apparaître l’unité du mouvement.

Ils valorisent tous le nu, la bête, la nature. Les artistes usent de la caricature, exacerbent l’expression, veulent régénérer l’esprit par le choc de la couleur pure sur l’œil. Les paysages sont grandioses, comme ces Nuages approchant, carrément violets ; les jardins explosent, comme ces Pavots d’un vermillon vif ; les corps irradient comme ce jeune pêcheur à l’avant d’une barque entièrement nu, d’August Macke, intitulé ‘Une bonne prise’ (1913). Ils veulent faire accéder à la spiritualité par les sens, sollicitant la composition et le coloris dans un emportement des formes destiné à créer l’émotion.

L’exposition, bien éclairée, met en valeur le chant des couleurs et la danse des lignes. Des gravures sur bois, caractéristique allemande, soulignent le trait. Les salles déclinent les thèmes du paysage, des animaux, des sculptures, des gens, des nus, du voyage, des natures « mortes » parfois bien vivantes (Stilleben) contrairement à l’affirmation du français. Les spécialistes se délecteront même d’une rareté : Tableau avec cercle, le premier tableau non « objectif » de Kandinsky, peint à Munich en 1911.

Mais parce qu’ils sont audacieux, avancés, en-dehors du classique, sensuels et volontiers anarchistes, ces peintres seront classés par les nazis comme « artistes dégénérés ». Il est vrai qu’après la boucherie industrielle des 14-18 et l’effondrement économique des années 30, l’hédonisme ou l’érotisme n’avaient plus droit de cité. Il fallait être « sérieux », faire la tronche, sourcils froncés, pour la « valeur » travail et la reconstruction de la « patrie ». Un petit goût d’une époque qui revient, ne trouvez-vous pas ?

  • « Expressionismus & Expressionismi » – Berlin-Munich 1905-1920, Der Blaue Reiter vs. Brücke du 13 octobre au 11 mars 2012
  • À la Pinacothèque de Paris, du 13 octobre 2011 au 11 mars 2012
  • Tous les jours de 10h30 à 18h30 / Fermeture de la billetterie à 17h45 / jusqu’à 21h les mercredis et les vendredis / Entrée : 10 € – Tarif réduit étudiants, chômeurs : 8 € – Gratuité aux moins de 12 ans, RSA, ASS, minimum vieillesse sur justificatif + pièce d’identité.
  • 8, rue Vignon, 75008 Paris / Métro, station Madeleine
  • Peu de reproductions possibles, les conditions de publicité sont draconiennes… Site http://www.pinacotheque.com/
  • Catalogue sur Amazon

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Réussir sa vie

Lorsque j’appris à jouer au tennis, dans un mien village où je passais l’adolescence, j’avais un partenaire plus jeune de quelques années. Il avait comme condisciple un garçon qu’il n’aimait guère, le trouvant un peu pédant. Comme je ne veux pas le blesser et que j’aimais bien ces enfants, je le nommerai Guy. Les années qui sont un fossé durant l’enfance réduisent à proportion qu’on avance dans l’existence et, aujourd’hui, son âge et le mien ne sont pas si éloignés que nous nous trouvions quasi de la même génération. Je l’ai vu sur un réseau social où il affiche publiquement sa position.

Dans l’école de ce village plutôt populaire, il se sentait égaré. Ses deux parents enseignaient dans le supérieur après agrégation et thèse. La famille respirait cet ascenseur social républicain dû à la méritocratie. Guy avait une sœur aînée obstinée et entièrement vouée aux études ce qui fait que, seul garçon et petit dernier, il en rajoutait pour s’affirmer. Je me souviens de lui fringant, vers ses douze ans, dribblant son ballon dans la rue, en face de chez lui, en short blanc et lunettes noires. Solitaire – au grand jamais il n’aurait joué au foot avec les autres. Il était mince et musclé, le teint ivoire, avec la touchante fierté du petit mâle.

Il a désormais quarante ans et expose sur le réseau le bilan de sa vie. Contrairement à beaucoup de cette génération, il donne de nombreux détails, somme toute assez content de lui. Comme ses parents il est professeur, comme ses parents il a deux enfants aujourd’hui prime adolescents, et dans le même ordre, une fille et un garçon. Mais à la différence de ses parents, il n’est ni agrégé ni n’a fait de thèse, passant directement de l’université à l’IUFM. A la différence de ses parents, il a divorcé et habite un appartement en ville plutôt qu’une villa en banlieue verte.

