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Eva Björg Aegisdottir, Les filles qui mentent

L’Islande est à la mode, peut-être parce qu’il y fait plus frais en été en notre période de réchauffement climatique et de canicules durables à répétition. Peut-être aussi à cause de la mode viking due à la série du même nom (excellente !) et au tropisme identitaire qui saisit les Européens face à la déferlante migratoire trop bronzée. Arnaldur Indridason reste l’auteur de polars inégalé (chroniqué sur ce blog), mais Eva Björg Aegisdottir (fille d’Aegis – le nom du bouclier d’Athéna) se lance. Elle est femme, ce qui devrait encore plus plaire à la mode d’époque… D’ailleurs ce polar a pour objet les filles – et leur principal défaut semble-t-il : le mensonge permanent. Tout le monde ment, tout le monde se veut autrement qu’il n’est, tout le monde réécrit ce qu’il a fait.

Son inspectrice est Elma, 33 ans, ex-enquêtrice de la brigade criminelle de Reykjavik qui revient dans la petite ville d’Akranes où elle a d’ailleurs passé son enfance (comme l’autrice). Tout est donc véridique dans les lieux et les gens. L’Islande est un pays étroit avec peu d’habitants et tout le monde se connaît dans les villages et les petites villes ; il n’y a guère qu’à la capitale que l’on peut retrouver un certain anonymat. Ce qui n’est pas anodin pour notre histoire.

Tout commence évidemment par un cadavre : celui d’une jeune femme découverte dans une faille de lave sur les pentes du volcan (éteint) Grabok, par deux gamins qui jouaient aux sauvages. Ils ont cru voir un gobelin mais ce n’était qu’un corps décomposé depuis quasi un an. On découvrira très vite qu’il s’agit de Marianna, mère célibataire un peu bizarre qui n’a guère aimé son enfant, une fille nommée Hekla qui a désormais 15 ans et qui préfère sa famille d’accueil à Akranes et ses copines de collège Dina et Tinna.

Qui en voulait donc à Marianna ? Les chapitres d’enquête, avec les inévitables problèmes de famille et de collègues pour faire humain, sont entrelacés avec de mystérieux chapitres qui relatent les relations d’une mère avec sa fille, depuis bébé jusqu’à ses 10 ans. Relations guère affectueuses et même carrément toxiques. Allez vous étonner après ça que… Mais aucun prénom n’est donné jusque fort tard dans le livre et le lecteur se sait pas de qui l’on parle. Il croit deviner, et puis pschitt !

Dans un pays aussi petit où la jeunesse n’a guère de loisirs autres que « faire la fête » en éclusant de l’alcool et en baisant à tout va dès la plus jeune adolescence, la rumeur peut enfler d’un coup et briser une vie. Unetelle est une pute trop facile ou Untel est un violeur. Ou briser plusieurs vies – jusque fort tard dans l’existence car il n’est nul lieu où vraiment se refaire une nouvelle vie.

Elma et son collègue Saevar ont pour patron un dénommé Hördur… Cocasse en français – mais ça se prononce oeurdur car le ö est un oeu. Ce n’est pas le seul exotisme, ce qui donne du sel à ces polars nordiques, plongés dans la nuit six mois par an, le frais et la brume tout le temps, avec les stations-services en guise de « dépanneurs » comme disent les Canadiens, les supermarchés locaux où l’on vend de tout, y compris du carburant, mais aussi de l’agneau séché à mettre dans un pain plat pour en faire un met à la Lord Sandwich. Entre autres.

Eva Björg Aegisdottir, Les filles qui mentent, 2019, Points policier 2023, 427 pages, €8,90 e-book Kindle €8,99

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Robert Moss, Boulevard Gogol

Alexandre Preobrajenski – Sacha – est fils d’officier soviétique, petit-fils d’officier du tsar ; ses ancêtres militaires remontent à Borodino (1812). Son nom est d’ailleurs celui du plus prestigieux régiments de la Garde impériale russe, créé en 1683 par Pierre le Grand (et rétabli en 2013 par Vladimir Poutine). Son père est mort au combat durant la GGP, en Prusse-Orientale – « pour la patrie » écrit-on ; du pistolet d’un aviné du KGB apprend-t-on. Au pays du mensonge d’État, les « organes » ne peuvent se tromper et tuer un officier au front parce qu’on voulait violer une fillette boche de 7 ans écartelée sur une table et qu’il s’en est offusqué, est un détail de l’histoire glorieuse du communisme. Ses bâtisseurs ont tous les droits puisqu’ils sont l’Histoire en marche – comme en Ukraine où il s’agit de chasser le démon (juif) « nazi ».

Alexandre a 16 ans lorsqu’il l’apprend d’un vieux juif, ex-prof d’histoire renvoyé pour critique envers le régime ; il vit au bas de son immeuble miteux dans la promiscuité des appartements collectifs à cuisine et chiottes communes. Le communisme fabrique des canons, pas des biens de consommation ; l’avenir est radieux, mais pas pour tout le monde. Seule la Nomenklatura en profite et, avant tout, les Organes (de sécurité d’État). Le garçon comprend que, s’il veut se venger du tueur comme du régime, il doit tout d’abord s’y infiltrer ; devenir l’un d’entre eux ; hurler avec les loups. Pour réussir en tyrannie, rien de plus simple : faire comme les autres, « mentir, tricher, trahir, grimper. »

Son grand amour est juive et dissidente naïve, fille du vieux prof. Tania se fait prendre et envoyer en camp – où elle se fait encore « prendre » de toutes les façons et par n’importe qui. Elle y crève. Alexandre a voulu l’en empêcher, mais comment empêcher une égérie persuadée d’avoir raison et qu’il ne peut rien lui arriver parce qu’elle est jeune et qu’elle « veut » ? Les Organes s’en foutent et la foutent; elle est foutue. Alexandre découvrira son sosie à New York lorsqu’après l’université, l’engagement militaire, les commandos spetsnaz et la formation au GRU (les renseignements militaires), il est muté à l’ambassade pour observer et recruter. En attendant, il fréquente le Komsomol, s’y fait remarquer car il écrit bien et « selon la ligne », même sans en croire un mot, qu’il rencontre la fille d’un général et se laisse séduire, l’épouse et lui fait un fils. Son beau-père, le général Zotov, deviendra chef d’État-major et maréchal de l’Union soviétique, ce qui aidera bien Sacha. A eux deux, plus quelques autres, ils vont profiter de la mort de Brejnev et de la transition Andropov pour changer le régime. Et Sacha tuera l’assassin de son père, devenu colonel du KGB.

Outre l’attrait du roman policier, l’intérêt de se replonger dans l’histoire de l’Ours est triple :

  1. retrouver l’URSS dans son jus, avant Gorbatchev et sa chute ;
  2. mesurer combien l’auteur, journaliste américain d’origine australienne très bien informé sur l’espionnage (il a été le premier à révéler la piste bulgare dans l’attentat contre Jean-Paul II, et probablement proche de la CIA comme son personnage Harrison), est tombé assez juste sur la fin du régime soviétique ;
  3. observer enfin combien Poutine et sa clique des Organes, installés en nouvelle Nomenklatura pseudo-démocratique, obéit aux mêmes schémas soviétiques, l’esprit ossifié à cette façon de voir le monde d’il y a 50 ans.

La fin du régime soviétique n’a pas eu lieu par une révolution populaire à la Solidarnosc – les Russes sont trop esclaves pour cela. Elle n’a pas eu lieu par un coup de force de l’armée à la façon africaine ou sud-américaine ou encore turque, mais aussi française du temps de Bonaparte – l’armée est trop rigide et dispersée en diverses sections, volontairement. Elle s’est produite par une scission de la république de Russie, un vote pour un leader charismatique (Eltsine), et son choix sur sa fin de désigner lui-même un dauphin à « faire élire » – un représentant des Organes, le KGB en l’occurrence. Mais L’auteur écrit en 1985 et Gorbatchev va être élu Secrétaire général du PCUS, prolongeant la transition en bouleversant plus le régime qu’il ne réussira à le réformer.

