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Paul Svetter, Le monde des Ravis

Les Ravis ne sont pas ceux de la crèche mais ceux du politiquement correct international d’un monde futur. Imaginaire, bien-sûr – toute ressemblance, etc…

N’empêche ! Ces Ravis, qui sont disciplinés et hiérarchisés grâce à leur maîtrise mentale issue des philosophies orientales, donnent le Modèle de l’humain tel qu’il doit être. Une pression psychologique, morale et coercitive (via la technologie de pointe) que le reste du monde est enjoint de suivre.

L’évangélisme béat des États-Unis des XXe et XXIe siècle a laissé la place à un yoga avancé qui développe les pouvoirs psychiques jusqu’à la télépathie et la perception « en pleine conscience » du monde. Mais c’est plutôt du côté de la morale véhiculée par l’Union européenne, libérale, humaniste, écologique, qu’il faut chercher les références. Le corps s’est transformé, bannissant la viande au profit de céréales génétiquement modifiées pour apporter tout ce qui se doit, y compris un anesthésique léger pour calmer les pulsions. La morale « de paix » est assurée par des Inspecteurs vigilants armés de vecteurs de champs de force qui immobilisent sans jamais tuer. Le pouvoir n’existe plus mais la Cité est quand même dirigée par un Conseil qui fait bel et bien de la politique.

Est-ce à dire que le meilleur des mondes possible existe enfin et que toute violence est éradiquée grâce à la maîtrise scientifique de l’agressivité ? Pas si sûr. Car une contrée résiste encore et toujours à l’envahisseur… du politiquement correct et de la Morale universelle : le nord hostile. Le climat y est plus rude mais les humains plus résistants. Et ils se rebellent, en douce, passant des DVD de l’Ancien monde clandestinement qui glorifient par atavisme génétique de survie la haine, la torture, le viol, la guerre – tout ce qui fascine car chacun garde cela en soi. Tout ce que fit Anders Brevik, le nordique de Norvège, en « éradiquant » les jeunes socialistes contaminés par les idées post-chrétiennes ; tout ce que fait aujourd’hui la Russie pour contrer la moraline universaliste occidentale.

La « grande Catastrophe », que l’auteur imagine inévitablement, comme tant d’autres saisis par le pessimisme de notre XXIe commençant, a accouché d’une volonté accrue d’être maître et possesseur de la nature comme jamais. Cette fois, c’est l’humain qui est touché en une utopie douce plus contraignante que le soviétisme le plus stalinien. « Pas de guerre. Pas de débordement pulsionnel. (…) la capacité d’épanouir le talent des êtres, le confort matériel, l’empathie envers des populations si différentes de nous ; la volonté de nous adapter à ce que nous découvrons, ouvrir la possibilité à tous et pour tous d’accéder au bonheur dans ce monde d’Après » p.101 – tel est « le catéchisme ravi ». Le hasard ne doit plus exister, mais…

Car il reste toujours un mais.

Amargan est un haut dignitaire qui dirige la chambre des Conversions à la transformation Ravie. Il perçoit, de par ses pouvoirs sensitifs évolués, une légère onde de choc dans le monde, ainsi que des bribes de voix télépathiques. Cette perturbation le perturbe : il rend compte, il est envoyé enquêter aux confins du monde civilisé. Il découvre la contrebande, la propagande sourde des autres, l’agressivité prête à ressurgir – comme intacte malgré toutes les contraintes génétiques, physiques, alimentaires, morales, politiques. Le monde parfait craque de toutes parts, le hasard refait surface car tout ce qui est humain ne peut rester qu’imparfait.

L’auteur signe ainsi son premier roman d’anticipation. Une réflexion philosophique sur notre avenir possible sous la forme d’une aventure de science-fiction. Il se place en historien qui reconstitue de vieilles chroniques, recoupées par des témoignages, et toute une « littérature de poubelle » complotiste dont il retire ça et là quelques informations utiles – sur l’exemple de l’exégèse d’Eglise sur la Bible et les Évangiles dont la doxa n’a retenu que quatre. Il imagine un monde.

Mais cette histoire ne peut en rester là : pour que ce monde vive, il faut des rebondissements et des tomes nouveaux. A suivre, peut-être.

Paul Svetter, Le monde des Ravis, 2022, PhB éditions, 170 pages, €12,00

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Nietzsche contre les grandes enflures et les petits venimeux

Pour une fois d’une grande clarté, Nietzsche conseille à Zarathoustra de se garder de deux engeances humaines : les soi-disant grands hommes et les mouches de la place publique.

Ô combien nous connaissons ces deux espèces, de nos jours, avec les populistes à la Mélenchon, Zemmour ou Rousseau – et avec les « réseaux sociaux » qui lynchent à tout va pour être confortablement « d’accord » en bande organisée ! Les uns comme les autres, cela leur évite de penser. Les premiers ne sont qu’éponge à populo, ils renvoient aux gens ce qu’ils veulent entendre avec un seul but : le pouvoir ; les seconds ne sont qu’échos geignards ou vindicatifs, ils « s’expriment » pour dire qu’ils sont minables comme les autres et que tous ceux qui sont au-dessus leur font mal.

D’où ce conseil de Zarathoustra aux créateurs : « Fuis, mon ami, dans ta solitude ! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes et fouaillé par les aiguillons des petits. »

Les ainsi désignés « grands hommes », les hommes importants, notables, sont de « grands comédiens » et plus ils font de bruit et de vent, plus ils apparaissent grands ; ce sont des enflures au sens strict de la grenouille voulant se faire aussi grosse que le bœuf. « Dans le monde, les meilleures choses ne valent rien sans quelqu’un qui le représente : le peuple appelle ces figurants des grands hommes. » Ainsi Didier Raoult, professeur distingué et directeur d’un grand centre de recherches médicales à Marseille, s’est-il fait capter par la gloire populaire. Chercheur, il a abandonné la recherche pour la représentation ; il a des convictions, ce qui est légitime, mais ne les a pas vérifié selon la méthode éprouvée. Il s’est retrouvé malgré lui représentant des antivax et autres « rebelles » à tout, ignares crasses et autres mécontents. Devenu un personnage, emprisonné dans ses affirmations péremptoires à la télé devant le monde entier, il est devenu un « grand homme » avant d’être dégommé par la réalité. Les 156 000 morts en France du Covid n’ont rien eu à faire de sa chloroquine ; il a été prié vivement de faire valoir ses droits à la retraite.

« Le peuple n’entend rien à la grandeur, je veux dire à la création. Mais il a un sens pour tous les figurants, pour tous les comédiens des grandes causes. » La science et sa rude discipline ? Il s’en fout, le peuple, il ne veut pas des vérités que l’on peut prouver mais des certitudes. Le peuple veut la croyance, pas la connaissance. Et lorsqu’un chercheur ou un politicien se lance à la tête du peuple, il renie la méthode scientifique ou le souci de compromis pour l’intérêt général. Cela donne des histrions, pas des créateurs. Ce qui rend aveugle à ce qui meut véritablement l’histoire. « Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles : il tourne, invisible. Mais autour des comédiens tournent le peuple et la gloire : ainsi va le monde. » Et il est bien méprisable…

« Le comédien a de l’esprit » – oyez Mélenchon ou Zemmour – « mais il n’a guère conscience de l’esprit. Il croit toujours à ce qui lui procure ses meilleurs effets – à ce qui incite les gens à croire en lui ! » D’où les dérives de Mélenchon ou Zemmour, ou Rousseau, ou tant d’autres, dont jadis Sarkozy. « Demain il aura une nouvelle foi et après-demain une autre plus nouvelle encore » – voyez Mitterrand ou Marine Le Pen. « Renverser – c’est ce qu’il appelle démontrer. Rendre fou – c’est ce qu’il appelle convaincre ». Une fois le chaos établi, son pouvoir sera mieux assuré. Et il le gardera par tous les moyens – voyez Poutine en 1999 avec ses faux attentats du KGB à Moscou et sa guerre totale en Tchétchénie. « Le sang est à ses yeux le meilleur de tous les arguments. » Pire ! « Il appelle mensonge et néant une vérité qui ne s’insinue que dans les oreilles fines » – voyez Trump ou Zemmour, ou Rousseau… et ainsi de suite. Or « jamais la vérité n’est restée au bras des intransigeants », constate Nietzsche. C’est même un marqueur : plus quelqu’un affirme et éructe, moins il est dans la vérité – ce pourquoi Zemmour, qui en a fait trop comme souvent les gens issus de minorités qui cherchent une revanche sociale, a lassé puis carrément perdu. « La place publique est pleine de bouffons solennels – et le peuple se vante de ses grands hommes ! »

« Tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire ».

Les mouches venimeuses des réseaux sociaux ne créent rien – que du buzz de mouche, le zonzon qui hypnotise et endort ceux qui ont l’âme faible et veulent hurler avec les chiens, obéir comme dans la ruche, trop souvent sans savoir pourquoi, juste pour faire comme « tout le monde » croient-ils. D’où la distance sociale nécessaire pour garder son esprit sain. « Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables. Fuis leur vengeance invisible ! Ils ne sont pour toi que vengeance. » Car ils sont jaloux de ceux qui les dépassent, envieux de ceux qui osent penser autrement que la foule, lâches devant le courage de dire « non ». Inutile de lutter, les médiocres et les chiennes (de garde) sont trop nombreux – et se faire entendre de leur cerveau étroit est vain ; ils sont conditionnés par la foule, réduits au plus petit commun dénominateur humain, autrement dit le cerveau reptilien qui n’agit que sur pulsions, sans aucun brin de raison.

