Articles tagués : universel

Sénancour, Oberman

Le vide et l’effusion sentimentale : c’est tout le torrent de mots de ce livre, écrit durant les bouleversements politiques, économiques et mentaux de la Révolution française. L’auteur, né en 1770, s’est imbibé de Rousseau pour pondre ce livre préromantique qui n’est pas un roman, ni un essai, mais des songeries inspirées de la nature alors que le monde est chamboulé en son intime.

Sainte-Beuve en fera l’éloge, ce qui rendra le livre célèbre. Frantz Liszt a consacré l’une de ses années de pèlerinage (en Suisse) à Oberman. Mais les états d’âme de l’auteur sont bien mièvres, même si écrits d’une belle langue. Il est vide et submergé d’émotions ; il n’évoque que les regrets de ce qu’il n’a point accompli, et des confessions de jeune homme qui ne sait pas ce qu’il est. Une sorte d’adolescent avant que le type n’existe, un gémissant qui désire tout court, sans savoir quoi ni qui. Il n’est pas à sa place dans le monde, la société et sa famille et sanglote. Les lamentations de Sénancour sur son tas de fumier, alors qu’il se voyait promis à de hautes pensées, sont la résultante des railleries de sa copains de collège. Lui l’inadapté, a tenté de faire de sa blessure une plaie universelle – et ce n’est pas trop mal réussi.

« Indicible sensibilité ! charme et tourment de nos vaines années ; vaste conscience d’une nature partout accablante et partout impénétrable ! passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon : tout ce qu’un cœur mortel peut contenir de besoins et d’ennui profond ; j’ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. (…) Qui suis-je donc, me disais-je ? Quel triste mélange d’affection universelle, et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive ! Une imagination romanesque me porte-t-elle a chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuses, et d’une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore. » Lettre 4.

Il a ce qu’on appellera, mais plus tard, le spleen, ce sentiment de décalage entre l’être et le monde. Il se sent vide, et peut-être l’est-il au fond. Toute la substance de l’œuvre est dans ce ressenti face à la nature, dans ces épanchements émotionnels abstraits envers les semblables – qu’il fuit. Il voudrait autre chose, du mieux, mais quoi ?

« Il y a une distance bien grande du vide de mon cœur à l’amour qu’il a tant désiré ; mais il y a l’infini entre ce que je suis, et ce que j’ai besoin d’être. L’amour est immense, il n’est pas infini. Je ne veux pas jouir ; je veux espérer, je voudrais savoir ! Il me faut des illusions sans bornes, qui s’éloignent pour me tromper toujours. (…) Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. » Lettre 18.

L’auteur a connu une vie errante entre la France et la Suisse, valorisant les bergers solitaires dans les montagnes nues (ou peut-être inconsciemment l’inverse, lui que son père destinait au séminaire où l’on apprend de drôle de mœurs). Il abandonne son âme aux songes. La réalité lui fait mal, la société lui est douloureuse car elle l’éloigne de ce divin ressenti tout seul dans les hauts.

Mais Sénancour n’est pas Nietzsche et son jeune homme point Zarathoustra. Il est le velléitaire empoissé de faiblesse, celui qui préfère l’illusion au vrai, ce lâche qui refuse de se battre pour la vie et finira obscur, végétant dans de petits boulots littéraires après un mariage raté. Une curiosité de lecture qui fait partie de la littérature française.

Étienne Pivert de Sénancour, Oberman, 1804, Garnier-Flammarion 2003, 570 pages, €14,00 e-book Kindle gratuit

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nietzsche s’effare de « la civilisation »

Zarathoustra revient de son isolement vers « le pays de la civilisation ». Il veut retrouver les hommes « avec un désir favorable ». Mais il déchante vite : « Mon œil n’avait rien vu d’aussi bariolé ! ». La civilisation de Nietzsche – allemande, occidentale, de la fin XIXe – est « le pays de tous les pots de couleur. » L’être humain est devenu un oiseau bariolé ; il n’est plus lui mais fait de mille collages.

En fait (et cela vaut pour notre époque d’aujourd’hui), il ne sait plus où il en est : il relativise, il déconstruit, il accueille. Il n’est plus lui-même, il est tout le monde. Humble envers le différent, il s’efface, se colle d’autres étiquettes, refuse d’exister personnellement. « Le visage et les membres enluminés de cinquante taches : c’est ainsi qu’à ma stupeur je vous ai vu assis, vous, les hommes de ce temps. Et, autour de vous, cinquante miroirs flattaient et imitaient votre jeu de couleurs ! En vérité, vous ne pouviez porter de meilleur masque que votre propre visage, hommes de ce temps. Qui donc pourrait vous reconnaître ? Couverts des signes du passé et barbouillés de nouveaux signes : ainsi vous êtes-vous bien cachés de tous les augures ! » Quand on ne sait plus qui l’on est et où l’on va, on imite, on prend ici ou là, on raboute, on se bricole sa petite conception du monde – à la mode, ça va de soi. C’est ainsi un golem fait de pièces rapportées qui naît plutôt qu’un homme européen.

« Tous les temps et tous les peuples jettent pêle-mêle un regard à travers vos voiles. Toutes les coutumes et toutes les croyances parlent pêle-mêle à travers vos gestes. » Pour le reste, rien. Nus, vous êtes néant. Pourtant, vous vous croyez autres. « Car c’est ainsi que vous parlez : ‘nous sommes entiers, réels, sans croyance ni superstition’. C’est ainsi que vous vous rengorgez sans même avoir de gorge ! » Vouloir être tout, n’est-ce pas n’être rien en réalité ? Qui trop embrasse mal étreint ; qui se veut universel n’est plus humain mais abstraction sans chair. Pas de gorge. Pas de foi, « vous qui êtes des peintures de tout ce qui a jamais été cru. » « Toutes les époques déblatèrent les unes contre les autres dans vos esprits. (…) Vous rompez les os à toute pensée. »

Des dangers de l’universalisme poussé à son extrême : celui du scientisme et de la rationalité froide. Nietzsche tient compte des trois étages de l’humain, et pas seulement du cerveau. Il sait que les instincts font la volonté et que les passions entraînent la raison : comment la curiosité permettrait-elle l’exploration scientifique, sans cela ? Comment l’appétit engendrerait-il l’entreprise sans cela ? Comment le goût des choses nouvelles favoriserait-il la création sans cela ? Le seul rationalisme qui met tout au même niveau d’abstraction est la mort. « Et c’est là votre réalité : ‘tout mérite de périr’. »

C’est le nihilisme, la grande maladie de son époque, que Nietzsche a combattu jusqu’au bout – et qui ressurgit en notre temps qui ne sait plus ni qui il est ni où il va, avec des nationalismes régressifs qui renaissent, des identités qui se heurtent et ne veulent plus se regarder en face, préférant le cancel au nom du woke, tout un tas de mots globish qui ne signifient au fond rien. Nietzsche inactuel ? – Allons donc !

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Préparer la guerre…

Le « si vis pacem, para bellum » de nos cours de latin est un adage romain qui reste d’actualité. Pour avoir la paix, il FAUT préparer la guerre. Oh, certes ! Les belles âmes répéteront à l’envi qu’il suffit de proposer une arme pour que l’on s’en serve et que donner des pistolets aux petits garçons les amènent, une fois grands, à s’en servir. Rien de plus faux. De même que j’ai imité mon grand-père à 6 ans en fumant des cigarettes de carton, je ne suis pas devenu fumeur ; de même que j’ai joué au cow-boy et aux indiens, au gendarme et au voleur avec mes copains avant 10 ans, je ne suis pas devenu raciste, ni délinquant ; de même que j’ai effectué mon service militaire avec de vraies armes létales, je ne suis pas devenu tueur. Il est temps que les « belles âmes » ferment leurs gueules.

Tout est venu, dans ma génération, de l’explosion hormonale, sentimentale et amorale de 1968. Je garde une nostalgie pour cette époque de libération tous azimuts qui a apporté beaucoup d’air frais à une société française restée cléricale, patriarcale et autoritaire jusqu’au milieu des années 1960 encore, dans la lignée des paysans qui faisaient la majorité de la population. Mais je suis lucide. Si, à l’époque, il fallait déclarer la guerre à la guerre, militer pour la paix au Vietnam, brailler contre l’extension du camp militaire du Larzac au détriment de bonnes terres à cultiver ou à paître, « la paix » n’est pas une fin en soi. Elle se construit. Seuls les Allemands trop gras et trop flemmards de la gauche gâtée préféraient « être plutôt rouges que morts » – pas les Hongrois en 1956, ni les Tchèques en 1968, ni les Polonais en 1982, encore moins les Ukrainiens en 2022.

Pour ne pas être menacé, mieux vaut être fort. Cela ne signifie pas qu’il faut user de sa force, mais au moins la montrer. Je ne connais aucun gamin sportif et costaud qui soit harcelé par ses camarades. Seuls les faibles et les timorés le sont, surtout ceux qui ont une vulnérabilité particulière, comme des désirs sexuels différents ou un handicap physique appelant à la moquerie. On dit même que dans les banlieues, les bons élèves sont traités de bouffons parce qu’ils réussissent dans le système alors que la majorité n’y pense même pas.

Si nous reportons ce comportement scolaire aux relations internationales, être fort signifie avoir la puissance économique, le statut moral et la force militaire nécessaire pour se faire respecter. J’y ajoute les alliances, cruciales dans ce monde qui se globalise et où émergent de gros blocs. L’erreur, à mon avis, de la Russie et de son dirigeant tyrannique Poutine, est de s’isoler de l’Occident tout entier. En croyant bêtement que s’associer à la Chine ou à l’Iran, pays dictatoriaux et parias, suffira à préserver la civilisation orthodoxe, c’est avoir une courte vue et ne pas mesurer que la démographie elle-même est une puissance. Que va donc peser une Russie de moins de 150 millions d’habitants d’ici 30 ans face à une Chine qui en comprend dix fois plus et un Iran ou une Turquie qui l’auront presque rejoint ? Quand on ne peut être fort tout seul, mieux vaut être fort à plusieurs.

C’est pourquoi l’alliance atlantique appelée Otan est une force complémentaire à l’alliance économique appelée Union européenne. Ne rêvons pas trop sur l’alliance politique, ce n’est pas demain qu’elle se fera, sauf si une guerre ouverte contre une civilisation concurrente venait à nous souder brusquement. Ce qui n’est pas impossible au vu de cette dernière année.

Pour le moment, l’agression sans préavis d’un pays pacifique par un pays tyran, sur le territoire européen même, incite la France et tous les Français à réviser leur façon de voir. Tout d’abord, il n’y a pas de « dividende de la paix ». C’est une illusion confortable, entretenue à dessein par la propagande communiste hier et poutinienne ou chinoise aujourd’hui. Ces civilisations ne sont clairement pas les nôtres et elles ne désirent nullement converger vers un « universel » dont on s’aperçoit qu’il n’est qu’un idéalisme occidental. Un jour peut-être, la Terre sera une seule planète et les croyances comme les mœurs entreront dans une seule grande civilisation. Mais nous en sommes encore très loin !

Le réalisme oblige donc à être lucide sur nos forces et sur nos faiblesses. Pour la France, notre force est tout d’abord nucléaire. Voulue par le général De Gaulle, dans une prescience de génie qui n’appartient qu’à lui, cet instrument de la puissance montre à la fois l’inventivité technologique de nos ingénieurs et la volonté politique de nos dirigeants de garder un certain rang international, malgré notre taille moyenne et notre économie qui se rétrécit.

Car notre faiblesse est avant tout dans l’économie. Si l’État a formé ce pays composite que l’on appelle la France, l’Administration proliférante durant des décennies a stérilisé son initiative et inhibée ses investissements : où sont les fonds de pension à la française ? le fonds souverain sur l’exemple de la Norvège ? Tout est plus cher en France, à commencer par les taxes et les impôts, la TVA au taquet, les procédures et réglementations tatillonnes. La start-up qui a élaboré un vaccin contre le Covid n’a pas obtenu de financement en France et a dû s’exiler en Angleterre. Déjà hier, l’invention du Minitel, très en avance, n’a pas accouché de l’Internet, qui s’est fait aux États-Unis grâce au financement de l’armée. Et tout est à l’avenant. Ce ne sont que lobbies protectionnistes, parlementaires incompétents, agents du trésor inventifs, et pression constante de la morale de gauche pour toujours plus dépenser pour le « social » et toujours moins investir dans l’industrie.

La guerre en Ukraine nous montre que toute armée doit être prête avec assez de matériel et un entraînement qui convient, mais que cela ne suffit pas. Le moral de la nation est primordial pour résister à l’envahisseur, mais les capacités de production et les moyens d’acheter des munitions ou des matériels nécessaires à l’extérieur sont aussi importants. Plus encore, la capacité d’initiative est le maître mot. Il faut de l’agilité au soldat sur le terrain pour comprendre la manœuvre de l’ennemi et des sous-officiers pour la contrer, il faut de l’agilité à l’arrière pour assurer la logistique nécessaire, il faut de l’agilité diplomatique pour s’assurer les alliances vitales. Le président Zelensky fait cela très bien alors que le tyran Poutine se repose sur ses lauriers de lieutenant-colonel d’un service annexe. L’agilité est loin d’être le maître mot de la Russie d’aujourd’hui, après celle de l’Union soviétique hier. Tout est contrôlé d’en haut et le « plan » ne permet pas de réagir sans retard à ce qui survient à la base.

Pour nous, la défense consiste tout d’abord dans le nucléaire, ensuite dans l’OTAN, troisièmement dans la force de résilience et d’attaque de nos réseaux d’information, et seulement enfin dans les réserves en hommes et en matériel d’une guerre classique.

Pour cela, si nous avons des avions, il nous manque des drones. Les avions ont montré qu’ils étaient vulnérables aux moyens de défense antiaériens puisque la Russie en a perdu beaucoup dans cette guerre depuis un an, alors que les drones sont peu chers, opérationnels depuis la base, et très utiles aux commandements sur le terrain.

Il nous reste également à programmer des lois de Défense qui soit suffisamment durables pour assurer aux entreprises de l’armement une visibilité, et relocaliser certaines productions vitales comme celle des poudres.

Mais aussi encourager la formation de main-d’œuvre technique spécialisée dans l’industrie comme dans les télécommunications et l’informatique, sans oublier l’organisation sanitaire pour traiter les blessés du terrain comme ceux de l’arrière, qui seront inévitables en cas de guerre ouverte.

Plus que jamais, si tu veux la paix, prépare la guerre ! Un programme complet qui ne mobilise pas que l’armée mais jusqu’aux entreprises et aux citoyens. La clownerie du parlementarisme saisi par la gauche à l’Assemblée déconsidère non seulement les guignols députés de la Nupes, mais le régime parlementaire tout entier. Comme disaient les vieux après 14-18, « il leur faudrait une bonne guerre ».

Pour notre malheur, elle vient !

Catégories : Géopolitique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Voltaire, Traité sur la tolérance

Tout commence par l’affaire Calas à Toulouse le 13 octobre 1761. Dans une famille protestante, le père est accusé d’avoir tué son premier fils de 28 ans « parce qu’il » voulait se convertir au catholicisme. La rumeur publique enfle et exige des treize juges qu’ils condamnent à mort ceux qui restent, le père, la mère, le fils cadet, l’ami présent, la servante. Le tribunal condamne après enquête, mais seulement le père, à être torturé puis roué avant d’agoniser deux heures (au cas où il avouerait) puis étranglé. Mais il n’avoue rien, il est innocent, le fils aîné s’est probablement suicidé par pendaison tout seul par dépit de n’être pas reconnu professionnellement par la société (il voulait devenir avocat, ce qui était impossible à un protestant), ni par son père qui le voulait boutiquier comme lui. Voltaire en fait le scandale du siècle, le procès de l’Intolérance, qu’il attribue aux Jésuites affidés du pape et à l’Eglise soucieuse de terroriser les fidèles pour mieux les tenir.

L’écrivain en fait un « Traité » qui est plus pamphlet qu’une réflexion philosophique, un écrit « à la française » empli de raisonnements et d’ironie qui en appelle à la liberté (pourvu qu’elle ne menace pas les autres) et au bon sens (si mal partagé par les croyants poussés au fanatisme). Mais le « traité » s’arrête à l’exposé des faits et à la revue des recherches, comme on dirait aujourd’hui. La thèse n’est pas écrite qui ferait de la tolérance un souverain bien pour telle et telle raison. Ce livre est plus un placet pour agiter l’opinion publique « éclairée », juxtaposant des pièces en faveur de la révision du jugement auprès du Conseil du Roy – qui annule la sentence après nouvelle enquête en 1765.

La rhétorique « à la française » (qui subsiste en nos journaux intellos) consiste tout d’abord à remonter aux calendes grecques sur le sujet en question – au contraire des journaux anglo-saxons qui ouvrent toujours leurs articles sur le vif du sujet : les faits en premier et les hypothèses d’explication à la fin. Voltaire se préoccupe donc d’aller voir comment les peuples anciens étaient intolérants ou pas. Puis, dès que les chrétiens furent en nombre, si ce n’est pas de leur côté que l’intolérance fut la plus grande : en effet, le propre d’un croyant est de mettre au-dessus de tout son dieu et sa foi, récusant toute critique, tout aménagement et toute raison. C’est ainsi que « les martyrs » sous l’empire romain étaient de mauvais citoyens qui refusaient les rites de la société dans laquelle ils vivaient alors « qu’il n’y a, si je ne me trompe, que peu de passages dans les Evangiles dont l’esprit persécuteur ait pu inférer que l’intolérance, la contrainte, sont légitimes » chap. XIV. Les martyrs chrétiens se mettaient hors de leur société, rêvant au royaume des cieux. Les y expédier était presque leur rendre service, ironise Voltaire, mais l’intolérance était avant tout de leur côté bien loin de la raison naturelle humaine : « Si vous voulez qu’on tolère ici votre doctrine, fait dire Voltaire par un mandarin chinois à deux chrétiens, un aumônier danois et un jésuite qui se battaient, commencez par n’être ni intolérants ni intolérables » (chap. XIX). Cette maxime joliment frappée pourrait s’appliquer avec bonheur aux extrémistes de l’islam aujourd’hui. Du temps de Voltaire, l’Eglise et les sectes ecclésiales (telle les Jésuites) en ont rajouté comme eux sur le Dogme et son respect à la lettre – pour imposer leur pouvoir sur les âmes, suscitant ces guerres de religion qui ont fait tant de mal à l’Europe.

Plus que la tolérance, c’est donc la liberté que prône déjà Voltaire : celle de croire sans imposer, celle de penser sans être condamné, celle d’exercer une profession sans donner des gages de sa foi. Ce qui veut dire concrètement la séparation des Eglises et de l’Etat comme John Locke l’exhortait, l’épuration de la religion de tout ce qui est impur et malsain, accumulé par les siècles d’obscurantisme et de cléricalisme, et le droit laissé à chaque citoyen de ne croire que sa raison. Plus le rire, que les caricaturistes illustrent de nos jours contre la plus fanatique de toutes les dérives religieuses : « Ce ridicule est une puissante barrière contre les extravagances de tous les sectaires » chap. 5, croit Voltaire.

Au fond, Jean-Marie Arouet ne propose pas moins qu’un vaste programme pour lequel il faudra attendre 1789 afin d’en connaître un début de réalisation, mais qui est sans cesse à recommencer car toute croyance tend à dégénérer en fanatisme (le complot sous Robespierre, les Ultras à la Restauration, l’anarchisme fin XIXe, le communisme et le fascisme au XXe siècle, l’islamisme et le politiquement correct offensé au XXIe siècle). L’universel de la raison naturelle, la tempérance humaine raisonnable, reste un idéal jamais atteint.

Voltaire, Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, 1763, Flammarion GR 1993, 193 pages, €4.90 e-book Kindle €1.99

Voir pour les détails juridiques du temps la note de Dominique Inchauspé, sur l’affaire Calas et Voltaire. L’auteur est avocat au barreau de Paris et auteur de L’intellectuel fourvoyé, Voltaire et l’affaire Sirven, publié en 2004.

Catégories : Livres, Philosophie, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Emmanuel de Landtsheer, Le petit roi

Le petit roi c’est moi, dit le narrateur qui semble un double de l’auteur. Il conte son enfance en à peine un chapitre, son adolescence sans marquer l’évolution de la pré à la post en passant par la prime. C’est que ce roman est moins autobiographique que réflexion personnelle sur le rapport à soi et aux autres.

Solitaire car fils unique, le petit Jami (diminutif francisé de l’anglais James – Jacques) a décidé à 5 ans de ne plus parler car les adultes, à commencer par ses deux parents, lui paraissent égoïstes et sadiques : ils ne s’intéressent pas aux autres et lui apprendre à nager se résume à lui tenir la tête sous l’eau ! Lorsqu’on est tout amour, il est cruel de découvrir que c’est trop rarement réciproque. Le petit garçon se met en retrait et devient alors observateur : de ces autres en drôles d’animaux avec quelques gentils, comme Rose sa copine pour qui le silence est d’or ; de lui-même en petit être confronté à l’humanité hostile ou indifférente.

Cette construction de soi est longue et ardue, passant par deux fois en hôpital psychiatrique – du fait des autres – pour s’être roulé tout nu de nuit sur la pelouse dans l’exubérance irrationnelle de la puberté, puis pour avoir oublié de respirer au grand dam de sa mère. Les parents, quelle énigme ! Sorti d’eux, Jami ne leur ressemble en rien. Il en souffre et se réfugie dans l’imaginaire puis dans la création. Il commence par la peinture puisqu’il n’a pas les mots, puis la sculpture pour acquérir la troisième dimension.

Mais cette recherche obstinée de la pureté est une illusion… Nul être humain ne peut vivre seul, isolé, hostile. Lorsqu’il va chercher à communiquer, ce sera par le sifflement sur le modèle des oiseaux, puis par le regard, jusqu’à accéder enfin aux mots qui civilisent, disent la mémoire et prouvent l’amour. Une danseuse en fin de vie lui ouvre sa mémoire tandis qu’une fille trop grande à l’hôpital lui ouvre son cerveau tout entier.

Je regrette que l’auteur ait cette manie de revenir à la ligne à chaque phrase comme s’il énonçait une suite de sentences définitives. Un roman n’est pas une bible que l’on écrit en versets ; plus de fluidité s’impose pour éviter l’excès de gravité du propos et l’agacement du lecteur. Reste que Le petit roi est un premier roman original et personnel qui sort du nombrilisme pour accéder à une quête universelle.

Emmanuel de Landtsheer, Le petit roi, 2020, éditions St Honoré, 159 pages, €16.90

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Camus décape l’identité nationale

Tout débat est utile en ce qu’il fait ressurgir les non-dits et permet de discuter des angoisses comme des espoirs des uns et des autres. Le débat est l’essence de la démocratie. Mais démocratie dit ‘demos’ (le peuple), pas ‘ethnos’ (la tribu). L’identité nationale n’est pas un gros mot mais un sentiment légitime. C’est une culture, une manière de vivre, une conception du monde, différente des autres sans être fermée. Elle doit se garder des dérapages, à droite comme à gauche : elle était dans le programme commun de Mitterrand en 1981 ; elle a été relancée par Eric Besson sous Nicolas Sarkozy.

