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Les événements et nos discours aussi dépendent du hasard, dit Montaigne

Dans son chapitre XLVII des Essais, livre 1 où il étudie « l’incertitude de notre jugement », Montaigne analyse les attitudes des grands capitaines, contrastées, et en déduit qu’au fond tout dépend du hasard. Ce n’est pas pour cela qu’il ne faut point garder raison et faire son possible, mais l’action n’est pas une science exacte, seulement une expérience.

Selon Homère, qu’il cite, « il y a grand loisir de parler en tout sens, et pour et contre » (Iliade XX 249). Tout peut se défendre et tout n’est pas faux, ni vrai. Ainsi des vainqueurs enivrés de leur victoire qui renoncent à poursuivre l’ennemi, lui permettant de se refaire. « Tant que l’ennemi est en pieds, c’est à recommencer de plus belle ; ce n’est pas victoire, si elle ne met fin à la guerre ». L’agression de l’Ukraine nous le prouve tous les jours – et nous montre aussi que la victoire de l’un ou de l’autre est fort incertaine. Mais, oppose aussitôt Montaigne, qui aime bien peser le pour et le contre, « pourquoi ne dira-t-on aussi, au contraire, que c’est l’effet d’un esprit précipiteux et insatiable de ne savoir mettre fin à sa convoitise ; (…) que l’une des plus grandes sagesses en l’art militaire, c’est de ne pousser son ennemi au désespoir ». Il semble que Poutine l’ait finalement compris, surpris de n’avoir pas la victoire facile, lui qui venait libérer le petit Russien frère du soi-disant nazisme. Les Ukrainiens désirent en leur majorité vivre à l’européenne plutôt qu’à la russe, dans la modernité plutôt que dans la tradition, acceptant le pire de l’Amérique plus que le meilleur de l’ex-Union soviétique. La convoitise de Poutine s’est contenue ; il ne veut victoire qu’au Donbass semble-t-il – juste pour afficher une victoire, provisoirement pas pour réaliser son grand dessein impérial néo-soviétique.

Lui a choisi « de tenir ses soldats (…) armés seulement pour la nécessité » plutôt que « riche et somptueusement », c’est-à-dire munis des armes du commun, un brin vieillottes, au lieu des avancées de la technique qui défilent chaque année sur la place Rouge. César le Romain entre autres aimait à la parure ; Licurgue le Spartiate défendait aux siens la somptuosité en leur équipage. D’un côté « l’aiguillon d’honneur et de gloire au soldat de se voir paré, et une occasion de se voir plus obstiné au combat, ayant à sauver ses armes comme ses biens et héritages ». De l’autre le soldat « craindra doublement à se hasarder ; joint que c’est augmenter à l’ennemi l’envie de la victoire par ces riches dépouilles ». Tout et son contraire sont possibles.

De même les railleries de l’adversaire sont à mesurer. D’un côté « ce n’est pas faire peu, de leur ôter [aux soldats qui injurient l’ennemi] toute espérance de grâce et de composition (…) et qu’il ne leur reste remède que de la victoire ». De l’autre le coup de fouet d’orgueil de l’injure subie qui remet à l’ennemi « par ce moyen le cœur au ventre, ce que nulles exhortations n’avaient su faire ». Les Russes sont moins inventifs que les Ukrainiens en leurs injures ; elles sont stéréotypées, calquées sur la période stalinienne, en référence éternelle au « nazisme » de la GGP (grande guerre patriotique). Les Ukrainiens partent du réel présent pour vilipender les Russes et leurs méfaits devant l’opinion intérieure comme internationale. Qui peut-on croire le plus ?

Et « la conservation d’un chef en une armée » nécessite « de se travestir et déguiser sur le point de la mêlée ». Car « la visée de l’ennemi regarde principalement cette tête à laquelle tiennent toutes les autres et en dépendent ». Ce pourquoi le président Zelensky a échappé à plusieurs attentats, surtout au début de la guerre, un commando étant parti pour l’enlever mort ou vif. Le président Poutine, par réciprocité de notaire typiquement soviétique, laisse courir le bruit qu’il en serait de même pour lui, ce qu’on ne saurait vraiment croire tant il est remparé au Kremlin, mais c’est de classique propagande. A l’inverse, dit Montaigne, « le capitaine venant à être méconnu des siens, le courage qu’ils prennent de son exemple et de sa présence vient aussi en même temps à leur faillir ». Quelle est la meilleure solution ? Probablement celle de la communication à distance, synthèse du présent-absent que le temps de Montaigne ne pouvait connaître. « Et quant à l’expérience, nous lui voyons favoriser tantôt l’un, tantôt l’autre parti », dit le philosophe. Donc pas de règle : garder le chef vivant importe, mais garder le chef visible aussi.

Faut-il attendre de pied ferme l’ennemi ou lui courir sus ? Là encore, tout est affaire de circonstances. Selon Plutarque, attendre affaiblit les combattants car ils restent statiques alors que ceux qui courent s’échauffent ce « qui a accoutumé de les remplir d’impétuosité et de fureur plus qu’autre chose ». Mais le contraire est vrai aussi : « la plus forte et roide assiette est celle en laquelle on se tient planté sans bouger, et que, qui est sa marche arrêté, resserrant et épargnant pour le besoin sa force en soi-même, a grand avantage contre celui qui est ébranlé et qui a déjà consommé à la course la moitié de son haleine ». L’étirement de la logistique fut l’inconvénient des agresseurs russes après les premiers jours de l’invasion, tandis que les positions de résistance éprouvées à l’avance des Ukrainiens leur servit à contenir la déferlante malgré la force et le nombre. S’il y a « plus d’allégresse à assaillir qu’à défendre », s’aventurer sur les terres ennemies renforce l’incertitude car « il n’aurait devant, ni derrière lui, ni à côté, rien qui ne lui fit guerre, nul moyen de rafraîchir ou éloigner son armée, si les maladies s’y mettaient, ni de loger à couvert ses blessés ; nuls deniers, nuls vivres qu’à pointe de lance ; nul loisir de se reposer et prendre haleine ; nulle science de lieux ni de pays, qui le sût défendre d’embûches et surprises »… D’où les pillages et les viols, la paranoïa de l’occupant inquiet de l’hostilité universelle, les « exactions » russes en Ukraine.

De tout cela, que conclut Montaigne ? « Aussi nous avons bien accoutumé de dire avec raison que les événements et issues dépendent, notamment en la guerre, pour la plupart de la fortune, laquelle ne se veut pas ranger et assujettir à notre discours et prudence ». Autrement dit, cause toujours : la guerre est un art, pas une science ; une expérience qui s’affronte aux circonstances et en tient compte, pas une stratégie entièrement planifiée qui doit se dérouler sans heurt. Poutine en fait les frais, lui qui croyait son plan imparable. C’est le brouillard de la guerre, disent les stratèges…

« Nous raisonnons hasardeusement et inconsidérément, dit Timée en Platon, parce que, comme nous, nos discours ont grande participation au hasard ». Ils se jouent de mots, sont une mise en cohérence, une belle histoire, pas un savoir exact.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Braquage à l’italienne de Felix Gary Gray

Pour plusieurs tonnes d’or possédées par des trafiquants, que ne ferait-on ? Il s’agit, en 2003, de 35 millions de dollars. A se partager en cinq, ce qui fait quatre de trop… Voler Venise en faisant sauter un plancher de palais à l’explosif, voilà qui est très audacieux, c’est-à-dire américain. Le scénario est donné, assez convenu ; reste à le réaliser – et là, c’est une réussite.

John Bridger (Donald Sutherland), cambrioleur de la vieille école « à l’écoute » du coffre-fort et Charlie Crocker (Mark Wahlberg), fils spirituel et audacieux se complètent. Ils rassemblent autour d’eux une équipe de quatre avec Handsome Rob, spécialisé en bagnoles et drague (Jason Statham), Lyle (Seth Green) qui se fait appeler Naspter parce qu’il dit qu’il a inventé le concept que son copain de chambre lui aurait volé quand il dormait, le rappeur Mos Def qui joue Dur d’oreille pour avoir fait sauter la porte des chiottes de son école à 9 ans, et Steve (Edward Norton) sans aucune imagination.

Le plan est rusé et réussit au-delà de toute espérance : tout est calculé, minuté, exécuté avec brio. Le canot automobile s’engage sous le palais après avoir dézingué la serrure de la grille, l’informaticien mesure en 3D d’après plans les emplacements les meilleurs pour faire sauter les planchers, les deux autres placent les charges et… boum ! Le lourd coffre quitte son salon stable pour s’effondrer deux étages plus bas dans la lagune. Le canot quitte alors le soubassement du palais avec le coffre bien en évidence sur le pont. Sauf que c’est un faux coffre, que les trafiquants vont poursuivre comme la police, sans succès. La maîtrise du volant de Rob fait merveille, négociant des virages serrés dans les canaux, slalomant entre les embarcations et les gondoles, se faisant aider d’éboueurs de la Ville – bien payés – pour laisser le poursuivant sur le sable d’une barge cachée entre deux péniches de travail. C’est du grand art et le spectateur est ravi de l’action trépidante et de l’audace des braqueurs.

L’équipe en camionnette fuit vers la frontière de l’Autriche avec l’or (il s’agit de barres de 10 kg et pas de « lingots » d’1 kg comme le laisse croire la bande son). Un véhicule venant en sens inverse leur barre la route sur un barrage : les braqueurs sont braqués ! Mais pas par ceux à qui ils ont piqué l’or : par l’un des leurs. Steve a décidé de la jouer solo et sort son flingue pour descendre tous ses copains. Face à l’or, la fièvre monte et la camaraderie ne pèse pas lourd, sans même évoquer une quelconque amitié, dont il n’a jamais été question. On se demande d’ailleurs quel a été le rôle de Steve dans la préparation et quelle pouvait bien être sa spécialité. En tout cas, il descend le vieux Bridger comme s’il avait une revanche à prendre sur le Père. Rob, pas fou, écrase l’accélérateur et, en bousculant le 4×4 d’obstruction, pousse la camionnette dans l’eau glacée de la retenue. Tous sont gelés mais en vie, malgré un Steve qui tire à la mitraillette sur la surface tant qu’il peut, en gros connard d’Américain qui préfère arroser que penser. Je n’aime pas cet acteur au visage mou (comme pété d’héroïne) et à la petite moustache d’impubère. Ado schizo de Peur primale à 27 ans, il est devenu gros naze d’American History X à 29 ans avant de jouer le traître de l’équipe à 34 ans.

Mais le coffre a été ouvert sous l’eau par un Bridger en scaphandre autonome, assisté de Crocker. La camionnette recèle donc des bouteilles d’oxygène, ce qui peut être utile lorsqu’on est coincé sous la glace en attendant que la grêle (de balles) se tasse. Comme Bridger est mort et bien mort, d’un premier tir surprise, les autres rejettent son cadavre en surface pour faire croire qu’ils sont tous trépassés. Ils sont en fait tous vivants et ne jurent que de se venger.

Il faut attendre, la vengeance est un plat qui se mange froid et non quand on est glacé. Une fois localisé en Californie (évidemment) dans une grande baraque sécurisée avec câble haut débit et écran géant, voitures de sport et coffre dernier cri, Steve n’a plus que du mouron à se faire. Il ne s’en doute pas car un an est passé et il a déjà dépensé 8 des 35 millions d’or, fourguant à un cave en cheville avec la mafia ukrainienne (accent savoureux) les barres ornées d’une danseuse balinaise.

Charlie va reconstituer l’équipe pour braquer le braqueur de braqueurs, ce qui est fort réjouissant. Manque Bridger, il sera remplacé par sa fille, la blonde et canon Stella (Charlize Theron), 28 ans et experte en coffre-fort pour la police. Elle hésite mais le souvenir de son père l’emporte : elle sera de l’aventure et mettra sa Mini rouge et son professionnalisme au service du sport. Car il s’agit moins d’argent (encore qu’il ne reste jamais loin dans l’esprit yankee) que d’honneur (laver l’affront fait à l’équipe solidaire et le meurtre de l’un des leurs). Stella se fait passer pour une technicienne du téléphone de la compagnie qui dessert Steve, après que Dur de la feuille ait « débranché » (comme José Bové son MacDo) le câble reliant la propriété. Avec une caméra miniature planquée sur le sein gauche (ouille, ça pique ! Lyle gaffe une fois de plus avec une nana en lui pénétrant le globe) elle va filmer l’intérieur de la maison pour trouver le coffre.

Mais elle est trop sexy et Steve l’invite à dîner. Elle refuse puis finit par accepter, entorse primaire à toutes les règles de sécurité, au prétexte de l’éloigner de la forteresse tandis que les braqueurs de braqueurs vont agir. Même si elle boit du Perrier (en bouteille bleue), elle parle trop et cite malencontreusement son père sur « le diable en chacun », expression que l’intelligent Steve capte aussitôt. La couverture de Stella s’effondre et l’équipe de faux morts surgit dans le restau comme des zombies. Steve est estomaqué.

Commence alors un « jeu » entre Charlie et lui pour savoir moins qui a la plus grosse que qui a le cerveau le plus affûté et l’imagination la plus osée (ce qui change des habituels navets hollywoodiens pour trumpistes bornés). Le spectateur s’attend à ce que Monsieur « Manque d’imagination » perde, et c’est ce qui va se produire, mais pas sans un baroud d’honneur fort bien mené. Le train est mené par un trio de Mini Cooper (le film a-t-il été sponsorisé par la marque tout juste reprise par BMW ?), renforcées et allégées (exit, déjà, le système antipollution) pour supporter le poids des barres d’or dont il reste pour 27 millions. Prévues pour se faufiler dans le vaste couloir de la maison de Steve, ces autos vont hanter à fond les couloirs du métro où Charlie le téméraire a prévu de faire tomber – par explosifs comme le coffre – le fourgon blindé qui transporte le magot de Californie vers le Mexique, opportunément stoppé par un feu rouge.

Malgré Steve qui loue trois camions blindés et les envoie dans trois directions différentes, malgré l’escorte de gardes en motos et son suivi par hélicoptère, les Mini se faufilent, ronflent du moteur et dérapent en tous sens pour arriver à temps au train qui les emportera, camouflées, loin de la Californie. Ce qui est amusant est que, les couloirs du métro interdisant tout véhicule à combustible, les moteurs des Mini aient été électriques ! En 2003, la technologie était parfaitement au point et il a fallu attendre 20 ans pour que le constructeur daigne enfin les offrir au public et contrer la pollution.

C’est Lyle, naturellement, qui découvre quel est le bon fourgon grâce aux caméras de surveillance de la ville et un algorithme du poids de chaque véhicule d’après l’image des pneus ; c’est Lyle également qui pirate du clavier la gestion des feux rouges de Los Angeles, puis fait stopper le métro pour que les Mini puissent s’y enfiler alors que la rame à l’arrêt vient juste après elles boucher le tunnel. Quelques explosions et une course poursuite en voitures et motos, clous du spectacle hollywoodien, offrent aux spectateurs la tension suffisante pour parvenir non sans peine jusqu’à la gare où les Mini sont enfermées tranquillement en wagon. Steve alors se pointe, ayant suivi par hélico puis en 4×4 volé lorsque son pilote a crashé le rotor arrière dans un entrepôt. Il soudoie pour 5000 $ (ça ne se refuse jamais) le préposé aux wagons qui lui ouvre… mais trouve Charlie devant lui.

Steve sort son flingue, comme sur le barrage, mais cette fois la mafia ukrainienne est dans son dos car il a descendu son fourgue qui commençait à en savoir trop, séduit par la danseuse balinaise gravée sur l’or. C’était le cousin du mafieux – dommage pour lui. Il ne sera pas descendu en vengeance primaire devant les spectateurs comme dans un film de base mais lui sera réservé un traitement « en usine » où sa mort sera lente et raffinée, on peut le supposer, en juste rétribution de ses méfaits. 

Finalement, l’or ne comptait pas mais chacun comptait sur l’or. Rob s’est payé la bagnole de ses rêves, une Aston Martin, et doit user de ses talents de dragueur (avec une blonde, pas un gros moustachu) pour éviter la contredanse pour excès de vitesse ; Dur de la feuille s’est offert une grosse baraque en Andalousie où farnienter au soleil ; Lyle a investi dans la chaîne stéréo de ses rêves et a réussi à faire la couverture de Wired, le magazine de la technologie, pour affirmer être le vrai créateur de Napster, le service de partages de fichiers ; Charlie a investi la gironde Stella en souvenir de son père et de son conseil : finir sa vie avec quelqu’un qu’on aime.

Il y a du spectacle, de l’invention dans un scénario banal mais resserré – c’est en bref un excellent thriller sans autre prétention que le divertissement bien mené que l’on voit et revoit quelques années plus tard avec plaisir.

DVD Braquage à l’italienne (The Italian Job), Felix Gary Gray, 2003, avec Mark Wahlberg, Charlize Theron, Edward Norton, Jason Statham, Mos Def, Seth Green, Donald Sutherland, Paramount Pictures 2004, 1h36, €5.25 blu-ray €16.02, édition collector €12.90

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Chute du communisme

Il y a 30 ans, le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin s’ouvrait aux habitants communistes des pays de l’Est. Il y avait bien longtemps qu’ils ne croyaient plus à la religion de « l’avenir radieux », ne voyant toujours rien venir après trois générations. Mais, outre la pénurie qui emprisonnait les corps, l’expression muselée et la culture officielle emprisonnaient les esprits et les âmes. C’est pour cela que le Mur – cette « nouvelle frontière » version utopie communiste, a explosé en une seule nuit.

Les habitants ont voté avec leurs pieds… La démocratie n’est pas fondée d’en haut mais se vit à la base. Elle suppose un mouvement populaire indépendant de l’idéologie officielle ou de la croyance socialement correcte. L’aspiration à la justice, la revendication d’égale dignité, les moyens d’épanouir sa personnalité et de faire famille sont les revendications de base.  A cela, l’URSS et son système n’ont pas répondu. L’Union des Républiques socialistes soviétiques était une société bloquée. Pour cause d’urgence sous Staline, pour créer un Etat et combattre les armées blanches ; puis pour résister à l’invasion hitlérienne ; pour cause de cafouillage brouillon sous Khrouchtchev ; pour cause de médiocrité pour durer sous le très long règne de Brejnev.