Robert Moss rappelle qu’« un capitaine et plusieurs officiers russophiles avaient formé un cercle, à Leningrad, pour dénoncer le cosmopolitisme des dirigeants et appeler à un retour à la tradition de l’Église orthodoxe » p.194 – Poutine était de Leningrad et a rétabli l’Église et son patriarche ultra-conservateur. L’auteur met dans la bouche d’un commando pour qui seule l’action compte l’antisémitisme traditionnel russe, diffusé par Staline contre ses opposants – et repris par l’élite poutinienne : « Prends les cinq types qui ont mis la main sur le pays (…) Qu’est-ce que tu trouves ? Trois juifs – Trotski, Kamenev, Zinoviev -, une blatte de Géorgie et notre illustre Lénine qui en fait était moitié kalmouk et moitié juif allemand » p.75. Il résume l’état d’esprit des badernes militaires : « Disons que sa vision de la sécurité stratégique et tactique se ramène au classique espace tampon, genre Finlande ou Bulgarie. (…) Certaines sources, dûment recoupées, nous font penser qu’il a un plan d’invasion de l’Iran, avec déstabilisation de toute la région du Golfe et pagaille chez les Saoudiens. Il méprise cordialement les States : selon lui, nous n’avons plus assez de cran pour engager une action. Férocement antisémite de surcroît. Il s’est mis en tête de venger les petits protégés arabes de Moscou qu’Israël a humiliés sur tous les terrains d’opérations. Il a publié, il y a quelques années, dans une revue militaire russe, un plaidoyer à peine voilé en faveur de l’action nucléaire surprise » p.289 – tout à fait le programme de Poutine… Enfin, provoquer le réflexe patriotique quand on est contesté à l’intérieur reste le nerf des dictatures.

Décidément, se replonger dans les archives d’un monde figé à l’Est sert à comprendre le présent bien mieux que l’actualité.

Robert Moss, Boulevard Gogol (Moscow Rules), 1985, Denoël 1986, 312 pages, €15,24

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L’inconnu du Nord-Express d’Alfred Hitchcock

Le crime parfait, ou presque, inspiré du premier roman policier de Patricia Highsmith. Deux inconnus se rencontrent par hasard dans un train ; l’un deux propose d’échanger les crimes : lui tuera la femme de l’autre qui refuse de divorcer et s’envoie en l’air avec le premier venu ; l’autre tuera son père, tyran autoritaire qui veut le faire enfermer, à défaut de travailler. Pas de mobile pour chacun, inconnus de l’entourage, sitôt arrivés sitôt parti – des tueurs sans traces.

Sauf que le plan ne se passe pas comme prévu. Bruno Anthony (Robert Walker), fils unique à maman et gosse de riche, n’est pas net mais un brin psychopathe. La trentaine sonnée, il adore encore mystifier les gens en leur racontant des horreurs, joignant parfois le geste à la parole au point que les vieilles dames emperlousées s’en étranglent. Le jeune et beau tennisman Guy Haines (Farley Granger, 25 ans au tournage), célèbre par les revues de sport, le rend presque jaloux. Il a ce que Bruno ne parvient pas à avoir : un travail dans lequel il est bon, la notoriété, une nouvelle fiancée Anne (Ruth Roman, 28 ans au tournage), fille de sénateur, qui lui a offert un briquet gravé à leurs deux initiales – bien que Guy ne fume quasiment pas. Si Bruno le tente par le meurtre prémédité de sa femme Myriam (Laura Elliott) devenue encombrante et enceinte d’un autre, le jeune Guy agit comme le Christ au désert, il refuse. Mais le diable a mille ruses, dont la première est le fait accompli. Et la seconde la malice : prenant une cigarette, il demande du feu et omet de rendre le briquet.

Même si Haines lui a dit non, interloqué de voir que n’importe qui connaît presque tout de sa vie intime par la presse, Anthony va le faire – et réclamer sa réciproque. La première scène du film où ne sont vues que les chaussures, disent tout des bonshommes : la frime bicolore du raté, les richelieus sobres du jeune homme bien dans sa peau. C’est en se faisant du pied que les deux inconnus se rencontrent dans le train et se parlent. Une vraie passe de drague pour le fils raté qui veut être reconnu et aimé. D’où la provocation des meurtres. Ce que le bon sens du champion refuse. L’autre va donc insister, s’obstiner, s’imposer. Jusqu’à la haine, une inversion d’amour.

Mais ce sentiment négatif ne le servira pas, il se prendra à sa propre toile et terminera comme il se doit. Bruno suit Myriam, serpent à lunettes qui s’amuse follement avec deux jeunes avec qui elle va faire la fête avant de coucher. Il profite d’un moment où elle est seule dans la nuit pour l’étrangler, sur l’île d’amour du parc de Metcalf, alors que les deux jeunes sont en train d’amarrer le bateau. Il se voit en miroir dans les lunettes de la fille et jouit de sa terreur progressive. Il la laisse morte et empoche les lunettes pour preuve, ainsi que le briquet de Guy, qui est tombé de sa poche. Cela lui donnera une idée.

Pendant ce temps Guy, en colère parce que Myriam a refusé de divorcer et qu’elle est enceinte, a téléphoné à Anne qu’il voudrait la supprimer – il l’a même répété trois fois, comme le reniement de Pierre dans les Évangiles. A l’heure du meurtre, qui est très vite découvert par les petits amis de Myriam, le tennisman est dans le train pour New York en compagnie d’un vieux prof aviné qui lui explique les intégrales (John Brown). Le problème est qu’il ne se souviendra de rien, trop bourré pour faire un témoin. Guy ne peut donc offrir qu’un demi alibi aux inspecteurs : il a cité un passager effectivement dans le même train, mais a pu monter en route à Baltimore. Les flics le surveillent donc constamment pour voir s’il va se couper.

Bruno le maniaque harcèle Guy pour qu’il accomplisse son meurtre en retour, celui de son père haï. Il lui téléphone, le rencontre « par hasard » au musée, dans la rue, s’incruste même aux invitations du futur beau-père, sénateur, se lie de relations mondaines avec des amis de l’entourage. Il envoie par la poste un plan de la maison avec une clé, puis un pistolet. Excédé, Guy décide d’en finir : il déjoue (facilement) la surveillance des flics sous sa fenêtre et se rend à la maison de Bruno, jusqu’à la chambre du père indiquée sur le plan. Il veut parler avec lui de son fils et lui dévoiler la machination du fou. Mais le vieux n’est pas là et c’est Bruno qui l’attend. Ce qui est curieux est que Guy aurait pu tirer sur la forme dans le lit, pour accomplir sa mission et tuer ainsi le psychopathe net. Bruno joue avec la mort, la donnant sans remord mais désirant aussi qu’on la lui donne pour expier sa mauvaise nature. La devoir au beau jeune homme amoureux et à qui tout réussit serait peut-être une grâce, un geste d’amour peut-être. Il y a une ambiguïté homosexuelle, consciente ou non, dans le film. Peut-être était-ce l’époque, au masculinisme accentué du fait de la guerre toute récente.

Mais Guy repart de la maison sans même que Bruno ne lui tire dessus. Guy a-t-il même pris le soin d’ôter les balles du chargeur, puisqu’il n’avait pas l’intention de tirer ? Il est probable que non, ce qui montre sa légèreté, voire son innocence au sens psychologique. Il a même oublié de débrancher le téléphone chez lui, qui a sonné interminablement la nuit, sans doute Anne toujours inquiète et cherchant le réconfort en vrai femelle du temps, ce qui a intrigué les flics. Ils se sont alors aperçus, mais un peu tard, que l’oiseau s’était envolé. Anne a en effet découvert le pot aux roses en observant Bruno évoluer en intrus parmi les convives d’une soirée organisée par son père le sénateur, où il a parlé crime avec deux épouses qui s’ennuient et a mimé l’étranglement sur l’une d’elle. Hypnotisé par les lunettes de Babette (Patricia Hitchcock), la sœur d’Anne qui le regardait, il en a oublié de ne pas serrer trop fort et s’en est même évanoui. Guy a alors tout avoué à Anne, sa rencontre, la proposition des deux meurtres sans mobile, son refus et le harcèlement. Mais le dire à la police serait devenir coupable aux yeux de la loi, sans témoin fiable pour le corroborer.

Bruno a une autre idée : aller remettre le briquet sur l’île du parc d’attraction pour faire accuser directement Guy et se venger de son refus de tuer son père. Il l’en informe et le jeune tennisman veut alors le rejoindre pour l’en empêcher mais sa fiancée lui fait remarquer qu’il doit tout d’abord subir l’épreuve du championnat de tennis, ce serait louche s’il déclarait forfait. Guy va donc s’efforcer de gagner en trois sets, malgré un adversaire coriace, pour attraper un train vers Metcalf avant la nuit tombée, heure où le meurtrier ira incognito déposer la preuve sur l’île. Ce qui donne une séquence de suspense bien construite où les images du match serré où tout est à l’initiative de Guy et les images du voyage inexorables de Bruno vers Metcalf sont intercalées.

Grâce à Babette, efficace personnage secondaire qui prépare un taxi pour lui, Guy parvient à attraper le train pour Metcalf et arrive au soleil couché. Les flics qui le surveillent préviennent leurs collègues sur place et il est suivi en force dans le parc d’attraction. Bruno est retardé par la foule qui se presse sur l’île, voulant voir « les lieux du crime » ; aucun bateau n’est disponible et la queue est longue. Il est reconnu par son chapeau enfoncé sur les yeux et son air sévère, halluciné plus que fêtard, par le loueur de canots (Murray Alper), qui l’indique aux flics. Mais, voyant Guy, il tente de lui échapper en grimpant sur un manège qu’un con de flic fait tourner en folie lorsqu’il tire un coup de feu en pleine foule qui tue le machiniste, poussant le levier à la vitesse maxi.