C’est aussi une identité nationale que défendent les opposants de Hong-Kong ou de Loukachenko en Biélorussie, et une autre idée de l’Amérique chez les partisans démocrates. Sans cette culture politique, ces traditions, cette façon de voir le monde comme aucun autres, la dictature ou le bon plaisir d’un seul apparaîtraient comme des modalités pratiques utiles en ces temps de Covid et de repli sur soi. Si ce n’est pas le cas, c’est bien qu’il y a autre chose qui transcende l’utilitaire : une certaine idée du pays, une identité particulière.

Nous ne croyons pas que l’identité française doive se dissoudre dans l’Universel comme le revendiquent les méprisants de toutes frontières (« il est interdit d’interdire ») et les relativistes absolus (« internationalistes » faute d’être d’abord quelqu’un). Nous ne croyons pas non plus que l’identité française doive se crisper sur ses zacquis ethniques, religieux, éducatifs ou d’habitudes, comme le revendiquent les xénophobes et les communautaires.

Le 30 octobre 1939, Albert Camus faisait paraître dans Le Soir républicain un délicieusement sarcastique Manifeste du conformisme intégral intitulé « Oui ! Oui ! » (pp. 757-767 Pléiade). Il fustigeait le politiquement correct de son époque et le suivisme du gouvernement – phare de la France, donc du monde (hi ! hi !).

Comme c’est le jeu de tout gouvernement de vouloir qu’on le suive, l’examen des recettes d’avant-guerre éclaire celles d’aujourd’hui. Ces recettes, les voici :

1 – l’heure est grave, rassemblement !

2 – les chefs sont élus démocratiquement, notre système est sain, suivons les chefs.

3 – nous sommes solidaires de notre patrie parce que c’est la nôtre, même dans ses erreurs.

4 – la France a toujours revendiqué être le phare de l’universel, soyons Français pleinement, nous serons ainsi universels.

5 – tant pis pour ceux qui ne nous comprendrons pas.

Signé « Les conformistes conscients et résolus », l’article se termine par cet hymne patriotique, dans le style incorrect de rigueur aux démagogues : « C’est eux tous qui sont et font la France et son gouvernement. Et donc c’est eux tous qui peuvent compter sur nous : nous les croirons, nous leur obéirons, et sous leurs ordres et pour les objectifs qu’ils nous auront assignés et contre les ennemis qu’ils nous auront désignés nous combattrons jusqu’à la mort. » Ces rodomontades sont assez risibles lorsque l’on sait ce qu’il adviendra en juin 1940 de « la première armée du monde » (à pied et à cheval) face aux jeunes nazis (en panzers et automitrailleuses légères).

Quand un gouvernement en est là sur l’identité nationale, le fascisme n’est pas loin ! Ou son équivalent XXIe siècle avec le conflit comme existence psychologique, la xénophobie politicienne pour éviter de s’intéresser aux inégalités sociales, le bouc émissaire diplomatique pour masquer son propre impérialisme économique (Trump et la Chine, Xi et Hong-Kong, les conservateurs britanniques et l’Europe, Poutine et l’hédonisme multiculturel occidental…). Il n’est que d’observer Trump, Erdogan, Bolsonaro, Poutine, Xi, Kim le jeune…

Camus se marre mais la guerre de 39-45 est à sa porte ; nous rigolons mais la suivante est peut-être proche. L’identité nationale existe, elle est dans les têtes. Pas besoin de se boucher le nez en snob qui pose sur les réseaux pour afficher théâtralement son appartenance vaniteuse à « l’identité » (tiens donc !) de la gauche – mais à la mode. Les pires socialistes furent les plus ardents votants des pleins pouvoirs à Pétain en 1940…

Une identité « nationale » n’a rien de figé, elle est vécue, partagée et change – lentement. Nous voyons bien, à l’étranger, l’image que nous donnons en tant que Français – pour le meilleur et pour le pire ; et elle n’est pas la même qu’il y a vingt ans ou quarante ans. La crispation vient des injonctions à disparaître dans le grand métissage migratoire et la mondialisation économique, là où la « sécurité » sociale se dilue dans le nombre croissant des « ayant-droit » venus de partout sans devoir, et où la sécurité de l’emploi ou de la santé se perd dans les « délocalisations » pour cause de bas coûts et de meilleure docilité de main d’œuvre. L’égoïsme économique prévaut et l’identité nationale vient rappeler qu’il n’est pas de « nation » sans intérêts et idéal communs. Cette identité est moins la « race » que la culture, moins la « communauté » (ethnique, tribale, économiste) que le savoir-faire, le pouvoir-faire et les traditions, moins la « religion » que les valeurs communes de spiritualité et de vie ensemble.

Alors qu’approchent les élections (jusqu’ici) démocratiques aux Etats-Unis (novembre 2020), à Hong-Kong (repoussées à 2021 ?), en Allemagne, Norvège, Pays-Bas, Russie (2021), en France, au Brésil, en Australie, Autriche, Suède, Algérie (2022), en Turquie, au Danemark, en Pologne, Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Israël (2023), l’identité nationale ne doit pas être laissée aux populistes. Elle doit être réaffirmée sereinement dans son élan – qui tire ses racines du passé mais élève ses branches vers l’avenir.

Albert Camus, Œuvres complètes, tome 1 1931-1944, Gallimard Pléiade 2006, 1584 pages, €72.00

Catégories : Albert Camus, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

George Sand, Laura – voyage dans le cristal

La Sand a les yeux à facettes d’une mouche en ce qui concerne le romanesque. Elle démultiplie le même thème sous des prismes différents. Il s’agit toujours d’un homme et d’une femme – et de la femme qui gagne à la fin. Ses personnages ont tous 24 ans au départ (obsession compulsive) et suivent un chemin d’initiation pour gagner leur vie (avec en cadeau la belle). Mais il y a loin de l’idéalisme psychiatrique exalté d’Elle et lui au fantastique science-fictionnel du Voyage dans le cristal. George Sand, après un voyage en Auvergne en 1859, se prend de passion pour la géologie et les pierres semi-précieuses concoctées à fond de terre et crachées par les volcans. Elle en fait tout un roman.

Alexis est un Emile à la Rousseau élevé à « l’école buissonnière » jusque vers l’âge de 19 ans (autre scie sandienne). Son oncle alors, conservateur du cabinet d’histoire naturelle d’un prince allemand qui se pique de science, le prend comme aide bénévole au sous-aide minéralogiste. Le garçon est rebelle aux mots, à la connaissance et à l’enfermement poussiéreux mais sa cousine Laura, avec qui il courait les bois à la campagne (chacun de son côté) pique son orgueil de jeune mâle un brin niais.

En cassant un vulgaire caillou, il y a découvert une géode. En regardant Laura, il a pénétré dans le cristal et fait un voyage parmi ses montagnes étincelantes et ses plaines purpurines. A-t-il été transposé dans une autre dimension ? A-t-il rêvé ? A-t-il été atteint d’une fièvre cérébrale comme de nombreux jeunes garçons chez la sadique George Sand ? Le lecteur jugera. Les autres lui apprennent qu’il s’est cogné la tête dans une vitrine avant de s’évanouir. Toujours est-il que le phénomène ne se produit pas qu’une fois.

Laura doit se marier au sous-aide, savant positif qui n’aime rien tant que rendre la minéralogie utile à l’humanité en prospectant les mines. Alexis le cousin en est « abasourdi ». Mais le cristal le transporte une fois de plus, lorsqu’il rencontre Nasias. Il se présente comme son oncle, le père de Laura, revenu de Perse où il a fait fortune et désireux de savoir si, comme lui, Alexis a « le don ». Celui de pénétrer les arcanes du cristal pour y voyager et explorer l’inconnu.

Malgré ses réticences par un reste de bon sens de nature, le jeune homme vigoureux mais pas très futé se faire circonvenir, croyant obtenir la main de Laura qu’il aime à l’issue de ce voyage initiatique. Il suit donc le diabolique Nasias dans son départ en bateau pour le pôle nord, où il doit découvrir les eaux libres (croyance d’époque) et le « trou » par lequel les eaux se déversent dans le cratère terrestre. Le lecteur se retrouve alors chez Jules Verne, dont Voyage au centre de la terre paraît quelques mois après. La science suscite l’imaginaire, autre chose que la froide raison. Mais George Sand s’intéresse peu à l’aventure, ce qui compte pour elle avant tout est « le sentiment ». Aussi le jeune Alexis traverse-t-il ces paysages fabuleux et les épreuves cruelles avec un détachement peu en rapport avec son enfance de pilleur de nids et de gamin perché dans les arbres. Restent quelques descriptions d’un style fleuri, très XIXe siècle, qui continue de nous ravir aujourd’hui.

Non sans la révélation du racisme en vigueur à l’époque, qui ferait « marcher » des milliers de colorés et autres minoritaires s’ils savaient. La socialiste féministe George Sand traite les Esquimaux comme des sous-hommes, quelque part du côté du singe : « Cette répugnante fantasmagorie d’êtres basanés, trapus, difformes dans leurs vêtements de peau de phoque, ces figures à nez épaté, à bouche de morse et à yeux de poisson rentrèrent à ma grande satisfaction dans la nuit » p.980 Pléiade. Diantre ! Voilà qui est poser la supériorité blanche industrielle civilisée sur le reste des humains. J’y vois surtout un mépris dû à l’ignorance, Paul-Emile Victor réhabilitera les Esquimaux un siècle plus tard. L’universel, si cher au cœur des « républicains » qui se disent « socialistes », est la civilisation des autres, le formatage à « nos valeurs » des autres peuples. Cela se manifestait tout cru au milieu du XIXe siècle. Pas d’anachronisme, ni de condamnation « morale » des façons de voir passées, mais un constat bien net. Et une question : n’en subsiste-t-il pas quelque chose de nos jours dans le militantisme pour « la démocratie », pour les « grands principes », les « Droits de l’Homme » et autres universaux « pour la planète » ?

George Sand rejoue avec Alexis son dilemme avec Musset : idéalisme ou réalisme ? « A travers ton prisme magique, je suis trop ; à travers ta prunelle dessillée et fatiguée, je suis trop peu. Tu fais de moi un ange de lumière, un pur esprit, et je ne suis pourtant qu’une bonne petite personne sans prétention » p.1015. Conte moral passé à la moulinette du fantastique romantique à la Hoffman, le lecteur comme la lectrice se doit d’être rassuré : Alexis et Laura s’instruisirent en géologie et botanique, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Les aimèrent-ils et les élevèrent-ils à la Emile ? C’est une autre histoire.

George Sand, Laura – voyage dans le cristal, 1865, Independant Publishing 2015, 92 pages, €7.86 e-book Kindle €0.99

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

Les romans de George Sand chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ethique et morale

Il y a peu de différence étymologique entre les termes d’éthique et de morale. Le premier vient du grec, le second du latin, et c’est peut-être de cet écart de culture que naît la différence du sens entre ces deux mots.

Le grec ethikos fait référence aux mœurs, à la manière d’être habituelle. Le latin moralis fait lui aussi référence aux mœurs mais comme science des règles de conduite. Si le grec constate, le romain légifère. L’éthique est ce qui existe dans une communauté autonome, le comportement pratique adapté à cette communauté et issu d’elle. La morale est la vertu abstraite censée suivre les seules règles de la raison ; elle se veut universelle, relative à l’esprit plutôt qu’au groupe d’individus physiques.

L’écart est là sans doute. Le grec valorise les coutumes, le latin la raison. Le grec est pratique, le romain à principe. Le grec observe le comportement intériorisé, naturel, d’un groupe particulier ; le romain élabore les règles pour acquérir une éducation d’homme universel. Le grec se veut philosophe, le romain juriste.

Après des siècles de sociétés traditionnelles, hiérarchiques, juridiques, abstraites et totales, peut-être assiste-t-on aujourd’hui à la revanche de l’esprit grec. Trop d’État, trop de paternalisme, trop de morale et de carcan juridique, social et militaire – les Romains nous sortent par les yeux avec leur centralisme et leur morale unique pour tous. Vive les Grecs et leur philosophie, la raison personnelle et relative, fondée sur l’observation de ce qui est ! Le progrès du savoir, l’augmentation de la civilisation humaine passent peut-être moins aujourd’hui par la contrainte éducative que par l’affinement de la pensée personnelle. Plutôt que d’imposer un carcan extérieur, il faut encourager la promotion des qualités propres à chacun ; plutôt que la discipline, l’épanouissement ; plutôt que l’armure éducative, la floraison qui vient de intérieur.

Ne mélangeons donc pas éthique et morale. La première est bien plus exigeante que la seconde. Ce pourquoi peut-être la morale se perd…

Catégories : Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

La Russie et les Russes entre mythes et lieux communs

Au Salon du livre russe organisé au Centre spirituel et culturel orthodoxe du quai Branly à Paris le week-end dernier, une table ronde a eu lieu entre Youri Fedotoff, avocat et romancier, auteur du Testament du tsar, et Alain Sueur, financier et enseignant, auteur d’ouvrages de bourse et de gestion de patrimoine mais aussi auteur d’une thèse de doctorat à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne il y a plus d’un quart de siècle sur URSS et mythologie avant la Perestroïka.

Cette table ronde a eu lieu avec la bienveillance de Mme Irina Rekchan, Présidente du Salon du Livre Russe et sous l’égide de M. Léonid Kadychev, Directeur du Centre Culturel et Spirituel russe à Paris. Elle a été présentée par Guilaine Depis, attachée de presse de Youri Fedotoff.

Les intervenants ont choisi d’explorer trois mythes principaux français (et occidentaux en général) sur la Russie par le survol de textes de Saint-Simon à Sylvain Tesson, puis d’analyser les mythes ambivalents que sont le Barbare, le Pionnier et l’Age d’or. Alain Sueur avait recensé 17 mythes à propos de l’URSS au début des années 1980 mais les trois retenus sont majeurs pour l’image que nous avons de la Russie au travers des siècles.

Un mythe est un récit explicatif qui ordonne le monde dans l’imaginaire d’une culture. Il a une double fonction dynamique et compensatrice, pour saisir vite un fait nouveau ou prévoir en fonction de schémas connus. Alain Sueur explique que le psychologue américain Daniel Kahneman, « prix Nobel » d’économie en 2002, distingue deux cerveaux : le Système 1 et le Système 2. Le Système 1 est une façon de penser archaïque, approximative et globale mais rapide, née dans la savane pour échapper aux prédateurs. Il fonctionne automatiquement et vite, créant un schéma cohérent d’idées issues de la mémoire associative, des impressions et des sentiments. Le mythe est le mode de pensée global et immédiat du cerveau. Le Système 2, lui, ne fonctionne que lorsque tout danger est écarté et que la pensée a le temps de raisonner et d’analyser.

BARBARE

Youri Fedotoff montre dans un texte des Mémoires de Saint-Simon l’hommage que Pierre le Grand, réformateur et « civilisateur » de la Russie, fit à Richelieu sur son tombeau : « Grand homme ! Je t’aurai donné la moitié de mes Etats pour apprendre de toi à gouverner l’autre ! ». C’est que le tsar de toutes les Russies est volontiers perçu comme un « barbare ». Le marquis de Custine écrit dans ses Lettres de Russie en 1839 qu’elle est « une société à demie barbare mais régulée par la peur ». Le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, évoque sous Staline « un peuple à ce point vivant et patient que la pire servitude ne le paralysait pas ». Sylvain Tesson dans Bérézina note après Milan Kundera  « l’absence de rationalité dans la pensée russe » et sa propension « à toujours sentimentaliser les choses, à éclabousser la vie de pathos ».

Alain Sueur expose que le mythe du Barbare se décline en deux mythes opposés : l’Ogre et le Bon sauvage. Le barbare est celui qui n’est pas comme nous, notre inverse humain. Dans les trois étages de l’humain, il n’apparaît ni civilisé, ni humaniste, ni maître de soi. Il est donc menaçant, Ogre qui croque (version mâle) ou qui dévore (version femelle) selon Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire soit l’image du char d’assaut qui a menacé toute l’Europe sous Brejnev et celle du Léviathan totalitaire qui menace toute pensée individuelle.

Le Bon sauvage représente en revanche la vigueur vitale des instincts qui permet à toute société de se régénérer quels que soient ses malheurs (le Phénix), une force de jeunesse qui pousse certes à l’éternel présent mais aussi au nomadisme, à l’égalitarisme fraternel, au millénarisme. Le Barbare est figuré par l’Ours, animal totem russe (Michka dans les contes) qui ressemble à un homme mais plus fruste, apte à hiberner avant de se réveiller au printemps pour devenir prédateur.

PIONNIER

C’est que la barbarie supposée est liée à l’espace. En Russie où la steppe ondule à l’infini jusqu’à l’horizon, tout paraît possible, tout est à explorer, conquérir, exploiter. D’où l’animal emblématique du Cheval, déjà important chez les Scythes et revivifié par les Tartares puis les Cosaques. De Gaulle note la volonté de puissance de la Russie stalinienne : « Rassembler les Slaves, écraser les Germaniques, s’étendre en Asie, accéder aux mers libres, c’étaient les rêves de la patrie, ce furent les buts du despote ». Et, renchérit Sylvain Tesson : « Les Russes furent les champions des plans quinquennaux parce qu’ils étaient incapables de prévoir ce qu’ils allaient faire eux-mêmes dans les cinq prochaines années ». Hélène Carrère d’Encausse note, dans son introduction à son livre Le général de Gaulle et la Russie, combien l’espace russe a tenté les voyageurs d’Occident comme les marchands anglais.

Cette dimension spatiale est cruciale pour édifier le mythe du Pionnier qui, comme aux Etats-Unis, repousse la Frontière terrestre et monte même jusqu’aux étoiles avec Youri Gagarine en 1961. Mais le Pionnier est un mythe ambivalent, comme tous les mythes. Le Héros se décline selon les trois fonctions indo-européennes de Georges Dumézil en Prophète législateur tel Moïse, Napoléon ou Lénine, en Aventurier conquérant tel Ulysse, Alexandre le Grand ou Pierre le Grand, en Chercheur civilisateur tel Erik le Rouge, viking qui colonisa l’Islande avant d’explorer le Groenland et les abords du Canada, Faust ou Einstein.

Mais la toute-puissance du Héros menace la société en imposant par la force un carcan de pouvoir tel un Moloch sans pitié (Pierre le Grand, Lénine, Staline). Elle menace aussi l’humanité tout entière via le mythe du Savant fou, un docteur Faust apte à signer un pacte avec le diable pour créer de la puissance. C’est alors le délire pseudo-scientifique d’un Lyssenko, la démesure industrielle de Tchernobyl qui aboutira à la catastrophe que l’on sait, ou l’exploitation sans mesure de l’eau des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria pour accentuer la production de coton. Résultat : la mer d’Aral a été asséchée de moitié !

AGE D’OR

Le danger des Héros Barbares est de vouloir recréer et imposer un Age d’or au forceps, à la fois Paradis pour le côté positif et Gel bureaucratique formaté pour le côté négatif. Pierre le Grand rêve de gouverner comme Richelieu, le Tsar qui visite la France, décrit par Saint-Simon en 1717, a « ses volontés incertaines sans vouloir être contraint ni contredit sur pas une ». Et Custine un siècle plus tard note « la tyrannie patriarcale des gouvernements » et « une société (…) régularisée par la peur ».

Le mythe de l’Age d’or peut être régression dans le passé ou utopie d’avenir. Cet Age se situe avant : paradis perdu chrétien ou Moscou « troisième Rome », ressourcement originel dans la Rodina (la patrie charnelle du souverainisme national), ou l’accord retrouvé de l’homme avec la nature et avec sa nature qu’espère Marx dans le communisme réalisé. Il se situe aussi après dans le temps, ou ailleurs dans l’espace : Frontière des pionniers colonisateurs, Eldorado pour les conquistadores du pétrole et des minerais, merveilleux des guides illuminés vers le Bélovodié ou pour retrouver Kitège, la ville russe assiégée par les Tartares durant la grande invasion de 1242 qui descendit avec tous ses habitants, ses tours et ses églises, au fond d’un lac et dont Rimski-Korsakov a fait un opéra. Depuis, seuls les justes et les purs peuvent retrouver Kitège comme on découvre le saint Graal, et entrevoir dans l’eau ses coupoles. Cette ville n’émergera qu’au moment où les hommes se repentiront de leurs péchés. Il s’agit donc dans ce mythe de créer la Cité de Dieu (version chrétienne), de bâtir des cités rationnelles (Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand, Akademgorodok de Staline) ou de créer la Cité idéale du communisme où règnerait la pure administration des choses sans conflits politiques (modèle de la Poste de Lénine). L’Ordre cosmique assuré par Dieu, l’ordre politique par le tsar, l’ordre social par le Parti avant-garde « scientifique » et ses technocrates – avant peut-être les écologistes de l’urgence climatique.

Mais le risque est d’imposer un géométrisme abstrait à la société, de dériver vers l’alliance des bureaucrates et des organes de sécurité comme dans 1984 de George Orwell. Le rêve du socialisme dans un seul pays aboutit très vite à la paranoïa stalinienne de forteresse assiégée qui nécessite un Mur – moins pour se défendre de l’extérieur que pour empêcher ses propres citoyens de quitter le navire. La Russie comme l’URSS ont alterné des phases de « gel » et de « dégel », allant vers une européanisation et les libertés avant de se rétracter en « despotisme asiatique » et robotisation des comportements sur le modèle social du servage ou du Goulag (rabot en russe veut dire travail…). Qui veut faire l’ange fait la bête, notait jadis Pascal. Qui croit détenir la Vérité (Pravda), de droit divin, autoritaire ou « scientifique », tend à l’imposer à tous et sans discussion, « pour leur bien ». L’ethnos s’oppose au demos, la patrie biologique, affective et traditionnelle s’oppose à la société du contrat, du droit et du progrès dans le respect des Droits de l’Homme que nous tenons pour universels.

Ce pourquoi le Barbare c’est toujours l’Autre, celui qui n’est pas comme nous et qui récuse notre liberté.

CONCLUSION

Si Youri Fedotoff note que les mythes d’aujourd’hui sur la Russie vue par les Français sont les mêmes que ceux du passé, Alain Sueur suggère que ce sont « nos » mythes culturels et qu’ils ne sont pas universels. C’est « notre » façon de voir la Russie et les Russes, une façon caricaturale bien utile pour s’orienter et agir dans le flux d’informations qui survient, mais au fond fort peu rationnelle et scientifique. Il note aussi que la Russie fait partie du même ensemble chrétien que l’Occident tout entier et qu’il existe donc des passerelles de compréhension.

Par exemple la nouvelle d’Anton Tchékhov, La Steppe – Histoire d’un voyage, publiée en 1888. Igor, 10 ans, est un double de l’auteur lorsqu’il revenait de chez son grand-père au village de Kniajaia à 60 verstes de Taganrog. Le jeune garçon quitte la campagne pour la ville, sa mère pour un monde d’hommes et l’école communale pour le lycée. Il passe de l’ignorance au savoir (du Barbare au civilisé), des paysans aux bourgeois, de la nature à l’urbanité. Le dernier bain dans la rivière, durant le voyage, est pour lui source de jouvence qui lui « dilate le ventre », en Bon sauvage qui se régénère pour garder sa vitalité et devenir Héros créateur. Cette belle nouvelle montre que certains mythes que nous formons sur la Russie sont partagés par les Russes eux-mêmes.

