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Robert Silverberg, Les Masques du temps

Le dimanche de Noël 1998, à midi, un jeune homme tout nu tombe du ciel sur les escaliers de la Place d’Espagne à Rome. Qui est-il ? Un Apocalyptique hurlant à la fin du monde en cette fin du millénaire ? Un échappé d’asile ? Un artiste en happening ? Pas du tout : il se présente, Vornan-19, venu du futur, de 2999 exactement. Dans mille ans.

Réalité ou imposture ? Difficile à croire tant le voyage dans le temps est une impossibilité physique selon nos connaissances de la fin du XXe siècle. La seule façon réaliste serait d’aller plus vite que la lumière et de rattraper les photons échappés du passé, tout comme la lumière des étoiles lointaines, peut-être déjà mortes, nous parvient des milliers d’années après. Après un tour d’Europe où le phénomène est montré comme un objet de foire, c’est évidemment aux États-Unis que tout doit se passer. La première puissance du monde ne saurait déléguer à d’archaïques gouvernants aux moyens limités le soin de savoir si oui ou non Vornan-19 vient du futur.

Une commission de savants de diverses disciplines est composée par le gouvernement, assisté d’un ordinateur pour éliminer les incompatibilités personnelles (à la fin des années 60, on croit encore à cette infaillibilité du calcul). Leo Garfield est physicien reconnu ; il effectue des recherches sur la réversibilité physique du temps et se heurte à des impasses. En vacances chez ses amis Jack et Shirley, dans une ferme isolée d’Arizona au bord du désert, il se ressource à poil et au soleil, dans le naturisme hippie de ces années-là. Lorsqu’il revient à Los Angeles, sa secrétaire l’informe qu’un haut-fonctionnaire de la Maison Blanche cherche à le joindre depuis des jours. Sanford Kralick est chargé d’élaborer le comité d’évaluation de l’homme du futur et le programme qui lui sera proposé.

Vont recevoir le fringant Vornan-19 à sa descente d’avion : un historien philosophe « prétentieux et pédant », un psychologue « cosmique », une anthropologue engagée (« celle qui, pour étudier de plus près les rites de la puberté et les cultes de la fertilité n’avait pas hésité à s’offrir elle-même comme femme de la tribu et sœur de sang » p.130), un philologue (« son domaine scientifique était la poésie érotique de toutes les époques et dans toutes les langues »), une biochimiste bâtie comme un petit garçon – en tout six avec lui, le physicien. Et évidemment Kralick plus le service de sécurité.

Il n’est pas inutile car Vornan-19 déplace les foules par sa seule image. S’il a déclaré à Berlin que l’époque d’Hitler lui paraissait la meilleure du siècle où il a atterri, il déclare aussi être ignorant en histoire, simple touriste qui passe le temps car le sien l’ennuie. 2999 connaît en effet un monde parfait où chacun vit selon ses besoins sans avoir à travailler, des serviteurs demi-humains se chargeant de tout, où l’énergie est personnelle et sans limite, fournie par de mini réacteurs qui désintègrent les atomes en réactions contrôlées, où n’existent plus aucun pays ni nationalismes, seulement une Centralité et des lieux sauvages où chacun peut vivre seul ou non, à sa guise. Il est surpris et amusé par les Apocalyptistes de 1999 qui se déchaînent dans les rues en manifestations plus sexuelles que violentes, allant nus et peinturlurés, arrachant les vêtements de ceux qui en ont encore, copulant en public, braillant des injonctions à jouir avant la Fin – même si le millénaire se termine logiquement fin 2000 et pas fin 1999. Mais les foules sont rarement sensées, logiques ou même instruites.

Vornan-19 s’amuse car le sexe est son seul plaisir, le seul qui reste à qui n’a aucune vocation particulière dans le monde du futur. Il baise avec tout ce qui lui plaît, jeune femme, très jeune fille ou même jeune homme. L’auteur n’a pas osé transgresser les tabous sur le reste, et le comité d’organisation a tout fait pour varier les lieux et les visites. Partout où il passe, l’homme venu du futur, rhabillé pour l’occasion, sème la pagaille. Il n’aime rien tant que bousiller les ordonnancements des prétentieux, riches ou savants, qui osent croire que leurs possessions et leurs talents vont l’impressionner. La biochimiste, parce qu’elle est encore vierge et ignorante en sexe, et Leo le narrateur, très neutre dans ses évaluations, sont les membres du comité qu’il préfère. Il baise la première (et la révèle à elle-même), il sort avec le second (qui profite des subsides du gouvernements pour goûter quelques plaisirs).

Il l’invite même en Arizona pour quelques jours de vacances incognito dans le programme, sur les instances de Jack et de Shirley. La jeune femme avoue son attirance sexuelle irrésistible pour Vornan-19 et Jack, ancien étudiant de Leo, voudrait parler à l’homme du futur des implications de sa thèse, qu’il n’ose publier car il craint les conséquences économiques et sociales d’une énergie personnelle sans limites. Ces vacances sont une catastrophe. Vornan-19 ne dit rien car il ne connaît rien et cela ne l’intéresse pas. Il reste indifférent aux charmes de Shirley, pourtant évidents, car il a jeté son dévolu sur Jack. Une fois le mal accompli dans le couple, Leo le fait partir.

Le savant veut quitter le comité, las de mois passés à suivre Vornan-19 et ses ébats érotiques sans en apprendre plus que cela sur le monde du futur, doutant parfois qu’il soit venu du futur. Mais l’analyse de sang est formelle, recueillie par règle dans un bordel officiel : la présence d’anticorps multiples et inconnus. En revanche, les foules grossissent, les Apocalyptistes contrés par l’affirmation de Vornan-19 que le monde existera encore dans mille ans se faisant plus virulents tandis que des néo-croyants commencent à se former en église pour adorer Vornan, lisant ses interviews comme une bible. « Il y a ceux qui l’aimaient pour son nihilisme ricanant, et d’autres qui le considéraient comme le symbole de la stabilité dans un monde chancelant et apeuré. Tout cela étant étouffé sous l’image transcendante de la déité : pas Jéhovah, ni Odin, pas un personnage d’homme mûr barbu, mais comme un Jeune Dieu, beau, dynamique et léger, l’incarnation du printemps et de la vie, les forces créatrices et destructrices réunies en une même personne. Il était Apollon, Baldur, Osiris, mais aussi Loki » p.341.

Le psy écrit tout un livre de révélation sur les mois passés avec Vornan-19 ; il devient le nouveau saint Paul de la religion du Christ 2999. Il ne sait s’il est sincère ou non, encore moins surnaturel ; « Il prétendait (…) que c’était nous-mêmes qui avions fait de Vornan un dieu. Nous désirions un nouveau dieu pour nous conduire alors que nous nous trouvions au seuil d’un nouveau millénaire parce que les anciens mythes avaient abdiqué ; et Vornan était arrivé juste à point pour répondre à nos besoins » p.347.

Devant l’amplitude des ravages et la houle de la croyance incontrôlable, le gouvernement américain prend des mesures. Vornan-19 doit être restreint. Il désire un bain de foule ? Qu’il y aille, mais avec une combinaison spéciale qui assure un champ de forces autour de lui afin que nul ne puisse trop l’approcher. Une technique infaillible, doté d’un système de secours – à moins qu’il ne soit saboté. Et c’est ce qui finit par arriver sur une plage de Rio, où Vornan s’amuse de la foule en délire qui l’acclame ; il y prend un peu trop goût. Ce « trop » justement lui sera fatal : le champ de forces disparaît, Vornan est happé par un grand Noir « torse nu » puis disparaît. Est-il retourné brusquement dans le futur, sentant sa vie en danger ? A-t-il été déchiré en morceaux avalés par la foule comme Baldur, Actéon ou Osiris ?

En tout cas, le monde est soulagé. Le nouveau millénaire peut commencer.

Cette fiction n’a pas prévu comment s’est déroulé le passage au vrai millénaire entre fin 1999 et fin 2000. Il y a eu beaucoup moins de sexe en public et beaucoup plus de complotisme ; beaucoup moins de relations humaines et beaucoup plus de peurs de bug sur les machines. Le monde, trente ans après 1969, n’était plus le même. Plus de vingt ans plus tard encore, les tendances se sont accentuées : beaucoup plus de virtuel, même dans la monnaie, l’art ou l’amour ; beaucoup moins de relations humaines directes, qui impliquent trop ; encore plus de complotisme et de terreur des machines, des GAFAM et autres BATX chinois aux robocops et autres soldats du futur. Relire Silverberg, c’est se (re)plonger dans les années soixante et soixante-dix, une époque où la chair était réhabilitée après la prohibition et le puritanisme, de la nudité aux relations sexuelles, où les rapport sociaux étaient humains et pas via des réseaux virtuels. Un monde ancien, où les gens étaient plus proches les uns des autres. Un monde qui, à nouveau, s’efface.

Robert Silverberg, Les Masques du temps (The Masks of Time), 1969, Livre de poche 1977, 400 pages, €2,29 occasion

Robert Silverberg déjà chroniqué sur ce blog

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Anne Mc Caffrey, Les renégats de Pern

Une Irlandaise d’Amérique décédée à 85 ans en 2011 crée dès 1968, après ses trois enfants et son divorce, une fantaisie de science-fiction, mêlant ainsi les deux genres. Entre Star trek et Le seigneur des anneaux, La ballade de Pern crée un univers en douze volumes sur des milliers d’années.

Pern est une planète colonisée par l’humanité spatiale devenue « les Ancêtres » dont les descendants, coupés de la Terre, ont créé une société de colons semi-féodale où tout homme résolu peut entraîner avec lui des familles pour créer un « fort » qui se suffira à lui-même. Et cela sur un territoire non encore possédé par les Seigneurs régnants. Mais le redoutable de cette planète est un fléau récurrent, les « Fils » (du verbe filer), qui tombent du ciel et brûlent tout sauf l’eau, la terre et le métal. Le fort sert donc avant tout à se protéger du ciel qui vous tombe sur la tête et le jeune Jayge, saisi à 10 ans dans la caravane de son père, s’en souviendra à vie.

Des chevaliers-dragons, chevauchant les monstres cracheurs de feu qui calcinent les mycorhizes qui tombent en filaments, combattent le fléau. Les dragons sont une création du génie génétique humain aux premiers temps de la colonisation, à partie des lézards de feu, petites créatures intelligentes et affectueuses qui viennent de poser sur votre épaule et entourent votre cou de leur queue ; ils donnent l’alerte, parlent aux dragons et transportent les messages. Les habitants, qui ne possèdent aucune arme à feu ni laser, boivent du klah, se soignent au fellis et s’éclairent aux brandons. Vous voilà plongés dans Pern.

Les Renégats sont le dixième volume de la Ballade mais on peut le lire séparément sans connaître les autres. L’univers est bien décrit et l’intérêt du livre réside moins dans la science-fiction (encore qu’il y en ait) ou dans la fantaisie (présente aussi) que dans la psychologie des relations entre les personnages. L’auteur saisit filles et garçons dans leur fin d’enfance pour les mener à l’âge adulte en passant par une suite d’épreuves entrecroisées sur une trentaine d’années. Nous y faisons la connaissance de Jayge qui aime la liberté, d’Aramina qui entend et parle aux dragons, de Thella, sœur de seigneur partie du fort familial pour ne pas être mariée contre son gré, de Piemur le Harpiste (qui est une sorte de druide savant en tout), de Sherra la guérisseuse et de bien d’autres.

Ce tome conte la révolte de Thella et son ensauvagement, allant jusqu’à recruter des « sans-fort » (donc hors-la-loi) et à tuer tous ceux qui se dressent sur son chemin, même pour un regard que son arrogance ne saurait supporter. Ainsi du jeune Jayge qui deviendra pour elle un objet de vengeance personnelle. Pendant ce temps, le seigneur Toric veut augmenter son domaine et le jeune harpiste Piemur explore la contrée pour son maître Rohinton, jusqu’à découvrir d’anciens bâtiments abandonnés par les Ancêtres et jusqu’au SIAAV, le système d’intelligence artificielle activé par la voix, conçu des milliers d’années auparavant…

Une bonne série d’aventures pour adultes et adolescents qui vous font vivre dans un autre temps et un autre univers les éternels problèmes des relations humaines.

Anne Mc Caffrey, Les renégats de Pern (The Renegades of Pern), 1989, Pocket 2000, 414 pages, €7.95

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Gérard Apfeldorfer Les relations durables

Pour ce médecin psychiatre et psychothérapeute, l’amour–passion est un mythe romantique. L’essentiel des relations humaines est plutôt constitué par la séduction et par l’empathie. Les fondements du lien social sont de donner et de recevoir. Donnez oblige celui qui reçoit car le don ne peut se refuser sans faire injure et il rend nécessaire la contrepartie pour soutenir son honneur personnel. Les dons tissent donc les liens et permettent les alliances.

L’Occident dissimule ce comportement humain archaïque mais il subsiste. « Ce système de l’économie marchande est épatant : il autorise une liberté individuelle inouïe, jamais atteinte dans l’histoire des hommes. Mais, justement parce qu’il ne nécessite plus de se lier avec d’autres autrement que de façon superficielle pour obtenir des biens des services, ce système isole les individus les uns des autres. C’est bien pourquoi (…) nous avons aussi besoin de ce second système de relations humaines, bien plus archaïque, fondé sur le don et la dette, qui permet de tisser des liens sociaux durables » p.29.

Mais donner sans laisser le temps de donner en retour, trop donner et écraser l’autre de ses obligations, sont deux excès contreproductifs dans les relations sociales. À l’inverse, « est servile celui ou celle qui donne sans que la réciproque soit nécessaire » p.40. Chacun l’a entendu souvent dans les bureaux : « on ne lui a rien demandé, à celle-là », ou bien « il est trop poli pour être honnête, celui-là », ou « s’il est subitement gentil, c’est qu’il veut quelque chose ».

Le don suppose la liberté. C’est ainsi que la charité est plus valorisante que l’impôt. L’État contraignant « aboutit à un monde sans reconnaissance, dans lequel il n’existe que des droits. Un monde sans pitié » p.51. Volontaire, le don charitable relie les humains entre eux. « Les dons sont faits pour circuler. Celui qui reçoit devra donner un jour à son tour, lorsqu’il aura forci. Il ne paiera pas sa dette auprès des donateurs mais à d’autres qui seront dans le besoin (…). C’est en cela que le système du don et de la dette représente une chaîne temporelle entre individus, entre groupes sociaux, entre générations : ce système – contrairement à l’économie de marché dans lequel on est quitte à la fin de la transaction – fonde la continuité des relations humaines, les rend durables » p.52.

Le don est une psychothérapie qui permet de gagner sa propre estime ; il est aussi un entraînement aux habiletés sociales en apprenant à se faire estimer par les autres. « Une critique, un refus, un quelconque geste négatif vis-à-vis de quelqu’un, doivent être considérés comme des dons de valeur négative qui met en dette celui qui les fait » p.62. Toute critique exige compensation pour une bonne réception des messages sociaux. C’est pourquoi, « la spontanéité, l’expression personnelle tous azimuts de ses sentiments et de ses idées se fondent sur une négation de l’acte de communication et donc sur une négation de l’autre. Personne n’écoutant personne et tout le monde cherchant à exprimer ses pensées et les émotions qu’il ressent, on aboutit à un histrionisme généralisé » p.66. Pour communiquer, il faut avant tout écouter, sinon on parle, mais pour ne rien dire puisque l’autre ne reçoit pas.

Cette offrande sociale qui rend redevable ne fonctionne pas avec les « aliens » que sont les paranoïaques dans leur monde, ni avec les « sauvageons » pour lesquels ne réussit que « la tactique du dompteur » : ne pas montrer sa peur, veiller à être respecté. Nul n’est obligé à aimer. La réputation d’une personne tient à ce qu’elle est prévisible. « Lorsqu’on est civilisé, on fait preuve de civilité et on se préoccupe alors de l’effet de ces paroles et de ses actes sur ceux à qui on s’adresse. On veille à ne pas détruire la relation qu’on n’entretient avec eux, à ne pas ravager leur façon de se représenter le monde » p.77. Ce sont des banalités, mais toujours bonnes à dire.

La transparence totale n’est pas souhaitable selon l’auteur, se mettre à nu et agir comme si l’autre n’existait pas. « Se ménager la possibilité d’une vie intérieure, de préserver un jardin secret, une intimité (…). Mentir nécessite qu’on soit capable de se mettre mentalement à la place de l’autre et de voir les choses à sa façon, c’est-à-dire de faire preuve d’empathie, puis de construire une histoire, en mots ou par notre comportement, qui prenne sens pour lui et à laquelle il puisse adhérer » p.78. Le mensonge par empathie est un paradoxe un peu curieux, et sans exemple concret de mise en œuvre, mais pourquoi pas ? L’empathie est ce qui permet de percevoir le point de vue de l’autre. La sympathie est à l’inverse de partager les mêmes émotions. L’empathie comprend, la sympathie accompagne. Être séduit, c’est être détourné de soi-même, mais ce charme dure peu. Le pervers séduit pour manipuler les êtres humains comme des objets. L’histrion séduit parce qu’il ne parvient pas à établir une communication, il est trop fragile pour l’empathie.

Au total, voici un livre utile et sans jargon pour resituer les relations personnelles dans le cadre général des relations humaines. Cela vaut dans la vie de tous les jours comme en économie, en politique, en diplomatie. Le monde serait sans conteste plus humain si chacun prêt attention à l’autre ou le mettait fermement à l’écart, mais pour de bonnes raisons.

Assez mal écrit avec beaucoup de « on » impersonnels et tendant trop souvent vers l’abstraction historique et les références religieuses, ce livre manque d’exemples concrets de comportements adéquats. Mais il rappelle quelques évidences qu’il est bon de garder en mémoire : qu’il est utile de prêter attention aux autres au lieu d’accaparer l’attention, la parole, les désirs ; que communiquer n’est pas parler tout seul ou manifester, en attendant que l’autre se soumette comme si l’on proposait un produit irrésistible à vendre ; que l’empathie n’est pas la sympathie et que tout comprendre n’est pas tout pardonner.

Gérard Apfeldorfer, Les relations durables : amoureuses, amicales et professionnelles, 2004, Odile Jacob psychologie poche, 260 pages, €9,78 e-book Kindle €9.99

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Vide

Le vide n’est pas le rien, encore moins le néant. Il est en latin « l’inoccupé », propriété adjective en opposition à ce qui existe et occupe. Mais voilà… la langue permet de substantiver, de faire de l’adjectif un nom propre, donc un « être ». Nietzsche l’avait déjà pointé, la grammaire contraint. D’où « le » vide comme un état en soi, pas une modalité de l’espace et du temps. Les humains du Livre en viennent vite à opposer, selon leur mentalité binaire, le Diable à Dieu, le Négateur au Créateur.

Déraison que tout cela ! Le numéro 561-562 de juillet/août de la revue La Recherche consacre un dossier au Vide et nombre de ses articles font penser. Epicure le matérialiste disait que la nature est faite d’atomes et de vide, or Aristote le conteste puisque, si « vide » il y a, c’est donc qu’il y a « quelque chose » – donc pas rien entre les atomes. C’est toute la différence entre l’adjectif et le nom, la propriété relative ou le rien du tout – autrement dit l’être et le néant dont Sartre se délectera… dans le vide.

Un pur néant n’a ni structure, ni propriétés, ni durée, ni extension. Il est un « non-être » en soi, donc un pur concept né dans les esprits enfiévrés, que l’on ne peut jamais contester mais pas non plus constater. « Le néant néantise », disait Carnap en 1933 pour se moquer des hégéliens, heideggériens et autres futurs sartriens qui jargonnent entre eux sans faire avancer d’un pouce la connaissance. Seule la physique quantique avance, définissant son vide relatif comme l’état d’énergie minimum des champs dépourvus de particules réelles observables. Autrement dit, le vide n’est pas le rien, il est un état provisoire et relatif de la matière en énergie.

C’est donc que le rien ne peut donner quelque chose et qu’il y a toujours quelque chose plutôt que rien, même si cette chose n’est pas observable – elle semble simplement « gelée » aux énergies de l’observation. La matière, le temps, le vide, ne sont compréhensibles par nous, humains, que parce qu’ils sont numérisables, modélisables. Or tout ne se réduit peut-être pas aux nombres… La mathématique est un langage incomparable pour comprendre l’univers, mais un instrument à notre portée, qui n’est peut-être pas unique. Soyons donc humbles dans nos affirmations et ne « croyons » pas aveuglément les spécialistes. Ni ceux qui prospectent le savoir, ni les Livres soi-disant révélés où Dieu est tout et nous rien, nous sommant d’obéir sans exercer notre faculté de jugement ni notre relative liberté d’être. A quoi servirait-elle dans le Dessein intelligent, puisque nous avons été créés ainsi ?

Nous ne savons pas grand-chose mais nous progressons. Le vide semble n’être pas le néant mais un état provisoire dans lequel aucune énergie ne circule. Les particules sont dans un champ de forces, mais figées. Un détecteur accéléré révèle les vibrations élémentaires du champ que sont les particules, elles sont tapies dans le soi-disant « vide », et ce qui n’est pas rien. D’ailleurs, il reste toujours des fluctuations d’énergie dans le champ « vide ». Sauf que nous ne trouvons nulle part une cause directe de l’existence de ces particules. Les chercheurs savent seulement les faire apparaître en appliquant un champ électrique dans le vide, laissant penser que notre univers est une imbrication complexe de l’infiniment grand à l’infiniment petit et de l’énergie la plus haute à l’énergie la plus basse.