« Innombrables sont ces petits et ces pitoyables ; et maint édifice altier a péri par des gouttes de pluie et des mauvaises herbes. » Pour se préserver, il faut donc s’isoler, établir une barrière de courtoisie, mais une barrière ferme. « Ils bourdonnent autour de toi même quand ils te louent : leur louange est importune. Ils veulent être près de ta peau et de ton sang. Ils te flattent comme on flatte un dieu ou un diable. » Ils attendent de toi des réponses à leurs geignements, des caresses, du réconfort – le meilleur étant enfin d’être d’accord avec eux. Ils sont ainsi apaisés car ils t’ont rabaissé à leur niveau ; ils ne craignent plus ce qui les dépasse. « Ils pensent beaucoup à toi avec leur âme étroite – tu leur es toujours suspect ! Tout ce qui donne beaucoup à penser devient suspect. » Car « leur âme étroite pense : ‘toute grande existence est coupable’. » La fierté déplaît – il faut être comme tout le monde ; la bienveillance déplaît – ils y voient du mépris ; rien qu’être soi-même est une injure – « devant toi ils se sentent petits et leur bassesse s’échauffe contre toi d’une vengeance invisible ». Chacun a ses exemples pris dans son existence de tels comportements. Le mien est par exemple les critiques de livres qui me sont envoyés et que je lis : j’expose pourquoi j’ai aimé ou non, mais il me serait interdit de dire non ! La vérité est rude à entendre, mais elle est vérité, même si ce n’est que la mienne.

D’où le conseil de Nietzsche : « Fuis dans la solitude, où souffle un vent rude et fort. Ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches ». Ce pourquoi je ne suis qu’en veilleuse sur les réseaux sociaux et que je méfie toujours des enflures, qu’à titre personnel je critique impitoyablement.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Les garçons sauvages de Bertrand Mandico

Cinq ados d’une quinzaine d’années, obsédés de sexe comme ils l’étaient après 68 du fait de la société autoritaire répressive – et pires encore dans le roman de William Burroughs paru en 1971 dont est librement inspiré le film – boivent, déclament du Shakespeare, bondent, violent et tuent dans l’ivresse dionysiaque leur prof de lettres (Nathalie Richard) dans un champ de maïs. Déférés devant le procureur (Christophe Bier), ils plaident l’irresponsabilité de leur état d’ébriété, des pulsions sexuelles irrésistibles de leur âge, des invites de la femme. En bref ils n’assument pas.

Plutôt que le centre de redressement, un capitaine (Sam Louwyck) se propose de les adoucir comme il en a adouci d’autres, en les emmenant tous faire une croisière sous ses ordres. La croisière éducative en bateau était fort à la mode dans les années post-68 pour faire retrouver aux adolescents (surtout garçons) l’accord de leur être avec la nature et avec leur nature – selon le projet philosophique de Marx. Il s’y passait d’ailleurs des choses du sexe aujourd’hui réprouvées mais qui allaient de soi dans la mentalité libertaire d’époque. Les parents l’acceptent, sauf une mère mais son fils Tanguy rejoint in extremis ses copains. Ils sont donc six sur le bateau plus le chien du capitaine. La voile est un sport dur, surtout lorsqu’il n’y a à manger que des fruits. Selon la doxa vegan, inspirée des philosophies orientales, les fruits diminuent l’agressivité et abaissent le taux de testostérone – ce pourquoi les ayatollahs écolo interdisent de manger de la viande sous divers prétextes plus ou moins contestables. Le capitaine ne ménage pas les garçons, curieusement toujours en uniforme de collège, pantalon noir à bretelles et chemise blanche cravatée.

Pour les mater, il les attache comme des chiens avec une corde au cou, surtout le meneur Romuald (Pauline Lorillard), qui est le plus dangereux de tous. Diviser pour régner est un autre talent. Son privilégié est Hubert (Diane Rouxel) à qui il montre sa bite toute tatouée d’une carte. Le garçon suit toujours les autres mais tombe peu à peu épris du capitaine ferme et barbu. Les ados ont besoin de se mesurer aux limites d’un modèle autant que d’imiter leurs pairs.

Pour refaire provision de fruits, l’équipage aborde une île étrange qui n’est pas sur les cartes. Tropicale, luxuriante, vénéneuse, l’île recèle quelques mystères. Notamment ces arbres à bites qui délivrent un vin doux crémeux au bout de ses branches, ces fruits ramboutans qui ressemblent à des couilles ou ces plantes vulvaires qui offrent un réceptacle au plaisir. Les garçons s’enivrent de vin et de sexe, avides de jouir et de se perdre. Sauf un, Hubert, qui suit le capitaine qui va à ses affaires. Il a envie de lui. Mais il découvre le docteur qui commande au capitaine (Elina Löwensohn), celui qui a eu l’idée d’exploiter les propriétés des plantes particulières de l’île pour adoucir les jeunes mâles. Le docteur est devenu femme et même le capitaine a vu pousser sur sa poitrine un sein. Hubert horrifié se recule et se perd, ne retrouvant pas les autres lorsqu’ils quittent l’île pour rejoindre le bateau.

Le garçon ne sera pas abandonné, contrairement à ce dit aux autres le capitaine pour les effrayer, mais recueilli par le docteur qui le surnomme Friday (Vendredi, comme le copain de Robinson). Devant cet sacrifice qui révulse leur sens de la bande, les quatre qui restent profitent d’une tempête où ils ne sont pas attachés pour maîtriser le capitaine qui tombe à l’eau. L’équipage tente alors de regagner l’île paradisiaque où le sexe est roi (comme Tahiti dans l’imaginaire occidental).

Les quatre se saoulent avec le rhum du bord après naufrage lorsqu’ils se retrouvent sur la plage, se donnant des bourrades affectives comme des gosses, puis hallucinent leurs fantasmes secrets : ils se chahutent, s’arrachent les chemises, s’embrassent, se roulent et se font l’amour convulsivement par couples sur une musique ensorcelante. Une vraie partouze. Le film est en noir et blanc expressionniste mais les hallucinations sont filmées en couleurs. De même la langue est le français mais certains propos adultes sont en anglais (sous-titrés). Le roman de William Burroughs est plus clairement homosexuel et drogué mais le réalisateur élude cet aspect pour insister sur l’indétermination adolescente tentée par les pairs mais échauffé par l’idée qu’ils se font des femmes.

D’ailleurs, le propre de l’île est de féminiser les mâles car l’île tout entière est une gigantesque huître, dont l’odeur est sexuelle et les fruits ou le lait d’arbre évocateurs du sperme. Les garçons ne tardent pas à s’en apercevoir, les seins leurs poussent et leurs attributs masculins tombent comme des fruits secs au grand désespoir de ceux qui se croient les plus virils. Mais la nature est là qui les invite et qui les aiment, androgyne de sexe, et ils ne tardent guère à accepter leur nouvelle apparence. Elle comble le besoin qu’ils ont de se donner tout en refusant l’homosexualité, et élimine le besoin qu’ils ont aussi d’en rajouter sur la virilité pour prouver à tous qu’ils sont bien des garçons. « Rien n’est bon ou mauvais en soi, dit le docteur devenue femme, tout dépend de ce qu’on en pense ». En ce sens le film est porté au féminisme, bien plus que le livre du romancier américain camé qui ne rêve que de fusions garçonnières. Seul Tanguy (Anaël Snoek), le plus blond et le plus frêle du groupe, ne se voit pousser qu’un seul sein et fuit devant cet entre-deux.

Des marins débarqués sur l’île où un feu des garçons les a attirés trouve le jeune garçon, lui découvrent la poitrine et le violent, avant d’être attirés par les quatre autres sirènes torse nu qui les baisent avec ardeur avant de les massacrer avec le pistolet du docteur Séverine. Tous sauf Tanguy embarquent pour rejoindre le bateau et ils promettent au demeuré sur l’île de revenir le chercher lorsqu’il sera devenu entièrement femme. Et les garçonfilles défilent torse nu devant les marins comme de jeunes mousses désireux de se faire croquer. « Mais écoutez un conseil, Mesdemoiselles, dit encore le docteur, ne soyez jamais vulgaires ».

Ce film onirique et érotique est bienvenu dans la production de plus en plus politiquement correcte inspirée des Etats-Unis. Il pervertit même le mythe américain en osant reprendre son auteur sulfureux post-68 vautré dans la drogue et le sexe le plus débridé de gaîté. Mais quelques éléments gênent un brin l’histoire. Faire jouer les rôles de garçons par des filles donne des scènes peu réalistes : une fille ne court pas comme un gars et cela se voit, les gars après la puberté et entre eux ont la vêture plus libre et n’hésitent pas à s’empoigner plus vivement, les visages et notamment la façon de manger n’est pas celle de garçons. Les filles n’agissent à peu près comme des gars, sans hésitation et torse nu, que lorsqu’elles sont toutes devenues femmes et sont face aux marins. Dans tout le corps du film, les actrices font plus déguisées que transgressives, sauf peut-être Tanguy, personnage plutôt réussi qui a eu un oscar. Malgré cela, il faut se laisser emporter par l’atmosphère, même si les débuts donnent envie de baffer ces sales gosses, plus cyniques au fond que pervers, prêts à tout pour assouvir leur besoin de baise, seule façon de les calmer selon Wilhelm Reich, le psy favori de ces années post-68.

Prix Louis Delluc 2018 du premier film.