Le combat entre Guy et Bruno est un autre moment de suspense, avec le sempiternel gamin innocent des films américains. Juché sur un cheval de bois, il tape avec enthousiasme sur Bruno le méchant qui l’envoie bouler, manquant in extremis d’être éjecté si Guy ne l’avait pas retenu puis sauvegardé dans une baignoire. Lorsque le manège est enfin arrêté par un employé qui passe dessous afin d’accéder au frein d’urgence, tout s’écroule dans un fracas pré-hollywoodien au milieu de la foule hystérique, et Guy s’en sort alors que Bruno y reste. Il mentira jusqu’au bout, sans se repentir une seconde en mauvais larron, niant avoir le briquet et accusant Guy de l’accuser. Alors qu’il l’a dans la main, qui s’ouvre à son dernier soupir devant le flic qui comprend tout.

Le côté destinée, version protestante de la grâce innée ou du mal sans recours, est très fortement souligné dans ce film noir. Guy est la jeunesse championne, énergique et innocente – en bref l’Amérique juste après-guerre ; Bruno est la version décadente d’enfant gâté, pourri de l’intérieur, jaloux et paresseux, voué à détruire. Le pendant féminin est entre Anne, fille de riche mais non gâtée, amoureuse – et Myriam, dont la fêlure intime est révélée par le port de lunettes, qui veut jouir sans payer, égoïste et menée par le vagin.

Un thriller efficace qui n’a rien perdu de son mordant ni de son attrait. Je l’ai vu et revu régulièrement. En connaître la fin n’a aucune importance car ce qui compte est la progression tragique de la prédestination au mal.

DVD L’inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train), Alfred Hitchcock, 1951, avec Farley Granger, Robert Walker, Ruth Roman, Leo G Caroll, Warner Bros Entertainmenent France 2001, 1h39, €7,40 blu-ray €15,81 – avec version bis britannique, 2 mn de différence.

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Blue Jasmine de Woody Allen

Une insupportable pétasse (Cate Blanchett) envahit le spectateur dès la première scène en avion – en première classe. La prénommée Jeannette qui se fait appeler Jasmine par snobisme assomme sa voisine de son monologue psychotique sur sa vie passée de riche oisive tête de linotte. En fait, malgré le billet d’avion très cher de New York à San Francisco, ses bijoux, ses sacs Vuitton et son pourboire somptueux au taxi, la poulette est fauchée. Elle vient quémander auprès de sa demi-sœur l’hébergement après sa dépression, « le temps de se retourner ».

Rien de plus antagonistes que les deux sœurs. Autant la new-yorkaise blonde est égocentrée et futile, cachant son angoisse existentielle sous des dehors de grande bourgeoise artiste, autant l’autre, Ginger (Dally Hawkins) est brune, vive et pleine de bon sens. Autant Jeannette est ambitieuse, imitant sans personnalité et adoptant les rôles qui lui semblent requis au risque du boniment, rêvant du prince riche comme feu son mari et ne voulant d’enfants qu’adoptés, autant la san-franciscaine est réaliste, se contentant de ce qui est à sa portée, un emploi de vendeuse en supermarché et un mec dans le bâtiment ou meccano, avec deux garçons un peu gros et pas très beaux. Le snobisme bourgeois impérieux et futile ou la normalité – au risque de la vulgarité – est assumée avec bonne humeur. Le jour et la nuit : la vodka citron pour la blonde, le vin rouge ou la bière pour la brune.

Évidemment, rien ne va plus entre les deux sœurs de hasard. Dans le passé, Jasmine avait épousé un financier de haut vol qui gagnait des millions et envoyait son fils à Harvard, apaisant les éventuels scrupules de sa femme par des bracelets et des colliers, tout en sautant les autres filles qui passaient à sa portée. Devenu amoureux de l’ex baby-sitter, Hal (Alec Baldwin) a voulu divorcer. Crise de panique de la Jeannette larguée qui s’accroche à son mari et à son statut comme une huître à son rocher, incapable d’exister par elle-même. De rage, au lieu de consentir au divorce négocié qui lui aurait assuré une fortune, elle appelle le FBI pour dénoncer les malversations style pyramide de Ponzi qui ont permis à Hal (et à elle-même) de vivre sur un grand pied. Jasmine est coupable d’avoir conseillé à sa sœur Ginger et à son mari de l’époque Augie, qui venaient de gagner 200 000 $ au loto, de confier la somme à Hal pour investir dans des placements juteux « rapportant plus de 20 % par an ». Une démesure qui devrait alerter tout individu doué de raison lorsque l’inflation annuelle est à 2 %, mais la cupidité et l’ignorance sont les deux mamelles que tètent les escrocs à la Madoff. Hal, qui en est l’élève, est arrêté, il se suicide en prison ; son fils Danny (Alden Ehrenreich), qui faisait Harvard, interrompt ses études de finances ; il hait sa belle-mère et rompt tout contact avec elle. Jeannette a tout détruit de son château de cartes fortuné.

Elle ne peut que s’en prendre à elle-même et veut recommencer sa vie. Après avoir vendu des chaussures en boutique à ses anciennes invitées chics de Park Avenue, elle veut se lancer dans la décoration. Chili, l’amoureux de Ginger (Bobby Cannavale), que Jasmine a chassé de la maison alors qu’il devait s’établir en couple, l’aiguille sur le secrétariat médical d’un dentiste mais c’est trop vulgaire pour la fille. Elle finit cependant par consentir à ce poste qui demande de l’organisation et de l’écoute – ce qui est aux antipodes de sa personnalité et lui occasionne des migraines le soir.

Mais gagner de l’argent est indispensable pour prendre des cours de décoration. Ils sont moins chers en ligne mais, pour cela, il faut être à son aise dans le maniement d’un ordinateur. Il ne s’agit pas d’informatique mais de simple usage de bon sens. Jasmine prend donc des cours préalables dont elle ne comprend rien et qui ne lui servent à rien. D’autant que le dentiste lui fait des compliments de plus en plus pressants sur sa classe – les hommes sont toujours attirés par le snobisme des femmes, on ne sait pourquoi – et, après une pression plus physique que les autres, Jasmine quitte son emploi. Ginger est désespérée pour elle.

Dans la dèche mentale et économique, une amie des cours d’informatique propose à Jasmine d’aller avec elle à une fête « pour rencontrer du monde, et peut-être le prince charmant ». Encore un rêve qui débute et Jasmine s’empresse d’y aller, entraînant sa sœur qui veut bien s’amuser. Ginger y rencontre Alan (Louis C.K.), un ingénieur du son qui la fait vibrer et la baise plusieurs fois dans la soirée, insatiable, y compris plus tard sur le siège arrière de sa voiture (aux vitres teintées). Elle croit au grand amour et veut quitter Chili, « pas assez bien pour elle » selon Jeannette, sa demi-sœur qui détruit tout, mais il se révèle qu’Alan est marié et que sa femme Hellen sait tout ; ils ne doivent plus se voir et le rêve à deux s’interrompt.

Jasmine, quant à elle, rencontre Dwight (Peter Sasgaard), un riche diplomate qui va passer quatre ans en poste à Vienne avant de revenir à San Francisco, d’où il est originaire, pour se lancer en politique. Il vient de faire l’acquisition d’une belle villa en bord de mer avec des espaces intérieurs somptueux et une vue époustouflante. Jasmine, qui se présente comme décoratrice d’intérieure, veuve sans enfant d’un chirurgien décédé d’une crise cardiaque (que des mensonges pour mettre des talons aiguilles à son ego), paraît un beau parti pour le diplomate. Elle le séduit par son allure, ses compétences sociales et son tempérament artiste. Mais le rêve s’écroule une fois de plus pour la psychotique parce qu’elle a menti. Dans une rue chic de la ville, devant une vitrine de bagues en diamant pour les fiançailles, Jasmine se retrouve face à Augie (Andrew Dice Clay), l’ex-mari de Ginger ruiné par son mari Hal, qui lui rappelle crûment son passé. Le mari n’était pas chirurgien mais escroc, il n’est pas mort d’une crise cardiaque mais suicidé par pendaison, elle a un fils, même si ce n’est que son beau-fils qui ne veut plus la voir et s’est reconverti en vendeur de musique. Dwight rompt incontinent avec cette femme de carton-pâte. Le diplomate n’aime pas les apparences, il a soif d’authenticité.

