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Giacometti et Ravenne, Conjuration Casanova

Les auteurs sont écrivains et mettent en commun leurs connaissances pour écrire des thrillers. Le premier a été journaliste d’investigation économique et a enquêté sur la franc-maçonnerie à la fin des années 1990. le second est franc-maçon et étudie les manuscrits. Ils veulent tous deux nettoyer l’obédience des rites folkloriques et des fantasmes complotistes sur le sujet. Ce pourquoi les amis d’adolescence poursuivent depuis 2005 une série qui met en scène un commissaire franc-maçon, Antoine Marcas.

Le ministre de la Culture découvre au matin dans son lit sa maîtresse morte. Aucune plaie apparente, lui ne se souvient de rien. En fait, elle est morte d’extase, de sexe un firmament. Il l’aimait d’amour fou, de son corps, de son cœur, de son âme, et il en devient fou. Il est interné dans une clinique privée de la région parisienne où sont mis au vert les politiciens surmenés. Le commissaire Marcas est chargé de l’enquête car il ne faut pas faire de vague. Le ministre est en effet franc-maçon.

Dans le même temps, une jeune femme près de Cefalu en Sicile réchappe d’un bûcher allumé par leur gourou de la Magia Erotica tirée des œuvres écrites et de chair de Giacomo Casanova. Anaïs avait suivi ce beau-parleur riche au goût exquis, qui savait parler de l’amour comme un accomplissement. Mais pour aller au bout de la chair, une fois les êtres appariés, il était nécessaires de les unir dans l’éternité de la mort, donc de les brûler tout vifs. La jeune femme en a réchappé par miracle, mais pour combien de temps ? Car le Maître ne lâche jamais sa proie, il lui faut accomplir le grand œuvre. En attendant, elle est séduite par le jeune Sicilien qui parle français, dont elle voit le torse nu svelte et musclé dans la vigueur de ses 18 ans lorsqu’il change de chemise, et elle s’offre à lui sur le capot de sa Fiat alors qu’il la conduit à l’aéroport de Palerme pour fuir la Sicile. C’est chaud, comme l’amour et le feu.

Il a pour cela acquis un manuscrit rarissime de Casanova, qui vient de passer en vente à Paris pour une somme astronomique. Mais il veut rester discret, donc anonyme. Pourquoi ? Que recèle de si sulfureux ce manuscrit rédigé à la fin de sa vie par le grand séducteur vénitien, après ses Mémoires ?

Bien construit et haletant, avec le sexe en prime alléchante, c’est un bon thriller qui n’a rien perdu de son mordant avec les années.

Eric Giacometti et Jacques Ravenne, Conjuration Casanova, 2006, Pocket 2011, 447 pages, €18,60 e-book Kindle €9,99

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Ne lisez pas, dansez ! dit Nietzsche

L’élan vital n’a que faire des mots, il est le « sang » – la vie qui bat sourdement en l’être humain. C’est pourquoi Nietzsche n’a que faire des livres, pour penser : « De tous les écrits, je n’aime que ceux que l’on trace avec son propre sang ». Or « il n’est pas facile de comprendre un sang étranger : je hais tous les oisifs qui lisent ». Car ils se font perfuser la vie des autres plutôt que de vivre la leur ; ils prennent au lieu de donner ; ils sont dépendants, addicts, drogués. Les « oisifs » sont ceux qui ne font rien, n’agissent pas. Or la vie est action. Le droit d’apprendre à lire gâte la pensée, dit Nietzsche un peu rapidement – car on ne pense plus par soi-même, selon son propre élan de vie, mais selon l’opinion des autres, lues dans les livres.

Encore que… L’être fort se nourrit des pensées des autres, des livres des autres, comme des actions des autres. Pourquoi Nietzsche écrit-il, justement, si ce n’est pour perfuser dans les esprits son « sang » (son élan vital, sa volonté de vie) ? Sauf que les esprits ne sont plus guère esprits libres d’eux-mêmes mais opinion, doxa, préjugés. « Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace. » Dieu créait le monde par son esprit ; l’homme créait sa propre volonté par son esprit, comme Alexandre ou César ; la populace ne crée plus rien, elle subit, ballotte au gré des courants, de ce qui se fait, elle lit (ou regarde des écrans) pour ne plus penser mais se divertir, oublier. « Celui qui trace des maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais veut être appris par cœur ». Seule la passion, l’élan vital instinctif, est vraie, force authentique. On l’imite, on ne la lit pas pour l’analyser et la soupeser, on la suit. Comme en art martial on imite le maître, qui parle peu et ne dissèque pas les mouvements ; pour saisir, il faut être « pris » par le style.

« L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté, voilà ce qui s’accorde », dit Nietzsche dans un raccourci (qui demande explication dans l’ignorance commune croissante). Le méchant est le mes-choir de l’ancien français, celui qui tombe mal, hors piste, en dehors des normes admises – celui qui critique et qui a du mordant, qui pense par lui-même et agit selon ses convictions et non selon l’image qu’il devrait donner selon le moralisme. Nietzsche aime la grandeur, il veut élever l’homme ; pour lui la montagne – les sommets d’Engadine où il écrit en marchant Zarathoustra – est la métaphore de ce point de vue élevé. L’air raréfié, le danger des abîmes et du climat changeant, la force personnelle du montagnard soumis aux épreuves, voilà ce qui avive l’esprit libre. Pas la cordée, ni le boulet des incultes à traîner malgré eux. « Dans la montagne, le plus court chemin va d’un sommet à un autre ; mais pour suivre ce chemin, il te faut de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des hommes grands et bien venus ». Autrement dit des hommes complets, esprits sains dans des corps sains, obstinés à suivre le chemin d’un sommet à l’autre – pas des touristes « oisifs ».

D’où la métaphore des lutins. Ce sont des êtres légers et malicieux, « méchants » selon la morale religieuse et bourgeoise, espiègles et changeants comme la mer : savez-vous que lutin vient de Neptune ? « Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire ». Le fantôme fait peur, frissonner ; le lutin fait rire, sa joie entraîne. Or le rire est le propre de l’homme, le rire est la manifestation physique, instinctive, de la passion qui veut et de l’esprit qui pétille. « Insoucieux, moqueur, violent – tels nous veut la sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier ». Qui se soucie sans cesse ne fait rien, vivant dans le « et si » d’un futur hypothétique au lieu de vivre au présent et de prendre les « problèmes » comme ils viennent ; qui ne sait pas rire se soumet à la morale commune, aux choses « sérieuses » qui ne le sont pas, à la « crise » permanente ; qui n’a pas la violence intime d’oser ne progresse jamais. A noter que, depuis Nietzsche, nous avons réappris que les femmes aussi pouvaient être des guerrières et savoir rire.

« La vie est dure à porter » : et alors ? « Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu’une goutte de rosée pèse sur lui ? » ironise Nietzsche. La vie est tragique, l’existence souvent un chemin de Sisyphe mais « nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ». Or, qu’est-ce que l’amour sinon la passion vitale, la volonté de se reproduire et de protéger ? Et rappelons qu’il faut être deux pour aimer.

« Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. » La raison (la cause, la logique, l’impulsion première) de l’élan vital, de la volonté de vivre, du vouloir aimer. Ce n’est pas rationnel mais instinctif, « fou » car hors de raison rationnelle. Éphémère mais vital. « Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semblent le mieux connaître le bonheur ». Celui de danser de vie, de briller éphémère comme Achille ou Napoléon, de laisser une trace lumineuse. « C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » Comme devant les enfants, qui jouent, en toute innocence des droits et des devoirs, par instinct, par passion, par raison première.

Le démon est « l’esprit de lourdeur » qu’il faut « tuer », dit Nietzsche. Il pense à son père pasteur pour qui tout était sérieux et grave (ce qui ne résout rien), à sa sœur extrêmement conformiste (au point d’épouser un futur hitlérien), à Wagner le magicien de la musique (qui s’est alourdi de badaboums, de cuivres et autres démonstrations trop allemandes), à son peuple (qui ne sait pas rire et dont l’ironie ne parvient pas à se hausser à la fantaisie française, à la légèreté italienne ou à l’humour anglais).

« Ce n’est pas par la colère, c’est par le rire que l’on tue. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Folie contre vertu selon Nietzsche

Dans un étrange chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche évoque le « blême criminel » qui est jugé pour avoir assassiné puis volé. Le crime de tuer est une « folie », mais elle se comprend dans l’instant : « Il était égal à son acte lorsqu’il le commit : mais il ne supporta pas son image après l’avoir perpétré ». Voler, en revanche, est selon Nietzsche une « pauvre raison ». « Mais je vous dis : son âme voulait du sang et ne désirait point le vol : il avait soif du bonheur du couteau. » Il vola après avoir assassiné car « il ne voulait pas avoir honte de sa folie » devant sa raison.

Car sa raison lui dit : « faute ». La morale paralyse sa raison en édictant une norme impérieuse. C’est « un amas de maladies qui, par l’esprit, s’étendent sur le monde extérieur ». Or « le mal d’aujourd’hui » est qu’« il veut faire souffrir au moyen de ce qui le fait souffrir ». Par ses désirs, son plaisir, son envie criminelle.

« Mais il y a eu d’autres temps, un autre bien et un autre mal. » Car « la morale » est relative, même la morale religieuse : on tuait volontiers dans l’Ancien testament, on volait la femme de l’autre pour engendrer des petits pour la gloire de Dieu ; même avec le Nouveau testament on tuait avec enthousiasme les mécréants et autres hérétiques en croisade. « Autrefois le doute et l’ambition personnelle étaient des crimes. Alors le malade devenait hérétique et sorcier ; comme hérétique et comme sorcier, il souffrait et voulait faire souffrir. » Collez une étiquette et vous aurez un rebelle – c’est a méthode Coué : à force de qualifier quelqu’un, il se conforme cette image ; faites du doute une faute et vous aurez un hérétique. Et cet hérétique vous persécutera car il souffre de l’image que vous avez de lui et vous fera souffrir de ne pas le reconnaître comme un humain lui aussi.

Vous appelez cela de la « vertu », vous vous rengorgez de vous croire « bon » mais vous n’êtes que vaniteux et soumis à une morale qui vus dépasse. La « bonne conscience » est une eau tiède qui vous empêche de vivre. « Chez vos hommes bons, il y a bien des choses qui me répugnent. (…) En vérité, je voudrais que leur folie s’appelât vérité, ou fidélité, ou justice : mais ils n’ont rien que leur vertu pour vivre longtemps dans une misérable suffisance. » Folie comme écart à la norme, comme dépassement de « la » morale, comme excès par rapport à la petite et moyenne « vertu ».

Pour Nietzsche, il ne s’agit pas de justifier un crime. Il s’agit de distinguer l’acte du jugement que l’on porte sur lui, de ne pas faire un « criminel » d’un homme qui a eu un coup de folie mais de comprendre cette folie. « Votre homicide, ô juges, doit être pitié, mais non vengeance. Et en tuant, faites en sorte de justifier vous-mêmes la vie ! » Que la « folie » soit comprise et réorientée vers ce qui est positif à l’humain, comme la folie de vérité, la folie de fidélité, la folie de justice – par exemple – ou la folie de créer ou d’aimer. « Que votre tristesse soit l’amour du Surhomme : c’est ainsi que vous justifierez de survivre ». Le sur-homme est plus qu’un humain trop humain, c’est un homme à ses pleines capacités qui tente d’aller au-delà par sa passion de vivre.

Il ne s’agit donc pas de morale ni de vertu pour juger d’un crime, mais d’humanité et de folie. « Dites ‘ennemi’ et non pas ‘scélérat’ ; dites ‘malade’ et non pas ‘gredin’ ; dites ‘insensé’ et non pas ‘pécheur’ », conseille Nietzsche. Vous n’userez pas ainsi du vocabulaire de la morale, des étiquettes commodément collées sur un homme, mais tenterez d’analyser sa folie dans son acte précis : Système 1 et Système 2, disent nos psychologues contemporains. Le criminel n’est pas de toute éternité un gredin, mais passagèrement un malade, telle est la leçon. Ce n’est pas la vertu qui permet de comprendre, mais la folie – qui doit être analysée par passion de la vérité et de la justice.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Nous entrons parfois en folie, dit Montaigne

Le chapitre II du Livre II des Essais est consacré à « l’ivrognerie », mais Montaigne digresse volontiers. Il prend prétexte d’un thème pour en aborder d’autres, par association d’idées ou conjointement. En ce Livre II, il se sent moins contraint par la forme, plus libre d’aller par sauts et gambades comme il aime à le dire.

Il commence donc par l’ivrognerie, qui est un vice, mais pas n’importe lequel. C’est un vice « grossier et brutal », « tout corporel et terrestre ». Rien à voir avec l’esprit du vin mais tout avec la lourdeur de l’ivresse. Seuls les Allemands le tiennent en crédit, relate-t-il. « Les autres vices altèrent l’entendement ; celui-ci le renverse, et étonne le corps. » Rien de pire pour Montaigne, adepte de la tempérance et de l’équilibre harmonieux de l’âme et du corps, des passions et de la raison. « Le pire état de l’homme, c’est quand il perd la connaissance et gouvernement de soi. »

Exemples : non seulement le pris de vin titube et ne sait plus se tenir, mais il révèle les secrets les mieux enfouis dans sa conscience, trahissant sans le savoir comme cet ambassadeur, ou se livrant à la débauche sans conscience, comme Pausanias enivré par Attale, sa beauté abandonnée « aux muletiers et nombre d’abjects serviteurs de sa maison ». Une chaste veuve de village « vers Castres », rapporte Montaigne sur la foi du témoignage direct « d’une dame que j’honore et prise singulièrement », se trouve enceinte mais elle ne sait pas de qui, n’ayant fauté avec personne à sa connaissance. « Elle en vint là de faire déclarer au prône de son église que, qui endosserait ce fait en l’avouant, elle promettait de lui pardonner et, s’il le trouvait bon, de l’épouser. » Ce qui fut fait. Péché ignoré mais avoué, est à demi pardonné. « Un sien jeune valet de labourage, enhardi par cette proclamation, déclara l’avoir trouvée, un jour de fête, ayant bien largement pris son vin, si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en était pu servir, sans l’éveiller. » Comme délicatement ces choses-là sont dites… Mettez, pas mitou. Montaigne conclut cette anecdote sobrement : « Ils vivent encore mariés ensemble ».

Un fois ces exemples posés, ce malheur de trop boire qui peut tourner en bien est-il un vice majeur ? « Il est certain que l’Antiquité n’a pas fort décrié ce vice », constate Montaigne. Il pèse toujours le pour et le contre avant de balancer pour le milieu juste. Il commence par le préjugé courant : s’enivrer est un vice (et un péché d’église), puis propose la contradiction avec les sages antiques, avant d’avancer ce qu’il pense de la chose.

Socrate et Caton s’enivraient parfois et même « Silvius, excellent médecin de Paris » dit de son temps qu’il est bon de faire un excès de boisson une fois par mois pour garder les forces de notre estomac. Nous tempérerions ce conseil de nos jours par sa version psychologique : se lâcher de temps à autre est bon pour le moral, pas pour le corps, même s’il le supporte. Mieux, dit Montaigne, plus on avance en âge, plus la boisson reste la seule consolation pour égayer l’esprit et le corps, les forces libidinales déclinant. La façon de boire à la française, durant les deux repas de la journée, est bien trop tempérée. « Mais c’est que nous nous sommes beaucoup plus jetés à la paillardise que nos pères », observe Montaigne. Les périodes de guerre, fussent-elle civiles et de religion, incitent à baiser par quelque compensation naturelle d’engendrer pour remplacer les morts. Les périodes de paix sont plus moralisantes et substituent au plaisir charnel la boisson ou la drogue, mieux socialement acceptées.

C’est à ce moment qu’est inséré un paragraphe sur son père, « très avenant, et par art et par nature, à l’usage des dames. » Il prisait Marc-Aurèle, « la contenance, il l’avait d’une gravité douce, humble et très modeste. Singulier soin de l’honnêteté et décence de sa personne et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. Extraordinaire fidélité en ses paroles (…). Pour un homme de petite taille, plein de vigueur et d’une stature droite et bien proportionnée. D’un visage agréable, tirant sur le brun. Adroit et exquis en tous nobles exercices. » Un modèle pour son fils ; un modèle pour tout homme.

Revenant à la boisson, Montaigne ne voit pas quel plaisir il aurait à boire outre mesure. C’est « se forger en l’imagination un appétit artificiel et contre nature ». Son estomac n’y pourrait. La raison antique met des limites, comme c’est son rôle : « Platon défend aux enfants de boire vin avant 18 ans, et avant 40 de s’enivrer ; mais, à ceux qui ont passé les 40, il ordonne de s’y plaire ; et mêler largement en leurs banquets l’influence de Dionysos, ce bon dieu qui redonne aux hommes la gaieté, et la jeunesse aux vieillards, qui adoucit les passions de l’âme, comme le fer s’amollit par le feu. » Mais on ne boit pas en guerre, ni pour les magistrats avant de proférer un jugement, ni si l’on veut procréer un enfant. Montaigne est pratique et humain. Il relativise le « péché » catholique par la vertu d’équilibre antique, il interdit aux jeunes pour leur santé et le permet aux vieux pour leur gaieté.

Attention cependant à notre vanité : l’ivresse est un relâchement, un abandon, une faiblesse. « Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et se bander, le voilà rendu insensé par un breuvage amoureux. » L’ivresse rend fou, pas sage, car « la sagesse ne force pas nos conditions naturelles ». Elle est une maîtrise, pas une armure. Montaigne, incliné vers les Stoïciens durant tout le Livre I, s’en détache dans ce nouveau Livre II. Le stoïcisme est trop fier et trop sectaire, l’humanité n’est pas si roide. « Quand nous entendons en Josèphe [l’historien Flavius Josèphe évoquant le martyr des sept frères Macchabées] cet enfant tout déchiré des tenailles mordantes et percé des alênes d’Antiochus, le défier encore », « il faut confesser qu’en ces âmes-là il y a quelques altération et quelque fureur, tant sainte soit-elle ». Ces « extravagances » masochistes qui jouissent de souffrir et de défier le bourreau, ne sont point sagesse mais folie, comme l’ivresse mais en plus grand. La « sainteté » n’est-elle pas une ivrognerie, ose suggérer Montaigne sans le dire ?

Et de se réfugier aussitôt derrière les Antiques pour ne pas vexer l’Eglise et saint Augustin qui l’évoque, et de tempérer aussitôt son propos absolu par la relativité humaine :« Aussi dit Aristote qu’aucune âme excellente n’est exempte de mélange de folie. Et a raison d’appeler folie tout élancement, tant louable soit-il, qui surpasse notre propre jugement et discours. D’autant que la sagesse, c’est un maniement réglé de notre âme, et qu’elle conduit avec mesure et proportion, et la maîtrise. » Voilà donc ce que Montaigne pense, tout au bout du chapitre. Quand nous sommes hors de nous-mêmes, nous pouvons être poète ou prophète, ou combattant héroïque – mais aussi pris de boisson et traître ou débauché… Tout est possible lorsque nous ne contrôlons plus rien de nous. Notre jeunesse à nous, en raves et autres prises hallucinatoires, rêve de s’élever alors qu’elle se vautre trop souvent. La sagesse est bien éloignée…

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Blue Jasmine de Woody Allen

Une insupportable pétasse (Cate Blanchett) envahit le spectateur dès la première scène en avion – en première classe. La prénommée Jeannette qui se fait appeler Jasmine par snobisme assomme sa voisine de son monologue psychotique sur sa vie passée de riche oisive tête de linotte. En fait, malgré le billet d’avion très cher de New York à San Francisco, ses bijoux, ses sacs Vuitton et son pourboire somptueux au taxi, la poulette est fauchée. Elle vient quémander auprès de sa demi-sœur l’hébergement après sa dépression, « le temps de se retourner ».

Rien de plus antagonistes que les deux sœurs. Autant la new-yorkaise blonde est égocentrée et futile, cachant son angoisse existentielle sous des dehors de grande bourgeoise artiste, autant l’autre, Ginger (Dally Hawkins) est brune, vive et pleine de bon sens. Autant Jeannette est ambitieuse, imitant sans personnalité et adoptant les rôles qui lui semblent requis au risque du boniment, rêvant du prince riche comme feu son mari et ne voulant d’enfants qu’adoptés, autant la san-franciscaine est réaliste, se contentant de ce qui est à sa portée, un emploi de vendeuse en supermarché et un mec dans le bâtiment ou meccano, avec deux garçons un peu gros et pas très beaux. Le snobisme bourgeois impérieux et futile ou la normalité – au risque de la vulgarité – est assumée avec bonne humeur. Le jour et la nuit : la vodka citron pour la blonde, le vin rouge ou la bière pour la brune.