La seule évolution possible est le retour à une certaine autonomie de la société, manifestée par la libre expression, le pluralisme des partis et des élections libres, mais cela mettrait tout le système par terre. L’instauration une économie de marché où se rencontrent une offre libre et une demande libre serait l’étape suivante, mais aucun pays totalitaire ne peut se permettre de relâcher son contrôle – même la Chine capitaliste-communiste a du mal à réussir un grand écart précaire, alternant entre développement sans frein et répression brutale (les événements de Hong Kong après ceux de Tien An Men le montrent).

Faire des Etats-Unis une caricature négative n’a fait que renforcer leur attrait, surtout auprès des jeunes, portés à contester par programmation psychologique les a priori de leurs aînés. Martin Malia dans son livre Comprendre la Révolution russe, paru en 1980 écrit p.227 : « C’est ainsi que l’on se penche dans un premier temps sur l' »American way of life » : tableau sinistre de la vie des travailleurs, insistance sur l’abrogation de certains programmes sociaux au profit du budget militaire, description haute en couleur de la vie des ghettos noirs ou des réserves indiennes et, pour couronner le tout, diffusion d’un film américain – chose rare s’il en est – « On achève bien les chevaux » de Sydney Pollak, qui récite au présent le drame de la récession de 1929. »

Le Parti communiste est né du positivisme, où le savant devait se faire aussi bâtisseur de cathédrales, où le révolutionnaire professionnel devait devenir ingénieur des âmes. Saltykov-Chtchedrine écrit en 1870 Histoire d’une ville où il montre la destruction de la ville des Imbéciles par un de ses gouverneurs, et la construction en rase campagne d’une ville géométrique avec des maisons identiques, les habitants en uniforme vivant selon un horaire militaire, des espions surveillant chaque unité d’habitation. Le marxisme s’est consciemment distingué de l’utopie en définissant l’action révolutionnaire comme le prolongement d’une pratique déjà à l’œuvre dans l’histoire. Science, foi et politique étaient ainsi miraculeusement réconciliés, donnant à cette idéologie une vaste portée, dans un monde nihiliste où Dieu se mourait.

On pense à la définition du narcissisme donnée par René Girard : « le narcissisme intact de l’autre, c’est le paradis ineffable où paraissent vivre les êtres qu’on désire et c’est bien pour cela qu’on les désire. Ils nous donnent l’impression qu’il n’y a pas d’obstacles pour eux et qu’ils ne manquent jamais de rien », Des choses cachées depuis la fondation du monde, p.520

Toute frontière se veut rempart, limite physique et symbolique, mais surtout magique. C’est pourquoi Romulus a fondé Rome en traçant un sillon sur le sol, une frontière transcendante, un enclos moral, un refuge comme un pentacle. Le socialisme « réalisé » désirait éviter la « contamination » des marchandises capitalistes et le virus de la consommation désirante – tout comme la comparaison (défavorable) des libertés de penser, de dire et de faire). Ce pourquoi le Mur fut construit, emprisonnant les citoyens de l’Est dans un filet protecteur, conservant une masse de main d’œuvre propice à l’esclavage idéologique, politique et économique. Après des années de pouvoir établi, le Parti a pris l’habitude du pouvoir et n’a plus le ressort de la concurrence ; il s’enfonce dans l’absolutisme, la bureaucratie, le népotisme. Sa légitimité ne réside que le seul fait qu’il existe.

La fameuse queue devant les boutiques était signe de pénurie, de mauvaise organisation, d’échec de la distribution planifiée des biens. L’économie socialiste, loin d’être « scientifique » comme elle se disait, échappe à toute rationalité. Il ne s’agit pas de « survivance du passé » ou de « défauts en voie d’élimination », mais de sous-produits inévitables d’une organisation bureaucratique, à la fois autoritaire et anarchique. Courait à Moscou une anecdote savoureuse sur la viande : « Avant la Révolution, la boucherie avait une enseigne sur laquelle était écrit le nom du propriétaire, Vassili Ivanovitch, et à l’intérieur on trouvait de la viande. Depuis la Révolution, la boucherie a le mot « viande » écrit sur l’enseigne, et à l’intérieur on trouve Vassili Ivanovitch ». On a calculé qu’en 1979 l’ouvrier soviétique devait travailler 42,3 heures pour acheter son panier hebdomadaire, alors que l’ouvrier américain ne devait travailler que 12,5 heures et l’ouvrier français 18,1 heures. Selon l’Humanité du 7 janvier 1982, « le principal obstacle au vote communiste (en France), c’est bien la peur de vivre comme dans les pays socialistes ». Le Plan était toujours rempli, voire dépassé selon le storytelling en vigueur, mais il manquait toujours autant de biens dans les magasins, et le matériel souffrait toujours autant de malfaçons. Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée.

De quoi comprendre pourquoi le Mur est tombé et pourquoi les socialistes n’ont rêvé que d’une chose : devenir capitalistes comme tout le monde. Non sans épreuves, car le système du libre marché et de la concurrence (même en politique) est une culture qui ne s’apprend qu’avec le temps.

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Raymond Aron, Penser la guerre – Clausewitz

Clausewitz demeure ambigu malgré cette interprétation attentive et posée. Raymond Aron raisonne en généalogiste, il suit la formation de la pensée, le développement de la théorie. Cela suppose que la pensée soit une graine qui germe et croisse, avant de s’épanouir en fleur et finir en graine. Est-ce toujours comme cela que fonctionne l’esprit humain ? De la naissance à la mort, sans jamais régresser ?

Mais admettons. Je fais confiance à Raymond Aron et à sa méthode car il me paraît avoir été un intellectuel pointu et honnête. Il l’a prouvé de son esprit critique lorsque la mode du marxisme a déferlé sur l’université dans les années 1960 pour tout emporter et droguer les intellectuels comme un opium.

Karl von Clausewitz a toujours été militaire. Il n’a pas eu sitôt fini de jouer au soldat durant ses enfances qu’il est entré dans l’armée prussienne ; il a 12 ans, c’est en 1792. Il deviendra général avant de mourir du choléra en 1831, à 51 ans. Sa famille était de noblesse douteuse et Karl en a souffert toute sa jeunesse. Le contraste entre ses origines et le milieu qu’il fréquentait a accentué son penchant au repli sur soi et à la gravité. D’où le regard impitoyable qu’il porte sur les êtres et sur les situations. Sa pensée et sa philosophie appartiennent au XVIIIe siècle, au monde des Lumières. Le philosophe qui a servi de modèle est le Montesquieu de L’Esprit des lois. Il raisonne par les extrêmes, afin de dégager des idéaux-types.

Pour lui, la guerre est un art, non une science. « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » – telle est la définition qu’il en donne. Instinct violent et naturel, livré au jeu de la probabilité et du hasard, donc des passions, la guerre vise une fin politique qui ressort de la raison. Instinct, passion, raison – la guerre met en jeu l’homme tout entier, voire Dieu en sus.

Le Traité de Karl von Clausewitz se déroule dialectiquement, comme sa pensée :

  • La première opposition est celle du moral et du physique : l’action des hommes aux prises les uns avec les autres à travers le temps et l’espace, le chef assumant la volonté de mouvoir la masse en dépit du frottement.
  • La seconde opposition est celle des moyens et des fins : la tactique utilise les forces armées dans le but d’obtenir des victoires, tandis que la stratégie utilise les victoires pour la fin visée par la guerre elle-même.
  • La troisième opposition est celle de la défense et de l’attaque : c’est une épreuve de volonté, l’un des lutteurs voulant conquérir quelque chose que l’autre ne veut pas lui céder.

Il importe à chaque niveau, politique, stratégique, tactique, de ne pas imposer le combat dans des conditions qui n’offriraient pas de chance de succès. Pour Clausewitz, la guerre n’implique pas l’anéantissement de l’adversaire, seulement de le « jeter à terre ». Si la logique est dialectique (l’ascension aux extrêmes), elle s’accomplit dans la guerre par le déchaînement des passions mais les fins appartiennent aux Etats et elles sont rationnelles.

D’où l’importance du moral. Celui du peuple en tant qu’opinion, de sa conviction d’un combat juste pour résister ou conquérir. Celui des combattants et de leurs chefs, portés par les succès ou déprimés par les revers. En 1799, « les Français portés par l’esprit de la Révolution à briser toutes les entraves et à n’attendre de résultats que d’actes audacieux, obéissaient à cette impulsion quand ils ne voyaient pas d’autre issue. Les Autrichiens, élevés dans la dépendance de la volonté, habitués à des règles, paralysés par le souci de leur responsabilité, demeuraient inactifs quand ils se trouvaient en difficulté ». Mais le citoyen n’est pas le soldat. La guerre est un métier que la bravoure et l’enthousiasme ne suffise pas à pratiquer, rappelle Clausewitz. Il y faut aussi le « drill » – l’entraînement – et l’expérience.

La stratégie consiste à s’assurer la supériorité du nombre en un certain point, à un certain moment. L’effet de surprise est plutôt rare et la ruse réduite. Le courage est celui de risquer sa vie mais aussi de prendre ses responsabilités. Il y a dialectique entre entendement et affectivité pour être résolu, décider malgré l’incertitude, apte à la présence d’esprit. La défense ne peut être pensée sans contre-attaque, et toute attaque doit prendre en compte une défense comme un mal nécessaire (ce qui fut l’erreur monumentale d’Hitler en Russie). Une guerre politiquement défensive peut être menée de façon stratégiquement offensive, pour renverser le rapport de forces physiques et morales.

Les deux héros de Clausewitz sont Frédéric II et Napoléon 1er. Frédéric a toujours proportionné ses entreprises à ses moyens. Napoléon élaborait de bons plans mais sa démesure l’a poussé aux erreurs. Il tente son dernier pari en Russie et il le perd parce qu’il se trompe sur son ennemi.

On cite souvent Clausewitz sans toujours le connaître. L’étude de Raymond Aron, rigoureuse et proche des textes, aide à comprendre son œuvre.

Raymond Aron, Penser la guerre – Clausewitz, 1976, Gallimard Tel, tome 1 L’âge européen, €12.50 e-book Kindle €8.49, tome 2 L’âge planétaire, €13.50 e-bbok Kindle €9.49

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Jules Verne, Le tour du monde en quatre-vingt jours

Histoire d’un pari, fou et réaliste comme tous les paris, qui fait effectuer le tour du monde au siècle industriel à un riche excentrique évidemment britannique. Quittant l’Europe, passant par le canal de Suez, traversant jusqu’en Inde, puis vers la Chine et le Japon, embarquant pour les Etats-Unis où prendre le train transpacifique, enfin passer l’Atlantique pour revenir à Londres via Liverpool. Ce gros succès de librairie en son temps n’est pas, pour moi, le meilleur de Jules Verne car il laisse peu de place à l’imagination. Mais j’admire son mécanisme horloger et ses personnages de caricature.

Phileas Fogg, Anglais et probablement ancien marin, ayant de la fortune sans qu’on sache (volontairement) d’où elle provient, mène une existence réglée comme un automate. Il est l’incarnation du capitalisme industriel rythmé par la pendule, aussi froid et impersonnel que l’efficacité le requiert. Mais l’aspect oublié du système est le pari. Chacun croit savoir que « le » capitalisme ne concerne que l’économie et le souci d’efficience maximale – or la dimension du jeu est cruciale pour faire tenir le mouvement. La simple administration des choses – comptable, automatique, équilibrée – n’est pas du capitalisme mais une sorte de Plan à la soviétique qui finit par s’user et gripper. L’expansion, le progrès, le renouvellement perpétuel par la quête du toujours autre est l’autre face – aventureuse, risquée, concurrentielle – du capitalisme. Phileas Fogg, au prénom de géographe d’Athènes au Ve siècle avant et au nom de brouillard londonien en est le symbole. Bien qu’immobile dans ses habitudes de vie dans la cité, il joue au whist à son club et n’hésite pas à sauter sur l’occasion d’un pari : faire le tour du monde en 80 jours.

Pari raisonné qui tient en même temps la folie du jeu et la logique de la raison, il est le ressort même du capitalisme. Car le décollage des transports en cette seconde moitié du XIXe siècle dans le monde, organisé par l’empire anglais pour une grande part, permet de tenter l’aventure. Il ne s’agit pas de record mais de jeu, pas de battre les autres mais de prouver que c’est faisable. Malgré la programmation des horaires des chemins de fer et des paquebots, les aléas sont toujours possibles – et ils seront nombreux. Malgré cela, la volonté compte, et l’habileté à rattraper le temps perdu est un aiguillon excitant du pari. Car il s’agit de courber l’espace dans le temps, pour anticiper Einstein.

Pour cela, la formidable énergie de la vapeur canalise les forces naturelles du charbon et du bois, tandis que la voile vient en complément, tout comme la force animale de l’éléphant en Inde. Le pari est un signe d’optimisme sur le savoir, sur la technique, sur l’ingéniosité des voyageurs. Son expression même est la bourse, c’est-à-dire le jeu risqué et raisonné sur l’avenir que l’on appelle spéculation. Le mot vient de speculum, le miroir, ce qui veut dire que l’on plonge en soi pour supputer des chances de gagner et de perdre. Pour l’automate, l’imprévu n’existe pas ; pour l’intelligence, l’automatisme ne suffit pas. De là cette lutte très humaine avec les forces de la nature que sont les tempêtes, la neige, le vent contraire, mais aussi les brahmanes fanatiques, les coutumes barbares, l’attaque des Sioux, les volontés contraires – et le soupçon de culpabilité pour un vol à la Banque d’Angleterre qui suivra Phileas Fogg jusqu’au dernier moment. En ce sens, le détective Fix est une idée fixe ; il veut mettre immobile le voyageur, en prison le joueur, arrêter pour vol son envol. Il est le saboteur d’Icare.

Un autre perturbateur est le valet Passepartout, Français donc courageux et généreux selon la typologie du temps, mais aussi léger et trop bavard. C’est Passepartout, ce trublion, qui va retarder sans cesse son maître : entrant dans une pagode avec ses chaussures, incitant à sauver l’épouse du rajah mort promise au bûcher, se laissant enivrer par Fix dans un bouge de Hong Kong, ne révélant rien de l’identité de l’inspecteur de police. Il se rattrapera parce qu’il est débrouillard, passe-partout, l’antithèse de son maître brouillard, Fogg. Cette dualité donne son mouvement à l’aventure car où serait le sel du hasard si tout était programmé ? Jusqu’au dernier instant, jusqu’à la dernière minute même au Reform Club, le lecteur ne saura pas si le pari est gagné. Un « coup de théâtre » assurera la bonne fin, mais il n’est qu’un automatisme des astres, une autre force naturelle avec laquelle compter.

Avancer, vivre, signifie lutter contre les forces d’entropie qui sont la mort des organismes. Le voyage exige des combustions : celle du charbon pour les machines jusqu’au bois des ponts et des intérieurs sur le dernier bateau qui a épuisé son charbon, celle du sucre pour l’éléphant, celle des bank-notes pour venir à bout des mauvaises volontés ou des défaillances techniques, celle de l’énergie individuelle pour supporter les hauts et les bas de la situation. Jouer est donc à la fois une innocence comme celle de l’enfant qui s’essaie, un agencement rationnel des choses et des moyens pour parvenir à son but, enfin une occasion de gagner ou de perdre qui maintient la volonté en haleine. Pour Phileas Fogg, le jeu s’arrête après la révolution. Le tour du monde étant fait, ne reste à explorer, à faire le pari et à gagner que cet autre monde qu’est l’amour. La belle Aouda sauvée des flammes indiennes sera cette compagne d’une nouvelle aventure.

Jules Verne, Le tour du monde en quatre-vingt jours, 1873, Livre de poche jeunesse 2014, 256 pages, €5.50 e-book format Kindle €0.99 

Jules Verne, Voyages extraordinaires : Michel Strogoff et autres romans (Le tour du monde en 80 jours, Les tribulations d’un Chinois en Chine, Le château des Carpathes), Gallimard Pléiade 2017 édition Jean-Luc Steinmetz, 1249 pages, €59.00 

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Écrire avec Tolstoï

Dans ses Journaux et carnets écrits de 19 à 61 ans pour ce premier recueil, Lev Nicolaïevitch Tolstoï évoque parfois sa méthode pour écrire. Mal portant, dispersé, il a beaucoup de mal à se concentrer et n’est jamais content du premier jet. La lecture de ses Journaux le montre, il est parfois filandreux et se perd volontiers dans l’abstraction.

Le 26 juin 1855, à 27 ans, il note pourtant : « On écrit mieux quand on va vite » p.309. Tout auteur le sait, ce qui se conçoit bien s’exprime clairement. Tout prof aussi, et Tolstoï se piquait d’être pédagogue. Ecrire, ce n’est pas labourer mais concevoir. Lorsque l’on sait quoi dire, l’expression coule de source. Et c’est ainsi qu’on fait un « plan », méthode si chère à nos enseignants… qui ne l’apprennent quasi jamais aux élèves.

Le 29 juin de la même année, Tolstoï précise, dans une forme un peu alambiquée qui montre combien il est peu sûr de lui : « Je prends pour règle pour écrire de dresser un programme, d’écrire au brouillon et de recopier au net sans chercher à mettre définitivement au point chaque période. On se juge soi-même inexactement, désavantageusement, à se relire souvent, le charme de l’intérêt de la nouveauté, de l’inattendu disparaît et souvent on efface ce qui est bon et qui semble mauvais par fréquente répétition. Et surtout, avec cette méthode, on est entraîné par le travail » p.309. Combien scolaire est cette « méthode » encore ! Tolstoï ne s’aime pas, il veut se discipliner et il appelle une règle extérieure comme un carcan pour se dresser. Mais le tronc reste mou, le fond incertain.

Il opère déjà mieux l’année suivante, cherchant à « imaginer » ses personnages avant de les faire agir sur le papier. 1er août 1856 : « J’étais réveillé tôt et dans mon réveil j’essayais d’imaginer mes personnages [du livre Jeunesse]. Représentation terriblement vive. Réussi à me représenter le père – excellemment » p.356. Partir des siens aide à imaginer les autres ; ce rappel du vrai libère pour inventer ensuite des personnages imaginaires.

Le 10 avril 1857 : « Mon ancienne méthode d’écriture, quand j’écrivais Enfance, est la meilleure, il faut épuiser chaque sentiment poétique, que ce soit dans du lyrisme, ou dans une scène, ou dans la description d’un personnage, d’un caractère ou de la nature. Le plan est chose secondaire, je veux dire les détails du plan. La parole de l’Evangile : ne juge pas est profondément vraie en art : raconte, dépeins, mais ne juge pas » p.462. Tolstoï a compris qu’écrire un roman ne s’effectuait pas comme on écrit un essai. Le « plan » ne dit rien de la chair – et elle seule compte : l’humain, la passion, l’émotion face à la nature ou « dans une scène ». Il faut laisser être les personnages et le décor, il faut laisser courir la plume sans jugement a priori – ni moral, ni formel. La vie va, il sera temps ensuite de la toiletter, de la civiliser et de la mettre en forme.