Sur Arte au 15 avril 2021, en replay durant quelque temps

DVD Les garçons sauvages (The Wild Boys), Bertrand Mandico, 2017, avec Pauline Lorillard, Vimala Pons, Elina Löwensohn, Anaël Snoek, Sam Louwyck, Mathilde Warnier, import mais langues français ou anglais, 1h45, €19.86 blu-ray €25.02

William Burroughs, Les Garçons sauvages : Un livre des morts (The Wild Boys: A Book of the Dead) 1971, 10-18 1993, 248 pages, €7.90

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Joseph Kessel, Le lion

Ce roman m’avait ému et captivé lorsque je l’ai lu pour la première fois à 14 ans, âge d’extrême  sensibilité. Il réunissait alors tout ce qui avait enchanté mon enfance : la nature vierge, les animaux sauvages, l’amitié et l’amour, le courage et l’honneur, l’orgueil et la tragédie…

Le narrateur, un double de l’auteur sans le dire, visite le parc royal d’Amboseli au Kenya alors sous protectorat anglais. Il s’éveille au matin avec un tout petit singe apprivoisé, Nicolas, qui lui soulève une paupière pour voir s’il dort, puis rencontre sur la véranda une gazelle minuscule qui vient lui lécher la main, Cymbeline. La nature lui est propice et il va à la rencontre de la vie sauvage qui s’ébat au loin dans la savane… jusqu’à ce qu’il soit brutalement arrêté par une voix atone qui lui dit stop. C’est celle d’une petite fille de 10 ans, Patricia, la fille de l’administrateur du parc John Bullit.

Vêtue d’une salopette pâle, coiffée en boule comme un garçon, la fillette sait parler plusieurs langues africaines et le langage des animaux. Elle est la vie sauvage personnifiée, la fierté de son père que son passé de chasseur n’a jamais conduit à connaître cette harmonie. Patricia est tombée dans la nature toute petite, élevée avec un lionceau gros comme le poing qui vagissait dans un buisson. La boule de poils est devenue grand lion adulte, nommé King évidemment. Il est reparti vers la savane mais ne manque jamais, chaque jour sous un arbre, de venir saluer Patricia et parfois son père qui l’a sauvé et dont il se souvient.

Mais l’humain dans la nature n’est pas un animal comme les autres, contrairement à ce que croit encore naïvement Patricia, restée enfant (et les écolos urbains). Outre qu’il est un singe nu qui doit à son industrie de pouvoir se nourrir, se protéger et se vêtir, l’être humain dépend des autres, de la horde sociale et de ses rites, pour exister. Même la tribu masaï, qui vit de presque rien, d’un troupeau de vaches étiques nomades et de huttes éphémères de branchages et de bouses, possède sa culture hors nature et ses traditions d’initiation. Tel est le tragique de cette histoire qui finit mal. Le bonheur harmonique avec la vie sauvage n’est pas possible, malgré les utopies naturistes et écologiques. L’humain est social, il doit aménager son milieu et se faire reconnaître des siens.

Patricia se trouve donc écartelée entre une mère, Sybil, qui veut la civiliser comme elle-même le fut en pension convenable pour qu’elle puisse tenir son rang dans la société anglaise de son temps, et l’éphèbe masaï Oriounga qui doit tuer un lion selon les traditions de sa tribu pour devenir homme. L’Anglaise et le Masaï sont les deux extrêmes de l’existence humaine entre lesquels Patricia fait encore candidement le grand écart. Par amour pour sa mère, elle apprend bien ses leçons et regarde les photos de sa jeunesse civilisée ; par défi pour le guerrier noir, elle se pavane avec son lion et le provoque, car il veut l’épouser selon les coutumes de sa tribu qui marie les filles dès 9 ou 10 ans. La « sauvagerie » (avec des milliers d’années de traditions derrière elle) et la « civilisation » (avec son progrès, un niveau de vie amélioré mais une prédation de plus en plus massive et brutale) s’affrontent dans un processus tragique dont le père, un hercule à toison rousse qui lutte par jeu avec le lion, est le point de bascule.

John Bullit (de bull, le taureau ou le mâle) est heureux d’observer les animaux et de voir sa fille heureuse ; mais il aime sa femme et est malheureux de voir son angoisse pour l’avenir telle une Cassandre qui prédit le pire (Sybil est une sybille). Patricia de son côté (de pater, le père), éprouve un amour incestueux pour son papa qu’elle reporte sur son lion ; ils ont tous deux la même toison solaire et la fillette fourrage et s’agrippe à la poitrine velue de son père dépoitraillé en permanence par excès d’énergie, tout comme elle fourrage et s’agrippe à la crinière de King. Petite femelle, elle fait des deux ce qu’elle veut. Jusqu’au drame.

Car l’enfance ne sait pas que le monde sauvage n’est pas le monde civilisé, que l’univers animal n’est pas celui de l’humain, que les pulsions naturelles peuvent tuer. A force d’exciter par jeu le lion et le morane, orgueilleux de sa jeunesse élancée et superbe mâle de sa tribu, elle suscitera l’affrontement inévitable entre Oriounga et King et les deux seront tués. Le Masaï par le lion, le fauve par le gardien du parc John, dont la morale comme la loi est de préserver avant tout la vie humaine. Décillée d’un coup, sortant brutalement de l’enfance, Patricia choisira la pension à Nairobi et exigera que ce soit le narrateur, en médiateur neutre comme le chœur antique, qui l’y emmène. L’illusion enfantine « du temps où les bêtes parlaient », dont Disney fera une guimauve yankee, se dissipe. Le tragique est que, pour devenir humain, il faut quitter le naturel sauvage.

L’enfant est allée trop loin et la réalité des choses et des êtres lui rappelle les limites, tel un couperet : la démesure est ce qui perd les humains dans toutes les civilisations. Le morane a outrepassé ses facultés magnifiques en affrontant seul le lion alors que la tradition le voulait en bande ; la fillette a cru pouvoir manipuler King pour affirmer son pouvoir sur les mâles sans percevoir le jeu dangereux auquel elle se livrait. Pour la première fois, devant King et Oriounga, elle a peur ; elle apprend ce qu’est la mort. La liberté n’est jamais totale mais doit composer avec les autres et le milieu. Patricia n’est pas une lionne qui élève, fraternise, épouse un lion, mais une fille des hommes qui doit faire sa place parmi les siens ; Oriounga n’est pas le nouvel Hercule masaï vainqueur du lion de Némée mais un éphèbe solitaire que son orgueil châtie. Des deux côtés, le péché originel est l’orgueil : celui de coucher avec son père pour Patricia, celui de tuer le père pour Oriounga. Une balle tranchera le nœud gordien, principe de réalité qui rappellera à tous qui est le vrai père et le gardien. Ce n’est la faute de personne mais une destinée tissée des actes de chacun, « provoquée, appelée, préparée d’un instinct têtu et subtil » p.1121 Pléiade.

Je n’avais pas perçu tout cela à 14 ans bien sûr, mais cet arrière-plan profond agissait dans ma conscience sans que je le soupçonne. Par-delà l’aventure d’une fillette de 10 ans dans la savane, au-delà de son amour avec un lion, tous les grands mythes humains se profilaient : le paradis terrestre, le péché d’orgueil ou la démesure, le processus de civilisation, le courage et la peur.

Issu de son voyage au Kenya en 1954 raconté dans La piste fauve, Kessel a eu l’idée de ce roman tragique par l’histoire d’un amour entre une fillette et un lion racontée par l’administrateur réel du parc Amboseli, le major Taberer. Il change les physiques et les caractères comme les noms, il les enrobe d’une fiction romanesque et de son admiration d’enfance pour le lion – et les ouvre à l’universel. Mais la base est bien réelle, comme toujours chez Kessel. C’est ce qui fait le pouvoir de ses œuvres et son envoûtement : il dit vrai.

Joseph Kessel, Le lion, 1958, Gallimard Folio 1972, 256 pages, €9.95

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

Film américain de 1962 sur YouTube (en anglais et sans sous-titres, contrairement aux annonces à la Trump) une jolie fillette mais préférez le livre

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Amour et science

Ah, l’Hâmour ! comme disait Flaubert pour se moquer de l’exaltation enfiévrée romantique sur ce sentiment somme toute banal, éminemment courant, et qui s’applique au chocolat, à la femme aimée, au fils chéri et à la Vierge Marie. La langue française mélange tout sur l’amour ; elle n’a presqu’un mot pour ça. La science creuse la question depuis qu’existe l’imagerie cérébrale, bien plus efficace que la psychanalyse pour analyser la libido, des pulsions à l’amour en passant par le désir. Virginie Moulier, « docteur » en neurosciences comme elle se présente elle-même (et non pas doctoresse ou docteureue), signe un article sur L’imagerie cérébrale met le désir à nu dans le numéro 34 des Essentiels de la revue La Recherche de juin-août 2020 consacré au cerveau.

Le désir passé au scanner par résonance magnétique fonctionnelle et en tomographie par émission de positrons montre que tout un réseau de régions corticales et sous-corticales est activé de façon organisée lors d’une excitation sexuelle visuelle, olfactive ou scénarisée. Hélas pour les simplistes : il n’existe pas de zone unique du désir, pas de bosse du sexe comme une bosse des maths. Le modèle théorique induit comporte quatre composantes : cognitive, émotionnelle, motivationnelle et physiologique : de l’intelligence à l’instinct en passant par l’affect, ou de l’âme au corps via le cœur pour parler chrétien.