Évidemment, rien ne va plus entre les deux sœurs de hasard. Dans le passé, Jasmine avait épousé un financier de haut vol qui gagnait des millions et envoyait son fils à Harvard, apaisant les éventuels scrupules de sa femme par des bracelets et des colliers, tout en sautant les autres filles qui passaient à sa portée. Devenu amoureux de l’ex baby-sitter, Hal (Alec Baldwin) a voulu divorcer. Crise de panique de la Jeannette larguée qui s’accroche à son mari et à son statut comme une huître à son rocher, incapable d’exister par elle-même. De rage, au lieu de consentir au divorce négocié qui lui aurait assuré une fortune, elle appelle le FBI pour dénoncer les malversations style pyramide de Ponzi qui ont permis à Hal (et à elle-même) de vivre sur un grand pied. Jasmine est coupable d’avoir conseillé à sa sœur Ginger et à son mari de l’époque Augie, qui venaient de gagner 200 000 $ au loto, de confier la somme à Hal pour investir dans des placements juteux « rapportant plus de 20 % par an ». Une démesure qui devrait alerter tout individu doué de raison lorsque l’inflation annuelle est à 2 %, mais la cupidité et l’ignorance sont les deux mamelles que tètent les escrocs à la Madoff. Hal, qui en est l’élève, est arrêté, il se suicide en prison ; son fils Danny (Alden Ehrenreich), qui faisait Harvard, interrompt ses études de finances ; il hait sa belle-mère et rompt tout contact avec elle. Jeannette a tout détruit de son château de cartes fortuné.

Elle ne peut que s’en prendre à elle-même et veut recommencer sa vie. Après avoir vendu des chaussures en boutique à ses anciennes invitées chics de Park Avenue, elle veut se lancer dans la décoration. Chili, l’amoureux de Ginger (Bobby Cannavale), que Jasmine a chassé de la maison alors qu’il devait s’établir en couple, l’aiguille sur le secrétariat médical d’un dentiste mais c’est trop vulgaire pour la fille. Elle finit cependant par consentir à ce poste qui demande de l’organisation et de l’écoute – ce qui est aux antipodes de sa personnalité et lui occasionne des migraines le soir.

Mais gagner de l’argent est indispensable pour prendre des cours de décoration. Ils sont moins chers en ligne mais, pour cela, il faut être à son aise dans le maniement d’un ordinateur. Il ne s’agit pas d’informatique mais de simple usage de bon sens. Jasmine prend donc des cours préalables dont elle ne comprend rien et qui ne lui servent à rien. D’autant que le dentiste lui fait des compliments de plus en plus pressants sur sa classe – les hommes sont toujours attirés par le snobisme des femmes, on ne sait pourquoi – et, après une pression plus physique que les autres, Jasmine quitte son emploi. Ginger est désespérée pour elle.

Dans la dèche mentale et économique, une amie des cours d’informatique propose à Jasmine d’aller avec elle à une fête « pour rencontrer du monde, et peut-être le prince charmant ». Encore un rêve qui débute et Jasmine s’empresse d’y aller, entraînant sa sœur qui veut bien s’amuser. Ginger y rencontre Alan (Louis C.K.), un ingénieur du son qui la fait vibrer et la baise plusieurs fois dans la soirée, insatiable, y compris plus tard sur le siège arrière de sa voiture (aux vitres teintées). Elle croit au grand amour et veut quitter Chili, « pas assez bien pour elle » selon Jeannette, sa demi-sœur qui détruit tout, mais il se révèle qu’Alan est marié et que sa femme Hellen sait tout ; ils ne doivent plus se voir et le rêve à deux s’interrompt.

Jasmine, quant à elle, rencontre Dwight (Peter Sasgaard), un riche diplomate qui va passer quatre ans en poste à Vienne avant de revenir à San Francisco, d’où il est originaire, pour se lancer en politique. Il vient de faire l’acquisition d’une belle villa en bord de mer avec des espaces intérieurs somptueux et une vue époustouflante. Jasmine, qui se présente comme décoratrice d’intérieure, veuve sans enfant d’un chirurgien décédé d’une crise cardiaque (que des mensonges pour mettre des talons aiguilles à son ego), paraît un beau parti pour le diplomate. Elle le séduit par son allure, ses compétences sociales et son tempérament artiste. Mais le rêve s’écroule une fois de plus pour la psychotique parce qu’elle a menti. Dans une rue chic de la ville, devant une vitrine de bagues en diamant pour les fiançailles, Jasmine se retrouve face à Augie (Andrew Dice Clay), l’ex-mari de Ginger ruiné par son mari Hal, qui lui rappelle crûment son passé. Le mari n’était pas chirurgien mais escroc, il n’est pas mort d’une crise cardiaque mais suicidé par pendaison, elle a un fils, même si ce n’est que son beau-fils qui ne veut plus la voir et s’est reconverti en vendeur de musique. Dwight rompt incontinent avec cette femme de carton-pâte. Le diplomate n’aime pas les apparences, il a soif d’authenticité.

Ginger se remet avec Chili, qui l’aime pour ce qu’elle est, alors que personne n’est capable d’aimer Jasmine, pas même ses neveux à qui elle inflige d’interminables monologues sur sa vie. Malgré la proposition finale de fête au champagne de Chili et Ginger, Jasmine retombée en Jeannette préfère la vodka brute et quitte la maison pour errer dans les rues. L’alcool et la folie l’accaparent progressivement, avec les rides et la déchéance qui viennent avec. Elle est seule, à jamais désespérément seule, à cause de son incapacité à s’accepter telle qu’elle est pour préférer le factice social.

Ce film féroce griffe sans pitié le snobisme new-yorkais des bourgeoises psychotique adonnées aux médicaments et à leur psy. Celles qui ne sont rien sans les attelles du social, sans un mari qui les entretient. En ces temps de féminisme radical, Woody Allen se venge des femelles qui voudraient bien mais ne peuvent pas. Des clampines, pas des copines.

DVD Blue Jasmine, Woody Allen, 2013, avec Cate Blanchett, Alec Baldwin, Sally Hawkins, Bobby Cannavale, Andrew Dice Clay, TF1 Studios 2014, 1h32, €6,90 blu-ray €10,14

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L’Antre de la folie de John Carpenter

La fin du monde vue par John Carpenter est à la fois très américaine et très horrifique. Les pouvoirs d’un écrivain vont-ils jusqu’à faire croire à sa fiction comme d’une réalité ? Stephen King était alors à son acmé et ses livres, devenus des films, faisaient croire à une « autre » réalité, une « vérité alternative » comme dira plus tard le macho à mèche platine. Des monstres existent, qui dominent le monde (ou le voudraient bien), lâchés par « le diable » biblique, éternel opposant au Bien. Le Complot est partout et, comme dans H.P. Lovecraft, le mort saisit le vif pour le faire s’entretuer.

John Trent est rationnel (Sam Neill). Enquêteur indépendant pour les assurances, il a du métier pour traquer les fraudeurs et dénicher les arnaques. Lorsqu’un autre assureur veut l’engager au nom de l’éditeur Arcane pour tout savoir de la disparition de l’auteur à succès Sutter Cane, dont les livres d’horreur s’arrachent, il est pris à partie dans le café par un dément armé d’une hache (comme dans Shining). Il se révélera comme l’agent littéraire de Sutter Cane, contaminé par son auteur. L’éditeur (Charlton Heston), qui attend le dernier manuscrit de Cane et a déjà vendu les droits pour un film, engage John Trent pour le retrouver. Il lui joint son assistante, une executive nymphowomane (Julie Carmen) plutôt cynique. Tous deux doivent rechercher la ville de Hobb’s End où Sutter Cane situe ses romans.

Trent est un incurable sceptique, il ne croit pas à une « vraie » disparition mais à un coup de pub. Rien de tel que de s’évanouir sans donner de nouvelles, comme Agatha Christie en son temps, pour faire parler de soi et revenir en triomphe. Le général de Gaulle l’a réussi en 1968. Mais Styles lui affirme que les lecteurs de romans de Cane sont atteints psychologiquement, il n’a qu’à lui-même essayer. De fait, Trent est sujet à des hallucinations répétitives pendant qu’il lit les romans d’horreur de Cane, genre qu’il n’a jamais abordé ni aimé. Il voit un flic tabasser une raclure dans une ruelle se transformer en zombie sanglant, ou même s’asseoir à ses côtés sur le canapé.

Mais, comme il réfléchit par lui-même au lieu de se laisser influencer, John Trent découvre que les dessins des couvertures des livres, découpés, composent en puzzle les contours du New-Hampshire (région favorite de Stephen King pour ses romans). La ville de Hobb’s End, non répertoriée sur les cartes ni même au service postal, pourrait s’y trouver. Rien de mieux, pour « toucher » la réalité, que de s’y rendre. C’est un long chemin et le couple de travail doit rouler de nuit. Or c’est la nuit que les cauchemars rôdent. Un gamin en vélo qu’un carton dans les rayons fait vibrer, un vieux qui se jette sur la voiture puis repart comme si de rien n’était, un tunnel interminable qui ne dure que trente mètres.

Au matin, c’est Hobb’s End. Ils sont arrivés et la ville inconnue est déserte. Dans l’hôtel cité dans les romans de Cane, ils prennent chacun une chambre. La tenancière est une petite vieille qui repousse du pied quelque chose sous le comptoir, le spectateur verra bientôt quoi. Un étrange tableau voit ses personnages changer dès qu’on tourne la tête. La réalité se distord subtilement comme s’il existait un « autre monde possible ». En pire, un indicible comme chez Lovecraft.

L’église de la ville a des clochers en bulbe, comme les églises orthodoxes, ce qui n’apparaît pas très catholique : l’orthodoxie russe n’a-t-elle pas accouché du communisme soviétique ? Lorsqu’ils s’y rendent, un phénomène étrange se produit : une bande d’enfants fuit dans la campagne. Des pick-ups emplis d’adultes armés se présentent à la porte de l’église. Un commerçant somme la créature à l’intérieur de lui rendre son Johnny, un petit blond à la Stephen King, mais les portes s’ouvrent et se referment et le gamin impassible est aspiré à l’intérieur. Des rottweilers sortent de nulle part et attaquent les adultes, qui s’enfuient en désordre. Ici le Mal se répand et commence par les enfants, non encore civilisés par l’église.

Plus tard, Linda Styles peut rencontrer Sutter Cane (Jürgen Prochnow) dans la sacristie fermée d’une porte en bois, après une série de croix à l’envers. Il met la dernière patte à son dernier roman, intitulé L’Antre de la folie. En l’obligeant à lire la dernière page, il la rend folle, comme le lecteur moyen. Si la disparition était à l’origine un coup de pub, l’auteur a réussi à distordre la réalité pour la rendre vraie. Il suffit d’y croire. Désormais elle et John sont dans le monde à l’envers, celui de Cane, qui réveille des monstres assoupis dans les profondeurs de la terre (ou de la psyché). Ce sera la fin de l’humanité, peu digne de subsister en raison de sa propension à la tuerie. Cane dira même à Trent qu’il est un personnage inventé de ses romans, un avatar qui n’a aucune autre réalité que celle qu’il lui donne. Il se prend pour Dieu, le dieu du Mal, et se prépare à lâcher ses légions sur le monde.

Linda ne peut revenir au monde réel car elle « sait » pour avoir lu, comme Eve a mangé le fruit. John y revient en étant poursuivi par des monstres lovecraftiens et se retrouve au carrefour de deux routes de campagne. Un gamin à la Stephen King – 13 ans, blond, en vélo et livreur de journaux – lui apprend où il se trouve. De retour à New York, l’enquêteur rend compte de sa mission à l’éditeur et lui dit avoir brûlé le manuscrit qui lui a été confié par Linda sur ordre de Cane. Mais, distorsion du réel, le manuscrit a bien été livré un mois avant, par Trent lui-même, il est dans toutes les librairies et le film sort en salles.

Effondré, John Trent est interné comme fou après avoir massacré à coup de hache un jeune qui sortait d’une librairie avec un roman d’horreur de Sutter Cane. « Vous aimez ? – Beaucoup. – Alors vous savez comme cela doit finir » – et il le tue. Son histoire est racontée à son psychiatre, le docteur Wrenn (David Warner) – ce qui fait le début du film. Le psy juge à la fin du film qu’il s’agit d’une hallucination mais sort de la cellule capitonnée avec un doute. De fait, Trent s’éveille le lendemain aux bruits d’une jacquerie à la Trump, la foule des fans se ruant sur les institutions à coup de battes de baseball et de haches pour démolir « le système » et traquer les tenant du Complot pseudo maléfique. La radio annonce que le monde est envahi de lecteurs mutants qui massacrent et s’entretuent tandis que des monstres sortent de l’enfer – ou de l’espace.

Dans un cinéma désert, qui passe L’Antre de la folie tiré du roman, John Trent assis avec un gigantesque seau de pop-corn dans les mains (la Malbouffe par excellence du Système), rit de se voir à l’écran dans les aventures qu’il vient de vivre. La fausse réalité du cinéma n’est pas reconnue par lui comme vraie, il fait partie des rares non contaminés de l’espèce humaine.

Ce qui rend le film « culte » aujourd’hui est qu’il a prédit la tendance à croire plutôt qu’à voir, la folie complotiste et l’invasion du Capitole par des hordes de trumpistes convaincus de combattre le Mal déguisés en chamanes barbares. Eux qui réveillent les démons de la discorde et de la pulsion de mort, l’envers du Beau, du Vrai, du Bien que les chrétiens non superstitieux ont repris des Grecs.

DVD L’Antre de la folie (In the Mouth of Madness), John Carpenter, 1995, avec ‎ Sam Neill, Jürgen Prochnow, David Warner, John Glover, Julie Carmen, Metropolitan video 2007, 1h31, €9.99 blu-ray €10.00

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Marcus Malte, Garden of love

Malgré le titre, issu d’un poème de Shelley, il s’agit d’un roman policier français. Marcus Malte est né en 1967 à La Seyne-sur-Mer et sa bibliographie annonce qu’il a publié dix livres pour enfants dans le même temps qu’il écrivait neuf romans policiers pour adultes. ‘Garden of love’ – le jardin de l’amour – est une histoire très étrange. Il s’agit d’un mélange de fantastique allemand à la Novalis et du réalisme américain à la Faucon maltais. Nous sommes quelque part dans l’entre deux.

La scène se passe dans une ville côtière moyenne d’un pays moyen – la France – entre les années 1960 et les années 2000. Les acteurs sont des gens moyens, ni vraiment riches, ni vraiment populaires, poursuivant d’évanescentes études avant d’opter pour un métier intermédiaire… Cette indétermination n’est pas fade, au contraire ! Elle sert l’histoire car le propos du roman est de montrer que « nous sommes plusieurs ».

Nous sommes ange et démon, gentille et folle, étudiante et pute, amoureux et policier, lycéen et dandy, fasciné et meurtrier. Adultes, le flic et le psychopathe échangent leurs existences, entremêlent le récit. Nul ne sait plus qui écrit ou qui décrit. Le lecteur, jusqu’au premier tiers, en est désorienté. C’est à ce moment qu’il ne faut pas lâcher !

Car il y a le récit d’enquête et le manuscrit du psychopathe, chacun ayant des circonstances atténuantes pour ce qu’ils sont devenus. Eh oui, on ne naît pas flic, on le devient. Nul n’est bon s’il ne comprend son inverse criminel. Si les prénoms changent, de chapitre en chapitre, l’existence de l’un et de l’autre semble la même – ou presque.

C’est dans ce presque que s’engouffre l’intrigue. En chapitres courts, écrits direct mais sans sacrifier à la démagogie banlieue. Quelques envolées poétiques surnagent qui frappent le lecteur littéraire, ce qui fait aimer ce style policier « à la française ». Mais nous ne sommes pas dans l’introspection sociale à la Simenon, ni dans l’écolo-gauchisme brouillon qui constitue « l’atmosphère » propre à Fred Vargas. Nous sommes ailleurs. Dans le jardin de l’amour.

Celui qu’il faut cultiver sous peine de voir croître de vigoureuses plantes sauvages qui agrippent et étouffent quiconque s’aventure sur le terrain. L’amour absolu, l’amour déçu, l’amour perdu peuvent en un rien de temps faire basculer de l’autre côté. Dans ce qu’on appelle par crainte « la folie » ou, quand on défend la loi « le crime », mais qui est l’autre nom du « Cri » d’Edward Munch : l’effrayante solitude du mal aimé. A chacun son remède, ou l’alcool ou le meurtre selon qu’on est flic ou voyou. Cela pour oublier, anesthésier, préserver un semblant de soi qui s’effiloche. L’amour piège comme un jardin clos où l’on s’enfance. S’enfancer, c’est s’enfoncer en soi, régresser.

Nier le présent et le réel, c’est tuer. Régresser dans le vert paradis des amours fusionnelles. Enfantines entre frère et sœur, adolescentes entre ami et amie, adultes avec femmes et gamins. Qui ne grandit pas refuse, et qui refuse massacre pour ne plus voir. Parents absents ou indifférents rendent l’amour qui manque plus vital encore. Merci à l’égo-hédonisme mai 68 que l’auteur a semble-t-il subi ! Le vide aspire au plein et pulvérise tout ce qui se met sur son chemin.

Construit en labyrinthe, ce roman policier français contemporain est étrangement attachant. Déconcertant au premier abord, poétique en diable, couvert de prix. Il hante encore longtemps une fois refermé. Est-ce parce qu’il a une sensibilité à vif ? Qu’il écrit aussi pour les enfants ? Ce que Marcus Malte dit des « anges » et des « petits shérifs » ne peut laisser nulle personne saine indifférente. Un auteur à découvrir !

Marcus Malte, Garden of love (en français !), 2007, Folio policier 2015, 352 pages, €8.10 e-book Kindle €7.49

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Pierre Lemaitre, Robe de marié

Une idée originale : comment pourrir la vie de quelqu’un jusque dans les moindres détails. Un thriller haletant, allant de Sophie à Frantz puis à Frantz et Sophie, enfin Sophie et Frantz. Car le plus méticuleux et le plus rusé ne gagne pas forcément à la fin.

Sophie est une jeune femme issue d’un père dans le bâtiment et d’une mère médecin psychiatre. Elle a tout pour être heureuse, un travail créatif, un mari intelligent et amoureux, une amie proche, un bébé à naître. Et puis patatras ! Tout s’écroule par pans entiers : sa belle-mère se tue, son boulot lui échappe, son mari s’accidente puis jette sa chaise roulante dans les escaliers – évidemment elle a perdu le bébé. Pourquoi le sort s’acharne-t-il sur elle ?

Le sort ? Hum… Les pires complotistes peuvent faire l’objet d’un complot et, au fond, nul n’est à l’abri. Sophie s’égare, elle perd la boule. Sa voiture garée dans la rue se trouve deux rues plus loin ; les billets de théâtre qu’elle prend sur le net ne sont pas à la date qu’elle est persuadée avoir demandée ; ses méls arrivent en retard ou jamais ; son dossier de photos professionnelles comporte deux vues ajoutées où on la voir nue goulûment faire une pipe ! Tout se mélange.

Elle ne veut pas être internée, Sophie, donc elle s’isole. Ayant tout perdu sauf la soif de vivre, elle travaille comme nounou à Paris. Mais le petit Léo, 6 ans, dont elle s’occupe à la place des parents pris par leurs carrières, se retrouve un matin « nu, recroquevillé, les poignets attachés aux chevilles » par son pyjama (p.22). Il est étranglé, mort. Sophie ne se souvient de rien. Lemaitre est sadique avec les petits garçons. Déjà Paul, 7 ans, dans Les couleurs de l’incendie, avait été violé et s’était défenestré la chemise ouverte, offrant sa poitrine nue.

Dès lors Sophie fuit. Elle prend son argent à la banque malgré un employé douteux ; elle perd sa valise gare de Lyon en allant aux toilettes, la confiant à une femme au lieu de l’emporter avec elle. Elle fait n’importe quoi, Sophie. Une autre, qui l’a vue mais n’a rien fait, l’invite à déjeuner chez elle pour se faire pardonner. Sophie s’endort un moment à cause du vin. Quand elle s’éveille, la femme est éventrée, morte. Et Sophie a le couteau à la main. Effarée, elle se perd dans la ville, passe en banlieue, sous les radars ; elle se teint et se maquille, change d’apparence et de vêtements, paye en liquide, travaille au noir, permute les lieux et les boulots aussi souvent qu’elle le peut. Combien en a-t-elle tué dans son errance ? Elle est évidemment recherchée par toutes les polices mais amaigrie, échevelée, traquée, elle ne se ressemble plus.

Sa seule issue pour réémerger ? Changer d’identité. Pour cela il existe des officines spécialisées, si l’on en croit l’auteur, qui vous fournissent un extrait de naissance d’une personne authentique, valable trois mois. Avec ce document, une femme peut se marier, et changer de nom, donc obtenir des papiers nouveaux tout à fait légaux. Sophie écume donc les sites de rencontres pour trouver l’homme objet pour son projet.

C’est Frantz. Il est simple mais discret, pas bête mais pas curieux. Il se dit sergent-chef mais pas qu’il est petit-fils de déportés qui ne sont jamais revenus des camps ; ni que sa mère dépressive et haineuse de la terre entière s’est défenestrée dans sa robe de noces. Sophie et Frantz se marient – mais le lecteur sait qui est Frantz, abordé dans la partie suivant Sophie.

Il y aura bascule entre les projets, celui de l’un s’opposant à celui de l’autre, tout aussi pervers même si c’est l’autre qui a commencé. Il y aura du suspense, des scènes savamment orchestrées, des machinations. Un savoir-faire (utile) à éviter tous les contrôles via les smartphones, les méls, les micros, les photos, les papiers, les trains… Sophie va se débattre avec sa déprime, Frantz va s’abattre dans la déprime. Mais tout cela est manipulé. Jusqu’à la robe mise au marié.