Ginger se remet avec Chili, qui l’aime pour ce qu’elle est, alors que personne n’est capable d’aimer Jasmine, pas même ses neveux à qui elle inflige d’interminables monologues sur sa vie. Malgré la proposition finale de fête au champagne de Chili et Ginger, Jasmine retombée en Jeannette préfère la vodka brute et quitte la maison pour errer dans les rues. L’alcool et la folie l’accaparent progressivement, avec les rides et la déchéance qui viennent avec. Elle est seule, à jamais désespérément seule, à cause de son incapacité à s’accepter telle qu’elle est pour préférer le factice social.

Ce film féroce griffe sans pitié le snobisme new-yorkais des bourgeoises psychotique adonnées aux médicaments et à leur psy. Celles qui ne sont rien sans les attelles du social, sans un mari qui les entretient. En ces temps de féminisme radical, Woody Allen se venge des femelles qui voudraient bien mais ne peuvent pas. Des clampines, pas des copines.

DVD Blue Jasmine, Woody Allen, 2013, avec Cate Blanchett, Alec Baldwin, Sally Hawkins, Bobby Cannavale, Andrew Dice Clay, TF1 Studios 2014, 1h32, €6,90 blu-ray €10,14

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Gérard Apfeldorfer Les relations durables

Pour ce médecin psychiatre et psychothérapeute, l’amour–passion est un mythe romantique. L’essentiel des relations humaines est plutôt constitué par la séduction et par l’empathie. Les fondements du lien social sont de donner et de recevoir. Donnez oblige celui qui reçoit car le don ne peut se refuser sans faire injure et il rend nécessaire la contrepartie pour soutenir son honneur personnel. Les dons tissent donc les liens et permettent les alliances.

L’Occident dissimule ce comportement humain archaïque mais il subsiste. « Ce système de l’économie marchande est épatant : il autorise une liberté individuelle inouïe, jamais atteinte dans l’histoire des hommes. Mais, justement parce qu’il ne nécessite plus de se lier avec d’autres autrement que de façon superficielle pour obtenir des biens des services, ce système isole les individus les uns des autres. C’est bien pourquoi (…) nous avons aussi besoin de ce second système de relations humaines, bien plus archaïque, fondé sur le don et la dette, qui permet de tisser des liens sociaux durables » p.29.

Mais donner sans laisser le temps de donner en retour, trop donner et écraser l’autre de ses obligations, sont deux excès contreproductifs dans les relations sociales. À l’inverse, « est servile celui ou celle qui donne sans que la réciproque soit nécessaire » p.40. Chacun l’a entendu souvent dans les bureaux : « on ne lui a rien demandé, à celle-là », ou bien « il est trop poli pour être honnête, celui-là », ou « s’il est subitement gentil, c’est qu’il veut quelque chose ».

Le don suppose la liberté. C’est ainsi que la charité est plus valorisante que l’impôt. L’État contraignant « aboutit à un monde sans reconnaissance, dans lequel il n’existe que des droits. Un monde sans pitié » p.51. Volontaire, le don charitable relie les humains entre eux. « Les dons sont faits pour circuler. Celui qui reçoit devra donner un jour à son tour, lorsqu’il aura forci. Il ne paiera pas sa dette auprès des donateurs mais à d’autres qui seront dans le besoin (…). C’est en cela que le système du don et de la dette représente une chaîne temporelle entre individus, entre groupes sociaux, entre générations : ce système – contrairement à l’économie de marché dans lequel on est quitte à la fin de la transaction – fonde la continuité des relations humaines, les rend durables » p.52.

Le don est une psychothérapie qui permet de gagner sa propre estime ; il est aussi un entraînement aux habiletés sociales en apprenant à se faire estimer par les autres. « Une critique, un refus, un quelconque geste négatif vis-à-vis de quelqu’un, doivent être considérés comme des dons de valeur négative qui met en dette celui qui les fait » p.62. Toute critique exige compensation pour une bonne réception des messages sociaux. C’est pourquoi, « la spontanéité, l’expression personnelle tous azimuts de ses sentiments et de ses idées se fondent sur une négation de l’acte de communication et donc sur une négation de l’autre. Personne n’écoutant personne et tout le monde cherchant à exprimer ses pensées et les émotions qu’il ressent, on aboutit à un histrionisme généralisé » p.66. Pour communiquer, il faut avant tout écouter, sinon on parle, mais pour ne rien dire puisque l’autre ne reçoit pas.

Cette offrande sociale qui rend redevable ne fonctionne pas avec les « aliens » que sont les paranoïaques dans leur monde, ni avec les « sauvageons » pour lesquels ne réussit que « la tactique du dompteur » : ne pas montrer sa peur, veiller à être respecté. Nul n’est obligé à aimer. La réputation d’une personne tient à ce qu’elle est prévisible. « Lorsqu’on est civilisé, on fait preuve de civilité et on se préoccupe alors de l’effet de ces paroles et de ses actes sur ceux à qui on s’adresse. On veille à ne pas détruire la relation qu’on n’entretient avec eux, à ne pas ravager leur façon de se représenter le monde » p.77. Ce sont des banalités, mais toujours bonnes à dire.

La transparence totale n’est pas souhaitable selon l’auteur, se mettre à nu et agir comme si l’autre n’existait pas. « Se ménager la possibilité d’une vie intérieure, de préserver un jardin secret, une intimité (…). Mentir nécessite qu’on soit capable de se mettre mentalement à la place de l’autre et de voir les choses à sa façon, c’est-à-dire de faire preuve d’empathie, puis de construire une histoire, en mots ou par notre comportement, qui prenne sens pour lui et à laquelle il puisse adhérer » p.78. Le mensonge par empathie est un paradoxe un peu curieux, et sans exemple concret de mise en œuvre, mais pourquoi pas ? L’empathie est ce qui permet de percevoir le point de vue de l’autre. La sympathie est à l’inverse de partager les mêmes émotions. L’empathie comprend, la sympathie accompagne. Être séduit, c’est être détourné de soi-même, mais ce charme dure peu. Le pervers séduit pour manipuler les êtres humains comme des objets. L’histrion séduit parce qu’il ne parvient pas à établir une communication, il est trop fragile pour l’empathie.

Au total, voici un livre utile et sans jargon pour resituer les relations personnelles dans le cadre général des relations humaines. Cela vaut dans la vie de tous les jours comme en économie, en politique, en diplomatie. Le monde serait sans conteste plus humain si chacun prêt attention à l’autre ou le mettait fermement à l’écart, mais pour de bonnes raisons.

Assez mal écrit avec beaucoup de « on » impersonnels et tendant trop souvent vers l’abstraction historique et les références religieuses, ce livre manque d’exemples concrets de comportements adéquats. Mais il rappelle quelques évidences qu’il est bon de garder en mémoire : qu’il est utile de prêter attention aux autres au lieu d’accaparer l’attention, la parole, les désirs ; que communiquer n’est pas parler tout seul ou manifester, en attendant que l’autre se soumette comme si l’on proposait un produit irrésistible à vendre ; que l’empathie n’est pas la sympathie et que tout comprendre n’est pas tout pardonner.

Gérard Apfeldorfer, Les relations durables : amoureuses, amicales et professionnelles, 2004, Odile Jacob psychologie poche, 260 pages, €9,78 e-book Kindle €9.99

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Heat de Michael Mann

Avant le 11-Septembre, où les Yankees sont devenus fous, le cinéma d’action était à un sommet. Heat est non seulement remarquable par son découpage sans temps mort, mais aussi par le duel de deux monstres sacrés, le lieutenant de police Al Pacino et le braqueur virtuose Robert de Niro.

C’est ce dernier qui apparaît sympathique jusqu’au milieu du film. Puis intervient la fameuse rencontre du flic et du truand dans un café d’autoroute, sur l’initiative du flic insomniaque que sa bonne femme vient de vexer en baisant un homme chez elle puisqu’il n’est jamais là.

Les deux hommes se retrouvent en prédateurs, l’un pour le bien, l’autre pour le vol (qui est un mal relatif puisqu’il ne s’agit que de prendre aux financiers). Ils se respectent et chacun déclarent ne savoir bien faire que son métier. La scène dure six minutes et fait basculer le film en son milieu. Tout oppose les deux hommes, sauf leur destin qui est d’aller jusqu’au bout : le flic joue à la famille normale, marié trois fois et père d’une belle-fille en crise d’adolescence – mais il n’est jamais là ; le truand se veut seul mais pas solitaire, étant « capable de tout quitter en trente secondes si un flic se pointe à l’horizon » – mais il vient de tomber amoureux d’une jeunette rencontrée en librairie.

Hanna le flic apparaît honnête et humain ; McCauley le truand égoïste est capable de mentir à son aimée (mentir est le pire crime au pays de la transparence démocratique – encore que l’époque récente incite à nuancer…). Le spectateur alors choisit, même si le Pacino joue trop le Rital en excès, braillant dans la rue et engueulant ses hommes en grand chef mafieux, baisant sa femme avec ses deux médailles d’or ballotant au cou, grand guignol petit et toujours mal fagoté.