Le parcours professionnel qu’il détaille montre qu’il a changé d’établissement chaque année sauf les dernières, incapable de rester deux rentrées de suite dans le même. A cause d’élèves difficiles pour sa matière peut-être, ou parce qu’il lui est malaisé de s’entendre avec ses collègues et de s’intégrer à une équipe pédagogique. En primaire déjà, il ne voulait pas frayer avec le commun des élèves ; il a changé de collège et de lycée tous les deux ans, redoublant une fois. Je vois dans cette instabilité une conséquence de son milieu familial, involontaire car il était aimé. Moi-même je l’aimais bien, même si nos relations sont restées distantes parce que nous n’avons jamais joué au tennis ni pagayé sur la rivière, ni fait du ski, tout ce que j’ai fait avec l’autre garçon. Mais l’on garde un faible pour qui l’on a connu en ses enfances, vulnérable et en devenir.

Guy me semble être resté de ces albatros baudelairiens, vastes oiseaux des mers que ses ailes de géant empêchent de marcher. Ces ailes sont l’illusion qui lui était donnée de faire encore mieux que ses parents, de réussir une carrière. Père et mère imposants, sœur trop brillante, le garçon a tenté d’exister autrement. Délaissant l’école ado pour qu’on s’intéresse à lui, il a opté pour la voie des lettres qui était celle de sa mère plutôt que pour la voie des sciences qui était celle de son père et de sa sœur. Son statut social actuel ne correspond pas à celui rêvé en son enfance, ce pourquoi on le sent déclassé. Devant se loger et payer une pension alimentaire, il lui reste peu de moyens d’un salaire de professeur déjà maigre ; il vend sur e-Bay ses raquettes de tennis et ses enceintes hifi. Ses loisirs ressortent alors de cette distinction sociale analysée par Bourdieu : la lecture alors que de moins en moins de gens lisent, la musique classique alors que la majorité aime la chanson ou le rock, voire le rap. Il a peu d’amis sur le réseau, dispersés dans toute la France. Les sports qu’il pratique sont ou individualiste, l’escalade où l’on se prouve tout seul sa puissance, ou élitiste, le ski où il emmène ses enfants – probablement dans le chalet de ses parents. Il n’a surtout pas la télé, « beurk ! » commente-t-il.

S’il sacrifie à la doxa prof « contre » le capitalisme (sans savoir ce que c’est), c’est parce ce tropisme de caste protégée rencontre les valeurs catholiques et universitaires familiales. « J’aime le Maroc, d’où je reviens, l’envers du capitalisme… » Sait-il que le Maroc est une monarchie féodale qui se revendique de droit divin et n’a rien d’une oligarchie fondée sur le capital ? Sait-il que le capitalisme est une technique d’efficacité économique née à la Renaissance dans les villes italiennes commerçantes, et pas une loi sociale de l’Histoire selon saint Marx ? « Beaucoup de gens pauvres, beaucoup de sourires », remarque-t-il à la Victor Hugo. Peut-être lui faudrait-il quitter le XIXème siècle où la bourgeoisie ne jurait que par le service d’État pour s’élever, en regardant avec un attendrissement romantique tout ce qui était social. Mais ne parle-t-il pas surtout de lui dans ces analyses ? Certes, l’argent ne fait pas le bonheur, mais la « pauvreté » heureuse est une consolation lorsqu’on a peu de moyens soi-même.

Cette insistance à affirmer, à écrire et à montrer qu’il est heureux dans son existence présente a quelque chose qui sonne faux à mes oreilles. Il affiche sur le réseau une trentaine de photos mettant en scène ses enfants, le ski, et lui-même en situation. Pas de groupe ni d’amis hors du noyau familial alors qu’il est dans le staff d’un groupe d’escalade. Il se présente en photo de tête torse nu dans l’effort, accroché à une aiguille terminale en plein ciel. Deux photos prises par lui à bout de bras au téléphone mobile le montrent au ski, torse nu encore, dans la neige.

Malgré ses quarante ans, l’acmé d’une vie, Guy affiche ce côté adolescent qu’on trouve sur les Skyblogs. Un tantinet narcissique et perpétuellement instable, il semble comparer toujours le réel à l’idéal, en lutte pour exister. Pourquoi donc s’afficher ainsi ? L’ayant connu petit, je trouve qu’il n’a pas si mal réussi sa vie durant l’époque de bouleversements que nous avons vécue. Mieux que son condisciple qui fut mon partenaire de tennis par exemple. Les idéaux de ses parents n’ont pas à être les siens, il devrait l’accepter, car le monde actuel n’est plus le monde où eux-mêmes ont grandi.

Cette fiche d’informations sur le réseau social, et son appel à « retrouver » des gens connus hier sans qu’il ait réussi à se les attacher m’ont touché. Mais que peut-on contre la psyché de chacun ?

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