Du grand art – et l’on passe une ou deux captivantes soirées !

Pierre Lemaitre, Robe de marié, 2009, Livre de poche 2020, 314 pages, €7.70 e-book Kindle €6.99

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Mary Higgings Clark, Un cri dans la nuit

Un des premiers, donc des meilleurs Mary Higgings Clark. Nous sommes au tout début des années 1980 où New York vibre d’activité et où les riches un peu snobs adorent les galeries de peinture. Surtout celles qui exposent des peintres américains, ils ne sont pas tant que cela, ni aussi célèbres que les peintres européens. Jenny, jeune femme méritante divorcée et mère de deux fillettes, a obtenu une licence d’art et s’occupe de mettre en scène avec talent et goût une galerie pour son patron. Elle jongle avec son emploi du temps, entre emmener les petites filles à la garderie puis les reprendre, arriver à temps pour accrocher les toiles, répondre aux collectionneurs par téléphone, accueillir les visiteurs intéressés, préparer la réception du nouveau peintre exposé…

Tout semble se passer à peu près bien dans l’hiver glacial enneigé de la Grosse pomme, Jenny s’en est sortie, son ex-mari, un bellâtre théâtreux sans le sou est venu la taper d’une centaine de dollars « pour payer le loyer » (ou ses petites amies). Elle a quitté un moment en pull la chaleur de la galerie pour regarder sa vitrine où elle a agencé la vue du meilleur tableau du peintre, une femme sur balancelle dans le soleil couchant alors que son petit garçon court vers elle. Elle a froid, elle titube sur la glace, des bras la retiennent. Dans son dos est un homme qui la soutient. Lorsqu’elle se retourne, elle est devant Erich Krueger, le peintre qu’elle expose et qui a surgi du Minnesota où il vit isolé dans une ferme depuis la mort de sa mère. Les deux ont un choc : elle parce qu’elle reconnaît l’artiste qui monte, lui parce qu’il reconnait en elle le portrait de sa mère !

Dès lors, tout va s’enchaîner très vite. Erich la veut, il ne peut se passer de celle qui lui rappelle sa perte ; il était très proche de sa mère et, lorsqu’elle est morte, il n’avait que 10 ans. Un accident, dit-on. Il s’est mis à peindre à l’âge de 15 ans comme elle le faisait dans sa jeunesse, avant que son mari, le père d’Erich, trouvant cette activité futile, ne l’oriente vers le patchwork et le tricot. La province paysanne du Minnesota n’est cultivée que de champs, pas de livres, de musique ni de peinture. Erich suit donc Jenny, l’invite à dîner, prend dans les bras ses petites filles, joue avec elles. Le meilleur moyen de se concilier la mère. Un mois plus tard, il l’épouse. Il a acheté l’ex-mari pour qu’il abandonne ses droits sur les enfants et il emmène toute la famille, « sa » famille désormais, dans sa ferme isolée. L’exploitation puis l’élevage de chevaux pur-sang, enfin les tableaux dont la cote monte, font qu’il est très riche et le seigneur du pays, succédant ainsi à son père et à son grand-père.

Jenny est heureuse, elle a trouvé le mari idéal, beau, riche, artiste, aimant.

Mais d’imperceptibles craquements fissurent ce bel idéal. La ferme est très isolée et Erich ne veut pas qu’elle soit trop familière avec le personnel, notamment le jeune palefrenier Joe, ni qu’elle lie amitié avec le voisinage, ni qu’elle participe aux activités du pasteur, ni qu’elle invite ses anciennes amies… Il la veut pour lui tout seul n’hésitant pas mentir et à accuser les autres. Les fillettes n’étant pas encore scolarisées car trop jeunes, le couple peut faire nid sans se préoccuper du monde. Mais il y a pire. Erich est maniaque, il ne veut surtout pas que Jenny redécore le salon ni qu’elle bouge les meubles. Erich se révèle fétichiste, il a conservé sa chambre d’enfant telle qu’elle était lorsqu’il avait 10 ans, juste avant que son père ne le mette en pension après la mort de sa mère. Erich est jaloux, il surveille courrier, téléphone et déplacements de Jenny comme un imam soupçonneux du pouvoir diabolique des femelles. Erich s’isole en son chalet exclusif, à vingt minutes dans les bois, où personne n’a le droit d’aller ni surtout d’y entrer.

Peu à peu, l’idylle se transforme en cauchemar. Jenny se trouve accusée par la rumeur locale d’avoir des amants, son ex-mari a voulu venir la voir et elle l’a rembarré, ne consentant pour s’en débarrasser qu’à le rencontrer dans une auberge à trente kilomètres de la ferme, mais elle a été remarquée lorsqu’il l’a embrassée de force et a « oublié » de le dire à Erich. Le Minnesota n’est pas New York et le puritanisme prend des proportions inouïes par rapport aux standards de la ville. De plus, cet ex disparaît et un soir le shérif apparaît. Jenny l’aurait appelé depuis la ferme et convié à venir lui rendre visite, un témoin l’a vu qui demandait son chemin ; puis Jenny aurait été aperçue en manteau marron monter dans la voiture blanche avec l’ex ; lequel a été retrouvé mort dans la belle auto neuve qu’il avait empruntée, un peu plus loin dans un coude de la rivière, enseveli sous la neige. Jenny est persuadé que tout cela est faux mais elle doute : ne serait-elle pas somnambule, sujette à des moments d’égarement ? Elle est enceinte et plus vraiment elle-même.

Erich applique le chaud et le froid, tendre et aimant pour la vie un moment, puis sec et défiant un autre. Jenny est seule, ne peut se confier à personne, les seuls proches comme Rooney la vieille folle qui a perdu sa fille partie à 17 ans et Mark le vétérinaire dont le père a aimé Caroline, la mère d’Erich, sont des rivaux pour le peintre. Jenny accouche d’un garçon mais le bébé a sa toison de naissance brun roux et non pas du blond d’Erich et celui-ci le rejette, convaincu que c’est le bébé de l’ex. Mais il est souffreteux comme tous les Kruger et ne tarde pas à être sujet à la mort subite. A moins que…

C’est à ce moment que tout bascule dans la folie. Erich n’est pas celui qu’on croit et Jenny n’est pas folle. Il veut la garder et prend en otage ses deux fillettes qu’il enlève sous prétexte d’un voyage en avion sans prévenir Jenny qu’elle n’est pas de la partie. Puis il exige d’elle qu’elle écrive une lettre manuscrite où elle s’accuse de tromperie et de crimes, qu’il gardera soigneusement en coffre au cas où elle voudrait le quitter… La jeune femme réagit enfin, elle se démène pour s’en sortir, aveuglée qu’elle était par le charme et la fortune mais s’étant laissée enfermer par abandon et lâchetés dans un filet d’interdictions inacceptables qu’elle avait par faiblesse laissé s’abattre.

Elle découvre le chalet, explore son contenu, observe les peintures… Et le dénouement s’approche.

Mary Higgings Clark, Un cri dans la nuit (A Cry in the Night), 1982, Livre de poche 1985, 311 pages, €8.20 e-book Kindle €7.49

Les romans policiers de Mary Higgings Clark déjà chroniqués sur ce blog

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Meurtre par procuration de Freddie Francis

Psycho-thriller en noir et blanc de la Hammer sur une scénario de Jimmy Sangster, le film part d’une première moitié assez conventionnelle pour trouver son originalité dans la seconde. Janet (Jennie Linden) est une jeune orpheline en pensionnat pour ses études et qui fait d’horribles cauchemars presque toutes les nuits. Au point d’indisposer ses copines de dortoir. Sa surveillante Mary Lewis (Brenda Bruce) en rend compte à la direction qui contacte son tuteur, l’avocat Henry Baxter (David Knight). Celui-ci la fait revenir à la maison, un château aux nombreuses pièces dans un labyrinthe d’escaliers, héritage de la jeune fille.

Car son père a été poignardé par sa mère dans un instant de folie lorsque Janet a eu ses 11 ans ; c’était le jour de son anniversaire. Jusque-là fillette enjouée et facile, Janet s’est précipitée dans la chambre de sa mère au retour d’une promenade pour lui donner des fleurs qu’elle venait de cueillir avant de déguster le gâteau d’anniversaire pour le thé. Elle la voit le couteau à découper le gâteau à la main au-dessus de son père sanglant, la poitrine crevée. Elle hurle en continu, immobile, jusqu’à ce que la gouvernante Madame Gibbs (Irene Richmond) ne la prenne dans ses bras. Depuis, Janet a ces cauchemars récurrents dans lesquels sa mère l’attire dans une pièce pour la faire enfermer, la convaincant qu’elle aussi deviendra folle car « c’est dans les gènes ». Cette hantise va enfiévrer l’imagination de la jeune fille et la persuader que les abimes de la folie la guettent.

Son tuteur Henry, qui a bien envie de profiter de la fortune de Janet, sa mère étant enfermée à l’asile, engage une infirmière, Grace Maddox (Moira Redmond), comme dame de compagnie pour Janet. Mary, qui l’a accompagnée depuis l’école parce qu’elle s’est attachée à elle, est rassurée. Lorsque John (George A. Cooper), le chauffeur et homme à tout faire du château la remmène au train, elle croit que tout va bien se passer pour Janet, revenue à la maison avec des gens attentifs qui l’aiment.

Mais c’est faux, c’est là que tout se dérègle. Janet poursuit ses cauchemars, plus forts depuis que les innombrables pièces, les couloirs et les recoins d’ombre augmentent les occasions d’imaginer. Elle croit voir une femme vêtue de blanc qui la regarde, sa poignée de porte tourner ; elle se retrouve au réveil sans son pantin fétiche, sa porte déverrouillée (le coup de la clé est une performance) et un couteau à découper tourné vers elle. Le médecin de famille, convoqué, demande son internement pour qu’elle soit traité en psychiatrie mais Henry le tuteur refuse. Il a ses raisons pour cela. Mais il promet de faire venir un expert psychiatre de la faculté pour examiner Janet.

Le spectateur se rend compte de ces raisons manipulatrices lors de la fête d’anniversaire de Janet où tout le monde est convoqué, le médecin, l’expert, la dame de compagnie-infirmière, la gouvernante et le chauffeur – et bien entendu Henry et sa femme. Un couteau à découper est posé à côté du gâteau, le même que celui de ses 11 ans. Lorsque son tuteur appelle sa femme pour lui présenter, Janet se rend compte avec horreur que c’est la même personne que le fantôme qui hante ses cauchemars depuis son retour au château. Son esprit malade disjoncte, sa main s’empare du couteau à découper et elle poignarde la femme comme sa mère a poignardé son père. Fin du drame : elle est enfermée comme sa mère à l’asile.

Henry Baxter peut enfin jouir de la fortune de sa pupille et se marie avec la dame de compagnie-infirmière – dont on se rend compte très vite qu’elle l’a aidée dans son projet. Mais voilà que le complot rebondit. Une mystérieuse femme vient se mettre entre eux dans le couple à peine marié depuis quatre jours. Ce sont des coups de téléphone sibyllins d’une correspondante qui ne veut pas dire son nom, puis le barman de l’hôtel de leur lune de miel qui « reconnait » Baxter et veut servir un verre comme à « l’autre femme ». Même si Henry jure à Grace n’être jamais venu ici avant, cela fait désordre. Grace est jalouse mais elle est femme de tête, elle jure à son mari que « cette fois elle ne se laissera pas faire ». Elle réussit à se persuader en effet qu’il veut rejouer avec elle ce qu’il a joué avec Janet.

Dès lors, tout va se précipiter dans un huis-clos au retour au château qui se résoudra par un final en complet retournement où Mary ressurgit, le bien triomphe du mal, la réalité des apparences, Janet restant la victime de son histoire familiale mais, cette fois, traitée en hôpital par les psychiatres. Tout en ombres épaisses et en bruits suspects, ce film distille une atmosphère oppressante où les hallucinations prennent l’air de la réalité et inversement, saisissant le spectateur aux tripes.

DVD Meurtre par procuration (Nightmare), Freddie Francis, 1964, avec David Knight, Moira Redmond, Jennie Linden, Elephant Films 2017, 1h18, €16.99 blu-ray €19.99

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Paranoïaque de Freddie Francis

Inspiré d’un roman policier anglais de 1949 très gothique, Brat Farrar par Josephine Tey, les studios Hammer ont accentué le côté psychotique dans l’air du temps vingt ans plus tard. Cela donne un film intéressant, bien que mineur.

Lorsque débute l’histoire, il y a onze ans que les parents de Simon, Anthony et Eleanor Ashby sont morts dans un accident d’avion. Les enfants étaient petits et ils ont été élevés par la tante Harriet dans le manoir de la famille, le notaire du coin administrant la fortune des mineurs jusqu’à leur majorité.  Simon (Oliver Reed) est tourmenté et se saoule tous les soirs, il fait des dettes, il a toujours été jaloux de son frère et de sa sœur. Il a engagé une infirmière (Liliane Brousse) pour s’occuper d’Eleanor (Janette Scott) dans le dessein de la faire passer pour folle et l’interner. Leur jeune frère Anthony s’est suicidé à l’âge de 15 ans en se jetant de la falaise trois ans après la mort de ses parents. Mais il n’est pas dans le caveau du cimetière à son nom car son corps n’a jamais été retrouvé. Seulement une lettre laissée là où il a sauté, demandant pardon.

Simon va bientôt être majeur (22 ans à l’époque) et avoir l’entière possession de son héritage, plus la tutelle de celui de sa sœur si celle-ci est internée. Il soupçonne sinon le notaire (Maurice Denham), du moins son fils de la même génération que lui (John Benney) d’avoir « emprunté » une partie de son avoir pour ses propres dépenses, ce qui pousse ce dernier à envisager les grands moyens pour éviter d’en rendre compte.

Lors de la messe anniversaire du décès des parents Ashby, Eleanor aperçoit à la porte de l’église un inconnu (Alexander Davion), et elle s’évanouit. Elle a cru reconnaître son frère chéri Tony, mort à 15 ans. Elle le revoit de sa fenêtre dans le parc, mais il disparaît. La tante, l’infirmière et Simon sont persuadés qu’elle commence à perdre la raison. Ce qui va dans l’intérêt de Simon qui flirte avec l’infirmière Françoise, bien roulée mais qui ne le fait pas bander. Car Simon, outre l’alcool, a un problème avec les femmes. Il est resté bloqué sur son petit frère qu’il faisait chanter auprès de lui déguisé en enfant de chœur alors qu’il jouait de l’orgue. Est-ce pour ce désir « interdit » ou par excessive jalousie dès l’âge de 13 ans qu’il a voulu l’éliminer ?

Mais Tony reparaît, adulte, après huit ans d’absence. Est-il un imposteur ? Simon délire-t-il ? Eleanor se persuade-t-elle d’avoir raison de l’avoir reconnu ? La tante interroge le Tony qui vient de sauver Eleanor de la noyade parce qu’elle s’est jetée après la messe de la même falaise que son frère lorsque le mystérieux revenant a disparu, la laissant seule à nouveau. Simon raille ledit Tony et le laisse aller tout seul à « sa chambre » dont il doit se souvenir. Le notaire a composé une liste de questions personnelles sur l’enfance. Tony, à chaque fois, répond précisément, ou par une pirouette vraisemblable.

Et puis… le délai se raccourcit pour la fortune, ce qui précipite Simon à établir de plus en plus sa psychose, couvert par sa tante qui est amoureuse de lui, autre amour « interdit ». Dans le même temps, Eleanor s’aperçoit à sa grande horreur qu’elle a toujours été amoureuse de son frère Anthony, amour de même « interdit ». Il n’y a guère que Tony qui prenne tout cela avec calme et raison, comme s’il était détaché de cette famille de tarés. Le spectateur apprendra assez vite pourquoi. Tony reste le seul être vraiment vivant, avec de vrais sentiments, dans ce panier de crabes. La caméra le montre chemise ouverte un soir, alors que montent du jardin des notes d’orgue joué par un Simon encravaté, comme corseté par peur d’être lui-même au naturel. Tony est bien de chair et pas d’imagination ; il répond au désir d’Eleanor et la désire. Les deux jeunes sont des innocents qui seront sauvés parce que fondamentalement sains, malgré les situations, tandis que les autres sombreront dans la folie.

DVD Paranoïaque, Freddie Francis, 1963, avec Oliver Reed, Janette Scott, Sheila Burrell, Alexander Davion, Maurice Denham, Elephant films 2017, 1h17, €16.99 blu-ray €18.99

Coffret The Hammer Horror Series : Brides of Dracula / Curse of the Werewolf / Phantom of the Opera / Paranoiac / Kiss of the Vampire / Nightmare / Night Creatures / Evil of Frankenstein, by Peter Cushing, anglais sous-titré français, €24,69, blu-ray €54,33

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Fleur de peau

La jeunesse a la peau tendre et la sensibilité érectile. Tout la touche, il suffit de l’effleurer. Les hormones enflamment la passion et l’Amour n’est qu’une « idée », un concept des conséquences de l’instinct.

Ce pourquoi l’effeuillage suit l’effleurement pour ne garder que la branche nue au-dessus de laquelle le tronc noueux va rugueusement exacerber les sens.

La fleur est la partie la plus fine, la peau une membrane du toucher qui ouvre aux autres sens. La surface masque le cœur et le frisson devient grand quand la pulpe sensible des doigts entre en contact avec le visage, le bras, le sein, le ventre. La chair de poule naît, réaction épidermique de l’instant.

La température monte entre les corps et dans les corps ; les membres se cherchent, les cœurs accélèrent et créent du feu ; la raison vacille et s’enivre, elle rêve. Et l’imagination même entretient la combustion, soutenant le cœur dans son effort violent, qui stimule les hormones qui vont plus vite.

Kiss… sensibilité, sentiments, sublime : après dix-huit joints, étreindre quatorze Juliette avant quinze ou seize ans.

L’adolescence est cette incandescence que l’âge enfantin regarde comme folie fascinante tandis que l’âge adulte la voit avec indulgence et nostalgie. Le monde merveilleux de l’imaginaire développé par les sens se perd dans l’âge et la routine ; tout s’émousse, tout se rationalise.

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Ecris avec ton sang dit Nietzsche

« De tous les écrits, je n’aime que ceux qu’on trace avec son propre sang. Ecris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit ». Ce chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra donne la méthode de Nietzsche, sa façon de composer ses œuvres.

Le philosophe anti-chrétien ne croit pas à l’autre monde ; il ne croit pas à une âme immortelle. Pour lui, tout est matière, y compris l’esprit qui est une sorte de danse de la matière comme « les papillons et les bulles de savon. (…) C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » C’est l’effet, souvent, que nous font les enfants à leurs jeux ou les chatons enjoués entre eux.

L’enfant est la troisième métamorphose de Nietzsche, l’acceptation de la vitalité en soi, du destin qui vous pousse, l’amour du la vie contre la pulsion de mort, le oui tragique à l’existence. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. » L’enfant est tout instinct, poussé par sa vitalité ; de même, l’esprit est poussé par sa propre volonté, cette force en soi qui rend curieux et incite à observer, analyser, rendre intelligible. L’instinct n’est pas esprit, il vient de la matière brute, de la force de vie ; la volonté n’est pas esprit, elle vient de l’instinct et pousse à sortir de soi et à connaître ; mais l’esprit ne serait rien sans la volonté ni l’instinct. Un « pur » esprit n’est qu’une invention de mots, il ne désigne rien de réel dans notre monde : montrez-moi un pur esprit !

Ce pourquoi l’esprit est « le sang », c’est-à-dire la volonté irraisonnée, la vitalité instinctive, l’affection qui remue. Ecrire avec son sang, c’est écrire avec son corps, son vécu de cœur et de muscles, son regard aiguisé et curieux des êtres et des choses, sa mémoire olfactive, auditive, affective. Les abstractions sont pesantes et rien n’est pire que l’esprit de lourdeur, « grave, minutieux, profond et solennel » – tous ces défauts que Nietzsche prête à ses compatriotes allemands, tellement fiers de leur Hegel, de leur Kant, de ceux qui bâtissent un système totalisant et éternel sur le modèle de l’Eglise. Car qu’est-ce que Hegel sinon le christianisme laïcisé, la Raison devenue Dieu dans l’Histoire ? Qu’est-ce que Kant, sinon les postulats chrétiens que Dieu existe, qu’il faut une morale et que l’on n’est pas homme sans obéir ?

Au rebours, Nietzsche s’inscrit dans la lignée d’Epicure, celle des tragiques : il n’y a qu’un seul monde et tout vient de la matière ; ce que nous appelons esprit ou âme est cette flamme qui brûle dans les êtres comme ces follets sur les marais, jolie mais éphémère, photons issus de boue changée en gaz ; il n’y a rien d’autre à espérer que vivre notre existence – autant la vivre pleinement, sans haïr le présent au nom d’un avenir illusoire.

Contre ces fantômes qui engluent dans la nostalgie ou le spleen et empêchent de vivre le moment présent, il nous faut être « insoucieux, moqueurs, violents », dit Nietzsche. Tranchant comme Apollon, lucide comme son œil, vif comme sa flèche ; rire comme Dionysos, gai et insoucieux comme lui, profiter du jour qui passe en buvant, aimant et dansant comme lui – tout ce qui rend plus léger, intermédiaire entre la terre et le ciel. « Il est vrai que nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ».