Parfois, le désir d’écrire est plus fort que le sujet sur lequel on écrit. C’est l’expérience que fit l’auteur le 25 janvier 1853, à 35 ans – âge de sa maturité d’adulte (sa jeunesse fut très indisciplinée…) : « C’est vrai ce que m’a dit je ne sais qui, que j’ai tort de laisser passer le temps d’écrire. Il y a longtemps que ne me rappelle pas avoir senti en moi un aussi fort désir, un désir tranquillement assuré d’écrire. Pas de sujets, je veux dire qu’aucun ne me sollicite particulièrement, mais, illusion ou non, il me semble que je saurais traiter n’importe lequel » p.546.

D’autant qu’un premier fils lui est né, Serge, le 28 juin 1863. Il écrit, le 9 août suivant : « J’écris maintenant non pour moi seul, comme autrefois, non pour nous deux, comme naguère, mais pour lui » p.551. Il écrira ensuite pour le public, puis pour l’humanité, enfin pour Dieu. Ecrire pour être lu, pour transmettre, enseigner « la » (sa ?) vérité. Dès lors que l’on est convaincu, il faut parler « vrai », c’est-à-dire, dit Tolstoï, direct. Il note le 3 février 1870 (à 42 ans) : « Pour dire de façon compréhensible ce que tu as à dire, parle sincèrement, et pour parler sincèrement, parle comme la pensée t’est venue » p.593.

Ce qui le conduit à cette surprenante façon, de 1881, d’écrire « chrétien » : « Mon journal sera précisément un journal, presque un rapport quotidien des événements qui se déroulent dans ma vie campagnarde isolée. J’écrirai seulement ce qui a été, sans ajouter ni inventer, j’écrirai comme si je m’attendais que tout ce que j’écris sera vérifié et étudié. Le temps, le lieu, le nom, les personnes – tout sera vrai. Je ne choisirai pas les faits et les jours, j’écrirai dans l’ordre tout ce qui arrive, dans la mesure où je trouverai le temps de le noter » p.716. A la fois soucieux de vérité en Dieu (qui sait seul pourquoi les choses arrivent) et de vérité romanesque (le miroir promené au long d’un chemin), Tolstoï intervient moins, « juge » moins. Qui est-il en effet, infime vermisseau, pour « juger » de ce qui arrive – et qui est « voulu » par le Dieu omniscient, tout-puissant et infini auquel il croit ?

Par la suite, il ne reviendra pas sur sa façon d’écrire : il a compris à 53 ans. Mais son cheminement, qui lui est personnel, est intéressant à suivre. Il montre qu’il n’y a pas de méthode unique mais un travail d’apprentissage de soi pour manier son outil qu’est la plume. Il s’agit de bien savoir quoi dire avant de le dire, puis de beaucoup écouter et lire pour avoir de l’expression, tout en restant simple parce que sincère. Dieu vient par surcroît, pense-t-il.

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

Voir aussi sur l’écriture :

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Faire un plan pour un rapport de stage

Ne confondez pas le sujet (qui est un thème général), la problématique (qui est la mise en problème du sujet) et le plan (qui est la phrase disant ce que vous voulez démontrer).

Exemple pour un rapport de stage en entreprise :

  1. sujet = lancer un nouveau produit
  2. problématique = quels moyens utiliser pour lancer efficacement tel nouveau produit ?
  3. plan = « Dans mon agence La Poste, le nouveau PEA-pme pourrait intéresser le segment de clientèle des professionnels. Ma mission est de relancer la base clients professionnels de l’agence par téléphone, d’obtenir des rendez-vous, des noms de prospects recommandés, ou d’envoyer une documentation en attente; ses résultats ont été… »

Cette phrase dit ce que vous avez fait.

Cette phrase est donc votre plan d’exposé.

Ce plan est en deux parties et deux sous-parties, il est dynamique : il dit (1) où vous êtes et votre diagnostic des besoins, (2) ce que vous faites pour y remédier (votre mission) donc la façon de vous y prendre (votre organisation) et les résultats que vous obtenez.

Dans la phrase est contenu le plan numéroté !

1/ « Dans mon agence

1.1 La Poste (situation, clientèle, organisation, forces/faiblesses face à la concurrence),

1.2 le nouveau PEA-pme pourrait intéresser le segment de clientèle des professionnels (votre diagnostic).

2/ Ma mission est

2.1 de relancer la base clients professionnels de l’agence par téléphone, d’obtenir des rendez-vous, des noms de prospects recommandés, ou d’envoyer une documentation en attente ;

2.2 ses résultats ont été…(tableau de chiffres, budget et temps dépensé, apports) »

Il vous suffit de remplir ce canevas avec des faits précis pour chaque sous-partie.

plan-powerpoint

La règle est d’équilibrer la partie 1 et la partie 2 pour qu’aucune ne soit plus longue que l’autre (vous avez tendance à vous étendre sur votre agence et à rester vague sur vos actions).

A cet exposé, il faut joindre une introduction et une conclusion.

L’introduction dit pourquoi vous faites ce stage et pourquoi dans cette entreprise ou agence. La dernière phrase de cette introduction est la phrase de plan vue ci-dessus.

La conclusion donne le bilan de votre action : efficace/pas efficace ? faire comment si à refaire ? faire plus si vous êtes embauché. Vous devez aussi en conclusion résumer ce que VOUS avez apporté à l’entreprise (nombre de contacts, rendez-vous, capitaux, mise en place de procédure, organisation, etc.) – et que cette expérience en entreprise VOUS a apporté :

  • compétences personnelles, ex. mieux s’exprimer, articuler, écouter le client, s’habiller en conformité avec le style de la maison, etc.
  • compétences professionnelles, ex. savoir organiser un plan d’appels téléphonique, planifier les rappels, prendre un rendez-vous (sans rien oublier…), ouvrir un compte, définir un argumentaire de vente produit, savoir répondre aux objections, etc.

Autre exemple de plan en une phrase :

1/ « Dans mon agence

1.1 Unetelle, située ici et dont la clientèle est de telle gamme,

1.2 je diagnostique que l’assurance-auto est mal représentée

2/ Ma mission

2.1 est donc d’organiser une prospection téléphonique à partir du fichier clients (+ de 18 ans, qui ont demandé un crédit auto…)

2.2 avec tels résultats (X appels passés, X rappels, X courriels envoyés à la place du téléphone, X documentation envoyée, X rendez-vous pris, X contrats ouverts pour X capitaux apportés).

A vos PowerPoint !

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Flaubert, leçon du bien écrire

Dans sa Correspondance tome 2 de la Pléiade, qui court de 1851 à 1858, Flaubert écrit Madame Bovary puis commence Salammbô. Ses lettres à sa maîtresse Louise Colet, puis à celle de son admiratrice Mademoiselle Leroyer de Chantepie, donnent des leçons d’écriture à ces femmes qui se piquent de romans et de vers. Flaubert s’isole pour travailler : « Je vis comme un ours et je travaille comme un nègre » (26 décembre 1858). Il leur expose sa conception de l’écriture en trois concepts : le fond, la couleur et le style.

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Le fond, c’est l’histoire à raconter.

Le roman doit s’égrener comme des perles sur un fil. Le fil est le fond. Pour cela, se pénétrer du sujet, le faire sien. Un fait divers donne l’histoire de Madame Bovary, mais c’est pure invention que Salammbô. A chaque fois il faut cependant se mettre dans l’époque, visionner le lieu, être chacun des personnages. Faire un plan avant de commencer. « Réfléchis, réfléchis avant d’écrire. Tout dépend de la conception. Cet axiome du grand Goethe est le plus simple et le plus merveilleux résumé et précepte de toutes les œuvres d’art possibles » (13 septembre 1852).

La couleur, ce sont les perles du collier.

Il faut écrire avec fougue – Flaubert parle de « lyrisme ». « La vie ! la vie ! bander, tout est là ! (bander = le mot manque dans l’édition Conard ajoute, imperturbable, l’éditeur de la Pléiade). C’est pour cela que j’aime tant le lyrisme. Il me semble la forme la plus naturelle de la poésie. Elle est là toute nue et en liberté. Toute la force d’une œuvre gît dans ce mystère, et c’est cette qualité primordiale, ce motus animi continuus (vibration, mouvement continuel de l’esprit, définition de l’éloquence par Cicéron) qui donne la concision, le relief, les tournures, les élans, le rythme, la diversité » (15 juillet 1853). Chaque détail doit faire « vrai », même si tout est inventé. Pour cela, il faut se mettre dans la peau du créateur de monde, être comme Dieu dans sa Création : aussi imaginatif et aussi impassible à la fois. La couleur, ce n’est pas le prêche ni la déclamation. « Pour qu’un livre ‘sue’ la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus les oreilles. Alors la couleur vient tout naturellement, comme un résultat fatal et comme une floraison de l’idée même » (6 août 1857). L’auteur doit s’effacer devant ses personnages. Si l’on ne sait faire autrement que de donner son opinion (comme Voltaire), autant écrire ses Mémoires ou des pamphlets – pas être romancier. « Tu t’étonnes quelquefois de mes lettres, me dis-tu. Tu trouves qu’elles sont bien écrites. Belle malice ! Là, j’écris ce que je pense. Mais penser pour d’autres ce qu’ils eussent pensé, et les faire parler, quelle différence ! » (30 septembre 1853).

Le style enfin est la précision clinique apportée à la phrase.

Il s’agit de construction, de précision et d’euphonie. Une phrase doit se tenir debout toute seule – avoir un sens. « Demande-toi à chaque phrase ce qu’il y a dedans » (28 décembre 1858). Elle doit user de tout le vocabulaire de la langue française pour dire précisément – comme un savant – ce qu’il en est. Elle doit pouvoir se dire à haute voix – se gueuler – comme un vers poétique. « Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore » (22 juillet 1852). Et encore – lyrique : « Écrivons, nom d’un pétard ! Ficelons nos phrases, serrons-les comme des andouilles et des carottes de tabac. Masturbons le vieil art jusque dans le plus profond de ses jointures. Il faut que tout en pète, monsieur » (3 décembre 1858 à Ernest Feydeau son neveu). Le style ne naît pas tout armé du cerveau du romancier : il se prépare, se polit, se façonne. Pour cela, rien de mieux que de prendre exemple sur les Grands. « C’est une chose, toi, dont il faut que tu prennes l’habitude, que de lire tous les jours (comme un bréviaire) quelque chose de bon. Cela s’infiltre à la longue. Moi je me suis bourré à outrance de La Bruyère, de Voltaire (les contes) et de Montaigne. (…) Le talent, comme la vie, se transmet par infusion et il faut vivre dans un milieu noble, prendre l’esprit de société des maîtres » (6 juin 1853 à Louise Colet). Le style dont rêve Flaubert est une souplesse de langue et une profondeur de vue sans cesse reculée : « J’en conçois pourtant un, moi, un style : un style qui serait beau, que quelqu’un fera quelque jour (…) et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feu, un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée voguerait enfin sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent arrière » (24 avril 1852).

Bureau de Gustave Flaubert à Croisset

Bureau de Gustave Flaubert à Croisset

Tout cela est une vocation, un savoir-faire, un labeur.

La vocation est de quitter le siècle pour vivre dans un ailleurs : « Un livre n’a jamais été pour moi qu’une manière de vivre dans un milieu quelconque » (26 décembre 1858). Le savoir-faire est un travail de forçat, comme tout métier qui se respecte. Pas de génie sans travail. « Il faut, pour bien faire une chose, que cette chose-là rentre dans votre constitution. Un botaniste ne doit avoir ni les mains, ni les yeux, ni la tête faits comme un astronome, et ne voir les astres que par rapport aux herbes. De cette combinaison de l’innéité et de l’éducation résulte le tact, le trait, le goût, le jet, enfin l’illumination. (…) On n’arrive à ce degré-là que quand on est né pour le métier d’abord, et ensuite qu’on l’a exercé avec acharnement pendant longtemps » (31 mars 1853).

Mais après, quelle récompense ! « N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour » (23 décembre 1853). Amis qui écrivez, soyez les chevaux, les feuilles, le vent et le soleil rouge ! Vous connaîtrez ainsi non pas le bonheur de vous « exprimer », mais la joie de la création, qui est bien autre !

Gustave Flaubert, Correspondance tome II 1851-1858, édition Jean Bruneau, Gallimard Pléiade 1980, 1568 pages, €61.00

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Éternelle tentation communiste

Les débats politiques portent toujours sur le modèle de société désirable. Il y a 25 ans existait la société capitaliste, représentée par l’Amérique et ses incontestables succès. Et la société communiste, représentée par l’URSS à la pointe et par la Chine en développement, avec la base avancée de Cuba en David contre Goliath. Le communisme représentait une utopie syndicale et populaire pour les Français qui donnaient alors autour de 20% au PC à chaque élection ; la jeunesse encensait les diverses formes intellectuelles du gauchisme, de la sophistication trotskiste au simplisme mao ; technocrates et bureaucrates y voyaient le prolongement de l’État-providence avec pour corollaire le renforcement de leur pouvoir social.

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Est arrivée la crise mondiale du pétrole, l’inflation massive, l’incapacité des administrations à réagir – donc la déréglementation. L’URSS s’est écroulée, la Chine a commencé son virage, Cuba a sombré dans la paranoïa sénile. Le monde n’a « plus le choix » parce que dans le concret, aux voix, un système l’a emporté sur l’autre. Ce qui n’empêche pas l’utopie de survivre. On en trouve des traces dans les arguments ressassés de nombre de ceux qui ne sont ni aux affaires, ni aux leviers de l’économie, mais confortablement fonctionnaires. Il est confortable de prêcher du haut d’un statut quand on n’a nulle main à mettre à la pâte.

C’est pourquoi il est utile de revenir à ces débats ardus qui ont fait l’objet de tant de publications savantes. Mieux vaut la rigueur que la mauvaise foi. Guy Bensimon, professeur d’économie à l’IEP Grenoble et chercheur au CNRS, a publié en 1996 un intéressant Essai sur l’économie communiste (toujours disponible). Malgré le jargon qui reste la marque de la sociologie, il plante avec rigueur le décor. Une économie réelle n’existe que dans une société réelle ; or une société est toujours organisée autour de rapports sociaux. Economie de type capitaliste ou économie de type communiste ne peuvent s’analyser sans mettre au jour la domination et les autres types d’échanges sociaux. C’est la faiblesse des critiques néoclassiques que de juger du communisme selon les normes d’une société marchande ; c’est le mérite du russe Alexandre Zinoviev d’avoir mis le doigt sur le sujet.

Tout système social est complexe, il implique une division du travail et des rapports hiérarchiques entre les gens, entre les groupes ; chaque système social est issu d’une ligne historique distincte, ce pourquoi « la transition » russe entre soviétisme et libéralisme ne se fera pas avant une génération au moins. Si l’on dégage les types abstraits, deux lignes apparaissent :

  1. « La ligne historique du communisme, c’est la contrainte de l’organisation sociale » p.245. Chaque individu n’est pas considéré comme unité de décision indépendante mais obligatoirement rattaché à une cellule sociale (production, vie publique, relations personnelles) et chaque groupe de cellules à un bloc, entreprise ou administration. Ces dernières appartiennent à des ministères que coordonne le Plan, impulsé d’en haut par les oukases politiques du Comité Central du parti unique. La société communiste est une société de domination et de soumission des individus à une nomenklatura de quelques-uns qui règlent l’organisation d’une société complexe par la politique.
  2. « La ligne historique du capitalisme, c’est la liberté d’entreprendre et de commercer avec, à la base, ce qui allait devenir la relation de droit et la liberté juridique » p.246. Professions et commerce se sont développés dans les interstices de l’organisation sociale (alors féodale). L’organisation sociale encourage l’activité fictive et fixe les individus à leur groupe – alors que la liberté d’entreprendre promeut l’efficacité du travail et détache l’individu du groupe par les échanges.

Toute organisation sociale tend à contrôler ; toute revendication de liberté pour s’y opposer est ‘capitaliste’, puisque seule l’efficacité de gestion des ressources rares (le propre du système capitaliste) permet l’émancipation économique des individus et groupes sociaux du poids trop étouffant de l’organisation sociale. D’où cette remarque de l’auteur : « Croire que ‘le communisme est mort’ est une pure illusion. Il sera toujours présent tant qu’il y aura des sociétés complexes, y compris dans les sociétés occidentales qui, quoique ‘capitalistes’, ne peuvent se passer d’organisation sociale » p.246. Notons que cette émancipation capitaliste-démocratique-scientifique (les trois sont historiquement liés…) est à la fois ‘contre’ et ‘avec’ l’organisation puisqu’aucun système, même économique, ne peut subsister sans règle.

Mais c’est cette dialectique de l’individu et de la société qui crée la dynamique de l’innovation capitaliste, cette dialectique des groupes et pays créatifs d’économies-monde qui entraîne les autres dans ‘le progrès’. L’actuel débat sur la ‘régulation’ est bien de ce type. L’Etat veut contrôler tandis que les individus résistent. La médiation est assurée, en Occident, par le droit, lui-même élaboré et renouvelé par les instances démocratiques de débats et de votes réguliers.

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Pourquoi la tendance centralisatrice (« communiste ») a-t-elle échoué ?