Le cerveau évalue tout d’abord le stimulus comme sexuel ou non et augmente son attention sur le sujet : nous sommes dans le cognitif. Si c’est le cas, intervient une phase d’imagerie motrice où il se projette dans un acte sexuel via les fantasmes. L’émotion nait du plaisir qui vient alors et correspond à la montée de l’excitation, une dialectique entre le corps qui change (bande ou mouille, les tétons qui s’érigent, la peau plus sensible, les lèvres chaudes…). La motivation dirige le comportement vers l’objet du désir. Enfin la composante physiologique prépare le corps à l’acte sexuel par l’accélération du cœur, la respiration plus courte et le déclenchement d’hormones. La boucle est bouclée, du cortex orbitofrontal latéral droit aux cortex temporaux inférieurs, les lobules pariétaux supérieurs, les régions motrices, l’insula et l’amygdale, les aires somato-sensorielles gauches, le gyrus cingulaire antérieur gauche, le claustrum, la substance noire et le striatum ventral, jusqu’au putamen et l’hypothalamus. En bref tout un réseau neural !

« L’amour serait ainsi une représentation plus abstraite des expériences sensori-motrices agréables qui caractérisent le désir », résume l’auteur. Il n’y a donc aucune automaticité au désir ni aucun tropisme « naturel » envers son objet. Tout est question de culture, d’habitus social, de formation émotionnelle de l’enfance à l’adolescence. Et c’est le cerveau qui déclenche le tout, pas le sexe.

L’absence de désir sexuel – chez les hypoactifs – active de façon anormale le cortex orbitofrontal médial entre les deux sourcils. Comme s’ils étaient inhibés (les sujets actifs le désactivent) et qu’il fallait « un certain lâcher-prise » pour que le désir sexuel s’épanouisse. Les expériences de la vie auraient rompu le lien entre désir sexuel et plaisir, dévalorisant les stimuli sexuels, ce que Freud appelait grossièrement le Surmoi. Les religions (notamment celles, autoritaires, du Livre) et la pression sociale patriarcale du surveiller et punir réprimeraient ainsi le désir sexuel, rendant hypoactifs par leurs interdits nombre de sujets.

De même, ceux qui sont attirés sexuellement par les enfants (les prépubères), auraient moins d’émotion dans l’excitation, comme le montre une diminution du volume de l’amygdale, ce qui les empêcheraient de voir une personne dans l’objet de leur désir. Avec pour conséquences pour les victimes d’abus dans une société où la réprobation morale est plus intense qu’ailleurs ou en d’autres temps : vers 18 ans, des troubles dépressifs majeurs , une anxiété d’identité de genre, une toxicomanie compensatoire et des comportements suicidaires dus à la dévalorisation de soi. Ainsi Belle de jour fait la pute et la science explique le romancier psychologue.

En bref, l’amour est autre chose que le coït des caniches, et bien plus compliqué en l’être humain que la simple « nature ». Quant aux interdits, qu’ils soient cléricaux ou bourgeois, ils n’aident en rien à grandir et à s’épanouir sexuellement.

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Piège fatal de John Frankenheimer

Voici un film américain habilement tissé mais moralement répugnant.

La trame est bien faite. Un jeune et beau détenu pour vol de voiture libéré de prison, Rudy (Ben Affleck) se fait passer pour son copain de cellule Nick (James Frain), poignardé justement la veille de sa sortie. Il emballe à sa place la copine de ce dernier Ashley (Charlize Theron), connue par correspondance, en se faisant passer pour lui. Mal lui en prend ! Celle-ci se révèle un appât pour une bande de routiers dirigée par le frère psychopathe (Gary Sinise) qui projette le casse d’un casino préparé par Nick avant d’être emprisonné et cherche en Rudy l’expérience d’un spécialiste. La fin verra un retournement de situation subtil et magistralement amené.

Mais le style n’est pas tout. Le film se vautre avec complaisance dans la peinture brute des plus bas instincts. Dans la prison, ne règnent que les rapports de force et le seul rayon d’amitié se révèle d’une machination intéressée. L’amour entre homme et femme est réduit à des galipettes bestiales sans préliminaires ni reconnaissance, la suite étant consacrée à emmancher la trahison. La seule fille plutôt jolie est une pute qui se sert de ces seins pour affoler les mecs et leur faire faire ce qu’elle veut. Elle en prend trois et en trahit autant, sans plus de sensibilité que s’ils étaient des Kleenex à jeter une fois usés. Les hommes, quant à eux, sont représentés en primates ignares et abrutis, fascinés par les armes, le fric et le cul. Ils tabassent et ils tuent comme ils baisent, tout en rigolant, sans que cela ait une quelconque importance.

Le spectateur est transporté bien loin de la virilité des westerns où la lutte impitoyable pour la survie peut justifier la violence. Ici, au contraire, ne règne aucune morale en dehors du seul assouvissement des pulsions les plus immédiates. Chacun baise comme une bête, bâfre comme un cochon, se saoule à même la bouteille, tabasse sans remords à grands coups de crosse, massacre sans distinction au fusil-mitrailleur, embrasse avec d’ignobles chuintements mouillés. Quant au fric, typique de l’avidité primaire américaine, tout le monde en ramasse à plein sac. C’est répugnant, vous dis-je.

Et c’est cette Amérique-là, une année avant les attentats du 11 septembre, qui invoque Dieu et veut faire la morale au monde entier ? Piège fatal est le spectacle de l’abjection la plus basse, fièrement exhibée comme pour s’en vanter, comme si elle était le parfait exemple de la vitalité profonde des États-Unis.

Malgré l’intrigue et les coups de théâtre, un réflexe de pudeur éthique suscite en moi une vive aversion pour le film. Il est clairement immoral malgré son héros naïf qui passe dans le récit comme un innocent éternel toujours indemne, toujours sauvé, terminant l’histoire par un geste de conte de fées. Mais ce personnage ne rattrape pas le reste, cet étalage complaisant et empressé des pulsions brutes considérées comme désirables et sans frein. Le spectateur sort du film avec une piètre idée de l’humanité américaine – et que ce qui va lui arriver avec les attentats était au fond mérité. Ce n’est pas la première fois, en ce début des années 2000. Ce sera pire avec Trump et ses Trumpistes.

DVD Piège fatal, John Frankenheimer, 2000, avec Ben Affleck, Gary Sinise, Charlize Theron, Dennis Farina, James Frain, TF1 video 2001, 1h44, €3.00 blu-ray €14.72

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Eternelle adolescence matznévienne

« Ce qui rend la vie sociale si ennuyeuse, c’est son hypocrisie. Chacun se compose un personnage, affecte une unité de surface. Celui qui ose avouer ses contradictions fait scandale. On le traite d’immature ou de débauché. Pourtant, c’est ainsi : coexistent en nous un spirituel et un sensuel, un cynique et un tendre, un égoïste et un généreux, un Don Juan et un amant capable de fidélité, un destructeur et un créateur. La lucidité nous invite à confesser notre nature contradictoire, fugitive, polymorphe ; mais la lucidité est une vertu infernale, c’est-à-dire une vertu qui autorise les pharisiens à nous envoyer rôtir en enfer » p.57. Certes mais, cher Matzneff, il ne s’agit pas de résoudre ses contradictions selon ce qu’on croit être « la » morale unique en tout temps et en tous lieux, comme si un Dieu unique omnipotent nous enjoignait de lui obéir sous peine d’enfer éternel. Si certains le croient, ils ne peuvent imposer à tous ce fantasme totalitaire.

Devenir adulte, c’est non pas « résoudre » mais « vivre avec » ses contradictions, inhérentes à la nature humaine et à ce monde ici-bas, mêlé et imparfait. L’idéal n’est qu’une image, il n’est jamais accompli. Cela dit, si au lieu d’en jouir il en avait élevé, Gabriel Matzneff aurait probablement une autre conception des « jeunes personnes ». Il les saurait fragiles, même si le plaisir ne doit pas leur être interdit.

Gabriel Matzneff en son enfance

L’un des modèles de Gabriel Matzneff est Giacomo Casanova, « un séducteur qui connait des succès, mais aussi de nombreux échecs, un amant qui fait l’expérience du plaisir, du bonheur, de la passion partagée, mais aussi  celle du dédain, de la trahison, de la douleur ; c’est un infidèle qui aspire à la constance, un cynique tendre, un écorché vif toujours encombré de nouvelles amantes et tourmenté par la nostalgie de ses amours évanouies, un bon chrétien disciple d’Epicure et du Sequere deum des stoïques, un hédoniste tenté par le monastère, un pédophile hétéro sensible à la beauté des jeunes garçons, un cavaleur plein d’énergie vitale qui manque de se suicider, un être que dévorent ses pulsions contraires et qui, de cette existence incohérente, hors norme, a tiré une œuvre qui nous émeut, nous amuse, nous captive, nous enseigne et nous enchante » 2010, p.158. Ne voilà-t-il pas un bon portrait de lui que Matzneff revendique pour la postérité ?

Un autre modèle est Montherlant. Mais celui-ci, adulte, vivait une « alternance », ainsi appelait-il ses actes contradictoires et successifs ; ils tournaient autour d’un axe : ce qui fait la morale de soi, l’image que l’on a de nous-mêmes à nos propres yeux. Il semble que Matzneff n’ait jamais vraiment mûri comme Montherlant l’a fait, voulant vivre « en même temps » ses contradictions. Est-ce un vice de son époque incapable de choisir ? Inapte à construire une personnalité ? Signe que mai 68 perdure, les marcheurs politiques se veulent « en même temps », façon plus subtile d’opérer une « synthèse » à la Hollande mais guère plus efficace. A certains moments, il faut décider, prendre un chemin et pas un autre, quitte à bifurquer ensuite. D’où le sentiment de flou de la politique actuelle du président Macron et les citoyens déboussolés. S’il est réaliste de naviguer à vue quand le brouillard se lève et d’actionner la barre pour éviter tout obstacle brusquement surgi, il n’en demeure pas moins qu’un cap doit être défini si l’on veut aller quelque part. L’adolescence prolongée, dans la vie comme en politique, est ridicule et stérile, Matzneff l’apprend à ses dépens.