Car la vitalité – la volonté vers la puissance – n’a rien trouvé de mieux que l’amour pour ancrer les hommes dans leur condition d’être vivant parmi les autres êtres vivants – tout en le faisant flamber par tous ses sens, son cœur et son esprit. « Il y a toujours un peu de folie dans l’amour », ce vouloir-vivre qui pousse sans raison ; « mais il y a toujours un peu de raison dans la folie », sinon l’esprit tournerait à vide, comme un logiciel sans base de données. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, reconnaissait Pascal.

Qui veut écrire pour dire quelque chose écrit avec son sang, avec tout son corps ; il brûle de toutes ses passions ; il y met toute son âme, poussé par sa volonté unique. Seuls ceux qui parlent de ce qu’ils ont vécu, qui trempent leur plume dans leur sang, passent la postérité. Qui se souviendrait de Socrate s’il n’avait pas vécu ce qu’il enseignait ? Que seraient les Essais de Montaigne s’il ne parlait de lui ? Et Chateaubriand sans ses Mémoires d’outre-tombe ? Et Casanova ? Flaubert ? Stendhal ? Proust ? Que serait Montherlant sans ces passions vécues qui sourdent dans les répliques maîtrisées de son théâtre ? Et Sartre sans Les Mots ? « J’ai appris à marcher ; depuis lors, je me laisse courir », écrit Nietzsche. C’est le corps tout entier qui écrit et exprime la quintessence de son vécu ; sans cela point de succès car point d’authentique.

Aussi, que peuvent comprendre les lecteurs qui n’ont jamais vécu ? D’où l’inanité des critiques, la médiocrité de la mode : « Quiconque connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, se moque des lecteurs guidés par les critiques de presse qui ne font métier que de commenter, pas de vivre. Il écrit parce qu’il veut exprimer, pas pour être à la mode. Voyez Gustave Flaubert et Maxime du Camp : le premier a été ignoré, mis en procès, rejeté par la « bonne » société – mais la postérité en fait l’un des plus grands écrivains français ; le second a été adulé, élu à l’Académie française, accueilli dans tous les salons et les journaux à la mode – il est bien oublié aujourd’hui… « Jadis, l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, reste Dieu pour son esprit. Il est un créateur et pas un arrangeur de mode, ni un traducteur d’opinion.

« Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire. » Le lutin est un esprit follet, espiègle et moqueur. Son nom vient de Neptune ancré au fond des mers, fils de Saturne le mélancolique. Qui écrit avec son sang est véridique, il dit ce qu’il a vécu et nul ne peut le remettre en cause. Flaubert ne disait pas autrement lorsqu’il déclarait : « la Bovary, c’est moi ». Le courage de l’écrivain qui écrit avec son sang se rit des critiques ; ils sont comme des lutins qui jouent, sans plus de cervelle que la luciole. Ce qui reste de celui qui crée est son univers – sa vie faite de sang et d’amours – et son style. Car le style, c’est l’homme même !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Georges-Arthur Goldschmidt, Livre de poche, 1972, 410 pages, €4.60  

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Hervé Bazin, La tête contre les murs

C’est fou… L’auteur, pour le second roman de sa carrière, se lance dans la peinture de la folie. Un garçon qui lui ressemble un peu, Arthur, cambriole son père après avoir fui de chez lui à 18 ans. Il n’a plus le sou, reste instable et en veut à « la famille ». Mais il est le perdant-type, pas plus avisé qu’une taupe. En volant sans permis la voiture de son père (une Peugeot des années trente), il emboutit un arbre qui gisait par hasard sur la route. Plus bête que lui, tu meurs.

Il se retrouve à l’hôpital, mais surtout à l’asile. Car son juge de père ne peut accepter « le scandale » social d’avoir un fils délinquant et jugé. Arthur ne songera dès lors qu’à s’évader. Il le fera trois fois, à chaque fois repris et son aliénation confirmée. Il n’est guère plus « fou » que vous et moi (enfin, pour vous, je crois), mais « la société » se défend contre ses fils rebelles. C’était ainsi dans les années 1930 à 1960.

L’auteur décrit donc le quotidien d’asile, où les gens ne se prennent pas toujours pour Napoléon, ni ne bavent la gueule ouverte mais paraissent tout à fait « normaux » jusqu’à ce qu’un événement déclenche une crise. Un pédéraste renseigne les matons avant de violer un co-enfermé, un ex-chef d’entreprise se prend pour Dieu (est-ce vraiment folie ?), un ancien maire fait des siennes. Arthur, c’est les jambes : elles le démangent de s’enfuir.

Ainsi réussit-il la seconde fois à biaiser les surveillants, à gagner Paris et la turne d’un ex copain de taule, à piquer le fric d’un cambriolage par lui réalisé chez une antiquaire (juive, cible favorite des années 30) et à vivre (ma foi fort bien) jusqu’à épuisement de la somme. Lorsqu’il échoue dans un bled de l’est, sans plus d’essence dans sa moto, il se loue en ferme et épouse une vachère wallonne, belle de corps et obstinément fidèle de cœur. Le mariage, acte officiel, fait débarquer les gendarmes, oh juste pour vérifier que la période militaire a bien été faite. C’est le cas mais l’Arthur panique et il fuit, d’où enquête, d’où récupération du fuyard et internement d’office. Tant qu’un psy assermenté n’a pas jugé que vous être autrement que fou, vous restez à vie dans l’institution.

Verrières près de Nantes, Vaucluse à Sainte-Geneviève-des-Bois, Sainte-Anne, Villejuif, Arthur aura exploré les différentes sortes d’asiles, de la province bon enfant où l’on vous oublie au centre de sécurité renforcé moderne d’où l’on ne s’échappe pas. Et pourtant si : grâce à la guerre de 40 et aux Allemands qui font fuir toute la région parisienne. Profitant de l’effectif réduit des matons et d’une révolte des fous soigneusement orchestrée par lui, Arthur fait le double mur et se retrouve dans le flot de l’exode.

Mais il ne peut s’empêcher de revenir chez sa femme au lieu de tout quitter et de se faire un nom ailleurs. Il ne peut s’empêcher de gueuler et de tout casser dans l’appart, faisant sortir la voisine – qui le dénonce. Les flics vont le cueillir à nouveau et il s’échappe par les toits… jusqu’à ce qu’une bonne crie au secours et le fasse chuter. Il est repris, une fois de plus. Ses droits ? Aucuns – la psychiatrie est toute-puissante, bien plus que la justice !

Ce roman qui se lit bien est un brin obsolète, datant d’avant les médicaments psychotropes et la surpopulation des asiles. La folie aujourd’hui est bien plus dangereuse et étiquetée de noms savants qui font peur : psychose paranoïaque, névrose obsessionnelle, perversion narcissique, psychopathe tueur… Le tort de l’auteur, à mon avis, est d’avoir insisté sur les antécédents d’hérédité d’Arthur : un grand-père fou, une mère internée, une sœur devenue folle. Les gènes expliquent peu, voire rien du tout. Etait-ce l’époque ? Le post-pétainisme voyait la défaite partout et la décadence au sein même des corps.

Hervé Bazin, La tête contre les murs, 1949, Livre de poche 1976, 432 pages, €1.90 e-book Kindle €5.49

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L’effet papillon d’Eric Bress

Evan est un petit garçon de sept ans des années 1980 (Logan Lerman), joli avec ses cheveux dans le cou et sa médaille qui brinquebale sur sa poitrine (12 ans au tournage !). Mais il sidère sa maîtresse lorsqu’il se dessine en meurtrier. Il a des trous de mémoire et ne se souvient pas qu’il ait fait un tel dessin. Sa mère (Melora Walters) a peur qu’il n’ait en lui les gènes de la folie de son père, interné en hôpital psychiatrique. Elle lui fait passer un scanner cérébral, qui ne révèle rien de particulier mais le docteur conseille de lui faire tenir un journal des tous les faits de sa journée pour raviver sa mémoire. Ce journal se révélera crucial par la suite.

Un jour, elle part pour l’emmener chez un copain lorsqu’elle le trouve dans la cuisine, un couteau à la main : il ne se souvient pas pourquoi. Puis il part joyeux retrouver son copain Tommy (Jake Kaese, 10 ans au tournage) et surtout sa sœur Kaleigh – prononcez kèli – (Sarah Widdows, 9 ou 10 ans) dont il est amoureux. Mais oui, on peut être amoureux à sept ans ! Sauf que le décalage entre l’âge de la fiction et l’âge réel des acteurs pose problème ; il n’est guère réaliste.

Le père, George (Eric Stoltz), boit du bourbon et, un brin éméché, décide de tourner un film avec Evan et Kailegh, suscitant la jalousie de son fils Tommy. Il s’agit de l’histoire de Robin des bois, lorsqu’il revient trouver sa fiancée. Là, autre trou de mémoire, Evan se réveille nu devant la caméra et ne se souvient pas pourquoi. On ne voit guère que le haut d’une épaule de profil (ce pourquoi le film est interdit aux moins de 12 ans pour ne pas leur donner de mauvaises idées).

Six ans plus tard, les 13 ans ont constitué une petite bande des quatre avec Tommy (Jesse James, 15 ans au tournage) et Kaileigh (Irene Gorovaia, 15 ans au tournage), le gros Lenny (Kevin Schmidt, 16 ans au tournage) et Evan (John Patrick Amedori, 17 ans au tournage) – qui porte toujours sa médaille, un peu plus court sur la gorge. Tommy, infernal, non seulement fume et fait fumer les autres en rébellion, mais déniche une cartouche de dynamite que son père cache dans le sous-sol. Rien de mieux que, pour se marrer, l’allumer pour faire sauter la boite aux lettres ridicule de narcissisme d’un riche voisin qui a représenté la maquette de sa maison. Tommy a eu l’idée, Lenny a été la déposer et Evan l’a allumée à l’aide d’une cigarette retardateur (ce pourquoi le film est interdit aux moins de 12 ans pour ne pas leur donner de mauvaises idées). Attentionné à son aimée, Evan met les mains sur les oreilles de Kailegh et, là, autre trou noir de la mémoire. Il se retrouve dans les bois, fuyant avec les autres, sans savoir ce qui s’est passé.

C’est alors que Tommy, toujours jaloux d’Evan parce qu’il aspire l’amour de sa sœur qui aurait dû lui être destiné après la séparation de ses parents, devient violent. Il se venge en faisant griller le chien d’Evan, Croquette, enfermé dans un sac et arrosé de White-spirit (ce pourquoi le film est interdit aux moins de 12 ans pour ne pas leur donner de mauvaises idées), il tabasse Evan et Kaileigh avec un poteau de clôture. Evan s’évanouit et a un autre trou de mémoire. En fait, à chaque fois que la situation le dérange, il s’évade ailleurs.

Sept ans plus tard, le voici à l’université (Ashton Kutcher, 26 ans), médaille au cou, dans la chambre d’un gros punk odorant et baiseur, Thumper (Ethan Suplee) – je me demande pourquoi il a un tel tropisme pour les gros, est-ce du politiquement correct 2004 ? Tommy (William Lee Scott) a été interné en maison de correction et vient juste d’en sortir. Kaileigh (Amy Smart) est devenue serveuse un peu pute dans un bar de la ville où les clients lui pelotent les fesses ; lorsqu’Evan la retrouve pour lui poser des questions sur les absences qu’il a eu en son enfance, elle le rejette puis se suicide. Lenny (Elden Henson), dépressif, se concentre sur ses maquettes d’avion et ne quitte plus sa chambre. Evan prépare un mémoire sur la mémoire (mais si on peut tautologiser !) et reprend ses carnets intimes, tenus sur ordre du médecin depuis l’âge de 7 ans. Les relire suscite parfois des flashs – et il ne tarde pas à se retrouver dans les situations dont il ne se souvient plus.

Il s’aperçoit alors que, comme son père, il a le don de revivre le passé. Il veut sauver Kaleigh, la seule fille qu’il n’ait jamais aimée, mais il va découvrir que ce pouvoir puissant est incontrôlable : s’il change la moindre chose, il change tout (sous-titre du film). Car l’homme n’est pas Dieu et c’est péché d’orgueil de croire pouvoir réécrire ce qui est écrit. Le monde est un chaos physique dans lequel une condition initiale change tout, tel est l’effet papillon, dont le battement d’aile à un bout de planète peut susciter un ouragan dans l’autre.

En changeant le tournage du film pédopornographique de George, Evan va sans doute sauver Kaileigh mais pousser Tommy aux extrémités – car le père reporte ses attouchements et plus sur son fils aîné – et se battre une fois étudiant avec Tommy et le tuer, ce qui va le conduire en prison, loin de l’amour de Kaleigh. En changeant l’épisode de la cartouche de dynamite, Evan va sans doute éviter l’accident qui a traumatisé les autres mais perdre les deux avant-bras et l’amour de Kaleigh, qui lui préfère Lenny. En changeant la scène de violence de Tommy avec Croquette, Evan va sauver le chien et amender Tommy mais faire de Lenny un meurtrier et de Kaleigh une junkie sur laquelle tous les mâles peuvent passer pour 50$ (tarif 2004, ce pourquoi le film est interdit aux moins de 12 ans pour ne pas leur donner de mauvaises idées)… Ce don est le signe de Satan, ce pourquoi son père, qu’il voulait ardemment voir lorsqu’il avait 7 ans, a tenté de l’étrangler devant les surveillants avant d’être abattu d’un coup de massue. Evan se souvient dès lors pourquoi son père a voulu le tuer.

Mais, en bon Américain, il ne renonce pas ; pour lui, idéaliste yankee, les bonnes intentions finissent toujours par être reconnues par la Providence car le sentiment d’être dans le vrai entraîne la vérité (Trump ne dit au fond pas autre chose, ce pourquoi le film est interdit aux moins de 12 ans pour ne pas leur donner de mauvaises idées). Dans un dernier effort, traqué par les psys dans l’hôpital où il a réussi à quitter sa chambre, il se remémore sa première rencontre avec Kaleigh grâce aux films de famille que sa mère lui a apportés. Il sacrifie cette fois l’amour de sa vie à l’équilibre de tous : il lui susurre à l’oreille qu’elle est horrible et qu’il ne veut plus jamais la voir – à 7 ans (ce pourquoi le film est interdit aux moins de 12 ans pour ne pas leur donner de mauvaises idées). Mais la fin (celle du cinéma) voit Evan et Kaleigh se croiser huit ans plus tard encore dans les rues de Manhattan : tout va-t-il une fois de plus basculer ?

Une histoire de science-fiction sur les paradoxes du temps, écrite pour l’Amérique du début des années 2000. Peut-on réparer ses erreurs ? Quelles sont les bifurcations prises au hasard qui ont tout fait changer ? Et si l’on pouvait revenir sur le passé, quelles en seraient les conséquences ? Le découpage en allers et retours sur les différentes périodes donnent au film un suspense intéressant, la réalité des choses n’étant dévoilée que petit à petit, éclairant la suite. Les acteurs sont bien choisis, même si leur âge biologique contraste trop fortement avec leur âge de fiction. Evan ne peut pas avoir 7 ans, pas plus que 13, car un garçon de cinq ou quatre ans plus vieux ne saurait avoir les mêmes réactions. Malgré cet inconvénient, peut-être dû là encore au politiquement correct sexuel (à 7 ans) et délinquant (à 13 ans), les enfants ressemblent de façon plausible aux personnages de 20 ans. C’est surtout l’Amérique des banlieues moyennes qui est filmée dans ses contradictions : une façade de brave gars peut cacher un pervers sexuel, un garçon déterminé un sadique incontrôlable, une pure jeune fille une putain en puissance. Le destin bat les cartes mais chacun doit jouer avec et nul démiurge ne viendra l’aider.

Ce qui oblige à examiner à chaque fois les conséquences de ses actes. Le film est un hymne à la responsabilité, seule condition de la liberté. Aimer ne suffit pas, contrairement à ce que répandent les niaiseries chrétiennes ; il faut encore assumer son amour (pris au sens large de tout attachement) et aller au-delà des apparences pour « sauver » le bon en chacun. Ainsi construit-on son karma, le cycle des causes et des conséquences liées à l’existence. Dans l’Amérique des années post-2001, il était en effet urgent de s’interroger sur ses actes et sur leur bonne conscience aux conséquences incalculables !

Le DVD présente la version cinéma, différente de celle de la Director’s cut dans laquelle des fins alternatives sont proposées, comme si l’opinion devait choisir exclusivement celle qui lui plaît.

DVD L’effet papillon (The Butterfly Effect), Eric Bress et J. Mackye Gruber, 2004 – interdit aux moins de 12 ans – avec Ashton Kutcher, Amy Smart, Logan Lerman, Eric Stoltz, Ethan Suplee, Elden Henson, William Lee Scott, Melora Walters, John Patrick Amedori, Irene Gorovaia, Kevin Schmidt, Jesse James, Sarah Widdows, Metropolitan Video 2005, 1h49 plus bonus, standard 9.28€ blu-ray 14.99€

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Paranoïaque de Freddie Francis

Sur les traces d’Hitchcock, le réalisateur anglais Freddie Francis expose la profonde psychose de la campagne anglaise. Une famille unie et riche habite un manoir de Cornouailles. Les parents décèdent tous les deux dans un accident d’avion lorsqu’ils se rendent à New York en 1950. Ils laissent trois enfants, deux garçons et une fille, dont le plus jeune a 12 ans. Ce dernier est réputé s’être suicidé trois ans plus tard à 15 ans en se jetant de la falaise. Leur tante Harriet (Sheila Burrell), qui les a élevés après la mort de leurs parents, fait célébrer chaque année une messe pour les chers disparus.

Mais cette apparence dévote et bourgeoise cache de lourds secrets. La tante, vieille fille aigrie, est amoureuse du fils aîné, Simon (Oliver Reed), qui a toujours été son préféré. Elle considère Eleanor (Janette Scott), la cadette, comme folle car celle-ci, qui était très proche de son petit frère Tony, ne s’est jamais remise de sa disparition. Simon est tourmenté, boit en excès et scandalise le bon peuple dans les pubs où il sévit. Il mène grand train et roule en Jaguar décapotable de type E, accumulant les dettes que le comptable successoral doit à grand peine éponger. Mais, tant que le dernier enfant n’est pas majeur, l’héritage ne peut être partagé.

Simon, qui est un psychotique profond capable de se mettre dans des colères noires et de menacer de meurtre quiconque se met en travers de ses volontés, a engagé une fausse infirmière (Liliane Brousse) pour s’occuper d’Eleanor qui a des visions : elle croit apercevoir en effet Tony, revenu d’entre les morts. La lettre de suicide qu’il a laissé serait-elle une diversion ? Se serait-il enfui pour échapper à l’atmosphère étouffante de la famille, menée par cette tante rigide et névrosée qui refoule l’amour incestueux qu’elle a pour l’aîné ?

Lors de la messe, Eleanor aperçoit le fantôme de Tony dans la tribune, mais elle est seule à le voir ; un peu plus tard, dans le jardin du manoir, elle aperçoit à nouveau Tony et se précipite en robe légère pour le voir. Mais sa tante et l’infirmière la poursuivent et Tony disparaît. Simon pense qu’elle doit être internée : ainsi touchera-t-il l’héritage en son entier, 600 000 livres sterling du début des années soixante – une belle somme. Mais Eleanor, désespérée, se jette du haut de la falaise comme elle croit que son petit frère l’a fait, huit ans auparavant. Tony (Alexander Davion) reparaît : il la voit, plonge et la sauve. Il a 23 ans désormais et, lorsqu’il ramène Eleanor mouillée évanouie au manoir, tout le monde voit bien la ressemblance. Mais est-il le vrai Tony ? Simon, déstabilisé, en doute ; sa tante Harriet aussi, mais Eleanor y croit et se réfugie en lui pour compenser sa solitude. Dans cette famille psychologiquement malade, tous sont atteints – sauf Tony.

Car Tony est un imposteur, payé par le fils du notaire comptable de la succession qui a détourné des fonds de l’héritage. Simon le sait et le menace ; la seule parade est d’inventer un faux frère revenu réclamer sa part. Il va chercher à tuer sa sœur et son nouvel amour en sabotant les freins de la MG ; il va tuer la fausse infirmière qui trouvait que cela allait trop loin et voulait partir et le dénoncer. Car rien ne doit aller contre son désir tout-puissant.

Sauf que l’imposteur Tony n’est pas cupide ; il est touché de l’amour inconditionnel d’Eleanor, incestueuse dans sa névrose. Jeune et athlétique, il est psychologiquement sain. Il n’est pas son vrai frère et lui avoue, tandis que Simon le sait bien, lui qui tué son petit frère lorsqu’il est devenu pubère ; il en était obscurément amoureux. Désormais, Simon célèbre rituellement chaque soir le chant de chorale que travaillait Tony, joué sur disque, tandis qu’il l’accompagne à l’orgue. Sa tante l’assiste, masquée, pour soulager sa souffrance psychique. L’imposteur le découvre et le fait découvrir à Eleanor.