  • De fait, parce qu’historiquement les sociétés sont sorties d’une économie de guerre et de reconstruction (de 1914 à 1991, la fin de la guerre froide).
  • Politiquement, parce que la coexistence des systèmes, durant 60 ans, a clairement montré qu’un type de société et pas l’autre pouvait augmenter son niveau de vie, entreprendre ou choisir la protection d’un statut, libérer sa création artistique, ses loisirs et ses mœurs, s’exprimer librement, aller et venir sans contraintes dans le monde entier. Dès que le Mur et autres rideaux de fer ou de bambou se sont ébréchés, l’exode a été massif, les gens votant avec leurs pieds faute d’autre moyen.
  • Socialement, parce que la lutte (la concurrence dans le type capitaliste) prend une forme inhibante dans le type communiste : « La préventisation est la forme de lutte sociale qui se noue entre individus dépendants les uns des autres du fait de leur cosubordination. (…) Son but est d’empêcher que les individus ne se détachent de la masse ; elle consiste donc à nuire aux individus performants tout en permettant aux faibles de se hisser jusqu’à la moyenne » p.99. Ses moyens sont « les dénonciations, les calomnies, l’usage de faux » ; ses conséquences sont « la tendance généralisée vers la médiocrité, la tendance à l’abaissement du niveau moyen de production de la société, la tendance au renforcement du goût de la société pour l’étalage, le bluff, les formes fictives d’organisation et d’activité, l’imitation de l’activité aux dépens de l’activité réelle » p.100. Les innovations se font en sociétés capitalistes, les recherches d’Etat qui existent en société communiste sont alimentées surtout par l’espionnage technologique (URSS, Chine…) et sont réservées exclusivement à l’armée (ou au pouvoir central) ; elles ne se diffusent pas dans la société ni dans le reste du monde.
  • Economiquement, parce que les sociétés ont jusqu’ici choisi la quantité de biens disponibles, la qualité de la production et la productivité du travail (où excelle le système capitaliste) – plutôt que l’emploi garanti, l’exploitation du travail faible et les risques absents (où excelle le système communiste). A faire une comparaison, il faut lister tous les attributs sociaux et pas seulement se cantonner aux critères purement économiques. Notons que le Japon, société clanique, a opéré une synthèse historique originale des deux jusqu’à présent. Et que la Chine Populaire s’est ouverte au marché tout en conservant une ‘junte’ dite communiste (qui n’est qu’un mandarinat traditionnel où l’idéologie sert de voile). Avec « la crise », le balancier revient vers la protection et la garantie, redonnant au type communiste des couleurs nostalgiques.
  • Oui, mais… l’écologie fait une entrée en force dans les préoccupations et les craintes ! Or, selon Zinoviev, la propension des sociétés communistes à une faible productivité entraîne certaines conséquences : « la baisse d’intensité dans ‘l’échange des substances’ aussi bien à l’intérieur de la société qu’entre la société et son milieu, le ralentissement de tous les processus vitaux, le développement de la croissance purement physique du corps social (croissance économique extensive) (…) l’exploitation cupide de la nature et le parasitisme » p.207. Le capitalisme est plus efficace pour gérer les ressources rares ; le communisme est gaspilleur, extensif et peu soucieux de la moindre efficacité économique – seule la politique compte.

A cette aune, la voie communiste reste barrée et le parti Socialiste français aurait eu raison de tirer un trait sur cette révolution marxiste… s’il l’avait assumé. Reste la voie de l’aménagement, donc du réformisme qui vise à d’abord laisser-faire – avant de corriger.

Guy Bensimon, Essai sur l’économie communiste, L’Harmattan 1996, 272 pages, €23.90

Alexandre Zinoviev, Le communisme comme réalité, 1981, Livre de poche Biblio essai, €4.46

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Copies d’examen

Un enseignant que je connais m’a transmis ses impressions, sentiments et réflexions sur le passage d’examen. Je résume avec mon style ce qui est le quotidien de nombreux chargés de cours avec la génération d’aujourd’hui, tombée dans le net en enfance mais à qui personne n’a jamais appris à s’en servir pour apprendre.

Corriger des copies est une tâche fastidieuse autant qu’intéressante.

Les candidats doivent le savoir : lire leur écriture mal tournée et leurs innombrables fautes d’orthographe ou de français est un calvaire. Le correcteur est forcément moins bien disposé envers les étudiants brouillons qui mettent en désordre leurs réponses aux questions et salopent leur copie de graffitis illisibles.

Pire encore lorsqu’il s’agit de leur numéro de code ! Trouver le nom qui correspond est alors une devinette : tant pis pour les peu soigneux s’il y a des erreurs, ils n’ont qu’à bien former leurs lettres, tout comme ils doivent articuler à l’oral.

La présentation, le respect du bon ordre des réponses (quitte à laisser des blancs) et l’écriture lisible sont le B.A. BA d’une note favorable.

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L’intérêt est, pour le correcteur qui a donné les cours, de voir ce qui a été compris ou délaissé par les étudiants. Il s’agit parfois de questions complexes, de calculs à effectuer avec des étapes précises ou simplement de mots mal assimilés. Ou encore de questions ambigües. Le professeur se rendra donc compte si son cours est bien passé ou pas, ce qui a été compris ou non. La notation ne sera pas une sanction, mais mettra en comparaison ceux qui ont compris, appris et fait l’effort, de tous les autres à des degrés divers.

En général, ceux qui ne savent que vaguement tartinent des paragraphes entiers pour ne rien dire. Moins on sait, plus on étale. A l’inverse, celui qui a la réponse à la question ne fait pas de phrases, il répond immédiatement en peu de mots – c’est ce qu’il faut faire.

Chaque matière a son jargon technique qu’il est bon d’apprendre pour comprendre. Ainsi, en assurance, « les parties prenantes » sont un terme juridique certes jamais utilisé dans la vie courante, mais qui a une signification. Et lorsque la question porte justement sur « les parties prenantes au contrat d’assurance », l’ignorant se plante ! A lui, durant l’année, de poser la question ou de chercher sur le net ou dans un dictionnaire. S’il délaisse la chose, il aura une mauvaise note : on ne peut tout de même pas tout mâcher.

L’enseignant va modifier son enseignement lorsqu’il s’aperçoit que les réponses des étudiants sont trop systématiquement mauvaises. Le thème n’a-t-il pas été assez répété ? La question d’examen a-t-elle été mal posée ? Il faut d’ailleurs lire et relire les questions avant de se lancer dans une réponse : lire tous les mots, chercher le sens. S’il est ambigu, répondez à l’un et l’autre des possibles et dites pourquoi vous répondez comme cela.

Lorsque la question porte, par exemple, sur l’épargne d’un couple avec deux enfants, « quelle épargne défiscalisée leur conseilleriez-vous », le mot important est « défiscalisée » – pas « épargne ». La réponse devra donc porter sur tous les placements bancaires qui évitent l’impôt – pas sur la capacité d’épargne ni le reste à vivre. Mais si vous avez un doute, répondez aux deux : l’épargne défiscalisée possible est… mais le reste à vivre exige que mon conseil soit…

Lorsque la question est « qui est responsable des comptes d’une entreprise cotée en bourse », ne répondez pas le commissaire aux comptes, c’est faux – et on l’a vu et rabâché en cours. C’est le PDG. J’ai remarqué que la façon de poser la même question induisait des réponses différentes : ainsi, parlez de comptes et vous aurez (réflexe pavlovien) le commissaire aux comptes, mais parlez de « documents obligatoires » et vous aurez une chance de voir surgir le PDG. C’est pourtant strictement la même chose : les documents obligatoires sont en majorité les comptes…

Là se révèlent les astucieux et les travailleurs, ceux qui ont appris à apprendre, et les paresseux adeptes de l’assistanat permanent. « C’est pas ma faute, je l’ai pas vu en cours » est une excuse inacceptable : si c’est au programme, à vous de vous en préoccuper. On ne voit jamais tout en cours, de nos jours où existent le net et les MOOC, les cours sont réservés en majorité aux questions, aux applications et aux cas pratiques. A vous de voir la théorie tout seul – c’est cela aussi, la rançon d’Internet. Le réseau est beaucoup plus exigeant que la classe traditionnelle ; on parle même de « classe inversée » lorsque le cours ne consiste que dans la correction commentée de cas pratiques que vous réalisez, une fois le cours appris tout seul chez vous…

L’Éducation nationale a malheureusement démissionné de sa fonction d’apprendre à apprendre : faire un plan, s’exprimer en public, travailler en équipe, écrire clair et concis dans une orthographe et une grammaire correctes – sont des concepts étrangers à l’institution. La démagogie de tous beaux et gentils, spontanément savants, se heurte aux réalités de l’enseignement spécialisé dès qu’il survient : en licence professionnelle (bachelor) ou Master… On demande alors d’être adulte à ces ados jamais sortis du scolaire ; on demande de faire attention aux autres, aux clients, aux partenaires dans l’entreprise, à ceux que l’on a laissé jusqu’ici dans l’égoïsme et l’entre-soi. Cet apprentissage ne peut aller sans mal.

Certains (certaines) cultivent le déni et pratiquent l’excuse permanente : ils ne peuvent jamais être à l’heure, rendre les devoirs en temps voulu, étudier la fiche prévue pour le cours, « être préparés » aux examens, répondre aux besoins du client. Ils n’écoutent pas leur interlocuteur, préoccupés avant tout de vendre les produits ou de réciter ce qu’ils savent. Ceux-là ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils échouent.

Le monde professionnel n’est plus le monde clos et démagogique de l’école. Chacun doit faire sa part du travail commun, être efficace et productif. Il n’y a plus de notes rattrapables mais l’échec ou la porte – ni plus, ni moins.

Les examens « de rattrapage » sont en général peu rattrapant : celui qui n’a pas appris à apprendre n’apprendra pas en quelques semaines ; celui qui n’a pas assimilé la matière ne s’y mettra pas d’un coup de révision magique. C’est une illusion qui fait perdre du temps à tout le monde. La moyenne des copies de « rattrapage » que je corrige est très souvent en-dessous de la moyenne : entre 7 et 8 sur 20. Rares sont celles et ceux qui ont plus de 10 ; les autres referont leur année : ils n’ont acquis aucune des compétences requises pour valider leur matière, encore moins leur diplôme. Cela se vérifie dès qu’ils passent un oral de simulation professionnelle : leur manque de connaissances de base leur fait proférer des énormités devant « le client », ou avouer ne pas savoir bien trop souvent pour être crédible.

La majorité s’adapte et réussit ; tant pis pour les autres qui ne veulent pas ou n’utilisent pas les moyens et les enseignants à leur disposition durant leur temps d’apprentissage. Il faut à un moment devenir responsable de soi et de ce qui nous arrive.

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Trop de choses à faire ? – s’organiser

Bientôt le bac, les mémoires, la thèse, les vacances. Ce qu’il y a de bien avec la jeunesse, c’est qu’elle remet en cause les évidences de l’âge mûr. Elle oblige à revenir avec des yeux tout neuf sur ce que l’on fait machinalement avec l’expérience, exigeant la revue des acquis. Ainsi de François : « mais comment fais-tu ? Moi, déjà avec un mémoire, je m’en sors pas. Qu’est-ce que ce sera quand j’encadrerai une équipe !… »

Réponse à François : s’organiser.

Durant les études comme durant le boulot, ce qui compte est de savoir où l’on va, en combien de temps et avec quoi. A partir de cela, il suffit de faire un plan et de s’y tenir. Une étape après l’autre.

Que veut-on de moi ?

  • Pour quel travail suis-je payé ? Quel est l’objectif du temps passé en classe ou au travail ? – Répondre à cette question permettra d’établir des priorités et de laisser l’accessoire à sa place.
  • Le but est-il un mémoire de recherche ? Pourquoi alors se disperser dans les lectures hors sujet ?
  • La fonction est-elle de gérer une équipe ? Pourquoi alors passer son temps à faire de l’administration ? Il faut savoir qui donne l’objectif, en parler avec ce chef ou ce prof, et s’y tenir.

Une fois l’objectif déterminé, quelle est mon univers d’intervention ?

  • Il y a ce que je dois faire moi. Il y a ce que je peux déléguer.
  • Outre ce qui fait partie de ma fonction, il y a ce qui n’en a pas l’air, par exemple voir ce que font les autres équipes ou comment avancent les autres recherches.
  • Enfin ce qui paraît inutile en pratique mais qui est éminemment utile en symbolique, comme participer à une réunion d’information, une conférence générale, être présent à une sauterie conviviale…

Après, eh bien il faut passer à l’acte ! Ce qui veut dire planifier, puis faire le bilan, enfin évaluer ce qui est réalisé.

  • Planifier signifie établir les priorités : important, un peu moins, pas du tout ; tout de suite, dans la journée, demain. Qui doit le faire : ou moi, ou je délègue. Où je dois le faire : à la maison, au bureau, en itinérance, en bibliothèque ou à l’extérieur ?
  • Faire le bilan consiste à voir chaque soir, chaque semaine ou chaque mois, si l’on a tenu son plan. Sinon pourquoi ? Comme on ne peut pas tout faire, il faut choisir ce qui importe, ce qui est utile, ce qui répond à l’objectif et à la fonction. Si l’on a prévu ce qui peut l’être, tout imprévu sera plus facile à intégrer car les priorités sont déjà claires.
  • Évaluer va plus loin que le simple bilan : les tâches ont été réalisées, certes, mais ont-elles été efficaces ? Comment faire mieux (ou plus vite, ou avec qui) les mêmes choses ? C’est ainsi qu’on progresse.

hyperactif

Dans l’action, il faut savoir dire non

  • L’hyperactif qui fait tout, tout le temps n’est pas efficace : il s’agite, il ne réfléchit pas, il se contredit, il fonce tout seul.
  • Travailler bien, c’est travailler rationnel et en équipe. Qui dit équipe dit réunion, documentation, communication, écoute, critiques, planification. Le contraire de l’urgence et du « moi je traite les problèmes dès qu’ils surgissent » ou du « je lis sur le sujet tout ce qui se présente ». Chacun son rôle, chacun son rythme. Le professionnalisme, c’est de faire ce qu’il faut quand il faut – pas tout, tout de suite.
  • Pareil pour un travail de recherche : il doit mûrir, hiérarchiser la documentation, la vérifier, sédimenter la réflexion à partir des faits, ouvrir à d’autres hypothèses.

D’où savoir dire non. Ce qui signifie se préserver pour l’essentiel. C’est l’autre nom de la responsabilité.

Il faut aussi savoir lâcher

  • Par exemple certaines prérogatives, si un collaborateur apparaît avoir acquis le niveau de compétence pour le faire. C’est « l’élever » que de lui confier la tâche ; en contrepartie il se sentira valorisé, il travaillera en confiance, donc mieux.
  • Lâcher aussi de cette rigidité qui dégénère souvent en « comportement administratif » (très célèbre en URSS où on l’appelait « komandirovka ») : certains détails « pas de notre ressort » peuvent s’accumuler, pourrir, puis exploser. Par exemple un siège inconfortable ou une heure de départ pour une assistante qui a des enfants, ou un circuit de documents où Untel est informé en retard.
  • En recherche, on ne peut pas tout lire, tout penser, tout savoir. Il faut hiérarchiser, faire des impasses, laisser des pistes ouvertes pour d’autres travaux ou d’autres chercheurs. La maîtrise du travail est acquise lorsque la main est légère : efforts faibles pour enjeux forts.
  • Lâcher enfin de temps en temps pour de vraies « vacances ». Il faut faire le vide (de ‘vacare’ en latin), prendre le temps pour autre chose. Pas toujours quand on le veut : il peut survenir un imprévu, ou une piste de recherche qu’il faut exploiter de suite. Mais prendre le temps de passer à autre chose permet de revenir tout neuf.

Comme la jeunesse.

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Capitalisme et socialisme

Le régime économique capable de produire le mieux de la richesse est l’économie de marché. Malgré le développement inévitable d’inégalités. Le rôle du politique n’est pas de régenter l’économie mais, justement, de se préoccuper des inégalités produites pour les compenser.

  • L’économie a pour fonction de produire des biens et des services avec des ressources rares en matières premières, énergie, capitaux et compétences humaines.
  • Les institutions représentatives de citoyens ont pour fonction de régler la société, de réguler l’économie et la finance, et de redistribuer une part de la richesse produite selon le consensus démocratique. Chacun son rôle…

Le capitalisme n’est pas un système qui organise une société, mais une technique d’efficacité économique, fondée sur la rareté du capital et sur le risque d’entreprise. Le siècle marxiste a opposé de façon artificielle capitalisme et socialisme, comme si tous deux étaient des systèmes complets qui organisaient la société de façon totale – de part en part. Rien n’est plus inexact.

Le socialisme « scientifique » marxiste est bel et bien un système, sorti tout armé du cerveau d’un philosophe, avec la tentation hégélienne d’intégrer la totalité des actions humaines dans une Histoire implacable comme un destin mécanique. Avec l’utopie « morale » issue des religions du Livre de rendre les hommes tous égaux devant le destin laïque et scientifique. L’utopie marxiste a pris la suite naturelle de l’au-delà promis par le Dieu révélé. Dans cette croyance, tout serait politique et l’utopie vise l’égalité radicale. N’importe quelle initiative créant une inégalité de fait devrait donc être, en socialisme, surveillée, contrainte et sanctionnée par un collectif puissant. Dans un tel contexte, la technique capitaliste disparaît car elle ne peut plus opérer, sauf au niveau de l’artisan tout seul dans son atelier. Dès qu’il y a entreprise, il y a salariat, donc captation de la plus-value selon Marx, donc exploitation de l’homme par l’homme. L’idéal de Karl Marx est ce village du néolithique ou des communautés villageoises décrites par Emmanuel Leroy Ladurie dans Montaillou et Jean-Pierre Le Goff dans La fin du village.

Dans la société industrielle de son temps, Marx n’a pas été appliqué. Lénine a vu dans son corpus idéologique la croyance nécessaire à impulser sa politique : il a pratiqué l’État centralisé, jacobin et théocratique, Dieu étant remplacé par la doctrine « scientifique » marxiste. Il y a dès lors Plan d’État, répartition d’État, pouvoir d’État tenu par un petit nombre de technocrates qui se baptisent « avant-garde » pour se rehausser et conserver le monopole du pouvoir. Il n’y a plus économie mais administration des choses et des hommes. Dans le concret réalisé, cela s’est traduit par la captation du pouvoir par quelques-uns, autoproclamés détenteurs de la seule vérité ‘scientifique’, une redistribution de la pénurie pour la masse, des gaspillages productifs importants faute d’organisation et la destruction massive de l’environnement (mer d’Aral, Tchernobyl, rendements agricoles décroissants, malfaçons industrielles…).

communistes

Le capitalisme a pour effet une économie non d’administration, mais de marché, où les offres des uns s’ajustent aux demandes de tous. C’est une économie d’échanges généralisés, donc de contrats libres entre acheteurs et vendeurs. Elle n’est sortie d’aucun cerveau en particulier mais de la sophistication des échanges. Ce n’est pas une économie spontanée : l’historien Fernand Braudel a montré combien, dans l’histoire réelle, la technique capitaliste avait besoin d’États puissants pour prospérer (l’exemple du Royaume-uni hier, des États-Unis aujourd’hui le montrent…). Seuls en effet les États, qui ont le monopole de la puissance légitime, peuvent imposer le débat commun et les règles communes à tous, avec les moyens de les faire respecter. C’est ainsi que l’on passe de Hobbes à Montesquieu, de l’état de nature à l’état libéral :

• Il faut des représentants élus selon des procédures transparentes acceptées par tous pour débattre de la Loi.
• Il faut des tribunaux établis qui jugent en équité selon le droit connu de tous, limitent par des règles les monopoles, et une police à même d’amener des contrevenants devant la justice.
• Il faut des infrastructures publiques décidées, construites et entretenues par les collectivités territoriales (routes, ponts, ports, réseaux d’énergie et de communication), pour favoriser les échanges.
• Il faut une éducation qui élève chacun autant qu’il le peut et favorise l’égalité des chances.
• Il faut des filets sociaux de sécurité pour faire face aux aléas personnels de la vie comme aux cycles ou aux catastrophes mondiales.
• Il faut un système de crédit organisé, surveillé et garanti qui permette la confiance des échanges.