D’ailleurs, analogie humaine : notre cerveau ne pense jamais « à rien ». Même lorsqu’il est laissé à lui-même, il vagabonde, et pas seulement durant le sommeil. Son « mode par défaut » est rempli d’activité, comme s’il « défragmentait » les informations stockées jusque-là. La méditation bouddhiste permet de penser sur ses propres pensées, en évitant l’emballement du zapping, pathologie de plus en plus courante de ceux qui ont un « sentiment de vide » aujourd’hui faute de stabilité suffisante dans leur perception de soi et des autres, ce qui est pourtant la seule façon de nouer des relations humaines.

Nous existons dans le provisoire et l’incertain, mais entièrement. Ne nous prenons donc pas la tête avec ce que nous ne pourrons jamais connaître de part en part. La vie est ici et maintenant, dans un univers limité et durant notre existence limitée. Repousser nos limites est un défi humain sympathique que j’approuve, mais pas dans le délire intello des adjectifs substantivés, du jargon qui pose, ni des affirmations gratuites. Soyons déjà ce que nous sommes, ce sera le maximum du Bien que nous pourrons faire aux autres et à la nature – puisque nous en dépendons.

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Marshall B. Rosenberg, Les mots sont des fenêtres (introduction à la communication non violente)

Notre société judéo-chrétienne est conduite selon les principes du Jéhovah de l’Ancien testament : Dieu macho tout-puissant, autoritaire et culpabilisant. Nous sommes soumis à la hiérarchie biologique, sociale et familiale, n’agissant que contraints entre « devoirs » et « droits », anxieux d’être jugés pour nos pensées, nos sentiments et nos actions. Intolérance et préjugés, compétition et mépris, sont le lot commun, qui éclate en colère trop souvent. Pas vraiment le moyen de vivre en harmonie, ni de comprendre les autres…

Sur ce schéma simple, le psy Rosenberg, a mis au point une méthode simple. Par tâtonnements ce docteur en psychologie clinique a quitté (à l’américaine) la théorie psychanalytique qui cherche sans cesse à « classer » les déviances à la norme pour une pratiquer l’écoute humaniste qui cherche avant tout à comprendre et à montrer à l’autre qu’on l’a compris. Dès lors, c’est magique, toute agressivité disparaît et la communication peut s’effectuer…

Sur ce schéma irénique se greffent de multiples anecdotes de la vie professionnelle et familiale, une dynamique de dialogue où le lettré reconnaîtra quelque chose de la dialectique de Socrate, revue et corrigée par un fils d’ouvrier juif de Detroit. Avec le pragmatisme efficace yankee, en quatre éléments : 1/ Observer sans juger, 2/ Exprimer ses sentiments, 3/ Identifier ses besoins, 4/ Demander ce qui contribuerait à son bien-être. Exemple : il est en colère, je reformule ses propres mots, je lui fais définir ce qu’il exige, je lui fais prendre conscience de ce qui pourrait lui convenir. Le deal est là, emballez sous un nom à la mode (la communication non violente ou CNV) – et vous avez un best-seller.

Je ne nie pas qu’écouter soit rare dans notre société, à commencer par la famille. Ni que le tropisme autoritaire, hiérarchique, centralisateur soit une nuisance dont le Covid-19 montre combien il est ravageur en France jacobine plus qu’en Allemagne des länder. Qui n’a aucune initiative mais attend les ordres, qui ne participe en rien à la solution mais se contente de critiquer, qui râle sans cesse et toujours ceux qui font tout en restant assis le cul sur sa chaise – ne peut qu’être aigri de sa vie et se méfier des autres. Mais « la méthode » apparaît comme un truc marketing plus que comme une psychothérapie de soi. C’est utile mais limité : cherchez à parler avec un caïd de banlieue armé d’un couteau et vous constaterez très vite qu’il pensera seulement que vous cherchez à l’embrouiller, pas à le comprendre. Ce dont il se fout : il ne veut qu’exprimer sa haine, pas chercher sa rédemption.

Restent des remarques de bon sens. Nous jugeons trop souvent les autres a priori (c’est rapide, facile et suffisant pour notre cerveau 1) ; nous ne considérons trop souvent les autres que comme expression de nos propres besoins et sentiments, pas des siens ; nous comparons autrui à une norme « civique » ou « morale » qui nous font évidemment mépriser les trois-quarts de ceux que nous rencontrons, déviants ou indignes ; nous refusons toute responsabilité de nos actes en les traduisant par « il faut que » plutôt que par « cela me ferait plaisir » ou « cela me serait utile car ».

Toute notre conception des relations humaines souligne le Mal en l’autre et exige le dressage éducatif et politique alors qu’observer sans évaluer permettrait de prendre les êtres comme en devenir et non comme essences figées héréditairement. « J’ai constaté à maintes reprises qu’à partir du moment où les gens parlent de leurs besoins plutôt que des torts des autres, il devient beaucoup plus facile de trouver des moyens de satisfaire tout le monde » (chap.5). L’empathie permet d’en finir avec la peur de l’autre et de comprendre nos propres besoins.

Quand nous sommes en colère, ce qui arrive, l’exprimer ne sert qu’à augmenter la violence des relations. La méthode CNV consiste à 1/ s’arrêter pour respirer, 2/ identifier les jugements qui occupent nos pensées, 3/ retrouver le contact avec nos besoins, 4/ exprimer nos sentiments et nos besoins inassouvis. Dire merci en CNV consiste de même à exprimer : 1/ voici ce que tu as fait, 2/ voici ce que je ressens, 3/ voici le besoin qui chez moi a été satisfait. Cette computing psychology pourra être aisément remplacée par une « intelligence » artificielle, si l’on y pense.

A vous de tester…

Marshall B. Rosenberg, Les mots sont des fenêtres (ou bien ils sont des murs), 1999, La Découverte 2016, 320 pages, €19.50 e-book Kindle €14.99 CD audio €21.90

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La Forêt d’argent d’Emmanuel Bourdieu

La Commission européenne accorde une subvention de 900 millions d’euros pour construire une autoroute permettant de désenclaver la Roumanie : une forêt d’argent contre « la » forêt d’argent. Car les banques sont sur les rangs, alléchées par le montant de leurs commissions possibles sur les prêts – mais la population roumaine ne veut pas de cette modernisation forcée, du passage d’une économie paysanne et religieuse à l’économie consommatrice et capitaliste.

La Banque européenne de développement emploie un couple, lui qui n’est jamais passé directeur et s’occupe de financements, et elle qui vient de passer directrice pour l’Asie. Jeunes, ils étaient ambitieux tous les deux. Et puis, pour lui, David (Nicolas Duvauchelle) la flamme est devenue la flemme aux yeux de sa femme Elisabeth (Julia Faure) qui a gardé les dents longues. Lui non ; il préfère regarder grandir son fils, George s(Albert Carpentier), « 8 ans, 1m30, les cheveux bruns », dit son père. Le gamin est élevé surtout par sa baby-sitter Roxana (Marina Palii), une Roumaine de 30 ans car ses parents sont souvent absents, retenus par le boulot, sa mère surtout. Roxana est devenue sa mère de substitution, elle lui parle en roumain et il apprend la langue (proche des langues latines).

David préfère aux bureaux de verre et de béton de Strasbourg les forêts de sapins de Belgique, où il a vécu enfant, ou la forêt de bouleaux de Roumanie. Car il a une idée : pour faire passer la pilule aux bureaucrates de la Commission et que sa banque l’emporte, il faut lui vendre non un projet économique (la Roumanie a peu d’industries) mais un projet culturel : l’autoroute des monastères. C’est en faisant parler Roxana de son pays qu’il lui est venu cette idée, en phase avec son côté plus humain que calculateur.

Ce concept plaît bien à sa chef Valeria (Dominique Reymond), directrice aux dents encore plus longues que celles de sa femme. Elle l’envoie en mission avec Roxana comme assistante interprète dans la partie moldave de la Roumanie pour convaincre la population qui manifeste contre. La mère supérieure d’un monastère est surtout particulièrement remontée, ne voulant ni que l’autoroute dévaste la forêt d’argent composée de bouleaux frissonnant à la brise, ni qu’il amène des dizaines de cars de touristes qui vont troubler la paix des lieux de recueillement et acheter avec vulgarité la morale des habitants resté traditionnels.

Econduit par le chef de la majorité au Parlement, peut-être achetable (question de prix) mais devenu subitement injoignable, il va à la rencontré de la supérieure du monastère via la mère de Roxana qui habite le même village et la connait bien. Il se permet de « négocier » une modification du tracé qui épargne le village et évite que l’on touche à la forêt d’argent où Roxana l’a emmené promener. Mais il n’y a aucun réseau de téléphonie mobile dans la région et il ne peut communiquer, restant quatre jours sans donner de nouvelles. Le spectateur, un peu dérouté, se dit qu’il existe quand même un téléphone fixe ou même le bon vieux télégramme ? Qu’il pourrait quand même aller à la ville voisine d’où la maman de Roxana utilise Skype couramment pour parler avec sa fille à Strasbourg. Mais non, le digital native ne connait rien à ces archaïsmes préhistoriques de la communication et fait le mort. Ou plutôt il a des états d’âme. Il sait au fond de lui que ce projet routier va éventrer le pays, forcer la modernisation, violer les habitudes des habitants.

Conclusion : la direction est passé par-dessus sa tête, il est viré du dossier, repris d’une main de fer par Valeria sa chef, pour qui l’ambition consiste à faire ce qu’on lui dit de faire, pas à considérer les habitants. Le projet va donc en force, tout droit, massacrant la forêt et expropriant une partie du village – dont la maison ancestrale de la famille de Roxana. David voit bien que l’ambition est une impasse car elle mène à déshumaniser le travail et les relations avec les gens. Son voyage avec Roxana lui a permis de retrouver les valeurs simples de la famille et de la campagne, certes envahissantes toutes les deux mais plus apaisées. Il se verrait presque vivre dans une ferme en Roumanie à élever des brebis avec la douce Roxana qui aime son fils plutôt qu’avec la technocrate sans âme qu’il a épousée et qui ne voit l’enfant que rarement. Elle compense avec des cadeaux démesurés, un camion de pompier aussi gros que lui, un projet de Nouvel an à Hong-Kong, alors que le petit garçon réclame surtout, comme tous les enfants, présence et attention.

Roxana répond bien plus à la définition d’une mère qu’Elisabeth qui a le droit pour elle. Ce pourquoi, après l’échec de la mission et les avances prudentes qu’il lui a faites sans insister, lorsqu’elle décide une nuit de quitter l’appartement et son travail pour rentrer chez elle, Georges qui l’appelle, découvre qu’elle est partie. Il l’a senti dans son sommeil, lui qui fait souvent des cauchemars parce que ses parents sont absents. Il enfile un blouson sur son pyjama, lace ses chaussures et sort dans la nuit à sa recherche. Il ne pense même pas à réveiller sa mère biologique qui dort à côté ; pour lui, elle n’est qu’une étrangère, bien plus que l’étrangère en droit Roxana.

Au matin, Georges a disparu. Roxana aussi, et les parents portent plainte, croyant qu’elle l’a enlevé.  Rattrapée par la police dans le bus pour Bucarest, Roxana tombe des nues. Elle aime Georges comme son propre enfant, ne l’a ni enlevé ni fait du mal, elle ne peut plus vivre avec son patron pour raisons professionnelles, parce qu’il lui a fait miroiter un accord avec son pays qu’il a été incapable de tenir. Le gamin est retrouvé à une vingtaine de kilomètres, en état de choc ; on ne sait pas comment il a pu en faire autant (pas à pieds, quand même !), on ne sait pas si quelqu’un a profité de lui, on ne sait rien.

Toujours est-il que tout semble bien qui finit bien, sauf que s’ouvre alors le début d’une autre histoire : le divorce probable du couple désuni, la démission du métier de banquier pour lequel David n’est pas fait, la bataille pour la garde du fils que la mère est incapable d’élever, le divorce entre l’exploitation des gens par le système et la relation humaine de la famille…

Filmé d’après le roman Kidnapping de Gaspard Koenig (mais qui se passe à Londres avec un Georges de 2 ans), la leçon est dans cet accord qui ne se fait plus entre l’ambition et l’humanisme, entre la technocratie calculatrice individuelle et les rapports humains sociaux. Qui kidnappe l’autre ? La Roumanie par l’Union européenne ? La jeune fille paysanne de l’est par la richesse bourgeoise de l’ouest ? La tradition respectueuse de la nature par la technocratie industrielle ? Le cœur par l’argent ? La maman de droit par la maman quotidienne ? A un moment, il faut choisir ; on ne peut mener de front tous les combats.

David, en jeune homme tourmenté, est un personnage révélateur des contradictions du présent. Roxana, en candide venue d’un pays de l’est retardataire mais attirée par la modernité en est un autre. Entre les deux, Georges, un enfant déchiré entre ses affections et qui voudrait comprendre.

Film La Forêt d’argent, Emmanuel Bourdieu, 2019, avec Nicolas Duvauchelle, Marina Palii, Albert Carpentier, Julia Faure, 1h30, pas de DVD, visible en streaming gratuit

Roman Gaspard Koenig, Kidnapping, 2016, Livre de poche 2019, 384 pages, €8.20

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François Mitterrand par Hubert Védrine

François Mitterrand m’a toujours captivé. Littéraire, provincial, florentin, attaché aux relations humaines et fidèle, il avait le sens de l’État et celui de la France dans un univers qui évoluait vite, sous l’influence de l’économie–monde américaine.

Bien sûr, tout n’est pas rose dans le personnage : son côté caméléon, son ambition forcenée, sa capacité à tourner casaque, ses transgressions de la légalité selon son bon vouloir (les écoutes de journalistes, sa maitresse cachée, sa fille élevée aux frais de l’Etat). Mais la complexité de sa personnalité me fascine, sa richesse, sa profondeur. François Mitterrand, s’il n’a pas la stature historique d’un Charles de Gaulle, tranche sur les technocrates gris et superficiels qui peuplent trop souvent nos gouvernements.

C’est l’un des mérites du livre d’Hubert Védrine de le rappeler à propos des affaires étrangères, lui qui fut conseiller du président pendant quatorze ans. L’un des aspects de son livre consiste à dégager la cohérence et les lignes de force de la diplomatie mitterrandienne ; un autre aspect de tracer un portrait en actes du président. C’est cette seconde lecture qui m’intéresse ici.

« Toute sa vie avant 1980, François Mitterrand a été un individualiste et un rebelle. Élu président, il ne change pas de conception. Il entend bien être et rester le seul détenteur de l’ensemble des informations, seul maître de la totalité des réflexions et projets, et naturellement l’arbitre final des décisions de la présidence comme du gouvernement. D’où la méfiance que, d’instinct et expérience, il nourrit vis-à-vis des corps qui se prétendent détenteurs de la vraie légitimité, des bureaucraties qui phagocytent les ministres, des organisations qui pourraient entraver sa démarche » p.30. En quelques mots, beaucoup est dit : Mitterrand n’est pas un technocrate, il aime réfléchir par lui-même et ne pas laisser une décision importante à l’anonymat irresponsable des « experts » ou des « bureaux ». Il décide « en méditant seul longuement, mais aussi en éprouvant sur l’un, sans le lui dire, les idées de l’autre, puis sur un troisième une combinaison des idées des deux premiers, avant d’adopter cette idée ainsi transformée, non sans l’avoir modifiée à nouveau ou, au contraire, de la stocker en mémoire, d’où il la ressortira, en cas de besoin, trois mois ou trois ans plus tard » p.34.

Comme centre de pouvoir autour duquel tout gravite, il exerce un ascendant et laisse se former une cour. Mais il reste personnellement libre envers tout cela. S’il crée des dépendances, il stimule ; s’il séduit, il contrôle. Ce ne sont pas les « favoris » qui emportent les décisions, mais bien lui-même, homme de caractère et de volonté. « Il y a eu une fascination, un envoûtement Mitterrand (…). Ce bonheur Mitterrand a été mal rendu par les témoignages » p.72.

Sa personnalité, il la nourrit par la culture, notamment par l’histoire et par la pensée des grands hommes. Il reste en cela un humaniste, tempérament ou qualité qui a tendance à se perdre dans le laisser-faire ou la frivolité de nos jours. L’humanisme est d’essence libérale au sens du XVIIIe siècle, attaché à ce qui est précieux en chaque individu, à ses capacités uniques d’intelligence et d’invention, que la société a pour devoir de développer et d’épanouir. « Sa vraie passion, insatiable, sa source de vie jamais tarie, c’est la littérature. Les livres, neufs ou anciens, les libraires et les librairies, les ventes et, bien sûr, les auteurs, leur écriture. Ses goûts sont hors de toute mode, loin des best-sellers intemporels. S’il aime la compagnie des romanciers contemporains, il est peu porté sur les « grands écrivains » de son temps, à l’exception peut-être de Mauriac, de Giono et de grands créateurs non-européens qui écrivent comme coulent les fleuves : Gabriel Garcia Marquez, William Styron, Yachar Kemal. Plutôt Renan, Chateaubriand, Lamartine, Zola, le XIXe siècle. Et Casanova, Casanova bien sûr, et Venise, ville-talisman » p.76. J’ajouterai pour ma part Jacques Chardonne, Louis Ferdinand Céline et Ernst Jünger – mais ce n’était pas politiquement correct en gauche socialiste d’évoquer ces sulfureux écrivains portés à droite, bien que Mitterrand les aimât fort.

Car nourrir sa réflexion ailleurs que dans ce qui est tout proche est une forme intellectuelle de liberté. « Ce qui a beaucoup agacé chez lui est peut-être qu’il le peu de cas qu’il faisait de toute une cuistrerie contemporaine, de tout un pathos indigeste de sciences de l’Homme, de Progrès, de Morale, sur la nature humaine, qu’il en ait tant, qu’il en ait trop su, d’instinct, sur l’immuabilité de cette dernière » p.77.

Pragmatique, héritier du passé français, historien et géographe en politique étrangère, il était de « culture classique, français dans ses tripes, européen de raison, occidental par le hasard de la géopolitique » p.86. Il se méfiait des hypocrisies et paravents d’intérêts que dissimule le discours libéral, surtout anglo-saxon. S’il a le goût de la précision, il a aussi « tact, pudeur, souci de ménager les étapes, conviction qu’il vaut mieux faire que dire et que cela risque d’aller moins bien en le disant » p.406.

Nourri de la Bible par sa mère, « les leçons de l’histoire étaient pour lui quotidiennement présentes, presque obsédantes » p.749. Celles qui ont fixé les lignes géo-ethniques par exemple en Europe, idée plus que centenaire qui permettra peut-être de « civiliser la mondialisation » en préservant le meilleur de la vieille Europe et de sa culture, dont celle de la France.

Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand – à l’Elysée 1981-1995, 1996, réédition Fayard 2016, 784 pages, €34.00 e-book Kindle €32.99

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Hommage à John Mc Cain

John McCain vient de mourir d’un cancer américain. C’est à la fin de 2002 que j’ai connu le sénateur de l’Arizona à Washington, lors d’une série de rencontres organisées par le père de la célèbre courbe de Laffer sur la relation entre prélèvements obligatoires et recettes de l’Etat (que le président qui « a fait HEC » aurait dû apprendre avant de faire sa monumentale erreur de 2013). McCain m’avait fait une forte impression, l’effet d’un vertueux, conservateur mais humain.

Il était Républicain, mais pas vraiment de la tendance Georges W Bush : ni héritier fils de famille, ni diplômé huppé par complaisance, ni bobo échappant au service militaire, ni affairiste rentre dedans. Militaire, fils et petit-fils de militaire, il savait ce qu’était l’honneur. Il mettait les relations humaines au-dessus des relations d’affaires et haïssait le mensonge comme les passe-droits. Ce pourquoi il avait été refusé d’être libéré par les Nord-vietnamiens avant les autres pilotes prisonniers parce que « la règle » voulait que le premier entré soit le premier à sortir.

Il s’est lancé en politique à 46 ans, après cinq années passées dans les geôles vietnamienne pour avoir été descendu lors de sa 23ème mission au-dessus de Hanoï. Il n’était pas un militant discipliné de son parti mais gardait sa façon de penser – ce qui est plutôt rare dans n’importe quel parti qui ne réclame que des supporters.

En bon libéral (au sens français), il considérait que l’égoïsme des intérêts privés devait être contrebalancé par le pouvoir d’Etat. En bon libre-penseur (même s’il était chrétien), il considérait que la bigoterie engendrait inévitablement « intolérance et corruption ». Toute croyance ancrée dans une unique et indéracinable Vérité donne des œillères et conduit les gens à mentir et à user de tous les moyens pour la faire triompher. Ainsi, lors des primaires républicaines de 2000 pour la présidentielle, le clan George W Bush l’a-t-il accusé des pires turpitudes de l’imaginaire yankee : engrossé une femelle noire, trahi au Viêt Nam, transmis la syphilis à sa seconde femme, avoir perdu la raison en captivité. Rien de vrai mais « plus c’est gros, plus ça passe » disait le bon docteur Goebbels. Trump reprendra en plus vulgaire cet usage des « fake news », terme délicatement tendance pour dire les « mensonges ».