Ce sont ces destinées qui vont se rencontrer au moment ultime. Al Pacino dormirait tranquille si sa belle-fille n’était pas venue s’ouvrir les veines justement dans sa baignoire, le laissant éveillé et apte à consulter son pager, gonflé d’une colère contre le monde entier pour la vie injuste que lui font mener les truands. Robert De Niro irait couler des jours tranquilles aux îles Fidji si son démon particulier ne le poussait, alors qu’il se dirige vers l’aéroport muni de tout le viatique pour une nouvelle vie, à se venger du gros con nazi qui a fait foirer son récent braquage et qui a dénoncé son ultime coup de la banque, déclenchant une fusillade monstre dans les rues de Los Angeles. Un quart d’heure de trop… voilà ce qui lui a manqué. Le duel final sur les pistes de l’aéroport de Los Angeles la nuit est épique mais se termine par l’élimination de l’un d’entre eux. Pas de vainqueur, juste la vie – qui est tragique et choisit au hasard – et ne se perpétue que par les femmes qui restent sur le bord. Ou la lumière de Dieu, puisque les projecteurs s’allument à l’ultime moment pour que l’un tire d’abord en ayant vu l’ombre de l’autre.

Le bien, le mal, ne sont au fond que relatifs. Il y a de vraies ordures qui ne méritent pas le nom d’humains et qui peuvent être éliminés sans remord, tel Waingro (Kevin Gage), chevelu et barbu, croix gammée tatouée sur le sternum, tueur en série de putes de 15 à 17 ans et tueur des gardes du fourgon blindé lors du premier braquage. Pour les autres, ils ont tous leur faille, tel Chris (Val Kilmer), amoureux fou de sa blonde plus intéressée par le fric que par l’aventure (Ashley Judd), écartelée entre balancer ou élever son fils, mais qui ne trahira pas son mec en coopérant avec les flics puis en faisant discrètement signe à Chris de filer au moment où il va être appréhendé. Les braqueurs ne volent pas les petites gens mais les financiers voleurs, ils ne tuent pas le quidam mais seulement les flics et les méchants. Sauf qu’une erreur de casting leur a fait engager Waingro le psychopathe au dernier moment et que ce démon a tout fait foirer. Tout. Comme si le Diable biblique en personne s’en était mêlé, ce qui n’est probablement pas par hasard, tant les Yankees sont imbibés de Bible et profondément superstitieux du diable et du bon dieu.

Mais ça marche. J’ai vu trois fois le film et je le trouve envoûtant à chaque fois.

DVD Heat de Michael Mann, 1995, avec Al Pacino, Robert De Niro, Danny Trejo, Val Kilmer, Jon Voight, Tom Sizemore, 20th Century Fox 2017, 2h43, standard €8.32 blu-ray €11.99

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Désert

La « crise » est certes économique puisque le numérique bouleverse tous les processus de production. Elle est évidemment sociale puisque le système de redistribution est à bout de souffle, prélevant trop et ne redonnant jamais assez pour toutes les quémandes. Elle est politique puisque toute confiance envers les dirigeants a quasiment disparue et que les seuls qui s’en sortent sont ceux qui mentent le plus effrontément, promettant la lune aux imbéciles qui les croient (Trump et les mineurs de charbons, les brexiteurs excités avec la fortune économisée par la sortie de l’UE, la Le Pen et son n’importe quoi complotiste sur tout sujet qui passe à sa portée…) Mais la crise est surtout spirituelle par manque de sens. Oh, certes, les naïfs soixantuitards qui partaient en Inde pour trouver « la Vérité » ne sont plus la majorité, mais ceux qui veulent « une autre société » ou « qu’un autre monde soit possible » ne manquent pas. Sans jamais s’entendre et ne discutant sans fin à la fortune du pot, la convivialité d’être ensemble suffisant à être heureux momentanément sans déboucher sur un projet. Et chacun sait qu’un pot est tout ce qu’il y a de plus sourd.

L’égalitarisme revendiqué jusqu’à plus soif est un extrémisme comme un autre. Si on le mène jusqu’au bout, il va jusqu’au libertariens américains, forme d’anarchistes riches du chacun pour soi où l’on se bâtit soi-même (self-made) et où l’homme est un loup pour l’homme (le Colt à la main ou « le droit » si vous êtes capables de payer une armée d’avocats compétents). Cet égalitarisme, venu du christianisme plus que de la Bible qui connaissait le Père tout-puissant et la hiérarchie des rois et prêtres, a été avivé par la révolution bourgeoise et « accompli » (donc poussé à l’absurde) par les révolutions populaires inspirées par le marxisme. Elles ont échoué, comme chacun sait. Une économie ne se réduit pas à l’administration des choses comme le croyait Lénine pour qui la société devait fonctionner « sur le modèle de la Poste ». Le Grand bond en avant maoïste a été une lamentable régression qui a engendré famine et millions de morts avant que la Révolution baptisée « culturelle » fasse du non-savoir des brutes l’alpha et l’oméga de l’obéissance au Parti dirigé par le seul Grand timonier…. qui a fini par crever, comme la biologie l’exige, libérant la société et les forces entrepreneuriales du commerce et de l’initiative.

Le Parti tient la société et impose la morale traditionnelle issue de Confucius en Chine ; Poutine fait de même avec l’Eglise orthodoxe en Russie ; Israël a le droit de la Bible et les Etats-Unis se croient encore une vocation de nouveau monde élu pour construire la Cité de Dieu pour l’humanité entière. Que reste-t-il en Europe ? Le seul idéal (donc inatteignable) de la société marchande pour laquelle chacun est un consommateur lambda – d’autant plus consommateur que lambda – apte à être manipulé par les modes et la foule qui décrète le qu’en dira-t-on.

Nous sommes passés du laisser-passer mercantiliste au laisser-faire libéral et jusqu’au rousseauisme pour qui la société (toute) société est oppressive, toute éducation une contrainte et toute connaissance (même le savoir scientifique) un colonialisme. Dans cet état d’esprit, le sujet est économique, pas politique ni ethnique. L’individu est premier, monade autonome donc universelle qui peut s’installer partout et être chez lui nulle part. Le globish remplace les langues nationales (même en Europe d’où les Anglais vont partir !), le calcul égoïste est la seule relation politique et la culture se réduit aux vogues des pubs, des réseaux sociaux et des séries télé.

Exit la communauté, l’histoire, le sacré – sauf à les utiliser pour exiger un égalitarisme des « droits » encore plus absolu. La politique nationale se réduit à la bureaucratie, la loi aux textes abscons de technocrates et les décideurs deviennent administrateurs : en témoigne la machine européenne, experte à pondre des règlements juridiques mais inapte à susciter enthousiasme et élan, même contre les ennemis économiques que sont Américains et Chinois, qui seront bientôt ennemis politiques par leur impérialisme insidieux mais obstiné. Les derniers grands politiques français furent de Gaulle et Mitterrand, avec Sarkozy en sursaut durant la crise financière et durant la crise avec les Russes en Géorgie. Entre temps et depuis : rien. Même Macron, qui promettait, navigue à vue.

La seule philosophie est l’enrichissez-vous du bourgeois. Sauf que la richesse se fait rare comme en témoignent les gilets jaunes qui n’en peuvent plus des fins de mois, et le niveau de prélèvements obligatoire en France qui atteint des sommets : toujours plus d’argent pour de moins en moins de revenus ! La seule morale est celle du « pas plus que moi » de l’égalitarisme jaloux et « que personne n’obtienne si je n’obtiens pas aussi ». En contrepartie de quoi ? De rien : c’est « un droit », comme de vivre et de respirer, c’est tout. Et qui paye ? Forcément « les riches », ceux qui ont plus. Pourquoi ont-ils plus ? Parce qu’ils ont mieux travaillé à l’école, ont persévéré dans l’effort ou ont quelques talents différents du commun des mortels. Mais ce qu’on accepte des footeux et des stars apparaît intolérable chez les entrepreneurs créateurs de biens ou les bêtes à concours reconnus aptes à diriger.

Il s’agit de profiter plutôt que de donner, de jouir et posséder plutôt que de bâtir ensemble. Le bobo sera nomade ou ne sera rien ; il sera colonisé de l’intérieur ou sera éliminé dans le lumpenproletariat du précaire et de l’assistanat réduit au minimum. Comme aux Etats-Unis où on le laisse dans sa mouise – comme en Chine où on le qualifie d’asocial avant de le rééduquer en camp spécialisé. Big Brother aura gagné dans les filets de Matrix.

Les remèdes ?

Les religions ? (et elles reviennent en force, encore plus obscurantistes, intégristes, autoritaires). Mais la majorité les craint – avec raison, au vu de l’intolérance et de l’hypocrisie dont elles font preuve. On a déjà donné avec l’Eglise catholique et avec l’islam Wahhabite ; même la religion hébraïque montre de quoi elle est capable avec les Palestiniens.