Le socialisme ne fait pas de la liberté une donnée mais un problème. Partant de l’idée moralisatrice que liberté égale égoïsme, il considère que seul l’État collectif peut dépasser l’individualisme avaricieux. Le contrat libre doit s’effacer devant la politique comme volonté. Pour cela, il faut commencer par interdire. Toute une catégorie de biens est soustraite autoritairement à l’échange :

• Certains peuvent se comprendre, y compris en libéralisme, car liberté n’est pas anarchie : ce sont les fonctions régaliennes de l’armée, la justice, la police, la fiscalité.
• D’autres ont pour objet un consensus social fort et, nous l’avons vu, sont indispensables pour l’épanouissement du capitalisme : éducation, santé, infrastructures, système du crédit.
• Certaines sont débattues : transports, énergie, communications, distribution du crédit.

Le socialisme est un système daté, né avec son théoricien Karl Marx ; pas le capitalisme, issu d’une pratique en émergence progressive avec l’extension des échanges (des cités italiennes aux Grandes Découvertes) et le progrès des connaissances (la statistique, la comptabilité en partie double, l’informatique). L’émergence de l’État dès le moyen-âge (en opposition à l’anarchie féodale) a servi de catalyseur à l’efficacité capitaliste en créant des structures et préservant un climat favorable à l’épargne, à l’investissement et à la libre consommation.

La motivation vient de l’échange de tous avec tous, pas d’un Plan décidé d’en haut par une élite restreinte et cooptée. Un marché est une démocratie de chaque instant où chaque citoyen arbitre en permanence des biens et des services selon ses choix. La preuve en a été apportée par les deux Allemagne, parties sur la même ligne en 1945, arrivées avec un niveau de vie de cinq fois plus élevé à l’ouest qu’à l’est lors de la réunification, moins d’un demi-siècle plus tard.

Une fois définies ces deux formes pures de gestion de l’économie, la capitaliste et la socialiste, force est de nuancer le propos selon les formes concrètement incarnées dans l’histoire. Le capitalisme comme le socialisme sont deux mots-valises dans lesquels chacun enfourne tous ses fantasmes, en faisant le diable ou le bon dieu selon ses convictions morales. Il y a diverses formes d’incarnation de la technique capitaliste ; de même qu’il y a plusieurs acceptions du terme socialisme. Le socialisme à prétention « scientifique », issu directement de Marx et imposé trois générations durant par l’Union Soviétique, n’est plus un système dont l’application est réclamée telle quelle (sauf par de rares nostalgiques). Le capitalisme sous sa forme la plus répandue – américaine – a montré en 2007-2008 ses effets pervers sans ambiguïté.

Reste le mouvement : la préférence pour la liberté d’un côté ; la préférence pour l’égalité de l’autre. Ces deux conceptions morales sont irréductibles, les moyens employés pour réaliser leur utopie ne sont que des outils. Une troisième conception émerge hors Occident, en Asie, axée plus sur le collectif.

fernand braudel la dynamique du capitalisme

Selon l’adage populaire, un mauvais ouvrier n’a que de mauvais outils. Ce n’est pas l’instrument qui est à mettre en cause mais celui qui l’utilise. En ce sens, ceux qui se réclament du socialisme aujourd’hui en France font peu honneur à l’outil politique. De même que ceux qui ont dévié l’outil capitalisme vers des fins d’avidité et de court terme ou de monopole. Chaque société suscite sa propre forme d’économie. L’économie de marché a montré son efficacité dans la production de richesses et l’élévation du niveau de vie. Ce n’est pas par hasard si la Chine communiste ou le Brésil, peuples mêlés du tiers-monde et ex-colonies, ont résolument pris partie pour la liberté des échanges. A condition de lutter sans cesse contre la tendance au monopole, inévitable en système d’efficacité – c’est là le rôle de la puissance publique, surveillée et attisée par des groupements de citoyens pour éviter la corruption des politiciens par les lobbies.

Le socialisme en tant que système visant à éradiquer tout capitalisme n’est plus réaliste, même si certains le croient d’actualité. Si le terme subsiste, c’est en tant qu’utopie morale en faveur de l’égalité la plus grande, comme nous l’avons vu. Mais puisque l’on accepte l’économie de marché (dans le monde entier, elle est sans conteste la plus efficace), la question est de l’aménager pour lui faire servir des fins sociales et humanistes.

L’observateur peut trouver aujourd’hui trois formes types prises par l’outil capitalisme : l’anglo-saxon, le rhénan et l’asiatique.
Le capitalisme anglo-saxon est obsédé par la finance, avec pour objectif la rentabilité et pour héros l’entrepreneur-actionnaire.
Le capitalisme rhénan est obsédé par l’industrie, avec pour amour la technique et le travail bien fait, et pour héros l’ingénieur.
Le capitalisme asiatique est obsédé par le service, avec pour fin le client et pour héros le commercial.

Chacune de ces formes a ses sous-ensembles, ses traductions dans chaque société particulière. Certaines sont qualifiées de « communiste » ou de « social-démocrate » sans que le capitalisme soit hors la loi. C’est ainsi que dans le capitalisme asiatique, la Chine a des entreprises plus familiales et plus claniques que le Japon ; que la Corée du sud imbrique plus étroitement les technocrates d’État aux entreprises privées qu’ailleurs. La Suède, modèle rhénan, a fortement adapté ses entreprises à l’univers anglo-saxon, tout en préservant par consensus social fort un État social très redistributeur (mais désormais sans fonctionnaires à vie).

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La France connait historiquement la forme rhénane du capitalisme (avec sa logique de l’honneur, la noblesse du métier et le goût du travail bien fait) – mais diffère de l’Allemagne par la prédominance de son État centralisé où ses technocrates pantouflent volontiers dans le privé, au contraire de la présence allemande dans les conseils de surveillance d’entreprise des länders et des syndicats de travailleurs. Une social-démocratie à l’allemande ou à la suédoise n’est pas réaliste en France : les syndicats sont trop dispersés, trop faibles et trop fonction publique, pour prétendre incarner la base des travailleurs. Ni un travaillisme à l’anglaise ou à l’islandaise : trop de présidentialisme, de scrutin uninominal, de mœurs petits chefs.

La finalité capital serait-elle pour la liberté d’abord ? la finalité technique pour l’égalité de tous ? la finalité client pour la solidarité ? C’est en effet une question que l’on peut se poser : les pays anglo-saxons ne sont-ils pas les plus individualistes, les pays rhénans les plus égalitaristes et les pays asiatiques les plus collectifs ?

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Vassili Axionov, Les oranges du Maroc

vassili axionov les oranges du maroc

Dans la nuit glacée de Sibérie, la lune donne un ton bleu d’écran télé au paysage comme aux visages. Un prospecteur velu surnommé « le Morse » se roule tout nu dans la neige ; il accomplit ce rite par tous les temps, en compétition par correspondance avec un Tchèque. Victor, lui, écrit une lettre à une camarade dont il aimerait bien qu’elle devienne sa femme. Mais elle fait le coup à tout le monde et n’aime peut-être, en fait, personne. Brusquement, le jour n’est pas encore levé, on annonce des oranges. A 200 km de là, un bateau vient d’apporter tout un chargement de fruits d’or du Maroc !

On ne peut imaginer, en 1962, le luxe que pouvait représenter une simple orange dans une URSS où le rationnement était la règle. Et tout le pays alentour de se précipiter au port en camion, en moto, en auto, pour se ranger dans l’une de ses fameuses queues qui furent le symbole de l’égalitarisme communiste durant trois générations. Tel est le thème de ce court roman de 232 pages qui parle moins des oranges que du désir et moins du Maroc que de l’Union soviétique.

Nul n’écrit à 30 ans ce qu’il écrit à 62. Surtout pas en lorsque l’empire existait encore. En 1962, nous étions au temps de Khrouchtchev, un Russe de Koursk (et pas Ukrainien comme on le dit trop souvent). Le personnage fut berger, puis métallo, puis apparatchik, il s’éleva dans l’ombre de Staline avant de prendre sa succession en évinçant les autres. Bon vivant et coléreux, il n’hésitait pas à taper avec sa chaussure sur son pupitre à l’ONU pour se faire entendre tout en couvrant les voix de l’opposition. Il utilisera cette vieille tactique stalinienne contre son maître dans son fameux Rapport de 1956, sorti pour consolider son pouvoir. Mao s’en inspirera pour déclencher un peu plus tard sa Révolution « culturelle »… Axionov ne parlera de Staline que 32 ans après dans Une saga moscovite, une fois l’URSS défunte et enterrée. Il n’aborde le personnage que de loin et en biais dans Les oranges du Maroc. Comment faire autrement lorsque le décor est celui de la Kolyma, reconvertie en nouvelle frontière du Progrès pour « rattraper et dépasser l’Amérique », autre vantardise de « Monsieur K » (qui n’est toujours pas réalisée) ?

Car le « réalisme socialiste », figure de style obligée du roman soviétique théorisée par la propagande, oblige, pour être publié par les officielles Éditions du Peuple en ce temps-là, à célébrer et à chanter « le progrès ». C’était l’idéologie économique du Parti, donc « du peuple tout entier ». Glorieuse époque d’optimisme d’une humanité conquérante : « En tête partiront les bulldozers ; puis les tracteurs emporteront le matériel : miradors, machines, tuyaux… Un hélicoptère transportera peut-être sur place une partie des ouvriers, et ceux-ci commenceront à défricher la taïga en vue des nouveaux travaux » p.230. Faut-il y croire ? On s’en balance, suggère Axionov dans ce livre qui eut du succès en son temps parce qu’il révélait tout haut ce que chacun vivait tout bas.

Cinq personnages en quête d’histoire s’entrecroisent dans ce roman chaleureux où se qui compte, au fond, sont les relations entre hommes et femmes, entre femmes camarades et entre hommes au travail. Chacun sa fonction, plus ou moins bien remplie, chacun ses états d’âme, plus ou moins bien soignés au « cognac tchétchène », à la séduction ou aux grosses bagarres. La vie communiste n’est pas drôle, le travail souvent inutile car planifié par la théorie, les relations humaines hachées par les ordres de mission incohérents venus d’en haut, la paie versée quand le plan de fabrication pour les billets permet qu’il y ait le compte, la nourriture morne parce que décidée par une administration anonyme. Seul l’humain permet de la joie. Les copains, l’alcool et les femmes restent d’éternels bonheurs. Pas la Production industrielle, ni l’Exploitation de la nature, ni la réalisation du Plan.

Avec ce ton vibrant de la jeunesse et cet humour doux amer qui dénonce à petites touches l’ordre ambiant anonyme et contraignant, Axionov peint ici une société de pionniers d’une époque révolue mais où la vitalité n’était pas un vain mot. De quoi nous garder de tout collectivisme tout en réveillant nos sociétés fatiguées ! Car ce qui compte, au fond, ce sont les relations humaines.

Vassili Axionov, Les oranges du Maroc, 1963, Actes sud Babel 2003, 232 pages, €8.27

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Vassili Axionov Une saga moscovite

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 « Saga », ce terme venu de Scandinavie évoque une longue histoire, sur plusieurs générations, qui conte les ébats d’une famille dans son milieu et dans son époque. Tel est le titre, traduit directement du russe, de cet ouvrage de 1639 pages en deux volumes (Folio). Ne vous effrayez pas de l’épaisseur ! Ce roman se lit à longs traits, durant les soirs d’hiver ou les voyages en avion. L’écriture enlevée vous plonge dans l’histoire et vous captive très vite. Le romancier taille le patron d’une époque, il surfile à l’idéologie, il brode au petit point l’humanité.

Vassili Axionov, auteur russe, est né en 1932. Il avait 5 ans lorsque ses parents furent purgés par les tchékistes à la botte de Staline pour un déviationnisme quelconque, peut-être à base ethnique. L’idéal communiste déjà se perdait dans une soumission de moujik envers le nouveau tsar rouge. Sa mère s’appelait Evguénia Guinzbourg et ne fut libérée, avec son mari, qu’après la mort de l’Idole en 1953. Vassili avait alors 21 ans. Son affectivité frustrée lui avait fait entreprendre des études de médecine et ce n’est pas un hasard si le héros de la saga, Boris, est médecin général. En régime tyrannique, la médecine est un domaine « neutre » qui rapproche des autres et soigne sans a priori idéologique. On peut être un « idiot », mais un « idiot utile ».

A 28 ans, mais c’était sous Khrouchtchev, Vassili Axionov connaît la gloire immédiate avec un premier roman, Confrères, d’un ton impertinent, politiquement très incorrect, mais d’une liberté qu’aurait aimé Voltaire. Les temps n’étaient plus à la paranoïa cléricale de l’ex-séminariste pilleur de banques, ni même aux élucubrations de « l’éternellement vivant ». Ce terme, que l’on croirait voué au Dalaï Lama, s’appliquait à Lénine, prouvant, s’il en en était besoin, l’incurable naïveté des censeurs d’opium du peuple et la prodigieuse vitalité du peuple russe, capable de rire de ses maîtres sans pitié.

Une saga moscovite commence avec Staline et se termine avec Staline. 1924, Lénine meurt, le 21 janvier, après un Testament dans lequel il déconseille au Politburo de confier des tâches suprêmes à Staline, « trop rigide ». Lénine était un homme pratique (on disait à l’époque, pour faire intello, qu’il privilégiait « la praxis », ce qui est strictement la même chose mais faisait initié). Staline ne l’était pas, pratique, lui dont la lourdeur théorique n’avait d’égale que l’angoisse d’être supplanté par plus subtil que lui. L’Homme d’acier (surnom qu’il s’est choisi et traduction russe de stalin) n’aura de cesse d’éliminer tous ses rivaux potentiels, à commencer par Trotski, bien plus intelligent mais juif. Sa force sera de s’inféoder des non-intellectuels en leur donnant du pouvoir, au détriment de la construction efficace du socialisme. La Tcheka contrôle tout, les tchékistes « fonctionnent », ils obéissent aux ordres venus du centre. « La dictature, c’est moi », aurait pu dire Staline en paraphrasant Louis XIV (montrant ainsi comment il considérait « le prolétariat »).

La volonté de dominer engendre la paranoïa, le monde et les gens ne sont vus que par la théorie du Complot,  « qui n’est pas pleinement à ma botte est forcément contre moi ». Tout le monde est un « traître » un jour où l’autre, soit par sa naissance (« engeance de koulak », juif apatride, étranger donc espion), soit par ses prises de position (blanc, menchevik, trotskiste, zinoviéviste…), soit par son zèle (« tiède » ou, à l’inverse, « trop convaincu »). « Il n’y a rien entre le peuple et moi », pensait Staline, paraphrasant la nymphette en jean qui fit scandale outre-Atlantique en suggérant l’absence de décente culotte.

La « volonté générale » est celle d’un seul qui représente tout le monde. Au camp tous les autres, les « déviants », les non-clones sont considérés comme des « malades » à « rééduquer » ou des « vermines » à humilier et à dresser. Ainsi se bâtira le communisme : par le Plan d’en haut, réalisé par sélection des hommes « dignes d’en être », autour du Chef, et en « éliminant » tous les autres, qualifiés de parasites sociaux, surveillés par d’obtus et fidèles chiens de garde. La saga d’Axionov décrit superbement ces moments, au travers de personnages bien campés.

vassili axionov une saga moscovite folio tome 2

Boris Gradov, le pater familias de la saga, est chirurgien éminent : il sera préservé tant qu’il fermera sa gueule (le parler prol est encouragé, la Proletkult supplante toute culte à la Culture). Son fils aîné Nikita, brillant militaire devenu général, inquiète : au camp ! On ne l’en sortira par besoin que lorsque les panzers nazis menaceront Moscou et Leningrad et que le tyran « disparaîtra » une bonne semaine, mort de trouille, incertain de ce qu’il faut faire et planqué hors de Moscou. La fille cadette Nina, vivace et poétesse, ne doit qu’à sa beauté (et à ses complaisances successives) d’accompagner les voltes de la ligne. Son fils cadet Kirill, marxiste brûlant et convaincu depuis tout jeune, théorise trop : au camp ! Surtout après avoir sauvé un gamin de 7 ans victime de « dékoulakisation » administrative lors d’une inspection dans un village.

Le chapitre dix du premier tome, montre bien mieux que la sécheresse des livres d’histoire, le communisme en marche. Selon une théorie abstraite, des ordres venus d’en haut mettent en branle les « organes » afin de déplacer les pions. Tout un village est ainsi déporté en Sibérie ou abattu sur place suivant sa résistance, et ses vaches et volailles sovkhozizés aussi sec, entre les mains des serviles qui restent, de ceux dont le ressentiment pour incapacité était le plus fort. Outre le drame humain, outre le sadisme des bourreaux à qui, sur injonction centrale, tout est permis, on perçoit sans peine comment ces nouveaux sovkhozes, entre les mains des plus nuls, seront gérés à l’avenir.

Le lecteur sort de ce roman fleuve, une sorte de Guerre et Paix contemporaine, comme d’un tourbillon. Avec une haine pour toute forme de dictature « au nom » du peuple (alors que le peuple est interdit d’expression), avec une méfiance viscérale envers toute forme d’élitisme théorique, « historique » ou « scientifique » qui donnerait à ceux qui « savent » un pouvoir absolu (parce que « naturel ») sur le reste des hommes.

Le lecteur sort aussi de cette saga avec un profond amour pour les Russes, ce peuple chaleureux et courageux, fou de poésie même dans les pires circonstances (ces zeks qui regardent la lune, dans le froid sibérien…), pour ces gens capables d’amour contre toute raison, malgré la paranoïa, malgré les organes, malgré les camps, malgré l’athéisme ancré qui condamne tout espoir.