Abus de pouvoir, abus d’influence, abus de richesse, John McCain s’élevait contre. Il était l’autre face de l’Amérique, celle des pionniers et des cow-boys opposée à celle des spéculateurs et des affairistes des banques et de l’industrie. Il était humain, pas politicien, pragmatique pas népotiste.

Bien que soutenu lors de la campagne présidentielle 2008 par Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Clint Eastwood et Bruce Willis, il sera battu par Barack Obama qui lui aussi donnait une image d’honnêteté et d’intégrité – mais homme neuf et de couleur. Obama le démocrate a beaucoup déçu ; McCain le républicain aurait probablement pu faire mieux, moins empêtré dans sa couleur et moins inféodé au Government Sachs.

Mais la politique reste une saloperie : ce qui compte est de gagner et peu importent les moyens. Il faut malheureusement des politiciens pour gouverner le pays, mais les électeurs doivent les surveiller et les institutions les tempérer – et les médias enquêter plutôt que de faire la morale (comme notre imMonde). C’est ainsi que fonctionne une saine » démocratie ». Si John Mc Cain n’a pas pu, il reste un exemple.

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Un Indien dans la ville d’Hervé Palud

Ce film est une comédie sérieuse qui laisse un peu de nostalgie. Sont évoqués des problèmes graves de notre temps mais d’un ton léger : le couple et la paternité, la vie de famille ou les risques des métiers, l’arrivisme social, la ville où la nature, l’infantilisation ou la responsabilité des enfants… L’histoire me touche par les clins d’œil qu’elle me lance sur la bourse, les relations père-fils, l’Amazonie. Le père, Thierry Lhermitte, est un acteur français de ma génération préféré dans ses rôles énergiques, humains, de bon sens. Ici, il est un gnome de Wall Street, troquant en bourse des options sur matières premières. Le gamin, Ludwig Briand, a le corps fluet et très souple de ses 13 ans, des dents blanches, un nez mutin et de longs cheveux drus.

Le père et le fils ne se connaissent pas, la mère (Miou-Miou) étant en partie en Amazonie enceinte de lui parce qu’elle ne supportait plus d’être quantité négligeable dans la vie trépidante de son trader de mari. Lui fait du troc, comme les Indiens, mais pourquoi ? Quand le fils, à 13 ans, offre une casserole à une fille de son âge, c’est pour lui faire l’amour – mais son père, à Paris ? Il a de l’argent mais n’est finalement pas heureux. Sa « femelle » comme disent les Indiens, (Arielle Dombasle) est une illuminée dont les « chakras se referment » à la moindre contrariété et qui refuse de se marier l’année du porc. Rien de très naturel comme existence ! Lorsque le boursier se rend en Amazonie pour faire signer à sa femme l’acte de divorce afin de pouvoir se remarier, il découvre qu’il a un fils de 13 ans élevé en sauvage et appelé de façon cucul Mimi-Siku (nom qui signifie pisse de chat et que s’est choisi l’acteur infantile lui-même !).

L’adolescent, élevé à l’indienne au naturel, sait ce qu’est la vie : chasser, pêcher, allumer un feu, apprivoiser les animaux, connaître les dangers de la forêt et les beautés de l’affection comme de la nature. Dans la jungle de Guyane, son père se fait appeler Baboon (babouin) parce qu’il est différent des Indiens : il a du poil sur la poitrine. À Paris, lorsqu’il ramène son fils qui voulait voir la tour Eiffel, l’associé et le concierge traitent l’enfant de « singe » : il aime se balader en pagne et torse nu avec des peintures sur le nez. On est toujours le sauvage de quelqu’un. Mais que vaut-il mieux ? Savoir assurer sa survie dans la nature dans la lignée des primates, ou se créer des problèmes insolubles dans le stress social de la soi-disant civilisation ?

Le petit bonhomme de la jungle décille les yeux de son père lorsqu’il fait irruption brutalement dans l’existence artificielle de la ville. La Tour Eiffel « pique le cul du ciel » et le chat doit « manger bon » parce qu’après, « le chat sera bon à manger ». Le golden boy pendu au téléphone, qui se délasse avec une allumée, s’aperçoit que tout ce qu’il fait avec sérieux est vain – d’autant que son associé (Patrick Timsit) l’a embringué dans une sale affaire avec la mafia russe. Son fils, enfant sauvage mais considéré comme un homme par les Indiens après son initiation, apparaît plus adulte que lui – d’autant qu’il tombe en amour avec Sophie (Pauline Pinsolle) – dont le prénom signifie la sagesse – la fille de son âge qu’a cet associé colérique qui n’a jamais le temps de s’occuper de ses propres enfants. Baboon finit par choisir de se ressourcer en compagnie de son singe de fiston et d’abandonner le rôle artificiel inutile qu’il a tenu jusque-là dans la finance.

L’histoire est un peu naïve mais remplie de fraîcheur. Le film distille une tendresse pudique et montre bien quelle est la base des relations humaines véritables : elles sont moins sociales que personnelles. Il importe moins de jouer un rôle que d’être vrai.

Cette histoire de bon sauvage remplie de gags apparaît au milieu de la décennie 1990 comme un conte philosophique du temps. Depuis, évidemment, se balader torse nu sur les Champs-Elysées et baiser sa copine à 13 ans est devenu très mal vu de la société, retombée dans ses travers ; et les chakras redeviennent mode.

DVD Un Indien dans la ville, Hervé Palud, 1996, avec Thierry Lhermitte, Patrick Timsit, Ludwig Briand, Miou-Miou, Arielle Dombasle, Pauline Pinsolle, TF1 vidéo 2007, 1h37, €9.99

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La ligne verte de Frank Darabont

Nous sommes devant un cadeau de Noël offert pour le millénaire par la mise en film d’un roman de Stephen King. Un condamné à mort noir et gigantesque est accusé du viol et du meurtre de deux fillettes de Louisiane. Mais il est incapable de tuer, plutôt doté d’une trop forte sensibilité aux malheurs du monde. Il ressent, comme un medium ; il guérit en absorbant le mal, comme un chamane. Tout le film est donc une tragédie dont on connait la fin – mais qui doit se dérouler implacablement.

Paul est un vieillard de 108 ans en maison de retraite (Dabbs Greer, en réalité 82 ans). Il pleure lorsque l’on passe un vieux film de Fred Astaire parce qu’il fut le seul film qu’ait vu un condamné à mort qui n’avait jamais été au cinéma. Devant son amie de plus de 85 ans qui pourrait être sa fille (Eve Brent, en réalité 70 ans), il se souvient des moments qu’il a passé comme chef du bloc E des condamnés à mort au pénitencier de l’Etat Cold Mountain. C’était en 1935, à l’époque il avait 44 ans (Tom Hanks). Atteint d’une infection urinaire, il souffrait le martyre à chaque fois qu’il allait pisser – ce qui aide aux souvenirs. Ce jour-là, un camion pénitentiaire roulant sur l’essieu livre un condamné : John Coffey (Michael Clarke Duncan) – 1m96.

Ce John (« comme le café, mais ça ne s’éc’it pas pa’eil ») paraît doux et simple d’esprit, mais doté de pouvoirs qui semblent surnaturels comme de compatir au point d’éprouver et de prévoir le mal qui va se produire – mais trop tard. Il annonce que cela va difficilement se passer avec le condamné à mort William Wharton, dont l’épaule est tatouée du nom de Billy the Kid, meurtrier de trois personnes et demi (une femme enceinte) dans un braquage. Celui-ci est le mal incarné, pervers infantile obsédé de sexe et qui ne supporte aucune frustration.  Le symbole du mal en lui sont ses dents pourries. On sait l’obsession américaine pour la blancheur et l’alignement de cette seule partie du squelette qui soit visible – une sorte de vérité intérieure révélatrice. Simulant le camé (par une belle performance d’acteur, mais aussi parce que le diable est celui qui prend toutes les formes), il attaque les gardiens qui le mènent en cellule et ce n’est que par l’intervention de « Brutal », surnom d’un maton costaud, qu’il parvient à être maîtrisé.

Cette scène révèle combien Percy, gardien stagiaire et neveu de l’épouse du gouverneur de l’Etat, est une fiotte lâche qui ne déverse ses instincts sadiques que lorsque l’impunité lui est assurée. Lors de l’attaque de Wharton, bien que dans l’équipe d’accompagnement, il se garde bien d’intervenir ; lorsque le pédéraste violeur Delacroix se moque de lui, il lui brise trois doigts d’un coup de matraque sur les barreaux de sa cellule ; il écrasera d’un coup de talon la souris qu’a apprivoisé Delacroix, Mister Jingles ; lorsque Wharton le saisit au travers des barreaux et menace de le violer, il en pisse dans son pantalon de trouille devant tout le monde. Percy n’a qu’un rêve : faire griller lui-même un condamné et le voir souffrir atrocement. Lorsque Paul lui offre ce plaisir – pour s’en débarrasser, étant entendu qu’il postulera immédiatement ailleurs – Percy « oublie » volontairement de mouiller l’éponge qui, sur la tête du condamné, assure une transmission immédiate du courant au cerveau. Delacroix va grésiller interminablement, chassant de dégoût les parents vengeurs venus assister au spectacle et réduisant Percy à ce qu’il est : un minable de la pire espèce. La société de 1935 a produit en série ce genre de névrosé pervers qui se rallieront au nazisme, au stalinisme, au pétainisme comme plus tard au maccarthysme sans aucun état d’âme. Dans cette histoire, il sera muté à l’asile psychiatrique où il voulait postuler – mais en qualité de patient taré, pas de gardien.

Son opposé est John, mini-Christ dont la croix depuis tout petit a été de porter tous les péchés du monde. Mais un Christ vengeur – ce qui est plus Ancien testament que Nouveau, tout à fait dans la tradition yankee, moins chrétienne que biblique. Car John va ressusciter la souris de Delacroix, va révéler l’ampleur des crimes de Wharton (dont celui des deux fillettes pour lequel John est injustement accusé), guérir Paul de son infection urinaire puis la femme du directeur du pénitencier atteinte injustement d’une tumeur au cerveau « de la taille d’un citron » ; il va « inoculer » par la bouche en Percy tout le mal qu’il a « aspiré » de ladite femme, ce qui fera Percy tuer Wharton à coups de revolver, bouclant ainsi la vengeance.

Ce simplisme du talion, plus juif que chrétien, est diablement efficace au cinéma. D’autant que les caractères sont eux aussi bien tranchés et que le spectateur ne peut hésiter un seul instant entre le Bien et le Mal : tout est balisé. Comme le directeur (James Cromwell), Paul est un chef plein d’humanité qui considère que la condamnation à mort suffit à la société et qu’il n’est pas besoin d’en rajouter. Il suffirait d’un rien d’ailleurs pour embraser le bloc, les morts en sursis n’ayant plus rien à perdre. Son commandement déteint sur toute l’équipe qu’il appelle « les garçons », même si certains sont plus âgés ou plus grands et plus forts que lui. Ainsi, « Brutal » (David Morse) n’est en rien brutal, mettant sa force au service du bien commun. A l’inverse, Percy révèle tout ce que le métier de gardien de prison peut produire de pire comme tortionnaire et petit chef vaniteux.

L’histoire est longue mais l’on ne s’y ennuie jamais ; j’ai vu trois fois ce film en étant pris à chaque fois. Certes, le « miracle » un peu naïf est pour les esprits crédules, mais ceux qui gardent les pieds sur terre apprécient la force des caractères, bien plus puissante. La proximité sans cesse de la mort élève l’âme – ou révèle l’emprise du mal en soi. Certes, la peine de mort n’est guère mise en cause puisque « personne ne peut rien faire » contre un jury populaire qui condamne à être électrocuté. Mais y aurait-il tragédie si le destin n’avait pas décidé ?

La puissance du film tient dans les relations humaines, durant cette vie. Car il ne suffit pas à Paul et à ses collègues de « faire bien leur travail », comme des apparatchiks nazis ou communistes ; il faut que ce travail pour la collectivité leur paraisse juste. Ce pourquoi Paul et Brutal demanderont leur mutation dans un centre de jeunes délinquants après l’exécution injustifiée de John Coffey.

DVD La ligne verte (The Green Mali) de Frank Darabont, 1999, avec Tom Hanks, David Morse, Bonnie Hunt, Michael Clarke Duncan, Harry Dean Stanton, Warner Bros 2000, 3h01 mn, €7.25

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Henning Mankell, L’homme qui souriait

Par une nuit à l’approche de l’hiver, un avocat solitaire roule dans le brouillard. Un mannequin assis sur une chaise de bois sur la route le fait s’arrêter. Ce sera sa fin, maquillée grossièrement en accident. Kurt Wallander, ci-devant commissaire mais dépressif depuis plus d’une année pour avoir tiré et tué un bandit, reçoit dans son île danoise où il médite sur la plage en plein vent, le fils de l’avocat qui le connait pour avoir traité son divorce. Il fait état de ses soupçons sur l’accident de voiture de son père et lui expose combien il avait commencé à avoir peur. Quelque temps plus tard, ce fils et associé du petit cabinet d’avocats d’affaires provincial est tué à son tour, cette fois d’une balle dans la tête.

Wallander, qui avait déjà écrit sa lettre de démission de la police suédoise la reprend et, émoustillé par cette énigme, se met au travail. Ce ne sera pas simple car l’avocat traitait certaines affaires du magnat industriel et financier Harderberg, employeur et mécène respecté du pays.

Celui-ci est difficile à joindre, voyageant sans cesse en avion privé d’un pays à l’autre pour acheter et vendre. Mais Wallander réussit à se faire recevoir au château de Farnholm, racheté par le riche homme d’affaires parti de rien. Cet endroit est une véritable forteresse avec double clôture, chiens, gardien et surveillance informatique. Alfred Hardenberg est lui-même flanqué de deux « conseillers » qui sont ses gardes du corps et aidé d’une douzaine de secrétaires qui ne connaissent que ce qu’il faut pour leur travail.

Bronzé, élancé, courtois mais aigu, l’homme affiche un éternel sourire. Tout ce qu’il accomplit réussit, son sourire déclare que tout va bien, que seule la puissance peut régner. Au début de ces années 1990, la globalisation commence à faire sentir ses effets, elle atteint la Suède et son modèle social. L’individualisme progresse et, avec lui, l’évaluation de toutes les politiques publiques. Les affaires sont la grande aventure promise aux petits-bourgeois insignifiants. L’argent facile, obtenu sur la crédulité humaine et selon la dure loi de l’offre et de la demande, permet tout. Y compris de trafiquer des organes en tuant des êtres jeunes et de passer les frontières incognito – il suffit de voler en hélicoptère privé sous les radars.

Pourquoi donc le grand Alfred Harderberg a-t-il eu besoin du petit avocat qui végétait dans sa province ? Pourquoi ce juriste est-il mort de façon suspecte ? Pourquoi son fils associé a-t-il été tué ? Pourquoi la secrétaire du cabinet a-t-elle failli sauter sur une mine posée dans son jardin ? Et pourquoi Wallander lui-même, chargé de l’enquête, a-t-il vu exploser sa voiture ? Harderberg est dans le coup : c’est une certitude, mais comment le prouver ?

Entre enquête de terrain, travail d’équipe et initiatives personnelles, Kurt Wallander se remet en cause pour reprendre son métier. Il le fait bien. Ce pourquoi il réussira in extremis dans une séquence brusque d’action qui change des ruminations de l’enquête.

Ce gros roman policier est réservé à ceux qui aiment à prendre leur temps, à se préoccuper des relations humaines. La jeune Ann-Brit qui vient d’intégrer le commissariat à la sortie de l’école de police remet en cause les habitudes ancrées des hommes mais Wallander l’apprécie ; le chef Björk a pour habitude de marcher sur des œufs, surtout avec les puissants, mais le procureur Per aide Wallander dont il est l’ami.

La leçon de tout cela est que les affaires d’argent conduisent trop souvent à transgresser les limites de la décence morale, que le crime ne doit jamais rester impuni quelle que soit la puissance de qui le commet, et que seul le travail d’équipe permet d’en venir à bout. Certes, le monde change et ne cesse de changer. En pire pour ceux qui avaient été élevés autrement. Mais doivent surnager certaines valeurs sans lesquelles il ne saurait y avoir de société ni de civilisation.

Henning Mankell, L’homme qui souriait, 1994, traduit du suédois par Anna Gibson, Points policier 2009, 426 pages, €7.90

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Harry, un ami qui vous veut du bien de Dominik Moll

Harry (Sergi López) est un fils à papa à l’accent portugais qui n’a jamais rien fait de sa vie et qui ne supporte pas qu’on le contrarie. Ses parents arrivistes lui ont donné un prénom anglo-saxon prétentieux (Harold) jurant avec un nom d’immigré des années 70 (Balestero). Il s’est trouvé adolescent complexé dans un lycée du Cantal, à admirer son condisciple Michel (Laurent Lucas) qui écrit des poèmes et commence une nouvelle dans le journal du bahut. Comme par hasard, il le retrouve vingt ans plus tard dans les toilettes d’une autoroute vers le sud.

Ce n’est pas ce que vous croyez, Harry n’est pas homo, il saute toute jupe qui passe et est présentement avec Prune (Sophie Guillemin), une ravissante idiote au prénom niais qui adore la baise. Mais il a fait une fixation sur le créateur qu’était Michel, futur romancier croyait-il, et ne l’a jamais oublié. Il connait même par cœur un poème de lui, un rien grandiloquent, éjaculation métaphysique d’adolescent sur les poignards de nuit.

Plutôt collant – rien ne doit résister à son désir – Harry invite Michel, sa femme Claire (Mathilde Seigner) et leurs trois gamines infernales (Victoire de Koster, Laurie Caminata, Lorena Caminata) au restaurant. Mais il fait très chaud, les enfants sont épuisés et énervés, l’antique auto familiale cliquette et n’a pas la clim (le cinéaste prend bien soin de ne jamais nous faire reconnaître la marque miteuse, sauf que le capot s’ouvre depuis le pare-brise). Il propose alors de « boire un verre » en les accompagnant jusque chez eux avec sa grosse Mercedes. Coincé par une politesse de lâche et bien qu’il n’ait pas reconnu Harry, Michel finit par accepter, demandant pour la forme à Claire si cela lui va. Celle-ci n’a pas d’objection valable et les deux voitures roulent vers la maison de campagne une ancienne ferme isolée au milieu de nulle part, à deux heures de route de « la ville » (Aurillac ?) où habitent les parents de Michel.

Peu à peu, insidieusement, Harry s’impose. Il prend dans sa voiture climatisée pour une partie du trajet Claire et la plus petite des filles qui pleure d’agacement ; il se propose de ramener Claire en panne au supermarché. Pour lui, habitué au fric et à ce que ses désirs de fils unique soient immédiatement réalisés, « il y a toujours des solutions ».

La chaleur a énervé toute la famille, la voiture médiocre en long trajet les a tous fatigués, la ferme en travaux constants est inconfortable, les grand-parents sont avides de voir leurs petites-filles tout de suite malgré « la double otite » de la plus jeune – et le ton monte vite entre les époux. Michel, qui n’a plus jamais écrit depuis ses 17 ans, enseigne le français à Paris à des Japonais. Il est pris par ses obligations familiales, son couple, sa ferme à restaurer, ses parents envahissants (Liliane Rovère, Dominique Rozan) – car il est le seul des deux fils à avoir réussi bourgeoisement un métier et une famille. Harry leur veut du bien, et ce qu’il leur propose au début n’est pas si mal : il leur offre une voiture neuve, un gros 4×4 Mitsubishi familial climatisé. Incompréhension, refus, acceptation provisoire sous forme de « prêt » – ce cadeau sera finalement digéré par la famille car vraiment utile, d’autant plus que la guimbarde initiale a des caprices de démarreur.

Fort de ce succès, Harry va plus loin. Il désire que Michel recommence à écrire, de ces textes qui l’ont ravi jadis. Qu’il reprenne par exemple la nouvelle inachevée intitulée « Les singes volants ». Le prof devenu adulte et rangé trouve cela « absurde », pour lui ces fantasmes sont du passé, il a d’autres préoccupations terre-à-terre indispensables. En bref tous les prétextes que l’on prend, une fois adulte, pour oublier ses élans d’adolescence et se réduire au rôle social que le système et les parents vous ont préparés. Harry, en ce sens, a raison de forcer Michel, d’instiller le désir de reprendre sa vie créatrice interrompue par la vie matérielle du couple et de la progéniture.

Mais Harry se croit tout-puissant, peut-être compense-t-il un complexe d’infériorité dû à ses origines, malgré la richesse transmisse par papa (dont le décès n’est peut-être pas innocent). Il veut régler un à un tous les problèmes et intimide chacun en disant carrément ce qu’il pense ; il manipule même les gens en les prenant au piège de leurs contradictions. Les parents de Michel sont-ils toxiques et envahissants ? Ils exigent de voir leurs petites-filles de suite, ont décidés sans en parler de refaire la salle de bain de la ferme du fils en rose « fuchsia », déprécient Claire devant elle… Ils doivent disparaître. Et c’est un jeu d’enfant que d’emprunter une camionnette en livraison, de sonner à leur porte en pleine nuit, de les inciter à suivre pour aller au secours de Michel « qui a des problèmes », puis de les pousser dans le ravin. Ni vu, ni connu, le père de Michel était interdit de conduite sur les longs trajets en raison d’une maladie.