En revanche, la foi est peut-être la part d’adolescence que nous pouvons garder jusqu’à un âge avancé. Elle est doute et impossibilité raisonnable à décider ; elle est curiosité et élan. « Nous pouvons, c’est mon cas, (…) avoir des doutes sur l’enseignement de l’Eglise et simultanément avoir le sens du sacré, de la transcendance » p.75. Raison et sentiments… L’adolescent subsiste dans l’adulte. « J’ai une unique certitude qui constitue le pivot et la justification de ma vie agitée : nous sommes sur cette Terre bénite et maudite pour créer de l’amour, pour créer de la beauté » 2009, p.130. Romantique, isn’t it ? Tellement « jeune » en tout cas. « Il n’y a pas de foi chrétienne sans une rencontre personnelle avec le Ressuscité » p.53.

Mais qu’un Dieu existe ou pas, au fond quelle importance ? Il s’agit seulement de « croire » car l’illusion aide à vivre, surtout à l’âge où l’on se construit. Nietzsche l’avait bien compris qui faisait de « l’artiste » le type humain le plus haut à l’âge adulte et de la lucidité contre toutes les croyances une sur-humanité. Dans « les prières (…) l’essentiel est le plaisir et la consolation que nous éprouvons en les formulant. Si Dieu n’existe pas, tant pis pour lui » déclare Matzneff p.156.

L’adolescence, même attardée, donne à penser. Mais elle semble de moins en moins socialement acceptable.

Gabriel Matzneff, Séraphin c’est la fin ! 2013, La Table ronde, 267 pages, €18 e-book Kindle €12.99

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Théo Kosma, En attendant d’être grande 6 (rebaptisé 4)

En 18 chapitres, les épreuves sensuelles d’une ado précoce de 12 ans en cinquième que le lecteur a pu cueillir dès 8 ans aux différents tomes précédents dans ses jeux innocents.

L’époque n’est plus vraiment à la sensualité exhibée des enfants… Même l’innocence est perverse aux yeux hantés des puritains. L’affaire Matzneff (83 ans) rend les éditeurs plus bêtes de moraline à la mode qu’inconséquents de bonne et due morale. Gallimard, La Table ronde, Stock, Léo Scheer, baissent culotte devant les gros yeux des chiennes de garde : que n’ont-ils plutôt agi durant des décennies ! La pédo « philie » est traduite en « criminalité » – avant même que la justice ne se prononce – et toutes les œuvres sont mises dans le même sac des « péchés » condamnables. « Cachez ce sein que je ne saurais voir ! » dit le Tartuffe – et il devient réactionnaire faute d’être raisonnable.

Théo Kosma n’est en rien Gabriel Matzneff : lui ne se vante pas de pénétrer le sexe de très jeunes filles. Il se met au contraire dans l’esprit d’une enfant, ce qui est une sorte de tour de force qu’on ne peut que saluer. Sa Chloé conte ses aventures des sens avec pudeur, entre copains et copines du même âge. Il s’agit d’exploration, de construction de soi, de sensations naturelles. Les dire est beauté ; les exprimer (une fois adulte, comme elle le fait) est une nostalgie des verts paradis ; les lire d’un regard extérieur une meilleure façon de comprendre ses propres enfants. Il ne s’agit pas d’un journal relatant des faits vrais mais d’un roman imaginant l’existence libre de l’enfance, dans ces années 1970 où il y avait le pire, mais aussi le meilleur.

« Cette faculté de m’exciter d’un rien m’habitait depuis longtemps », déclare Chloé p.11. Elle a vécu une initiation sensuelle épanouissante lors de ses dernières vacances d’été à 11 ans avec un garçon de son âge, après des préliminaires collectifs gamins et suaves. Elle ne rêve plus de « petit copain collé contre soi », ou pas vraiment, mais revient aux « petites fleurs, le romantisme, les yeux doux » p.23. Elle fantasme sur un camarade de classe, 12 ans lui aussi mais pas très mûr, Jérôme ; les garçons sont souvent en retard au même âge. « Mèches brunes bouclées, petit air vaguement ténébreux, jolis yeux, plutôt bien bâti pour son âge, grand et mince tout en étant musclé. Il aimait le sport, s’habillait bien » – tel est le programme offert p.26. Sauf que rien ne se passe que du flirt : « Se tourner autour, se faire la cour sans vrai rapport tactile, se fréquenter. Les mots flatteurs, une tête penchée, un effleurement » p.28. Un boy toy prépubère pour une préado en avance.

Mais Chloé a besoin de combler un désir physique qui la rend irritable et l’auteur note, avec un brin d’humour : « Oui, si les cours étaient moins barbants je n’y penserais peut-être pas. C’est à se demander si les jeunes ne baisent pas à tout-va par ennui » p.49. Si mes souvenirs sont bons (plutôt en quatrième), je crois bien que c’était vrai. Cela le reste-t-il à l’ère du Smartphone et de YouPorn ? C’est moins sûr. Tout ce qui est d’accès trop facile lasse et dégoûte. Le retour du moralisme et de la fleur bleue est vraisemblable, si j’en juge par celles et ceux que je croise aujourd’hui de cet âge tendre.

Les scènes se succèdent, un peu lentes au début, pleines d’imagination dès la moitié. C’est un cours de baisers avec sa copine, une douche nue vasistas ouvert pour qu’un jeune garçon puisse mater, un orgasme violent en grimpant la corde à nœuds du collège – le copain en dessous qui la tient -, une séance de yoga nu entre filles. C’est se « donner » à un garçon de 13 ans qui a envie, Daniel le Suisse, mais pour qui « faire l’amour » signifie seulement embrasser et peloter. C’est observer avec une curiosité d’entomologiste bien de cet âge sa grande sœur en acte, fantasmer des caresses avec les petits et les plus grands de la communauté, juste pour faire semblant. C’est organiser une partie nue entre filles, se baigner à poil à minuit avec les garçons, se lancer à dix en coquineries mixtes sans aucun vêtement, mais limitées aux baisers enfantins et caresses de tout le corps. Chloé est une vraie chatte qui se roule, se tortille et ronronne.

Il est vrai que la petite fille reste toujours en attente de grandir, ce qui fait un peu piétiner le récit par rapport aux premiers opus où elle prenait vite les années. Surtout au début où « la rentrée » reste assez plate sur de nombreuses pages. Passer aux 13 ans est délicat à conter dans le contexte actuel, âge où l’on passe du sensuel au sexuel, de l’érotisme au génital, même si les préliminaires restent privilégiés. Chacun peut aisément comprendre la réticence de l’auteur à sauter le pas.

D’autant que les garçons semblent bien passifs et presque de bois face à l’exubérance des filles dans ces aventures les plus récentes. Or ils sont à un âge – certes encore plus ou moins de latence où les copains et le foot comptent plus que les sens – mais où les frissons sur la peau et les bouffées de chaleur, le jeu de leurs muscles et les éblouissements des yeux, l’admiration physique pour les copines mais aussi les copains, mêlée d’histoires de cœur et d’affect, sont très fortement ressentis. Dommage qu’ils n’apparaissent pas aux yeux de Chloé ; elle en trouverait peut-être quelque épice à ses sens.

Il reste qu’En attendant d’être grande est un roman mignon, attendrissant, pudique. Une préadolescence qui patiente de mûrir, âge fragile mais traversé de pulsions qu’il vaut mieux comprendre qu’interdire, dans le respect des êtres. Une humanité en bourgeon, touchante pour cela, qu’on observe en ces pages d’un regard paternel.

Théo Kosma, En attendant d’être grande 6 (rebaptisée 4) – calme-tempête, autoédition 2019, 146 pages, disponible sur :

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Lucien Sfez, Le rêve biotechnologique

Lucien Sfez, professeur à l’université de Paris I, spécialiste de la communication et du pouvoir, a été membre du jury de ma thèse de science politique. Son rôle est de démonter les idéologies de notre temps. Il analyse au début des années 2000 l’utopie biotechnologique américaine.

Sciences et techniques sont tirées par les Américains vers le modèle fondateur : celui de la Frontière. Il traque l’homme parfait, sain, sociable et immortel, amené à vivre dans un milieu purifié, équilibré et contrôlé, ayant le pouvoir de se réparer et de se reproduire lui-même. L’utopie est celle de l’Arche. L’île- continent américaine est telle une nouvelle planète, en attendant d’aller coloniser les étoiles. Savants et industriels, État fédéral et médias, conjuguent leurs talents pour rechercher le secret originel, en vue du savoir fondateur, du profit d’entreprise, du contrôle social et du mythe américain. Celui-ci, bien sûr, est destiné manifestement à s’imposer à la planète entière. Les États-Unis d’Amérique ne sont-ils pas une « économie–monde » ? Ils ont, en ce début des années 2000, l’avance technologique et la puissance militaire, économique et culturelle pour imposer leurs objectifs et leur rythme à la planète entière. Ils le gardent encore de façon précaire mais nette vingt ans plus tard.

Le refus que l’on peut émettre n’empêche rien. L’approbation euphorique que d’autres peuvent par contraste émettre, la majorité probablement, empêche tout contrôle. Une utopie n’est pas néfaste en soi, elle est utile aux êtres émotionnels et religieux que nous sommes. Mais les rationalistes et les citoyens, que nous sommes aussi, ont besoin de comprendre avant d’adhérer. « Il faudra dans chaque cas peser et repeser, douter, trouver avec prudence la solution adaptée » p.6. Il est nécessaire de démonter l’utopie pour trouver la distance critique qui permet la lucidité à son égard.