Catégories : Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Identité nationale entre deux chaises

La construction de l’Etat ne date pas des nationalistes d’aujourd’hui. Les passeports existent en France depuis le XVe siècle ; ils visaient à protéger la vie et les biens de leurs possesseurs en disant à qui ils référaient. Mais l’Ancien régime ne connaissait pas les sociétés. Il n’était qu’une mosaïque de communautés organiques où chacun appartenait à des cercles concentriques d’allégeance : famille, voisins, communauté de travail, seigneur, royauté, religion.

La rupture vient de la Révolution française. Les corps intermédiaires sont éradiqués pour instaurer l’Etat d’une part et le citoyen de l’autre. L’Etat recense les citoyens, dit qui peut l’être et exige la mobilisation civique et militaire comme l’impôt. Le citoyen, en regard, reconnaît l’Etat en ses lois et symboles, se met « volontairement » sous sa protection (il peut s’expatrier ou renoncer à sa nationalité) et devient de naissance membre éclairé du collectif qui débat, vote et élit ses représentants, une fois l’âge de majorité atteint.

Nous avons donc confusion entre deux origines de l’identité nationale. Ces origines recoupent les notions de communauté et de société, théorisées par Ferdinand Tönnies.

  • La communauté est traditionnellement attribuée à la culture allemande et japonaise, voire chinoise. Elle est une suite d’appartenances qui s’imposent aux hommes du fait de leur naissance, de leur clan, de leur « race » ou de leur religion. L’identité est alors irrationnelle, fondée sur la proximité (plus l’on se sent proche, plus l’identité collective est soudée). Une foi, une loi, un roi était devise d’Ancien régime, que le nazisme a traduit par « Ein Reich, Ein Volk, Ein Fürher ». C’est aujourd’hui au tour des pays de l’islam intégriste de proclamer la même chose. Et aux militants de la Contre-Révolution de l’exiger dans les nations européennes.
  • La société est traditionnellement attribuée à l’Angleterre, à la France et aux Etats-Unis. Société est un mot libéral qui est passé de l’économie à la politique. Une société est une entreprise politique avec un projet, une mise en commun de moyens et une organisation. Le « bénéfice » est l’épanouissement de chacun (le bonheur dit la Constitution américaine) selon sa contribution. Fondé sur la raison, le « contrat » se fonde sur le droit, l’élection et le marché – et non plus sur les liens féodaux, natifs ou claniques d’allégeance.

Chacun peut mesurer sans peine les deux dérives de l’identité nationale :

  1. Répandre l’universel de la Révolution anti-féodale. Napoléon sera suivi par Lénine, les Etats-Unis messianiques pour le meilleur (Bill Clinton) – ou le pire (George W Bush).
  2. Rassembler les « races », peuples et provinces de même langue, origine et religion comme la poule ses poussins sous son aile (la Prusse sera suivie de l’Italie et aujourd’hui de la Russie, de la Chine, de l’Arabie Saoudite, du Pakistan, de la Bolivie de Morales, etc.).

Que l’on ne souscrive ni à l’une ni à l’autre de ces dérives n’empêche pas d’avoir conscience que l’identité nationale existe.

Dans une planète mondialisée, au minimum européenne, l’identité des nations se dilue et l’identité individuelle est flottante, tiraillée entre plusieurs cultures (Astérix, Mickey, Zidane, le pape François ou le prophète Mahomet). L’individu a besoin de se raccrocher, d’où la résurgence des “vieilleries” : la famille, les potes, la commune, le régionalisme, la patrie (moins au sens militaire qu’au sens du foot ou du rugby). La tendance d’après 1945 était au contrat social ; la tendance après la chute du Mur (accentuée après la chute des Twin towers) est plutôt au communautarisme.

Le psychodrame français est que « la France » (la Vrounze ! raillait Céline) est faite de morceaux raboutés historiquement par la force (les rois puis les révolutionnaires, enfin les instits et adjudants de la IIIe République – interdit de parler breton !). La France est avant tout un Etat (une organisation politique), à peine une nation (une communauté organique) car forgée au forceps. Quand la politique se perd, la cohésion se délite. L’identité française se dilue par le bas (mœurs immigrées et mœurs libérées) et par le haut (Union européenne, OTAN, mondialisation, climat…). Reste la langue et la culture – celle dont on dit à Haïti que, sans Etat, c’est tout ce qui reste. Or aujourd’hui, la culture se délite elle aussi (école, banlieues, Internet, zapping). Et les droits de l’homme ne sont pas si universels que cela lorsqu’on écoute les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les Africains, les Saoudiens ou les Iraniens…

D’où la tentation française du communautarisme, contre laquelle l’Etat jacobin s’arc-boute – droite et gauche confondues. Seuls les extrêmes la revendiquent : les mœurs françaises et le christianisme à l’extrême-droite, le phare révolutionnaire robespierriste à l’extrême-gauche.

Qu’est-ce qui peut bien faire aujourd’hui « identité française » ? Selon la vulgate, la droite serait pour le sang et la gauche pour le sol. Ce qui voudrait dire qu’à droite on se sent plutôt communautaire (avec les dérives raciales vues sous l’Occupation) et qu’à gauche on se sent plutôt sociétaire (avec l’humanité métissée en ligne de mire utopique). Mais voilà, les choses ne sauraient être aussi simples ! L’Etat Les Républicains trace des limites au vivre ensemble ; l’Etat PS avait tracé sous Rocard puis sous Jospin les limites pour qui pourrait être régularisé citoyen. Tous deux sont pour la laïcité et le droit républicain dans l’espace public. L’État jacobin parle donc d’une même voix et bien c’est ce qui gêne. D’où les contournements pour assimiler la droite aux idées des Le Pen, d’où les dérobades socialistes et d’En Marche, parfois déguisées en coup d’éclat médiatique (tout en affectant de récuser les médias aux ordres ou indifférents à la vérité…).

Cherchez à qui le crime profite. A l’extrême-droite, bien sûr, qui a récupéré les voix populaires déçues par l’Union européenne et hantées par le déclassement social. Mais l’extrême-gauche voudrait bien récupérer le mouvement spontané apolitique des gilets jaunes qui se sentent « à la périphérie » de la nation, sinon de la république. Rester sans choix clair sur un problème identitaire n’incite pas les citoyens à voter pour des adeptes du coup d’éclat permanent avide de pouvoir. Ce pourquoi Emmanuel Macron a raison de prendre le problème à bras le corps, dans la tradition française tout entière qui n’est « ni de droite ni de gauche » mais reconnait le sacre de Reims autant que la prise de la Bastille.

Evidemment, ceux qui ne sont pas au pouvoir ne sont jamais contents : c’est toujours trop ou trop peu. Mais tout l’art de la politique est celui de faire tenir les intérêts particuliers divergents dans un seul intérêt général. Il ne peut être qu’un compromis, sous la contrainte des valeurs reconnues par la Constitution. A moins de changer de régime – ce dont rêvent la peine et le mélange-tout.

L’Etat libère les individus des appartenances « naturelles » : organiques, communautaires, religieuses. La gauche prend l’air de ne pas le savoir mais elle prolonge les libéraux qui ont suscité 1789, puis la République en 1877, en s’appuyant sur l’Etat pour défaire les aliénations. La droite bonapartiste ne fait pas autre chose que de promouvoir la société rationnelle fondée sur le contrat (où existent droits et devoirs). Pour les révolutionnaires, l’Etat aide les citoyens comme des fils mais, en contrepartie, les distingue des « allogènes ». Les premières cartes d’identité pour citoyens et les passeports pour étrangers ont été instaurés à Paris en 1792. Vous avez bien lu : pas sous Vichy occupé par les nazis mais sous la glorieuse Révolution française. La loi du 19 octobre 1797 régule les expulsions d’étrangers, réalisées par le ministère de la Police créé en 1796. La IIIe République vote une loi sur la nationalité en 1889 et instaure la carte d’identité des étrangers en 1917. D’après le contrat social, pour devenir français il ne suffit pas de naître, il faut aussi adhérer aux valeurs de la république et vouloir devenir citoyen. Ni les illégaux, ni les intégristes qui dénient que la loi républicaine soit au-dessus de la loi de leur dieu, qui nient la dignité de la femme et refusent de montrer leur visage, ni ceux qui font appel au meurtre ethnique n’ont vocation à bénéficier du contrat social. Ils ne sont donc « français » que de papier.

La conception anglo-saxonne du contrat social se fonde moins sur le despotisme éclairé d’un Etat central que sur la négociation permanente des intermédiaires sous l’égide du droit coutumier. Cette façon libérale de « faire société » tolère la juxtaposition des communautés religieuses ou tribales, à condition d’obéir à la loi.

L’identité française est fondée plutôt sur la volonté d’appartenir – qui ne va pas sans tentation d’imposer un modèle unique. La « fraternité » de la devise républicaine n’est pas volonté d’unir les différences mais de fusionner dans une obsession égalitaire de réduire au même. Des trois termes de la devise, la liberté est bien oubliée. Ce forçage provoque des cristallisations identitaires qui s’opposent à un monde « souchien » perçu comme hostile – alors que le modèle de la culture dominante « vue à la télé » (donc américaine – voir TF1 !) propose un contre-modèle. Bien qu’il n’empêche ni la haine, ni le terrorisme, le modèle de salad bowl américain (où les ingrédients coexistent sans se mélanger) s’oppose à la fusion intégrationniste française. La revendication à la mode du « toujours plus » d’égalité exigerait que la France délaisse son modèle au profit du Yankee.

L’opinion actuelle française exprime ses craintes d’être confrontée à des comportements non citoyens qui ne correspondent ni à sa culture ni à ses mœurs, sans que le droit paraisse au-dessus des comportements – tant il est embrouillé par les juges, les avocats, les « associations » et les médias. Les politiciens de gauche mettent de l’huile sur le feu en disant tout et son contraire : qu’il faut accueillir tous les sans-papiers, instaurer des quotas d’emplois pour la banlieue, faire voter les étrangers, ne pas voter de loi contre la burqa au « risque » de discrimination tout en se déclarant contre, au « risque » de briser le vivre ensemble… Mais oui, vivre, décider, comporte des risques !

Alors, que choisir ? Tolérer jusqu’à la guerre civile en réponse au terrorisme ? Le débat devrait porter sur du positif, par exemple proposer un droit des migrants sans assimilation obligatoire mais obligation de trouver un emploi et avec accès restreint aux prestations sociales durant un certain délai. Les citoyens ne voient plus le clivage entre Français ou étranger : ce sont eux qui payent les impôts et ceux venus de l’extérieur qui en profitent. Ils ne voient plus ce qui distingue la gauche de la droite sur l’identité nationale. Ce pourquoi les plus résolus se réfugient aux extrêmes.

La gauche traditionnelle reste entre deux chaises. Elle est tiraillée entre son aile bobo (bourgeois bohèmes) qui se sent coupable d’être nantie et en rajoute dans la générosité d’Etat payée par les impôts de tous (tout en se gardant dans de beaux quartiers avec vacances à Miami et fortune en Suisse), et son aile populaire concon (consommateurs consensuels). Quant à la droite traditionnelle, elle ne sait pas où elle en est : soit elle suit En Marche car elle est au fond d’accord à quelques détails près, soit elle se tourne vers le Rassemblement national au risque d’y perdre son âme.

Ceux qui sont la majorité, ni vraiment de droite sur tout, ni vraiment de gauche sur le reste, voudraient simplement que le contrat citoyen soit respecté. Le président actuel louvoie dans la tempête et c’est cela la politique : tenir le bateau.

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Antonin Artaud, L’ombilic des limbes

Peut-être sa maladie mentale a-t-elle fait toucher à l’auteur l’essence de l’être ? Comme Nietzsche, lui aussi atteint par l’anormalité psychique, Antonin Artaud peut écrire : « je ne conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie » p.51.

Vieux débat qui remonte peut-être à celui de l’âme et du corps, l’une immortelle et présentant seule une valeur, l’autre terrestre et limitée par la mort. Débat qui a commencé avec la Bible dans notre culture et qu’aujourd’hui dépasse peut-être, mais qu’il est bon d’examiner. « Il faut en finir avec l’Esprit comme avec la littérature. Je dis que l’Esprit et la vie communiquent à tous les degrés. Je voudrais faire un Livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée avec la réalité » p.52.

Ôtons l’enflure des majuscules, trait d’époque entre-deux-guerres, relativisons avec un peu moins de sérieux, et nous aboutissons à ce qui devrait être une évidence : que la littérature n’est pas l’écriture perpétuelle d’une Bible, inspirée par on ne sait quel esprit transcendant, mais « cette cristallisation sourde et multiforme de la pensée, qui choisit à un moment donné sa forme » p.56. Une expression personnelle et intime qui, par là-même, touche à l’universel. En effet, « je suis seul juge de ce qui est en moi » p.72.

Etonnant Artaud, il est le fou dans une cour qui se veut trop rationnelle. L’enfant du conte qui déclare tout cru voir le roi nu. Les années 30 ont précipité la folie des sociétés par le nationalisme, l’utopie communiste, la guerre, les chimères. Être Artaud alors était révolutionnaire. Mais aujourd’hui ?

Aujourd’hui, comme toujours, l’enrégimentement des esprits, des passions et des corps n’a pas disparu ; il a pris seulement d’autres formes. L’hygiénisme social, la contrainte morale écologique, le catéchisme du « correct », les tabous de l’expression, la moraline de l’acceptable, le bourrage commercial du temps de cerveau disponible, la mode et les tribus en réseau, sévissent toujours, et en force. Ils n’ont guère de contre-pouvoirs. Artaud reste celui qui dérange et relire ces textes parus en 1927 est salutaire

Antonin Artaud, L’ombilic des limbes, 1927, Poésie Gallimard 1968, 256 pages, €7.40 e-book Kindle €6.99

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Être ou se faire avoir

Les gilets jaunes veulent exister, se faire reconnaître comme l’œil du cyclone social. L’Europe centrale et orientale veut exister, se faire reconnaître comme un réservoir de la biodiversité blanche préservée. Le Royaume-Uni veut exister, se faire reconnaître comme Etat souverain, lié par rien ou en bilatéral volontaire et provisoire. Est-ce là l’identité que chacun cherche confusément ?

La France est dans l’histoire une mosaïque de régions et d’ethnies rassemblée autoritairement sous la houlette d’un roi parisien. Colonisée (un peu) par les Grecs un millénaire avant notre ère et ouvrant les Celtes au commerce méditerranéen, la France a été romanisée par le sud, puis entièrement sous César faute d’union des Gaules, avant que les « barbares » venus de Germanie ne l’aient franchement conquise. Les Ottomans ont isolé l’empire romain d’Orient, aujourd’hui la Turquie et une grande part des Balkans ; les Mongols ont isolé la Russie ; les Arabes ont isolé le Maghreb autrefois romain. Ces invasions forment les limites de l’Europe au sud, au sud-est et à l’est. La France se situe au carrefour des Germains et des Latins.

Pays catholique qui a choisi le pape alors que la périphérie choisissait de protester, roi absolu qui se prenait pour l’Etat et a révoqué un édit de tolérance pour chasser les forces vives proto-industrielles du pays, révolution qui a essaimé les Lumières mais accouché d’un esprit militaire et d’une bureaucratie jacobine centralisée pour laquelle l’impôt est l’alpha et l’omega plutôt que la prospérité – la France s’est trouvée fort dépourvue au siècle des nationalités. Elle était trop composite elle-même, parlant plusieurs langues en son sein appelées dérisoirement « patois », pour être une nation comme les pays autour d’elle. Ce pourquoi elle a choisi « l’universel », orgueil romain, héritage catholique, mission des Lumières, fantasme communiste. Le retour de l’identité la gêne, l’irrite, la déstabilise. C’est pourtant ce que réclament les gilets jaunes tout comme ceux qui votent Rassemblement national, soit une bonne moitié de la population qui s’exprime dans les urnes.

Déstabilisés dans un monde en mutation, envahis par des cultures étrangères où la religion se confond avec les mœurs et la politique, en prise à la délinquance comme au terrorisme des mêmes, déchu d’industries par la mondialisation et la prédation américaine qui « juge » extra-territorialement à coup de milliards que sa loi est la seule à s’appliquer au monde entier, colonisé mentalement par la loi des séries dites « populaires » (dans les faits commerciales), les Français issus du peuple un peu instruit et surtout de province isolée des grands centres, se crispent. Leur économie, leur culture, leurs mœurs foutent le camp et la régulation rampante de non-élus à Bruxelles les dépossèdent de leur destin.

La faiblesse du libéralisme à l’américaine, qui est la mentalité dominante jusque chez les élites européennes, est la lâcheté envers les frontières et la culture des « autres ». L’Amérique s’en foutait puisqu’elle est elle-même un ramassis de rejetés du vieux continent, issue de peuples divers, jusqu’aux esclaves importés d’Afrique. Depuis que la Chine lui taille de sévères croupières économiques et qu’elle défie sa technologie jusque dans sa pointe, l’Amérique se réveille, se crispe sur son statut et élit un populiste à grande gueule : Trump. Et les Anglais font de même avec un Boris (!) Johnson. Dès lors l’Europe, et la France, et les Français perdus, se disent qu’ils seraient bien bêtes de ne pas prendre le même train. L’Europe centrale et orientale trumpettant était inaudible ; elle le devient.

Ces ex-pays de l’Est connaissent un vieillissement de la population, un effondrement de la natalité et une émigration des forces jeunes qui cherchent un avenir meilleur à l’ouest. Leur panique identitaire est une panique démographique plus qu’économique. La nature ayant horreur du vide, et le filet juridique et réglementaire de Bruxelles enserrant ses membres dans un insidieux avenir multiculturel à l’américaine, ceux qui restent à l’Est ont peur d’une déferlante moyen-orientale ou africaine. Ils n’en veulent pas. Un peu ça va, trop, bonjour les dégâts. L’immigration ethnique est comme l’alcool, mieux vaut ne pas en abuser. Le foie distille sa dose, au-delà il cirrhose.

L’Est est encore homogène, l’Ouest déjà multi-ethnique. Ce sont moins les cultures différentes qui posent problème que l’individualisme exacerbé qui encourage l’universalisme du « tout égale tout » et du » tous pareils ». Les pays d’Europe centrale et orientale honnissent le Grand frère (ex-soviétique) mais lorgnent sur la politique à la Poutine : les immigrés, pas de ça chez nous ! L’identité bien assumée passe par le nationalisme et les frontières.

C’est bien ce à quoi aspirent confusément les gilets jaunes comme les extrémistes de droite et de gauche. Le « capitalisme » est l’autre nom, euphémisé, du colonialisme financier (plutôt connnoté « juif » et « anti-palestinien ») comme de l’impérialisme yankee de la marchandise. Dès lors, protectionnisme et nationalisme sont à essayer, croient-ils. Sur le modèle Poutine, Erdogan, Xi Jinping et Trump – entre autres.

Et la gauche inepte, qui devrait faire avancer l’écologie pratique de proximité et le social dans les territoires, entonne toujours la même incantation aux impôts et taxes pour aider les sans-frontières, sans-papiers, sans-abri, sans-ressources venus des pays « en guerre » (depuis Hollande, ne le sommes-nous pas nous aussi, « en guerre » ?). Les sans futur, qui va les aider ?

La tentation est grande de « l’homme » fort (qui peut être une femme au nom belliqueux comme Marine ou Maréchal). Un recours comme Sauveur – et comme d’habitude. Seuls peut-être, les deux Napoléon et De Gaulle ont réussi à changer les choses et à faire émerger un ordre du chaos. Leur image hante les déserts vides de la France périphérique et des acculturés à la violence. Mais les circonstances étaient à chaque fois exceptionnelles et la volonté du collectif alors très grande. C’est loin d’être le cas aujourd’hui où le chacun pour soi et le victimaire agressif sont la seule réaction des egos blessés.

Pour être, il faut d’abord ne pas se faire avoir. Mais encore ? « L’identité » suffit-elle à créer de la culture, de la recherche, des initiatives d’entreprises ? L’entre-soi est-il meilleur en nation qu’en caste sociale ? S’affirmer, certes, mais pour quoi faire ? et pour qui ?

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jean d’Ormesson, Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée

« Au confluent imprévu de l’essai et du roman », comme il dit p.110 (Pléiade), ce livre brillant et égotiste, souvent un brin agaçant et pas toujours bien écrit (« un peu trop peu »), est composé en mosaïque. Les chapitres d’anecdotes et souvenirs personnels alternent avec des chapitres d’évasion dans l’imaginaire ou de réflexion sur l’époque. Ainsi la pièce d’eau où l’auteur tournait jeune avec son père dans le parc du château de Saint-Fargeau est-elle assimilée à l’été tandis que la bibliothèque qui a ouvert la voie aux évasions dans l’irréel est accolée à la mère.

Disons que la première moitié du livre est proustienne avec en plus un ineffable goût de vivre, primesaut et amoureux. Le père libéral et la mère conservatrice, les ancêtres prestigieux qui obligent, l’éducation attentive et soignée, le fameux « salon » où tout se joue, le passé et le futur dans l’art de la conversation comme les liens du « milieu » par les anecdotes entre-soi, sont un délice de lecture. Même si l’auteur prend cette façon très catholique de s’affirmer avec orgueil pour tout aussitôt exprimer la plus vile soumission devant cet audacieux péché – bien que ce qui est affirmé le reste. Cette propension à « l’honneur » forme ce caractère de vanité trop souvent attaché au Français : toujours exagérer pour aussitôt relativiser, déconstruire et dénigrer – bien loin de l’assurance tranquille et tempérée des Anglo-Saxons ou des Germaniques par exemple.

La seconde moitié est à mon avis ratée, l’auteur se prenant au jeu de briller plus que de raison et d’inventer carrément une ascendance depuis Symmaque, Romain du IVe siècle, et Viracocha, dieu blanc barbu des Incas, fils du soleil et créateur portant hache. Cela après avoir disserté interminablement sur Dieu (mais qu’est-ce que « Dieu » ?) et le temps (mais n’est-ce pas le vivant qui impose la durée ?), ses phrases emplies de tirets et ses paragraphes d’incidences. Ce livre n’est pas l’un des meilleurs de l’auteur, loin de là. La logique associative de Proust n’est pas à portée de toutes les imaginations, quelque talent qu’on ait. Notamment celui de ciseler sa première phrase en alexandrins sur le modèle de la première phrase d’A la Recherche du temps perdu.

Le titre est tiré par coquetterie d’un propos de Mao Tsé-toung au journaliste américain Edgar Snow, mais l’expression est à prendre au sens figuré du « je n’ai ni foi ni loi », tirée jusqu’à signifier « je suis un homme libre » – ni Dieu ni maître. Un pied de nez à sa race et à son milieu pour Jean Bruno Wladimir François-de-Paule Le Fèvre d’Ormesson, comte de vieille noblesse devenu directeur du Figaro durant trois ans mais immortel à l’Académie française.

Comment se faire prendre pour ce qu’on croit être ? Il dit de son père : « il détestait le snobisme comme il détestait le fascisme » p.13. Et lui ? « Femmes, honneurs famille, fortune, j’ai presque tout connu des succès de cette vie (…). Je dis seulement merci » p.26. Comme s’il suffisait de naître pour jouir sans entraves – défaut d’époque. De pirouettes en sauts et gambades, d’étourdissantes cabrioles en galops échevelés, Jean d’Ormesson à 53 ans voit déjà sa vie derrière lui alors qu’il n’en a accompli qu’à peine la moitié. Il écrit un testament littéraire avant d’avoir écrit son œuvre et livre un témoignage social timide empli d’excuses pour sa situation.