La nation ? Elle n’a plus guère de sens dès lors que le monde des réseaux est globalisé, l’univers économique interdépendant et que « les alliés » sont les pires ennemis (USA de Trump et amendes records aux entreprises pour viol de la loi purement américaine ; Brexit de nos plus proches voisins qui préfèrent s’isoler ; refus du commun par certains pays européens qui ne veulent pas avancer).

Le retour à une certaine forme de féodalisme, comme lors de toutes crises ? C’est un processus peut-être en cours, si l’on considère que des « tribus » se forment sur les réseaux et s’agglutinent en bandes qui ne reconnaissent qu’un seul gourou, s’opposant à tous les autres dans une sorte de guerre civile froide que seuls quelques excités qui mériteraient des opposants physiques à leur mesure poussent jusque dans la rue lors des samedis jaunes. La lutte des casses a remplacé la lutte des classes puisque les classes ont quasi disparu : tout le monde est devenu bourgeois, sauf les immigrés de fraîche date qui ne savent pas encore ce que c’est mais sont venus justement pour « gagner » et acquérir.

Alors le monde nouveau ? Sera-t-il celui des fermes autonomes peuplées d’écologistes intégristes, protégés de hauts murs (et sachant tirer) du rêve libertarien américain ? Celui des bidonvilles de Calcutta face aux quartiers aérés des très riches qui vivent entre eux ? Celui de la partition des régions et communes libres battant monnaie locale et exigeant une solidarité communautaire sous peine d’exclusion ? Le socialisme est mort, la Nuit debout n’a pas vu le jour et les gilets jaunes ne réfléchissent pas mais tournent en rond ou cassent la baraque. Il ne reste au fond plus guère que Macron…

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L’enfant d’en haut d’Ursula Meier

Ce film franco-suisse conte une histoire de frontières ; il est même borderline. Il se situe côté suisse mais les amants de Louise (Léa Seydoux) sont immatriculés en Haute-Savoie et les skieurs de la station d’altitude ont de multiples nationalités. Simon (Kacey Mottet Klein, 13 ans au tournage) doit dire que Louise est sa sœur alors qu’elle est sa mère. Le couple vit en copains, elle froide et égocentrée, lui quémandeur d’affection et débrouillard. Drôle de relations parent-enfant…

L’égalité est la règle, chacun pour soi, Louise comme Simon est entrepreneur de sa propre vie dans l’ultralibéralisme inconscient de la Suisse contemporaine, plus égoïste conservateur que conquérant. La mère, 27 ans, n’est pas une mère mais une étiquette adulte qui permet à l’enfant de 12 ans de subsister – dans une tour de banlieue de cité industrielle au fond de la vallée ; ni une travailleuse puisqu’elle en a vite « marre de son patron » ou de son boulot et se retrouve au chômage, obligée de trouver des mecs pour « sortir » le soir et coucher un peu. Le fils n’est pas un fils mais une pièce rapportée qui occupe provisoirement le salon, un déjà jeune homme qui doit gagner sa vie tout seul dans un monde brutal. Il vole des équipements dans la station et les revend au quart du prix.

Le climat affectif est celui de l’ambivalent amour-haine : Simon a été « gardé » par Louise enceinte à 15 ans qui aime, on le verra, soigner les bébés – mais le fils est une « gêne » pour vivre sa vie de jeune fille d’amant en amant. Le fils-frère souffre de ne pas être pris dans les bras et aimé comme un rejeton ; il regarde avec envie une mère anglaise (Gillian Anderson) qui caresse de crème douce le visage de ses deux enfants et les accompagne au ski – lui n’a jamais fait de ski. Il n’a pas de modèle, ni télé, ni Internet, ni téléphone mobile ; il est pauvre mais surtout en marge, dans la zone ; il ne connait de la mondialisation que les riches oisifs qui s’amusent et les marques de lunettes « américaines », de skis haut de gamme et d’anoraks à la mode. Il n’est pas impliqué, seulement intermédiaire – une autre frontière.

Il cherche à copiner avec les cuisiniers de la station, à faire des affaires mais surtout à les regarder vivre, jusque dans la douche, tentant même de partir travailler avec eux lorsque la saison ferme le restaurant d’altitude. A la frontière (encore une) entre enfance et adolescence, il veut se montrer viril comme son amant aux yeux de sa mère en se mettant volontiers torse nu comme lui et en luttant avec elle pour la dominer. Ambigu, il effectue aussi une danse de séduction à moitié nu devant son complice en affaires anglais des cuisines (Martin Compston) qui le fait ramper dans un orifice anal pour cacher les skis volés.

Il ne sait pas où il en est, ne voit pas les limites, il manque de tout repère.

Voler est anodin puisque les skieurs sont riches et en vacances ; ils n’en sont pas à ça près. Il va jusqu’à enrôler un « bébé » de 10 ans pour voler les skis d’enfant, mais le cuisinier anglais là-haut le recadre cette fois virilement.

Mentir est anodin puisque cela permet d’avoir des relations sociales et de mettre de l’huile dans les rouages. La vérité fait mal, Simon le sent lorsque, jaloux, il dit à l’amant français (Yann Trégouët) que Louise n’est pas sa sœur mais sa mère : l’homme les jette. Aussi déclare-t-il s’appeler Julien à la maman anglaise et que ses parents possèdent un hôtel. Il le regrette lorsqu’il la revoit à son départ du chalet qu’elle a loué, et qu’il l’étreint pour se faire pardonner… avant de voler sa montre dans la salle de bain. Cette fois, c’est Louise qui dit la vérité et lui fait mal devant l’autre. Un prêté pour un rendu.

Ces deux-là sont liés l’un à l’autre mais ne veulent pas l’accepter. Louise va se saouler avec l’argent que Simon lui a donné pour coucher auprès d’elle, en quête d’une affection qu’elle ne peut ou ne veut lui donner, et son fils la remonte dans son lit avec les enfants de la tour lorsqu’il la trouve gisant par terre. Simon part tout seul là-haut, bien que la station ferme, pour tenter de faire sa vie en indépendant ; mais elle ne peut l’abandonner, malgré qu’elle en ait, et lui ne peut travailler comme un homme et pleure sur son enfance trop dure qui dure. La dernière scène où les télécabines se croisent, lui redescendant vers elle et elle montant vers lui, est le symbole de leurs relations jamais ajustées.

Le spectateur se dit que c’est l’époque des vacances de printemps, que la vie va reprendre son cours « normal » avec école pour Simon et boulot pour Louise, que de toute façon voler ne peut durer sans se faire prendre, surtout en Suisse où chacun surveille tout le monde et fait volontiers des leçons de morale. Mais nous sommes une fois de plus à la frontière d’un temps suspendu et vacant qui permet aux liens de se révéler dans leur cruelle vérité.

Drame de notre époque, de son idéologie mortifère, de la revendication d’égalité poussée à l’absurde et de la construction solitaire de soi exigée du système. A voir pour ce message d’une frontière d’époque, avant le basculement vers une réaction idéologique ou un suicide social.

A voir aussi pour les acteurs principaux, une Léa Seydoux indifférente mais attachée, un Kacey Mottet Klein dégourdi et narcissique de son corps, en semi adolescent déjà.

DVD L’enfant d’en haut, Ursula Meier, 2011, avec Kacey Mottet Klein, Léa Seydoux, Martin, Gillian Anderson, François Santucci, Damien Boisseau, Yann Trégouët, Jean-François Stévenin, Diaphana 2012, 1h35, €13.49 a

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Harry Wu, Retour au laogai

Né en 1937, le catholique chinois Wu Hongda est mis en prison en 1960 pour avoir obéi au président Mao et fait s’épanouir cents fleurs : c’était un piège, la dissidence des opinions reste bannie en Chine depuis des millénaires et encourager la critique individuelle permettait au sadique Timonier de débusquer les « ennemis du peuple » (autrement dit les siens). Celui qui prendra le nom d’Harry a 23 ans.

Il passera 19 ans dans les camps, bien que condamné à « seulement » trois ans de prison, sa « rééducation » ne cessant d’être prolongée… Ce n’est qu’à la mort du dictateur rouge, en 1979, qu’il sera libéré, à 42 ans, sa vie irrémédiablement gâchée. Il n’aura dès lors de cesse de dénoncer au monde l’univers carcéral chinois, son conformisme au risque du goulag, son inspiration tyrannique auprès de Staline. Ce livre, paru en 1996, juste après son « expulsion » de Chine où il avait filmé les camps et les hôpitaux où sont prélevés des organes destinés aux greffes sur des prisonniers encore vivants ou tués pour la circonstance, est une forme de publicité démocratique. Elle est rendue possible par l’influence de la chaîne CNN, avant l’Internet et « les réseaux sociaux ».