Mais la tante les a vu regarder par la fenêtre et Simon piège le faux Tony dans la remise. La momie desséchée du petit frère est murée derrière l’orgue comme un nounours pour Simon ou la mère dans Psychose d’Hitchcock. Il envisage d’emmurer le faux Tony avec le vrai, le maîtrise et l’attache, mais sa tante le convainc qu’elle va s’en occuper. Pour tout faire disparaître, elle jette la lanterne à terre, ce qui provoque un incendie et emmène Simon, vidé comme après un acte sexuel. Eleanor, qui suit Tony autant qu’elle le peut, ouvre la porte et le délivre. Un peu plus tard Simon, désespéré de perdre à nouveau son petit frère trop chéri, brave les flammes pour étreindre le squelette – et s’unit à lui dans la mort.

Pendant ce temps, les deux amants s’enfuient de ce lieu délétère et quittent cette famille maudite.

Le début des années soixante manifestait cette contrainte psychologique forte que la religion au secours de la bourgeoisie victorienne encadrait avec vigueur. Les pulsions n’avaient aucun dérivatif et engendraient névroses ou psychoses graves. Dans ce film, tout le monde est amoureux incestueux : la tante, Simon, Eleanor. Il faut un élément extérieur sain (le faux Tony) pour briser la boucle névrotique et pousser la psychose de l’aîné au bout. Simon est toujours cravaté serré ; le faux Tony, à l’inverse, ouvre son col et parfois largement sa chemise : il est plus lui-même que ce que veulent les convenances. Le spectateur, malgré les maladresses du scénario, comprend avec le jeu réussi des acteurs (un Simon halluciné, une Eleanor hystérique, une tante crispée, un faux Tony libre), combien le mouvement de 1968 était attendu comme la lave sous la surface et fut pour toute la société une délivrance !

DVD Paranoïaque (Paranoiac), Freddie Francis, 1962, avec Janette Scott, Oliver Reed, Sheila Burrell, Maurice Denham, Alexander Davion, Elephant Films 2017 les collections de la Hammer, 1h20, standard €16.99 blu-ray €18.99

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Ray Bradbury, Chroniques martiennes

Ce recueil de nouvelles raboutées en livre a pour fil conducteur l’invasion de « Mars » par les terriens. Mars est la quatrième planète de l’orbite solaire (la Terre est la troisième) et avant que Mariner IV en 1965 ne survole la planète, on pensait qu’elle ressemblait fort à ce que nous connaissons, mais dégénérée, morte. C’est pourquoi Ray Bradbury y situe sa chronique de l’espace. Elle est plutôt une planète fictive, une projection du désir humain d’aller coloniser l’espace.

Bradbury ne fait pas, selon ses dires, de la « science » fiction mais de l’irréel fantastique. Il y a en effet peu de science dans les Chroniques mais surtout de l’humanisme et de la philosophie. Ses Martiens aux yeux dorés et aux voix musicales ressemblent aux elfes de la littérature anglaise ; ils habitent des maisons à la grecque et boivent des nectars dans des vases de cristal. Les terriens quittent leur planète par goût de l’exploration scientifique et la perspective d’exploiter du minerai ; c’est alors le rôle des militaires et, comme nous sommes cinq ans après le nazisme et en pleine guerre froide, ces militaires (tous de jeunes hommes) sont plutôt frustes et patriotes. Ils agissent comme des scouts : feu de camp, bras sur les épaules, chants sous les étoiles et danses torse nu. Mais ils sont – évidemment – américains, donc de sales gamins lâchés sur un terrain de jeu : ils ne pensent qu’à saccager et détruire, jugeant tout ce qui diffère de chez eux comme une sauvagerie.

La première expédition sera expédiée par un Martien jaloux, sa femme ayant eu un contact télépathique avec les envahisseurs et se sentant elle-même envahie de chansons et de désirs nouveaux. La seconde expédition sera prise pour folie, les hommes circonvenus jusqu’à l’asile comme illusions hypnotiques. La troisième expédition, plus nombreuse, fera périr la plupart des Martiens de la varicelle, comme les Indiens jadis de la (petite) vérole. La quatrième engendrera une hypnose autodestructrice dans l’équipage.

Puis la masse des humains submergera la planète, les fusées « comme une nuée de sauterelles », installant partout des villes identiques à celles d’Amérique avec leurs immondes fast-foods. « Nous autres, gens de la Terre, avons un talent tout spécial pour abîmer les grandes et belles choses. Si nous n’avons pas installé de snack-bars au milieu du temple égyptien de Karnak, c’est uniquement parce qu’il se trouvait à l’écart et n’offrait pas de perspectives assez lucratives » (juin 2001). D’autres, plus écologiques mais moins nombreux, planteront des arbres pour augmenter le taux d’oxygène. Les Noirs américains, soumis encore à l’apartheid, ont vu une façon de se libérer et de jouer les pionniers sur une nouvelle planète. Tandis que la brigade des mœurs du politiquement correct à la mode McCarthy aux Etats-Unis impose jusque sur Mars l’éradication de tous les contes et livres sulfureux, comme ceux du sieur Edgar Poe : « tel ou tel groupe s’en mêlait, sous des prétextes politiques ou la pression d’associations variées, pour des préjugés religieux ; il y avait toujours une minorité effarouchée par je ne sais quoi, et une vaste majorité qui avait peur du mystère, du futur, du passé, du présent, peur d’elle-même et de ses ombres » (avril 2005). Cela n’a guère changé depuis 1950 !…

Les vrais Martiens « avaient su développer côte à côte la science et la religion, qui s’enrichissent mutuellement sans chercher à s’entredétruire » (juin 2001). Ils se cacheront dans les montagnes, se voileront d’illusion lorsqu’ils seront forcés au contact des humains, prenant alors toutes les formes. Comme celle du fils de 14 ans mort, qui revient, et que sa « mère » tuera une seconde fois par frivolité.

Il faudra qu’une guerre atomique vue jusque dans l’espace fasse griller la Terre pour que les néo-Martiens se rapatrient pour « revoir leur famille » et participer à la tuerie. Ne resteront que des solitaires, des pionniers à l’envers, dont l’homme qui a recréé sa famille morte de maladie en robots criants de vérité.

Plus une famille avec trois petits garçons qui a fait le chemin à rebours, fuyant la Terre et la guerre. Et peut-être une autre famille amie avec quatre petites filles. « La Science a été trop loin trop vite, et les gens se sont perdus dans un désert mécanique » (septembre 2005). Les Martiens, désormais, ce seront eux.

Lu à 14 ans, relu plus tard, et encore aujourd’hui, je reste fasciné par la prose poétique de ce livre. Son auteur est amoureux du monde et des espaces, toujours prêt à une vie meilleure, critique impitoyable des travers de « la civilisation » : la religion ou l’Hygiène mentale, la destruction prédatrice, la colonisation des indigènes, l’exploitation minière. Surtout américaine, surtout dans les années cinquante. Si la partie « fusées » et gadgets technologiques a bien vieilli, le message reste immuable. Un grand livre, musical, captivant.

Ray Bradbury, Chroniques martiennes (The Martian Chronicles), 1950, Folio 2002, 336 pages, €7.40 e-book Kindle €6.99

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Joseph Delteil, Jésus II

Lorsque l’on se prénomme Joseph, la pente naturelle est de devenir papa d’un Jésus. Père adoptif puisque Jésus est Dieu, à ce qu’il a dit ; et Jésus « II » puisque le premier est mort sur la croix voici deux mille ans. Mais l’écrivain Delteil a de l’imagination et l’envie de provoquer pour deux. Son « Jésus, le retour » vaut le détour. Il est absurde et loufoque, moins réaliste que surréaliste.

Si Delteil a quitté Breton, qu’il trouvait totalitaire, il est resté imprégné de cette atmosphère ludique et exploratoire qui est survenue après la Grande guerre, la guerre la plus con de tous les temps, celle qui a transformé le combat en boucherie industrielle. Joseph n’a pas fait la guerre mais a été mobilisé en 14, au régiment colonial de Toulon puis chez les tirailleurs sénégalais à Fréjus jusqu’à l’armistice en 18. Il n’a connu la boucherie que par ouï-dire mais il s’est trouvé imbibé de cette atmosphère, analogue à celle de mai 68, qui a saisi les lettrés au sortir des tranchées et de la discipline.

Volontiers potache, il est saisi par la débauche des mots et adopte un style goulu rabelaisocélinien, pour jouer des termes et surtout, en rhapsode, des assonances en voyelles. Sa plume primesautière saute de page en page, s’interrompant pour reprendre plus loin, moins avisée ou d’un souffle plus retenu – habitude de poète qui fait des œuvres courtes. Jésus II retrouve un peu la verve d’Au-delà du fleuve Amour, l’histoire en moins. Car il fait de Jésus II une sorte de Don Quichotte flanqué d’apôtres improbables qu’il cueille au fil du chemin avant de les perdre tous dans un bordel – y compris le gamin qu’il a nommé Charlemagne. Ne reste avec lui qu’une fille, Albine, avec qui il va voir le Pape.

Mais au final il échoue, comme l’Autre. Il a tenté « l’apostolat, l’action directe et l’appel à l’Autorité », en vain (p.125). Il se résigne à Voltaire, grand anticlérical s’il en fut, mais qui croyait peut-être en Dieu : « Cultiver son jardin » candidement est sagesse ; plutôt que vouloir changer le monde, se changer soi dans son pré.

La liberté, c’est la folie ; faire la bête, voilà le secret. Dans une variante de sa fin, il est rattrapé par « une bande d’ostrogoths » – qui étaient des Germains de l’est – et doit fuir, pourchassé comme espion, anarchiste, assassin, en tout cas pas clair. Fusillé, il tombe du haut d’un chêne – où l’on rend habituellement la justice – « s’empalant net sur une branche cassée… jusqu’au fondement » p.144. Le voilà de nouveau en croix, éternel retour.

« Le mensonge et la violence, voilà les deux couilles du Diable » p.120. Ce mot de génie reste d’une brûlante actualité. « En vérité je vous le dis, mieux vaut coucher avec cent pucelles qu’avec la lâcheté », dit encore Jésus II au Pape ébahi. Sauf que la lâcheté règne plus que le vice. « Une fille de dix-huit ans qui s’en va délivrer Orléans, est-ce fou ? Un garçon de trente ans qui s’en va conquérir l’Asie, est-ce fou ?… A l’échelle d’Alexandre, de Jésus, hein !… Ah !… pardi, à l’échelle de Tartempion, de Me Cudecuir, notaire, de l’épicier de la rue Froidequeue… » p.124. Au fond, la lâcheté si répandue est de la paresse morale. Delteil mérite d’être relu pour être un brin secoué.

Joseph Delteil, Jésus II, 1947, Grasset les Cahiers rouges 1998, €12.70 e-book Kindle €5.49

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Guyette Lyr, L’herbe des fous

Marion vit en Normandie dans les années 1970 ; elle devient femme. Le roman décrit ce moment de bascule hésitante entre l’enfance et l’âge adulte, les amitiés et l’amour, les caresses et le bébé. Mais aussi la lutte des classes entre le monde paysan traditionnel, celui de sa nourrice Baluchar, et le monde bourgeois de la ville et des études, celui de son père et de sa belle-mère Pauline.

La maison des Baumettes est un peu une prison car le père est marin, donc longtemps parti. Le hameau des Loupières est un peu la liberté car la bande des Mistous, qui s’est connue sur les bancs de la même école primaire, s’y réunit et tient conseil. Le Grand Gouleyeur est l’aîné et le chef, « Depuis toujours il marche en avant des autres, le premier sur son vélo puis sur sa mobylette, depuis cette année en moto. (…) L’idée d’avoir cet été dix-huit ans lui tient la tête haute par-dessus des foulards qu’il laisse pendre devant sa chemise ouverte déboutonnée jusqu’à la taille où baldingue une ceinture à clous. C’est lui qui fait la loi, assis sous le grand hêtre où les pas des Mistous ont couché l’herbe en rond » p.43. Tel est le style Lyr, précis et musical, bien tourné pour ce second roman.

Ce n’est pas du Grand Gouleyeur que Marion est amoureuse, mais de Sébastien, dit la Galoche. Il est costaud de corps et fragile dans sa tête, trop réservé peut-être, pauvre sans aucun doute. Il se veut menuisier, pas une belle position pour la fille d’un capitaine au long cours.

Ce pourquoi toute la famille va se liguer contre cet amour né des herbes où l’on se roule enfant puis adolescent, au printemps. Le pouvoir médical sait mieux que vous ce qui est bon pour vous et le père absent ne peut rien contre la voix de la bourgeoisie. Pauline est dolente, en mal de sexe car le marin part trop longtemps ; une infirmière, la Gratien dit la Gloutonne, vient organiser sa vie et imposer son régime à la maisonnée. Elle est aidée d’un docteur baron belge qui porte beau et parle à tout le monde – pas fier mais d’autant plus dangereux car il manipule les crédules.

C’est ainsi que Sébastien quitte la menuiserie pour un garage, puis pour un autre travail à la ville, guidé par le docteur baron qui fait copain pour mieux le circonvenir. Sébastien avait pour ami Joseph, un simple d’esprit que le baron fait interner. Comme Sébastien ressent mal cette perte, il le fait soigner par des médicaments en répandant l’idée, dans ce village normand crédule porté aux mauvais sorts, que sa folie a contaminé Sébastien. La réserve et les foucades de l’adolescent en mue font le reste : il sera interné lui aussi.

Marion est libérée de ses liens d’enfance, elle va pouvoir fréquenter ceux de sa classe, les Aldo du tennis et autre Patrice qui veut préparer Navale. Sauf qu’elle n’en veut pas ; elle est des Loupières et veut rester au pays. Elle et Sébastien font l’amour dans l’herbe avant qu’il soit « soigné » et Marion se retrouve enceinte. Ce bébé est sa révolte ; elle ne suivra pas sa belle-mère, ni l’infirmière Gloutonne, ni le docteur belge ; elle ne le fera pas « passer » : elle en appellera à son père et à sa nourrice, ses vraies racines.

La petite musique joue, campagnarde, sur des thèmes éternels : l’amour et la folie, le bocage et la ville, l’artisan et le marin, le bon sens et le savoir. Les personnages ont de l’épaisseur tout en gardant un certain mystère. Ce n’est pas un grand roman, mais il séduit, bien écrit comme on ne fait plus, en ces années post-68 où la culture résistait mais où la liberté traçait des voies nouvelles. Je l’avais lu à sa parution en 1978, je l’ai relu, il tient la route.

Guyette Lyr, L’herbe des fous, 1978, Folio 1982, 224 pages, €6.60

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Shock Corridor de Samuel Fuller

Un journaliste atteint de démesure (Peter Breck) veut résoudre l’énigme d’un meurtre en se faisant passer pour fou. Il veut intégrer l’asile d’aliénés (pardon, la clinique où « l’on soigne les patients atteints de troubles de la réalité ») pour savoir auprès des trois témoins dérangés cachés sous la table qui est l’auteur d’un meurtre perpétré dans les cuisines, ce que la police n’a pas résolu. Visant le prix Pulitzer qui récompense les meilleurs journalistes, il entreprend, avec la complicité de son rédacteur-en-chef, d’apprendre sa leçon de folie auprès d’un psychiatre expert en guerre psychologique.

Seule sa maitresse (Constance Towers) voit l’aventure d’un sale œil car elle croit – en bonne behavioriste américaine – que jouer un jeu c’est devenir son personnage. La méthode Coué ne dit pas autrement, tout comme Lorenzaccio chez Musset. Le « dressage » change l’homme et s’il simule, la durée l’emporte. C’est ainsi que l’un des fous témoins est devenu « communiste » par lavage de cerveau en Corée : il a joué le rôle du converti pour avoir de meilleures conditions d’existence dans le camp de prisonniers et a fini par ressembler à ses bourreaux – jusqu’à ce qu’un sergent américain, un vieux de la vieille, lui fasse prendre conscience de sa mutation. Il est alors devenu fou et rejoue sans cesse la guerre de Sécession (autre folie schizophrène américaine).

Tout se passe bien au début, le journaliste parvient à bluffer le docteur (Paul Dubov) en récitant sa leçon apprise de fétichiste incestueux. Il fait croire qu’il a eu des pulsions sexuelles envers sa sœur unique lorsqu’il avait dix ans, caressant ses nattes, l’embrassant, avant de tenter de la violer à trente ans. La maitresse, stripteaseuse dans le civil (un autre jeu simulant le désir sexuel), finit par accepter de jouer son rôle, par pur amour. Mais elle se rend vite compte que son amant décroche.

A vivre sans cesse parmi les fous, à prendre les médicaments prescrits, à subir les électrochocs en cas de violence, la réalité se brise. On intègre un autre univers : celui des semblables qui vous entourent et que l’on rencontre dans « la rue » – un couloir entre les chambres où chacun peut se promener librement. Subrepticement, sans que l’on s’en rende compte, l’environnement rend autre car conforme aux autres. Le huis-clos d’asile est une métaphore de la société américaine. Le lieu « qui n’est pas une prison » empêche cependant d’en sortir et les « scientifiques » savent mieux que vous qui vous êtes et comment vous allez réagir. Vous n’êtes « guéri » que lorsque vous devenez socialement correct, réalisant strictement ce que la société attend de tous.

Quant aux personnages, dont la galerie est pittoresque, ils représentent les divers aspects de la société yankee : les nymphomanes obsédées de sexe qui dessinent des hommes nus bodybuildés sur les murs et se jettent sur tout mâle pour le mordre et le dévorer, l’obèse qui répète un opéra car il a eu sa première crise cardiaque lors d’une écoute (Larry Tucker), le nègre qui se prend pour le chef du Ku Klux Klan parce qu’il a été l’un des premiers à intégrer une université blanche sous Kennedy (Hari Rhodes), le savant atomiste qui retombe en enfance pour ne pas voir l’apocalypse qui vient, le soldat fier de son pays envoyé en Corée et qui devient fan du communisme.

En bref, toutes les tares modernes de la société des Etats-Unis sont réunies : le sexe, la malbouffe, le socialisme, le racisme et la bombe atomique. Lorsque le nègre fou voit un autre nègre fou, il sonne l’hallali : « tuons-le avant qu’il se reproduise ! » Ce qui donne ces scènes loufoques d’inversion où un Noir parle comme un Blanc raciste et où une bande de femmes harasse un homme égaré dans leur salle. C’était étrange à l’époque, beaucoup moins aujourd’hui… même s’il est tabou et politiquement très incorrect d’accuser de « racisme » un non-Blanc ou de « viol » une femme.

La tare américaine est moins dans les conséquences que dans les causes : dans cette société où la compétition reste reine comme aux temps des pionniers, chacun est avide de reconnaissance personnelle. S’il n’y parvient pas, sa personnalité se dissocie : le personnage qu’il joue entre en conflit avec son être profond. Lorsque c’est l’habit qui fait le moine, l’humain sous les oripeaux sociaux ne vaut pas grand-chose, ballotté entre les injonctions morales et sociales des autres, n’existant que par leur regard. Le mythe du self-made-man qui s’est « construit tout seul » laisse croire qu’il suffit de volonté pour se façonner à son image idéale. Mais c’est se prendre pour Dieu, péché d’orgueil déjà puni lorsqu’Eve a croqué le fruit de l’arbre de la connaissance. L’individu perd son âme pour prendre toutes les formes (ce qui était la définition du Diable au Moyen-âge).

Le journaliste va découvrir qui est le meurtrier, profitant des rares instants de lucidité des trois témoins. Il saura la couleur du pantalon de celui qui a tué, apprendra à quel corps médical il appartient, et connaitra à la fin le nom de qui a donné le coup de couteau fatal. Le spectateur connait le tueur, il l’a rencontré depuis le début et s’est forgé une « image » de lui plutôt sympathique. Comme quoi l’apparence n’est – une fois de plus – pas la réalité. « C’est un débile qui a le prix Pulitzer », conclut le docteur psychiatre à la fin. Nul ne sait si l’amour – plus fort que la mort dans la mythologie américaine – réussira à vaincre la folie qui s’est emparé du cobaye volontaire.

Le noir et blanc accentue les contrastes entre le réel et la folie ; les inserts de séquences en couleur apparaissent comme des rêves (le nègre se voit en brun d’Amazonie, pas en noir d’Afrique ; le journaliste cauchemarde les chutes du Niagara qui menacent d’engloutir sa raison).

DVD Shock Corridor (3 DVD : Shock Corridor – avec la séquence en couleurs coupée à la sortie française – (VF/VOST), Naked Kiss – Police spéciale (VOST) + bonus, Samuel Fuller, 1963, avec Peter Breck, Constance Towers, Gene Evans, James Best, Hari Rhodes, Larry Tucker, Paul Dubov, Chuck Roberson, Univzersal pictures 2003, 1h41, €49.50

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Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse

Montaigne ne se découvre véritablement qu’à la fin de la trentaine, à l’âge où lui-même a commencé à écrire. Le corps apprécie sa tempérance, le cœur s’apaise comme le sien, l’esprit en vient à l’équilibre et l’âme aspire à la sagesse.

Cette vertu n’est pas innée et, sans elle, il est malheureux. Devenir sage est une éducation. Cela ne se confond pas avec le savoir, qui ne concerne que l’esprit, ni avec l’expérience qui concerne le corps et les passions. Cela s’apprend par la philosophie qui est l’art de réfléchir sur soi, de découvrir ce qui est juste pour soi – juste moment et juste dose pour rebâtir à chaque moment son équilibre.