Le frère Eric (Michel Fau), venu pour l’enterrement, est un loser en pantalon cuir, veste de daim à franges, cheveux longs et amours compliqués, qui dénigre ouvertement les œuvres adolescentes de Michel retrouvées dans sa chambre. Il doit disparaître. Et c’est un jeu d’enfant que de l’inviter à monter dans la Mercedes pour le trajet jusqu’à la ferme où il s’est invité pour « la fin des vacances », puis de simuler une crevaison et de lui faire son affaire. En prétextant ensuite qu’il a vitupéré toute la famille et décidé de repartir chez lui. Qui va s’en inquiéter puisqu’il est ainsi : fantasque, et qu’il vient de rompre au téléphone avec celle (ou celui) qu’il baisait depuis deux mois. Cet instable, toxique lui aussi, ne manquera à personne.

Mais Sarah, la seconde des filles qui a dans les 5 ans, se tient derrière Harry lorsqu’il ouvre le coffre où gît le cadavre d’Eric et récupère le portable qui sonne pour le briser volontairement sur la carrosserie. A-t-elle vu ? A-t-elle compris ? Le spectateur saisit en tout cas à ce moment-là que Harry ne peut plus s’arrêter même s’il le voulait. Il lui faut faire le vide autour de Michel pour qu’il retrouve sa personnalité et son talent, qu’il se remette à écrire sans tous ces parasites qui lui sucent l’énergie. Lors d’une conversation, il s’en ouvre à son ex-condisciple qui, effaré, le renvoie dans ses buts en lui disant que chacun vit sa vie comme il l’entend, avec les compromis qu’il accepte, et que lui Michel par exemple, ne demande pas à Harry de se séparer de Prune qui « est idiote » parce que cela inhibe son intellect !

Harry, logique, se dit qu’il a raison et exécute Prune sur l’oreiller. Il descend le cadavre du second étage de la ferme par l’escalier, en pleine nuit, mais le bruit intrigue Michel qui s’était réfugié aux chiottes pour écrire. Car écrire à nouveau le titille et Claire ne comprend pas ; il en rêve, fait des insomnies, se lève alors pour griffonner assis sur le siège des toilettes. Au vu de Harry qui farfouille pour trouver un sac afin d’envelopper la tête ensanglantée de Prune, il se laisse embringuer dans le recel de cadavre, l’aide à transporter le corps jusqu’au puisard sans fond qu’il rebouche épisodiquement depuis des années pour empêcher les filles d’y tomber.

Encouragé par cette acceptation, Harry croit venu le moment d’en finir et de libérer Michel de ses liens bourgeois qui l’empêchent de créer. Il choisit deux couteaux de cuisine dans le tiroir et en tend un à son ami, lui proposant d’aller égorger Claire tandis que lui s’occupera des filles. Michel, sur les premières marches d’escalier face à lui, est sidéré. Comme Harry s’avance pour exécuter le plan qu’il a lui-même imposé, Michel résiste, passivement mais sans trembler. La lame du couteau s’enfonce dans les côtes de Harry et lui perce le cœur, cet organe physique dont il n’a pas l’équivalent affectif.

Car Michel a appris au contact de Harry. Celui-ci l’a réveillé de sa léthargie, il lui a montré comment devenir lui-même. Si Michel rejette absolument les excès de Harry, il convient qu’il ne lui faut en effet pas toujours se soumettre, ni aux enfants toujours plus exigeants, ni à son épouse qui attend lui tout et le reste, ni à ses parents qui le considèrent comme un éternel mineur. Il faut poser des limites. Michel regimbe contre Claire qui lui demande pourquoi il écrit ; il résiste de même à Harry lorsqu’il lui propose l’impensable : tuer sa femme et ses propres enfants. Harry mort, rien de plus simple que de lui faire rejoindre Prune dans le même trou. Qu’il rebouche à force de brouettes dans la nuit. Harry, énervé le jour d’avant, par un caprice d’enfant gâté a « eu un accident » avec sa belle voiture et est revenu à pied : il ne laisse aucun indice.

Et c’est un Michel épuisé mais apaisé qui voit le matin suivant, la tête claire au point d’écrire une nouvelle plus personnelle que sa femme cette fois apprécie, et de rentrer dans le silence des filles, calmées par la climatisation de la puissante voiture familiale, cadeau de Harry.

Aucun scrupule à avoir, nous dit le film ; chacun doit vivre sa vie avec le minimum de contraintes, surtout sociales et familiales. Nous sommes bien à l’orée du nouveau millénaire – avant tout égoïste et volontiers narcissique – où les enfants gâtés représentent la quintessence de la société (voyez Sarkozy ou Trump…). Les relations humaines sont toujours plus complexes que le simple dilemme entre amour et détestation : ceux que l’on aime peuvent être chiants ou même toxiques, à chacun de poser de nettes limites de ce qui est acceptable ; ceux que l’on déteste peuvent voir mieux que vous ce qui vous contraint, à chacun de mesurer le vrai qu’ils expriment. Le climat du film passe de l’ordinaire à l’exceptionnel, de la civilité à la sauvagerie ; il oblige à se recentrer sur ce qui importe le plus : sa création (ses enfants, son écriture). Ce n’est pas un film d’action mais de suspense – Hitchcock n’est pas loin !

DVD Harry, un ami qui vous veut du bien de Dominik Moll, 2000 avec Laurent Lucas, Sergi López, Mathilde Seigner, Sophie Guillemin, Liliane Rovère, Dominique Rozan, Michel Fau, Victoire de Koster, Laurie Caminata, Lorena Caminata, M6 vidéo 2004, 112 mn, édition collector €24.80, édition simple €5.75

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William Faulkner, La demeure (ou Le domaine)

A mansion en anglais est une demeure cossue, château ou hôtel particulier – pas « un domaine ». La traduction fautive en Folio a été rectifiée en Pléiade, mais il s’agit bien du même livre, le troisième et dernier des Snopes après Le hameau et La ville. Il a fallu trois décennies et demi (1925-1959) pour que William Faulkner purge enfin cette obsession des petits arrivistes blancs en terres sudistes. « L’auteur croit avoir appris du cœur humain et de ses dilemmes plus qu’il n’en savait il y a trente-quatre ans », déclare-t-il dans sa préface de 1959.

Mink Snopes est l’assassin et tout commence par « Le jury dit ‘Coupable’ et le juge dit ‘Perpétuité’ mais il ne les entendit pas. Il n’écoutait pas ». L’histoire est celle du destin : lorsque la vie est mouvement et que l’on se fige, alors le destin s’impose et vous prend en main – il vous fait faire aveuglément ce que vous n’auriez peut-être pas fait si vous aviez un tant soit peu réfléchi.

La prison est là pour ça, pour vous faire réfléchir, vous repentir peut-être, en tout cas relativiser. Vingt ans de pénitencier pour un crime de sang, ce propriétaire qui n’a pas voulu vous rendre votre vache et a actionné la justice, plus vingt autres années pour évasion avortée : Mink aura-t-il compris ?

Pas le moins du monde. Il veut se venger de celui qui l’a humilié, et y parviendra à l’issue de ces centaines de pages. Est-il définitivement coupable ? Pas le moins du monde. Selon l’auteur, ce n’est pas lui qui a tué mais le destin. Une fois libéré de cette fatalité, l’homme redevient libre, même s’il a déjà 64 ans.

William Faulkner s’inscrit dans son époque, celle de la guerre froide après la Seconde guerre mondiale ; il y a les bons et les méchants, la lutte de race entre Blancs et Noirs, la lutte de classes entre paysans propriétaires et métayers précaires, la justice et l’injustice. Quoi de moins juste que la propriété et la domination qui va avec ? Et quoi de plus injuste que cette demeure vaniteuse et arrogante, construite sur celle de son rival évince par Flem Snopes ? Quoi de juste aussi dans ce délaissement allant jusqu’au mépris d’un Snopes pour un autre Snopes, Flem qui laisse Mink en prison alors qu’il aurait pu l’aider ?

Le lecteur retrouve ses personnages favoris, le procureur Gavin Stevens Phi Beta de son université, son neveu Charles Mallison dit Chick qui étudie lui aussi le droit avant de s’engager comme pilote de bombardier, V.K. Ratliff qui « pour n’être pas allé à l’école, n’avoir pas voyagé et être dans une certaine mesure illettré, (…) avait le don effrayant de savoir tout ce qui se passait » (chap. XVI), enfin Linda Snopes qui n’est pas la fille de Flem – l’impuissant. Gavin aime Linda qui est frigide et ne peut répondre ; Flem compense son handicap sexuel par la puissance de l’argent, il en oublie sa famille et crèvera du suicide de la mère de Linda ; Chick, qui a vu son oncle se tourmenter pour la lolita Linda pense « se la faire » une fois adulte, mais comprend qu’elle ne peut pas… Toutes ces intrications montrent selon l’auteur la complexité des relations humaines, engage notre empathie.

Ce trop gros roman qui hantait Faulkner est à la fois cocasse et ennuyeux, bavard et humain ; nul ne peut le lire en une seule fois. Mais, outre l’aspect policier du meurtre programmé et les amours contrariés des uns et des autres, certaines digressions méritent le détour, comme cette définition du capitalisme « naturel » aux Américains : « notre droit de naissance jeffersonnien à acheter, faire pousser, extraire ou dénicher n’importe quoi aussi bon marché que possible obtenu par flatterie, ruse, menace ou force, et puis de le revendre aussi cher que le permettaient les besoins ou l’ignorance ou la timidité de l’acheteur » (chap. IX).

William Faulkner, Le domaine ou La demeure (The Mansion), 1955 revu 1959, 1983 et 1987,  Folio 2004, traduction René Hillerat, 656 pages, €10.40

Œuvres romanesques V : La ville-La demeure-Les larrons, Gallimard Pléiade 2016 édition François Pitavy et Jacques Pothier, 1197 pages, €62.00

Les œuvres de William Faulkner déjà chroniquées sur ce blog

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Vie sauvage

vie sauvage cedric kahn

Avec les vacances, chacun renoue avec une forme de vie sauvage où les contraintes sociales sont allégées. La liberté n’a pas de prix et l’histoire vraie de Xavier Fortin et de ses deux fils a inspiré deux films, dont celui avec Mathieu Kassovitz, puissant.

Il joue le Père dans toute sa splendeur amoureuse et fusionnelle, n’acceptant pas que sa femme puisse exiger de « garder seule les enfants », ni que « la loi » magnifie abstraitement la maternité sans presque rien reconnaître au père. Il est vrai que notre société catholique romaine, dont la législation radical-socialiste de la république est clairement issue, valorise la Vierge mère évidemment pure et aimante, alors que la fonction paternelle est réduite à celle de Joseph, le cocu de Dieu.

Dans ce film, qui diffère du fait divers réel, Philippe Fournier est un écolo nomade qui s’est lancé dans la vie comme hippie en tipi. Il y a rencontré sa femme, déjà mère d’un gamin de deux ans, et lui a fait deux autres garçons. Sept ans plus tard – le sept est un chiffre symbolique dans les religions du Livre… – l’ex-hippie femme en a « marre de la boue et des caravanes », elle veut se fixer dans une maison et élever « normalement » ses enfants.

Mais qu’est-ce que « la normalité » ? Cette question cruciale taraude tout le film. Était-ce « normal » de vivre à demi-nu dans la proximité des tipis dans les années post-68 ? Est-ce « normal » de changer brutalement d’avis et de genre de vie alors que l’on a pris la responsabilité de s’unir et de mettre au monde ? Qu’y a-t-il de « normal » à confier exclusivement les enfants à leur mère, alors qu’ils n’ont même pas leur mot à dire ? La façon de vivre imposée à ses propres enfants fait-elle partie de ce qui est « normal » ou la société a-t-elle un formatage à imposer pour « la protection » des enfants ? Protection contre qui ou quoi ? Formatage dans quel but ?

vie sauvage torse nu garcons soleil couchant

D’où la seconde question sur le fait d’être parent. Aimer suffit-il à tout justifier, et surtout à tout régler ? Nul doute que le père aime ses fils, tout comme la mère. Nul doute également que l’épouse a rompu le contrat avec son époux en changeant unilatéralement de mode de vie, sans aucun compromis. Et qu’elle a lourdement accablé le papa en utilisant toute la lâcheté des règles judiciaires élaborées par des bourgeois rassis politiquement corrects (et par son propre père avocat). Au détriment de l’intérêt de l’enfant. Car les Grands Principes – tout le monde pareil – s’adaptent rarement à la réalité personnelle, ce que la Loi abstraite et trop précise ne permet pas au juge de pallier.

La mère se pose à la fin en « victime » pour n’avoir pas vu grandir ses enfants durant dix ans – mais elle en est largement responsable : drapée dans son « j’ai l’droit » égoïste, confortée par sa Bonne conscience de Mère-soutenue-par-la Loi, elle a refusé toute médiation (au moins deux durant le film). Les garçons l’auraient peut-être revue régulièrement s’ils avaient pu revenir vivre auprès de leur père juste après, c’est ce qu’ils réaffirment plusieurs fois. Il aurait fallu pour cela qu’elle retire sa plainte et accepte un compromis de garde alternée. Butée, bornée, obtuse, elle apparaît bien immature face à Mathieu Kassovitz.

Mais la vie sauvage est-elle une vie de futur adulte ? Chacun répondra en fonction de sa conception du monde et des relations humaines. Se mettre en marge d’une société ne va pas sans quelques avantages, mais non plus sans inconvénients. Est-ce une forme d’égoïsme ? Ou un amour poussé au-delà de la moyenne ? Les garçons en ont-ils pâti ou se sont-ils au contraire épanouis ? Les chemins de la liberté sont-ils un aspect de la vie sociale ou un refus de la société ? Réussir « sa » vie, est-ce réussir « dans » la vie ?

vie sauvage cachette garcons torse nu

Le film laisse heureusement sans solutions les ambiguïtés.

Petits, les garçons adorent leur père. La scène où il appelle chacun de ses fils devant la maison où sa femme les a emmenés en cachette et où le grand-père l’empêche d’entrer est une scène d’anthologie :  par les fenêtres, par les portes, échappant aux adultes qui tentent de les retenir, les trois petits garçons giclent de la maison, sautent les murets et les barrière, pour se retrouver dans la rue et enlacer leur père… En fuite, ils veulent avoir un anneau à l’oreille comme lui, se parent de colliers et laissent pousser leurs cheveux comme lui, vivent en « indien » à demi-nu comme lui dans sa jeunesse. Ils apprennent avec lui la nature, le soin aux animaux, la chasse et la pêche sans gadgets, à bâtir un feu et dormir au grand air, mais aussi l’orthographe, les tables de multiplication, à gratter de la guitare et un peu de littérature. Ils sont heureux comme des gamins dans l’eau. Il n’est pas jusqu’à la traque policière qui ne soit excitante. À sept et huit ans, les garçons aux prénoms sioux et iroquois imprononçables (dans le film, Okyesa et Tsali, dans la réalité Shahi Yena et Okwari) vont s’enfuir tels qu’ils sont, torse nu et pieds nus, en voyant arriver une camionnette de gendarmerie dans le pré où campe la caravane. Ils vont se cacher dans la forêt, tels des Rambo en culotte courte – sans le savoir car la « société de consommation » n’est pas leur éducation. Mais ils vivent la vraie vie, pas la virtuelle. D’où ces belles images d’enfants sains et apaisés dans la nature, la peau offerte aux sensations, tous les sens en éveil dans les prés, les champs, la forêt, la rivière. Ils traient la chèvre, monte le cheval, participent à la vie collective, la peau nue mais au chaud dans la communauté et sous la protection de leur père.

vie sauvage batir un feu avec leur pere

Adolescents, les garçons connaissent leur période rebelle. L’aîné tombe amoureux d’une jeune bourgeoise et ne peut que lui mentir, au moins par omission ; son flirt est voué à l’échec. Bien qu’ayant rebâti une maison dans un village ardéchois déserté, ils s’entendent mal avec « les punks » qui restaurent le reste du village ; or ils veulent « vivre en paix », pas jouer la stratégie du nombre pour s’imposer. Après 15 ans, ils soignent leur apparence et en ont un peu marre de la promiscuité avec les poules et les fientes. En bref, ils veulent devenir « normaux », pas idéologiques pour un sou mais libres. D’où la distance progressive d’avec leur père, qu’ils aiment toujours, mais ils sont mûrs pour exister par eux-mêmes.

xavier fortin et fils hors systeme

C’est peut-être cette maturité qui est la leçon du film. Certes, leur mère leur a un peu manqué petits, mais leur père a su trouver les gestes, l’écoute et les substituts nécessaires pour qu’ils n’en souffrent pas trop. Il leur a appris à se débrouiller par eux-mêmes et en solidarité avec les autres. Il a été pour eux une image forte sans tomber dans l’emprise sectaire. Il ne leur a pas inculqué son idéologie hors-système, mais à vivre à côté du système. Adolescents, les garçons ont des copains et font la fête, comme tous ceux de leur âge. Ils aspirent à s’émanciper, ils sont mûrs. Ils vont d’ailleurs retrouver volontairement leur mère et la convaincre de retirer sa plainte pour éviter la prison à ce père qui les a élevés.

Un bel hymne à la liberté et à la fraternité. Ce sont, après tout, deux des mots de la devise républicaine.

DVD Vie sauvage de Cédric Kahn avec Mathieu Kassovitz et Céline Sallette, 2015, Le Pacte, FranceTV distribution, blu-ray €13.89

Le livre de Xavier Fortin et ses fils, Hors système, 2010, Jean-Claude Lattès, 469 pages, €19.30

e-book format Kindle, €9.99

Cécile Bouanchaud, Europe 1, Vie sauvage : que sont devenus les frères Fortin ?

Grandir sans l’école : Siddhartha, France Culture Sur les Docks 7 avril 2016

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Sophie Chauveau, Manet, le secret

sophie chauveau manet le secret

« Manet représente la plus grande révolution artistique de l’histoire de l’art », n’hésite pas à écrire l’auteur p.486, qui est tombée amoureuse de son modèle. Non de l’homme, mais du peintre ; non de sa peinture, mais du bouleversement qu’elle engendre. Elle enlève cette biographie au galop, comme elle sait le faire, passant sans vergogne sur les doutes et les interrogations des biographes à propos de cet homme si « secret ». Le livre se lit très bien et l’on y apprend une foule de choses sur l’époque. Manet est né en 1832 et mort en 1883, ce qui lui fait connaître la révolution de 1848, le coup d’État de Napoléon-le-Petit et l’étouffement de l’empire, la défaite humiliante face à la Prusse, les ravages de la Commune et la réaction bourgeoise qui aboutira, des années plus tard, à la République. Dommage cependant que cette fameuse révolution picturale, répétée à longueur de chapitres, soit si peu expliquée…

Édouard Manet est l’aîné d’une fratrie de trois, dans un ménage de fonctionnaire bourgeois rigide et conventionnel. Il essuie les plâtres avec son père et se rebelle très tôt, vers 12 ans, jusqu’à refuser l’école et de faire son droit – comme il était de bon ton à l’époque. C’est tout juste si, soutenu par sa mère et par son oncle, il obtient de s’engager comme apprenti marin pour le concours de Navale.

edouard manet evasion de rochefort 1881

Ce pourquoi toujours il chérira la mer et peindra les nuances de flots en expert (comme Le combat du Kearsage ou L’évasion de Rochefort). Il embarque donc à 16 ans comme pilotin et va jusqu’au Brésil. Il y connait les filles libérées et son sexe explose en elles. Il en est ébloui, illuminé, et ne sera plus jamais pareil face au puritanisme étriqué de sa miteuse classe sociale à Paris.

edouard manet le combat du kearsarge et de l alabama 1864

Dommage cependant qu’il en ramène – nous suggère la biographe – une syphilis carabinée (déguisée tout d’abord en morsure de serpent et plus tard en tabès) dont il finira par mourir à 51 ans. Exactement comme son père.

edouard manet le dejeuner sur herbe 1863

Rebelle aux écoles, aux conventions et aux études – mais très bien élevé et courtois -, il est en revanche très attentif aux relations humaines. Son oncle maternel, ancien officier royaliste, le prend sous son aile et l’emmène petit visiter le Louvre et voir la peinture ; sa mère invite, lorsqu’il est adolescent, une jeune Hollandaise à venir donner des cours de piano. La belle joue divinement et les frères Manet sont tous sous le charme. C’est Édouard qui va s’enhardir le premier et coucher avec elle jusqu’à lui faire un enfant. Pour Sophie Chauveau il n’y a aucun doute, Léon est bien son fils ; pour d’autres biographes, rien n’est sûr.

edouard manet enfant au chien 1862

Quoiqu’il en soit, Édouard Manet va s’attacher à l’enfant, tout comme son frère (dont on dit qu’il pourrait aussi être le fils), et va le peindre aux divers âges de sa vie. Avec un chevreau, aux cerises, à la pipe, en fifre, en lecture, au déjeuner à l’atelier, au chien (l’enfant triste reporte toute son affection sur la bête). Léon, falot et allergique lui aussi aux écoles, restera fidèle toute sa vie à son « parrain » Édouard. Mais être fils de son parrain (à supposer qu’il l’eût su) ne devait pas être drôle tous les jours dans la société corsetée et victorienne de la France du Second empire, puis des débuts de la IIIe République ! Car Édouard Manet épouse la domestique pianiste Suzanne… mais ne reconnait pas l’enfant qu’elle a (en est-il vraiment le père ?).