Ce livre apparaît fort marqué par les circonstances car la fin des années 1970 étaient en France au marxisme et à la psychanalyse, et la gauche piaffait de parvenir enfin au pouvoir pour démolir les traditions et soumettre les Français au carcan d’expériences utopiques (dont on mesure quarante ans plus tard ce qu’elles ont produit de chaos et de délitement social…). « Un socialisme qui me paraissait surtout tristounet et vaguement ennuyeux, plein de paperasses assommantes et de bons sentiments, appuyés bien sûr sur une police solide et autrement redoutable que nos principes de jadis » p.120. Vu la prolifération des lois pour chaque circonstance depuis 1981, ce n’est pas si mal observé…

Jean s’affirme « chrétien » avec la figure du Christ tout amour en phare pour tout comprendre, jusqu’à la force invisible qui lie les particules de matière et les êtres sexués, avec les mathématiques en forme du dessein global. Sans pour autant s’oublier : « Le recul devant le monde est une des formes du talent », dit-il ingénument p.119.

Mais « l’universel ne prend son sens que par les diversités qu’il recouvre » p.141. Le grand métissage du tous frères et le bain tiédasse du tous pareils et d’être d’accord dans la République universelle n’a aucun sens ni intérêt. Marx et Mao soulignaient après Aristote que la vie n’avance que par contradictions dialectiques, ce que semblent oublier les béats de gauche aujourd’hui : « l’anticonformisme a été élevé à la hauteur d’un impératif catégorique et d’une suprême institution. Et, par la force des moyens de communication de masse qui ont marqué notre âge, il a fini par se résoudre en un conformisme sans précédent » p.161. Certes : ce pourquoi ce livre reste bien actuel.

Jean d’Ormesson, Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée, 1978, Folio 1981, 320 pages, €8.40 e-book Kindle €7.99

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

Jean d’Ormesson sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La mort en Grèce antique

Alain Schnapp est professeur d’archéologie grecque à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne et a fondé l’Institut national d’histoire de l’art. Son dernier livre est une Histoire des civilisations à La Découverte, écrite sous la direction de Jean-Paul Demoule et Dominique Garcia.  Il a surtout publié un ouvrage sur Préhistoire et Antiquité, des origines de l’humanité au monde classique.

Dans un article déjà ancien, paru dans la revue L’Histoire en juillet 1978, il évoque la mort en Grèce ancienne. A comparer avec la nôtre. La mort grecque se dessine chronologiquement en trois figures : le héros, la mort en commun, le tombeau royal. La nôtre n’est plus aucune des trois mais a gardé un peu de toutes, avec une dimension supplémentaire due au christianisme.

En Grèce archaïque, notamment dans l’Iliade, le héros doit mourir dans la plénitude de ses moyens physiques et dans l’auréole intacte de son prestige social. Son corps exprime la figure éternelle de la beauté du guerrier, ce pourquoi il lui faut éviter les mutilations et le récupérer à tout prix. Il sera brûlé pour conserver dans les mémoires le souvenir de ses hauts faits et de son physique imposant. Dans le courant du huitième siècle (avant) apparaissent les tombes princières qui se donnent à voir dans la richesse de leurs inhumations. Le culte héroïque assure le souvenir et les tombes héroïques désignent et organisent l’espace collectif, le territoire et les frontières. Cette évolution est due à la nouvelle conscience sociale des groupes de paysans libres. Notre Panthéon des Grands hommes (et femmes) est un symbole du même type, organisant l’adhésion républicaine.

En Grèce classique, la mort devient abstraite et surtout égalitaire. Ce ne sont plus les héros qui font la guerre individuellement, entraînant leurs compagnons, mais la phalange des citoyens, organisée et disciplinée. Les guerriers morts au combat sont incinérés sur le lieu même de leur mort. On fait une oraison funèbre collective des citoyens tous égaux, même s’il s’agit parfois d’aînés et de cadets, d’hommes mûrs ayant adopté comme amants des garçons plus jeunes pour les former à la virilité et au métier des armes. L’épitaphe collective est mise en vers et l’inscription du nom du combattant gravée sur l’obituaire. Ce fut le cas durant la guerre de 14 avec les monuments aux morts et dans les cimetières collectifs du Débarquement ; aujourd’hui, une cérémonie aux Invalides en tient lieu.

En Grèce hellénistique surgit le tombeau royal. Certains citoyens bienfaiteurs se montrent plus riches et plus puissants que les autres. Ce sont les évergètes qui éternisent leur existence par des fondations. C’est ainsi que l’on découvre des tombes–sanctuaire des rois de Commagène au premier siècle avant notre ère. Elles sont autonomes avec des dépendances et des territoires, comme les futurs monastères médiévaux. L’État royal fonctionne symboliquement comme une cité dont le centre économique, civique et religieux est le tombeau royal. Là, les citoyens républicains ne suivent pas. Depuis le pillage de la basilique des rois à Saint-Denis, le tombeau des ancêtres communs ne fait plus référence. Le mausolée de Napoléon, comme celui de Lénine, de Staline, de Mao et de Franco, étaient une tentative pour répéter le rite, mais l’individualisme croissant a fait que les dirigeants célèbres sont tout bonnement enterrés chez eux, avec leur famille : de Gaulle, Mitterrand ; Staline a été viré de la place rouge, Lénine a failli sous Eltsine avant d’être conservé pour raisons marchandes et Mao, souvent vandalisé depuis Tien-An-Men, sorti « pour restauration ». Quant à Franco, sa dépouille devrait être sortie du mausolée pour entrer dans le cimetière familial.

Durant l’ensemble de ces périodes, les Grecs ont utilisé les barbares Scythes pour se différencier.

  • Le roi Scythe mort est transporté sur un char autour du royaume – tandis que les Grecs archaïques font défiler le groupe entier devant le héros mort.
  • Les Scythes s’infligent des mutilations rituelles, inscrivant leur peine dans leur chair – les Grecs inscrivent le souvenir dans la pierre.
  • Le tombeau Scythe est placé en un point extrême – le héros grec est placé au centre de la cité.

Pour les Grecs, les Scythes apparaissent comme le comble de la différence, ce qui leur permet de fonder leur propre culture. Car une société fonctionne toujours sur une symbolique issue de l’imaginaire, ce qui permet la politique : la vie de la cité dont la transmission du savoir et des mœurs.

Le christianisme, surtout dans sa version catholique, se veut universel – mais on ne fonde pas une culture sur l’universel : tout au plus peut-on favoriser son ouverture et sa curiosité pour les autres. C’est ce qu’a fait l’Occident. Mais aujourd’hui, les morts sont nationaux et privés, pas universels. Les rites qui entourent la mort sont culturels et avoir la même religion ne suffit pas pour suivre les mêmes usages. Les seuls barbares auxquels nous nous opposons sont ceux qui décapitent et démembrent, puis jettent les corps dans des charniers. Pour le reste, nous admettons diverses pratiques. Mais les âmes restent attachées à leur nation ou à leur famille, comme en témoignent nos rituels républicains.

Catégories : Grèce, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Désert

La « crise » est certes économique puisque le numérique bouleverse tous les processus de production. Elle est évidemment sociale puisque le système de redistribution est à bout de souffle, prélevant trop et ne redonnant jamais assez pour toutes les quémandes. Elle est politique puisque toute confiance envers les dirigeants a quasiment disparue et que les seuls qui s’en sortent sont ceux qui mentent le plus effrontément, promettant la lune aux imbéciles qui les croient (Trump et les mineurs de charbons, les brexiteurs excités avec la fortune économisée par la sortie de l’UE, la Le Pen et son n’importe quoi complotiste sur tout sujet qui passe à sa portée…) Mais la crise est surtout spirituelle par manque de sens. Oh, certes, les naïfs soixantuitards qui partaient en Inde pour trouver « la Vérité » ne sont plus la majorité, mais ceux qui veulent « une autre société » ou « qu’un autre monde soit possible » ne manquent pas. Sans jamais s’entendre et ne discutant sans fin à la fortune du pot, la convivialité d’être ensemble suffisant à être heureux momentanément sans déboucher sur un projet. Et chacun sait qu’un pot est tout ce qu’il y a de plus sourd.

L’égalitarisme revendiqué jusqu’à plus soif est un extrémisme comme un autre. Si on le mène jusqu’au bout, il va jusqu’au libertariens américains, forme d’anarchistes riches du chacun pour soi où l’on se bâtit soi-même (self-made) et où l’homme est un loup pour l’homme (le Colt à la main ou « le droit » si vous êtes capables de payer une armée d’avocats compétents). Cet égalitarisme, venu du christianisme plus que de la Bible qui connaissait le Père tout-puissant et la hiérarchie des rois et prêtres, a été avivé par la révolution bourgeoise et « accompli » (donc poussé à l’absurde) par les révolutions populaires inspirées par le marxisme. Elles ont échoué, comme chacun sait. Une économie ne se réduit pas à l’administration des choses comme le croyait Lénine pour qui la société devait fonctionner « sur le modèle de la Poste ». Le Grand bond en avant maoïste a été une lamentable régression qui a engendré famine et millions de morts avant que la Révolution baptisée « culturelle » fasse du non-savoir des brutes l’alpha et l’oméga de l’obéissance au Parti dirigé par le seul Grand timonier…. qui a fini par crever, comme la biologie l’exige, libérant la société et les forces entrepreneuriales du commerce et de l’initiative.

Le Parti tient la société et impose la morale traditionnelle issue de Confucius en Chine ; Poutine fait de même avec l’Eglise orthodoxe en Russie ; Israël a le droit de la Bible et les Etats-Unis se croient encore une vocation de nouveau monde élu pour construire la Cité de Dieu pour l’humanité entière. Que reste-t-il en Europe ? Le seul idéal (donc inatteignable) de la société marchande pour laquelle chacun est un consommateur lambda – d’autant plus consommateur que lambda – apte à être manipulé par les modes et la foule qui décrète le qu’en dira-t-on.

Nous sommes passés du laisser-passer mercantiliste au laisser-faire libéral et jusqu’au rousseauisme pour qui la société (toute) société est oppressive, toute éducation une contrainte et toute connaissance (même le savoir scientifique) un colonialisme. Dans cet état d’esprit, le sujet est économique, pas politique ni ethnique. L’individu est premier, monade autonome donc universelle qui peut s’installer partout et être chez lui nulle part. Le globish remplace les langues nationales (même en Europe d’où les Anglais vont partir !), le calcul égoïste est la seule relation politique et la culture se réduit aux vogues des pubs, des réseaux sociaux et des séries télé.

Exit la communauté, l’histoire, le sacré – sauf à les utiliser pour exiger un égalitarisme des « droits » encore plus absolu. La politique nationale se réduit à la bureaucratie, la loi aux textes abscons de technocrates et les décideurs deviennent administrateurs : en témoigne la machine européenne, experte à pondre des règlements juridiques mais inapte à susciter enthousiasme et élan, même contre les ennemis économiques que sont Américains et Chinois, qui seront bientôt ennemis politiques par leur impérialisme insidieux mais obstiné. Les derniers grands politiques français furent de Gaulle et Mitterrand, avec Sarkozy en sursaut durant la crise financière et durant la crise avec les Russes en Géorgie. Entre temps et depuis : rien. Même Macron, qui promettait, navigue à vue.

La seule philosophie est l’enrichissez-vous du bourgeois. Sauf que la richesse se fait rare comme en témoignent les gilets jaunes qui n’en peuvent plus des fins de mois, et le niveau de prélèvements obligatoire en France qui atteint des sommets : toujours plus d’argent pour de moins en moins de revenus ! La seule morale est celle du « pas plus que moi » de l’égalitarisme jaloux et « que personne n’obtienne si je n’obtiens pas aussi ». En contrepartie de quoi ? De rien : c’est « un droit », comme de vivre et de respirer, c’est tout. Et qui paye ? Forcément « les riches », ceux qui ont plus. Pourquoi ont-ils plus ? Parce qu’ils ont mieux travaillé à l’école, ont persévéré dans l’effort ou ont quelques talents différents du commun des mortels. Mais ce qu’on accepte des footeux et des stars apparaît intolérable chez les entrepreneurs créateurs de biens ou les bêtes à concours reconnus aptes à diriger.

Il s’agit de profiter plutôt que de donner, de jouir et posséder plutôt que de bâtir ensemble. Le bobo sera nomade ou ne sera rien ; il sera colonisé de l’intérieur ou sera éliminé dans le lumpenproletariat du précaire et de l’assistanat réduit au minimum. Comme aux Etats-Unis où on le laisse dans sa mouise – comme en Chine où on le qualifie d’asocial avant de le rééduquer en camp spécialisé. Big Brother aura gagné dans les filets de Matrix.

Les remèdes ?

Les religions ? (et elles reviennent en force, encore plus obscurantistes, intégristes, autoritaires). Mais la majorité les craint – avec raison, au vu de l’intolérance et de l’hypocrisie dont elles font preuve. On a déjà donné avec l’Eglise catholique et avec l’islam Wahhabite ; même la religion hébraïque montre de quoi elle est capable avec les Palestiniens.

La nation ? Elle n’a plus guère de sens dès lors que le monde des réseaux est globalisé, l’univers économique interdépendant et que « les alliés » sont les pires ennemis (USA de Trump et amendes records aux entreprises pour viol de la loi purement américaine ; Brexit de nos plus proches voisins qui préfèrent s’isoler ; refus du commun par certains pays européens qui ne veulent pas avancer).

Le retour à une certaine forme de féodalisme, comme lors de toutes crises ? C’est un processus peut-être en cours, si l’on considère que des « tribus » se forment sur les réseaux et s’agglutinent en bandes qui ne reconnaissent qu’un seul gourou, s’opposant à tous les autres dans une sorte de guerre civile froide que seuls quelques excités qui mériteraient des opposants physiques à leur mesure poussent jusque dans la rue lors des samedis jaunes. La lutte des casses a remplacé la lutte des classes puisque les classes ont quasi disparu : tout le monde est devenu bourgeois, sauf les immigrés de fraîche date qui ne savent pas encore ce que c’est mais sont venus justement pour « gagner » et acquérir.

Alors le monde nouveau ? Sera-t-il celui des fermes autonomes peuplées d’écologistes intégristes, protégés de hauts murs (et sachant tirer) du rêve libertarien américain ? Celui des bidonvilles de Calcutta face aux quartiers aérés des très riches qui vivent entre eux ? Celui de la partition des régions et communes libres battant monnaie locale et exigeant une solidarité communautaire sous peine d’exclusion ? Le socialisme est mort, la Nuit debout n’a pas vu le jour et les gilets jaunes ne réfléchissent pas mais tournent en rond ou cassent la baraque. Il ne reste au fond plus guère que Macron…

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Flaubert : « Il faut toujours écrire »

A un romancier amateur dont la postérité n’a pas retenu les œuvres, Gustave Flaubert écrit de Paris, le 15 janvier 1870 : « Vous me demandez de vous répondre franchement à cette question : ‘Dois-je continuer à faire des romans ?’ Or, voici mon opinion : il faut toujours écrire, quand on en a envie. Nos contemporains (pas plus que nous-mêmes) ne savent ce qui restera de nos œuvres. Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de ses ouvrages était Candide. Il n’y a jamais eu de grands hommes, vivants. C’est la postérité qui les fait. – Donc travaillons si le cœur nous en dit, si nous sentons que la vocation nous entraîne » (lettre à Léon de Saint-Valéry, p.154).

Rares sont ceux qui vivent de leurs œuvres (éditeur et marketing prennent la plus grosse part) – et ceux qui en vivent passent rarement à la postérité. Leur notoriété n’est qu’au présent, trop adaptés qu’ils sont à leur société qui les adule. Ils n’atteignent pas l’universel. Le génie n’est reconnu que sur la durée et la hauteur de vue n’est que rarement appréciée de ses contemporains.

Flaubert fait une réponse de Normand à cet homme qui lui est recommandé. Il est gentil, positif, encourageant. Dans la suite de la lettre, il montre qu’il a lu le projet de roman, il en critique l’appareil et suggère des améliorations. Mais cela est de l’ordre de la fabrique, de ce qu’il appelle « la réussite esthétique ». Lui-même passera des jours entiers à faire et refaire ses plans, à tester sa prose dans le gueuloir. Il n’en reste pas moins que cet aspect matériel, utilitaire, de l’écrivain, est celui de l’artisan. Or, ce qui prime est l’inspiration, la « vocation » d’écrire, l’envie qu’on en a.

Flaubert, en ce sens, est de son époque. L’instinct, si cher aux romantiques, garde sa place avant que la raison n’y mette sa maîtrise. Sans désir, point d’appel à l’écriture ; sans passions, point d’intrigues ni de style ; sans discernement, point de construction qui tienne le lecteur en haleine. L’être humain est un tout qui part des racines pour émerger aux Lumières. Nietzsche ne dira pas autre chose, non plus que Marx ou Freud sous des aspects différents.

Pour la matière, Flaubert guide Saint-Valéry de la manière suivante :

  • d’abord les caractères, les personnages : il s’agit qu’ils sonnent vrais, que l’auteur voie juste ;
  • ensuite les situations : il s’agit d’enchâsser ces caractères dans une histoire qui bouge, de faire agir les personnages en cohérence avec leur caractère ;
  • encore le rythme : l’alternance des dialogues au présent et des discours à l’indirect, qui donne du relief ;, les retours en arrière, les divers points de vue ;
  • surtout éviter à l’auteur de s’impliquer personnellement : ni ‘je’ de créateur, ni moralisme qui coupe le récit, ni clin d’œil du style ‘notre héros, lecteur, etc.’ « Une réflexion morale ne vaut pas une analyse », rappelle le technicien Flaubert ;
  • enfin le sens de ce qui est important, « plus de développement aux endroits principaux », la mise dans l’ombre de personnages secondaires sans intérêt pour l’intrigue, le contraste des moments.

Gustave Flaubert est en train de terminer L’Education sentimentale, gros œuvre qu’il « pioche », élague et perfectionne depuis des mois. Il a derrière lui le principal de son œuvre et possède à merveille son savoir-faire, même si l’accouchement est toujours aussi dur. C’est pourquoi ces conseils simples à cet auteur en herbe, resté inconnu, sont précieux à tous les aspirants romanciers, qu’ils soient d’hier ou d’aujourd’hui.

Gustave Flaubert, Correspondance IV (1869-1875), édition Jean Bruneau, collection La Pléiade, Gallimard 1998, 1484 pages, €73.50

Catégories : Gustave Flaubert, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ernst Jünger, Le mur du temps

Jünger n’est pas un théoricien mais un homme d’action qui réfléchit. C’est pourquoi il n’est jamais meilleur que dans les textes courts, la réflexion crayonnée au bord du chemin dans la chronologie des jours. Jünger excelle dans le journal. Mais, dès qu’il veut faire long, il ennuie ; il se perd dans le fatras mythologique des mots de cette brumeuse langue allemande qui permet de substantiver n’importe quel concept. On peut aisément s’y perdre et aborder l’absolu. Tel est Le mur du temps : fumeux, écrit par boucles de pensée.

Pourtant, il y a un fil conducteur auquel je souscris, et quelques réflexions ordinaires qui me séduisent.

Le fil est que nous sommes au bord d’une autre époque : après avoir connu dans le passé l’âge du père, duquel nous somment sorties avec Hérodote, nous quittons aujourd’hui l’âge du fils pour entrer dans l’âge de l’esprit.

Hérodote marquait la sortie de l’espace mythique pour entrer dans l’espace historique. Il est le fondateur de notre civilisation occidentale dont le grand thème est l’histoire. « C’est la dignité de l’homme historique, qui cherche à s’affirmer contre les forces de la nature et les peuples barbares d’une part, contre le retour des puissances mythiques et magiques d’autre part. Cette dignité a son caractère propre : conscience, liberté, droit, personnalité » p.98.

Aujourd’hui, la force créatrice de l’histoire s’efface. Les symptômes en sont la disparition des héros, l’effacement des noms, de la personnalité. On voue désormais un culte au soldat inconnu. « L’action peut bien rester la même, elle peut même s’accroître, mais elle entre dans d’autres relations telles que celle du travail et du record » p.103. Le retour à l’âge d’or du temps mythique est impossible car la faculté critique a cru. Aussi, les soubresauts mythiques contemporains, même les plus importants, sont voués à l’échec tels ceux de Staline, Hitler, Mao, Khomeiny.

L’un des prophètes des temps nouveaux est pour Jünger son compatriote Nietzsche : « Nietzsche voit loin dans le futur. Ce n’est plus un philosophe classique ; l’énergie pensante passe à l’improviste (…) à l’état d’énergie poétique (…) la pensée ne suffit plus » p.166. Jünger n’en parle pas, mais j’ajouterai Heidegger comme prophète de cette nouvelle façon d’appréhender le monde et le temps. Le Titan, le type explicatif de Jünger, est l’ouvrier planétaire ; il courbe à son service l’énergie terrestre. Ce Faust de masse est l’homme d’aujourd’hui. Il peut assurer demain deux possibles : l’avènement de l’homme (le surhomme de Nietzsche) ou sa disparition au profit de l’insecte futur (le dernier homme de Nietzsche). « Il se peut que la fin métaphysique dépérisse en effet et, avec elle, le lien étroit entre bonheur et liberté qui aujourd’hui semble encore indispensable. Le ‘dernier homme’ peuplerait alors le monde comme un type d’Insecte Intelligent ; ses constructions et ses œuvres d’art atteindraient alors à la perfection, but du progrès et de l’évolution, au détriment de la liberté » p.184.

Un autre destin possible serait préférable. Il est alors nécessaire de passer de « l’homme mesure de toute chose » à la « conscience de l’harmonie du monde » – je dirais plutôt du cosmos. C’est à ce sens que répondent déjà – bien confusément – l’astrologie selon Jünger, à laquelle j’ajoute l’écologisme du type Gaïa-la-Mère et le New Age. Mais aussi la plus haute interprétation du bouddhisme. On ne peut qu’être effrayé d’assister à la disparition des normes, des frontières, des limites – du fait de l’évolution même de la technique. Disparition en tant que phénomène mais aussi en tant que sens et valeur. Les manipulations génétiques font perdre à la paternité toute signification ; les mères porteuses font de même pour la maternité. Va-t-on élever bientôt de futurs soldats en batterie, comme des poulets ? Les interdictions éthiques ou les règlements « raisonnables » ne changent rien au mouvement qui est un changement de l’espèce, selon Jünger.

L’homme ne doit pas abdiquer face au biologique mais le contrôler et en tenir serré les rênes. Surtout, il ne suffit pas de limiter ou d’interdire, il faut proposer un sens. « Il appartient à cette raison de maintenir la hiérarchie, de la rétablir et de l’approfondir, où il le faut, et de donner à ce mouvement suprême et nécessaire un sens qui s’élève au-dessus du simple fait d’un changement zoologique, technique et démoniaque » p.262. Car « Nietzsche le premier (…) a maintenu la responsabilité devant l’homme supérieur » p.268. La conscience ne peut opérer contre la pesanteur du déterminé, mais elle peut y introduire la liberté en tant que qualité. Le devenir peut prend alors un sens par l’homme et pour lui. « La conservation de la liberté est la tâche de l’homme (…) elle caractérise l’humain » p.276. C’est à nous d’orienter le futur : « L’homme ne peut décider de ce qu’il gardera de substances archaïques et mythiques, mais bien de ce qu’il gardera de son humanité historique. La conscience ici intervient et, par-là, la responsabilité » p.281.