Lancez votre barque sur ce roman-fleuve, même vous, les anticapitalistes tentés par l’utopie marxiste, vous ne serez pas déçus. Quand l’abstraction commande, l’humain disparaît. De Staline à Outreau, des tchékistes au gang des barbares, de la bureaucratie soviétique à la bureaucratie de Pôle emploi, c’est toujours le même combat contre l’inhumanité qui recommence !

Vassili Axionov Une saga moscovite, 1992, Folio 1997, tome 1, 1031 pages, €11.69, tome 2, 608 pages, €9.50

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Pourquoi la Banque de France ne finance pas le Trésor

Les frontistes de droite comme de gauche, se demandent pourquoi ne pas « revenir » à ce qui existait avant 1973 ? Mais ils partent de sophismes sur la croissance et la spéculation, ils sombrent dans la démagogie et accusent indument l’ultralibéralisme d’être à l’origine de l’indépendance des Banques centrales ; quand il existe des solutions moins radicales (Angleterre, Japon), elles ne sont pas plus efficaces, et l’Eurozone a choisi d’agir collectivement, bien qu’en balbutiant, ce qui est tout de même un « progrès ». Au total, on se demande où sont passés les politiciens sur l’Europe… Grands discours – faibles effets : le Mal français.

1/ Fausses causalités

La croissance ne dépend pas de la planche à billets : « Les années 1950 et 60 étaient en croissance ET la Banque de France finançait le Trésor ». Mais ce sont deux affirmations fausses :

1/ la corrélation entre croissance et financement direct du Trésor n’est pas causale ; l’époque était à la reconstruction d’après-guerre, avec une démographie de baby-boom et sans concurrence des pays sous-développés – rien de tel aujourd’hui ;

2/ la Banque de France avait DEJA l’interdiction de financer sans limite le Trésor depuis… 1936.

La spéculation ne dépend pas du contrôle monétaire par le Trésor :

  • L’agiotage, dont les subprimes sont un récent exemple, est l’effet de la mathématisation de la finance et des techniques de l’information et de la communication. L’empêcher est le rôle de la loi et des organismes de contrôle, le financement direct du Budget de l’État par la Banque de France n’aurait aucun effet contre l’inventivité des ingénieurs-modèles.
  • Pas plus qu’il n’a d’influence sur le prix de l’immobilier – dont la cause est l’absence de tout encouragement à l’épargne alternative longue en actions ou en obligations, par la faute des États (dettes excessives qui dégradent les obligations et fiscalité des titres boursiers sans rapport avec le risque).
  • On ne voit pas non plus comment un ministère pourrait « contrôler » la masse monétaire mieux qu’une banque centrale : il disposerait des mêmes instruments, l’expérience professionnelle en moins.
  • Quant aux contrôles publics sur la finance, observons qu’ils ont été bien indigents dans tous les pays, y compris pour l’endettement des communes.

2/ Démagogie du financement politique illimité

Le financement direct de l’État par une Banque centrale aux ordres du gouvernement offrirait un boulevard à la démagogie. Créer une quantité de monnaie « politique », au gré des demandes et des lobbies, générerait de l’inflation incontrôlable. C’est ce qui s’est produit dans le système de Law avec les assignats – juste avant la Révolution – mais aussi dans l’Allemagne des années 20 et le Japon des années 30. Non seulement la misère sociale n’a pas été comblée, mais elle a été dramatiquement amplifiée, engendrant une réaction politique violente.

hyperinflation allemande annes 20

Ce pourquoi tous les États ont historiquement mis en place des institutions crédibles qui séparent le Budget de la création et de la surveillance de la quantité de monnaie en circulation. Les banques centrales sont devenues indépendantes non par complot, mais par rationalité.

Pour financer leurs déficits les administrations publiques émettent des titres publics de dette achetés par les banques auxquelles la Banque centrale peut imposer un taux d’intérêt ou des incitations ou restrictions quantitatives pour les contraindre à une politique de crédit plus ou moins dynamique et éviter la surchauffe. Le fait de passer par le système bancaire pour financer la dépense stérilise l’effet des déficits budgétaires et supprime le risque d’instabilité de la monnaie. L’État se trouve obligé de prévoir en temps utile les recettes pour couvrir ses dépenses et les remboursements des emprunts échus, et suivre un plan de trésorerie.

3/ La décision d’indépendance n’est pas « ultralibérale » mais rationnelle

Le Front populaire a nationalisé la Banque de France créée par Napoléon 1er, situation actée en 1945 par un gouvernement au tiers communiste. Les souverainistes voudraient donc « revenir à cet acquis ».

Une loi a précisé le 3 janvier 1973 que « le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la Banque de France. » Mais le gouvernement Pompidou n’en est pas l’auteur, c’est une proposition du rapporteur général de la Commission des finances du Sénat, introduite en seconde lecture.

Qui ne change rien, car cette interdiction était déjà dans la loi du 24 juillet 1936, article 13 : « Tous les Effets de la dette flottante émis par le Trésor public et venant à échéance dans un délai de trois mois au maximum sont admis sans limitation au réescompte de l’Institut d’Émission, sauf au profit du Trésor public. » C’est toujours ce qui paraît « évident » qu’il faut interroger.

En revanche, jusqu’à la loi du 4 août 1993, le Trésor public français pouvait recourir à un financement du déficit auprès de la Banque de France sous la forme de conventions entre le ministre de l’Économie et le Gouverneur, lui-même autorisé par délibération du conseil général, et approuvées par le Parlement (qui les a plafonnées à 40 milliards de francs). Depuis, la Banque de France – comme toutes les banques centrales nationales de la zone euro – ne peut plus accorder de financement au Trésor public qui doit faire appel comme tout le monde aux autres agents économiques : banques, particuliers, institutions étrangères. Cela pour éviter les privilèges d’une garantie commune au financement d’un seul pays « privilégié ». Mais rien n’empêche de recréer cette forme de conventions au niveau européen… sauf la volonté politique des politiciens nationaux, toujours prêts aux discours mais rarement à l’action.

L’indépendance donnée à la Banque de France a marqué la volonté d’assurer la continuité de la politique monétaire en la dégageant des préoccupations de court terme. Pour être crédible, une politique monétaire doit être conduite en faveur de la stabilité des prix, quelles que soient les évolutions politiciennes nationales. C’est cela qui hérisse tous les « volontaristes » politiciens pour qui un vote signifie un blanc-seing. Or c’est justement le propre de la démocratie que d’instaurer des contrepouvoirs contre les tentations à l’excès de pouvoir de quelques-uns. Un politicien est toujours tenté par la dépense à court terme (les prochaines élections), rarement par la prévoyance à long terme : on se souvient de « la cagnotte » sous Jospin. Tenté aussi par l’attribution de privilèges exclusifs à ses propres électeurs – au détriment de tous.

Même la Banque de Chine est devenue autonome, le bras de l’État étant assuré par des « banques politiques » non vouées au profit, chargées de gérer les fonds de manière planifiée, de les collecter auprès de certains secteurs et de les utiliser à des fins déterminées. Elles existent chez nous : c’est le cas de la Banque publique d’investissement en France et de la Banque européenne d’investissement pour l’Europe. Au temps où la Chine pratiquait l’économie planifiée, les capitaux étaient répartis selon le Plan et il n’existait pas de marché financier. C’est ce que voudraient voir revenir les partisans des solutions autoritaires mais faisons confiance aux Chinois : si la solution ancienne était la meilleure dans l’économie moderne, ils l’auraient conservée !

4/ Il reste des solutions moyennes, mais pas plus efficaces

La Banque du Japon a pour devoir de soutenir la politique économique nationale jusqu’en 1997 ; elle est depuis responsable de la valeur du yen mais la frappe de monnaie reste de la responsabilité du Ministère des finances, qui décide par ailleurs des interventions de change. La Banque d’Angleterre n’est que relativement indépendante, ses statuts donnant à l’Échiquier un droit à reprendre le contrôle de la politique monétaire en cas de « circonstances économiques exceptionnelles » et dans l’intérêt public. On ne voit pas cependant ces pays réussir mieux que nous dans la crise financière et économique…

Mais l’indépendance des banques centrales exige leur responsabilité et elles doivent justifier leur choix devant les Parlements à intervalles réguliers. C’est le cas du témoignage Humphrey Hawkins du Président de la Fed aux États-Unis, de l’audition du Président de la BCE devant le Parlement européen. Elles communiquent aussi leur politique par des « minutes » (Banque d’Angleterre et Fed) ou des conférences de presse (BCE et Fed).

On peut penser que l’Union européenne n’est pas assez démocratique et peu relayée dans les médias – mais ce n’est pas le retour à la souveraineté nationale qui réglera les dettes inconsidérées des États. Que l’Europe ne soit pas assez harmonisée, pas assez fédérale, pas assez démocratique, oui, mais ramener au niveau français la décision ne règlerait pas les questions. Pour ceux qui se disent « internationalistes » et solidaires c’est même faire preuve d’un égoïsme national préoccupant.

5/ L’Eurozone a choisi d’agir collectivement, même si c’est lentement

La mutualisation européenne de la politique monétaire est pour les frontistes une intolérable atteinte à la souveraineté. Car l’article 104 du traité de Maastricht, qui crée l’Eurosystème, « interdit à la BCE et aux banques centrales des États membres, (…) d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions ou organes de la Communauté, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publiques des États membres ; l’acquisition directe des instruments de leur dette, auprès d’eux, par la BCE ou les banques centrales nationales, est également interdite. »

Mais le traité n’interdit pas aux banques centrales de créer et d’injecter de la monnaie en circulation par le moyen de rachats de titres publics sur le marché ou à des établissements publics de crédit. La pratique du quantitative easing (la régulation de la masse monétaire par l’achat ou la revente de titres) est le lien entre la politique monétaire européenne et les politiques budgétaires nationales. Il bat en brèche le mythe de la muraille de Chine dénoncée par les intégristes de la souveraineté. Rien n’empêche d’aller plus loin, mais ce n’est pas à la BCE de le faire ; c’est aux politiciens de faire plus d’union européenne. En distinguant plus qu’aujourd’hui l’Eurozone (à 17) de l’Union (à 27) dont les intérêts ne coïncident pas toujours.

mecanisme europeen de stabilite fonctionnement

La Banque centrale européenne (BCE) est composée du conseil des Gouverneurs des banques centrales nationales, donc chaque pays est représenté et discute avec tous les autres dans l’intérêt commun. La BCE définit et met en œuvre la politique monétaire de l’Eurozone, elle conduit les opérations de change euro et surveille le bon fonctionnement des systèmes de paiement. Il y a un véritable Plan européen pour contenir les dérapages inflationnistes et piloter la dette, avec pour objectif de limiter l’inflation autour de 2 % et de veiller au respect par les États membres des critères de convergence (décidés par eux) : déficit limité à 3 % du PIB (sauf circonstances exceptionnelles) et dette publique plafonnée à 60 % du PIB. Par l’accord de 2012 signé par tous les États membres a été ajouté : « un mécanisme de stabilité qui sera activé si cela est indispensable pour préserver la stabilité de la zone euro dans son ensemble. L’octroi, au titre du mécanisme, de toute assistance financière nécessaire, sera subordonné à une stricte conditionnalité ». L’Europe de l’euro n’est donc pas figée, immobile, comme voudraient nous faire croire les frontistes politiques.

6/ Mais où sont donc passés les politiciens ?

Rien n’empêche de mettre en place « une organisation sociale » pour contrer la déflation, comme le recommande James Galbraith pour l’Europe. Il s’agit d’une décision politique, fédérale et humaniste, mais qui passe aisément par les emprunts proposés au système bancaire, seuls à même de compenser l’effet inflationniste futur du déficit ainsi immédiatement creusé. L’orthodoxie monétariste n’empêche de le faire QUE parce que la volonté politique de fédéraliser l’Europe manque : on ne peut tout vouloir à la fois, dans l’anarchie. Pour agir en États unis sur le modèle américain, bâtissons d’abord l’union des États ; la Banque centrale européenne ne peut à elle seule compenser le déficit du vouloir des politiciens nationaux à mutualiser leurs pouvoirs. C’est à peu près ce que propose François Hollande, distinguant l’Eurogroupe (euro) de l’Eurofin (toute l’Europe).

Au total, désirer « revenir » à la situation d’avant apparaît comme de la poudre aux yeux, une fausse bonne idée fondée sur quelques erreurs de lecture de la loi de 1973 et surtout sur la nostalgie d’un âge d’or fantasmé. En revanche, « avancer » vers une Europe plus fédérale, plus unie et plus efficace, est beaucoup plus difficile que les grands discours. Elle est cependant du ressort de ces politiciens qui ne cessent de faire la leçon.

L’auteur de cette note a passé plusieurs dizaines d’années dans les banques. Il a écrit ‘Les outils de la stratégie boursière‘ (2007) et ‘Gestion de fortune’ (2009). Il se consacre désormais aux chroniques, à la formation et à l’enseignement dans le supérieur.

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Problématique n’est pas plan

Arrive le temps des rapports de stage et des mémoires. Les étudiants du supérieur ne sont absolument pas préparés par les professeurs du secondaire à ce genre d’exercice – on se demande pourquoi. Ce qui se comprend bien s’énonce clairement. La « problématique » surtout plait bien aux étudiants, ils ont plein la bouche de ce mot du jargon marketing – sans savoir le plus souvent ce qu’il signifie concrètement.

Ne pas confondre sujet, problématique et plan :

  1. Sujet : la matière sur laquelle on écrit (ex. le tabac ; les jeunes et la banque)
  2. Problématique : la présentation du sujet comme problème qui attend une solution (ex. le tabac comme nuisible à la santé, ou le tabac contribue au budget de l’État ; comment attirer les 16-25 ans dans mon agence bancaire)
  3. Plan : une phrase qui dit votre sujet et en propose un traitement (ex. « (1) Dans mon agence bancaire du 17ème arrondissement (1a), j’ai diagnostiqué une clientèle majoritairement âgée (1b) et (2) j’ai proposé pour attirer une clientèle jeune (2a) les moyens suivants, avec (2b) tels résultats »)

Ne pas confondre fiche technique, rapport de stage et mémoire.

  • La fiche technique se présente en liste de points successifs sans liens, comme sur Wikipedia (ex. le tabac = 1.Production, 2.Commercialisation, 3.Histoire, 4.Consommation, 5.Effets et toxicité, 6.Tabagies, 7.Notes et références). Il s’agit de pure information, pas de sujet traité (« problématisé ») pour démontrer quelque chose.
  • Dans un rapport de stage, vous devez présenter votre action dans un contexte professionnel. Elle doit être utile à l’entreprise et compréhensible à vos collègues de travail pour qu’ils en tirent un enseignement sur un sujet précis.
    • Exemple = « (1) compte-tenu du contexte entreprise + du diagnostic personnel que j’ai effectué, (2) j’ai mis en place telles procédures et outils de suivi et de prospection + avec tels résultats obtenus pour l’entreprise – et pour ma formation professionnelle (bilan). »
  • Dans un mémoire, vous soutenez une thèse avec des raisons étayées par des références bibliographiques et des exemples concrets. Thèse (dictionnaire Robert) : « Proposition ou théorie particulière qu’on tient pour vraie et qu’on s’engage à défendre par des arguments ». Vous avez quelque chose à dire sur le sujet que vous avez choisi ? Dites-le : cela tient en une ou deux phrases… et (miracle !) c’est ça votre plan.
    • Exemple : votre sujet est « la responsabilité du commissaire aux comptes. »
    • Votre plan : « (1) Je soutiens que le commissaire aux comptes (1a définition) est responsable dans telles limites, selon telles normes légales, de telles fraudes constatées (1b la loi, les règlements de la profession, la jurisprudence). (2) Par exemple : cas X, cas Y, cas Z (2a exposer les cas avec leurs références) ; j’ai interrogé par sondage en direct et sur les réseaux professionnels les auditeurs et experts-comptables pour savoir comment ils les auraient traités et les résultats sont… (2b questions + résultats, mettre le questionnaire en annexe) ».

Dernier conseil : usez et abusez de la fonction de correction orthographe et grammaire en Word (bandeau Révisions / ABC grammaire et orthographe). Non seulement la présentation, l’orthographe et la cohérence de vos phrases sont notés – mais la lecture de votre œuvre pâtit de ce que l’œil bute sans arrêt sur des fautes. On n’apprend plus non plus l’orthographe dans le secondaire, à ce qu’il semble. Cette compétence reste cependant un véritable marqueur social qui handicape celui ou celle qui la connaît mal. Et ce sont évidemment ceux qui bénéficient le moins d’un réseau social huppé qui en pâtissent…

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Internet nous change

L’autisme affiché des jeunes dans le métro ou dans la rue, casque vissé sur les oreilles et œil dans le vague, dansotant en rythme d’une musique qu’ils sont seuls à entendre, paraît ridicule aux générations d’avant les i (iPod, iPhone, iTunes, iPod, iPad…). Il n’est pourtant que la version oreilles d’un comportement largement admis pour l’œil : la lecture. Les passagers du métro plongés dans leur bouquin s’isolaient tout autant du monde alentour, parfois même en marchant. Fuite devant le réel ou désir de quant-à-soi ? Avons-nous changé de monde ou seulement changé d’outils ?

Les enquêtes réalisées depuis 1973 (presque 40 ans !) montrent que les tendances sont lourdes : baisse de la lecture imprimée et hausse des consommations d’écrans (TV, jeux vidéo, Internet, réseaux, baladeurs… et les liseuses qui tendent à remplacer le livre de poche !). Même les forts lecteurs, même très diplômés, lisent moins. En cause, le temps, qui n’est pas élastique. La multiplication des écrans nomades multiplie les tentations d’expérience au détriment de la pause réflexion. D’autant que l’éducation dite « nationale » privilégie la sélection par les maths, qui n’encourage en rien à lire ! La culture littéraire et artistique serait élitiste, « bourgeoise » (capitaliste), reproductrice des inégalités sociales, voire tentation de pédé (un livre dans un collège de banlieue est aussi mal vu qu’une jupe pour un garçon). La démagogie jeuniste accentue les prescriptions à lire court, en extraits, si possible par emprunt (surtout ne jamais acheter de livre, surtout ne pas s’encombrer !).