Les biotechnologies d’aujourd’hui revivifient l’idéal prométhéen (plutôt que « nietzschéen ») de la santé parfaite, de la pureté de bon sauvage et de l’innocence robuste d’Adam avant la chute. Nous assistons à « la montée irrésistible d’une bioéconomie–religion » alimentée par les angoisses de la vache folle, de l’amiante, des nitrates, de la pollution – ajoutons le climat et son réchauffement, la raréfaction des ressources, les déchets nucléaires et j’en passe.

Le projet Génome de cartographier les gènes humains permettrait de soigner et de prévoir pour assurer santé parfaite et correction sociale. Mais sait-on que l’ADN n’est pas le plan ? Qu’il n’est que porteur d’informations qui sont à actualiser selon l’environnement rencontré ? Connaître le génome ne suffit pas à créer le « surhomme ». Il faut aussi un environnement propice, matériel mais aussi affectif et intellectuel, sécurisant et stimulant.

Le projet Biosphère II vise à réintégrer l’homme dans les équilibres de la nature pour éviter la pollution et émigrer – pourquoi pas ? – vers Mars. C’est un fantasme d’homme omnipotent, omniscient sensoriel, informé de tout et sage comme pas un, une perfection biomachinique fusionnant avec le corps maternel de Gaïa la planète. Infantilisme ? L’intelligence humaine et l’intelligence artificielle créeraient une intelligence « supérieure ». Nous l’appelons dorénavant le transformisme. Mais ce projet est bien plutôt une utopie économique : « Voilà comment l’industrie secrète directement, sans médiation aucune, une idéologie prêt à penser, d’autant plus forte qu’elle incarne l’avenir industriel des secteurs économiques les plus avancés des prochaines décennies » p.53.

Le projet Artificial Life va encore plus loin, se substituant à Dieu pour créer des êtres virtuels par ordinateur, dans le but lointain qu’ils pourront se substituer aux humains dans certaines circonstances. Mais l’information n’est pas la vie, pas plus que l’ADN n’est l’être.

Pour l’idéologie, l’ennemi aujourd’hui n’est plus extérieur, à combattre ou à civiliser : il est en nous et dans notre société même. En témoignent les comportements polluants, les exclusions de banlieue, l’éclatement des familles, les comportements antisociaux, les dépressions et les nouvelles maladies mentales. La réalité n’est plus extérieure aux signes mais dans les signes mêmes. Plus d’absolu en dehors du système mais un Ça qui vient de partout, sans prise de contrôle : ni de l’opinion, ni de la science, ni des industriels, ni des marchés, ni évidemment des médias… Le Ça embraye directement sur les individus, sur les désirs particuliers ici et maintenant, au nom de la liberté. [Rappelons que le « Ça » (Es : ce qui est), concept freudien, est réservoir premier de l’énergie psychique où s’affrontent les pulsions, notamment celles de vie et de mort. Le Ça est inconscient et ses contenus proviennent de l’hérédité, de déterminations ancrées, d’exigences somatiques, de faits acquis, du refoulement…]

L’utopie est non–contradiction : tout y est possible à la fois. Elle prétend au gouvernement direct des esprits par la science et la technique. Mais le prétexte scientifique du discours est là pour faire oublier les motivations millénaires profondes : la santé perpétuelle, le bonheur réalisé, le paradis du repos, l’immortalité de jeunesse. Tout ce qui supprime le stress qui fait alterner le manque et le bien-être, le changement incessant, le mouvement du monde. Nous sommes en plein dans le désir infantile de l’immuable et du tout, tout tout de suite, sans aucun effort ni responsabilité.

L’identité américaine, fondée sur une histoire très courte, ne s’est trouvée historiquement que dans la promotion de la technique. Le progrès technologique s’est identifié au progrès humain lui-même, sans tenir compte des êtres réels. L’ordre social lui est adapté comme dans une vaste entreprise. L’idéologie du tout–génétique et l’épure technocratique de l’agrégat statistique, de l’hygiénisme social, du vieux désir de fonder le droit sur le fait par des tests « objectifs », détecteur de mensonges et prédictions biologiques. Or le capital génétique est un tout, le moindre changement partiel est susceptible d’entraîner des modifications imprévues et désastreuses. On ne prend pas impunément la place d’une évolution qui s’est effectuée par mini–ajustements d’une grande complexité, poussés par le milieu, sur des centaines de milliers d’années.

L’utopie américaine est la méritocratie transparente, le chacun pour soi sous le regard de Dieu. Tout est information, tout est communication, de la cellule qui s’auto-organise à la démocratie qui fonctionne, du marché qui s’autorégule à la science qui progresse par débat contradictoire. Que le meilleur gagne, pour le meilleur de tous ou pour le pire, car le secret est le diable. Il est donc nécessaire de périodiquement se purifier des mauvais gènes, des atteintes à l’harmonie de Gaïa, des mauvais comportements, des excès spéculatifs financiers. Dans le même temps, le vivant est déifié. Biologie, hygiène, éducation, écologie, visent à préserver les organismes, les corps, la société, le pays, la planète même, des déséquilibres nocifs. La nature est vue comme idéale, un grand Ouest à conquérir, un vivant à améliorer. Trouver le socle des origines (les gènes, les comportements corrects, l’équilibre de Gaïa) serait trouver le Graal. Dans ce cadre, les phénomènes propres à l’humain et à son dépassement sur–humain, importent peu. Qu’est-ce que le sens de l’honneur, la liberté issue de la sagesse, la volonté venue de la responsabilité ? Ne sont-ce pas des archaïsmes propres aux vieux pays fatigués d’Europe et du Japon ?

Les États-Unis – et avec eux le monde – se doivent de rechercher le nouvel Ordre qui fera sens : des gènes mesurables seraient la réalité en dernière instance ; la biosphère serait plus que la nature, le corps physique même de la Terre, globale et indissociable ; la réalité serait régénérée par la logique de la Vie ; l’homme réinventerait une grande Histoire en se faisant partie intégrante du mouvement cosmique, la science réconciliant la nature et la technique. Cet horizon – total – redonnerait sens à la notion de progrès comme à la notion d’identité.

Mais tout cela n’est qu’illusion, idéologie, vieille utopie. Devons-nous y souscrire ? À chacun d’y répondre. Cette déconstruction format Que sais-je ? y aide. Pour moi, ce rêve d’Amérique sent un peu trop Disneyland à mon goût.

Lucien Sfez, Le rêve biotechnologique, 2001, PUF Que sais-je? €8.80

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Les désarrois de l’élève Toerless de Volker Schlöndorff

Nous sommes dans l’empire austro-hongrois sur sa fin. Des adolescents de 16 ans intègrent le collège militaire Prinz Eugen dans un schlöss à la campagne. Ils sont en uniforme à boutons de cuivre et collet monté, une simple chemise tombant aux genoux par-dessous, casquette de rigueur. Comme toutes les pensions, l’ennui des cours se dispute aux rivalités de pouvoir entre garçons. Tiré d’un roman autobiographique de Robert Musil Die Verwirrungen des Zöglings Törleß (La confusion du comte Törless) écrit à 25 ans et publié en 1906, le film de l’Allemand Schlöndorff, élevé à l’adolescence en France dans une pension de Jésuites à Vannes, marque les débuts de la nouvelle vague du cinéma allemand d’après-guerre. Il marque aussi la célébrité de l’acteur Mathieu Carrière, 16 ans, élevé à Berlin et à Vannes qui parle aussi bien le français que l’allemand. A noter que le ö allemand se prononce eu, d’où l’orthographe en français Toerless plutôt que Törless.

La couleur coûtait trop cher en 1966 et le film est tourné en noir et blanc mais cette grisaille ajoute à l’impression qu’il donne. Grisaille du paysage de plaine empli de moissons en été et de neige en hiver ; grisaille des murs des classes et du dortoir de pension, grisaille des mentalités et des enseignements, brouille des visages encore enfant, hésitant à prendre leurs angles d’adulte. La seizième année est en effet d’initiation ; la personnalité du garçon hésite entre plusieurs voies. Si Toerless est un nom (et même titré comte dans le roman), il n’est encore personne ; le spectateur apprendra tout à la fin qu’il possède un prénom : Tomas. Entré vierge, encore dans les jupes de sa mère au collège militaire, il jette sa gourme avec une pute au village – comme tout le monde. Mais il entretiendra aussi des désirs troubles et une attitude équivoque envers Basini, un autre élève de sa classe que ses plus proches amis vont tourmenter et qu’il va observer.

C’est que Basini porte un nom fort peu autrichien, qu’il est le fils d’une veuve au budget assez serré, et qu’il frime tant et plus en payant des tournées et en misant au jeu. Il emprunte à droite et à gauche et a du mal à rembourser. Son condisciple Beineberg (Bernd Tischer), à qui il doit de l’argent, en exige le remboursement le lendemain sous peine de devoir lui obéir en tout. Basini voit bien le piège dans lequel sa vanité s’est fourrée. La nuit, il fracture le casier d’un autre élève, Reiting (Alfred Diertz) et rend l’argent dû. Mais Beineberg ne croit pas qu’il ait pu en obtenir aussi facilement ou par un nouvel emprunt. Il l’accuse donc de vol, honte ultime pour des hobereaux d’un collège militaire ; Basini doit donc se soumettre.