De nos jours, selon l’auteur, l’astrologie, les croyances religieuses et les églises, le bouddhisme et les spiritualités orientales (j’y ajoute l’écologisme) aideraient peut-être à surmonter le nihilisme, étape pourtant indispensable au changement d’ère qui est en cours.

Les sciences exactes, activité de fourmilière efficace, nous ont rendus hostiles aux mythes, à la métaphysique, à l’harmonie universelle. Ceci était surtout valable jusqu’aux années 1960 lorsqu’ont émergé des théories physiques ou mathématiques moins parcellaires : l’unification des forces en physique, la logique floue, la théorie du chaos. L’astrologie (comme l’ufologie ou la « science » fiction) est une réaction populaire à cette réduction de l’esprit humain par les sciences expérimentales ; elle fait retrouver dans l’imaginaire une direction qui mène au-delà des plans humains. Les hommes deviennent plus puissants et plus riches, mais pas plus heureux – faute de temps, de relations et de sens. « C’est pourquoi, quand bien même toutes les données de l’astrologie seraient erronées, elle garderait son sens, celui d’une tentative en vue de sonder le monde à une profondeur que nulle pensée, nul télescope, ne parvient à atteindre » p.41.

Cette aspiration à sortir du temps abstrait renvoie l’homme au grand sens des cycles, voisin de la cosmogonie et de la religion plus que de la science. Pour Jünger « sans lui (l’instinct religieux) nul ne peut exister ; c’est pourquoi dans les têtes les plus lucides même, on trouvera un rideau encore qui dissimule un sanctuaire » p.49.

Pour les églises, il faut distinguer les institutions et la métaphysique. « La théologie reste possible, même si les dieux se sont éloignés, comme l’astronomie et l’observation des astres sont possibles même par ciel couvert. Que la théologie et la métaphysique se rapprochent l’une de l’autre, ainsi que ce fut toujours le cas dans les religions d’Extrême-Orient, on le verra de plus en plus nettement dans les temps qui viennent » p.289. Une église est une passerelle possible vers la transcendance ; il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. « Si l’église empêche que l’État ne devienne un monstre et si, surtout au moment critique, elle rend l’individu conscient de l’immense et inépuisable valeur de son existence, en cela déjà elle manifeste son indispensable pouvoir » p.290. Dieu se retire, mais « il ne reste pas le Rien. Il reste le vide et sa force de succion. En elle, une nouvelle attraction opère aussi. Où fut la foi, un besoin demeure ; il tâtonne de ses mille bras, à la recherche d’un nouvel objet » p.295. Ce peut être pour une élite éduquée l’espace et les nouvelles spéculations de la physique théorique ; pour la masse les religions millénaires, à condition qu’elles n’empiètent pas sur la libre curiosité.

Car le nihilisme ne peut être que transitoire. « Que le nihilisme puisse très bien s’accommoder des institutions vidées et devenues pur instruments, la plus récente expérience nous l’a appris. À vrai dire, il ne peut cependant apparaître là qu’à titre intérimaire, aussi longtemps que le déblaiement fait partie du plan universel. Ce déblaiement accompli, la tâche du nihilisme prend fin aussi » p.303. Si le nazisme fut un nihilisme chrétien, le salafisme est l’actuel nihilisme musulman.

Je trouve très judicieux ce que Jünger dit du bouddhisme. Je vois dans cette religion des convergences qui ne sont pas que hasard avec les réflexions épistémologiques récentes en Occident. La réponse aux interrogations du nouvel homme viendra sans doute de là. « Nous trouvons dans le bouddhisme un degré d’ouverture et de tolérance qui apparaît comme le modèle et la condition nécessaire d’un ordre universel embrassant non seulement les nations, mais les races et les confessions, comme une maison aux nombreuses chambres. Quelque représentation que l’on puisse faire de l’illusion et de la réalité du monde – qu’il n’est jamais possible de séparer entièrement – l’idée que les phénomènes – objets pensés ou objets de croyance – se développent jusqu’aux plus hautes images à partir de l’indivision et y font retour, cette idée demeure du plus haut prix » p.306. Où le lecteur peut voir combien l’expression jüngérienne peut être parfois emberlificotée dans la langue allemande et le sens se perdre dans le labyrinthe des concepts.

Mais la leçon du livre est qu’il faut être optimiste sur l’avenir car l’optimisme est signe de santé.

Ernst Jünger, Le mur du temps, 1964, Folio essais 1994, 320 pages, occasion rare €33.99

Catégories : Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Morale selon Comte-Sponville

Être amoral n’est pas être immoral ; ce n’est pas transgression de dire que le bien en soi n’existe pas, mais saine lucidité. Or, « c’est parce que le bien n’existe pas qu’il faut le faire » II.10. Tout n’est pas permis sous prétexte qu’il n’est ni Bien ni Mal dans l’immuable, ou commandé par un grand ordonnateur qu’on appelle Dieu. Je ne me permets pas tout car tout ne serait pas digne de moi. « Ma morale est cette dignité et cette exigence » II.14. Le nihilisme moral qui saisit notre époque où « tout se vaut » et où tous se vautrent, où tout s’excuse parce que tout peut s’expliquer, où la fameuse « tolérance » n’est qu’indifférence aux désirs des autres comme dans les maisons pour ça, la tolérance qui met tout le monde sur le même plan indulgent et relatif, n’est pas acceptable. Il n’y a pas de destin, on peut toujours faire autrement, chacun est donc toujours responsable. « Je suis libre de faire ce que je fais, selon Lucrèce, non parce que ma volonté serait indéterminée, mais parce qu’elle n’est déterminée, à chaque instant, que par l’état présent de mon corps (désirs, clinamen) et du monde (simulacres) ». Détermination de la volonté à la fois nécessaire (dans l’instant) et aléatoire dans le temps).

L’indéterminisme n’est pas le libre-arbitre ; celui-ci est une illusion. La nature est aveugle et la réalité de l’homme se réduit à ce qu’il fait. Le moi n’est pas un être mais une histoire : ce qu’il fait le fait ; il ne saurait ni le choisir ni y échapper. Mais il est comme il veut et il veut comme il est (Schopenhauer). Le présente seul existe et l’action n’est que dans l’instant. Le bouddhisme zen s’entraîne au vide (qui n’est  rien) pour se défaire de l’illusion du moi et du temps, afin de s’ouvrir à ce qui survient, de faire corps avec l’agir, toujours au présent. Il s’agit d’être ici et maintenant, pleinement celui qui agit, en pleine lumière, en harmonie. La volonté est le désir lui-même, mais en tant qu’il agit. Mon désir fait le tri : il y a un « goût » éthique et moral, le bien est ce qui fait plaisir sans nuire aux autres, l’éducation et la société font le reste. Car toute morale est historique : il n’y a ni Bien ni Mal en valeur absolues mais seulement du bon et du mauvais en valeurs particulières toujours relatives à l’époque et au lieu.

La morale est une illusion, mais nécessaire et bienfaisante (Spinoza). « Le sage, parce qu’il est sage, désire la sagesse pour autrui et, parce qu’il est heureux, le bonheur (pour autant que faire se peut) pour tous. Ainsi agit-il en conséquence, et cela est la moralité même » II.104. Toute joie est bonne et toute tristesse mauvaise. « Le sage ne fait que suivre jusqu’au bout la logique du désir qui est de joie, mais doit pour cela le soumettre à la logique de la raison, qui est de paix » II.107. « Le bien, au fond, c’est le désirable – mais, par la raison, libéré du sujet : le désir se soumet alors non au moi, mais au vrai, lequel est toujours singulier (il n’y a pas de ‘vérités générales’) mais aussi, étant vrai pour tous, toujours universel » II.108. La raison, commune à tous, universalise les valeurs propres à l’humain ; elle en fait la culture et la loi. « On passe alors de l’égoïsme (le désir sans raison, enfer né de sa particularité) à la vertu (le désir raisonnable, ouvert à l’universel) » II.108. Où l’on retrouve « la belle vertu grecque, généreuse et fière toujours ».

L’éthique ne s’oppose pas à la morale mais est sa vérité. La morale n’est pas le contraire de l’éthique mais son illusion. L’homme n’a que la morale qu’il s’invente, qu’il se mérite – ce qui ne va pas sans effort. La morale est joyeuse mais point toujours facile. Repère : « Agis de telle sorte que tu puisses rester l’ami de tes amis, des gens de bien et de toi-même » II.131. Traduit en langage philosophique, cela donne : « Anti-humanisme théorique, donc, et humanisme pratique : la notion d’homme n’explique rien (l’humanité n’est pas la cause de soi, ni l’homme sujet libre de ses actes) mais, réfléchie, constitue un ‘modèle’ qui vaut d’être défendu. Il ne s’agit pas de cesser d’être homme (en devenant cheval ou surhomme) mais de le devenir au mieux. L’humanité n’est pas un fait biologique (ce qu’il y a de naturel en l’homme n’est pas humain) mais une valeur culturelle » II.135. Homo homini deus.

L’amour est généreux par définition et moral par excellence. Lui seul réconcilie le désir et la loi. La seule éthique est l’amour tout court et tout entier, la joie pleine, consciente de soi et de sa cause, qui libère de la loi. La seule vraie morale est l’amour du prochain (Spinoza), amour imparfait, et moral pour cela : nul impératif ne saurait ordonner d’aimer, mais d’agir comme si on aimait. C’est raison, donc vertu – et libère des moralistes.

Seule l’action est réelle ; vouloir, c’est agir. La morale est une solitude qui s’érige en exigence universelle, nécessaire et bienfaisante : c’est le chef-d’œuvre de vivre. Et Comte-Sponville a cette phrase très nietzschéenne – Nietzsche que, pourtant il n’aime pas, trop sensible aux déviations que l’on en a fait – : « Tu es, à chaque instant, ce que tu penses, veux ou fais (…) Tu vaux, exactement, ce que tu veux » II.148.

Le commun habille de sens la vérité pour la supporter, l’apprivoiser. Le matérialisme joue la vérité contre le sens, le silence de la nature contre le bavardage des prêtres : n’interprète pas, applique-toi à connaître. Cette conception rejoint le bouddhisme qui ne croit qu’au non-sens (l’aucun sens, qui n’a rien à voir avec le nonsense, le sens détourné , retourné). Le désir crée le manque, le discours le met en forme, le fait exister en le nommant. Dieu nait du devenir-sens du désir. La prière crée Dieu, non l’inverse. Où Pascal avait raison. Le contraire du sens, auquel je crois, est le grand « oui » au réel. « Le rire est médiation : ce qui fait rire, c’est ce qui fait semblant d’avoir un sens, semblant de valoir, semblant d’être sérieux » II.193. Le rire fait place nette à la vérité en se moquant du sens supposé – car toute parole vraie a le silence pour objet. La vraie réponse est qu’il n’y a pas de question ; le vide du sens c’est le plein de l’être, et le présent de toute éternité.

« Les vérités qu’on ignore ne sont pas moins vraies que celles qu’on connait ni (en elles-mêmes) plus mystérieuses ou intéressantes. C’est où le sage, on l’a compris, se distingue du savant : celui-ci cherche la connaissance, celui-là se contente (à tous les sens du terme) de la vérité. Et puisque tout est vrai, toujours, partout – ce caillou, cette fleur, et même cette erreur vraiment fausse, cette illusion vraiment illusoire – le sage se contente, modestement, de tout, et tout le contente. La vérité n’est pas ce qu’il cherche, ni même ce qu’il connait, mais joyeusement ce qu’il aime et qui le contient » II.200.

Le « oui » au réel n’est pas l’hébétude du no future mais la confiance : ce présent même, renforcé par la certitude de sa joyeuse et sereine continuation. Epicure : ce n’est pas le jeune qui est bienheureux, mais le vieux qui a bien vécu. « Le sage est sans pourquoi, vit parce qu’il vit, n’a souci de lui-même, ne désire être vu » II.247. La vie n’est pas à interpréter mais à vivre ; le réel n’est pas à comprendre mais à connaître. La vérité ne se distingue du réel que pour l’esprit seul, qui se souvient, anticipe et compare ; il disjoint ainsi le temps qui, dans les faits, se confond au présent. Le temps n’est rien qu’imagination ; il n’est que le présent qui est l’éternité même. « La sagesse n’est pas un but (plutôt : elle n’est un but que pour les fous), ni un idéal (elle n’est un idéal que pour les niais). C’est la vérité de vivre, disais-je, laquelle, en tant qu’elle est vraie ou éternelle, n’attend rien, ne vaut rien, et ne veut rien dire (…) Moins tu t’occupes de la sagesse, plus tu t’en rapproches, et tu ne l’atteindras peut-être qu’en désespérant tout à fait (…) Vivre en vérité, ce n’est pas vivre une autre vie, c’est vivre autrement la même vie que tous » II.280.

Et cela encore qui est un parfait résumé du Traité et qu’il faut citer en entier : « Tout se tient ici : l’éthique (se désillusionner de soi, de l’avenir et de tout), la morale (cesser de mentir), la métaphysique ou l’ontologie (l’éternité du réel et du vrai)… Et ce tout est la sagesse : la vraie vie c’est la vie vraie. Qu’est-ce à dire ? Rien que de très simple, et que chacun connaît ou peut expérimenter. Vivre en vérité, c’est vivre sa vie – et jusqu’à ses rêves – au lieu de la rêver ; c’est agir au lieu de prier, rire au lieu d’espérer, connaître au lieu d’interpréter… Aimer, surtout, au lieu de juger : aimer et accepter au lieu de juger et détester. Et crier quand on a mal, et rêver quand on rêve… Infinite love, infinite patience… L’éternité c’est maintenant et il n’y en a pas d’autre. Le salut ne consiste pas à devenir éternel (expression bien-sûr contradictoire, et c’est pourquoi la béatitude ne peut être dite commencer que ‘fictivement’), mais à comprendre que nous le sommes » II.285.

Ne rien espérer, mais tout vivre. Seul le réel (matérialisme) et le présent (désespoir) existent. Ouverture à la présence : il n’y a plus que la vie, la vérité et l’amour. Le renoncement à l’esprit spéculatif fait place nette au bonheur (il est acceptation de l’ici) et à la béatitude (éternité du maintenant).

J’adhère pleinement à ce discours qui décape de toute illusion. Apollon l’ardent, le lucide, l’éclairant, a toujours été mon dieu préféré.

André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, 1 Le mythe d’Icare, 2 Vivre, PUF Quadrige 2016, 720 pages, €19.00 e-book Kindle €14.99  

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Marcel Conche, Le fondement de la morale

Agrégé de philosophie et professeur à la Sorbonne, Marcel Conche fut le maître d’André Comte-Sponville qui le cite plusieurs fois. C’est ainsi que m’est venu le désir de lire ses livres. Celui-ci est très actuel : « la morale se perd » comme dirait la concierge, mais elle n’a pas tort. Notre société ne sait plus très bien où elle en est. D’où l’importance de fonder la morale commune, issue des cultures universelles des Grecs et des Romains, et du christianisme, transmise par la révolution française et les droits de l’Homme.

Fonder la morale, c’est établir le droit de juger moralement, c’est-à-dire de donner valeur humaine universelle aux exigences de la conscience commune. Le fondement n’est pas l’origine, confusion de Nietzsche ; le fondement est « en raison », dans cet absolu qu’est la relation de l’homme à l’homme dans le dialogue. La liberté est le fondement négatif de la morale car elle rend possible l’exigence morale. La méthode donc est celle « du dialogue, la méthode dialectique dans sa forme originelle. Nous n’affirmerons rien d’autre que ce que l’interlocuteur ne peut manquer d’admettre, pourvu seulement qu’il consente à la discussion » p.32. « Ce que nous entendons par dialogue est un échange où le propos de l’un des interlocuteurs est rigoureusement fonction du propos de l’autre » p.34. Chacun présuppose l’autre capable de vérité, c’est-à-dire de dire ce qui est, absolument.

Cela implique la liberté : « quand je dis vrai, je suis libre à l’égard de toute cause de de détermination » p.37. L’égalité de tous les hommes à être capable, par leur raison, de dire la vérité, est un fait universel ; il s’agit d’une égalité de capacité et de droit, une essence (qui n’est ni une « nature » ni une « condition » de chaque homme). « Si le sage est supérieur à l’insensé, c’est en ce sens qu’il est meilleur, plus heureux, plus fort (mais) sur le fond de leur égalité fondamentale » p.46.

Une croyance, une religion ou un système, ne sauraient fonder la morale, qui est universelle – parce qu’eux sont particuliers. « Observons simplement que saint Paul n’est pas un interlocuteur socratiquement valable, car il n’accepte pas de s’en tenir aux vérités impliquées par le fait même d’engager la conversation (ou le dialogue ou la discussion) : il introduit des principes particuliers du bien-fondé desquelles la raison humaine n’est pas seule juge, et dont le sort ne peut se régler par la discussion » p.50. On ne peut que laisser de côté un tel discours qui, ne faisant pas appel à la seule raison, donc à la capacité de chacun de rétorquer, n’a pas de caractère universel. Il est « in–signifiant pour nous, car il n’a de sens que pour les membres d’une secte définie » p.50. L’appel à Dieu, le choc des émotions, la séduction du propos ou la force en guise de légitimité sont tous les moyens du discours pour éviter la vérité, donc pour manipuler les interlocuteurs.

« Chacun pense être, en jugement, aussi bien partagé qu’un autre. Et cela est vrai en droit. En fait, il y a bien des différences, car il y a bien des degrés dans la liberté intérieure et l’indépendance d’esprit. La liberté de jugement n’est possible que par cette énergie intime qui fait le caractère » p.75. Caractère = indépendance d’esprit = regard libre = jugement en raison – tel est l’enchaînement. Cette volonté, issue d’une énergie intime, est à l’origine du « devoir de se rendre libre à l’égard de tous les facteurs de détermination extérieure à la chose jugée, pour bien en juger » p.75. Ce devoir de liberté est la contrepartie nécessaire du droit à la parole. Ce qui fonde le caractère, selon Sénèque et Montaigne, c’est la mort. Elle rend possible le détachement vis-à-vis de l’éphémère et permet de discerner l’essentiel.

Le discours de sagesse est individualiste ; il s’agit de bien vivre par un équilibre moral de la personne, condition de la pensée droite, du bon exercice de la raison. Cette sagesse est le fondement nécessaire à l’homme, mais elle est insuffisante. Le discours moral s’intéresse aussi aux autres ; il est universaliste. Existe en effet un devoir de substitution « qui nous oblige à parler et à agir pour ceux qui ne le peuvent pas » p.57. Par exemple les enfants. Mais, plus généralement, ma propre dignité est intéressée à la dignité d’autrui. « Je dois ne pas m’abaisser par respect pour moi-même, mais aussi par respect pour tout homme ; et je dois vouloir qu’aucun homme ne s’abaisse non seulement par respect pour sa propre dignité, mais aussi pour la mienne » p.48. Ceci fonde la révolte comme droit. Non comme devoir, celui-ci dépendant des conditions : comme il faut toujours vouloir la victoire, il ne faut pas risquer la destruction s’il n’y a pas de chances raisonnables de succès.

« L’égalité de tous les hommes signifie le droit, pour chaque homme, de devenir et d’être homme à sa façon, conformément à sa nature singulière, donc dans la différence et l’inégalité. Chaque homme a droit à son auto-développement » p.91. Ceci condamne par exemple l’avortement, le fœtus étant humain en puissance (mais tout dépend des normes sociales). Les hommes vivent en société. La conscience morale n’est pas un produit de la nature, elle suppose une éducation, une formation morale. L’éducation a pour but de forger la confiance de l’individu en lui-même, en sa raison et en sa volonté, pour en faire un homme capable de dévoiler et de livrer la vérité. S’établit, dès lors, le principe de l’équivalence des services rendus. « L’individu doit (s’il le peut et dans la mesure où il le peut) rendre à la société l’équivalent de ce qu’il en reçoit, où en a reçu. D’autres ont travaillé, travaillent pour lui ; à lui de travailler pour eux » p.92.

Une action ne se justifie que par le bien qui en résulte : le principe du meilleur est le principe de conduite. Punir, c’est infliger une souffrance, ce qui est mal ; cela ne se justifie que si de ce mal peut sortir quelque bien. Ce pourquoi une grève peut être juste, jusqu’à une limite où elle pénalise l’ensemble de la société et de l’économie. La peine de mort par exemple n’est pas pour cela injustifiée : dans une société où cette peine (civile) a été abolie, l’assassin est privilégié, il peut donner la mort sans risque de mort pour lui-même. Sauf la mort sociale qu’est la prison « à vie » (en fait à pas plus de 30 ans), mais que Marcel Conche n’évoque pas.

Une société égalitaire est morale car elle fait ressortir seulement l’inégalité naturelle. « Les individus, dans les limites définies par un cadre social indépendant de leur volonté, peuvent réaliser ce qu’ils portent en eux » p.93. Il ne saurait y avoir d’injustice de la nature, car la nature n’a aucun devoir envers l’homme ; elle n’est pas un être supérieur, elle est indifférente. C’est à la société de compenser ces inégalités en fonction de sa propre morale.

Chacun a le droit de vouloir vivre – et a le droit de mourir. Mais si ce vouloir vivre n’est pas cause suffisante de vie (le bébé, le blessé, dépendent des soins des autres humains), chacun peut à volonté être cause de sa propre mort. Il faut, pour le justifier, de bonnes raisons – qui seront toujours subjectives. « À chaque moment de la vie, on peut faire un bilan. Le bilan est positif si l’on a le contentement de vivre, l’activité, la maîtrise de soi, une santé point trop détériorée, et la capacité de supporter les tracas habituels de la vie, plus quelques autres. À partir d’un certain moment, ou le déclin devient déchéance, la mort, lucidement choisie, semble préférable au sage » p.106.

Le bonheur est une triple proximité : à la nature, aux autres, à soi-même. « Le sage n’a besoin de rien car il comprend le langage des êtres, du monde, spécialement de la nature, des animaux, des arbres, de l’eau et des éléments ; il en saisit la poésie universelle et il est, en quelque manière, toujours heureux. L’ennui est signe d’inculture » p.117. Ce pourquoi une morale sociale est de développer la culture, ce qui permet d’épanouir la liberté de chacun.

L’amour est ce supplément de bonheur de la présence d’autrui. Cette cordialité, cette sympathie, qui fait que l’on est heureux avec quelqu’un, suppose la capacité de rendre justice, de voir autrui honnêtement, avec ses défauts et ses qualités. Ce que ne permet pas l’amour fusionnel ni la passion aveugle.

À tout cela je souscris même si je suis plus attiré par la sagesse, qui est de la personne, que par la morale, qui est universelle. L’amour des autres, de certains autres, est cependant la médiation de l’une à l’autre.