La Chine, comme toutes les dictatures, sait qu’elle doit désormais compter sur la mise au jour instantanée et universelle de ses malversations en termes de droits de l’homme. D’où sa contestation de biais desdits « droits », au nom de leur conception trop occidentale. Le collectivisme ne serait-il pas lui aussi un « droit » humain, même s’il n’est pas individuel mais communautaire ?

Harry Wu s’est converti aux valeurs américaines et juge ses ex-compatriotes à l’aune de son nouveau pays. Mais plus de vingt ans ont passés depuis l’écriture de ce livre et, si le système carcéral chinois demeure, il semble moins fourni et vise moins à la rééducation idéologique. Il s’agit plutôt de mettre à l’ombre des dissidents avérés et des contestataires potentiels tout en les faisant contribuer au travail collectif. Le « droit » au sens occidental continue de ne pas exister, l’individu étant nié au profit de la famille et de la communauté, voire de la « patrie » han.

En visitant Dachau, Harry Wu avise la devise qui surmontait l’entrée du camp de la mort : « Le travail rend libre ». « Vous êtes sûrs ? fis-je abasourdi. En Chine, le slogan de nos camps, c’était : « Le travail bâtit une vie nouvelle » p.225. Ce n’est au fond pas très différent, puisque toutes les sociétés totalitaires se ressemblent. Mais cela nous permet de comprendre la coercition absolue qu’une société peut exercer sur sa population.

Ecrit à l’américaine comme un document vécu, ce livre rappelle combien la Chine reste peu ouverte au monde, autoritaire et tyrannique envers ses citoyens, prête à exploiter sa main d’œuvre prisonnière et à mentir sans vergogne à tout étranger. Trop orgueilleuse pour consentir à adopter des manières « universelles », elle impose ses propres valeurs comme toute nation sûre d’elle-même le fait naturellement. Mais ce qui paraissait un scandale absolu du temps de la présidence Clinton apparaît sous la présidence Trump comme d’un réalisme criant : le bouffon de l’immobilier ne pratique-t-il pas le même cynisme et le droit du plus fort à la chinoise ?

Harry Wu a été naturalisé américain en 1994 et est mort à 79 ans en 2016, hanté toute sa vie durant par l’expérience des camps.

Harry Wu, Retour au laogai – La vérité sur les camps de la mort dans la Chine d’aujourd’hui, 1996, Belfond 2004, 360 pages, €20.90

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Albert Camus, Caligula

Commencée en 1938 après l’éblouissement de Suétone en classe de Première, la pièce a été mûrie durant les années de guerre. Elle fait partie de la trilogie des « trois absurdes », dont le roman ‘L’Etranger’ et l’essai ‘Le mythe de Sisyphe constituaient les premières publications.

Pour Camus, il importe de ne pas croire : ni en l’idéal, ni en l’au-delà. Tel est l’absurde de l’existence. Faut-il pour cela renoncer à la vie ? Que non pas ! L’énergie vitale se suffit à elle-même pour réaliser pleinement sa condition d’homme réel. Telle est la révolte prônée par l’auteur, mouvement personnel pour exister dans le vrai, attitude qui rejoint en partie l’Existentialisme du temps sans en avoir l’esprit de système. Reste la troisième phase du mouvement de la pensée, vers l’amour. Non pas l’amour à l’eau de rose des magazines ou des bonnes sœurs, mais l’amour vital, l’appétit pour l’existence parce qu’elle est la seule que nous ayons et qu’elle est éphémère, l’amor fati de Nietzsche, ce grand « oui » à la vie. Devenir comme un enfant après avoir été chameau (absurde) puis lion (révolté).

Caligula, élevé parmi les militaires, devient empereur romain à 25 ans. Sa sœur préférée Drusilla meurt, qu’il avait déflorée quand il était encore enfant. Cette absurdité le désespère ; il balance les convenances. « Cet empereur était parfait. – Oui, il était comme il faut : scrupuleux et sans expérience » I,1. Il devient créateur par révolte, au grand dam des élites : « Un empereur artiste, ce n’est pas concevable. Nous en avons eu un ou deux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout. Mais les autres ont eu le bon goût de rester des fonctionnaires » I,2. Toute allusion à un quelconque dirigeant d’aujourd’hui serait purement fortuite.

Caligula se révolte contre l’absurde. «  C’est que tout, autour de moi est mensonge, et moi je veux qu’on vive dans la vérité ! » I,4. Il fait enseigner « la vérité de ce monde qui est de n’en point avoir » III,2. « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux (…) – Et c’est cela le blasphème, Caïus. – Non, Scipion, c’est de l’art dramatique ! » III,2. Le storytelling n’est pas d’invention récente… Toute révolte est création, mais création contre le convenu, l’illusion, l’idéal. « Je n’aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges » I,10 (à quoi ça sert à une guichetière d’avoir étudié ‘La princesse de Clèves’ ?). « Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté » I,10. Or, le créateur est rarement compris : il n’est pas comme les autres ; ni imbu du ‘principe de précaution’. Cherea est le patricien raisonnable qui s’oppose à Caligula. «  J’ai envie de vivre et d’être heureux. Je crois qu’on ne peut être ni l’un ni l’autre en poussant l’absurde dans toutes ses conséquences. (…) Caligula – Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure. Cherea – Je crois qu’il y a des actions qui sont plus belles que d’autres » III,6.

Caligula va-t-il accepter son destin d’empereur et l’aimer ? Non, il ne le peut pas, et c’est là qu’il devient un homme négatif, trop faible, en prise avec ses démons. L’un d’eux est « la logique », cet orgueil sans amour, cette raison pure attirée vers le délire. Lui voudrait « la lune » et que « l’impossible soit possible ». Voilà ce qui serait important. Or en politique, à en croire les spécialistes, « tout est important : les finances, la moralité publique, la politique extérieure, l’approvisionnement de l’armée et les lois agraires ! Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied : la grandeur de Rome et tes crises d’arthritismes » I,7. Poussons donc jusqu’au bout cette logique occidentale binaire, scientiste, positiviste : « Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. (…) et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J’exterminerai les contradicteurs et les contradictions » I,9. La pique contre le capitalisme de la seule rentabilité est là ; mais aussi celle contre le marxisme et son explication totale du monde ; tout comme celle des volontaristes jacobins pour qui tout est politique et yaka imposer.

La prétention « scientifique » à dire la Vérité positive et à « résoudre les contradictions » est contenue dans les déclarations de l’empereur délirant. [Ce monde] « ma volonté est de le changer, je ferai à ce siècle le don de l’égalité » I,11. Tout juste ce que diront Marx et Engels dans ‘Le Manifeste’. Camus qui avait adhéré au PC algérien en 1935 le quittait en 1937 pour dogmatisme et indifférence tactique au colonialisme, époque où il commence Caligula.

Dès lors, l’empereur romain Caligula prend les traits de Staline (ou d’Hitler). Exiger l’impossible fait périr les hommes. Nul ne s’en rend compte, il faut « attendre que cette logique soit devenue démence » II,2. « Honnêteté, respectabilité, qu’en-dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur » II,5. Or nul ne peut être libre contre les autres. Le jeune Scipion (17 ans), le double positif de Caligula et porte-parole de Camus jeune, le dit au dictateur. Comme Camus, il a perdu son père, tué par l’Etat Léviathan ; mais il n’en veut pas au destin, il comprend le tyran puisque tout le monde le laisse faire. La liberté s’avance collective, ou bien elle dégénère en tyrannie personnelle – quelles que soient les « bonnes » intentions initiales. « Cherea – J’ai le goût et le besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme moi » III,6. « Il [Caligula] force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser » IV,4. Le contraire des vaches ruminantes au chaud dans leur étable comme le disait Nietzsche des bons bourgeois repus de son temps. Le contraire des résignés gris des pays de l’Est, diront les dissidents.

Qui va se révolter, « poser un acte » ? Les jacteurs, les intellos, les bons bourgeois ? Évidemment pas, ils sont eux aussi constamment dans la posture, le théâtre, l’art dramatique. Hélicon, esclave affranchi par Caligula, les critique vertement : « Vous, les vertueux (…) ceux qui n’ont jamais rien souffert ni risqué. J’ai les drapés nobles mais l’usure au cœur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges ? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d’amour (…) sans même savoir que vous avez menti toute votre vie… » IV,6.

Caligula périra, mais moins par la révolte positive et courageuse que par la lâcheté de l’immonde bêtise. Celle que Flaubert fustigeait dans ses écrits, la courte vue des vaniteux offensés. Caligula : « la bêtise (…) Elle est meurtrière lorsqu’elle se juge offensée. (…) Les autres, ceux que j’ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre leur vanité » IV,13. Albert Camus était bien de son temps, à décliner ainsi l’absurde du métro-boulot-dodo (L’Etranger), les raisons de vivre sans Dieu biblique ni foi marxiste (Le mythe de Sisyphe), et les dérives délirantes du pouvoir absolu (Caligula). En effet : où est l’homme, dans tout ça ?