Le trio Beineberg, Reiting et Toerless décide alors de sa peine ; lorsqu’il l’aura purgée, il sera oublié (mais pas vraiment réhabilité). Entre temps, il sera esclave et devra faire tout ce qu’on lui demande. Il commence par être cogné, puis doit déclarer lui-même qu’il est un « chien », leur chien, puis doit se soumettre à une séance d’hypnose pour que Reiting prouve que le cerveau soumis se déconnecte pour ne laisser qu’une machine corvéable à merci. Cet épisode marque les prémices de l’esprit qui donnera le nazisme : les êtres veules et sans volonté doivent être dominés par les êtres supérieurs qui « en ont ». Car tout est lié en l’homme : sexe, cœur et âme. Un Basini soumis l’est entièrement et aussi bien Reinting que Beineberg en profitent pour l’attirer chacun à leur tour au grenier pour vivre avec lui une relation homosexuelle. Elle n’est jamais explicite et commence par la vision partagée de photos et dessins de nus, féminins et masculins, et se poursuit par l’exigence qu’il se déshabille. Y a-t-il plus ? Le spectateur ne le saura pas, le début des années soixante restant assez pudibond sur le sujet. Le rêve du réalisateur d’introduire une scène d’orgie entre les trois garçons avec Toerless en observateur n’a pas retenu l’assentiment du producteur allemand. Mais il y a relation entre violence et sexualité. Fouetter la chair dénudée est une jouissance (sadique), tout comme caresser le sein de la Bozena, la pute mystérieuse du village. Les garçons font les deux en toute nature.

Seul Toerless doute. Son nom est en effet composé et Tör-less veut dire « sans pause », inquiet, tourmenté. A 16 ans, il n’a aucune certitude (ce qui est normal) mais surtout aucun repère (ce qui montre l’indigence de l’éducation). Ce qu’on lui apprend lui apparaît comme psittacisme ; son prof de math qui, avec la racine carrée de moins un, crée un « nombre imaginaire » est incapable de lui expliquer ce que cela représente. « Vous n’en savez pas assez pour comprendre et, lorsqu’on ne peut comprendre, il faut croire », lui dit-il. La science ne serait-elle qu’un avatar de la religion ? Dès son arrivée au collège, d’ailleurs, il avait pris conscience que la vie hors de sa famille était autre que celle qu’il avait toujours connue. En aristocratie comme en bourgeoisie aisée, tout a une cause et ce qui survient reste banal, canalisé – pas dans les autres classes. La putain Bozena était servante dans une famille aisée avant d’être engrossée par le père ou le fils, puis chassée lorsque son ventre est devenu visible. Elle est désormais serveuse du Gasthaus et fait la pute à l’occasion auprès des jeunes élèves. La scène où elle titille Toerless devant Reiting a fait d’ailleurs bander comme un âne le jeune acteur de 16 ans, il l’avoue à 70 ans dans le supplément. Lorsqu’on le sait, l’échange de regards entre la femme et le garçon prend tout son sens, le cadrage caméra restant au-dessus de la ceinture.

Les concepts de la métaphysique de Kant, très à la mode en cette fin de siècle, ne sont pas opérants car ils sont flous. Les mots ne veulent pas dire la même chose pour chacun et la raison même ne peut rendre compte de l’intangible. Le garçon ne parvient pas à remonter à l’origine des choses ni des comportements, et cela le laisse en désarroi. Il ne saisit pas pourquoi Basini s’est abaissé à voler, bafouant l’honneur, ni pourquoi il se soumet alors qu’il lui suffirait d’aller en parler au directeur. La soumission engendrerait-elle quelque jouissance trouble ? Les coups seraient-ils désirés pour un quelconque affect sexuel, affectif ou moral ? L’acteur Marian Seidowsky qui joue Basini est juif, ce qui ajoute aux interrogations germaniques des années 60 sur le nazisme. Si Dieu est mort par fossilisation et si la philosophie n’a pas de fondement, la morale n’est plus que de convention, ce qui conduit au nihilisme. Il s’agit alors pour chacun de s’éprouver en tentant d’aller le plus loin possible dans ce qu’il veut : c’est ce que tente Reiting avec Basini. Mais Toerless ne suit pas, ce pourquoi Reinting et Beineberg livrent leur victime à la classe entière, en salle de sport.

Basini est entouré, fusillé du regard, moqué, puis sa chemise lui est arrachée et on se le renvoie comme une balle inerte, lui qui n’est plus rien. Ses pieds sont attachés à la corde puis l’élève topless en désarroi est pendu la tête en bas comme un cochon avant qu’on l’égorge ; il est ballotté de main en main, les élèves s’excitant de jouissance avec des voix aiguës en frappant son corps nu. La chair, pour la société prude hantée de morale religieuse puritaine, est à la fois le maléfique et le désirable, ce qu’on ne montre pas mais auquel on aspire. Toerless l’a prévenu la nuit d’avant mais Basini n’a pas réagi, il se laisse faire en croyant – dit-il – que lorsqu’il aura subi toutes les épreuves, elles cesseront et qu’on le laissera tranquille. Ce qui n’arrive jamais ; l’absence de réaction pousse à en rajouter toujours plus, que ce soit en harcèlement scolaire, en manif de casseurs dans la rue ou en pogrom. Toerless est moralement complice, il se retire – mais trop tard – tout comme les intellos qui ont laissé monter l’état d’esprit nazi en se disant qu’il faut que jeunesse se passe ou que le ressentiment populaire doit s’exprimer.

Pas plus que Basini, il n’a donc sa place au collège militaire. Dans le film, il demande à ses parents de venir le chercher, dans le roman c’est le conseil de discipline qui pense qu’il est trop intellectuel pour être militaire et le renvoie aux collèges privés. Le problème est cependant bien posé par ce garçon de 16 ans : les pulsions en nous ne demandent qu’à sortir si elles ne sont pas disciplinées par l’exercice, canalisées par la passion commune et contrôlées par la raison individuelle. La prostitution, l’homosexualité, le viol, ne sont que des conséquences de l’absence de barrières, un « tout est permis » de la loi de nature. Avant-hier la religion, hier la morale sociale, aujourd’hui la conscience de soi sur le modèle d’épanouissement individuel des Lumières, doivent établir les limites au-delà desquelles l’humain devient bête. Le nazisme, qui surviendra à la génération d’après, sera justement cette éradication des Lumières au profit d’un romantisme nihiliste des instincts, le retour du refoulé.

Ce qu’on ne peut exprimer est indicible mais ce qui est innommable est ce qui ne peut pas être nommé – par tabou, par dégoût, par ignorance. De l’indicible à l’innommable il n’y a qu’un pas – pour les ignares. Bien agir, c’est d’abord bien nommer les choses. Laisser régner la chienlit des mots fait le lit de tous les fascismes, qu’ils soient politiques ou religieux, qui ne prospèrent que dans la confusion des notions et le vide de la langue de bois. La véritable responsabilité des intellectuels est là : donner un bon sens aux mots.

Prix de la Critique Internationale FIPRESCI 1966, prix Max-Ophüls.

DVD Les désarrois de l’élève Toerless (Der junge Törless), Volker Schlöndorff, 1966, avec Mathieu Carrière, Barbara Steele, Marian Seidowsky, Bernd Tischer, Alfred Dietz, Gaumont 2015, 1h24, €12.99

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The Naked Kiss (Police spéciale) de Samuel Fuller

Shock beginning : « un beau châssis » (dira le flic) tabasse à coups de godasse un mâle bourré qui vient de la baiser. Le corps sexy exsudant la violence et piquant le fric fait très tabloïd. C’est voulu, Sam Fuller dénonçait la société avec les procédés mêmes de la société. Car la perruque qui se détache du crâne nu de la fille (Constance Towers) indique combien il est nécessaire au spectateur de passer outre aux apparences pour voir la vérité nue. D’autant qu’une fois recoiffée, peignée et remaquillée, la femme fatale du mythe se reconstitue sous nos yeux.

Kelly est une jeune blonde qui n’a rien trouvé mieux que de se prostituer, le spectateur ne saura pas pourquoi. Son mac (le bourré) l’a rasée et elle l’a tabassé avant de fuir dans d’autres villes pour exercer son métier. Jusqu’à cette bourgade de Nouvelle-Angleterre nommée Grantville où le capitaine Griff (Anthony Eisley), un flic placide et bienveillant, veille sur la sécurité des habitants et paye un ticket de bus au jeune délinquant pour qu’il aille voir ailleurs, vers l’ouest. Il veille sur la sécurité visible, pas sur celle que le politiquement correct ne veut pas voir…

Se disant représentante en « champagne » (un mousseux de Californie), la belle séduit ses amants d’un soir avec une bouteille et leur soutire 10 $, prix de lancement de son corps sur le marché. Confrontée à celui du flic, qui la baise en premier tant il est séduit par « le châssis » (l’expression est de lui), elle décide de ne plus obéir aux hommes. Il l’a remise dans le « droit » chemin sans le savoir, peut-être est-ce l’origine du titre étrange du film (Police Spéciale) lorsqu’il est sorti en France. Il lui conseille de quitter « sa » ville pour passer le fleuve et aller exercer chez Candy, une entremetteuse amie qui met en boutique des « bonbons » sexy, prêtes à tout si affinités. Car si la pute fait l’objet de la répulsion sociale, les mâles en sont très amateurs, ce qui marque l’hypocrisie de la communauté.