Marcel Conche, Le fondement de la morale, 1993, PUF 2003, 148 pages, €15.50 e-book Kindle €11.99

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68

Le moment Mai 68 a été porté au pinacle comme « la » révolution pour la génération qui regrettait de n’être pas née pour la Résistance. Les philosophes du temps se sont engouffrés dans la brèche pour surfer sur la mode en se posant officiellement comme antibourgeois – avec sa conséquence antihumaniste – tout en masquant leur tempérament de suiveur de la pensée allemande sous le jargon et l’obscurité propice à l’admiration des ignorants. L’intérêt de ce petit livre, écrit simple autant qu’il est possible, est de « déconstruire » les mystifications de l’époque – dans la lignée d’ailleurs de cette époque de grandes remises en cause.

Dans un premier chapitre, les auteurs montrent que la pensée des sixties était de clamer la fin de la philosophie avec la fin du sujet, de tout généalogiser et de dissoudre la vérité, enfin de tout rendre historique, situé et daté, afin d’éviter toute référence à un quelconque universel (forcément impérial).

Dans le chapitre II, ils font le tour des interprétations de Mai 68 en cours vingt ans après, pour conclure à la « mort du sujet », « car il se pourrait bien que 1968, dans sa défense su sujet contre le système, ait davantage partie liée avec l’individualisme contemporain qu’avec la tradition de l’humanisme (…) la faculté de faire ce qu’on veut, au-delà de toute entrave (individualisme) ne se confond pas nécessairement avec cette auto-nomie par laquelle l’homme de l’humanisme, à tort ou à raison, a cru pouvoir se distinguer de l’animalité » p.29. Pour Althusser, les intellectuels sont des petit-bourgeois soumis à l’idéologie dominante ; il s’agit donc de savoir « qui » parle et de renvoyer ce « qui » à ses déterminants économiques et sociaux, donc de réifier le sujet en objet de classe historiquement daté. Si nul ne peut échapper à ses déterminations, on se demande au nom de quoi Althusser, Bourdieu, Lacan et autres, d’ailleurs, y échapperaient… Dans un chapitre VII, les auteurs concluront par un « retour au sujet » que chacun, à condition qu’il soit armé de savoir philosophique, peut contester.

Mais, dans quatre chapitres intermédiaires, ils décortiquent, analysent et critiquent le type de conception du réel des auteurs emblématiques que sont Michel Foucault (« le nietzschéisme français ») dont la séduction consiste en son double jeu (p.145), Jacques Derrida (« l’heideggerianisme français ») en variations littéraires et rhétoriques sur la pensée d’un autre, Pierre Bourdieu (« le marxisme français ») qui toilette le discours du Barbu en assignant « la lutte des classes comme fondement ultime de toutes les pratiques sociales » p.256 tout en ne pouvant être réfuté, et Jacques Lacan (« le freudisme français ») qui dresse « le vrai sujet » contre « le Moi », ce qui rend toute analyse sans objet, donc un charlatanisme hors de prix…

Les auteurs disent – et c’est le plus intéressant – dans quelles impasses ou à quelles difficultés conduisent ces pensées, vite devenues dogmes dans la bouche des disciples béats (tel Lacan gourou). Il serait trop long de les examiner ici mais leur lecture est une jubilation.

Car la pensée française des années soixante, contrairement à ce qu’elle laisse volontiers croire, n’est pas née d’elle-même mais empruntée à la pensée allemande, « pour l’essentiel Marx, Nietzsche, Freud et Heidegger » p.60, tout en radicalisant ses thèmes jusqu’à son originalité cette fois bien française : l’antihumanisme. Autrement dit, les Français de l’époque n’inventent rien, ils mettent en forme politique la pensée des autres – ils la mélenchonisent, pourrait-on dire aujourd’hui. Ils en font une pensée de combat pour renverser le système (et se poser en grands-prêtres de la nouvelle société à venir ?). Cela n’a guère changé, un demi-siècle après 68…

« Il reste qu’entre le Dasein dont le dernier vestige de volonté consiste à se laisser assimiler par le surgissement même des choses, la machine désirante où le Moi sans identité n’est que la prime d’un devenir ou d’un avatar, et l’individualité contemporaine bien saisie par G. Lipovetsky comme soumission hétéroclite à des logiques multiples, il est un point commun évident : l’inscription de ce qu’on appelait le « sujet » dans le registre multiforme de l’hétéronomie. Ce que Heidegger a ainsi fondé et que les « sixties » ont radicalisé en modes divers, l’époque le cultive sous la forme de ce « Moi indifférent, à la volonté défaillante, nouveau zombie traversé de messages » qui définit « un nouveau type de personnalité » p.337. L’idéal d’autonomie du sujet est détruit – dès lors, serait-ce l’idéal de la pensée philosophique 68 ? – ne faut-il pas se soumettre à « la nature », c’est-à-dire à la jungle et à la force qui va, au détriment de toute légitimité à vouloir autre chose ?

Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68, 1988, Folio essais 1998, 350 pages, €9.40

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Francis Fukuyama, La fin de l’histoire

Dès qu’il est paru en français, j’ai lu ce livre. Sa thèse est une synthèse : la démocratie est une forme de gouvernement à laquelle sont parvenus les pays les plus développés de la planète. Ceci est un constat au début des années 1990. La démocratie paraît alors indépassable parce qu’elle satisfait presque pleinement les citoyens et que tous les totalitarismes se sont successivement effondrés. Elle devrait donc s’étendre progressivement, par une pente naturelle, au monde entier. Est-ce pour cela « la fin de l’histoire » ? On le voudrait peut-être, l’auteur le croit, pourtant nul ne peut préjuger de l’avenir.

En effet, vingt plus tard, la démocratie recule au profit des régimes autoritaires tout comme la globalisation au profit de l’identitaire. La démocrature apparait préférables à beaucoup de citoyens qui en ont assez des palinodies parlementaires et du marais où s’enfonce toute décision ; le protectionnisme apparaît préférable à beaucoup de travailleurs qui en ont assez de perdre leur emploi par les délocalisations.

Mais l’intérêt de l’ouvrage de Fukuyama est moins dans sa conclusion que dans l’exposé des étapes qui conduisent à la démontrer. En cela, il est une remarquable synthèse historique, articulée en cinq propositions :

1/ La naissance de la physique moderne a permis la maîtrise de la nature. « Inventée à un moment de l’histoire par certains Européens », « la méthode scientifique devint le lieu commun universel de tout homme doué de raison » p.99. L’accumulation infinie de richesses permise par la technologie garantirait l’homogénéisation croissante des sociétés humaines. A condition qu’elle soit équitablement partagée, ce qui est un autre problème. A condition aussi que la vie matérielle soit la seule qui compte, ce qui n’est pas le cas.

2/ Mais aucune raison économiquement nécessaire n’existe pour que l’avancement de l’industrialisation produise la liberté politique. Si la technologie fournit un avantage militaire décisif, si la rivalité militaire conduit les Etats à accepter la civilisation technicienne et les structures sociales qui la sous-tendent (urbanisation, éducation, mobilité, rationalité), « une dictature moderniste peut être en principe beaucoup plus efficace qu’une démocratie » (p.149) pour créer du capitalisme conçu comme un système tendant vers l’efficacité économique. Exemple la Chine ; contre-exemple, la Russie. Les dirigeants de ces deux régimes sont patriotes et ont à gérer un pays immense, mais le premier tente de sauver le pouvoir d’un parti d’élite alors que le second ne tente de sauver le pouvoir que d’une mince caste oligarchique militaro-industrielle, alliance du fric et du KGB. Les sociétés libérales en économie de marché, formées d’une vaste classe moyenne qui a pour idéal l’égalité, sont minoritaires dans le monde – et peut-être pas le système idéal de la globalisation en réseau qui va trop vite pour le processus de représentation et de législation. La technocratie et les idées scientistes d’Auguste Comte seraient peut-être plus efficaces.

3/ La satisfaction des désirs économiques ne suffit pas à l’homme qui, comme Hegel l’a montré, veut être reconnu. L’être humain est fier, il a le respect de lui-même, l’amour-propre, le thymos décrit par Platon dans La République. Il est celui qui accorde de la valeur à toute chose, selon Nietzsche. Donc, « l’Etat universel et homogène qui apparaît à la fin de l’histoire peut être aussi vu comme reposant sur le pilier double de l’économie et de la reconnaissance (…) La première émane de la partie désirante de l’âme, libérée au début des temps modernes et consacrée bientôt à l’accumulation illimitée de richesse. Cette accumulation illimitée a été permise par une alliance formée entre le désir et la raison : le capitalisme est inextricablement lié à la physique moderne. Par contre, la lutte pour la reconnaissance a son origine dans la composante « thymotique » de l’âme. Elle a été poussée en avant par la réalité de l’esclavage qui contrastait avec la vision servile de la maîtrise, dans un monde où tous les hommes étaient libres et égaux au regard de Dieu » p.238. Le surgissement d’Internet, embryonnaire à la date de parution, constitue une culture de réseau qui, loin d’homogénéiser le monde, pousse au contraire chaque particularisme (communautaire, ethnique, religieux, identitaire et socialement tribal) à s’affirmer contre tous les autres, fonctionnant entre soi et se montrant de plus en plus sensible à « la violence » de ceux qui les contestent. La mondialisation engendre un renouveau des nationalismes et des micro-tribus par réaction au global – et toute mise en cause devient insupportable.

4/ « La démocratie libérale remplace le désir ‘irrationnel’ d’être reconnu comme plus grand que d’autres par le désir ‘rationnel’ d’être reconnu comme leur égal » p.21. C’est là où Fukuyama reprend la critique de Nietzsche. Le Dernier homme de la démocratie renonce à être un homme, c’est-à-dire à être mu par l’orgueilleuse croyance en sa propre valeur supérieure – qui lui permet de créer et de s’affirmer original – accomplissant ainsi pleinement l’humanité en sa personne. Il préfère, en échange de cette liberté due à son énergie et à sa volonté, une confortable préservation de soi, une médiocrité de vache à l’étable destinée à la traite quotidienne par le maître, sans opinion autre que celle du troupeau du moment que le foin de l’État-providence ne manque pas.

5/ Pour Fukuyama, dans la démocratie réalisée, l’originalité subsistera mais la principale vertu sera la tolérance. La santé et la viabilité du régime démocratique reposeront sur la qualité et sur le nombre des exutoires laissés aux citoyens pour leur plus ou moins grande « mégalothymia » : esprit d’entreprise, recherche scientifique, jeux politiques, sports de compétition, moyens d’expression et de création, snobismes, spectacles et rituels, vie associative et aventure. Mais sa démocratie réalisée ressemble fort au communisme réalisé : une utopie qui a peu de chance de se réaliser.

Tout ceci est bel et bon mais l’article originel aurait suffi : fallait-il le transformer en livre ? Car pronostiquer la fin de l’histoire, quelle présomption ! La suite des temps prouve déjà, depuis la parution, que « la démocratie » n’est pas forcément désirable hors de la culture occidentale et que ce soi-disant « universel » reste au fond assez particulièrement occidental…

Quant à la technique de l’information et de la communication, qui explose depuis l’écriture du livre, elle s’allie de plus en plus avec le capitalisme et avec les militaires, mais elle ne crée pas les emplois nécessaires à la pérennité de la classe moyenne ; au contraire, de rares métiers très qualifiés sont surpayés tandis que la grande masse des métiers deviennent sous-qualifiés et précaires, augmentant la tendance naturelle aux inégalités sociales – donc les tensions politiques et une aversion de plus en plus forte pour « la démocratie ».

Lire cette étude reste cependant très stimulant pour garder une vision mondiale et historique des processus qui mènent nos sociétés.

Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992, Flammarion Champs essais 2009, 450 pages, €10.20

Catégories : Géopolitique, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Béatrix LeWita, Ni vue ni connue

Qu’est-ce donc que la bourgeoisie ? C’est une façon d’être que Béatrix de Vita analyse. On ne nait pas bourgeois, on le devient. Si les aristocrates valorisaient hier le « sang », les bourgeois valorisent aujourd’hui l’éducation, la civilisation des mœurs. Être bourgeois, c’est savoir se tenir en société. On « en » est lorsque l’on a été élevé en bourgeois, voilà tout. Ni noble, ni peuple, le bourgeois se veut l’homme moyen, mentalement raisonnable, homo œconomicus mu par la rationalité, en droit « bon père de famille », en politique modéré – en bref l’homme de toujours, conforme à ce que la société attend de lui. Donc universel et, par-là « naturel ». Tout ce que fait le bourgeois est de faire comme tout le monde, et tout ce qu’il fait est naturellement bien.

Le bourgeois ne valorise pas l’individu ni ses propres mérites mais son réseau de relations familiales et sociales. D’où le mensonge républicain depuis 1789 : les grands principes d’égalité dans la liberté – mais la triviale réalité des appartenances, clientèles et protections. Tout en ne se haussant pas, s’abritant derrière ses appartenances, le bourgeois se veut invisible ; il se fond dans sa nature assimilée à « la » nature.

A l’origine, le bourgeois vient du bourg, il habite les villes ; il ne détient pas le pouvoir politique (qui appartient au sang et à la terre), ni le pouvoir de produire (qui est celui du paysan). Le bourgeois reste intermédiaire : marchand, artisan aisé, magistrat, professeur, médecin, sergent. Il exerce peu les métiers manuels et préfère nettement les professions intellectuelles car il a les moyens de son éducation. Sa culture est issue du matériel et a pour objectif l’aisance. Tout le reste lui est divertissement en société. Sa philosophie est celle du « rien de trop » et « de tout un peu », confortable, simple et de qualité. Sa politique aime l’ordre, la prospérité mais ni la grandeur ni la magnificence. Sa mentalité est l’autarcie et la neutralité : chacun chez soi et le minimum en commun. Sa morale va bien au christianisme dans sa vertu de modestie, d’austérité, d’effort ; ou plutôt la religion a été façonnée par le bourgeois, cet homme moyen aussi médiocre que majoritaire.

D’où l’importance de cette éducation « totale » donnée dans les collèges religieux, savoir et comportement mêlés, pour façonner cet habitus inimitable qui est manière commune d’être, de paraître et de sentir. C’est ainsi que l’on se fait connaître, ou plutôt reconnaître quelles que soient ses compétences : il s’agit de ne se distinguer qu’en paraissant discrètement distingué aux yeux de ses pairs. Un vernis « chrétien social », une sensibilité affichée aux malheurs des « pauvres » ou des immigrés permet, par quelques actes bénévoles, de ne pas penser « l’inégalité sociale » en termes de conflit mais de chance. Ceux qui n’ont pas de chance, il faut les aider ; cela pour éviter de remettre en cause la caste sociale de bourgeoisie. L’inégalité fait partie du réel, comme la diversité des talents en chacun.

La fonction crée le privilège, donc les relations, le pouvoir et la richesse. Cette position se veut « naturelle », donc tout imprégnée de qualités morales. Le code de conduite est de ne pas faire d’épate, de se conduire avec mesure, de parler posément sans aucune passion et de vivre correctement les rites de socialisation que sont les manières de table, le comportement de salon, les termes de la correspondance, les règles du savoir-vivre.

Pour réaliser un bourgeois, il faut trois générations. Il faut aussi suffisamment de parenté et d’alliances pour constituer une microsociété et faire entrer tout le monde dans le jeu de son petit monde. La généalogie fait naître une seconde fois dans l’ordre des institutions. L’exemple des aïeuls « oblige » comme une noblesse. Mais il faut reconquérir cette noblesse à chaque génération, elle ne va pas de soi comme l’hérédité du sang. La mobilité, l’adaptation, la souplesse, sont en effet les vertus propres du bourgeois ce qui fait que, malgré toutes les contestations sociales, elle reste une élite ouverte.

A la lecture d’une telle étude, une question se pose inévitablement : en suis-je ? Chacun y apportera sa réponse mais, pour ma génération qui est aussi celle trop nombreuse du baby-boom où les places sont chères, l’ascension sociale stagne.

Béatrix LeWita, Ni vue ni connue – approche ethnographique de la culture bourgeoise, 1988, Maison des sciences de l’homme 1995, 200 pages, €17.00 e-book Kindle €9.99

Catégories : Livres, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

Un soir, un ami m’appelle. Il venait de découvrir dans un livre la Grèce, le monde grec, la culture antique. Ce livre, c’est Pourquoi la Grèce ? de Jacqueline de Romilly, acheté un jour de désœuvrement. Certes, il avait lu Platon chez les Jésuites – il était au programme ; il avait vu des photos du Parthénon sans y penser – cela fait partie de la culture ;  il avait admiré conventionnellement les statues nues du Louvre – parce que, Français et Parisien, il se devait d’avoir fréquenté le Louvre. Mais il n’en avait pas été marqué ; cela faisait partie de son univers scolaire au même titre que n’importe quel bagage obligatoire dans l’éducation.

Or, en ce moment où il divorce après sept ans de vie commune, il s’interroge, il s’analyse, il cherche ce qui l’a inhibé dans son adolescence et ce qu’il a manqué. Il me dit que l’éducation catholique traditionnelle l’a déformé. Il a découvert la lumière grecque au travers du livre de Jacqueline de Romilly, le souffle léger de la liberté qu’il cherchait, l’amour de l’humain, mesure de toutes choses. Il en avait entrevu le rayonnement au fil de nos conversations, il a désormais envie d’aller dans le pays, d’en savoir plus.

Jacqueline de Romilly connaît bien la civilisation grecque dont elle a fait toute sa vie son objet d’études. Elle note un « surgissement extraordinaire » entre Hérodote et Thucydide, une pensée qui s’aiguise et, dans Homère, « une densité intemporelle ». Un seul siècle, dans toute l’histoire jusqu’à présent, a eu pour elle « une influence incroyable ». « Le Ve siècle athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a créé la tragédie et, en moins de cent ans, a vu se succéder les trois auteurs qui ont connu la postérité : Eschyle, Sophocle et Euripide. Il a donné forme à la comédie avec Aristophane. Il a vu l’invention de la méthode historique avec Hérodote, d’abord (qui n’était pas Athénien mais vécut longuement à Athènes), puis avec Thucydide. Il a vu la construction de l’Acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate. Socrate, dans les dernières années du siècle, s’entretenait avec le jeune Platon ou le jeune Xénophon, et avec les disciples de ces sophistes qui venaient d’inventer la rhétorique. On apprenait alors les progrès d’une nouvelle médecine, scientifique et fondée sur l’observation – celle d’un certain Hippocrate… » p.15.

La Grèce antique se distinguait « par un effort exceptionnel vers l’humain et l’universel ». « Et l’on ne saurait nier que l’envie de connaître la Grèce antique ne naisse bien souvent de l’émoi plus ou moins lucide que suscitent les ruines de marbre montant vers le ciel ou le corps d’un athlète vous accueillant, tout droit et fier au seuil d’un musée » p.20. Plus encore : « Cette culture conserve quelque chose des forces irrationnelles auxquelles elle s’arrache et quelque chose aussi de l’intensité secrète des débuts. Elle laisse entrevoir mystères et sacrifices. Elle demeure la patrie des cosmogonies et devient vite celle du tragique. Bien plus, elle tire une part de son attrait du rayonnement de ses dieux et de la présence du sacré, souvent inséparable de l’humain. Comment nier que ces ombres venues de loin, cette dimension supplémentaire et la charge d’émotion qui l’accompagne jouent un rôle considérable et attirent les esprits, à telle ou telle époque, et peut-être toujours, vers la Grèce antique ? » p.21.

Homère retient dans le héros l’aspect le plus humain. Il simplifie et met en scène des sentiments purs, universels, à leurs limites extrêmes. Les « mortels » ont le respect de l’autre, de la pitié pour les souffrances humaines. Les dieux s’incarnent, ramenant la métaphysique à l’humaine condition, la grandissant et la glorifiant par là même. Sont exaltées « l’hospitalité, la courtoisie, l’indulgence (…) les solutions sages par le débat en commun », la vérité qui se cherche à plusieurs.

Les Grecs ont un maître : la loi. Ils se soumettent au « principe d’une règle, ce qui suppose la revendication d’une responsabilité » p.100. Polythéiste, le Grec ne pouvait trembler devant une volonté divine, et la tolérance religieuse allait de soi. « Parler, s’expliquer, se convaincre les uns les autres : c’est là ce dont Athènes était fière, ce que les textes ne cessent d’exalter » p.105. « Le principal, dorénavant, était l’entraînement de l’intelligence, la technè, qui n’est le privilège que du savoir » p.110. En histoire, Hérodote voulait sauver de l’oubli les événements passés et leurs enchaînements instructifs. Pour Thucydide, il s’agit de comprendre ce qui peut se reproduire. Hippocrate fait de même pour soigner.

« La tragédie naît et meurt avec le grand moment de la démocratie athénienne » p.185, du même élan fondamental que l’éloquence, la réflexion politique ou la science historique. « Il lui faut émouvoir tout le monde, et tout de suite ». Le théâtre est un débat d’idées, des plaidoyers, des analyses. « Les tragiques ont évidemment élagué dans le fond déroutant des récits légendaires, mais ils ont gardé ces soudains retournements des bonheurs humains, ils ont gardé les passions et les violences, l’homme secoué en tous sens, perdu, voué à l’erreur. Leur lucidité n’a donc jamais la froideur du penseur qui croit tout savoir. Et, pour eux, la lumière de la raison prend d’autant plus de prix qu’elle éclaire des creux et des abîmes, dont elle cerne l’existence sans jamais les méconnaître » p.214.

La tragédie conduit tout droit à la philosophie. Socrate est déçu de voir que l’esprit qui offre un sens à tout n’est pas une finalité et que l’homme fonde son action en-dehors de lui, sur des causes morales. Plutôt que les discours habiles, masques des passions, Socrate pratique la maïeutique, la méthode critique pour apprendre à penser par soi-même, à réfléchir. « Il le fait patiemment, avec de longs détours, car autrement rien ne peut jamais être conquis et gardé. Il le fait avec tendresse, parce que l’on aime voir un esprit encore naïf se tourner vers le vrai et le bien. Il le fait avec une exquise politesse, mais sans jamais laisser passer une seule erreur » p.267. Son objectif est celui de la civilisation grecque tout entière : voir clair et assumer lucidement.

« L’homme exalté par les Grecs était un homme complet. Il aimait la vie et les fêtes, les banquets, l’amour, la gloire » p.287. Pourquoi la Grèce ? Parce qu’elle est toujours vivante en nous, parce qu’elle est la matrice de notre civilisation et la base de notre identité, parce qu’elle nous parle encore, à nous, Occidentaux.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ? 1992, Livre de poche 1994, 316 pages, €7.10

Catégories : Grèce, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Réflexions sur le salon Destinations nature

Le salon des randonnées, des sports et des voyages nature du 15 au 18 Mars 2018 au Parc des Expositions, Paris Porte de Versailles, incite à la réflexion. Tout se passe comme si, d’une génération à la suivante, un glissement s’était opéré entre culture et nature, temps et espace, histoire et écologie. Loin de moi l’idée d’opposer une génération à l’autre, la précédente étant bien sûr réputée « meilleure » que la suivante. Loin de moi l’idée de caricaturer un mouvement de société en poussant les oppositions aux extrêmes. Mais l’écart entre la génération des 60 ans et la génération des 30 ans mérite qu’on s’y arrête : il s’agit d’un fait.

Pour ma génération, le voyage était l’aventure, la curiosité pour les autres peuples, l’exploration des cultures. Nous n’avions qu’une hâte, quitter le présent hiérarchique et empesé de l’autoritarisme des années 60, secouer l’État-providence taxateur, flicard et hygiéniste, cesser de bronzer idiot entre le club (souvent Med), la résidence secondaire à la plage ou la caravane au camping, chaque année au même endroit, pour y retrouver les mêmes gens.