D’autres habitudes de lecture naissent de la facilité des outils : finis les textes trop longs, trop pavés, trop bavards. Place au vif, à l’illustré, au témoignage. Les articles du ‘Monde’ qui tenaient des pages entières en 1970, remontant aux calendes grecques avant même d’aborder le sujet traité, puis terminant sur une interminable morale en conclusion, ne sont tout simplement plus « lisibles » aujourd’hui. On s’en fout de l’opinion du journaliste (toujours bien conventionnelle, en majorité tendance mainstream, donc gauche bobo) ; on s’en fout de la préhistoire de la délinquance, du nucléaire ou de tout autre sujet : place à aujourd’hui ! Ici et maintenant. Ce qui se passe, ce qu’on peut faire et comment. Ni plus, ni moins. Merde aux concepts et vive le pragmatique. C’est à mon avis un progrès.

Ce qui l’est moins semble le zapping permanent qui nait de l’hypertexte. A force de cliquer sur les liens offerts ici ou là, vous perdez le fil de votre recherche, vous digressez, vous foncez sur les détails sans plus envisager l’ensemble. Faites l’expérience : consultez l’historique de votre moteur… Les jeunes nés avec le net passent, selon les enquêtes, très facilement d’un journal à un autre, selon l’humeur et les circonstances. Ils saisissent les occasions de lire quand elles se présentent (chez le coiffeur, les amis, les gratuits du métro…). Sans critique des sources, croyant le prescripteur le plus connu ou le plus captivant, sans réfléchir par eux-mêmes. D’où la présentation de plus en plus éclatée, remplie de balises pour capter une attention évanescente. Lire fragmenté, est-ce comprendre l’argumentation ? N’est-ce pas plutôt sauter sur les seuls faits qui vont dans votre sens ? La tentation est de rester entre soi plus que de se confronter à des idées nouvelles ou contraires aux vôtres. Les errements de Wikipedia il y a quelques années ont obligé à une reprise en main : l’égalité et le partage sont des valeurs de convivialité, pas de vérité. Celle-ci est une construction critique à l’aide de sources évaluées et confrontée. La misère des mémoires de master ou de thèse montre à quel point le « plan » est un enseignement qui n’est plus jamais fait.

Quant à l’imaginaire, il ne sait plus naître des seuls mots, il exige aussitôt l’image. Même réinventée, déformée, artistiquement traitée, l’image support d’imaginaire ne laisse jamais aussi libre que les mots, elle préforme. Au risque de tomber dans les stéréotypes. Est-ce vraiment un progrès ? L’essor de la presse people et des interrogations sentimentales sur Internet sont de la même veine. Facebook, Twitter, YouTube, SkyBlog et autres réseaux sociaux sont une façon pour les jeunes de se stariser. Se faire voir et côtoyer les célèbres. Faute d’identité formée par la conscience de soi, qui nait des livres, de la confrontation de la pensée avec celle d’un autre par les mots – on se crée un personnage, fait de photos en situation, de vidéos amusantes ou décalées, de fantasmes surjoués, de maximes illustrées, de mentions « J’aime » qui situent. La jeunesse se met en uniforme, même torse nu : il s’agit de montrer les abdos et les pectos bosselés chez les garçons, les seins et les hanches rebondis chez les filles.

Et la liberté dans tout ça ?

La liberté ontologique est contrainte par les outils et les nouvelles manières de penser imagées. La liberté politique est quant à elle réduite. Les Français transfèrent massivement leurs données personnelles en Californie, sur des serveurs étrangers appartenant à une compagnie privée. Carnets d’adresse, liste d’amis, photos de vie privée, messages intimes sont stockés sous la loi de Sacramento et visibles sans contrôle par les organes de police et de renseignement d’un pays tiers (Patriot Act). Au risque de se voir accuser de crimes et délits dont ils n’auront même pas conscience, mais que tout débarquement sur le sol américain révèlera aussitôt (c’est arrivé). Au risque de se voir supprimer tout accès du jour au lendemain sans préavis, sur un caprice technique ou juridique du pays étranger (Amazon via Kindle sur les traductions d’Hemingway). Au risque de voir perdre l’information de cette masse de données, offertes gratuitement en exploitation à des entreprises de divertissement ou de commerce hors de France (Google). A-t-on bien conscience de ces implications lorsqu’on documente Facebook, Twitter, YouTube, Google et autres ? Et pourtant, on ne les entend guère, les gueulards du souverainisme, anticapitalistes forcenés, adeptes de la théorie du Complot CIA & multinationales ! Est-ce naïveté ou posture ?

Internet est comme la langue d’Ésope : la meilleure et la pire des choses. Il est ce que nous en faisons. Auparavant nous séparions vie privée et vie publique ; aujourd’hui nous séparons vie ordinaire et vie médiatique. La parole publique se démocratise, mais dans le même temps envahit l’existence. Se connecter aux médias sociaux, c’est se déconnecter de l’ordinaire, de la société, au profit d’un entre-soi choisi et construit. Rêve d’une interaction sans risque, le réseau social est un préservatif pour aller sonder les autres. Sans conflit puisqu’il suffit d’ignorer, d’effacer ou de « tej ». Nul doute que l’ouverture à l’autre, grand projet social des Lumières, en est réduite…

On peut lire sur le sujet le numéro 170 de mai-août 2012 de la revue Le Débat, Gallimard, €17.10. Redondant, souvent chiant, se sentant obligé de donner la parole à tous les « noms » qui comptent dans l’univers du numérique et qui se répètent à l’envi, les 175 pages consacrées au sujet donnent cependant des idées.

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La France va-t-elle rater la postmodernité ?

Article repris sur Medium4You.

Au train où vont les choses, difficile de suivre. J’ai donc pris l’Express du 15 août pour me mettre sur les rails d’un sociologue décalé, Michel Maffesoli. Il analyse la postmodernité autrement que les autres, il remet la France en place dans un monde devenu global. Oh, certes, il n’encense pas Mélenchon comme « tout le monde » (comme l’avant-garde progressiste qui se croit le tout du monde), il est honni de la gauche à la mode, celle qui blablate dans les quartiers bourgeois en s’habillant peuple, se croyant révolutionnaire parce qu’habitant rue Daguerre plutôt que boulevard Saint-Germain. Mais il faut entendre Maffesoli parce qu’il touche juste – même si la traduction politique de ses dires reste l’affaire de chaque conviction.

Il expose que la modernité cartésienne des Lumières, inventée par la France au XVIIème siècle, arrive en fin de course. La chute des utopies globales, marquée par l’effondrement de l’URSS et par la conversion de la Chine populaire aux affaires, s’accompagne du krach de la raison pure, incarnée par la finance mathématisée qui a explosé en 2007. Nous entrons donc dans une ère de postmodernité qui s’invente sous nos yeux, aidée par les techniques de l’information et de la communication et par l’ouverture totale du monde – l’ex-tiers monde devenant pays émergents (à grande vitesse).

La France a vécu sur ses lauriers de raison, de progrès, de travail, croyant que la révolution périodique permet d’avancer socialement en droite ligne d’un horizon défini par les intellectuels. Où sont les intellectuels aujourd’hui ? Probablement plus aux États-Unis, en Inde et en Chine – ou même en Europe de l’est – qu’en France… Les valeurs hexagonales de certitudes, de positivisme et de commandement ne sont plus d’actualité. Elles ne sont plus des stimulants mais des pesanteurs. Les ères gaulliste et mitterrandienne sont bien du siècle dernier.

La nouveauté du monde veut le léger, peu embarrassé de principes, de morale ou de lois intangibles. La loi demeure, mais contingente et réformable ; la morale est remplacée par l’éthique, mieux adaptée aux situations toujours particulières ; les principes disparaissent au profit des expériences. Souplesse, intelligence, sensations supplantent rigidité, raison pure et bienséance. L’ère de la pensée unique a vécu. Dionysos est préféré à Apollon, bien que les deux doivent marcher main dans la main pour l’équilibre humain. Le balancier va vers l’ivresse immédiate, matérialiste et sensuelle, au détriment de l’ordre immuable et glacé des abstractions. Il s’agit de s’ajuster au coup par coup plutôt que d’avoir un plan. De s’appuyer sur ses proches, sa bande, son réseau, plus que sur des appareils, partis et associations, ou sur des gourous référents.

Ce pourquoi Michel Maffesoli voit en Nicolas Sarkozy un animal politique mieux adapté au monde postmoderne que François Hollande. Le « sale gosse » arriviste et agité est en phase avec l’ambiance de débrouille permanente qui est exigée d’un monde qui bouge. Combinazione et trafics permettent de s’adapter bien mieux que grands principes et morale intangible. Le mouvement permanent est tragique, l’aspiration à l’immobilité dramatique. Drame hollandais, tragique sarkozien : même si cette opposition du sociologue est un peu caricaturale à mon goût, elle a le mérite de placer les enjeux. La France lasse, qui a voté Hollande d’assez peu, surtout parce qu’elle avait le tournis, se veut « un pays de fonctionnaires avec, à la clé, la production de normes (…) Seulement notre pays risque de passer à côté de l’évolution du monde actuel, qui exige de l’audace, des prises de risques. » De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! N’était-ce pas le révolutionnaire Danton qui l’exigeait ?

Observez combien l’ambiance sociale est émotionnelle : musicale, sportive, culturelle, religieuse… Ce ne sont qu’humeurs, buzz, rumeurs. Naissent des solidarités nouvelles comme la colocation ou le couch surfing. Est affirmée la relation permanente en fonction des tribus : amicales, professionnelles, contingentes. L’iPhone, Facebook, Twitter, les réseaux pros tels Viadeo ou Linkedin, entretiennent horizontalement et dans l’immédiat permanent ce qui était hier vertical et fixe (« on se téléphone et on se fait une bouffe », le club de son école, les réunions formelles de l’association favorite, les banquets annuels d’anciens de ci ou ça). L’individu était Un, sous les Lumières ; dans le crépuscule postmoderne, il est plusieurs – selon les circonstances. Il aspirait hier à l’autonomie, base de sa liberté ; il a désormais peur d’être libre car ne se sent pas armé pour être seul. Il veut être avec, coller aux autres, bien au chaud. C’est dommage, mais c’est un fait social.

Pour moi, la philosophie est une méthode de connaissance parce qu’elle est le guide d’un voyage qui éloigne des régions obscures, l’enfer des passions et des illusions, et rapproche des régions lumineuses, science et réalité. La lumière était trop crue et a grillé des ailes ; la tentation de l’obscur revient avec la mode des vampires, des sorciers, des complots, de l’irrationnel et des « contre » médecines, « anti » économie et autres côtés obscurs de la Force. L’ère des tribus recommence… comme dans les années 1930. Ce qui veut dire moins d’État et plus de nations, moins de classes sociales et plus de communautés, moins de syndicalisme et plus de débrouille, moins de famille et plus de bandes, moins de vérité historique et plus de mythes qui confortent, moins de vérités scientifiques et plus de croyances…

Nous n’avons pas fini avec le changement du monde – autant commencer à le penser.

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Sont-elles devant nous les Trente glorieuses ?

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Oui ! répondent en chœur deux économistes. Ce sont deux femmes, ce pourquoi elles portent un regard différent des hommes sur la matière ; elles sont passées par la fonction publique, ce qui leur a permis de mesurer la dégradation politique du système social ; elles ne sont pas politiques, ce qui leur laisse un regard de technicien sur l’avenir. Ce qu’elles proposent est donc une richesse et un handicap. La chance à saisir pour un pays qui se pose des questions sur son avenir et donc sur son identité ; l’infirmité de la courte vue, du déficit abyssal et de la ponction fiscale déjà au sommet des pays comparables. Quel politicien pourra reprendre cette utopie pour sa campagne 2012 ? On se demande – d’où l’intérêt de lire ce livre.

Foin de la crise économique, disent les auteurs, ce n’est qu’actualité immédiate. Projetons-nous de suite dans l’utopie : cet an 40 où tout ira bien, 2040 en inverse de 1940. La France y sera le pays d’Europe le plus prospère et le plus peuplé, avec pas moins de 80 millions d’habitants, plus que l’Allemagne. Mais il n’est pas dit de quelle culture : le melting-pot français, appelé hier « intégration » aura-t-il fonctionné ? L’Éducation nationale aura-t-elle réussi à redresser la barre de l’échec à lire-écrire-compter pour les sortants sans qualification du collège ? La recherche aura-t-elle ses bataillons d’ingénieurs motivés dès l’enfance, et de techniciens bien formés nécessaires à son expansion ? Rassurons-nous, on nous assure que tout cela n’a pas d’intérêt car le taux de chômage est retombé à 5,5 %, ce qui rassure les classes sociales en déclin et leur permet d’accepter les autres, tous ceux qui ne sont pas comme eux.

Comment cela a-t-il été possible ? C’est très simple, les idées étaient dans l’air dès 2007 avec la commission Attali. Il s’est agi de faire émerger de façon volontariste des champions nationaux dans l’industrie, surtout énergie (avec un mixte de solaire et de nucléaire) et chemin de fer, vieux tropisme centraliste d’État. On peut se demander si cette palette industrielle n’est pas un peu courte… Le nouveau cycle fait la part belle aux technologies de l’information et l’on ne voit guère où elles peuvent se nicher dans le train et l’énergie. Évidemment il a fallu lancer un « grand » plan d’investissement auprès duquel celui de la commission Attali a fait pâle figure. Mais il fallait rattraper toute une génération perdue sous Mitterrand et Chirac. Il a donc été nécessaire de négocier âprement avec les Allemands qui ont horreur de la dépense non financée dans un système monétaire commun. A été mise en œuvre une enveloppe fiscale européenne analogue à feu le serpent monétaire, un couloir limité dans lequel se tiennent tous les pays afin de limiter le dumping.

Ah oui, petit détail : la relance de l’immigration. Elle était indispensable pour servir l’ambition industrielle, nécessitant des bras jeunes et des cerveaux neufs. Il n’est pas dit d’où elle vient, mais l’on peut supputer qu’il s’agit de pays francophones, plus quelques centaines de milliers de Chinois parce qu’ils sont trop nombreux en Chine et qu’ils y manquent de femmes.

S’agit-il de méthode Coué ? D’optimisme systématique pour se poser contre le pessimisme ambiant ? La Société de confiance’, dont parlait Alain Peyrefitte dans sa thèse, peut-elle se régénérer simplement par volontarisme d’État ? Pour ces auteurs femmes, « le modèle social français » si archaïque, si rigide, si décrié, n’est pas le problème mais la solution. Il ne marche plus si l’on ne considère que la dépense obligatoire, la protection sociale. Mais il fonctionne très bien si on le met en regard de la quantité de biens produits pour un même montant de ressources. En rationalisant, on consomme moins d’énergie et moins de matières premières importées, ce qui augmente d’autant le pouvoir d’achat des Français. Il suffisait d’y penser.

A condition de respecter la devise liberté, égalité, fraternité.

Liberté ? Elle ne naît pas toute armée dans les cerveaux français, plus tentés par la fonction publique protégée que par l’entreprise : 77% des jeunes rêvent d’être fonctionnaires… La France reste sous-investie car le privé se développe ailleurs, là où les marchés s’ouvrent et offrent une population jeune avide de produits de qualité française. Il faut donc que l’État retrouve son rôle d’incitateur et d’encadrement par ses commandes publiques. Le budget, en déficit permanent depuis 1974, ne le permet plus, d’où le grand plan volontariste. S’enclencherait alors un cercle vertueux, là aussi fort libéral, où le fait d’investir redonne le goût du risque d’entreprise, ce qui favorise en retour l’investissement… donc l’emploi. Et tout le monde est content.

Égalité ? Pour les auteurs, il faut que chaque citoyen participe au progrès – c’est là une conception libérale au sens noble où la solidarité est une convergence d’intérêts. L’augmentation des salaires (donc des cotisations) permet la protection sociale et celle-ci participe à la productivité des Français ; elle n’est pas un boulet qui coûte mais un investissement rentable qui fait que chacun travaille mieux et avec moins de craintes pour l’avenir.

Fraternité ? Il réside dans ce mélange unique de service public à la française, d’ouverture européenne âprement négociée, et d’immigration ouverte pour augmenter la richesse du pays.

L’intérêt du livre en 2011 est que les auteurs tiennent à chiffrer leur plan, ce qui est assez rare dans l’intellocratie française pour le souligner. Ils retiennent 5 indicateurs clés : le taux de croissance, la productivité des ressources, le taux de pauvreté après transferts sociaux, le nombre d’années de vie en bonne santé, et la consommation d’énergie renouvelable.

En fait rien de bien neuf, mais remis en perspective. Cette analyse montre qu’un certain avenir est possible, il suffit de le vouloir. Pour cela, quitter ces minables querelles d’ego, attisées par des médias avides de faire du fric avec les scoops des petites phrases assassines. Quand Nicolas Sarkozy suit le rapport de la commission Attali, il est dans le vrai : pourquoi ne pas le dire ? Quand François Hollande réclame une réforme fiscale d’ampleur qui rétablisse l’égalité des citoyens devant la ponction publique, il est loin d’avoir tort : pourquoi ne pas l’avouer ? Quand Jean-Pierre Raffarin fait la bronca sur une hausse du taux de TVA sur les parcs d’attraction, il est politiquement minable au regard des enjeux : pourquoi faire semblant de comprendre ce petit intérêt catégoriel régional ? Sur la convergence économique européenne, la protection contre le dumping social chinois ou les errements de la finance, chacun a des idées qui devraient être mises en œuvre plutôt que jetées à la tête de ses adversaires.

C’est la limite du livre : l’utopie est belle et bonne, mais sa réalisation ne peut passer que par la politique – et là, tout se gâte immédiatement !

Karine Berger et Valérie Rabault, Les Trente Glorieuses sont devant nous, mars 2011, éditions Rue Fromentin, 204 pages, €19

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Cuzco

Cuzco, 3400 m d’altitude, le nombril du monde : ce n’est pas une création espagnole. El Cuzco existait déjà, a survécu à la destruction des monuments incas par les Hispaniques.

Cuzco, capitale du Tahuantinsuyu, est construite selon un plan régulier, précis, fonctionnel avec un quadrillage de rues et grands axes qui convergent vers la grand-place centrale où se déroulaient les cérémonies religieuses, civiles et militaires. Dans la ville, les yeux croisent les bases des monuments incas comme l’un des murs du temple des vierges du Soleil en andésite, les balcons coloniaux. El Cuzco a conservé son âme, l’art métis est incomparable, les toits de tuiles rouges toujours présents.