Toute la sagesse de Montaigne est contenue dans la première phrase de l’étude de Marcel Conche, qui le cite : « Moi qui n’ai d’autre fin que de vivre et me réjouir ». Le but de la vie est d’être heureux et libre, la justification de la vie est dans la vie même, vivre est agir naturellement avec « une conscience intensifiée » du moment, « un respect religieux » de cette seule tâche humaine qui soit sérieuse. Montaigne enseigne la vie bonne et l’à-propos. L’individu doit se situer par rapport aux autres et trouver sa place d’homme raisonnable ; fonder son éthique et acquérir des croyances personnelles sans prétendre à la Vérité absolue ; devenir maître de soi et joyeux de ses mouvements naturels.

L’homme est un être sociable qui se frotte aux autres par besoin d’échanges (d’idées, d’affection et d’entraide) mais, au fond, il ne se doit qu’à lui-même parce qu’il est unique. Les autres auront toujours besoin de nous, mais il nous faut garder nos distances sous peine d’être dévoré. A chacun de balancer la juste proportion entre distance et devoir, garder son quant à soi et donner aux autres leur dû : justice, respect, honnêteté, une aide le cas échéant – mais pas notre substance. Cela n’exclut ni la bonté, ni la pitié, ni la tendresse, ni l’horreur de la souffrance et de la haine – mais nous ne sommes pas Dieu pour nous sentir coupables de toute la misère du monde et des ratés de la Création. Nous devons aider mais nous ne remplacerons jamais la volonté de s’en sortir de celui qu’on aide – à moins qu’il ne soit malade ou en incapacité. La paix intérieure est ce qu’il y a de plus précieux.

Montaigne refuse l’exigence infinie qui arrache l’individu à son privé et le jette en politique. Car la politique ne peut atteindre à ses résultats décisifs sans faire sacrifice de son honnêteté, comme le montrera Machiavel. A cette école, les plus belles natures se corrompent et la vertu disparaît. La fin ne saurait justifier n’importe quel moyen. L’agir est la vie même et la vie de chacun appartient à chacun, pas au groupe ni au parti. Le danger de la politique est dans la tentation de l’illimité : nourrir des desseins à long terme, c’est jouer avec le bonheur des hommes. Pour savoir ce que l’on fait et se garder de toute démesure, il faut agir pragmatiquement, au jour le jour, par la réforme de proche en proche, par des tâches de raccordement, de conciliation, d’arbitrage. Montaigne, né au siècle des guerres de religion et des rois contestés, voyait bien la nécessité de tout cela.

C’est à partir des autres que chacun peut se situer, trouver sa place : voyager, étudier l’histoire, lire des livres, s’intéresser aux gens du commun comme aux figures de grandeur et de sagesse qui définissent l’humain en éprouvant ses limites. Que l’homme discerne les ressorts de sa folie et il pourra revenir à soi, être heureux par équilibre.

Au fond, dit Montaigne si l’insensé reste pris dans sa folie, c’est qu’il le veut bien ; il est attaché à son mal et sans lui il n’est rien. Il n’y a donc rien à faire pour lui d’autre que le minimum vital et il constitue pour le sage un spectacle édifiant. A force de ne vivre que pour les apparences des choses et des êtres, ces humains-là ne sont plus qu’apparences, masques, théâtre. En matière de vérité, chacun doit donc se faire sa propre religion. Montaigne ruine toute prétention à fonder quelque vérité en soi : il n’y a pas de connaissance possible sur l’inconnaissable, mais des hypothèses personnelles ou des croyances dogmatiques. Les simples, qui ont peu d’imagination et ne sont pas curieux, ont un bonheur épais et sûr ; ils ont l’humilité qui manque aux doctes et le bon sens sans lequel il n’est pas de vertu. Pour Montaigne,

  • On ne peut se fonder sur « Dieu » car, en croyant le penser, nous ne faisons que projeter hors de nous des qualités seulement humaines, même si elles sont grossies jusqu’à l’absolu – et l’homme ne peut donc se penser au-delà de lui-même.
  • On ne peut se fonder sur « la nature » car les hypothèses de la science ne sont que des hypothèses plus ou moins opératoires dans des champs déterminés, sans cesse remises en question par l’avancée des sciences mêmes, et ne nous livrent que des approximations du réel.
  • On ne peut se fonder sur « l’homme » car il est inconnaissable à lui-même et fort divers sur la planète.

Si l’essence des choses ne fait pas irruption en nous par la révélation (qui est du domaine de la foi), le mouvement de pensée ne peut prendre appui que sur les apparences sensibles. Elles sont trompeuses – mais on le sait – et seul l’insensé convertit en « êtres » les existants. Il se donne l’illusion de figer en concepts absolus ce qui n’est qu’apparence éphémère en ce monde. Donc, avec les sceptiques, il convient de suspendre son jugement sur les choses et, avec les dogmatiques, il faut s’essayer à juger et à vivre avec la vie de l’intelligence. On se formera une opinion mais on ne prétendra pas exprimer LA vérité. « La signification de la philosophie ne sera plus de révéler les choses telles qu’elles sont en vérité mais de permettre au philosophe de prendre conscience de soi » p.59. Pas de sagesse universelle mais une méthode pour y parvenir avec mesure.

Le jugement est l’activité la plus nôtre ; il est la manifestation par excellence de la liberté. Le doute n’est pas un état mais une action, la condition du mouvement de la pensée. Montaigne : « L’affirmation et l’opiniâtreté sont signes exprès de bêtise » II.12. La philosophie est sans fin ni commencement, l’étonnement est son fondement, la quête son progrès, l’ignorance le bout. Pour Montaigne, la pensée est toujours au matin, d’où ses « Essais » discontinus où le jugement s’exerce et se tempère à propos de tout. Mais ses idées s’organisent sans qu’il l’ait cherché. Cette vision cohérente exprime la profonde unité d’une nature d’homme. Son livre est l’acte par lequel il prend conscience de soi. Montaigne ne vise qu’à s’apprendre pour vivre ce qu’il est. Il veille sans cesse à choisir, c’est-à-dire à juger. Il ne rapporte aucune vérité mais le progrès de mieux juger, plus finement, pour devenir chaque jour un peu meilleur qu’il n’est. La philosophie ne consiste qu’en cet apprentissage – pas à énoncer d’autres dogmes comme les religions. Il faut éduquer l’enfant à philosopher par lui-même, donc à penser de façon autonome et à mesurer les pressions qui peuvent l’influencer. Qu’il n’oublie pas que, comme tout un chacun, il est doué de raison et qu’il peut exercer ce « bon » sens par lui-même en toute autonomie.

Des possibilités de sagesse sont inscrites dans la nature de chacun. A chacun donc de les mettre au jour et de les cultiver, en bon jardinier qui observe et tempère, gardant son quant à soi et frottant son jugement à celui d’autrui. Si l’on veut convaincre, il faut d’abord écouter, faire accoucher l’autre de sa propre vérité, ce à quoi excellait Socrate. Le sage ne réduit pas les différences, il les goûte comme Montaigne qui pensait ainsi rejoindre la nature, elle qui a cherché la diversité. La sagesse consiste à accueillir par la joie les dons qui nous sont faits. Rien ne fâche Montaigne comme le mécontentement, ce que Nietzsche nommera le ressentiment, cette rumination de ne jamais être à propos mais toujours envieux des autres. Le mécontentement est faiblesse, lassitude, manque d’énergie et de courage ; se plaindre est plus facile que d’agir pour faire cesser le trouble. Au contraire, jouir est faire acte de grâce, c’est respecter avec humilité et accueillir avec reconnaissance. C’est aimer ce qui nous arrive, en faire son miel, un acte religieux de communion avec la puissance génésique de la nature. La sagesse n’a pas à être « inventée », elle est déjà-là, en nous. Soyons nature comme les sauvages du Nouveau monde et nous vivrons à propos, sans excès ni démesure. Mûrissons avec notre âge,

  • Soyons enfant et sage de jouer et d’explorer en imitant ;
  • Soyons jeune et sage de dépenser son énergie et de se passionner, avide de curiosité pour tout et tous ;
  • Soyons adulte et sage de réfléchir à ce qu’on fait, d’agir à propos et de bien savoir aimer ;
  • Soyons vieillard et sage de trouver jouissance dans ses limites et de bien vivre malgré les ans.

La sagesse est d’explorer les limites et de les accepter ; elle est de vivre selon soi-même. Montaigne jeune homme a bien baisé et bien joui ; Montaigne adulte a évité les occasions de troubles (procès, jeux, discussions fiévreuses, prises de position politiques, etc.). A chacun de définir ce que sont ses limites par l’expérience qu’il fait de lui-même. Il faut amplifier la jouissance par la maîtrise et la prise de conscience pour « en peser et estimer le bonheur ».

Le sage, comme l’enfant, dit « oui » à la vie, mais en conscience.

Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse, 1964, PUF Quadrige 2015, 650 pages, €16.00, e-book format Kindle €14.99

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Jules Verne, Le tour du monde en quatre-vingt jours

Histoire d’un pari, fou et réaliste comme tous les paris, qui fait effectuer le tour du monde au siècle industriel à un riche excentrique évidemment britannique. Quittant l’Europe, passant par le canal de Suez, traversant jusqu’en Inde, puis vers la Chine et le Japon, embarquant pour les Etats-Unis où prendre le train transpacifique, enfin passer l’Atlantique pour revenir à Londres via Liverpool. Ce gros succès de librairie en son temps n’est pas, pour moi, le meilleur de Jules Verne car il laisse peu de place à l’imagination. Mais j’admire son mécanisme horloger et ses personnages de caricature.

Phileas Fogg, Anglais et probablement ancien marin, ayant de la fortune sans qu’on sache (volontairement) d’où elle provient, mène une existence réglée comme un automate. Il est l’incarnation du capitalisme industriel rythmé par la pendule, aussi froid et impersonnel que l’efficacité le requiert. Mais l’aspect oublié du système est le pari. Chacun croit savoir que « le » capitalisme ne concerne que l’économie et le souci d’efficience maximale – or la dimension du jeu est cruciale pour faire tenir le mouvement. La simple administration des choses – comptable, automatique, équilibrée – n’est pas du capitalisme mais une sorte de Plan à la soviétique qui finit par s’user et gripper. L’expansion, le progrès, le renouvellement perpétuel par la quête du toujours autre est l’autre face – aventureuse, risquée, concurrentielle – du capitalisme. Phileas Fogg, au prénom de géographe d’Athènes au Ve siècle avant et au nom de brouillard londonien en est le symbole. Bien qu’immobile dans ses habitudes de vie dans la cité, il joue au whist à son club et n’hésite pas à sauter sur l’occasion d’un pari : faire le tour du monde en 80 jours.

Pari raisonné qui tient en même temps la folie du jeu et la logique de la raison, il est le ressort même du capitalisme. Car le décollage des transports en cette seconde moitié du XIXe siècle dans le monde, organisé par l’empire anglais pour une grande part, permet de tenter l’aventure. Il ne s’agit pas de record mais de jeu, pas de battre les autres mais de prouver que c’est faisable. Malgré la programmation des horaires des chemins de fer et des paquebots, les aléas sont toujours possibles – et ils seront nombreux. Malgré cela, la volonté compte, et l’habileté à rattraper le temps perdu est un aiguillon excitant du pari. Car il s’agit de courber l’espace dans le temps, pour anticiper Einstein.

Pour cela, la formidable énergie de la vapeur canalise les forces naturelles du charbon et du bois, tandis que la voile vient en complément, tout comme la force animale de l’éléphant en Inde. Le pari est un signe d’optimisme sur le savoir, sur la technique, sur l’ingéniosité des voyageurs. Son expression même est la bourse, c’est-à-dire le jeu risqué et raisonné sur l’avenir que l’on appelle spéculation. Le mot vient de speculum, le miroir, ce qui veut dire que l’on plonge en soi pour supputer des chances de gagner et de perdre. Pour l’automate, l’imprévu n’existe pas ; pour l’intelligence, l’automatisme ne suffit pas. De là cette lutte très humaine avec les forces de la nature que sont les tempêtes, la neige, le vent contraire, mais aussi les brahmanes fanatiques, les coutumes barbares, l’attaque des Sioux, les volontés contraires – et le soupçon de culpabilité pour un vol à la Banque d’Angleterre qui suivra Phileas Fogg jusqu’au dernier moment. En ce sens, le détective Fix est une idée fixe ; il veut mettre immobile le voyageur, en prison le joueur, arrêter pour vol son envol. Il est le saboteur d’Icare.

Un autre perturbateur est le valet Passepartout, Français donc courageux et généreux selon la typologie du temps, mais aussi léger et trop bavard. C’est Passepartout, ce trublion, qui va retarder sans cesse son maître : entrant dans une pagode avec ses chaussures, incitant à sauver l’épouse du rajah mort promise au bûcher, se laissant enivrer par Fix dans un bouge de Hong Kong, ne révélant rien de l’identité de l’inspecteur de police. Il se rattrapera parce qu’il est débrouillard, passe-partout, l’antithèse de son maître brouillard, Fogg. Cette dualité donne son mouvement à l’aventure car où serait le sel du hasard si tout était programmé ? Jusqu’au dernier instant, jusqu’à la dernière minute même au Reform Club, le lecteur ne saura pas si le pari est gagné. Un « coup de théâtre » assurera la bonne fin, mais il n’est qu’un automatisme des astres, une autre force naturelle avec laquelle compter.

Avancer, vivre, signifie lutter contre les forces d’entropie qui sont la mort des organismes. Le voyage exige des combustions : celle du charbon pour les machines jusqu’au bois des ponts et des intérieurs sur le dernier bateau qui a épuisé son charbon, celle du sucre pour l’éléphant, celle des bank-notes pour venir à bout des mauvaises volontés ou des défaillances techniques, celle de l’énergie individuelle pour supporter les hauts et les bas de la situation. Jouer est donc à la fois une innocence comme celle de l’enfant qui s’essaie, un agencement rationnel des choses et des moyens pour parvenir à son but, enfin une occasion de gagner ou de perdre qui maintient la volonté en haleine. Pour Phileas Fogg, le jeu s’arrête après la révolution. Le tour du monde étant fait, ne reste à explorer, à faire le pari et à gagner que cet autre monde qu’est l’amour. La belle Aouda sauvée des flammes indiennes sera cette compagne d’une nouvelle aventure.

Jules Verne, Le tour du monde en quatre-vingt jours, 1873, Livre de poche jeunesse 2014, 256 pages, €5.50 e-book format Kindle €0.99 

Jules Verne, Voyages extraordinaires : Michel Strogoff et autres romans (Le tour du monde en 80 jours, Les tribulations d’un Chinois en Chine, Le château des Carpathes), Gallimard Pléiade 2017 édition Jean-Luc Steinmetz, 1249 pages, €59.00 

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Donna Leon, Brunetti en trois actes

Les fans des enquêtes du commissaire Brunetti seront ravis ; ceux qui abordent l’œuvre policière par ce roman seront déçus. Car l’intrigue est mince, l’enquête lente et le mobile flou. Ce qu’aime Donna Leon, qui vit à Venise depuis plus d’un quart de siècle, est l’ambiance de la ville, sa dégradation contemporaine, ses interactions avec l’extérieur.

Pour cet énième opus, elle en revient au premier, à cette Fenice où se trouve le cœur artistique et culturel de Venise. Flavia, chanteuse d’opéra, est Tosca – et tout le premier chapitre raconte ce crime de Puccini comme s’il avait lieu aujourd’hui. Ce qui dépayse le lecteur un tant soit peu. Le relai est pris aussitôt par cette pluie mystérieuse de roses jaunes qui tombe sur la scène au moment des applaudissements, suivie d’une profusion de bouquets des mêmes fleurs portés dans la loge et placés dans des vases Murano de grand prix. Qui est ce fan qui ne se fait pas connaître ? Pourquoi cette insistance à poursuivre Flavia, lorsqu’elle découvre devant la porte de son appartement d’autres bouquets de roses jaunes ? Qui a pu pénétrer sans être vu dans l’immeuble à code et privé ? Qui connait son adresse à Venise, chez le marquis son ami et ex-amant ? Qui sait qu’elle a été lesbienne un temps, mais qu’elle a deux enfants devenus grands ?

Un fan rencontré cette fois à la sortie de l’opéra s’en inquiète, il s’agit du commissaire Brunetti qui avait sauvé Flavia d’une précédente intrigue. Il est en compagnie de sa femme et l’auteur nous délivre, peut-être pour la première fois, le portrait du couple : « un homme d’âge moyen, en retrait : un homme aux cheveux bruns, la tête penchée pour écouter ce que lui disait la femme à ses côtés. Celle-ci était plus intéressante : d’un blond naturel, avec un nez puissant, les yeux clairs, faisant probablement moins que son âge » p.30.

L’enquête débute ainsi de façon informelle, sans préjudice réel justifiable d’une plainte au procureur. Mais la suite est plus violente : une jeune chanteuse qui exerce sa voix avec son père répétiteur du théâtre est félicitée par Flavia qui attendait que la salle soit libre ; elle sera poussée du haut d’un pont, se cassant le bras sur les marches. Freddy, l’ami marquis d’Istria qui prête l’appartement sous le sien dans son palais, est lardé de coups de couteau dans un parking alors qu’il se rendait sur le continent pour une partie de tennis. Le fan devient fou, la passion le dévore, de quoi sera-t-il capable ensuite ?

La cuisine interne à la questure rappelle les caractères des policiers à ceux qui ont suivi Brunetti depuis ses débuts. Le patron, vice-questeur Patta, honnête mais vaniteux, soucieux surtout de se faire bien voir de ses supérieurs ; le lieutenant sicilien Scarpa, fouine ambitieuse et sans scrupules, qui veut faire virer le flic de base bébête Alvise en lui collant une plainte pour avoir cogné un manifestant alors qu’il n’y est pour rien ; la signora Elettra, sémillante secrétaire de Patta, experte en recherches informatiques et en échanges « informels » avec des connaissances d’autres administrations – qui se « met en grève » pour protester contre le renvoi nominal d’Alvise (tout en se gardant bien de transmettre provisoirement les papiers nécessaires).

La réflexion du commissaire Brunetti sur l’enquête avance aussi via sa famille, la blonde Paola apte à se plonger dans la lecture et qui puise dans sa vaste culture littéraire les exemples où des femmes ont pu être violentes, les réflexions du fils Raffi en première année d’université et de la fille Chiara, encore au lycée. Les gourmets ont droit à l’évocation d’un plat de lentilles à la saucisse, mais sans la recette, à chacun d’imaginer ou d’aller y goûter à Venise.

Quant à la fin, elle est un peu tirée par les cheveux, comme si l’auteur s’en préoccupait moins que du chemin qui y mène. L’opéra se meurt, les nouvelles générations se font plus indifférentes. Les comportements se pathologisent, la « folie » étant le mot-valise pour se débarrasser de ce que l’on ne veut pas comprendre.

Malgré ces défauts, cette nouvelle enquête du commissaire Brunetti procure du plaisir à sa lecture. Nous sommes dans Venise, avec des amis bien connus. Et la vie se déroule comme elle se doit, entre plaisirs et horreurs.

Donna Leon, Brunetti en trois actes (Falling in love), 2015, Points policier 2017, 335 pages, €7.90, e-book format Kindle €14.99

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Macbeth de Roman Polanski

Quand l’ambition aveugle, poussée par une femme avide. La tragédie de Macbeth est celle du pouvoir qui rend fou, de l’hubris qui donnera le no limit post-68, l’orgueil renfermant soi-même dans sa paranoïa. Chacun peut citer Staline ou Hitler, mais aussi Manson le sectaire – qui fit assassiner un an avant le film Sharon Tate, l’épouse de Polanski.

D’où la violence, le sang qui gicle, la terreur qui prend. Mais aussi les prophéties, la croyance aux révélations, l’auto persuasion de son grand destin. Ce n’est pas par hasard, mais dans les conditions d’époque, qu’un tel film a pu être réalisé. Le « retour » au naturel est clairement anti-bourgeois après 1968 ; foin des délicatesses et des mignardises, la réalité doit être montrée crue. La guerre est sans merci, les armées pataugent dans la boue, les épées tranchent les têtes et fouaillent les entrailles, les poignards saignent les rois comme les enfants, les salles de bâfreries et beuveries ont le sol couvert de foin, les gens dorment nus sur la paille, ensembles sous leurs manteaux, le fils avec le père, les compagnons entre eux, les sorcières se réunissent à poil dans la fumée, dans les ruines d’un village détruit…

Ce choc va mal avec le texte en vers de Shakespeare, trop littéraire et trop bavard pour un film, d’où quelques longueurs. Nous ne sommes pas au théâtre mais sur la grève, parmi la lande ou à l’intérieur des lourds châteaux de pierre. Les humains sont ce qu’ils sont, en proie à leurs émotions incontrôlées, régis par leur inconscient bien plus que par la raison. La religion du Livre est omniprésente dans les esprits du XVIe siècle, année où William Shakespeare écrit sa tragédie. Macbeth est Caïn, il a tué son protecteur Duncan qui le traite comme un parent. Pour plaire à Dieu ? Non pas, mais à la prophétie des trois sorcières qui touillent leur bouillon sur la lande brumeuse enveloppée de pluie. Prophétie païenne tirée de la lecture des choses matérielles dans la fumée de l’hallucination, pratique anti-chrétienne et opposée à la raison classique. Des profondeurs du non-dit surgissent des monstres diaboliques et, quand l’inconscient règne, montre le dramaturge, les pulsions se déchaînent sans entraves.