Pour la génération d’aujourd’hui, le voyage est la nature, la redécouverte de soi, le respect de l’environnement. Elle n’a qu’une hâte, rester sur place entre frères pour pratiquer des sports ou de l’observation, faire appel à l’Etat protecteur pour les sites et les espèces, creuser des toilettes « sèches », s’habiller respirant, 100% recyclé et sans PFC ajoutés, manger bio sans gluten et sans lactose, recycler l’eau de pluie des gîtes tout en se pâmant devant les petites fleurs, les grands arbres et les belles bêtes dans leur milieu sauvage.

Je caricature un peu pour bien montrer. Il reste bien sûr des jeunes pour explorer le monde, et ils ont souvent le respect des populations et des sites, ailleurs comme ici. Comme il existe des vieux pour approfondir la nature proche et apprécier la vie communautaire et rustique. Mais la société des médias, du portable, du mobile et d’Internet, la société du jeu vidéo et des raves parties, la société du zapping, des études longues et du travail précaire – n’est pas la même qu’il y a 30 ans. Sa conception du tourisme ne saurait donc être identique.

Nous sommes passés de la culture à la nature, de l’empreinte des hommes sur les sites (les monuments, les paysages, les façons de vivre) à la valorisation du vierge (du milieu préservé, des espèces intouchables). Les peuples hier apparaissaient sympathiques, vivant autrement et drôlement ; ils apparaissent aujourd’hui prédateurs qui se fourvoient, attirés par les faux lampions de la vie citadine à l’occidentale. Nous sommes passés du temps à l’espace – du vertical culturel et historique (à assimiler et transmettre), à l’horizontal de la nature immuable (à observer et protéger). Hier étaient les relations, aujourd’hui l’entre-soi. La randonnée était itinérante, ayant pour objectif la rencontre ; elle tend aujourd’hui à rayonner autour d’un point fixe, pour faire groupe et se « retrouver », voire se chouchouter par thalasso ou massages. On n’a plus rien à transmettre – on se contente de communiquer et de jouir. Hier il y avait filiation, expérience, aujourd’hui tous se veulent égaux, référents. Tous les messages et les arts se valent donc : tag machinal comme Taj Mahal.

Jusque-là, nous constatons des faits : la génération d’aujourd’hui vit autrement que celle d’hier. Mais il y a plus et nous ne sommes pas forcément en accord avec la dérive constatée.

Hier par exemple, voyager était un engagement : se remettre en cause à Venise, à Katmandou, à Calcutta ou à Moscou. Aujourd’hui, voyager est une démarche de moraline : surtout minimiser son empreinte carbone, surtout aider au développement durable, surtout ne pas modifier les équilibres et traditions locales. L’universel s’est transmué en communautaire, le mot d’ordre semble être chacun chez soi avec le Règlement Planète pour tous. La Loi de nature est délivrée par la République des Savants chère au vieux Totor déifié au Panthéon en 1885. Le On remplace le Nous.

Au nom du Principe de précaution (constitutionnalisé en France par le conservateur Chirac) : le pire étant toujours certain, le moindre doute devient certitude. Ainsi sur les OGM ou le climat. Or la démarche scientifique est tissée d’hypothèses, d’essais et d’erreurs, personne n’a entièrement tort ni entièrement raison jusqu’à ce qu’une loi s’établisse – provisoire – mais acceptée pour un certain temps ou sur un certain domaine. Pourquoi n’y a-t-il d’oreilles médiatiques que pour les climatologues – et pas pour les océanologues, météorologues, volcanologues ou historiens ?

De la science on glisse alors à la croyance qui détient la Révélation. Chacun est sommé d’obéir aux mots d’ordre de la nouvelle religion.

L’écologisme messianique d’aujourd’hui remplace le christianisme missionnaire d’avant-hier ou l’humanisme pédagogue d’hier. En témoigne ce ‘happening’ anglo-saxon, repris avec enthousiasme par les écolos : « éteignez les lumières pour la planète » (WWF). Ce geste symbolique et communautaire de Blancs nantis, quelle efficacité a-t-il, sinon de conforter l’entre-soi des Blancs et des nantis ? Un geste machinal n’est pas une réflexion. Ne vaudrait-il pas mieux voir ce qu’en pensent les pays tiers du monde (les non-Blancs, non-nantis), ceux qui se développent et sont avides de vivre mieux ? Ne vaudrait-il pas mieux encourager les technologies nouvelles et montrer à chacun comment, plutôt que de prendre une posture universelle abstraite sur le quoi ? Mais la posture est facile car elle donne bonne conscience. Les gens font ça parce que c’est rigolo. Ils ont l’air d’adhérer – mais que se passera-t-il lorsqu’on ira au bout des conséquences ? Accepteront-ils avec la même légèreté rigolote les taxes massives sur l’essence et l’avion, le bond du prix de l’eau, l’électricité plus chère après le nucléaire avec le bruit incessant des éoliennes en haut de leur quartier, les textiles standard obligatoires, le café bio-développement-durable au triple prix ? Où est l’argumentaire rationnel, le débat démocratique, le progrès humain dans ce mot d’ordre de moraline ? Pourquoi manipuler les gogos en laissant croire que c’est un simple « jeu » auquel participer ? « Éteignez les lumières » – je crains qu’on ne cherche surtout à éteindre les Lumières !

Le temps doit reprendre ses droits sur l’espace, la profondeur historique sur l’ennemi d’aujourd’hui, la culture sur la nature. Finis les « ennemis héréditaires », les Etats par essence « voyous » et l’axe du Mal à éradiquer de lumières laser. Il ne doit plus y avoir « eux » et « nous » mais un monde commun multipolaire et multivaleurs où l’universel de ce qui nous rassemble ne sera fait que des diversités qui nous composent. Mais cela à condition de conserver ces diversités et les milieux qui les engendrent. On ne peut être écolo pour les petites bêtes et les légumes mais pas pour les humains ! Un peu de croisement est bénéfique, le grand emboîtement de tous dans tous est une entropie dégénérative.

Dès lors, le voyage reprendra tout son sens : il s’agira d’aller se dé-payser pour explorer ce qu’on ne connaît pas – plus de creuser son unique trou dans la nature telle qu’elle est faite ici et maintenant.

Pour la prochaine génération ?

Catégories : Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Politique et morale

L’union de la politique et de la morale est un idéalisme, elle est totalitaire. La séparation est un cynisme qui laisse le choix, et le choix est difficile.

Si morale et politique vont ensemble, ce qui est moralement bon est politiquement juste, et réciproquement

C’est un idéalisme où le vrai et le bien, l’univers du saint, du savant et du militant se rejoignent. La morale a toujours raison, la raison est toujours morale. Ainsi peut-on savoir ce qui est juste : la morale et la politique deviennent une science, toute faute est une erreur, toute erreur une faute. Les adversaires se trompent, ils sont hors de la raison – fous, malades, sauvages.

Soit l’idéalisme est réactionnaire et regarde vers le passé : tout vient du Bien et va de mal en pis. Le présent est une erreur qu’il faut corriger au nom des lois d’origine : la morale fonde la politique. C’est tout le pari du « c’était mieux avant », de l’âge d’or (mythique), du collectif éternel qui sait mieux que vous, pauvre petit chainon de la lignée, ce qui est bon pour la perpétuation à l’infini de la lignée. Rejoindre le Bien (Platon), c’est rejoindre le Peuple en son essence historico-culturelle (Mussolini) ou génétique (Hitler), et en son communisme fondamental (Staline), c’est rejoindre Dieu en ses Commandements (le Peuple élu juif, la Cité idéale chrétienne, la Soumission musulmane).

Soit l’idéalisme est progressiste et c’est l’avenir qui a raison : tout va mal mais vers le mieux. La politique fonde la morale, ce qui est politiquement juste est moralement bon. Même si cela fait du mal à quelques-uns – et parfois au grand nombre : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs a été la grande justification de la « dictature du prolétariat » et du goulag soviétique, la « rééducation » le grand mantra maoïste et polpotiste.

Le philosophe-roi (Platon) et le dirigeant philosophe (Lénine) de ces deux idéalismes savent objectivement ce qui est bon. Ils sont au-dessus des lois, car la vérité ne se vote pas. Ils décident seuls de ce qui doit vivre ou périr. Cela donne le totalitarisme de la pensée et la dictature en politique : celle des prêtres, du chef ou du parti. La fin justifie les moyens, « les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire », écrivait Trotski dans Leur morale et la nôtre.

Si morale et politique sont séparés, l’une prime l’autre

C’est un cynisme, qui peut être moral (individuel) ou politique (collectif).

Soit c’est un cynisme moral (Diogène) : il vaut mieux être moralement bon que politiquement efficace, la vertu est préférée au pouvoir, l’individu au groupe, la sagesse ou la sainteté à l’action, l’éthique au politique.

Soit c’est un cynisme politique (Machiavel) : mieux vaut être politiquement efficace que moralement bon, mieux vaut la puissance que la justice, le pouvoir et sa conservation est la seule fin.

Alors, idéalisme ou cynisme ? Morale ou politique ?

Il faut choisir mais le libre-arbitre ne permet de choisir ni son camp, ni sa morale, parce qu’on ne se choisit pas soi-même. Chacun est déterminé plus ou moins fortement par ses gènes, son éducation, sa famille, son milieu social… Le choix n’est jamais désintéressé car jamais sans désir. C’est l’impasse faite par les économistes libéraux sur tout ce qui n’est pas rationnel chez le consommateur, l’impasse faite par les analystes politiques sur l’irrationalité foncière de la politique, le pari fait par les sectateurs de toutes les religions sur l’émotion et la peur fondamentale qui exige la croyance. Le désir résulte d’un corps et d’une personnalité, d’un lieu et d’une histoire. Les choix moraux et politiques sont des jugements de goût – ou de dégoût – plus que des jugements rationnels. La raison ne vient qu’en surplus pour « rationaliser » ces choix instinctifs.

Mon goût me porte à préférer ainsi le cynisme à l’idéalisme. Le cynisme est moins dangereux car il permet de ne pas croire. C’est reconnaître que l’existence est tragique, mais ce « dé »-sespoir, cette absence de tout espoir métaphysique apaise, il fait vivre ici et maintenant plus fort et rend plus miséricordieux à nos semblables englués dans leurs passions et leurs angoisses.

Les dangereux sont plutôt les papes armés, les prophètes politiques, les ayatollahs du quotidien, les secrétaires généraux de parti communiste et les censeurs anonymes des réseaux sociaux. La foi rend méchant, la « bonne conscience » rend pire encore.

Le machiavélisme du cynique n’est pas une position politique mais la vérité de toute politique : la force gouverne parce qu’elle est la force. Diogène n’enseigne pas une morale parmi d’autres mais la vérité de toute morale : seule la vertu est bonne.

Le pouvoir n’est pas une vertu, ni la vertu un pouvoir. La morale enveloppe la politique car elle est toujours individuelle et solitaire. Aucun devoir ne s’impose moralement à un groupe ; politique, police, politesse, sont des lois de groupe, la morale non. Le machiavélisme, qui ne se veut que politique, n’est justifié qu’en politique. Ce n’est pas un impératif pour l’individu mais une règle de la prudence et de l’efficacité pour le groupe. Pour chaque individu, Diogène l’emporte.

Machiavel pour le groupe, Diogène pour chacun. Car seul le bien que l’on fait est bon. Il est bon, non par une loi universelle à laquelle il se soumet, mais par la création particulière du bien précis qu’il fait à quelqu’un. La seule règle est qu’il n’y a pas de règle universelle mais seulement des cas singuliers. Pour Montaigne, la tromperie peut servir profitablement si elle est exceptionnelle, dans certaines limites (que chacun doit solitairement évaluer) et exclusivement dans les situations collectives. C’est l’exemple fameux du Juif qui frappe à votre porte, sous l’Occupation, et qui est poursuivi par les nazis. Si l’on vous demande si vous l’avez vu, la vérité exige de dire que oui ; mais la morale exige de dire que non. Ce « pieux » mensonge est pour le bien précis du Juif que vous allez ainsi sauver.

Quoi que vous fassiez, la morale restera globalement impuissante en politique, comme la puissance restera en elle-même amorale. Mais dans votre sphère de décision, vous pouvez agir moralement. Vous ne ferez pas de la « grande » politique mais de la relation humaine – à la base de la vie de la cité, ce qui est aussi la politique.

Chacun sait bien ce qu’il juge, mais n’a plus les moyens d’en faire une morale universelle parce que nul fondement absolu ne tient plus. Il faut faire simplement ce qu’on doit, c’est-à-dire le bien plutôt que le mal, et le moins mal plutôt que le pire. Et ce n’est pas à la foule ni au parti ou au clerc de dieu de juger, mais à chacun, dans sa solitude de choix.

Catégories : Philosophie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Philip Roth, Goodbye Columbus

Philip Roth est Juif américain, né à Newark en 1933. Pour son premier livre, publié à 26 ans, il livre six nouvelles dont la première – un petit roman – donne son titre au recueil. Le tout est à la fois ironique et vécu, implacable et tendre. L’écrivain est incisif avec les membres de sa communauté mais il les analyse en tant qu’individus, non en tant qu’ethnie. En ces années cinquante, le lecteur peur mesurer combien l’Amérique restait une mosaïque de communautés ethniques qui se côtoyaient sans se fréquenter, chacun vivant en son milieu sans guère en sortir.

Ou avec les difficultés des préjugés et le malaise de se tenir en société. Tel est le thème de la première nouvelle où Neil courtise Brenda, un jeune homme et une jeune fille, sauf que tous deux sont Juifs. Mais si l’une habite le quartier chic, l’autre demeure dans ce Newark laborieux à peine sorti de la pauvreté. Lui est obligé de travailler à la bibliothèque municipale pour financer ses études dans un lycée modeste tandis qu’elle, fille chérie des Eviers et lavabos Patimkin, part à l’université Harvard. L’amour est-il possible entre modeste et nouveau riche ? Les parvenus ont gommé leur judéité pour singer les WASP et sont comme eux décérébrés par le sport et le commerce. Ils ne parlent que de ça qui est leur seule culture. Neil en Christophe Colomb de quartier explore ce continent inconnu pour lui qui est une face de l’assimilation.

Car on ne nait pas Américain, on le devient. Il faut pour cela accepter le compromis entre ses traditions ethniques et la vie en commun. Les Patimkin en sont incapables et « l’amour » sera résumé à quelques scènes de sexe sans lendemain. Neil en est capable et il le comprend grâce à un jeune Noir dans les 12 ans qui vient à la bibliothèque lui demander les « teintures » ; il veut dire les peintures – et tombe fasciné par les tableaux de Gauguin. Non pour se titiller la queue, comme d’autres de son âge selon le gardien, mais pour rêver à ce paradis impossible des femmes nues de Tahiti, bien loin de celles de son quartier sordide du bas de Newark. Neil est entre les deux : sorti des bas-fonds, il n’accède pas encore au milieu huppé. Telle est la condition du petit-bourgeois né Juif mais qui veut devenir écrivain américain.

L’appartenance ethnique n’est pas une essence mais une contrainte et la rébellion est une façon de choisir d’être comme les autres. C’est le cas d’Epstein, juif de la soixantaine qui entretient exceptionnellement une liaison avec sa jolie voisine car il en a assez de la vie terne qu’il mène avec sa femme. Il choisit l’amour et la mort plutôt qu’une longue vie trop normale. Lui aussi est en rébellion. Tout comme le personnage de L’habit ne fait pas le moine, adolescent qui se lie au lycée avec deux délinquants italiens ; l’un ment sur son talent au sport, l’autre se défile lorsqu’il s’agit de savoir qui est responsable d’un coup de poing qui a brisé une vitre lors d’un défi de boxe. L’ado comprend qu’en société américaine ce qui compte est l’apparence, pas la réalité, et qu’être « fiché » comme délinquant ou simplement pour un premier incident vous suivra toute la vie.

La conversion d’Ozzie montre un gamin de 13 ans en butte à son rabbin : Freedman (affranchi) contre Binder (lié). Le religieux est psychorigide, il « croit » et applique la Loi – point à la ligne. Quand le garçon lui pose des questions logiques, il s’énerve et va jusqu’à le gifler. C’est alors la révolution dans le cœur de l’adolescent : il court se réfugier sur le toit de la synagogue et menace de sauter. Ses copains l’encouragent, les pompiers tendent un filet, sa mère punitive apparaît. Et c’est contre tous ceux-là, les soumis, les normatifs, les punisseurs, qu’Ozzie se révolte. Son chantage à mettre sa vie en jeu lui permet de les obliger à l’écouter, à genoux, et à avouer comme lui que si « Dieu est tout-puissant », il peut fort bien faire enfanter une femme sans père comme le disent les chrétiens. Qu’il est donc imbécile d’être aussi intolérant.

Dans Eli le fanatique, des Juifs assimilés vivant dans un quartier paisible autrefois habités par des protestants se trouvent brusquement en face de Juifs rescapés de la Shoah qui s’affichent en caftan noir et chapeau archaïque. Eli est l’avocat mandaté par la communauté pour faire déguerpir ces gêneurs. Comme Neil et Ozzie, Eli se découvre en médiateur : ni fanatique, ni assimilé, il tente de concilier ses racines avec la modernité, sa judéité avec l’Amérique. Loi négociée entre les hommes pour s’entendre, ou loi dictée par Dieu et applicable une fois pour toutes ? Dans sa lettre d’avocat, Eli dit comment résoudre ce qui arrive aujourd’hui en Europe, où les islamistes agissent comme hier les juifs intégristes : « Pour atteindre cette harmonie, les Juifs comme les Gentils ont dû renoncer à certaines de leurs pratiques les plus extrêmes afin de ne pas se choquer ni s’offenser mutuellement. Une telle entente est assurément souhaitable. Si de telles conditions avaient existé dans l’Europe d’avant-guerre, la persécution des Juifs (…) n’aurait peut-être pas pu être menée avec un tel succès – n’aurait peut-être pas été menée du tout » p.207 Pléiade. Ce que ces propos de bon sens prouvent, est que les islamistes d’aujourd’hui cherchent à provoquer la persécution et la guerre civile afin de se poser en martyrs – et de soulever, croient-ils, les musulmans contre le reste du monde pour le convertir tout entier. Un rêve de fanatique que la seule façon de contrer est de garder son bon sens et d’appliquer les lois de la république.

Eli va trouver le directeur de la yeshiva récemment installée et le convainc de faire changer de costume son intendant tout en noir. Sauf que les nazis lui ont tout pris sauf sa religion et cela est symbolisé par son costume : il n’en a qu’un. Eli lui en donne deux des siens pour qu’il apparaisse « normal » dans le quartier. Ce qui est fait – mais l’autre lui donne en retour son costume noir, usé. C’est alors qu’Eli l’essaye et se coule dans cet habit ancestral. Tant de noir l’habite qu’il a comme un trou au fond de lui : l’impensable de la Shoah dans une Europe pourtant civilisée. Il se balade en cette tenue et les gens du quartier qui le connaissent croient à une dépression – autre façon juive à la suite de Freud de vouloir se changer. Un fils lui naît ce jour-là, mais le costume le fait interner.

Vivre en Juif ne signifie pas rester entre soi ni favoriser exclusivement sa communauté, tentation facile dont il est aisé pour chacun de trouver des exemples. Défenseur de la foi met en scène un appelé juif manipulateur en toute candeur et son sergent juif au nom de leur commune appartenance. Mais ne sont-ils pas tous deux dans la même armée « américaine » ? L’éthique va s’opposer à l’ethnique, l’universel à l’appartenance. Le sergent Marx, après avoir combattu en Europe, a vu les ravages de l’antisémitisme – mais il soupçonne qu’il peut être né des privilèges que les Juifs se consentaient entre eux en excluant les autres… Il se reconnaît dans l’appelé Grossbart mais surmonte sa tentation au favoritisme pour une loi supérieure : celle de la patrie commune, les Etats-Unis. S’il accorde une permission pour une fête juive, il n’exempte pas l’appelé d’aller en guerre dans le Pacifique – comme les autres – car ce serait un passe-droit.

Bien écrit, souvent satirique, d’un réalisme impitoyable, disant le bon des humains comme leurs travers, cette première œuvre mérite qu’on la lise : elle a passé les décennies.

Philip Roth, Goodbye Columbus, 1959, Folio 1980, 359 pages, €8.30

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

 

Catégories : Etats-Unis, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Freud, passions secrètes de John Huston

Peu connu mais heureusement réédité, cet ancêtre en noir et blanc du « biopic » tellement à la mode donne des leçons aux petits jeunes qui croient tout inventer avec leur génération. Embrasser la psychanalyse à sa naissance théorique, avec Freud, est une gageure.

John Huston avait demandé un scénario à Jean-Paul Sartre – l’Intellectuel mondial (après Mao) de cette époque. Le Normalesupien obsédé n’avait pas eu le temps de faire court… il avait livré 1600 pages d’inceste, de prostitution, de viol, d’homosexualité, de masturbation, de pédophilie et d’aberrations sexuelles de toute nature. Charles Kaufman et Wolfgang Reinhardt ont donc repris le scénario impossible pour en faire un film de 3 h, réduit avec raison à 2 h par les studios Universal. Bien sûr, on ne peut tout dire, mais l’effort de faire court permet de suggérer, ce qui est bien plus efficace.

Freud est un explorateur d’un domaine jusqu’ici inconnu, l’inconscient. Après Copernic qui a prouvé que la Terre n’était pas le centre du monde créé par Dieu, puis Darwin qui a démontré que l’homme était un animal, voilà que Freud prouve que la Raison n’est qu’une part infime du continent intime. Scandale chez les bourgeois chrétiens viennois ! Car les médecins qui se piquent de science réduisent l’humain à sa dimension mécanique et la maladie à l’attaque par des microbes (à l’époque, même le virus n’existait pas dans les esprits). Comme Sigmund Freud, Montgomery Clift qui l’incarne est un acteur torturé, névrosé et – pour en rajouter – ivrogne, drogué, homosexuel. Mais il a les yeux clairs, ce que fait ressortir sa barbe noire avec un éclat extraordinaire. Lorsqu’il regarde sa patiente en souriant à demi, il est l’Hypnotiseur qui va pénétrer aux tréfonds de son âme, le bon docteur qui va tout savoir – presque trop.

La thérapie est présentée de façon un peu simple : hypnose en dix secondes sur le mouvement d’un cigare, puis suggestion de retourner dans le passé, ordre de garder en mémoire ce souvenir refoulé, puis réveil et guérison. Ce qui est exprimé par les mots passe de l’inconscient au conscient.

L’approche tâtonnante de la méthode est en revanche bien rendue : le blocage institutionnel de la médecine du temps, l’impérialisme autoritaire des pontes, l’intuition du Français Charcot (Fernand Ledoux) sur l’hystérie – mais qui n’a pas théorisé le manque sexuel ou le trauma -, les essais avec le docteur Breuer (Larry Parks) plus âgé et plus frileux mais qui encourage le trublion Freud, le soutien de sa femme Martha (Susan Kohner) malgré les « horreurs » (inavouables, érotiques) des patientes qui choquent sa morale judaïque, la théorie pansexuelle initiale puis la correction par la pratique pour ce qui ne cadrait pas.