edouard manet la peche 1863

Le seul tableau où Léon apparaît avec ses deux parents, Suzanne et Édouard, est dans La pêche en 1863 ; encore est-il représenté centré sur lui-même et son chien, de l’autre côté de l’anse où le pêcheur lance ses lignes… Est-ce pour cela qu’Édouard assure par testament à Léon une certaine part de sa fortune au moment de mourir ?

edouard manet olympia 1863

La bourgeoisie triomphante, repue et contente d’elle-même, impose ses goûts (de chiotte), sa morale (puritaine), sa politique (conservatrice) et ses débauches masculines (théâtres, cocottes, folies-bergères et putes entretenues) – vraiment du beau monde. L’académisme en peinture montre combien le fonctionnariat et la bien-pensance peuvent tomber dans le pompier convenu et ignorer toute nouveauté. Édouard Manet est « refusé » plusieurs fois au Salon annuel. En 1863, son Olympia est un scandale national : pensez ! le portrait d’une pute à poil qui se touche la touffe, assistée d’une négresse (réputée « chaude ») et d’un chat noir (réputé diabolique et sorcier sexuel) ! D’autant que la lumière vient derrière celui qui regarde le tableau et que le spectateur se sent assimilé à un voyeur… Toute la cochonnerie est donc dans son regard – et cette ironie passe mal chez les contents d’eux. (Ce n’est pas différent sur la Toile aujourd’hui avec le puritanisme yankee et catho sur les « torses nus »).

edouard manet blonde aux seins nus 1875

« Manet comprend enfin que ce qui offusque les bourgeois, c’est leur propre abjection, leurs sales façons d’acheter et de traiter les femmes. Lui ? Il les traite si bien » p.452. Il peint toutes les femmes qu’il aime, et il aimera souvent ses modèles jusqu’à coucher avec elles tant il se pénètre d’elles en pénétrant en elles. Berthe Morisot, camarade en peinture, sera le second amour de sa vie (elle épousera son frère).

edouard manet berthe morisot au bouquet de violettes 1872

Bien que demi-mondaine, La blonde aux seins nus se révèle dans sa féminité. Rien de pire que les nouveaux riches ou les nouveaux puissants, hier comme aujourd’hui : ils se font plus royalistes que le roi, sont plus imbus que lui de leurs privilèges, plus rigoristes sur la Morale (en public) et bien pires en privé avec tout ce que l’argent et le pouvoir peuvent acheter… Le bar aux Folies-Bergères peint cet érotisme torride sous la fête et l’alcool.

edouard manet le bar aux folies bergeres 1882

Manet peint la réalité et celle-ci est insupportable à ceux qui se croient. Tout doit être rose, « idéal », montrer le paradis rêvé et non pas la sordide vérité telle qu’elle est. Le déjeuner sur l’herbe, peint à 30 ans la même année que l’Olympia, est un pied de nez à ces prudes qui déshabillent une femme des yeux sans oser jamais le leur demander en vrai. Quitte à peindre une fille nue, autant la parer du titre de « vénus » et la poser en décor mythologique – ça fera cultivé et ravira la bête bourgeoisie qui se pique de littérature sans avoir lu grand-chose. Même une « simple » botte d’asperge fait réclame : est-ce de la « grande » peinture ?

edouard manet botte d asperges 1880

Dommage que Sophie Chauveau ne mentionne pas une seule fois la photographie en train de naître, qui oblige les peintres à inventer du neuf. Édouard Manet ne s’est jamais voulu « impressionniste », même s’il a frayé la voie au mouvement où il comptait nombre d’amis. Mais à lire Sophie Chauveau, le lecteur peut croire que la seule « lutte des classes » a créé tous les ennuis et les rebuffades du peintre. Même si Zola n’est pas sa tasse de thé, criard, gueulard, ignare en peinture, adorant se faire mousser, très près de ses sous – et pas reconnaissant le moins du monde. En 1889, « tous ses amis, Monet en tête, souscrivent généreusement pour faire entrer l’Olympia au Louvre, seul Zola refuse de donner un sou. Rapiat, renégat, ou manque de goût et de cœur ? » p.474.

edouard manet stephane mallarme 1876

Heureusement, Manet n’a jamais manqué d’amis. D’Antonin Proust, ami d’enfance, à Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Nadar, Offenbach, et tous les peintres de la nouvelle école : Degas, Pissarro, Monet, Renoir, Sisley, Berthe Morisot, Caillebotte, Fantin-Latour…

Un bon livre, insuffisant pour connaître le peintre Manet (il manque notamment une liste chronologique des peintures citées), mais qui donne envie d’aller (re)voir sa peinture !

Sophie Chauveau, Manet, le secret, 2014, Folio 2016, 491 pages, €8.20

Les livres de Sophie Chauveau chroniqués sur ce blog

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Philippe Labro, Franz et Clara

philippe labro franz et clara

Beaucoup d’écrivains, l’âge venu, se retournent sur l’enfance. Chacun est alors tenté d’écrire son « Petit Prince ». Outre Saint-Exupéry, Hugo écrivit « Les Misérables », Montherlant « La Ville », Queneau « Zazie » et Déon « Thomas et l’infini ». Pour Philippe Labro, il s’agit de Franz.

Il n’est pas un extraterrestre blondinet et solitaire mais un brunet au bord de la puberté. Étrange enfant parce que surdoué, trop mûr parce que mal aimé. Il est de cette terre sans y être, comme le « Petit Prince » ; il est enfant sans parents, qui se sont disputés jusqu’à la mort ; il est héritier d’empire comme l’autre fut de sa planète.

Et il rencontre au bord du lac l’adulte qui va lui dessiner un mouton. Ou plutôt une femme de 8 ans plus âgée que lui, Clara. Elle va lui esquisser ce que peuvent être ces bizarres relations humaines qui font souvent faire n’importe quoi : l’amour. Oh, bien sûr, entre une femme de 20 ans et un garçon de 12, il ne peut guère se passer de choses qui alarment les censeurs. Surtout sous la plume de Philippe Labro. Mais enfin, n’y a-t-il que le sexe pour faire vendre ? N’y a-t-il que le sexe dans l’amour ?

Clara n’est pas heureuse elle non plus. Elle a perdu sa mère à la naissance et son père vers 12 ans, d’une crise cardiaque, sous ses yeux. Elle s’est enfermée dans la routine d’un orchestre parce que l’amour, là aussi, lui a manqué. Sa chrysalide ne s’est pas ouverte. Et c’est le garçon qui va forcer la porte. Pas physiquement, non, je vous vois venir, du moins pas tout de suite, l’auteur obéit au moralement correct de décence ! Mais psychologiquement, sans aucun doute. Cet enfant solitaire et bien élevé va l’intriguer ; ce qu’il dit la fera réfléchir ; ses questions deviendront les siennes. Et… Clara va s’attacher à Franz comme à un petit frère, puis comme à un amant virtuel, puis comme à un mari possible, puis comme à un rêve passé… De quoi quitter son nid et son éternelle recherche de père. Franz va l’arracher à sa routine, la faire sortir d’elle-même, exiger d’elle qu’elle obéisse à son talent.

Il n’y a pas d’amour impossible et l’âge n’a aucune importance. Pour le sexe si, mais pas pour l’amour. Notre époque, qui confond les deux de façon infantile, voire névrotique, apprendra là quelque chose qui la fera peut-être mûrir. Labro nous rappelle que ce qui se passe entre deux êtres de plus profond n’est pas forcément génital. Que toute relation ne se fait pas au lit. Utile rappel, semble-t-il !

Voici donc une histoire simple, comme Flaubert aimait à y travailler. Mais Philippe Labro n’est pas Flaubert et peut-être a-t-il été pris par l’urgence pour la sortir de soi. 180 pages c’est peu, et le roman obéit à la mode du zapping, chère aux lecteurs moyens : ils ont horreur de « se prendre la tête » et renoncent à tout ce qui ressemble à « un pavé ». C’est dommage pour la profondeur psychologique des personnages. C’est dommage pour le style, que le goût d’auteur pour la dramatique média empêche de se déployer. En témoigne l’ultime phrase du livre qui gâche tout, faisant retomber l’élan dans le pathos people.

Et pourtant, ce livre en forme de conte garde la force initiale du ressenti, une émotion maîtrisée par les mots mais qui aime à prendre pour référence la musique. L’auteur a-t-il été dépassé par l’énormité du sujet ?

Est-il retombé dans la facilité d’époque pour « conclure » ce roman, qu’il a tronqué en nouvelle ? L’époque, Philippe Labro l’a vécue dans la trépidation médiatique et l’a aimée pour cela même. L’époque semble avoir submergé l’écrivain, peut-être. Il est bien mûr pour son âge, ce garçon ; elle est bien paumée, cette fille. Et l’époque, justement, se révèle par ces deux-là.

Philippe Labro, Franz et Clara, 2006, Folio 2007, 180 pages, €7.10
e-book format Kindle, €7.99

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Utopie et réalité sexuelle en Polynésie

Serge Tcherkezoff, directeur d’études sur l’Océanie à l’EHESS, étudie les écrits des « premiers contacts » entre Français et Polynésiens. Il cite par exemple en 1769 Louis Antoine de Bougainville et son récit croustillant qui a titillé l’imagination d’époque : les pirogues remplies de nymphes nues, les invites sexuelles explicites à en user des mâles qui les accompagnent. Mais cette fameuse « liberté sexuelle » avant mariage, l’amour pratiqué en public, devenus mythiques en Europe, sont en contradiction avec les autres faits rapportés dans les journaux de bord. Les très jeunes filles ainsi présentées sont apeurées ; elles ne sont pas volontaires mais « offertes » par les chefs de tribus qui voient en ces hommes blancs des envoyés du monde divin. De même pour les jeunes hommes : ingurgiter la boisson cérémonielle (le kava) vise à la reproduction de l’identité masculine par l’absorption de substance séminale par analogie, liqueur régénératrice de force, dispensatrice de vie. La boisson sacrée transfigure les chefs en ancêtres divins et les sujets masculins en hommes forts. La chercheuse du CNRS Françoise Douaire-Marsaudon, dans son étude « D’un sexe, l’autre » (L’Homme, 157, 2001), émet l’hypothèse que cette réaffirmation culturelle vise à contrer la mythologie, qui enseigne l’origine féminine des sujets masculins.

vahine sur plage

Le fameux « amour libre » et la fête publique des corps dans l’égalité sexuelle, caractéristiques du mythe polynésien, révèlent l’Europe, pas la Polynésie. Ce mythe est le miroir dans lequel les savants et les explorateurs européens se sont regardés tout en croyant observer les autres – et en croyant faire de la science. Michel Foucault rappelait justement que l’Occident moderne a développé une « science sexuelle », pas un « art érotique ». La faute au puritanisme chrétien, affirmé avec délice par saint Paul dans l’aspiration à l’austérité des siècles déliquescents qui ont marqué la fin du monde romain. Nous constatons encore chaque jour que tout ce qui est plaisir, gratuité et assouvissement de désirs terrestres, est efficacement contré par la doxa. Croyants ou laïcs se retrouvent aujourd’hui dans le puritanisme d’effort, le malthusianisme d’austère économie et la contrainte morale que le Christianisme a véhiculé sans l’avoir forcément inventé. La droite s’indigne des mœurs privées mais se relâche en tout ce qui est public tandis que la gauche, laxiste en privé, se drape de vertueuse indignation publique (quand la télé regarde).

Rien d’étonnant à ce que ce couvercle moral ait inventé la soupape : l’utopie. Si, chez Homère ou Hésiode, « l’île des Bienheureux » est une sorte de repos terrestre d’abondance et de festins, situé « aux extrémités de la terre », Thomas More en fait une Utopie. Ce « non lieu » montre, par contraste, ce qui ne va pas dans la société ordinaire. Ses émules seront soit de coercitifs accoucheurs de mondes à venir, soit de nostalgiques conservateurs rêvant d’un retour à un régressif « âge d’or ». Quoi qu’il en soit, les femmes y paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus : baiser. Chez Thomas More, elles sont soumises aux hommes comme les jeunes aux anciens, la volupté y est condamnée et tout adultère férocement réprimé. Diderot le libertaire, inventeur de la cité océanienne libre et si hédoniste, voile et rend intouchables les femmes stériles. Fourier permet tout – mais dans une classification maniaque de phalanges, brigades, corporations et autres ordres, où même les orgies obéissent à un rituel rigoureux.

Puis viennent Sigmund Freud, Wilhelm Reich et Herbert Marcuse. L’utopie sexuelle se fait « politique », elle vise à libérer l’énergie libidinale refoulée par « le capitalisme », pris comme la pointe avancée du dressage séculaire d’église. Le rôle de l’utopie reste d’irradier le concret depuis l’abstrait, plaçant un « modèle » platonicien afin de modifier la façon de voir la réalité. Les communautés post 68 ont ainsi tenté de « réinventer » l’amour, les liens humains et la vie quotidienne ; l’esprit « queer » a joué des corps et des pratiques, subvertissant les genres et l’identité sexuelle. Jusqu’à aujourd’hui, où les « stars » miment le coït sur les affiches de pub…

viol Justin Bieber Calvin Klein

Rien de neuf au fond : la vieille idée est de retrouver « la nature », non entravée par les conventions sociales. Depuis Diogène le cynique jusqu’aux îles lointaines épargnées par « la civilisation » (sous-entendue « chrétienne et occidentale ») et à Rousseau, le sexe est censé se pratiquer sainement au vu et au su de tous – « librement ». Lubricité et perversité, tout comme pudeur et honte, seraient des contraintes artificielles de la morale convenue.

Sans conteste, il y a dans ce mouvement le meilleur et le pire… Comprendre l’autre sexe, ne plus le voir comme « inférieur », accepter le plaisir – et en donner –, accepter que la libido puisse n’être pas orientée par le genre, sortir la sexualité du tabou honteux pour la ramener dans l’ordre des relations humaines, voilà qui est positif. Mais, comme en toutes choses, cette « liberté » oblige. Elle n’est pas « laisser-faire ». Tout n’est pas « permis » : non par une quelconque instance extérieure à ce monde, mais par la propre dignité humaine que l’on a en soi. Baiser n’est pas une obligation, ni « le plaisir » un exercice mécanique, ni « forcer » un acte prophylactique envers « les coincé(es) » qui « ne demandent que ça ». La prostitution est par exemple le reflet de la misère psychique et physique, parfois un moyen de survie pour les victimes de discriminations ; elle est un commerce qui se sert de l’être humain comme d’un objet, en faisant une sordide marchandise. Accepteriez-vous que votre femme ou vos enfants se fassent « prendre » par n’importe qui ? Pourquoi alors en faire autant à ceux des autres ? Nul besoin de moraline là-dedans : rien que l’estime de soi suffit pour dire « non ». Autre exemple : la vidéo porno alimente en comparaisons « médiatiques » le narcissisme contemporain. Les jeunes se comparent aux étalons et les filles aux nymphomanes, comptabilisant le nombre de fois, observant l’invraisemblable des positions, se faisant une idée fantasmatique des filmiques « désirs insatiables ». Qu’y a-t-il de réel et d’humain dans cette charcuterie gymnique ?

bora bora fesses

Les îles ne sont plus désormais isolées et le sexe y est aussi pauvre et aussi tourmenté que dans nos pays. La télé comme le net sont partout. Un « sondage mensuel » de rentrée il y a quelques mois dans la presse tahitienne : « aujourd’hui pour vous, le sexe est-il un sujet tabou ? » Non à 84%. On peut douter de ce résultat idyllique. Il demeure difficile de parler de sexe en Polynésie Française : le poids des églises et la pudeur des gens demeurent. Quand on leur demande ce qu’évoque le sexe, 76% des résidents de moins de 5 ans et 55% des revenus supérieurs citent plus fréquemment « le plaisir » que l’amour… 59% considèrent que « les nouvelles générations sont plus précoces », même si 62% ont eu leur première expérience sexuelle à « 16,6 ans » et seulement 15% à 13 ans. 57% considèrent que les comportements sexuels sont « un traumatisme physique ou mental », 44% évoquant des maladies possibles. Rien d’étonnant à ce que l’influence majeure sur la sexualité dans les îles soit accordée par les interrogés aux églises pour 44% et à la télévision pour 24%. Sur l’influence propre des médias, 80% pensent à internet ! Même si les questionnés admettent à 95% que ce sont « les parents » qui doivent être les principaux acteurs d’une éducation sexuelle… A l’école, la dimension affective de la sexualité est mise au second plan dans les séances d’éducation ; elles sont surtout centrées sur la prévention des risques.

Alors, l’amour est-il un art ou une science ? Saurons-nous jamais cesser de compartimenter les comportements humains ? A chosifier toute relation dans le physiologique et le mesurable, dans le même temps que les églises comme les « bonnes âmes » laïques moralisent et répriment, ne risque-t-on pas de laisser l’être jeune tout seul face aux interrogations nées de la puberté, comme face aux fantasmes mis en spectacle dans l’industrie lucrative du « porno » ? Les littérateurs ont fait des îles un mythe d’utopie ; la triste réalité est bien loin de ces fantasmes !

Argoul

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Frédéric Devaux, Un pas puis d’autres vers Compostelle

frederic devaux un pas puis d autres vers compostelle
Faut-il être croyant pour être pèlerin ? faut-il être fou pour quitter le confort de la civilisation ? faut-il avoir envie de compétition pour marcher durant deux mois de Vézelay à Santiago ? Rien de tout cela, nous apprend Frédéric Devaux, la quarantaine, père de trois enfants – « et Steven » – responsable de maintenance ferroviaire dans le civil.

Partir, c’est « faire le premier pas pour créer l’aventure, créer les conditions pour être heureux » p.180.

Ce ne fut pas simple pour lui, qui se sentait vieillir, introspectif un brin hypocondriaque, volontiers « stressé » d’un peu tout et angoissé de quitter sa famille pour se retrouver seul, face à lui-même. Non croyant, ayant quitté le catholicisme d’église, puis le christianisme de la vie éternelle même, il a voulu accomplir le Chemin par « envie de relever le défi », pour « connaître la privation », mais aussi par « orgueil ».

Il en reviendra avec de meilleures raisons : connaître « la véritable liberté de changer son programme » p.49 ; faire de multiples rencontres, « parties intégrantes du pèlerinage » p.60, d’autant plus riches qu’éphémères tels Hakim, Jean, Loïc, Fabio, Gwen, Marty, Jean-Paul, Steffie, Jelle ; « une chance de pouvoir évoquer des choses que l’on garde en soi et qui doivent s’exprimer » p.89 ; acquérir une « sensation d’équilibre, d’harmonie » p.43 ; jouir de la nature en elle-même, « se lever en forêt est mon plus grand plaisir » p.48, la vision au loin des Pyrénées comme « plus belle émotion » p.85 ou ces rapaces qui planent, souverains, comme des dieux p.94 et 111 ; la fête un samedi soir à Pampelune p.114.

« Le pèlerin part sur la route comme on décide de ranger son grenier pour connaître ce qui s’y trouve » p.66. Ce pourquoi il s’allège progressivement : de son matériel doudou largement inutile, de ses soucis illusoires et fausses responsabilités, de ses angoisses pour un futur qui n’est pas là ou pour des chimères nées de son imagination. Il faut dire que Frédéric est parti chargé comme un baudet, flanqué d’un chariot où mettre toutes ses affaires « indispensables » (peut-être parce qu’il a eu le dos bousillé par le judo ?) : une tente, deux tapis de sol, un oreiller gonflable, un bâton, une bombe anti-agression (contre les chiens), une tablette GPS en plus du téléphone portable et de son chargeur solaire, un harmonica et un baladeur chargé de musiques, deux gourdes en plus de la flasque à tétine… Il rencontre sur le chemin d’autres qui n’ont qu’un sac à dos avec un seul change – bien plus sages dans le choix de ce qui est vraiment nécessaire.

La résistance est dans le moral, pas dans le physique : le corps avance pas à pas, à son rythme, selon ce qui vient ; le mental seul travaille, rumine, s’emballe. Le spirituel peut recadrer le but, mais quand on n’est pas croyant, il se résume à l’essentiel : les amours terrestres, l’épouse et les enfants, l’ouverture aux autres. C’est plus humble que la foi, mais mieux ancré dans l’humanité réelle : combien de croyants mystiques préfèrent trop souvent leur méprisante solitude éthérée aux gens qu’ils ont véritablement devant eux ?

Mais l’angoissé a du mal à quitter sa famille, même pour quelques semaines ; ou est-ce la famille qui a du mal à le laisser trouver sa liberté durant ces vacances choisies ? Ce qui est dur est de quitter, pas de marcher. Le départ de Vézelay le 5 avril à midi juste s’effectue avec femme et marmaille, ainsi deux jours durant. Puis il les retrouve une dizaine de jours plus tard pour deux semaines encore ensemble ! Le pèlerinage n’est-il pas à l’inverse un chemin vers soi ? Le sentiment paternel en lui le fera marcher avec chacun de ses enfants tour à tour, pour l’intensité des liens personnels réciproques. « Mon rêve serait que mon expérience leur donne envie de forcer le destin, de prendre leur vie en main pour en tirer le meilleur » p.60. Mais, en contrepartie, « à notre retour, il sera impératif que le changement qui s’opère en nous apparaisse positivement aux yeux de ceux que l’on aime » p.135.