Le scénario de l’histoire est connu – de ceux qui ont quelque culture, que certes l’éducation nationale n’assure plus, surtout en œuvres anglaises : trois sorcières (Maisie MacFarquhar, Elsie Taylor, Noelle Rimmington) marmonnent que Macbeth doit venir – en enfouissant un nœud coulant, un bras coupé et un poignard. Macbeth (Jon Finch, 29 ans) a assuré avec son ami Banquo (Martin Shaw) la victoire au roi Duncan (Nicholas Selby) contre les armées de Norvège et d’Irlande. En s’abritant sous des ruines, les deux capitaines rencontrent les trois sorcières qui, dans un rire grinçant, leurs annoncent que Macbeth aura le titre de Cawdor et deviendra roi, tandis que Banquo ne sera pas roi lui-même mais que sa descendance sera à la racine des rois futurs. Le thane de Cawdor est coupable de trahison et dépouillé de son armure pour être pendu torse nu avec de lourdes chaînes, et le roi donne son titre à Macbeth. La réalisation de cette première prophétie sème le germe de l’ambition chez le nouveau thane : pour qu’il soit roi, ainsi qu’il est prédit, il faut qu’il élimine Malcolm (Stephen Chase), fils de Duncan, et Duncan lui-même malgré ses bontés pour lui.

Bien qu’en proie aux affres du doute sur le bien-fondé de son acte, et se sentant coupable par avance de ce qu’il va faire, Macbeth finit par céder aux instances de sa femme, la vénéneuse Lady Macbeth (Francesca Annis, 26 ans) qui a versé un puissant soporifique dans les coupes des gardes royaux. La féminité est, pour les chrétiens depuis saint Paul, de l’ordre du diable ; la Bible elle-même accuse Eve d’avoir croqué le fruit défendu et d’avoir convaincu Adam de céder au serpent. Nous sommes bien dans ce mélange de chrétienté et de paganisme, le politiquement correct de l’époque faisant du second l’instrument du démon pour contrer le premier.

Une hallucination montre à Macbeth un poignard dans l’air qui lui indique la chambre du roi. Il le suit, passe les gardes endormis, se saisit de leurs dagues et finit par tuer Duncan dans une débauche de sang, visant n’importe comment dans la panique de l’acte. C’est Lady Macbeth qui va retourner dans la chambre, remettre les armes sanglantes dans les mains des gardes et les barbouiller du sang royal. Ils seront accusés au matin et massacrés par Macbeth avant qu’ils aient pu ouvrir la bouche pour démentir. Les deux fils de Duncan s’éclipsent et s’exilent, pensant être vite accusés puisque le crime leur profite.

Ne reste que Macbeth pour être élu roi, ce qui est fait par acclamations.

Mais la prophétie n’est pas finie et le destin se tisse quand on le laisse faire en croyant que tout est écrit. Banquo sera à l’origine d’une lignée de roi, il doit donc disparaître pour ne pas faire d’ombre à Macbeth. Mais les assassins, s’ils tuent Banquo au retour de la chasse, manquent son fils Fleance (Keith Chegwin, 14 ans au tournage) qui, plein de décision, parvient à fuir à cheval malgré son jeune âge ; son père se sacrifie pour lui en envoyant sa seule flèche au poursuivant, tandis que les autres lui brisent la colonne vertébrale d’un coup de hache. Macbeth, déstabilisé par ce demi-échec, croit voir le fantôme sanguinolent de Banquo lors du banquet qu’il organise avec ses hommes. C’est le milieu de la tragédie et le début de la fin : sa « folie » indispose ses compagnons, ils ne croient plus en lui, ils l’observent s’enfoncer dans la paranoïa et la terreur, ils le quittent un à un avant d’être soupçonnés à leur tour.

Macbeth, en proie au doute et sans volonté, s’en retourne voir les trois sorcières qui, cette fois, sont en nombre, entièrement nues à la lueur du feu de bois sur lequel bout un chaudron. Le breuvage qu’elles lui donnent lui font rêver d’une tête casquée lui disant de se méfier de MacDuff, d’un gosse sanglant qui lui dit que « nul homme né d’une femme » ne pourra le blesser, enfin d’un enfant couronné, un arbre dans une main, qui lui prédit encore que nul mal ne peut lui arriver tant que « la forêt de Birnam ne s’est pas mise en marche vers la colline de Dunsinane ».

MacDuff (Terence Bayler) s’est enfui en Angleterre rejoindre Malcolm et Macbeth ordonne qu’on saisisse son château par surprise et qu’on massacre ses gens, sa femme (Diane Fletcher) et ses enfants compris. Ce qui est fait dans une débauche de viols et de plaisir mauvais à éventrer et fouiller les corps au poignard, surtout celui du jeune fils du « traître » sortant du bain (Mark Dightam). Lady Macbeth, déstabilisée parce que les femmes sont meurtries par cette démesure, somnambulise à poil sous les yeux de sa suivante et du médecin appelé (Richard Pearson), parlant dans son sommeil et dévoilant tout. Elle ne cesse de se laver les mains d’une tache imaginaire, en Ponce Pilate qui a fait tuer le Christ.

Quand le pouvoir est aux mains de tels insanes, la tyrannie devient insupportable et le peuple gronde après les nobles. L’armée anglaise marche sur l’Écosse et les soldats se munissent de jeunes sapins qu’ils ont coupés dans la forêt de Birnam, vieille tactique de camouflage pour masquer leur nombre aux guetteurs du château. Mais, une fois encore, la prophétie se réalise et Macbeth se sait condamné. Ses gens aussi, à qui « sa langue » a maintes fois raconté ce qui est prédit, forçant le destin à accomplir ce que lui-même énonce. Tous le quittent, le château est ouvert, Lady Macbeth se jette du haut d’une tour, Macbeth est seul. Il a gardé la couronne sur son chef, mais n’a que son épée pour résister à l’armée. Il se croit invincible, puisque tous les humains sont nés d’une femme. Tous ? sauf un : MacDuff. Bien qu’ivre de rage Macbeth réussit à mettre à terre mais l’épargne, grand seigneur sur le tard ; ce sera sa perte car MacDuff est né par césarienne et non par les voies naturelles… MacDuff tue Macbeth tue en le perçant de part en part des reins à l’épaule, sous l’armure.

C’est alors le fils du roi Duncan, Malcolm, qui annonce le retour de l’ordre et se fait couronner roi d’Écosse sur la pierre de Scone.

Acteurs jeunes, paysages réalistes du Northumberland et château de Lindinsfarne, donnent à ce film sa rudesse réaliste. Il n’y a aucune complaisance pour montrer le sexe, sauf un viol entrevu par une porte lors du sac du château de MacDuff. Le thème est la violence, la croyance fanatique aux prophéties, l’anomie de la volonté. « Croire » que l’on a un destin vous enchaîne à son auto-réalisation. Vous n’êtes plus vous-mêmes, maître de soi, mais ballotté par les forces mauvaises de l’inconscient – proches du démon. Pour cela un grand film, à réserver aux adultes, seuls à même de prendre de la hauteur pour se sortir du réalisme des images et réfléchir sur les fins.

DVD Macbeth (The Tragedy of Macbeth) Roman Polanski,1971, avec Jon Finch, Francesca Annis, Martin Shaw, Terence Bayler, Nicholas Selby, Stephan Chase, Keith Chegwin, Sony Pictures 2002, 134 mn, €19.99 blu-ray €17.90

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Johann Chapoutot, La loi du sang

johann chapoutot la loi du sang

Hitler avait tout dit, Hitler n’a pas été lu, tant les « gens bien » humanistes, étouffés par leur bonne conscience et la haute opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes, restent à jamais aveugles sur ce qui dérange leur petit univers calfeutré. Hier comme aujourd’hui, il faut lire les ennemis. Et quand je dis « lire », cela signifie tenter de les comprendre. Non pas déjà pardonner, comme le croit si vite un ministre qui pense avec le menton plutôt qu’avec le reste de sa tête, mais pénétrer de l’intérieur les ressorts de la pensée, de la passion et des instincts de l’ennemi. Ce qui le fait vivre, réagir et agir.

Hitler avait tout dit, cité par Chapoutot : « Notre programme remplace la notion libérale d’individu et le concept marxiste d’humanité par le peuple, un peuple déterminé par son sang et enraciné dans son sol » (Mein Kampf cité p.519. Tout est résumé, lapidaire, et terriblement efficace. Mais il n’est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Il est facile, dès lors, d’évacuer ce qui gêne par les pirouettes intellectuelles habituelles : la folie, la barbarie, l’exception. Ce qui fut appliqué à Hitler avant de l’être à Staline, à Mao, puis aujourd’hui à l’État islamique dit Daech.

Hitler n’était pas fou, il était nazi ; les nazis n’étaient pas barbares, ils étaient allemands ; l’exception n’était pas fondée, le pays avait été vaincu et violemment rabaissé par le Traité de Versailles malgré les grands mots wilsoniens de « droit des peuples » et autres abstractions humanistes chrétiennes. Comprendre les nazis n’est pas adhérer à leur conception du monde : c’est avant tout éviter de proférer des inepties. Le métier d’historien n’est pas celui d’histrion, même si peu d’entre eux se mêlent de démêler un tel sujet politiquement incorrect : « à notre connaissance, personne n’a jamais tenté de cartographier ce que l’on pourrait appeler l’univers mental dans lequel les crimes du nazisme prennent place et sens » p.16.

Voilà qui est réparé : « Nous avons eu recours à des sources imprimées, à des textes, des images, des films (…) des œuvres de référence de l’idéologie nazie, mais aussi à la littérature pédagogique, de l’école comme du NSDAP, à la presse quotidienne, à la littérature scientifique (…) le droit (…) la philosophie, l’histoire, la raciologie… (…) 1200 titres d’ouvrages et d’articles, une cinquantaine de films (…) L’importance du corpus montre d’emblée que les auteurs avaient manifestement des choses à dire, et qu’ils ressentaient le besoin de les dire » p.25.

Hitlerjugend, Essensausgabe

Le principe normatif allemand de l’époque nazie est simple (et pas si exceptionnel que cela) : « on doit agir pour la race germanique-nordique seule (ou pour le peuple allemand) et non pour l’humanité – qui est une dangereuse et dissolvante chimère ; on doit agir pour la communauté, et non pour son seul intérêt personnel » p.23. Il s’agit d’une révolution culturelle appelée à générer un homme nouveau (cela ne vous rappelle-t-il rien ?). L’Humanité n’existe pas, il n’existe que des « races » en concurrence vitale entre elles (on dit aujourd’hui des « peuples »). Trois « impératifs catégoriques » (p.29) fondent le projet nazi : procréer en quantité des enfants nordiques sains, combattre ses paresses pour assurer la solidarité communautaire dans l’adversité, régner enfin en renversant l’ordre international imposé dès le traité de Westphalie par les trois guerres de Trente ans (1618, 1792, 1914) et étendre l’espace vital indispensable à la démographie nordique vers l’Est. Jusqu’à « la limite du hêtre » (p.475) fondée sur l’archéologie comme extension maximum des nordiques en Eurasie. Ces trois impératifs composent les trois parties du livre.

Contrairement aux lecteurs zappeurs inconséquents qui commentent sur Amazon, les nazis sont cohérents. « L’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mainte fois répétée pour justifier le rattachement au Reich des minorités » est à la fois une dérision des propos du président américain Wilson et une revendication d’un espace vital légitime au détriment d’autres peuples : les États-Unis de l’humaniste chrétien Wilson ont-ils hésité à massacrer les Indiens pour établir leur terre promise ? Leur « droit international » n’est-il pas l’entente des plus forts pour dicter leurs règles ? Le « peuple » allemand agit-il autrement lorsqu’il revendique des territoires à l’est au détriment des Slaves et une épuration ethnique ? « C’est précisément parce que nous considérons les races et les peuples comme des entités biologiques que nous approuvons le droit à la vie de chaque peuple conformément à la forme que prend sa vie », écrit Hans Frank en 1938 (cité p.121). Le lecteur commentateur a-t-il vraiment lu le livre qu’il « commente » ? Quant « à la contradiction entre industrialisation et culte de la terre » qu’un autre commentateur aussi léger profère, où est-elle ? La terre ne ment pas, elle assure le lien du sang avec le sol, elle nourrit la progéniture prolifique, elle assure la transition dans la modernité en préservant les valeurs « saines » – mais elle n’exclut en rien l’industrie ! Celle-ci est la puissance – et la puissance est valorisée par la « race nordique », inventive et industrieuse selon les critères nazis.

Le physique s’oppose au métaphysique comme le concret à l’abstrait : les nazis sont pragmatiques et pour eux le collectif (fondé sur le sang aryen) l’emporte sur les petits états d’âme de chacun. Le holisme s’oppose à l’individualisme et le fusionnel communautaire aux « ratiocinations » personnelles. La nature est valorisée puisque règle du monde ici-bas – le seul valable. La nature doit donc être protégée, valorisée et l’on doit reconnaître ses lois. La nudité est ainsi gage d’authenticité lorsqu’elle est force et santé (et non manifestation ostentatoire d’un désir destructeur égoïste), les marches dans la forêt et la montagne remettent les pieds sur terre, faire croître et prospérer du blé, des vaches, des gosses redonne le sens de la vie et des générations. « En harmonie avec les éléments, bronzé, épanoui et heureux, [le corps nu] offre au citadin corseté et asphalté l’image d’une communion retrouvée avec la grande matrice cosmique » p.45. Les écolos d’aujourd’hui après les hippies d’hier, n’ont pas dit autre chose. Attention donc aux dérives progressives de la nature vers le naturel et vers la loi de nature… En tout importent les limites. Mais il est vrai que « contrairement à ce que redoutent les Tartuffe et les professeurs de vertu, qui se méfient de la nature en eux parce qu’ils l’ont contrainte, violentée et qui, trop soucieux de faire l’ange, redoutent la bête qui les habite, le naturisme est ‘le début du chemin qui nous ramène chez nous » p.47.

1939 nudite allemande

« Il s’agit, selon Himmler, de ‘redécouvrir (…) et de réveiller la vision du monde de nos ancêtres préchrétiens et d’en faire un guide pour notre propre existence » p.53. Retour aux sources, aux origines : cela ne vous rappelle-t-il pas les intégristes du Livre, notamment la littéralité du Coran ? L’Oumma remplace la Race – mais tout est comparable… La procréation prolifique, le combat intérieur pour la domination et l’extension de son territoire (djihad). « L’homme de race pure [ou de pure religion] décide de son action sans artifice, sûrement, et de manière conforme à son instinct », écrit « Albrecht Hartl, spécialiste des questions religieuses au sein de la SS » p.70.

Un même ennemi : le Juif. Car « sang-mêlé », apatride, il a besoin d’une règle extérieure à lui, dit-on, il rêve à la République universelle parce qu’il n’a aucune terre à lui, aucune patrie. Bouc émissaire commode, l’abstraction juive affaiblit l’instinct nordique et prolifère comme un cancer dans la religion, le droit, l’administration. Ce pourquoi « éradiquer le Juif » est vue comme une opération de médecine naturelle : tout organisme se protège de qui l’attaque. Car, à l’inverse de l’abstraction humaniste chrétienne enjuivée, « religion, morale et droit nordique n’étaient qu’un, puisque la nature est une » p.76. La nature hier pour les nazis, Allah aujourd’hui pour les islamistes – pour les deux, « l’État est un moyen en vue d’une fin. Cette fin est la préservation et la promotion d’une communauté d’être vivants de même race et de même conformation physique et psychique » (Hitler, cité p.149). D’où l’État islamique et non plus la simple croyance.

Appell vor Direktor Apfeldt

Appell vor Direktor Apfeldt

On le voit, les parallèles sont puissants. Ce pourquoi il est utile et bon de lire Johann Chapoutot : à la fois pour éviter de répéter des inepties sur le passé nazi, et pour le présent éviter de répéter les aveuglements et erreurs de lecture. Tout comme hier les nazis, les islamistes aujourd’hui ne sont ni fous, ni barbares, ni exception. Ils ont un projet politique, une idéologie affirmée et une action radicale sans aucune pitié. Vont-ils susciter en réponse un néonazisme Blanc de protection vitale ? Il serait peut-être essentiel de penser cette hypothèse (assez probable en cas de troisième attentat islamique d’ampleur en France), plutôt que de gloser sur les écarts à la ligne ou les petites phrases de l’univers étroit politiquement correct…

Johann Chapoutot, La loi du sang – Penser et agir en nazi, 2014, Gallimard Bibliothèque des histoires, 569 pages, €25

e-book format Kindle €17.99

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Claude Simon, Le palace

claude simon le palace
Un ex-étudiant revient dans un port espagnol et revit ses souvenirs éclatés de la guerre civile en autant de bulles d’impressions plus ou moins grossies. Comme souvent chez Claude Simon, l’ensemble est plus ou moins réussi. Certaines pages captivent, malgré les phrases interminables et la ponctuation délaissée du système « nouveau roman » ; certaines pages ennuient tant qu’elles incitent à sauter des paragraphes entiers pour une lecture diagonale.

Seuls les experts se délecteront de la prose alambiquée de Claude Simon ; j’avoue qu’à de nombreux moments elle me rebute. La non-réédition de ce livre depuis 1962 – toujours disponible en « édition originale » – montre combien l’illisible est peu populaire. Écrire pour faire une œuvre ? certes, mais l’écriture expérimentale se condamne elle-même à l’impasse.

L’auteur a vécu deux semaines de la révolution espagnole lorsqu’il était jeune, à Barcelone aux mains des anarchistes, en 1936. Il ne lui reste en mémoire que des journées incohérentes, qui semblent s’exalter elles-mêmes au spectacle de leur représentation. Nous sommes déjà dans l’univers des intellos, dont les « grands principes » ne s’appliquent en rien à l’humanité exploitée ou souffrante, mais exclusivement à l’image morale que se donne leur bonne conscience. La société du spectacle commence avec les actualités filmées et les affiches de propagande.

Ce pourquoi le récit met en scène quatre hommes sans nom, désignés uniquement ès qualité : l’Américain (cynique mais adulte), l’Italien (qui n’est mâle qu’avec son fusil), le Maître d’école (apparatchik parfait bureaucrate sans âme), et le Chauve (qui n’existe que par son uniforme). Le narrateur est « l’Étudiant », autrement dit personne : un naïf venu apprendre.

Il ne retient rien de sensé mais seulement des sensations, rien de raisonnable mais la folie du conducteur la nuit dans les rues de la ville, rien de logique mais l’anarchie des anarchistes, grandes gueules et piètres organisateurs d’une « révolution » qui reprend avec eux son sens premier : le retour à la même place.

hotel colon barcelone 1936

Au centre se place le chapitre sur les funérailles (grandioses) d’un capitaine révolutionnaire (depuis longtemps oublié). Avant et après, deux chapitres d’assassinats, l’un raconté, l’autre soupçonné (comme pour étayer ce néant par leur inanité). Enfin le chapitre premier descriptif et le chapitre dernier symbolique.

Cette construction fait tourbillon ; en émanent des sensations mais le tout manque de souffle, comme si la trame en était trop légère. L’auteur colle sa loupe de temps à autre sur un objet ou une réalité, décrivant de la façon maniaque propre au « nouveau roman » par volonté de ne pas nommer. Est-on aux racines du déni – propre aux intellectuels français – dans ce style années 60 ? Nommer serait bloquer, « pas d’amalgame » ! crient les impuissants de la pensée quand ils ne savent pas quoi dire. Car, pour la révolution, tout est déjà vu et le récit éclaté se coule simplement dans le cours éclaté des choses. L’auteur revient à son point de départ comme les révolutionnaires replantent un régime autoritaire.

La mémoire sollicitée ici est visuelle, sensorielle, obsessionnelle. Telle cette femme entraperçue nue à la fenêtre de l’hôtel, entre deux rideaux qu’elle ferme ; femme fragmentaire, sans logique, uniquement constituée d’un bras, sein, d’une jambe, d’un pubis, sans vue d’ensemble. Ou cette affiche de propagande d’un homme nu saisi au nombril, brandissant un fusil, des chaînes brisées à chaque poignet, le torse musclé émacié, image sur laquelle l’auteur revient maintes fois comme si elle devait signifier.

Mais personne ne fait l’histoire, chacun n’en a que des impressions ; elles-mêmes ne restent que par bouffées du sensible dans la mémoire. C’est ce que veut traduire l’auteur de façon biscornue et impressionniste. Comme l’on se demande où est Dieu dans la profusion détaillée d’un retable baroque, on peut se demander où est la révolution dans ces détails grossis. La réponse apparaît claire : nulle part. Dieu est ailleurs et la révolution une illusion. Le rêve anarchiste avorte car comment un anarchiste peut-il organiser un État ?

Un roman somptueux et illisible…

Claude Simon, Le palace, 1962, éditions de Minuit, 230 pages, €17.25
Claude Simon, Œuvres 1, Pléiade Gallimard 2006, 1583 pages, €63.50
Les œuvres de Claude Simon chroniquées sur ce blog

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Claude Delay, Marilyn Monroe – la cicatrice

claude delay marilyn monroe la cicatrice
La blonde Marilyn Monroe n’était pas blonde mais brune et ne s’appelait ni Marilyn ni Monroe mais Norma Jeane Baker ; elle n’adoptera son nom de scène qu’à 30 ans. Son existence tout entière était fabriquée – par elle-même pour compenser son rejet par son père dès avant sa naissance et la folie de sa mère, puis les faillites successives de ses nourrices jusqu’à se retrouver abandonnée à l’orphelinat.