Albert Camus, Caligula suivi du Malentendu, 1945, Folio, 5.89€

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Démagogie sur l’Europe

Article repris par Medium4You.

Le cas grec est symptomatique de la cacophonie européenne. Il n’y a pas de pilote dans l’avion, pas d’avenir rêvé ni d’édifice solide. Il est loin le temps de Jacques Delors… Certains disent qu’à 27 l’Europe est ingérable, qu’à 16 (bientôt 17) la zone euro est mosaïque. Oui mais elle est une construction qui avance, pas à pas, poussée par les crises. Nous sommes en plein dedans : l’Europe va-t-elle avancer une fois encore ou éclater ? Chacun selon son tempérament verra le verre à moitié plein ou à moitié vide. Je me situe parmi les optimistes… ou plutôt parmi les réalistes : que serait le petit pays France dans le monde globalisé ? Nous ne pouvons exister qu’au travers de l’Europe, peser sur le destin du monde par le droit, la diplomatie, l’économie et la monnaie que par l’Europe. A condition que celle-ci parle d’une voix homogène, pas chacun dans son coin.

Or, sur le cas grec, chacun y va de sa tirade. Les politiciens à courte vue ne parlent qu’à leurs électeurs locaux, sans souci des nouveaux moyens de communication mondialisés. Les politiciens imbus d’eux-mêmes croient disposer de tous pouvoirs pour étrangler qui ils veulent, dont ces « marchés » dont ils font le bouc émissaire commode sans savoir qui ils sont. Les politiciens agissent comme des pantins d’un théâtre qui les dépasse, archaïque et histrion. Pendant ce temps, nul ne veut plus prêter d’argent à la Grèce, ses politiciens ayant menti pour entrer dans l’Europe, menti sur les réformes, menti à leur peuple en garantissant leurs zacquis. Ces zacquis, il faut bien reconnaître qu’ils ont été volés, fondés sur la fraude fiscale, les passe-droits, les prébendes d’État endetté. Tout cela en bénéficiant d’un euro fort à l’extérieur et d’un crédit à faible taux sous le parapluie de la Banque centrale européenne. Le reste du monde dit maintenant : « Rendez l’argent », au moins faites ce qu’il faut pour rembourser.

Le peuple grec dit « cépanou » mais les politiciens qui ont favorisé les riches. Ce à quoi on peut leur rétorquer : conservateurs et socialistes confondus, qui les a élus ? Qui les a contrôlés ? Qui a profité de l’euro fort et de la liberté de circulation des hommes et des capitaux dans l’espace européen pour travailler ailleurs, planquer ses capitaux ailleurs, investir ailleurs qu’en Grèce même ?

Les politiciens grecs disent « cépanou » mais les précédents au pouvoir, le système, les traditions, les électeurs, l’absence de contrôle européen fiable. Dommage pour eux, le système ne veut plus leur prêter à moins de 18% l’an, les traditions explosent parce qu’Internet permet de comparer avec les autres pays, les électeurs ne sont pas d’accord pour voir leur niveau de vie baisser d’un tiers brutalement et l’Europe se préoccupe enfin d’organisation et de surveillance.

Les technocrates européens disent « cépanou » mais les politiciens qui ont voulu que la Grèce entre dans l’Union européenne, Giscard en tête, et même dans l’euro, Kohl-Mitterrand en tête. Cela pour que les Français et les Allemands puissent passer leurs vacances en euro sur les plages du club Med. L’effet monnaie unique a conforté la Grèce dans sa gabegie, la technocratie de Bruxelles étant censée surveiller les finances pour la convergence. Il n’en a rien été évidemment et c’est lorsque le feu prend à la maison qu’on distingue une maison de paille d’une maison de pierre.

Les politiciens européens ne disent rien, eux qui sont élus pour cela. Ils préfèrent leur théâtre pour Gaza ou contre le nucléaire. C’est loin Gaza, c’est lointain le nucléaire. Se poser en moraliste sur le lointain est moins risqué politiquement que sur le proche grec, n’est-ce pas ? Quel courage !

Les politiciens nationaux font alors leur petite danse du ventre électorale puisque des législatives approchent en 2012 pour beaucoup de pays de la zone. Il s’agit toujours de préserver les zacquis locaux et de faire payer les autres, rien de nouveau en politique. Tant pis pour l’Europe et pour l’avenir : seul compte le pouvoir ici et maintenant ! Ce pourquoi je reste persuadé que la politique médiatique (celle d’aujourd’hui, pas celle de toujours) est un travail de mensonge et de manipulation, un théâtre où la réalité a peu de chance de s’imposer… sauf par le global.

Car le global, pour le meilleur comme pour le pire, s’impose à nous au XXIe siècle.

Le climat exige, la limitation des ressources empêche, la communication instantanée oblige, les marchés financiers prêtent ou pas. Les politiciens dans leurs petits coins ne peuvent plus dire impunément n’importe quoi : ils sont surveillés par toute la planète. Qu’ils disent « l’Allemagne paiera » et les marchés dévissent, car personne de sensé ne peut croire que les Allemands travailleurs et précis vont payer pour les je-m’en-foutistes grecs, italiens ou (un jour ?) français. Car les Français sont en déficit public depuis 35 ans, tout le monde le sait. Les Allemands aussi subissent l’euro fort et la concurrence asiatique : leur industrie s’en sort-elle si mal ? Ils travaillent même moins que les Grecs, selon une étude de Patrick Artus. Pourquoi ce qui leur est possible ne se serait-il pas pas aux Grecs ou aux Français ?

Il est facile de dire « les marchés » pour les accuser de tous les maux. Mais qui sont « les marchés » ? Ce sont les fonds de pension des retraités californiens ou hollandais, les veuves écossaises et celle de Carpentras, les réserves des collectivités locales comme la ville de Saint-Denis ou le département des Charentes, l’assurance-vie de Monsieur pour ses vieux jours, ou de Madame en réversion, faute de retraite suffisante.

Ce sont aussi « les spéculateurs », mais il y a là encore du monde très différent : les entreprises pour couvrir leurs risques de change ou de prix des matières premières, les peutizépargnangnans qui « jouent » en bourse via les trackers ou les hedge funds, les gros capitaux qui vont au plus offrant, les escrocs comme… non justement pas comme Madof, qui n’a jamais rien investi, payant les intérêts des anciens avec les capitaux des nouveaux. Quand on critique « les marchés », il faut préciser les spéculateurs à la seconde – pas les autres. Mais la démagogie se mêle à l’ignorance pour accuser en bloc : ça fait toujours bien sur les estrades.

Donc quittons l’euro, instaurons le protectionnisme, fermons les frontières aux produits à bas coûts payés par l’exploitation du peuple et de l’environnement, faisons payer les riches. C’est ce que réclament les Le Pen, Dupont-Aignan et Mélenchon, jamais à court de populisme. Nous l’avons dit plus haut, c’est facile, la politique : promettre la lune, garantir à chacun ses zacquis et faire toujours payer les autres. Tout cela en appelant au peuple, bien sûr, tous les tyrans ont toujours agi au nom du peuple qui les acclamait…

Facile à dire, difficile à faire. Car il s’agit de changer de système complètement :

  • juridiquement, diplomatiquement et militairement se retrouver tout nu sans l’Europe,
  • dévaluer brutalement le pouvoir d’achat et faire exploser la dette extérieure,
  • voir chuter nos exportations par rétorsion des pays lésés par notre protectionnisme,
  • laisser piller notre technologie par espionnage plutôt que par contrats devenus impossibles,
  • encourager la fuite des cerveaux vers des cieux plus favorables à l’innovation récompensée…

Simple : yaka interdire les exportations de capitaux et la circulation des gens, yaka nationaliser les banques, yaka créer des emplois de fonctionnaires, yaka consommer local. Certes, c’était le monde avant 1945… Les Français étaient à plus de 70% ruraux, gagnaient leur survie dans leurs champs et avec leurs bêtes, mangeaient bio et beaucoup, mourraient gros et vingt ans avant l’espérance d’aujourd’hui, ne possédaient pour épargne qu’un livret A dès la naissance (et les terres des parents) et aucun des gadgets électroniques de la modernité. On a vu comment cela s’est terminé : par une bonne guerre où le plus fort industriellement et moralement l’a emporté. Des communistes sont devenus fascistes, des socialistes ont voté les pleins pouvoirs au vieux conservateur-maréchal, des bourgeois bien français ont collaboré, le peuple a fait le gros dos, toujours en faveur de qui gagne.

Mais oui, c’étaient les années trente. Cela vous dit-il quelque chose ?

L’Europe accouche toujours dans la douleur. Malgré les démagogues histrions, focalisés sur leur seul petit pouvoir local égoïste.

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