D’ailleurs, « les enfants sont à l’opposé des chiens : pas un qui ne me souhaite une bonne journée, ne me questionne sur ma route ou l’utilité de mon bâton » p.64. Le récit des détails de la voie, des ennuis de matériel, de la fatigue et de la faim, prennent place dans cet ensemble qu’est le Chemin, mais à leur juste place, racontés avec humour parfois, sensualité d’autres fois, pieds nus dans l’herbe, poitrine offerte au soleil couchant, attablé dans un restaurant gastronomique ou partageant le soir une bouteille de vin. Le souvenir de films ou de chansons contemporaines surgissent à propos – mais aucune référence littéraire.

Car l’auteur écrit fluide, mais trop souvent avec ces clichés de la mode que sont « mon ressenti » p.7, « mon sac est finalisé » p.11, « je m’éclate sur ce sentier » p.39, « nous échangeons sur » p.44, « ils matérialisent mes conditions » p60, « cette problématique s’affirme » p.62, sans parler des superlatifs dont on a perdu le sens : « magique », « fabuleux »… Tout un jargon très peu français dans le flou des mots-valises entendus à la télé. L’auteur entreprend pourtant une réflexion poussée sur « le sens des mots » p.98 – il aurait pu se relire.

Mais ces défauts bénins (qui ne surgissent qu’à l’œil exercé du critique) ne compromettent pas le sens du livre. Il est de livrer une expérience et reste en cela authentique.

Le récit de ces deux mois est bien raconté, plaisant à lire, sans se perdre dans les cartes, plans et autres balisages. Les relations humaines sont premières, l’approfondissement de soi aussi, au point de fondre en larmes devant Santiago cathédrale – et de poursuivre ensuite jusqu’à la mer, à Fisterra (fin de terre).

« Le pèlerin revient de son périple avec une force en lui, une capacité à affronter certaines épreuves, à prendre des décisions qui peuvent demander un peu d’audace ou de courage » p.180. Lorsqu’on est allé jusqu’au bout – « ultreia » ! – tout devient possible sans que la précaution par principe ne vienne entraver l’audace. Le livre est un témoignage qui dure, plus que les souvenirs. Il a été écrit pour le public, mais aussi pour les trois enfants – « et Steven » (mais qui est donc bébé Steven ?).

Quiconque voudra se lancer dans cette grande aventure, ou aura seulement la curiosité d’apprendre pourquoi des milliers de pèlerins venus du monde entier font le Chemin de Saint-Jacques, lira ce livre avec bonheur. Je vous le conseille !

Frédéric Devaux, Un pas puis d’autres vers Compostelle, 2015, éditions Vérone, 183 pages, €18.00
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Camilla Läckberg Le tailleur de pierre

camilla lackberg le tailleur de pierre
Une enfant est morte et la petite ville suédoise de Fjällbacka est en émois. Sara la rousse n’avait que sept ans. Certes, elle était bizarre, survoltée, jalouse de son petit frère à peine né, instable, ne tenant pas en place. Elle était étiquetée TDAH par l’éducation nationale, répertoriée Asperger par les psys. Mais devait-elle mourir ? Retrouvée dans la mer, on l’a crue noyée dans l’eau glacée pour s’être aventurée trop près du bord ; l’autopsie révèlera qu’elle avait dans les poumons de l’eau douce avec des traces de savon et de cendres… Et contrairement à l’image de couverture, elle n’avait pas les seins nus.

Qui a pu faire le coup dans une petite ville paisible de la côte ou presque tout le monde se connaît ? Au risque de passe-droits et de favoritisme lorsqu’on est flic et que l’on joue aux cartes avec un éventuel suspect. Les soupçons se portent sur un voisin irascible, mais la mégère qui l’affronte n’est pas plus claire. Curieusement un autre Asperger, surdoué logique incapable de ressentir les émotions et d’entretenir des relations sociales humaines, est isolé dans sa cabane, ne vivant que pour coder des jeux vidéo avec force massacres et sang versé. Il a vu la petite fille en dernier.

L’enquête piétine car d’autres cas de cendres enfournées de force dans la bouche d’enfants petits surviennent. Patrick, inspecteur aux manettes dans un commissariat toujours dirigé par le vaniteux paresseux Mellberg, content de lui, affronte ses propres contraintes personnelles. Il est en effet père depuis peu d’une petite fille, Maja, avec sa compagne Erica. Cette dernière, écrivain, est épuisée par la goulue qui la tète et fait face, avec la fin d’hiver suédois, à une dépression post-natale. Elle flanque le bébé dans les bras de son père dès qu’il rentre de sa longue journée de boulot. Pas simple de se concentrer sur sa tâche d’enquêteur dans ces circonstances.

fillette rousse

Mais c’est ce qui fait le charme des romans policiers de Camilla Läckberg : elle mêle les faits divers réels dont elle s’inspire avec une imagination féconde et avec ses propres expériences d’écrivain dans une petite ville, maman elle-même de très jeunes enfants. Ce qu’elle écrit est donc plus réel que le réel et en apprend beaucoup sur la société suédoise.

Notamment sur les névroses nées de l’autoritarisme et du puritanisme passé. Des chapitres alternés évoquent en effet les années 1930 où les grands-parents de certains protagonistes plantent la mauvaise graine de la haine et de la maniaquerie meurtrière. Sara ne sera pas la seule à payer de sa vie et les relations humaines se révèlent bien plus compliquées que les apparences. Le fils de bedeau intégriste a-t-il tué sa propre fille, lui qui n’a pas d’alibi pour l’heure du meurtre ? Sa belle-mère a-t-elle dit la vérité lorsqu’elle accuse le fils Asperger voisin de voyeurisme ? Un réseau pédophile signalé par un autre commissariat est-il la clé de l’affaire ?

Ce troisième opus Läckberg est l’un des mieux réussi. Il captive le lecteur par ses rebondissements autant que par la psychologie de chacun. Il séduit par l’émotion pour les enfants soumis à la brutalité des adultes comme par la construction habile de l’intrigue. Il renseigne sur le tréfonds sociologique suédois, bien plus austère et rigide que le nôtre, malgré sa morale laxiste bien plus sexuellement libérée des années 70. Les meurtres d’aujourd’hui trouvent leur origine loin dans le passé en ces pays du nord où le long hiver fait ruminer à l’envi ; pas de crime passionnel perpétré sur le moment dans un coup de sang, comme dans les pays du sud. Cette étrangeté fascine.

Commencez ce Läckberg, vous ne le lâcherez qu’à regret.

Camilla Läckberg, Le tailleur de pierre, 2005, Babel noir poche 2013, 593 pages, €9.99

Les romans policiers de Camille Läckberg chroniqués sur ce blog

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Noter ou évaluer ?

La notation va de 0 à 20 et se décline, chez les plus maniaques, jusqu’aux quarts de point. L’évaluation est une appréciation globale qui va de très insuffisant à très satisfaisant, avec des intermédiaires ; elle est parfois traduite de A à E, selon le système américain – mais comme il n’y a pas plus conservateur réactionnaire qu’un prof (surtout « de gauche » – je l’ai vécu…), le E devient vite de 0 à 5… jusqu’au A qui va de 16 à 20 !

La notation donne bonne conscience à la profitude, en faisant croire qu’il s’agit d’une évaluation quantifiable, donc « neutre » en termes de classes sociales, voire « scientifique ». Elle est utile quand le chiffrage est possible sans trop de subjectivité, par exemple dans les exercices de math ou dans les réponses à un QCM (sauf que les profs, surtout « de gauche », détestent les QCM car cela vient des États-Unis). Mais tout n’est pas chiffrable : les rédactions et autres dissertations comme les conversations en langues sont évaluées « au pif », selon la classe et selon les autres notes (il serait très mal vu qu’aucune note ne dépasse 10/20 alors que, parfois, cela le mériterait). Les notes au Bac sont chaque années « réévaluées » sur ordre du Ministère, pour obéir au mantra démago-politique de « 80% d’une classe d’âge au Bac ». D’ailleurs, dès l’Hypokhâgne ou la Sup,fini de rire ! Les Terminales math ou philo qui avaient couramment des 16 et des 18 voient leurs premières notes rarement dépasser 8 : c’est qu’il s’agit, cette fois, de compétition pour les concours des écoles d’ingénieur, de Normale Sup ou HEC deux ans plus tard !

Mais ce qui peut se justifier à 18 ans n’est pas admissible jusqu’à 15 ans (âge de l’identité fragile). Une « évaluation » sur des critères moins fixistes et plus « humains » reste préférable. Ce sont pourtant les mêmes qui refusent la détection des enfants difficiles dès les petites classes – et qui militent pour le maintien de la notation arithmétique au collège ! Les contradictions profs ne sont pas à un virage idéologique près.

ado spleen

On connait les arguments des conservateurs, tels l’ancien ministre de l’Éducation nationale Luc Ferry dans Le Figaro : « c’est la vieille rengaine soixante-huitarde chère à la deuxième gauche selon laquelle les notes seraient le reflet de la société de compétition capitaliste ». C’était vrai dès 1969, je l’ai vécu. A cette époque post-68, les élèves refusaient la notation « flic » de zéro à vingt au profit des flous A à E, moins humiliants. A l’époque, des « tribunaux du peuple » naissaient spontanément dans les cours de lycée pour juger les profs coincés, autoritaires et hiérarchiques. A l’époque, le chahut au bahut était de règle dès qu’un adulte se mêlait de dicter ce qu’il fallait faire ou – pire ! – penser. Mais la doxa socialiste des syndicalistes FSU a eu beau jeu de faire rentrer dans le rang tous ces petit-bourgeois… dès que la gauche fut au pouvoir en 1981.

L’idéologie, tant de droite que de gauche, n’a que faire de la réalité : la France décroche dans les évaluations égales des élèves dans tous les pays européens aux mêmes niveaux et au même moment – mais la profitude ne se préoccupe que de ses petites habitudes, pas de l’élève. Bien éduquer, ce n’est ni multiplier les notes, ni les supprimer ; c’est les remplacer là où elles ne se justifient pas et découragent par leur arbitraire – et les laisser là où elles sont utiles et où les connaissances peuvent être chiffrées sur une échelle.

Toute la polémique idéologique des « gauchistes » contre « autoritaires » se réduit au fond à la différence qu’il y a entre « connaissances » et « compétences ».

  • Les connaissances doivent être apprises et retenues – elles sont évaluables par QCM où la note chiffrée se justifie : on sait, ou on ne sait pas.
  • Les compétences sont des mises en œuvre de connaissances organisées qui font appel à autre chose qu’au seul savoir tout court ; elles mobilisent le savoir-faire, les capacités et le comportement ; elles sont l’intelligence vive appliquée au savoir mort – elles ne peuvent être évaluées que par niveaux d’acquisition : compétence maîtrisée, partiellement maîtrisée, à revoir, avec les conseils nécessaires pour « élever » plutôt que sanctionner.

La notation chiffrée aux 80 grades, quart de point par quart de point entre 0 et 20, est non seulement ridicule, mais largement subjective. Elle sert de parapluie pseudo-scientifique aux inaptes à transmettre la connaissance vivante. Telle cette prof de philo en Terminale scientifique (je l’ai vécu il y a quelques années) qui, incapable de faire passer cette compétence en herbe qu’est la curiosité pour toutes choses et le regard philosophique, assommait ses élèves déjà chargés d’exercices de math et de physique pour les coefficients élevés du Bac, de dizaines de pages de commentaires sur ce savoir livresque qu’ils devaient absolument réviser en philo.

Avant les événements de mai, le colloque d’Amiens tenu en mars 1968 et présidé par Alain Peyrefitte, ministre du général De Gaulle, dénonçait déjà « les excès de l’individualisme qui doivent être supprimés en renonçant au principe du classement des élèves, en développant les travaux de groupe, en essayant de substituer à la note traditionnelle une appréciation qualitative et une indication de niveau ( lettres A,B,C,D,E ) ». Évidemment, venant d’un gouvernement « de droite » – voire « fasciste » pour la gauche jacobine mitterrandienne de l’époque – ce rapport est resté lettre morte.

Or l’ancienne compétition pour « être le premier de la classe » en société hiérarchique n’a plus lieu d’être dans une société en réseau appelée au travail en équipe.

C’est la misère de l’ENAtionale (qui se prend pour l’élite de la crème fonctionnaire) de forcer l’élitisme dans la masse infantile. En laissant pour compte 80% d’une classe d’âge, sans aucun diplôme (1 jeune sur 5 selon l’INSEE) ou avec un Bac dévalué.

Misère éducative que l’on constate à l’envi lorsque l’on devient formateur pour adultes : tant d’immaturité, tant de compétences laissées en friches, tant de mauvaise habitude d’apprendre par rabâchage scolaire. Tant de savoir théorique et tant d’incapacité à l’utiliser en pratique, tant de connaissances livresques et tant d’incompétence en relations humaines…

Les élèves sortant de six années secondaires :

  • ne savent pas s’exprimer devant les autres,
  • ne savent pas faire un plan,
  • ne savent pas chercher l’information fiable,
  • ne savent pas parler anglais (ou autre première langue)
  • ne savent pas compter leurs dépenses par rapport à leurs revenus
  • ne savent pas mettre des priorités,
  • ne savent pas organiser leur travail,
  • ne savent pas travailler avec les autres ni expliquer clairement,
  • ne savent pas écrire sans dix fautes par phrase,
  • ne savent pas se comporter en situation civique, sociale ou professionnelle.

Imaginez un banquier qui vous reçoit en débardeur, short et tong ? Un « BTS banque » (qui n’a jamais quitté le giron irresponsable de l’Éducation nationale) ne voit pas a priori où est le problème, il juge que c’est au client de s’adapter, pas à lui. On ne lui a jamais fait prendre conscience qu’une fonction oblige et que le respect des autres exige qu’on soit net dans son vêtement, clair dans son expression et adéquat à sa fonction sociale.

Un système éducatif efficace, ce n’est ni le gavage des oies ni l’allègement des programmes, mais des enseignants capables et des enseignements par objectifs et compétences : non des flics mais des tuteurs, non des sanctions mais des encouragements. Est-ce vraiment la notation de 0 à 20 qui font les « bons » et les « mauvais » élèves ? Je ne le crois pas : ce sont plutôt les notants qu’il faut noter… Bien plus que l’inspection en moyenne tous les 5 à 10 ans au collège !

Notes a l ecole

L’usage aujourd’hui des textos échangés en cours, la notation des profs par net interposé, ne sont que manifestations bénignes de l’éternelle rébellion adolescente. Pourquoi les notants ne seraient-ils pas notés ? Cela se pratique couramment en Grandes écoles. Pourquoi les lycées échapperaient-ils à cette pratique de bon sens, puisque les élèves y sont déjà mûrs, voire majeurs ? L’enseignement serait-il considéré comme une bastille imprenable de l’emploi protégé ? Comme un fonctionnariat intouchable devant échapper à toute évaluation ? Dans le même temps que les tests européens PISA pointent la dégradation des inégalités éducatives dans le système français ?

On dira : évaluation oui, mais pas comme ça. Alors comment ? Cela ne fait-il pas 30 ans que les syndicats en refusent toute forme ? Si l’administration démissionne de sa fonction d’évaluer l’enseignement, pourquoi les « usagers » (comme on dit dans les services publics) ne prendraient-ils pas eux-mêmes la question en main ? Ils font entendre leur voix de façon brouillonne et provocatrice – mais c’est ce qui arrive quand nulle règle démocratique n’est admise. Or tout citoyen a le droit de contrôler ses mandants et les fonctionnaires de l’État : c’est inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, en Préambule de la Constitution de 1958 : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »

A bloquer dialogue et évaluation, on encourage anarchie et révolution – du pur Louis XVI. Ne serait-ce pas plutôt moderne (voire « de gauche » si cette appréciation n’avait pas été si dévaluée par la génération bobo), cette façon d’échanger les expériences ? Tu m’apprends, je t’apprends ; tu me notes, je te note ; si t’es bon, on est bon. L’évaluation encouragement n’est-elle pas préférable à la note sanction ? N’est-ce pas le meilleur apprentissage à la démocratie « participative » (cette autre tarte à la crème « de gauche » toujours vantée en discours et jamais mise en actes) ? Au fond, meilleur tu es, meilleurs nous serons tous. Voilà qui est sain, non ? Tu m’élèves, je t’élève.

Les profs arc boutés sur leurs privilèges de noter sans être notés se croiraient-ils d’une essence supérieure ?

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Jean Tirole, prix Nobel d’économie 2014

La Banque de Suède vient d’attribuer son prix en l’honneur d’Alfred Nobel au Français Jean Tirole, 61 ans. Il avait déjà obtenu la médaille d’or du CNRS en 2007.

Jean Tirole est un économiste polytechnicien, donc intelligent ; il a travaillé aux États-Unis et en France, donc ouvert ; il s’intéresse aux sciences annexes à sa discipline, donc créatif. Dans un entretien accordé en 2007 à la revue ‘La Recherche’ (n°414, décembre), il décrit l’économie comme un réseau de relations humaines. Contrairement aux naïfs ou aux sectaires qui considèrent le commerce entre les hommes comme « vil », avec un reste de mépris Ancien Régime pour ceux qui doivent gagner leur vie, Jean Tirole utilise la théorie des jeux et la théorie de l’information – qui modélisent les relations – pour faire avancer l’étude.

JEAN TIROLE

Le point commun entre les industries de réseau, le marché du travail, le système bancaire, les bulles spéculatives, la prise en compte de l’environnement – tous sujets pour lui d’examen – est dans la méthode. Certes, la mathématisation du monde ne vaut pas décision ; certes, le modèle du choix « rationnel » des acteurs n’est qu’approximation ; mais l’abstraction mathématique est un outil utile pour poser logiquement des problèmes concrets et tenter de relier chaque dérive individuelle à une situation-type. La modélisation fait appel au droit, à la science politique, à la sociologie, à la psychologie : « on connaît par exemple la manière dont une personne arbitre entre un plaisir pour aujourd’hui et un coût pour demain. Manger gras ou sucré, fumer, rouler trop vite, dépenser plutôt qu’épargner (…) sont marqués par l’absence de cohérence temporelle (…) que les psychologues décrivent précisément. » Et les neurosciences pourront peut-être permettre des avancées, l’imagerie cérébrale observant les régions du cerveau activées lors d’un choix.

La macroéconomie peut être considéré globalement comme une résultante de comportements microéconomiques (même si le tout est toujours plus que la somme des parties – ce que semble laisser de côté un peu trop volontiers l’auteur). Pour lui, l’accès d’une entreprise au crédit s’analyse par la théorie de l’information : celle-ci est asymétrique entre le chef d’entreprise et la banque. De même, le taux d’épargne ou la politique publique du crédit ne serait que la résultante des milliers de choix individuels. La maximisation du profit n’est également qu’un ‘idéal’ que le « phénomène d’agence » permet de relativiser. Quand la direction délègue à un agent, celui-ci va acquérir une autonomie relative et ses décisions ne seront pas entièrement celles qu’auraient désirées la direction ou l’actionnaire. Cette perte d’information est appelée « coût d’agence ».

Mais la maximisation de son intérêt par un individu ne se limite en rien au profit. Une étude réalisée par l’auteur et Roland Bénabou montre trois motivations à la générosité : une conviction, une récompense, l’image de soi. « Nous avons modélisé ces trois composantes et conçu une théorie qui nous a permis de formuler des prédictions et de les tester expérimentalement. » Par exemple, on est plus généreux quand on se sait observé, en particulier par ceux à qui l’on souhaite plaire. Les incitations monétaires à la générosité sont donc plus efficaces pour des actes privés (qui ne sont pas observés par autrui) que pour des actes publics puisque l’intérêt qu’on en retire reste caché.

C’est par cette méthode d’expérimentation que l’économie se rapproche de la science (sans égaler la physique !) : partir d’un problème concret, en modéliser les mécanismes observés, déduire des hypothèses, les tester… « Les économistes s’intéressent aujourd’hui à tous les aspects de la vie de l’homme en société. » Ils sont tournés vers la prise de décision publique, en calculant les coûts et avantages d’une proposition. Par exemple, l’une des idées agitées par Jean Tirole est de moduler les cotisations chômage d’une entreprise en fonction de la durée réelle du chômage de la personne licenciée. Aux décideurs politiques de faire avancer la conception, voire de proposer de la tester. Intéressante approche qui évite les postures médiatiques.

CV de Jean Tirole
Jean Tirole prix Nobel
CNRS communiqué de presse
Dossier de presse
Notice Wikipedia
Méthode
Bibliographie
Les Echos
La finance d’entreprise
Le principe licencieur-payeur dans L’Express

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Vassili Axionov, Les oranges du Maroc

vassili axionov les oranges du maroc

Dans la nuit glacée de Sibérie, la lune donne un ton bleu d’écran télé au paysage comme aux visages. Un prospecteur velu surnommé « le Morse » se roule tout nu dans la neige ; il accomplit ce rite par tous les temps, en compétition par correspondance avec un Tchèque. Victor, lui, écrit une lettre à une camarade dont il aimerait bien qu’elle devienne sa femme. Mais elle fait le coup à tout le monde et n’aime peut-être, en fait, personne. Brusquement, le jour n’est pas encore levé, on annonce des oranges. A 200 km de là, un bateau vient d’apporter tout un chargement de fruits d’or du Maroc !

On ne peut imaginer, en 1962, le luxe que pouvait représenter une simple orange dans une URSS où le rationnement était la règle. Et tout le pays alentour de se précipiter au port en camion, en moto, en auto, pour se ranger dans l’une de ses fameuses queues qui furent le symbole de l’égalitarisme communiste durant trois générations. Tel est le thème de ce court roman de 232 pages qui parle moins des oranges que du désir et moins du Maroc que de l’Union soviétique.