Le sex-symbol de l’Amérique, la pin-up nue des calendriers 1952 (ce qui lui a rapporté 50$), est pathétique et agaçante, emplie de chaos et pétrie de contradictions. C’est le mérite de Claude Delay de mettre en littérature cet éclatement, en 58 chapitres allant d’une demi-page à plusieurs, chacun centré sur un événement-clé de cette existence évanouie à 36 ans. Juste avant de se flétrir, comme si le destin avait réservé à Marilyn en fille celui d’Achille garçon : une vie brève mais glorieuse plutôt qu’une vie longue et terne.

Elle aurait 88 ans aujourd’hui si elle ne s’était pas bourrée de pilules (demerol, phénorbital, amytal, pentothal, nous dit-on p.247) et de champagne, si elle n’avait pas avalé des milliers de bites par la bouche et le vagin, si elle n’avait pas avorté au moins 13 fois ni fait quatre ou cinq fausses couches. Elle, l’orpheline, rêvait d’une vie popote, dans une maison à elle et entourée d’enfants, à cuisiner des spaghettis ou des carpes à la juive. Car elle était pleine de bonne volonté, l’orpheline délaissée : elle voulait qu’on l’aime. Elle lisait donc des livres pour s’instruire et plaire aux écrivains du cinéma, elle apprenait la cuisine de ses multiples maris, l’irlandais Jim Dougherty, le sicilien Joe DiMaggio ou le juif Arthur Miller. Sans parler de ses nombreuses liaisons avec quiconque se montrait viril et protecteur – idéal de ce père qui lui a manqué : Yves Montand, John et Robert Kennedy… Elle aurait bien aimé Clark Gable mais celui-ci l’a ignorée courtoisement. Deux pages, Jimmy et Colin, l’un américain et l’autre anglais, tous deux à peine 18 ans, l’auraient bien aimée, mais elle préférait les brutes viriles.

marilyn monroe ventilee

La bombe platine qui reçoit sans dessus ni dessous, vit nue chez elle dans un désordre dantesque, ne porte jamais de sous-vêtements et montre son sexe (teint en blond et brossé) au-dessus de la grille d’un métro où est installé (pour la photo) un gros ventilateur. Elle est pute pour séduire, pour qu’on l’aime, elle a faim de reconnaissance, de caresses, d’amour. John Huston : « Comme les vraies putes, les bonnes, tu ne fais pas semblant. Tu paies de ta personne, de ton corps, de ton âme » p.254. Elle joua dans quelques 33 films et enregistra quelques 33 chansons ; d’innombrables photos furent faites d’elle, plus ou moins déshabillée, elle barrait de feutre rouge indélébile les négatifs qui ne lui plaisaient pas.

« En vérité, le manque d’équilibre intérieur est ce qui interroge le plus dans l’alchimie si particulière de Marilyn : une sexualité dans laquelle elle se complaît, ruse et s’épanouit et l’attendrissement qu’elle provoque. Une sorte de candeur baigne la jeune femme de nostalgie. Comme si le nid, le nostos, faisait toujours défaut » p.230. Elle est toujours en retard, non pour se faire désirer mais pour muter de Norma en Marilyn : « La fabrication est longue et dure de cinq à neuf heures » p.270. Elle ne peut être elle-même puisqu’elle n’existe pas, n’ayant jamais été désirée ni aimée enfant. Ses mensurations, « 94-53-89 » (p.297) ont été un cadeau de la nature qui l’ont transformée dès l’âge de 13 ans ; les garçons de son âge sifflaient déjà lorsqu’elle passait en pull moulant, les seins hauts, et déjà sans aucun dessous. A l’américaine, elle est devenue quelqu’un à la force des poignets, self-made woman qui ondule de la croupe, provoque des seins et invite de la bouche.

marilyn monroe bouche

L’auteur choisit la fin qui lui convient, sans livrer les doutes et les hypothèses. Pour elle, c’est son dernier psychiatre Greenson qui est responsable des « valises » de pilules qu’elle avalait ; pour elle, c’est le clan Kennedy qui est responsable de sa mort par surdose (ou par produits incompatibles), alors qu’elle notait tout dans un petit carnet pour éviter le reproche de ne jamais rien retenir de ce qu’on lui disait. Trop de secrets d’État ? Une vengeance de la Mafia ? Et la fin n’arrête pas de finir : plusieurs chapitres encore après la mort de Marilyn.

Mais ces petites imperfections n’enlèvent pas la vision d’écrivain, ni l’empathie de Claude Delay pour son personnage. Elle tire le fil de son histoire via la double cicatrice de son abandon parental initial et de son opération vaginale à la fin de sa brève existence. 52 ans après avoir disparue corps et biens, Marilyn résiste – idole, symbole, people.

Claude Delay, Marilyn Monroe – la cicatrice, 2013, Fayard, 335 pages, €20.90
Marilyn Monroe vue par les wikipedes
Le dossier officiel du FBI

Attachée de presse Guilaine Depis

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Stefan Zweig, Nouvelle du jeu d’échecs

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Dernières nouvelles de Zweig avant sa mort, dans ce court roman écrit sous forme d’une longue nouvelle. L’auteur l’envoie aux éditeurs deux jours avant de disparaître, comment ne pas y voir un testament ? Le thème en est le jeu, mais aussi l’intellect et l’argent, peut-être la mise en branle simultanée de ces trois étages de l’humain que sont la passion, la raison et les pulsions. L’écriture en est fiévreuse, attentive, tout entière orientée vers les personnages, à leur écoute, selon le meilleur Zweig.

Czentovic est un paysan du Danube ignare et quasi illettré, élevé par un curé dès 12 ans, après la mort du père dans un naufrage sur le fleuve. En regardant jouer, l’adolescent assimile les coups. Il n’est que tactique, dans l’imitation lente et méthodique, porté par l’intuition immédiate. Il devient cependant champion du monde, peut-être parce que ce calculateur vivant aussi bête dans la vie courante qu’un guichet administratif, n’a pas le raisonnement brouillé par les émotions et les pulsions.

Sur un paquebot transatlantique entre New-York et l’Europe, un industriel ingénieur américain, très sanguin et à qui rien ne doit résister, le paye pour jouer contre lui. L’amateur perd, évidemment, mais durant la revanche, il est sauvé de la honte par un passager qui par hasard passait par là. C’est un aristocrate, ancien avocat d’affaires en Autriche, arrêté après l’Anschluss par la Gestapo pour lui faire avouer qui détient quoi dans la riche société viennoise. En quelques coups, il limite les dégâts et assure une partie nulle. Czentovic, intrigué et stimulé, se laisse convaincre – contre paiement – de jouer à nouveaux quelques parties. L’avocat n’est pas un joueur d’échecs, ni professionnel ni amateur, mais laissé à l’isolement dans une chambre d’hôtel réquisitionné durant plusieurs mois afin qu’il craque, il n’a rien trouvé de mieux que de refaire dans sa tête les parties d’échecs d’un manuel volé dans une poche militaire. Ayant épuisé les combinaisons du livre, il imagine des parties contre lui-même, jusqu’à la fièvre.

C’est ce qui va le faire libérer, l’excès de ratiocination conduisant à la folie. Il porte la représentation mentale au point de devenir quasi schizophrène et d’oublier tout réel. Il n’est pas tacticien méthodique comme un calculateur, mais stratège de haut vol qui modélise une dizaine de coups d’avance. L’aigle contre le bovin, l’intelligence contre la stupidité brute, peut-être est-ce le message, alimenté et augmenté par la barbarie commerçante de la mentalité américaine sous les traits de McConnor, le medium de la rencontre contre qui rien ne résiste ? Est-ce le paysan du Danube contre l’intellectuel de Vienne ? Le nazisme fruste contre la vieille civilisation européenne, poussé par le commerce yankee ? Les relations humaines sont-elles sur le mode du jeu d’échecs ?

Cette nouvelle préfigure en tout cas les coups de la politique soviétique (que Poutine reprend avec un cynisme répugnant), mais illustre aussi le délire de la raison en finance (qui a causé la crise de 2007), autant que la bêtise administrative au front de taureau (que Hollande voudrait affaiblir par son « choc de simplification »). Politique, finance, administration, toutes ces façons de faire oublient l’humain en faveur du modèle, la réalité des choses pour l’abstraction des stratagèmes.

Grave message de Stefan Zweig à ses lecteurs, à la veille de quitter ce monde qui le déçoit – et qui reste le nôtre.

Stefan Zweig, Nouvelle du jeu d’échecs (1942), Folio classique 2013, 160 pages, €3.33

Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, 1584 pages, €61.75

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Yukio Mishima, Une soif d’amour

mishima une soif d amour

Kimitake Haraoka a 25 ans lorsqu’il publie cette œuvre sous le pseudonyme de Yukio Mishima. L’histoire d’une femme têtue, romantique et violente qui pourrait reprendre certains traits de sa grand-mère. Car Mishima, même s’il n’a jamais officiellement franchi le pas de la transgression, est homosexuel. C’est dire le regard d’entomologiste qu’il pose sur la gent féminine en butte aux désirs sans limites. Tout le contraire des garçons, jeunes animaux pleins de vie, qui vont où leur désir du moment les pousse – sans plus. Etsuko fait tout un plat de l’Hâmour (comme disait Flaubert pour s’en gausser) ; Saburo vit l’accouplement dans l’instant et la sensualité au quotidien, sans voler plus haut que la glèbe.

Etsuko est femme de la ville, mariée à un prétentieux, fils de paysans promu et devenue veuve car elle n’a pas su attiser le désir de son époux. Saburo est un jardinier inculte (avec l’humour Mishima de cet oxymore), aux services de la famille du patriarche à la campagne depuis la fin de son école primaire (vers 14 ans). Yakichi est le modèle autoritaire, égoïste et grondeur du mâle traditionnel japonais, directeur d’une société de transport revenu passer sa retraite dans son domaine des champs où il règne sur la maisonnée de ses fils et belles-filles. Yakichi prend chaque soir la veuve Etsuko, qui se laisse faire mais n’en projette pas moins sur le jeune Saburo, 18 ans musclés et hâlés, ses fantasmes d’amour idéal.

Amour au sens occidental, romantisme impossible dont le Japon d’après-guerre s’entichait volontiers. Le Japonais est resté plus nietzschéen que rousseauiste ; il est pragmatique, proche de la nature, du naturel. Contre ces valeurs nouvelles de la ville, venues de l’étranger par l’occupation américaine et par la mode, qu’Etsuko et le couple de son beau-frère incarnent à leurs manières. « C’est un monde factice », dit Yakichi, « dans ce monde factice, il n’est rien qui vaille de sacrifier sa vie » p.106. « Kensuké et Chieko (…) n’avaient aucun préjugé moral et s’en glorifiaient mais, à cause de cette attitude, ils ne jouaient toujours qu’un rôle de spectateur dénué de tout sentiment d’équité » p.153. Mishima donne ici la parfaite définition de la société du spectacle, que Guy Debord se vantait d’avoir inventée.

nageur japon

A cette affectation des sentiments, Saburo s’en sort par l’ignorance animale et Etsuko par la passion de la jalousie portée au paroxysme. Elle n’aura de cesse de détruire ce bonheur de l’instant du jeune homme ; de le manipuler jusqu’à ce qu’il croie que le mieux serait de baiser, alors qu’elle hurle au viol – puis le tue d’un coup de pioche !

La liberté de l’animal qui se meut naturellement dans le monde, est brimée par les conventions idéalistes de la mode venue de la ville. Etsuko, femme aigrie et rapetissée par son existence, ne peut supporter la grande santé du jeune homme dont elle admire la poitrine par la chemise ouverte, ou le teint doré de la peau lors d’une fête. « Comme si tout son corps était un hymne à la nature et au soleil, chaque pouce de sa personne, lorsqu’il était en train de travailler, semblait déborder de vie exubérante » p.214.

Le tragique naît de ce contraste entre le jeune homme et la femme mûre, entre la campagne et la ville, la nature et la culture, le spontané et le factice, le concret et l’idéalisme.

Mishima a des antennes pour saisir ces passions qui s’entrechoquent, ces caractères qui s’emportent, chacun suivant son chemin – incompatible. L’amour à l’occidentale, à la mode de la ville, conduit à la folie. Celle des grandeurs et celle de l’impossible.

Etsuko est un beau personnage de Phèdre japonaise qui ensorcelle le lecteur.

Yukio Mishima, Une soif d’amour, 1950, traduit de l’anglais par Leo Lack, Folio 1987, 256 pages, €6.27

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Claude Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères ?

claude arnaud qu as tu fait de tes freres

Né en 1955, l’auteur est né bourgeois d’un père jurassien sévère et d’une mère corse philosophe. Cadet d’une fratrie de trois, plus tard de quatre, il vit Mai 1968 à 12 ans dans Paris, puis passe son adolescence attardée de 17 à 22 ans à coucher alternativement avec filles et garçons, dans le gai bordel de l’interdit d’interdire. Il squatte et s’incruste sans horaire, vivant au jour le jour pour échapper au « système », militant inlassable du gauchisme hédoniste rêvant sous les pavés la plage. Rare est la littérature sur ces années 1970 et c’est avec intérêt que la génération qui l’a vécue jeune va le lire. Rare est l’analyse de la dissolution d’une société trop rigide par les mœurs par la subversion sans complot de sa jeunesse citadine. La France a été plus touchée que d’autres ; elle en garde plus que d’autres les traces, comme on le constate dans l’infantilisme politique, la croyance sans critique et le superficiel émotionnel de qui a manqué d’apprendre la parole.

Ce livre est intitulé « roman » et transfigure un récit autobiographique. Ses deux frères aînés ont disparu. Le premier, Pierre, devenu dément, s’est suicidé ; le second, Philippe, s’est noyé en Corse alors qu’il commençait à se désinhiber, accident ou mort volontaire. Reste Jérôme, le benjamin de neuf ans plus jeune et lui, Claude, aujourd’hui approchant la soixantaine. Le père, ancien officier marinier qui s’est reconverti dans l’industrie pour élever ses enfants, fut le plus désorienté par l’explosion des valeurs et des cadres sociaux. Tout son univers moral, culturel et citoyen s’est brutalement écroulé ; tous ses fils, successivement, se sont rebellés, leur programmation naturelle à contester le père s’amplifiant par l’époque.

La « folie » de l’aîné vient peut-être de là, de n’avoir pas su exister autrement que comme un clone du papa alors que la révolution exigeait la mue. L’homosexualité du second vient peut-être de là, hanté d’interdits qui exacerbent son désir sans jamais lui faire réaliser. Protégé par ses aînés, Clodion le chevelu, comme on l’appelait enfant du fait de ses boucles brunes, est resté plastique, imitant les grands puis ses pairs, isolé du père et quittant sa mère, atteinte de leucémie, de plus en plus indifférente.

L’enfance est heureuse en fratrie, cousinade et sensualité des vacances corses dans la famille Zuccharelli (dont son oncle Émile est maire de Bastia). L’aîné Pierre est le modèle musclé du cadet, le fils préféré du père, le garçon énergique rêvé : « Une discipline de Romain dans un corps d’Athénien, une foi chrétienne exaltée par la culture laïque de la République : Mens sana in corpore sano » p.16. Pierre a sauvé Claude de la noyade dans une piscine lorsqu’il était enfant.

Mais c’est Philippe, le second, qui est le plus proche de l’auteur. Insolent, solaire, séducteur, Philippe désire son petit frère mais ne le touchera pas avant ses 21 ans. « Il aime, depuis nos premières colonies de vacances, se glisser dans le lit de garçons assoupis et les réveiller en les faisant jouir » p.344. Jolie formule. Il faut dire que, dans les années 50 et 60, les classes n’étaient toujours pas mixtes dans les collèges bordant Paris vers l’ouest. « Le sexe m’est une menace », fait dire l’adulte au préado de 12 ans.

Si ses aînés lisent Montherlant et Malraux, lui préfère Koestler, Vian et Steinbeck. En sixième, j’en suis un peu étonné, étant du même âge que lui et fort lecteur, n’ayant abordé Koestler que vers 14 ans – mais nous sommes dans le roman. Il avoue quand même dévorer les récits de la Seconde guerre mondiale, résistance, espionnage, commandos, fort à la mode en ces années sans télé. Mais qu’il écoute Beatles, Rolling Stones et Françoise Hardy ne m’étonne pas. Qu’il n’aime pas Cloclo – Claude François – ne m’étonne pas non plus : l’histrion à paillettes était tellement dans le vent des années Giscard qu’il a très mal vieilli.

A la lisière de Boulogne, dans le grand immeuble bourgeois silencieux du n°35 qu’il habite, le jeune garçon s’ennuie. Il trouve la vie des Choses à la Perec absurde et les relations sociales une suite de rôles endossés provisoirement. Il joue la comédie devant les amies de sa mère, à servir le thé ; ou devant ses frères, à leur faire la cuisine. Il se rêve en cousin Stéphane, rude Corse de son âge, passant tout l’été torse nu, jambes nues et en sandales comme un scout de Joubert, grimpant aux arbres et abattant des merles pour les manger en pâté. Lui est plutôt passif, accommodant, avec un côté féminin – reconstitue-t-il adulte. Car ce n’est pas l’enfant qui parle, mais l’adulte tard venu, n’étant sorti de son adolescence immature que vers 35 ans. Il ne faut donc pas prendre au pied de la lettre ses reconstructions.

Les années suivant Mai 68 lui permettront de goûter à tout sans jamais s’investir, passant du trotskisme militant à 15 ans avec Thierry Jonquet à la Gauche prolétarienne de Benny Lévy (alias Pierre Victor) qui officie en conspirateur dans les sous-sols de Normale Sup, puis au LSD en Auvergne, à Félix Guattari (dont il baise à 19 ans la femme), ensuite aux amphétamines avant Lacan, Barthes, Hervé Guibert qu’il dévore des yeux, et Frédéric Mitterrand dont il squatte plusieurs mois l’appartement, enfin Hélène Cixous dont il suit le séminaire. Ce naming des années 2000 est un peu agaçant car il ne recouvre aucune histoire mais le simple fait de côtoyer passivement des célébrités. « Mes airs androgynes attiraient les deux sexes », avoue-t-il p.255. Désolé pour l’auteur, mais cet être changeant qui prendra plusieurs surnoms, de Clodion le chevelu enfant à Bastien militant trotskiste puis Arnulf, maoïste hédoniste, n’est pas le plus intéressant du roman. Son identité de caméléon est trop changeante pour qu’on s’y attache. Mais l’époque vit en lui et c’est elle qui reste, pas l’inconsistant du genre homo.

« Aussi fragile que dur, ingrat et immature, il a tous les travers de cette bohème à qui la figure sacralisée de Rimbaud servait encore de caution. Il refuse de se fixer un but, sinon en creux, vit en parasite par rejet intégriste de toute forme d’exploitation » p.369. La vie était certes moins morne qu’aujourd’hui, mais moins menacée aussi ; à la génération trop nombreuse du baby-boom, tout semblait possible, jusqu’à l’excès. « Jouis et fait jouir, sans faire de mal à personne », est la maxime de Chamfort que l’auteur affectionne, révélatrice de ces années-là. Il écrira adulte son premier livre sur cet auteur. L’adolescent en révolte des années de révolte « ne veut pas prendre sa place dans une société fondée sur l’injustice, la compétition et le refoulement. La famille même lui déplaît avec sa façon mesquine de vivre sur soi, d’exclure de ses préoccupations affectives le monde extérieur » p.157.

C’est pourtant ce « modèle » archaïque qui revient en force dans les vieux jours des mêmes…

Claude Arnaud a fini par suivre des études de lettres à Vincennes (fac sans bac), puis passé les concours des IPES pour devenir prof, bien au chaud sans risque de chômage et retraite assurée dans le fonctionnariat du vieux monde, mandarin imposant son savoir en chaire aux enfants disciplinés du système. L’injustice continue de régner, comme éternellement en toute société, même la plus égalitaire ; l’égalitarisme exacerbé ne suscite-t-il même pas, en réaction, cet individualiste exacerbé qu’est le Moi-je du paraître narcissique d’aujourd’hui ? Individualisme qui reconstitue aussitôt l’inégalité pour se poser et exister hors du Collectif tant à la mode des années 68-80.

Quant à la famille, ce sont aujourd’hui les plus déviants du modèle « bourgeois » qui revendiquent haut et fort leur « droit » à se marier, adopter et bâtir un « foyer » sanctionné par Monsieur le maire ! La société Mai 68 marche sur la tête, mais les mêmes qui l’ont lancée restent contents d’eux, toujours aussi inconséquents.

C’est l’intérêt de ce roman des années folles que de remettre les pendules à l’heure. Elles ont été vécues plus ou moins fort selon l’éloignement de Paris par la génération qui arrive à l’âge de la retraite. Des trois jeunes garçons torse nu de la couverture, un seul survit, le plus jeune, l’auteur. Il livre ici, bien écrite, sa confession d’un enfant du siècle.

Claude Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères ? 2010, prix Jean-Jacques Rousseau 2011, Livre de poche 2012, 381 pages, €6.74

Le site de Claude Arnaud

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