Se promener dans la ville est une leçon d’histoire. Au détour d’une église baroque on croise la population indienne vêtue de tissus colorés, accompagnée ou non de lamas à quatre pattes. Le couvent de Santo Domingo, construit à l’époque coloniale, repose sur les vestiges du Coricancha (l’enceinte d’or), le temple inca dédié au soleil et aux astres et dont les salles et jardins rutilants d’or ont été pillés par les Espagnols. Le monastère a conservé certaines salles du Coricancha dont une très vaste qui abrite un autel sacrificiel.

Au sortir de la ville, il y a maints sites à visiter.

Sacsayhuaman (aigle royal) : situé sur le plateau surplombant Cuzco est une fortification impressionnante édifiée entre 1438 et 1500. L’un des blocs gigantesques de la muraille pèse 12 tonnes. Les Incas ne connaissaient pas la roue. Beaucoup de tentatives d’explications mais « rien au bout ». Signalons qu’entre deux blocs de pierre ajustés avec précision sans ciment on ne peut rien glisser, pas même une lame de couteau.

La construction de trois enceintes successives en zigzags était percée de trois portes d’accès étroites successives. Elles étaient munies d’huisseries énormes, séparées par des terrasses couronnées de tours. Cette citadelle aurait abrité la garnison chargée de défendre la capitale. D’autres pensent que ce bastion était probablement un centre cérémoniel très ancien, une maison du Soleil ? Qui sait ?

Kenko est un sanctuaire rupestre. Un canal en zigzag débouchait autrefois sur une sorte de grande cuve creusée dans le roc, à pic sur le vide. La grotte de Kenko abrite une table en pierre qui faisait sans doute office d’autel pour le sacrifice d’animaux (ou plus si imagination).

Lago est une grande roche fendue en deux par Viracocha, le dieu des Incas, avec deux chambres souterraines. Un lieu de méditation d’offrande, de cérémonies occultes.

Kusilluchayoq est encore un lieu de culte pré inca qui possède des labyrinthes, cavernes avec des sculptures de singes.

Pukapukara est un site très très rustique, au sommet d’une colline. Reste un ensemble de fortifications (la forteresse rouge). On murmure qu’elle gardait l’entrée de la vallée sacrée des Incas et la route de Cuzco.

Tambu Machay est appelé « le bain de l’Inca »  il est alimenté par des sources d’eau froide. Un système hydraulique qui constitue une véritable prouesse technique alimente encore en eau cristalline une série de bassins rituels réservés jadis à l’Inca et son épouse. Des murs de pierres polygonales perchés de niches trapézoïdales ont été érigés autour d’une source naturelle où l’on célébrait un culte des eaux.

Hiata de Tahiti

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J’étais archéologue à Tautavel

Tautavel est un petit village des Corbières à une trentaine de kilomètres de Perpignan. Une rivière, le Verdouble, sort de la falaise de marbre et a creusé la plaine où poussent des champs de vignes à muscat et des vergers d’abricots. L’eau du ciel a, durant les millénaires, creusé d’en haut le calcaire, s’infiltrant avec obstination dans les fissures. La chimie a fait le reste, l’acide carbonique de la pluie dissolvant le carbonate de chaux pour ouvrir des cavités internes. Et puis un jour, par écroulement, une grotte bée vers l’extérieur. C’est ce qui est arrivé à Tautavel.

La grotte en question est appelée ici la « Caune de l’Arago ». Elle s’élève d’une centaine de mètres au-dessus des gorges des Gouleyrous où s’étrangle l’eau rapide et froide du Verdouble.

C’est à l’intérieur, dans la brèche, que les archéologues sous la direction du professeur Henry de Lumley ont découvert, le 22 juillet 1971, le crâne écrasé d’un homme d’une vingtaine d’années. Non, la police n’a pas été prévenue car le sol archéologique le datait d’il y a environ 450 000 ans : les coupables avaient depuis longtemps disparu. Et oui, je suis venu à la préhistoire comme Henry de Lumley en lisant La guerre du feu de Rosny aîné, vers dix ans.

Ce premier Français sans le savoir n’était pas très grand, 1 m 65, mais debout, un front plat et fuyant, des pommettes saillantes, un grand bourrelet au-dessus des yeux qu’on appelle en mots savants « torus sus orbitaire » – rien de cela n’est bon signe : l’Homme de Tautavel n’est vraiment « pas comme nous ».

Surtout que l’on n’a retrouvé nulle trace de feu alentour, mais de grossiers cailloux taillés (appelés « bifaces ») et quelques éclats de silex. Ce barbare était chasseur et bouffait ses proies toute crues. De fait, petit cerveau et robustes épaules, il s’appelait Erectus et pas encore Néandertal. On soupçonne même que ce jeune homme fut mangé…

La grotte lui servait de camp provisoire, avec vue dégagée sur la plaine, où il pouvait tranquillement dépecer cerfs, rhinocéros, éléphants, chevaux et mouflons d’époque. Voyait-il au loin la steppe à graminées ou des forêts de chênes verts ? Nous étions en pleine glaciation de Mindel car – n’en déplaise aux écolos mystiques – le climat n’a eu de cesse de changer tout seul depuis que la planète existe.

Je n’étais pas présent à la découverte de 1971, je suis venu fouiller la grotte à l’été 1977. C’était dans le cadre d’un stage pratique obligatoire que suivent les étudiants en archéologie, tout comme les stages en entreprise des écoles de commerce. Nous étions jeunes, de 14 à 30 ans ; certains étaient venus en couple avec leurs petits enfants. David, 7 ans, Géraldine, 5 ans, jouaient avec les enfants Lumley : Édouard, 10 ans, Isabelle, 7 ans et William, 5 ans. Lionel, l’aîné, aidait déjà quelques heures les fouilleurs, du haut de ses 12 ans. J’étais venu avec des amis et nous campions sur le pré au bas de la grotte.

Aux heures chaudes après la fouille, nous nous baignions dans les eaux froides de la rivière tandis que les équipes de cuisine, par roulement, préparaient le dîner pour une trentaine. Le vin de l’année, produit dans le pays, était étonnamment fruité et nous donnait de la gaieté. Le soir nous voyait aller au village pour prendre un dernier muscat local (Rivesaltes n’est pas loin), tout en dérobant quelques abricots trop mûrs au passage. Ou bien un grand feu collectif nous attirait autour de sa lumière pour brochettes et patates sous la cendre, « à la préhistorique ». Cela pour la grande joie des enfants. Nous étions jeunes, nous goûtions la vie par tous nos sens. Il y avait de l’ambiance – celle toute d’époque, à 9 ans de 1968 – feu de camp, torses nus et guitare… Ce qui avait lieu ensuite ne concernait pas les enfants.

La fouille était un travail agréable, car à l’ombre constante de la grotte. Monter la centaine de mètres vers son entrée nous mettait en nage, mais un quart d’heure plus tard, nous étions régulés. J’avais pour mission de fouiller un carré dans le fond de la grotte, sur les hauteurs, tout en surveillant deux novices des carrés d’à côté. J’étais en effet déjà un « spécialiste » de fouilles, ayant pratiqué 4 ou 5 chantiers différents, y compris en Bulgarie et en Suisse.

Dans la terre, nous creusons habituellement à la truelle ; mais dans la brèche qui compose un sol de grotte, qui est du calcaire solidifié, nous sommes obligés d’y aller au burin et au marteau. Dégager les objets archéologiques (cailloux taillés, éclats de silex, os fossilisés, dents) n’est pas une sinécure. Il faut être attentif, détourer les objets, ne pas aller trop vite. Il faut dessiner, numéroter et fixer en altitude tout objet avant de le bouger. Recoller les morceaux ou le consolider au polycarbonate s’il s’effrite trop, comme l’os fossile.

Mais quelle émotion de découvrir, brusquement, une dent humaine ! Ce fut mon cas à plusieurs reprises avec, à chaque fois, le même souffle coupé. 450 000 ans plus tôt, des êtres humains avaient vécu là, y étaient morts, et le temps écoulé, les phénomènes naturels, n’ont pu éradiquer cette trace ultime…

Clignant des yeux au sortir de la semi-obscurité, retrouvant le monde d’aujourd’hui, nous regardions alors les petits avec d’autres yeux : comme des chaînons d’une lignée, comme des transmetteurs d’humanité, même si ces enfants n’étaient pas les nôtres.

Il y avait la fouille, il y avait la position et le dessin des objets, leur description dans le carnet de carré (d’un mètre sur un mètre), mais ce qui se passait sur le terrain n’était qu’une partie du travail. La suite consistait à tamiser les déblais, à nettoyer les objets, à les numéroter à l’encre de Chine vernie, avant de travailler – par roulement – à la reconstitution des plans généraux et des coupes de la grotte. Cette activité se passait au musée, à peine bâti à l’époque. Le mélange de vie quotidienne et de labeur scientifique, de mains dans la terre et de crayons sur le papier, d’observations neutres et d’imagination – rend le travail d’archéologue d’une richesse inouïe. Nous n’étions point payés, seulement nourris, mais quel bonheur !

Je garde de cette époque, du pays de Tautavel, de ce travail de fouilles, de l’ambiance d’été du chantier, un souvenir ému. Certes, nous étions jeunes, mais régnait dans tout le pays, malgré la première crise du pétrole quatre ans auparavant, un optimisme général qui a bien disparu ! Comme un air d’insouciance que les millénaires sous nos pieds justifiaient de tout leur poids. « Vivez ici et maintenant », disaient ces dents humaines et ce crâne écrasé, « vivez pleinement votre vie d’homme » – car votre temps n’a qu’un temps. Nous l’avons croqué à belles dents – et c’est heureux.

Patrick Grainville, agrégé de lettres et professeur de français au lycée de Sartrouville, lauréat du prix Goncourt 1976 pour « Les flamboyants », n’est plus guère lu aujourd’hui, tant sa sensualité, son érotisme et sa fougue sont peu en phase avec notre époque frileuse, craintive et austère. Il évoque pourtant la grotte de Tautavel dans un roman échevelé, érotique et luxueux que traversent motards, terroristes, amoureux et jeune camerounaise, sous le regard profond de la caverne…

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Chantier archéologique d’Étiolles 1972

« Le gisement que vous fouillerez se trouve dans un champ qui descend en pente douce vers la Seine, proche des deux villages d’Étiolles et de Soisy-sur-Seine, mais dans un site champêtre. » C’est ainsi que la circulaire administrative décrivait le chantier dans lequel nous, jeunes de l’Essonne, allions fouiller durant le mois de juillet 1972. Cela fait 40 ans déjà que le ramassage de surface de l’automne 1971, effectué par le club de la SNECMA à Corbeil (Société Nationale d’Étude et de Construction de Moteurs d’Avions) a mis en évidence lors des labours la présence massive de silex taillés.

Le champ descend toujours en pente douce vers la Seine, mais le blé vert qui nous avait accueilli est désormais éradiqué, l’endroit clôturé, et un bois a poussé tout seul. La nature reprend ses droits très vite… Le Ministère des Affaires culturelles – ainsi nommé à l’époque – a décidé d’entreprendre une campagne de fouilles, financées par le Conseil général du département. Le chantier dure encore… Il est l’un des plus riches du bassin parisien sur les restes du Magdalénien final, vers 13 000 avant notre ère.

Premier jour, début juillet 1972, un carré du champ est fauché, une tente installée, aux pans relevés pour avoir la lumière. Il pleut… Mais très vite revient le soleil de juillet. Nous creusons à la pioche et emportons la terre à la brouette, torse nu car il fait chaud et la jeunesse irrigue nos corps. Très vite sont dégagées les dalles de pierre calcaire et quelques éclats de silex manifestement taillés. Ce sont le plus souvent les poubelles de l’histoire car les éclats utiles ont été façonnés en outils puis emportés. Je ne tarde pas à découvrir un éclat allongé dont je me souviens encore : il est en silex brun bordeaux sombre. Le spécialiste de préhistoire (à un peu plus de 16 ans, je n’y connais rien), s’exclame alors : « un burin dièdre sur troncature concave ! » Bien que ce soit de l’hébreu pour moi, j’ai le sentiment d’avoir contribué à l’avancée de la science.

Nous sommes une quinzaine de jeunes du département flanqués d’étudiants en archéologie de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Nous encadrent Yvette Taborin, professeur de préhistoire à Paris 1, Nicole Pigeot qui entreprend un DEA (master 2) et Monique Olive, en maîtrise de préhistoire (master 1). Philippe Soulier, en cours de thèse, reste une bonne semaine en renfort, mais il ne tarde pas à partir sur un autre chantier.

Les trois adultes qui nous mènent, nous les appelons gentiment « le matriarcat ». On dit en effet qu’avant la sédentarisation, les groupes humains adoraient volontiers une déesse de la fécondité (exemple Lespugue) et étaient menés par les femmes. Cette conception du XIXe siècle reste anthropologiquement peu probable, aucune société humaine historique connue n’ayant fonctionné sous ce régime. La transmission des biens ou du nom peut se faire par les femmes, le pouvoir jamais. Il n’en reste pas moins que la thèse reste à la mode chez les féministes, notamment américaines, et que Jean M. Auel, auteur femme de romans préhistoriques, s’en fait l’ardente propagandiste dans ses œuvres.

Mais elle n’a encore rien écrit en 1972. L’époque est plutôt à Rahan, une bande dessinée qui vient alors de sortir. Elle met en scène un beau jeune homme des temps préhistoriques, blond et musclé pour titiller les femmes et se faire admirer les ados. Une sorte de Tarzan solitaire à qui il arrive plein d’aventures avec des lions des cavernes ou des tigres aux dents de sabre, des groupes humains hostiles, des inventions lumineuses. A Étiolles, sur le site, nous rêvons le soir venu aux « mammouths galopant dans la plaine » qu’auraient pu voir les hommes préhistoriques 13 000 ans avant nous. De fait, nous trouverons dans le sol, plutôt bien conservée, une omoplate d’un mammouth sur le sol archéologique, à un mètre environ sous nos pas.

Une fois le sol remué chaque année par la charrue dégagé (une trentaine de cm de profondeur) commence la fouille fine. Nous abandonnons pioche et pelle pour la truelle et la pelle à poussière. Une fois un objet découvert (silex taillé, os ou pierre rougie au feu), pas question de le bouger. Il nous faut le dégager au grattoir de dentiste (une spatule d’acier) et nettoyer au pinceau. Les objets laissé ainsi en place nous permettront, une fois le sol archéologique entièrement dégagé, d’avoir une vue sur les restes du campement.

Après une suite de dalles calcaires plus une moins plates, appelées un temps « le chemin gaulois » faute de silex découverts, nous ne tardons pas à atteindre un sol tapissé de silex. Ce sont des déchets de taille, le noyau de silex brut étant importé de carrières situées à une dizaine de km, avant d’être dégrossies, puis débitées suivant un ordre précis. Il s’agit, pour le tailleur, de dégager un plan de frappe plat, duquel il va dégager, par effet de levier et frappe indirecte, des lames de silex d’une longueur suffisante pour façonner des outils. Chaque lame brute sera ainsi retaillée d’encoches, de dentelures ou de retouches pour en faire un burin, un perçoir ou un grattoir. Ces termes modernes servent à donner l’usage présumé des outils ainsi finis : une pointe, une extrémité renforcée ou un large côté préparé, le tout étant emmanché sur une perche par une colle végétale.

Une fois le sol dégagé, les photos prises, commence le démontage des trouvailles. Chaque objet (silex, pierre et os) est enlevé, marqué et mis en sachet, une fois porté sur un plan à l’échelle (ou une photo verticale). Un numéro lui est donné et sur une fiche de démontage sont portés divers éléments de son identité : altitude par rapport à un point zéro proche de la surface actuelle, coordonnées métriques, orientation du bulbe (l’endroit où il a été frappé pour être façonné), face plane supérieure ou inférieure, pente, etc. Ces détails, qui paraissent maniaques, ont pour but de bien situer l’objet dans l’ensemble et de permettre des reconstitutions ultérieures, via l’informatique ou l’œil avisé. Reconstituer ainsi un bloc de silex brut à parti de chaque fragment s’apparente à un puzzle, mais permet de montrer quelle trajectoire ont accomplis les éclats entre le moment de leur taille et le moment de leur trouvaille. De quoi en déduire que certains lieux étaient plus propices au dégrossissage, d’autres à la fabrication d’outils, d’autres enfin aux apprentis, probablement de jeunes garçons.

Très vite, l’imagination travaille. Vivant 24 h sur 24 sur le chantier sans week-end faute de moyens de transport, et en communauté assez homogène sous la houlette d’adultes légitimés par leur savoir, nous sommes heureux. Nous dormons sous la tente, faisons notre toilette au robinet du gymnase à une centaine de mètres, prenons nos repas sous une tente mess où chacun fait à tour de rôle cuisine et vaisselle. Notre groupe reconstitue un peu ce qui fut l’existence à l’époque, du vieux sage aux petits enfants, la majeure partie étant composée de jeunes encore non accouplés. Un lieu, un groupe, un projet : il n’en faut pas plus pour être humainement à l’aise. Comme si nous étions façonnés par les millénaires à vivre en bande de chasseurs-cueilleurs…

L’habitat mis au jour, et qui ne cesse de révéler d’autres étapes depuis, était probablement le campement provisoire de chasseurs de rennes. Ces animaux migrent chaque année en fonction de la saison, vers le sud quand il fait plus froid, vers le nord quand les chaleurs arrivent. Les hommes qui en vivent suivent les hordes. A cet endroit la Seine est moins difficile à passer à gué, une île s’érigeant en son milieu.

Au centre de l’habitation est le foyer, recouvert de pierres calcaires du bassin parisien qui gardent toute une nuit la chaleur (nous l’avons testé). Autour, probablement une tente de peaux, montée en cône sur des piquets de bois. Ni la peau ni le bois n’ont résisté au temps, mais subsistent sur la terre des « témoins négatifs », ces endroits sans rien, qui suggèrent que quelque chose est resté là avant de se décomposer, ce qui a empêché tout autre objet solide de s’y mettre. Des pierres brûlées, des os de cheval, de renne, un bois de renne, plus d’une tonne de silex… La récolte est fructueuse. De quoi passer les longs mois d’hiver et de printemps aux études ! Je reviendrai chaque année durant six ans sur ce chantier de ma jeunesse.

Chantier archéologique d’Étiolles, Route Nationale 448, face à l’IUFM (ex-couvent dominicain du Saulchoir).

Exposition PDF sur les fouilleurs d’Etiolles

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