Nul n’écrit à 30 ans ce qu’il écrit à 62. Surtout pas en lorsque l’empire existait encore. En 1962, nous étions au temps de Khrouchtchev, un Russe de Koursk (et pas Ukrainien comme on le dit trop souvent). Le personnage fut berger, puis métallo, puis apparatchik, il s’éleva dans l’ombre de Staline avant de prendre sa succession en évinçant les autres. Bon vivant et coléreux, il n’hésitait pas à taper avec sa chaussure sur son pupitre à l’ONU pour se faire entendre tout en couvrant les voix de l’opposition. Il utilisera cette vieille tactique stalinienne contre son maître dans son fameux Rapport de 1956, sorti pour consolider son pouvoir. Mao s’en inspirera pour déclencher un peu plus tard sa Révolution « culturelle »… Axionov ne parlera de Staline que 32 ans après dans Une saga moscovite, une fois l’URSS défunte et enterrée. Il n’aborde le personnage que de loin et en biais dans Les oranges du Maroc. Comment faire autrement lorsque le décor est celui de la Kolyma, reconvertie en nouvelle frontière du Progrès pour « rattraper et dépasser l’Amérique », autre vantardise de « Monsieur K » (qui n’est toujours pas réalisée) ?

Car le « réalisme socialiste », figure de style obligée du roman soviétique théorisée par la propagande, oblige, pour être publié par les officielles Éditions du Peuple en ce temps-là, à célébrer et à chanter « le progrès ». C’était l’idéologie économique du Parti, donc « du peuple tout entier ». Glorieuse époque d’optimisme d’une humanité conquérante : « En tête partiront les bulldozers ; puis les tracteurs emporteront le matériel : miradors, machines, tuyaux… Un hélicoptère transportera peut-être sur place une partie des ouvriers, et ceux-ci commenceront à défricher la taïga en vue des nouveaux travaux » p.230. Faut-il y croire ? On s’en balance, suggère Axionov dans ce livre qui eut du succès en son temps parce qu’il révélait tout haut ce que chacun vivait tout bas.

Cinq personnages en quête d’histoire s’entrecroisent dans ce roman chaleureux où se qui compte, au fond, sont les relations entre hommes et femmes, entre femmes camarades et entre hommes au travail. Chacun sa fonction, plus ou moins bien remplie, chacun ses états d’âme, plus ou moins bien soignés au « cognac tchétchène », à la séduction ou aux grosses bagarres. La vie communiste n’est pas drôle, le travail souvent inutile car planifié par la théorie, les relations humaines hachées par les ordres de mission incohérents venus d’en haut, la paie versée quand le plan de fabrication pour les billets permet qu’il y ait le compte, la nourriture morne parce que décidée par une administration anonyme. Seul l’humain permet de la joie. Les copains, l’alcool et les femmes restent d’éternels bonheurs. Pas la Production industrielle, ni l’Exploitation de la nature, ni la réalisation du Plan.

Avec ce ton vibrant de la jeunesse et cet humour doux amer qui dénonce à petites touches l’ordre ambiant anonyme et contraignant, Axionov peint ici une société de pionniers d’une époque révolue mais où la vitalité n’était pas un vain mot. De quoi nous garder de tout collectivisme tout en réveillant nos sociétés fatiguées ! Car ce qui compte, au fond, ce sont les relations humaines.

Vassili Axionov, Les oranges du Maroc, 1963, Actes sud Babel 2003, 232 pages, €8.27

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Donna Leon, Les joyaux du paradis

donna leon les joyaux du paradis
Ceci n’est pas une enquête du commissaire Brunetti, ni vraiment un roman « policier », mais il y a du suspense et une intrigue sociale. Nous sommes à Venise, dont l’auteur est amoureuse comme si elle y était née, et elle sait magnifiquement rendre ces petits détails quotidiens qui font la beauté de la ville, le prix de l’ambiance et les relations humaines nulles part ailleurs aussi particulières.

L’une des cinq filles d’une famille vénitienne au prénom commençant toutes par un C, Caterina, est musicologue et spécialiste du baroque. Cette musique est pour elle populaire, l’équivalent d’une Madona des siècles passés, un spectacle quasi de cirque en son temps avec décors fantastiques, passions romantiques et trémolos musicalement inouïs. Mais il est dur de trouver du travail aujourd’hui dans un domaine aussi spécialisé et aussi loin de la quête de l’argent qui est le propre de notre société…

Elle enseigne, elle étudie, elle recherche… Tombée à Manchester, elle se languit de l’Italie et surtout de Venise, sa ville sur l’eau, ses trattorias et ses bars cachés que les touristes ne connaissent pas. Justement, une annonce cherche musicologue pour expertiser le contenu de deux malles datant du 18ème siècle, laissées en héritage par un certain abbé Agostino Steffani, diplomate et compositeur baroque accessoire – qui a vraiment existé. Son opéra Niobe, ressurgi de l’oubli, aurait montré des splendeurs ; son Stabat Mater, écrit à la fin de sa vie, serait magnifique. Il est réédité en CD et l’on susurre que la Bartoli (comme on dit en italien), chanteuse vedette du disque, ne serait pas étrangère à l’écriture du roman de Donna Léon, pour faire mousser sa pub.

Mais la fondation qui accueille Caterina se révèle en carton-pâte – à l’italienne. Les fonds sont dilapidés par les précédents « directeurs » qui auraient fait des « placements malheureux » (peut-être pas pour tout le monde). Restent deux cousins, béotiens en musique et avides créateurs de monnaie dans des affaires diverses. Ils voudraient savoir quel a été le « testament » de Steffani, resté sans descendance, à quelle branche de sa famille il a légué ses biens. On parle à mots couverts depuis des générations d’un « trésor » qui serait appelé « les Joyaux du Paradis ». Comme ils se méfient l’un de l’autre et qu’ils ne parlent aucune des multiples langues de l’ancêtre : allemand, latin, français, anglais… la dépense d’une chercheuse apparaît justifiée.

C’est contre cette prétention que l’auteur va s’amuser. Je ne vous raconte pas la fin mais elle vaut son roman. Il y a des mystères, une quête dans le passé comme une enquête policière, l’apport de spécialistes de la documentation légale, un avocat qui n’est pas ce qu’il paraît être, la surveillance appuyée d’un mauvais garçon à l’encontre de Caterina.

Tout cela va se résoudre dans les dernières pages pour le plaisir intellectuel du lecteur. Aucun meurtre, mais toute une sociologie. De l’Italie bien sûr, mais aussi de l’Église catholique et des bouffons qui croient plus au pouvoir temporel qu’en un Dieu éternel. Caterina va s’amuser, l’avocat va s’étrangler, les cousins se dépiter – pour le plus grand plaisir de l’auteur – et du lecteur.

Car si ce roman n’est pas policier, il est un bon roman sur la foi et sur la cupidité humaine.

Donna Leon, Les joyaux du paradis, 2012, Points policier 2013, 347 pages, €7.22

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Stefan Zweig, Nouvelle du jeu d’échecs

stefan zweig nouvelle du jeu d echecs
Dernières nouvelles de Zweig avant sa mort, dans ce court roman écrit sous forme d’une longue nouvelle. L’auteur l’envoie aux éditeurs deux jours avant de disparaître, comment ne pas y voir un testament ? Le thème en est le jeu, mais aussi l’intellect et l’argent, peut-être la mise en branle simultanée de ces trois étages de l’humain que sont la passion, la raison et les pulsions. L’écriture en est fiévreuse, attentive, tout entière orientée vers les personnages, à leur écoute, selon le meilleur Zweig.

Czentovic est un paysan du Danube ignare et quasi illettré, élevé par un curé dès 12 ans, après la mort du père dans un naufrage sur le fleuve. En regardant jouer, l’adolescent assimile les coups. Il n’est que tactique, dans l’imitation lente et méthodique, porté par l’intuition immédiate. Il devient cependant champion du monde, peut-être parce que ce calculateur vivant aussi bête dans la vie courante qu’un guichet administratif, n’a pas le raisonnement brouillé par les émotions et les pulsions.

Sur un paquebot transatlantique entre New-York et l’Europe, un industriel ingénieur américain, très sanguin et à qui rien ne doit résister, le paye pour jouer contre lui. L’amateur perd, évidemment, mais durant la revanche, il est sauvé de la honte par un passager qui par hasard passait par là. C’est un aristocrate, ancien avocat d’affaires en Autriche, arrêté après l’Anschluss par la Gestapo pour lui faire avouer qui détient quoi dans la riche société viennoise. En quelques coups, il limite les dégâts et assure une partie nulle. Czentovic, intrigué et stimulé, se laisse convaincre – contre paiement – de jouer à nouveaux quelques parties. L’avocat n’est pas un joueur d’échecs, ni professionnel ni amateur, mais laissé à l’isolement dans une chambre d’hôtel réquisitionné durant plusieurs mois afin qu’il craque, il n’a rien trouvé de mieux que de refaire dans sa tête les parties d’échecs d’un manuel volé dans une poche militaire. Ayant épuisé les combinaisons du livre, il imagine des parties contre lui-même, jusqu’à la fièvre.

C’est ce qui va le faire libérer, l’excès de ratiocination conduisant à la folie. Il porte la représentation mentale au point de devenir quasi schizophrène et d’oublier tout réel. Il n’est pas tacticien méthodique comme un calculateur, mais stratège de haut vol qui modélise une dizaine de coups d’avance. L’aigle contre le bovin, l’intelligence contre la stupidité brute, peut-être est-ce le message, alimenté et augmenté par la barbarie commerçante de la mentalité américaine sous les traits de McConnor, le medium de la rencontre contre qui rien ne résiste ? Est-ce le paysan du Danube contre l’intellectuel de Vienne ? Le nazisme fruste contre la vieille civilisation européenne, poussé par le commerce yankee ? Les relations humaines sont-elles sur le mode du jeu d’échecs ?

Cette nouvelle préfigure en tout cas les coups de la politique soviétique (que Poutine reprend avec un cynisme répugnant), mais illustre aussi le délire de la raison en finance (qui a causé la crise de 2007), autant que la bêtise administrative au front de taureau (que Hollande voudrait affaiblir par son « choc de simplification »). Politique, finance, administration, toutes ces façons de faire oublient l’humain en faveur du modèle, la réalité des choses pour l’abstraction des stratagèmes.

Grave message de Stefan Zweig à ses lecteurs, à la veille de quitter ce monde qui le déçoit – et qui reste le nôtre.

Stefan Zweig, Nouvelle du jeu d’échecs (1942), Folio classique 2013, 160 pages, €3.33

Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, 1584 pages, €61.75

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Alexander Kent, Honneur aux braves

alexander kent honneur aux braves
Le capitaine Bolitho, en 1802, est désormais vice-amiral, il terminera le roman anobli. Il faut dire qu’il a conservé une île à la couronne, coulé deux navires ennemis et pris à l’abordage un troisième – un plus gros. Cette aventure de mer ne dépare pas les précédentes, la 15ème du lot. Nous sommes entre hommes et les relations humaines comptent par-dessus tout.

La mer, les hasards et les dangers, l’équipage, les anciens et les proches, ledit Alexander Kent (qui se nomme dans le réel Douglas Reeman) les connaît bien pour s’être engagé lui-même à 16 ans dans la Royal Navy. Il n’a pas son pareil pour décrire les affres et le courage des aspirants de 13 ans, des enseignes de 19 ans et des lieutenants de 20 ans, tout comme la responsabilité assumée des capitaines de 30 et des amiraux de 50 ans. Il le sait, ce qui compte est le chef, celui qui sait surveiller, aimer et rendre justice au travail de chacun : « Ces marins ne se battaient ni pour le pavillon ni pour le roi, comme le croyaient ces imbéciles de terriens. (…) ils se battaient pour leurs compagnons, pour leur bâtiment, pour leur commandant » p.231.

Nul ne connaît rien à la guerre, pas plus qu’à l’entreprise, s’il ne sait ces quelques mots. Ce n’est ni la gloire, ni l’argent, ni la femme, qui font se battre pour vaincre : mais l’attachement à ses camarades. Difficile à dire en ces temps de féminisme forcené et de chacun pour soi – mais c’est ainsi que cela fonctionne entre hommes.

‘Honneur aux braves’ est un bon roman d’aventures pour adultes – et l’on devient adulte dès 13 ans dans la marine à voile. Le lecteur se souviendra longtemps d’Adam le neveu, d’Evans le petit aspirant juste pubère, d’Allday le serviteur absolu, de Jethro l’ancien marin fidèle, de Keen le valeureux capitaine de pavillon. Les intrigues, les coups de main, les combats navals ne manquent pas. Il faut savoir nager, et pas que dans les vagues, dans la bêtise humaine des civils aussi qui ne pensent qu’au commerce et aux coups bas politiques. Si vous perdez, la faute vous en revient ; si vous gagnez, on se glorifie de vous avoir choisi et donné les bons ordres.

Mais pour Bolitho, ce qui compte sont les hommes. Il s’est marié, a eu une petite fille qu’il ne verra qu’un an plus tard, après sa mission. Celui qui est comme son fils est son neveu, qui lui doit tout. Que lui faut-il de plus ?

Malgré les traductions tardives et les parutions au compte-goutte, la série des 23 volumes de mer prenant Bolitho aspirant adolescent pour le quitter amiral en son âge mûr, est un délice de lecture. Oserai-je dire « pour les garçons » ? C’est mal vu par l’égalitarisme forcené des aigries qui n’ont pas trouvé pied à leur chaussure, mais je le dis. Il n’est ni interdit ni tabou aux filles d’aimer – enfin je crois – puisque la liberté est le premier des biens hérité des Lumières. Bienvenue sur la mer !

Alexander Kent, Honneur aux braves, 1983, traduit de l’anglais par Luc de Rancourt, Phébus Libretto 2011, 361 pages, €9.41

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Jérôme-Arnaud Wagner, La femme de ma deuxième vie

jerome arnaud wagner la femme de ma deuxieme vie
L’amour est plus fort que la mort ! Ce puissant mythe est revivifié en français contemporain par un cadre des médias admirateur de Love Story. C’est beau, entraînant, captivant – le lecteur ou la lectrice ont envie d’y croire. En près de 400 pages, ils le peuvent, s’isolant du monde comme dans une bulle irisée où ni le temps ni l’espace ne comptent plus. Un bel exercice romanesque qui poursuit un récit tristement véridique : la disparition de son épouse, écrite par l’auteur dans un précédent livre : N’oublie pas que je t’aime (2010).

Sans cesse, Jérôme-Arnaud ressasse la disparition de l’amante fusionnelle, Emmanuelle, disparue à 35 ans dans un hôpital pour cause de mauvaise administration. Elle lui a laissé deux enfants, garçons jumeaux de quatre ans qu’il va s’efforcer d’élever seul. Reviens mon ange (2012) s’égarait déjà vers le roman pour chanter le même amour, avec une tentation policière. Cette fois, l’auteur réunit les deux avec un brio sans conteste. Imaginez un couple idéal, beau, parisien, aimant, deux enfants ; un soir de Noël, l’épouse est séparée de son époux parce que la porte du métro bondé se referme avant qu’elle ait pu monter. Nul ne la reverra plus – ou plutôt jamais en chair et en os, mais peut-être en rêve, ou bien… A-t-elle disparue volontairement, puisque son corps n’a pas été retrouvé ? Sinon, qui peut être son assassin ?

Wagner écrit dans le troisième volume de sa (peut-être) tétralogie, sa conviction que rien n’est jamais perdu, que rien n’est perdu à jamais, que le mot « jamais » ne saurait exister. Un jour, quelque part, sur cette terre ou au-delà, les amants se rejoignent car l’amour transcende la mort… Mais ici-bas, en attendant, il faut bien vivre. Et c’est ce contraste qui donne du ressort à l’histoire. Raphaël a perdu Laura ; il ne l’oubliera jamais mais rencontre Aurélie ; il l’aime, ils se marient, elle est une mère pour les jumeaux orphelins, confortés jusqu’ici par leur parrain Marc (beau portrait de parrain, si utile à la construction des enfants). Aurélie n’est pas la femme de sa vie, mais la femme de sa deuxième vie : où vous apprendrez le distinguo subtil entre « âme jumelle » et « âme primordiale » – la première fusionne avec vous, la seconde vous complète. Mais c’est toujours l’Amour, peu importe quel vecteur il prend.

Ce romancier-philosophe de l’amour parsème son livre de citations des acteurs et chanteurs aussi profondes que la mode… Sa leçon du vivre est un kit pratique de survie pour ménagères de moins de 50 ans : il faut avant tout penser au présent, sans se perdre dans le passé ni fantasmer trop sur l’avenir. Mais cette philosophie de magazine fonctionne : on a envie d’y croire. Le présent, ce sont les enfants qui ont besoin d’un père, la seconde épousée qui a besoin d’être aimée, France-Télévision qui a besoin d’un professionnel, la police qui a besoin de poursuivre l’enquête.

La vision de l’auteur, écrivain dès l’âge de 11 ans mais baignant dans la com, reste désastreusement américaine. Ce français qui écrit est acculturé, brossant sans nuance un portrait « d’inspecteur » de police issu des romans noirs newyorkais des années 50 avec imper, chapeau et whisky, une image surréaliste de policiers sortant « leurs colts », un autre portrait de psychiatre suisse allemand de caricature qui établit un diagnostic au mépris de toute procédure réaliste, un idéal typiquement américain monomaniaque de « transparence » dans le couple, une vision hollywoodienne de la mort comme couloir des âmes vers le paradis où « Dieu » les accueille, un sentimentalisme d’amour fusionnel rose bonbon à la Love Story

Le lecteur littéraire et français voit qu’on se moque un peu de lui, au moins dans l’absence de cette obsession – pourtant elle aussi bien américaine – du détail vrai : il y a bien longtemps en France que l’on ne dit plus « inspecteur » mais lieutenant ou capitaine, et les policiers parisiens n’ont jamais été armés de « colts » mais d’un bon vieux Sig-Sauer. Il aurait suffit de solliciter les deux ados de l’auteur, probablement adeptes de Wikipedia, pour l’apprendre en deux minutes… Légèreté française ? Relecture non travaillée ? Inculture de masse ? C’est un peu dommage, d’autant que p.219 Aurélie évoque devant les enfants de 10 ans l’accusation de meurtre portée contre leur père sans que ceux-ci n’y fassent attention ni s’en émeuvent le moins du monde ! Est-ce bien réaliste ?

jerome arnaud wagner et jumeaux

Mais au total le positif l’emporte. Il y a du romanesque, de l’idéal et de l’action. Le roman est dynamique et généreux, il laisse confiant en l’avenir et dans l’amour entre les êtres – malgré tout. « L’amour, c’est Dieu lui-même (…) Et il a tous les visages » p.233. Le mot « Dieu » peut désigner l’énergie qui meut l’univers, comme le croyaient les stoïciens, ou Brahman, l’esprit de l’univers, comme le croient les yogis – chacun met ce qu’il croit dans ce concept-valise accessible sans avoir fait d’études.

Amour en couple, reconstruction après décès du partenaire, fidélité dans le mariage, attention portée aux enfants – ces valeurs de tradition sont ici revivifiées et actualisée d’un souffle salvateur. Ni le superficiel de la baise, ni le virtuel des « amis » ne remplacent les véritables relations humaines. Ce n’est rien de le dire, c’est mieux avec talent. La raison n’est rien sans les passions, qui elles-mêmes ne sauraient vivre sans les pulsions. L’amour est cette synthèse qu’opère « l’intelligence du cœur ». Et ce beau roman d’amour, malgré tout, emporte sur ses ailes.

Jérôme-Arnaud Wagner, La femme de ma deuxième vie, 2014, éditions Les nouveaux auteurs, 388 pages, €18.00

 

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Yukio Mishima, L’ange en décomposition

yukio mishima l ange en decomposition folio

Nous arrivons au terme de la tétralogie wagnérienne de Mishima, un volume plus court, bâclé sur la fin, qui n’aboutit qu’au néant. Ayant fait revue de toute sa vie depuis les sens jusqu’à l’esprit, en passant par la passion, Mishima conclut à l’inanité des choses, au courant perpétuel du temps, à l’effacement de toute mémoire.

Nous sommes en 1970 et Honda, le seul lien et mémorialiste de la tétralogie, a 76 ans. La vieillesse est là, cruelle, que Mishima l’auteur veut à tout prix éviter pour lui-même, préférant mourir en beauté mais en pleine jeunesse, comme Achille, à décrépir peu à peu en ronchonnant sur l’époque. « Tout lui déplaisait, la laideur de cette chair impuissante, les bavardages inutiles qui masquaient l’impuissance, le radotage lassant, des cinq ou six fois, l’automatisme dont le radotage même faisait un tourment, la suffisance et la poltronnerie, la cupidité et l’égocentrisme, cette lâcheté d’une frayeur constante de la mort, cette licence totale, ces mains ridées, cette démarche de chenille arpenteuse, ce mélange d’insolence et d’obséquiosité sur le visage. Dire que le Japon fourmillait de vieilles gens » (chap.26). On comprend qu’il ait voulu échapper à cette déchéance, comme Montherlant, mais avec l’histrionisme en plus.