Oui, la sexualité était la cause explicative majeure, dans cette fin XIXe corsetée socialement et tenue par la religion comme par la monarchie régnante ; mais elle n’était pas la seule cause. Si elle était la principale pour les femmes « hystériques » (il leur faudrait « un homme » déclare le bon sens maternel à Freud), le désir d’être aimé pour les hommes n’est pas uniquement sexuel mais une reconnaissance nécessaire à la construction de soi.

La belle Cecily (Susannah York, 19 ans), se trouve aveugle et paralysée des jambes sans cause organique ; les médecins sont impuissants. Le Dr Breuer use de l’hypnotisme pour faire ressurgir à la conscience des scènes traumatiques comme la mort du père à Naples, dans un « hôpital protestant » qui se révèle en fait un bordel à putains (protestant et prostitute ou Prostituierte sont euphoniquement proches en anglais et en allemand – la langue de Vienne). Freud, qui assiste Breuer parce que Cecily rechute, tombée amoureuse de son praticien comme image du Père, creuse plus profond.

Il « viole » l’inconscient de la jeune fille en la « forçant » à penser plus loin : la haine de sa mère vient du fait qu’elle avait accompagné son père dans la rue des plaisirs à 9 ans et qu’elle avait joué ensuite à se farder comme les « danseuses » du lieu. Sa mère qui l’a surprise, ex-danseuse elle-même, a été violemment choquée de ce jeu innocent ; au lieu de chercher à comprendre et de valoriser la beauté sans fard de sa fille, elle a hurlé et puni – et le père est intervenu. Il a emporté dans ses bras Cecily dans sa propre chambre et l’a laissée dormir avec lui. Y a-t-il eu « coucherie » ? C’est ce que l’insanité bourgeoise pense aussitôt – mais Freud finit par découvrir (grâce à Martha sa femme), que « la vérité est l’inverse de l’expression » : Cecily aurait voulu supplanter sa mère auprès de son père (complexe d’Œdipe) mais celui-ci ne l’a pas violée, c’est le désir de la fillette qui a créé ce fantasme. De toutes les dénonciations de viol, certaines ne sont que rêvées. Si le fantasme est une réalité pour qui le secrète, il n’est pas « la » réalité dans la vie vraie.

Freud est en proie à ses propres démons, haïssant son père alors qu’il n’a aucune « raison » pour le faire. Ce pourquoi il n’est pas présenté comme un héros mais humain comme nous tous. Il comprend avoir eu le désir inconscient d’être le favori de sa mère, femme à forte personnalité pour laquelle il a été son petit chéri, l’aîné de cinq filles et deux petits frères dont l’un mort avant un an. Aussi, lorsqu’il ausculte l’inconscient d’un jeune homme de bonne famille Carl von Schlœssen (David McCallum) qui a poignardé son père, il découvre que le garçon ne rêve que d’embrasser sa mère – et il recule, horrifié. Il referme la porte des secrets et ne veut plus en entendre parler, délaissant la théorie psychanalytique une année durant. Cela touche trop d’intime en lui ; il l’a surmonté à grand peine et ne veut pas le voir ressurgir. C’est le docteur Breuer qui va le convaincre de poursuivre en lui confiant le cas Cecily, comme Martha avec la remémoration des phrases sur la vérité qu’il écrivit dans ses cahiers d’étudiant. Mais aussi le professeur Meynert (Eric Portman), ponte anti-hypnose affiché qui a chassé Freud de son hôpital pour cette raison : à l’article de la mort, il le convoque pour lui avouer qu’il est lui-même névrosé et qu’il a une sainte terreur de faire son coming-out ; il a reconnu en Sigmund l’un des siens et l’incite à « trahir » le secret de l’inconscient pour faire avancer la médecine.

Suivre Freud dans sa recherche, ses succès provisoires, ses échecs et ses errements, est passionnant. C’est ce qui fait le bonheur du film pour un adulte mûr. Moins pour la génération de l’immédiat, avide d’action et formatée foot qui préfère le but marqué aux tentatives jouées. Cinq années dans la vie de Freud, années cruciales de l’accouchement théorique, résumées par le cas Cecily (en réalité le cas Sabina Spielrein soigné par Carl Jung), c’est peu de chose dans l’histoire de la psychanalyse mais c’est beaucoup pour bien comprendre sa genèse. C’était dès 1885, il y a à peine plus d’un siècle. Les séquences filmées d’hypnose tirent vers le genre fantastique tandis que les plans de rêves rappellent l’expressionnisme allemand de Murnau. Il a peu d’idéologie biblique américaine dans ce film, ce qui en fait un universel.

DVD Freud, passions secrètes (Freud, the secret passion) de John Huston, 1962, Rimini éditions 2017, 120 mn, avec Montgomery Clift, Susannah York, Larry Parks, Susan Kohner, Eric Portman, €19.03

Freud vu par les wikipèdes

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Olivier Guez, La disparition de Josef Mengele

Un livre qui vient d’obtenir le prix Renaudot et se trouve en sélection pour le prix Landerneau 2017, occupe le terrain à la mode du nazisme. Plutôt qu’un « roman » il s’agit qu’une quête journalistique romancée, comme en témoigne les 5 pages de bibliographie en trois langues à la fin.

L’auteur débute par deux citations en exergue, l’une de Milosz sur le souvenir de la souffrance et l’autre de Sade sur le bonheur qui ne peut se connaître que dans le crime. Tout y est dit des présupposés du roman : l’éternel ressassement de l’Evénement du XXe siècle que fut la destruction des Juifs d’Europe et l’orgueil des Lumières qui a poussé la quête scientifique jusqu’à nier l’humain.

Josef Mengele débarque en Argentine en 1949 sous le nom d’Helmut Gregor et là seulement commence le récit. L’avant n’intéresse pas l’auteur mais seulement la fuite, l’expiation. Il aura même une complaisance « sadique » à imaginer sa déchéance. Mengele fuira au Paraguay puis au Brésil, où il finira par mourir paranoïaque, malade et seul en 1979. La réticence de l’Allemagne (RFA et RDA confondues) à traquer les ex-nazis, l’intérêt des nations sud-américaines à accueillir des ingénieurs et spécialistes allemands recherchés pour améliorer leurs économies, l’enlèvement d’Eichmann par les Israéliens qui ne sera pas suivi de celui de Mengele pour cause de la guerre des Six jours et des exigences diplomatiques qui suivront, le combat du procureur « juif-homosexuel-social-démocrate » Fritz Bauer (sur lequel Olivier Guez a écrit un livre), aidé par la grosse caisse experte en fake news militantes Simon Wiesenthal (selon l’auteur) – sont bien décrits. Le lecteur comprend pourquoi Mengele ne fut jamais jugé.

Mais tous les crimes du docteur-capitaine SS Mengele au camp d’Auschwitz ne sont expliqués que par le nazisme, ou plutôt par la vulgate politiquement correcte véhiculée par notre époque bien-pensante. Pourquoi la « recherche » sur les jumeaux ? Quelles étaient les « avancées » des expériences in vivo sur la résistance au froid et aux maladies ? Le docteur Mengele aux deux thèses universitaires n’était-il qu’un tortionnaire sadique sans aucune préoccupation scientifique ? Même si « le bétail » juif (et autres, peu présents dans ce roman) était déshumanisé par l’idéologie, les expériences ont-elles abouti à quelque chose ? Le lecteur n’en saura rien, l’auteur ne s’y est pas intéressé. Approfondir aurait pu permettre un caractère plus emblématique du temps des camps. Notamment de comprendre pourquoi « le nazisme » fascine tellement aujourd’hui : serait-il la préfiguration de Daech, de ses tortures et massacres au nom de l’idéologie ? Ou la poussée aux extrêmes de la volonté de savoir des Lumières ?

Le temps est peut-être venu de déchiffrer plutôt qu’en rester à l’indignation en boucle. Cette longue et éprouvante « enquête » est peut-être une performance, saluée par les prix, mais nous sommes loin de l’universel représenté par exemple par La mort est mon métier de Robert Merle qui s’intéresse aux engrenages psychologiques et sociaux qui conduisent à obéir, au Roi des aulnes de Michel Tournier qui réactualise le mythe de l’ogre, ou encore aux Bienveillantes de Jonathan Littell qui dresse un portrait plus fouillé du nazi-type.

Mais Olivier Guez écrit fluide, son roman se lit très bien. Le lecteur s’aperçoit que l’auteur fait passer une certaine empathie pour l’exilé, le nazi errant chassé comme un paria. A croire qu’il voit une certaine parenté avec le destin du peuple juif, communautaire, aidé par la famille, allant même jusqu’à le faire se marier avec la veuve de son frère selon le lévirat, la loi de Moïse. L’obsession nazie de pureté ethnique ne ressemble-t-elle pas quelque part à l’obsession juive de se garder juif par la mère ? Il y a comme une fascination des victimes pour leurs bourreaux, une sorte de syndrome de Stockholm qui semble sévir encore trois générations après. Car qui aurait l’idée sans une certaine perversion de passer « trois ans » de sa vie à « vivre avec lui » (Wikipedia) en compulsant les manuels d’historiens et les témoignages du temps pour fantasmer un « roman » sur le bourreau d’Auschwitz ? Pourquoi se complaire dans la haine et le malheur ?

Ce pourquoi La disparition de Josef Mengele ne m’apparaît pas être de la littérature mais plutôt une enquête de journaliste et historien-amateur complétée par l’imagination. Ce roman appartient d’ailleurs à une œuvre plus communautaire que française, si l’on en croit les autres publications de l’auteur, centrées sur le destin des Juifs. Manque à ce récit, pour être littéraire, non seulement un style original et une peinture plus fouillée des caractères, mais aussi cette dimension d’universel sans laquelle il n’est pas de bon roman.

On peut lire Olivier Guez, notamment par curiosité sur le sujet, mais le lecteur s’aperçoit bien vite qu’il n’aura pas envie de relire. Au fond, la question est : peut-on faire de la bonne littérature avec du bon ressentiment ?

Olivier Guez, La disparition de Josef Mengele, 2017, Grasset, 239 pages, €18.50

Nazisme sur ce blog

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan

Le destin de certains écrivains est de refléter fidèlement leur époque – et d’être oubliés aussitôt après. Bien peu passent à la postérité avec un message universel traversant les générations et les milieux. Michel de Saint-Pierre fut un écrivain catholique fort lu dans les années cinquante ; après 1968, il l’a beaucoup moins été, d’autant qu’il est mort en 1987, à 71 ans. Qui s’en souvient encore ?

Il a pourtant fait partie des premiers à être édité en Livre de poche. Les aristocrates sont plus célèbres que Les murmures de Satan pour avoir fait l’objet d’un film, mais il s’agit bien du même milieu et des mêmes caractères. Nous sommes dans la France catholique traditionnelle qui tente sans grand succès de s’adapter à la modernité. La guerre et la Collaboration ont beaucoup déconsidéré la religion catholique, l’Eglise – sinon les prêtres – s’étant rangés massivement du côté de Pétain qui représentait l’ordre, donc « la volonté de Dieu ». Mai 1968 et ses suites laïcardes et « de gauche » ont achevé la déconstruction, jusqu’aux années récentes où le surgissement d’une autre religion du Livre, dans sa version sectaire et fanatique, a réveillé la Tradition. Relire Michel de Saint-Pierre peut alors aider à comprendre ce monde qui tente de renaître.

Le roman se situe à la fin des années cinquante, une dizaine d’années seulement après la guerre, et met en scène une « communauté » catholique formée par Jean, chef en tout. Chef de famille, chef croyant de la communauté qu’il a formé, chef de projet technique, chef d’entreprise – il est le « saint militant » de la cause chrétienne, celui qui remet en question le confort et les habitudes. Au point de fâcher ses proches, ses enfants, sa femme et son curé. La question est de savoir comment vivre sa foi chrétienne dans la société moderne.

L’auteur ne tranche pas, mais il met en scène le déroulement par chapitres bien séparés comme au théâtre : la pelouse, le dîner, le curé, l’atelier… Jean a la quarantaine et, dans la plénitude de ses facultés, il a engendré cinq enfants, créé son entreprise, inventé des prototypes de matériel électronique, et réuni autour de lui plusieurs couples et célibataires pour vivre ensemble dans la foi – dans le même château. Mais à se vouloir le Christ, il faut en avoir les épaules…

Satan murmure à l’oreille de chacun pour détruire l’élan et déconstruire tout cet échafaudage. La femme de Jean est-elle insensible à la robuste sensualité de Léo, sculpteur de pierre et incroyant, qui aime la chair pour la modeler sous ses mains ? L’inventeur Lemesme, associé à l’entreprise de Jean, n’est-il pas prêt à livrer tous ses secrets pour le seul plaisir de voir ses inventions publiées ? L’entreprise elle-même, perdant l’ouvrier Gros-Louis de maladie, va-t-elle perdurer, inaltérable en créativité, fraternité et production ? L’aumônier de la communauté, sceptique sur la « vie chrétienne » menée par les châtelains, ne reçoit-il pas l’ordre de dissoudre cette expérience hasardeuse, trop hardie pour l’Eglise et trop portée aux tentations mutuelles ? Jusqu’à Jean lui-même, la clé de voûte, qui a des faiblesses coupables pour la jeune Roseline, 15 ans, vue nue dans l’atelier de Léo – il la posséderait bien, après 15 ans de mariage exclusif…

Le lecteur le comprend dès le premier chapitre, c’est bien la chair qui est l’ennemi des catholiques – plus que l’argent. La sensualité affichée par Léo, chemise ouverte sur la naissance d’un torse puissant « lisse comme celui d’un adolescent », fait se pâmer les femmes – même si Léo déclare plusieurs fois à Jean qu’il « l’aime ». Est-ce fraternité chrétienne ou inversion ? Même les enfants, laissés libres puisqu’encore non dressés, révèlent leur goût pour la matière : ils préfèrent jouer dans la boue de l’égout que sur la pelouse trop policée ; de rage après que son anniversaire fut décommandé par des parents trop imbus de leur recherche sur les rats, le jeune Yves, 14 ans, en arrache sa chemise avant de massacrer tous les rongeurs, lézards et fennec de l’appartement où il est délaissé au profit des sales bêtes ; Laura la fille aînée de Jean, 13 ans, commence à jouer de sa féminité et Léo la verrait bien poser pour lui.

Dans cet univers ordonné, chacun doit être à sa place : les hommes, les femmes, les enfants ; ceux qui ont fondé un foyer et les « encore » solitaires (le rester est suspect) ; ceux qui travaillent et ceux qui se contentent de s’y efforcer. Tout grain de sable est alors « satanique ». Le désir, la passion, l’argent, l’abandon, sont autant de murmures que Satan profère pour lézarder la façade et faire retomber l’humain. Au lieu de s’adapter, on résiste – la foi est une et indivisible, elle ne souffre aucune concession. Le lecteur comprend vite que cette société va dans le mur – et qu’elle s’en doute mais ne peut s’en empêcher. « Les gens m’obéissent, me servent et m’aiment », déclare Jean p.129. Jusqu’à ce qu’ils apprennent à être eux-mêmes, et alors… tout s’écroule.

Jean ne peut rien contre la mort de Gros-Louis ; rien contre la décision de la grosse entreprise qui envisage d’acheter son brevet – ou non ; rien contre le désespoir de l’adolescent Yves que les parents ignorent ; rien contre les désirs sexuels suscités par Léo auprès de Carol, de Geneviève et de sa propre femme ; rien contre la volonté de tigresse de celle-ci à défendre le patrimoine de ses cinq petits que le père veut brader par charité chrétienne à n’importe qui ; rien contre son propre désir, violent, pour cette Roseline vierge, « ce corps lisse et frais, ces yeux bleus larges ouverts, où ne paraissait qu’une pureté animale sans appel et sans pudeur – et les petits seins de fillette, la grisante et suave odeur qui s’exhale de l’extrême jeunesse, pimentée, irremplaçable, à en fermer les yeux, soûlante comme un vin à parfum de fleur… » p.146.

Ce que l’on observe, près de soixante ans après que ces lignes furent écrites, est que le catholicisme traditionnel – lui dont le nom signifie « universel » et qui se place sous le signe de l’amour – a très peu d’universel et ne pratique que très peu l’amour. La société est corsetée par des règles de bienséance et une morale rigide, l’amour du prochain est lointain, le plus éthéré possible. Les femmes doivent obéir et les enfants être domptés, les humains doivent se soumettre à la hiérarchie sociale, bénie par l’Eglise qui interprète la volonté de Dieu via les Ecritures. Patriarcale, autoritaire, soumise au catéchisme et volontiers colonialiste (pour le bien des égarés), la société catholique française des années cinquante ainsi décrite a du mal à s’adapter aux changements incessants du monde.

Les désirs s’exacerbent d’être mis sous pression par le couvercle des bienséances, le vêtement entrouvert possède bien plus de pouvoir que le nu intégral. A se vouloir sans cesse autre que l’on est, pur esprit méprisant le corps et ses besoins, on se prépare des lendemains cruels. Satan n’existe que là où existe un pape – sans soupape.

N’est-ce pas péché d’orgueil que de se croire un saint alors que l’on n’est qu’un homme ?

Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan, 1959, Livre de poche 1964, 252 pages, occasion €2.25

Catégories : Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le monde, la chair et le diable de Ranald MacDougall

La fin des années cinquante était à la guerre froide et la crainte majeure était la disparition humaine dans l’holocauste nucléaire. Dans cette œuvre de fiction, Ralph (Harry Belafonte) est un technicien de la mine qui inspecte des tunnels pourris par l’infiltration. Il communique avec la surface lorsqu’un éboulement survient, qui le laisse enfermé cinq jours. Ce n’est que lorsque le bruit des pompes stoppe brusquement que le jeune homme réalise que les secours ne viendront jamais.

Il se prend alors en main, en vrai self-made man, et pioche les parois des tunnels dont il connait le plan. Il réussit, trempé, sali, à remonter à l’air libre. Là… ce qu’il découvre le laisse sans voix : il n’y a plus personne – nulle part. Seuls des bâtiments et des machines, aucun être humain ni animal et, ce qui est plus surprenant (et reste inexpliqué) aucun cadavre.

Sur un journal qui traine, il lit que la fin du monde approche sous la forme d’un nuage d’isotopes radioactifs et que des millions de personnes fuient sans espoir. Lui veut revenir chez lui, regagner New York. Il brave donc les tabous sociaux et moraux pour voler une belle Chrysler toute neuve dans une vitrine d’agence automobile, et joindre la Grosse pomme. Pont embouteillé, tunnels encombrés, il ne peut passer qu’à pied. Et là, le même spectacle : pas un chat ! Il crie et tire au pistolet entre les grands buildings au cas où quelqu’un… Mais personne ne répond.

Résigné à rester le dernier homme sur cette terre, il entreprend de recréer la civilisation qu’il connait, en bon technicien. Il a la volonté et l’ingéniosité d’un Robinson Crusoé urbain. Il s’installe dans un quartier chic, occupe un grand appartement, bricole un générateur pour avoir du courant, rapporte de la bibliothèque des livres menacés par des fuites du toit, et des musées des tableaux qu’il aime. Par solitude, il adopte deux mannequins de plastique auxquels il parle, jusqu’à ce que le dandy mâle lui tape sur les nerfs avec son éternel sourire commercial figé. Tout le symbole de la société inhumaine qui a péri.

Lorsqu’il le jette des étages et qu’il s’écrase sur l’asphalte, Ralph entend un cri : c’est une jeune femme (Mel Ferrer) qui l’espionnait mais n’osait pas se découvrir. Elle est blanche, blonde, vierge ; lui est octavon – autrement dit « nègre » malgré sa pâleur – mâle, décidé. Adam et Eve vont-ils se reconstituer ?

C’est faire bon marché de la Morale religieuse bimillénaire et des Tabous sociaux inculqués depuis l’enfance : en 1959, une femme blanche ne fraie pas avec un nègre, même s’il est beau, viril et qu’il reste le seul mâle au monde. Donc chacun vit chez soi, le nègre n’est pas violeur (contrairement aux fantasmes) et c’est la fille qui apparaît dans toute son hystérie lorsqu’elle se met en colère par caprice, juste pour exister. Si le politiquement correct racial est remis en cause dans ce film, le machisme d’époque a encore du chemin à faire.

Ralph bricole une radio et lance sur les ondes un message mondial : « ici New York, il y a des survivants, je serai à l’écoute tous les jours à midi » (il ne précise pas de quel méridien, New York étant réputé le centre du monde). Il reçoit un jour de vagues rumeurs de l’Europe. Le couple n’est donc pas seul sur terre, ce qui reconstitue immédiatement les barrières de race et de classe. Ralph veut rester à sa place, il n’envie personne et ne jalouse pas les Blancs ; en bon Américain il se suffit à lui-même, vaguement croyant lorsqu’il est montré étendant les bras dans une église, comme en prière des premiers temps.

Un jour, un bateau remonte l’Hudson à moteur : il y a donc quelqu’un à bord. C’est un autre homme, blanc, qui survit lui aussi bien que très atteint. Ralph va le sauver par des connaissances médicales de base et des piqûres conseillées en cas d’irradiation par le Comité qui s’était constitué avant la catastrophe. Le nouveau reprend des forces et le couple à trois s’organise. Mais la société ne serait pas telle qu’elle est si la rivalité des mâles ne devait tout gâcher pour la femelle. Ce n’est pas Ralph qui réclame sa part, il respecte la volonté de la fille ; c’est le nouveau qui le provoque en duel dans la ville, armé de fusil dont les boutiques regorgent. Va-t-on rejouer le Far West ?

C’est sans compter sur la volonté de Ralph de dépasser tout cela. Il jette son fusil et surgit sans arme devant son rival : tuer et baiser – ces pulsions primaires – ne l’intéressent pas. Le Noir se montre au-dessus du Blanc par sa grandeur d’âme et sa raison plus universelle.

Mais ce sommet moral est à mon avis abîmé par le final guimauve où la fille vient prendre la main de chacun des hommes, le trio réconciliés s’éloignant par la rue vers l’horizon comme de vagues lonesome cow-boys

Du titre, nous comprenons bien le monde, plus ou moins la chair, mais que vient faire « le diable » dans cette galère ? Le monde connait sa (presque) fin, la chair se manifeste surtout dans la volonté animale de Ralph le nègre de s’en sortir (son aspect dépoitraillé au fond de la mine est révélateur de l’énergie vitale, quasi-sexuelle, qui l’habite) – absolument pas chez la fille (restée vierge et bébête). Mais le diable ? Est-il dans le désir du troisième survivant ? Dans ces armes à feu en libre-service de la société consumériste ? Dans l’Apocalypse prévue par la Bible ?

Ceux qui ne voient ces simagrées que comme des légendes anciennes saisissent mal les comportements humains de cette histoire, ainsi faussement « expliqués ». Simple, humaniste, universel, le film n’entre pas assez dans la profondeur des personnages. Epoque coincée oblige. Même si Belafonte s’engagera dans la lutte pour les droits civiques des Noirs et deviendra ambassadeur pour la paix.

DVD Le monde, la chair et le diable (The World, the Flesh and the Devil) de Ranald MacDougall, 1959, avec Harry Belafonte, Inger Stevens, Mel Ferrer, Wild Side Video 2012, €8.99

Catégories : Cinéma, Etats-Unis | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,