Honda, passant par hasard près d’un point de guet pour les bateaux entrant et sortant du port, fait la connaissance de Toru (prononcer Torou), adolescent de 16 ans dont le maillot de corps laisse entrevoir les trois grains de beauté qu’avaient Kiyoaki, Isao et Ying Chan réincarnés. Enquête faite, une incertitude subsiste tant sur la date de la mort de Yin que sur la naissance de Toru, mais Honda veut y croire ; il n’a plus le temps. Il adopte le garçon et l’éduque, certain qu’il trouvera la mort avant ses 21 ans, comme les autres, fauché en plein élan de beauté et d’énergie.

Malignité du destin qui se moque des humains, coquinerie du sort qui n’aime rien tant qu’à égarer la raison, Toru se laisse éduquer puis, la majorité atteinte, n’en fait plus qu’à sa tête. Il manigance un coup tordu pour rompre ses fiançailles avec la fille qu’il n’aime pas et organise la mise en tutelle de son père adoptif. Heiko, la vieille amie gouine de Honda, invite le garçon un Noël pour tout lui révéler, et combien lui, le seigneur sans passion, manipulateur intellectuel des autres (son QI est de 156), s’est fait berner. Le miroir de Narcisse du guetteur-voyeur Toru se brise, comme celui de Senkitchi dans L’école de la chair, l’entraînant dans un engrenage pareil à celui de l’adolescent Noburu dans Le marin rejeté par la mer, tandis que le vieux manipulateur Honda ressemble de plus en plus au Shunsuké des Amours interdites. L’imagination de Mishima tourne en rond, il commence à ressasser. Il abrège dès le chapitre 28 et bâcle le finale. De désespoir, le garçon s’empoisonne, ce qui le rend aveugle, et se laisse soigner par Kinué, la laide folle qui est raide folle de lui.

Honda a gagné une demi-victoire : ce n’est pas la mort, mais l’impuissance qui attend Toru, la vieillesse précoce où il se laisse aller. La réincarnation d’humain en ange entre en décomposition, Toru présente les cinq signes fatidiques recensés par le bouddhisme (chap.8). La conscience alaya (celle qui subsiste au-delà du Moi), se désagrège dans le grand Tout bouddhiste en bouclant Kiyoaki l’ami par Toru le fils : « Il y avait là, dans le moindre détail, et jusque dans l’absence d’un but quelconque, le double de Honda, mis à nu dans un néant limpide » (chap.10).

Honda, une dernière fois, à 81 ans, va rendre visite à Satoko, abbesse du monastère Gesshuji depuis ses vœux prononcés après sa rupture avec Kiyo, 60 ans auparavant. Celle-ci a conservé sa beauté, épurée par l’âge, mais elle a épuré aussi ses souvenirs, ne gardant que ceux qui valent durant cette vie. Et Kiyoaki, l’amant magnifique, n’en fait pas partie. Honda est déconcerté d’apprendre que l’oubli a emporté tout ce à quoi il a voué son existence. Lui fini, cette belle histoire de réincarnation sera néant, même le Journal de ses rêves de Kiyo que Toru a brûlé. Les êtres passent comme les saisons, mais le temps demeure. Un signe à son arrivée au monastère aurait dû l’avertir : « Il se rappelait l’image lumineuse des quatre saisons sur le paravent en ce temps-là. On l’avait remplacé par un paravent tout uni en roseaux tressés » (chap.30). Commencée en hiver, la tétralogie se termine en plein été. Si blanche, si neuve, si pure, c’est pourtant la destinée de la neige de printemps de fondre au soleil, alimentant l’éternelle cascade dont aucune molécule n’est jamais la même, et qui va se perdre dans la mer de la fertilité – avant que l’évaporation ne fasse à nouveau naître la neige… Illusion d’existence stable, de moi constant, la cascade s’oppose à la neige, le flux à l’immobilité, le passage incessant du temps à l’être.

ange de paille

Mishima garde une lecture nihiliste du bouddhisme. Comme de la vie moderne : « L’ordre était-il protégé, toutes choses se déroulant selon un code de lois, sans qu’on put déceler nulle part la moindre trace d’amour ? (…) Le ‘facteur humain’ avait-il été soigneusement balayé ? » (chap.26). L’écrivain, en sa toute dernière œuvre (rendue à l’éditeur le matin de son suicide), lance un cri affectif, il hurle ce qu’il n’a pas eu enfant : affection et attention, insertion dans une famille et dans un groupe. Comme lui, Toru est orphelin, donc glacé, incapable de relations humaines normales. La neige fraîche devenue glace figée, l’inverse du nirvâna bouddhiste, idéal de fusion dans le flux d’énergie de l’univers. La dernière phrase du livre, de la tétralogie comme de l’œuvre entière de l’écrivain Mishima, est celle-ci : « Le plein soleil d’été s’épandait sur la paix du jardin ».

Ce pourquoi Mishima ne croit qu’à l’énergie, un instant incarnée dans un être jeune, en pleine passion et beauté. L’éternité éphémère qu’il cherche est celle du souvenir, de ces deux ou trois générations de la mémoire, incarnées ici en Honda. Ce pourquoi lui, Kimitake Hiraoka né en hiver un 14 janvier, voudra mourir en Yukio Mishima à 45 ans en automne, un 25 novembre. Sinon en héros, du moins en symbole pour le Japon, s’éventrant au sabre court avant de se faire décapiter par un compagnon selon la tradition. Comme un guerrier samouraï, même si ce geste spectacle est dérisoire dans la société industrielle en plein essor de 1970.

La lecture de la tétralogie achevée, je la trouve un peu décevante, baroque, bariolée, ressassant les fantasmes mille fois écrits de l’auteur. Il avait probablement conscience de tourner en rond et de quitter son public, d’où ses éclats publicitaires des dernières années. Neige de printemps est le plus séduisant des quatre tomes, Le temple de l’aube le plus lourd. Mais il faut dire que la traduction depuis l’anglais n’arrange rien de la fluidité du texte comme de sa compréhension ! Les approximations, les faux synonymes, les anglicismes, les virgules mal placées abondent. Pourquoi qualifier une chaîne à médaille, au cou de Toru, de « collier » ? Pourquoi la procédure d’empêchement juridique de Honda vise-t-elle à le dire « inhabile », alors qu’inapte serait médicalement plus juste et surtout incapable est le seul mot juridiquement correct ? Pourquoi parler de « l’impossibilité » plutôt que de l’impossible ?

Il manque une vraie bonne traduction directement du japonais de l’œuvre de Yukio Mishima.

Yukio Mishima, L’ange en décomposition, 1970, Gallimard Folio 1992, 288 pages, €5.89

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55

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Ryutei Kunisada, Le Livre des Amours Galantes

Ryutei Kunisada Le Livre des Amours Galantes

Le Japon nous offre l’image d’une culture où le désir amoureux n’est pas pollué d’une quelconque Morale venue des au-delà terrestres mais où il s’insère dans le rapport presque « maternel » à la nature qui est la base du shinto, revu par le bouddhisme zen.

La période d’Edo, au début du 19ème siècle, a fait éclore un libertinage raffiné dans ce Japon fermé au monde dès 1635 par le shogun Tokugawa Iemitsu, une génération avant que les cuirassés du Commodore Perry ne forcent le blocus du commerce en 1853 pour le plus grand bien des Japonais eux-mêmes. L’auteur du Livre des Amours Galantes fait partie de cette classe nouvelle de citadins enrichis par la prospérité économique et qui, lettrée, aimait jouir de la vie. Le roman, le théâtre, l’estampe, prennent leur essor avec un raffinement apprécié encore aujourd’hui. Un précurseur des mangas est le livre illustré, rassemblement de fascicules sous forme de feuilleton romanesque. Ryutei Tanehiko, né samouraï de rang moyen, publie en 1836 ce roman érotique illustré de gravures par Kunisada. Une seconde partie était annoncée ; elle ne vint jamais. Toute bourgeoisie, par définition ambitieuse et disciplinée pour accumuler prestige et richesse, ne peut qu’être austère, donc moraliste. Les culbutes derrière les paravents ou sur les barques amarrées aux rives ne peuvent que détourner l’énergie humaine de l’utile : la production et le commerce. Ailleurs il s’agit de révérer le Dieu machiste, exclusif et jaloux, et de faire des petits pour sa gloire ; au Japon dès 1842, il s’agit de travailler à la prospérité et la censure officielle empêche pour un temps la publication de ce genre d’ouvrage.

Mais les mœurs sont restées telles qu’elles sont décrites en ce livre, car elles ne dataient pas du moment. Tout ce qui est privé reste permis au Japon ; il est cependant nécessaire de présenter une façade officielle acceptable par les autorités. Les histoires contées ici sont situées par l’auteur à l’époque Muromachi, aux 14ème et 15ème siècles, période d’essor du rendement agricole, du commerce et de l’amélioration du niveau de vie. Il voulait montrer que le plaisir privé rendait heureux pour le travail en société. La culture populaire y naquit par les contes, les comédies et les rouleaux illustrés. Ce n’est pas par hasard si Tanehiko a reculé ses histoires galantes vers ce temps-là. Il était devenu mythique, ouvert sur l’extérieur et bouillonnant de créativité culturelle à l’intérieur avec la littérature, le zen, les fêtes et pèlerinages.

Ce livre court décrit des scènes érotiques entre homme et femme. Les deux sexes sont à égalité dans le désir, leur comportement diffère mais leur réalisation est complémentaire, ce qui compte est l’union qui permet le plaisir. C’est ce qui frappe en premier lieu le lecteur ou la lectrice d’aujourd’hui : cette nudité du désir, cette absence de censure morale sur le frémissement des corps, ce naturel de la relation. En second lieu, ce qui étonne aussi est cet accord entre homme et femme une fois nus qui ne reflétait pas celui, habillé, de la société dirigée par les hommes. Cette équivalence des appétits qui se rencontrent inévitablement, cette joie intime mais profonde qui naît des relations, font du sexe une gymnastique qui vient couronner tout un univers de vêture, de maquillage, de cérémonie, de paroles et de regards qui le préparent et le justifient. Une culture du naturel, des pulsions aux récits de l’intelligence, qui met en branle tous les étages de l’être humain. Nul n’est exclu en ce festin, ni la servante un peu fruste, ni la relation de passage, ni le commis tout juste adolescent. Le plaisir est codifié socialement, mais naturel et bon en soi.

Dans notre univers contemporain oscillant entre la pornographie la plus charcutière et le rigorisme le plus délirant, entre la culpabilité des interdits monothéistes et l’envie de tout jeter par-dessus les moulins, le Livre des Amours Galantes du Japonais Ryutei Tanehiko nous montre ce que saint Valentin veut dire dans une civilisation qui a su placer les choses à leur vraie place, fondées sur les relations humaines. Il retrouve le rythme et le ton du libertinage de notre 18ème siècle, avant que la Révolution des rues n’impose la chape du moralisme bourgeois à nos sociétés sevrées de Dieu – puis le retour des religions depuis l’Iran khomeyniste et les radicalismes induits des Sunnites, des Juifs, des Catholiques et des Puritains protestants qui nous pourrissent la vie. Sa lecture est une fête, ne vous en privez pas.

Bonne et heureuse saint Valentin à tous les amoureux, à ceux qui ne le sont pas encore, à ceux qui le furent et à ceux qui vont le devenir !

Ryutei Kunisada, Le livre des amours galantes, Philippe Picquier 2000, 109 pages, €5.32

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Anatole France, La vie en fleur

Le titre est bien joli pour les souvenirs d’adolescence de Pierre Nozière, le double romancé d’Anatole France. Le livre commence en classe de cinquième, où le préado laisse place lentement à l’ado. Oh, très lentement ! France reste dans une France qui a peut-être fait trois révolutions (1789, 1830 et 1848) mais élu tout aussitôt un Napoléon bis autoritaire, hiérarchique et paternaliste de droit divin, le Peuple comme abstraction s’étant substitué à Dieu, tout aussi abstrait. C’est dire combien l’adolescence ne saurait exister, ni comme biologie ni comme classe d’âge, dans une société qui impose les pouvoirs d’en haut, infantilise les mineurs et réprime toute velléité de désobéissance avant la majorité (21 ans depuis 1792). La société bourgeoise a repris les mœurs d’Ancien régime, qui ne voulait rien savoir de la liberté personnelle avant 25 ans, un métier, une épouse, etc.

marylyn monroe nue

Autant dire que l’adolescence du petit Pierre s’est développée sous serre chaude, dans un Paris à peine éventré par le baron Haussmann dont on sort très peu, dans un quartier central en face du Louvre, et dans un appartement familial décent et posé. Les hormones poussent les sens, mais ceux-ci ne trouvent d’expressions que dans les passions pour les camarades proches, et d’exutoires que dans l’imagination, volontiers enflammée par les femmes au théâtre. C’était le tropisme bourgeois que d’enfermer les garçons entre eux pour leur faire nouer des relations sociales à vie par les amitiés particulières de collège : une sorte de réseau social sans les photos. De la sexualité, on ne saura rien, l’auteur, à 78 ans, réduisant encore les évocations sensuelles qu’il avait pu lâcher dans Le livre de mon ami, paru quand l’auteur désirait encore, à 41 ans

La biographie révèle cependant l’amour pour Élisa, devenue nonne, déguisée ici en rieuse fille du père Gonse à Granville. Elle révèle aussi combien l’adolescent Anatole a aimé platoniquement la comédienne Élise, à 17 ans, masquée ici en Isabelle, fille de coiffeur. Tout l’intime est exclu au profit de la légèreté du conte. Rien de moins romantique que France. Le connais-toi est source de tourment et, l’exemple de Montaigne est pour lui ambigu : écrivit-il pour se connaître ou pour s’amuser ? Sa propre histoire est matière à fantasme, support pour l’envol de l’imagination, pourquoi ne pas se nourrir de son miel ?

Il préfère donc décrire le rusé Fontanet, copain d’études ; Mouron surnommé « pour les petits oiseaux » qui le touche par sa solitude ; le rustique Chazal dont les muscles tiennent à bras tendus une chaise pendant une minute – et Desrais doté du joli prénom de Tristan et de « cheveux châtains légèrement ondés et dorés par endroit, ses longs cils (…) Sa sveltesse et sa taille déliée dissimulaient des muscles robustes. » Anatole France, plutôt chétif et pas bien beau, ne peut qu’avoir une admiration mimétique allant jusqu’à un vague désir pour de tels êtres qu’il voudrait avoir pour amis proches, à défaut d’être comme eux. Ce qu’il dit de Tristan le montre sans ambigüité : « Tous ses mouvements étaient empreints d’une élégance que ma précoce habitude de la statuaire antique me faisait sentir » p.1077. « Un jour, je lus dans je ne sais quel traité de la poésie grecque l’épigramme funéraire d’Amyntor, fils de Philippe, qui mourut jeune dans un combat, en couvrant un ami de son bouclier. Je tressaillis et me sentis transporté du désir de mourir pour Desrais » p.1080. Vexé de n’être pas choisi en retour par ce camarade trop admiré, il ne se réconcilie avec lui qu’après le bac, à 16 ans, lorsqu’il le voit lutter avec le bon robuste Chazal : « Ils se mirent tous deux nus jusqu’à la ceinture et se prirent à bras le corps. Chazal, osseux et noir, taillé à la serpe, présentait un contraste parfait avec Desrais, fait comme un athlète de Myrrhon, ou comme un fellow de Cambridge ou d’Eton » p.1091. Joli understatement pour dire l’appétit à être comme lui, d’être lui, de fusionner en amitié particulière avec lui.

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Toute son ire va à l’enseignement français. Professeurs médiocres, bâtiments lépreux, mépris de l’institution pour les gamins à dompter et dresser pour l’obéissance bourgeoise – Anatole France n’est pas tendre pour l’éducation nationale et ses profiteurs pontifiants. « L’éducation en commun, telle qu’elle est donnée encore aujourd’hui [1922], non seulement ne prépare pas l’élève à la vie pour laquelle il est fait, mais l’y rend inapte si peu qu’il ait l’esprit obéissant et docile. La même discipline qu’on impose aux petits grimauds d’école devient pénible et humiliante quand des jeunes gens de dix-sept à dix-huit ans y sont soumis. L’uniformité des exercices les rend insipides. L’esprit en est abêti. (…) Aussi, en quittant le collège, éprouve-t-on un embarras d’agir et une peur de la liberté » p.1094. Est-ce croyable de constater que presque rien n’a changé, sinon la démission professorale face à l’orthographe, aux règles de plan et à l’expression orale ?

Pourquoi une telle persistance de la stupidité nationale dans l’éducation ? Est-ce pour abêtir la masse alors que l’élite bourgeoise s’en sortira toujours via ses établissements réservés et ses séjours à l’étranger ? Comment se fait-il que des syndicats (qui se proclament « de gauche ») persistent à tolérer ce mépris de la culture et de la langue au profit d’un spontanéisme dont on voit depuis trente ans les ravages ? L’étranger social-démocrate, dont les élèves ont de meilleurs scores aux tests identiques et une vie scolaire plus apaisée, est-il un exemple à surtout ne pas suivre, tant la profitude syndicale nationale se croit plus belle de toutes en son miroir ? Il y a là pour moi un mystère, que la lecture de tous les grands classiques ne cesse de réitérer : l’enseignement en France a toujours été néfaste aux grands hommes ; les élèves qui ont le mieux réussi dans le système scolaire ont toujours formé ces vaniteux abstraits, forts de leurs certitudes matheuses et débiles en relations humaines qui hantent nos ministère comme nos industries, les précipitant dans le déclin.

Anatole France, La vie en fleur, 1922, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, La vie en fleur, 1922, format Kindle gratuit, broché €21.04

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Yasunari Kawabata, Le grondement de la montagne

yasunari kawabata le grondement de la montagne

Un homme dans la soixantaine, marié et père de famille, ressent de plus en plus les approches de la mort. Celle-ci surgit inopinément comme un tremblement de terre, par un grondement sourd dont on ne sait s’il vient de la mer ou de l’intérieur de soi. La terre, cette mère nature, rappelle à elle son enfant. C’est le moment de regarder en arrière, de faire un bilan de l’existence.

Shingo est marié à une femme laide et qui ronfle la nuit, mais il s’y est habitué. Il aurait préféré sa sœur, bien plus belle mais mariée ailleurs et emportée dans sa jeunesse. Ses deux enfants, Shuishi et Fusako, le garçon et la fille, sont décevants. Shuichi, marié à la ravissante jeunette Kikuko, la trompe effrontément avec une marchande de fleurs à qui il fait un enfant qu’elle veut garder pour elle. Kikuko, délaissée, refuse l’enfant de Shuishi et se fait avorter sans rien dire à personne. Fusako s’est mal mariée avec un mafieux qui vient de se suicider avec sa maîtresse et lui laisse deux petites filles. Des deux petits-enfants de Shingo, l’aînée est méchante et cruelle, comme seules les fillettes de 5 ans peuvent l’être quand on ne les aime pas. L’autre est un bébé.

Le vieux Shingo, dans ces années 1950 où le Japon s’américanise, rêve devant un masque de Nô représentant Jigo, l’éphèbe éternel, qu’il a l’étrange désir d’embrasser, amoureux de sa jeunesse. Il songe en passant qu’il aimerait bien refaire une vie avec sa belle-fille. Elle est attentionnée, fragile et affectueuse. Elle prend les choses comme elles viennent, comme il se doit, sans illusion. C’est elle, Kikuko, qui introduit même à la maison de Kamakura, dans la banlieue campagnarde de Tokyo, le rasoir électrique et l’aspirateur, ces deux symboles de la modernité occupante. Un article de journal apprend que des graines de lotus datant de 50 000 ans viennent de refleurir sous les attentions d’un botaniste… Le lotus n’est-elle pas la fleur de Bouddha ? N’est-ce pas un message selon lequel tout reste pareil, éternellement renouvelé mais avec le même élan de vitalité vers la lumière ?

Le romancier évoque la vie quotidienne à la maison, au travail, les relations entre mari et femme, fils et maitresse, mère et fille. Shingo est déçu de la vie, c’est le début de la vieillesse. Bientôt il aspirera à quitter ce monde pour rejoindre la nature qui fait mourir et renaître la vie sans cesse et sans état d’âme. Cette indifférence de la nature est l’essence même du zen, cette voie bouddhiste qui imprègne le Japon traditionnel et dont Kawabata est féru. Ce pourquoi les humains lassés des querelles de famille contemplent avec délice les cerisiers en fleurs, les érables rouges, les larges fleurs-soleil de tournesol, le grand serpent de deux mètres à demeure sous la maison, la chienne Teru qui vient mettre bas. La vie de chacun n’a aucune importance, ce qui compte est qu’elle s’inscrive dans le grand livre naturel.

La jeunesse aime bien se faire des illusions sur son avenir. Et puis l’existence passe, et le réel est moins beau que rêvé. L’épouse n’est pas celle qu’on aurait désiré, les enfants ne sont pas d’autres soi-même, les collègues de l’université s’encroûtent et ressassent. Le grondement de la montagne, sorte de Surmoi interne qui prend la voix de la terre qui se fend, est là pour rappeler combien l’existence est éphémère, que le rêve n’est jamais la réalité, que tout change sans cesse et pas comme on voudrait – et qu’il faut l’accepter. Un certain bonheur est à ce prix.

Ce roman vient du Japon d’avant, mélancolique et humain, très décalé par rapport à notre époque occidentale de fébrilité et de zapping. Mais qui repose en posant les vraies questions de la vie et de la mort, des relations humaines et du sens de la nature.

Yasunari Kawabata, Le grondement de la montagne, Albin Michel 1969, 264 pages, €13.11

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