Kelly décide de ne plus se laisser exploiter. Pourquoi ? Parce qu’elle a vu sourire un bébé dans une poussette ? Parce qu’elle a vu jouer les enfants qui prolifèrent dans ce début des années soixante en plein baby-boom ? Parce qu’on lui a parlé de l’hôpital pour gosses handicapés qui fait la fierté de la ville ? En tout cas, elle prend pension chez une vieille fille jamais remise de la mort au combat de son fiancé « Charlie », dont elle garde l’uniforme couvert de décorations dans sa chambre d’amis.

Puis elle s’engage comme nurse à l’hôpital (une aide-soignante sans diplôme d’infirmière mais qui exerce des fonctions supérieures à celles d’infirmière). Elle aime les enfants et ceux-ci l’adorent ; elle ne tarde pas à se faire aimer de tous et elle aide une collègue enceinte hors mariage (la honte à l’époque) à caser son bébé incognito.

Elle ne pourra jamais en avoir, probablement parce qu’elle est devenue frigide à force de baiser mécaniquement n’importe qui. C’est plus ou moins ce qu’elle explique à Blanche, une autre nurse qui trouve le handicap des enfants trop dur à supporter et qui veut gagner plus facilement sa vie comme bonbon chez Candy. Kelly n’hésite pas à rendre visite à la maquerelle (Virginia Grey) et à la tabasser, lui enfonçant ses 25 $ d’acompte à Blanche dans sa gueule maquillée.

Son infirmière-chef l’emmène à la soirée du bienfaiteur local, Grant (Michael Dante), le richissime jeune homme descendant d’une famille établie depuis des générations et qui a fondé l’hôpital. Le garçon n’est pas un playboy sans cervelle qui claque le fric familial mais un homme attentif aux gens ; il rapporte de Venise, Paris et Vienne des cadeaux pour chacune et chacun. Séduit par « le châssis », il découvre une Kelly qui a de la cervelle – donc une femme hors normes et incomparable qui sait s’y prendre avec les enfants. Il l’aime et veut l’épouser.

Elle hésite ; le « prince charmant » lui apparaît trop beau pour être vrai. Elle, la pute, mérite-t-elle l’héritier d’une dynastie établie ? Et son baiser est sans passion, même sous le charme d’un film qu’il a tourné à Venise : un « baiser nu », simple, comme glacé. Elle a déjà connu un baiser de ce genre et celui qui l’a donné a mal fini. L’aime-t-il ou joue-t-il à l’aimer ? Alors que le flic – jaloux car secrètement amoureux d’elle malgré sa « condition » – lui enjoint de quitter la ville sur l’heure, la menaçant de tout révéler si elle se marie, elle finit par dire oui à Grant. Car elle lui a dit tout ce qu’il devait savoir pour éviter le chantage. Elle a décidé d’être propre et que le mensonge ne serait plus jamais son mode de jeu dans la société. Le flic renonce, il est vaincu, et Kelly court chez son lover boy avec sa robe vaporeuse de mariée d’un blanc virginal (sic) dans un carton.

C’est là que tout arrive… Lorsqu’elle entre, dans la semi-pénombre, s’élève le chant des enfants handicapés qu’elle a encouragé à l’hôpital et que Grant amoureux a enregistré. Passe en courant une petite fille. Que se passe-t-il ? Rien de ce qui était prévu, rien de politiquement correct, rien que le destin – il semblait écrit.

Mais Kelly se débattra et vaincra, redresseuse de torts et vengeresse. Pas la société qui ne voit rien et laisse faire, écartelée sans recours entre convenances et pulsions, et qui ne pardonne guère au messager du vrai. Car si les Yankees vénèrent « la démocratie » et « la transparence », s’ils font la leçon au monde entier, ils pratiquent chez eux sans vergogne le népotisme et le mensonge. La pute n’est pas celle qu’on voit, ni la perversité celle qui est écrite dans les commandements. Faites ce que je dis, pas ce que je fais… cela donne bonne conscience mais pas une conscience nette.

DVD The Naked Kiss (Police spéciale), Samuel Fuller, 1964, avec Constance Towers, Anthony Eisley, Michael Dante, Marie Devereux, Coffret Samuel Fuller 3 DVD : Shock Corridor (version intégrale non censurée) / Naked Kiss – Police spéciale / bonus, Universal Pictures 2003, €49.50

 

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La femme infidèle de Claude Chabrol

Nous sommes à l’ère de la bourgeoisie triomphante, chérie de Claude Chabrol par fascination-répulsion, juste avant la première « crise » du pétrole qui allait précipiter tout ce beau monde dans les mutations accélérées de l’économie. Charles (comme Bovary) est marié depuis onze ans à Hélène (comme celle de Troie) et ils ont un fils de 10 ans, Michel (comme l’archange).

Michel Bouquet interprète Charles, un directeur de cabinet d’assurances parisien prospère, propriétaire d’une vaste demeure dans un grand parc en Yvelines ; il est d’apparence droit et posé, mais dans les faits opaque et contradictoire, à la fois glacial de manières mais émotif au plus profond. Stéphane Audran (la propre épouse de Claude Chabrol à cette époque) interprète l’épouse modèle qui élève le fils, tient sa maison et se désennuie dans une virée de courses ou chez le coiffeur à la mode : Carita ; mais cette façade cache le tourment de la proche ménopause, l’envie de séduire encore et l’éloignement du mari qui prend de l’embonpoint, n’aime pas danser ou s’amuser et encore moins faire l’amour. Stéphane Di Napoli (ancien bambin dans Poly, et futur fils écrasé de Que la bête meure) incarne l’enfant-poupée Michel, 10 ans, blond impeccablement coiffé à la Claude François et portant des chemises de coton bleu ou des polos Lacoste ; il aime grandir entre ses deux parents et joue l’enfant sage comme une image, mais pique sa crise quand on ne s’intéresse pas assez à lui.

Tout a l’air normal, mais la musique décalée, lancinante, incite le spectateur au doute ; il est tourmenté de l’orage qui monte. Car la belle Hélène a un amant, rencontré au cinéma, qui est un écrivain un peu bohème – habitant Neuilly quand même. Et le pauvre Charles finit par s’en douter, surprenant sa femme interdite au téléphone, puis déjà partie de son rendez-vous Carita. Il engage un détective privé (Serge Bento) pour en avoir le cœur net et la preuve, le nom, l’adresse et la photo de l’amant (Maurice Ronet) lui sont donnés. Il va le confirmer par lui-même, observant sa femme sortir d’un taxi pour se ruer vers l’amant qui la fait entrer pour deux heures qu’on imagine bien remplies.

Dès lors, le film a le choix : soit il fait une scène, soit il bascule dans le diabolique. La bienséance bourgeoise préférerait le premier, le naturalisme socialiste le second. C’est bien le second qui est choisi, après mai 68. Toute bourgeoisie est apparence, la domination devant s’exercer « naturellement » sur les choses et les êtres. Charles a tout domestiqué : sa femme, son fils, sa maison, son jardin, son cabinet. Tout est ordonné, prévu, organisé. Le couple tient depuis onze ans mais le fils venu de suite a stoppé les maternités : un héritier suffit au bourgeois, surtout quand il est mâle. Au bout de cinq ans, l’épouse a souhaité quitter Paris pour la campagne proche, premier signe d’ennui une fois le bébé grandi. Mais elle n’a pas trouvé de quoi s’occuper et elle bovaryse, rêvant d’étreintes torrides et de bohème moins planifiée. Avec ce personnage d’Hélène, le bourgeois bohème pointait en 1969 le bout de son nez.

La chambre conjugale est tendue de bleu pétrole et de marron ; elle est chargée comme les intérieurs victoriens. Le lit est commun mais chacun dort de son côté, lui en pyjama boutonné jusqu’au cou sous les couvertures, elle en nuisette à mi-cuisses au-dessus : elle a trop chaud. Lui met de la musique classique, elle ouvre la fenêtre derrière les épais rideaux. Tout est décrit de l’étouffement et de la domestication.

Posséder des biens ne suffit pas ; il faut aussi posséder les âmes via les corps : l’épouse, le fils, la domestique. Pour cela, imposer une vision « naturelle » de la domination par la retenue des paroles et des corps : politesse du gamin vêtu et coiffé comme un mannequin, jeu des « je t’aime – moi aussi » des époux blasés, encanaillement discret dans un restaurant chic avant la boite sage, affectation d’indulgence pour la femme d’une relation qui ne sait pas se retenir et se saoule. Mais le bourgeois n’est pas aristocrate, il n’a pas des générations successives d’hérédité et d’éducation policée derrière lui. Il a l’apparence mais n’incarne pas l’authentique. Sa nature ancestrale (populaire, paysanne) ressurgit aux contrariétés : il commande, se met en colère, tue. Il y a de la bête sous le costume trois pièces du mâle jaloux qui abat son rival ; de la chatte en chaleur chez la bourgeoise coiffée Carita et portant des robes de couturier ; de l’animal même chez le gamin trop bien brossé qui veut bien avoir le prix d’excellence s’il est autorisé à goûter du champagne et qui ne supporte pas de sécher sur la pièce manquante à son puzzle de clown inachevé.

L’image de la famille idéale, de la maison de catalogue et de l’enfant modèle craque sous les poussées de la chair et des pulsions, révélées par mai 68. Les apparences sont sauves mais les tableaux vivants du bonheur familial à regarder de vieilles photos, du déjeuner sur l’herbe un soir d’été, du dîner pris à trois à la table où la conversation languit, sont contredites par la télévision. La bienséance des deux seules chaînes est parfois interrompue, comiquement par une mire indiquant un incident technique de monopole (la SNCF poursuit allègrement cette pratique en 2018). Cela montre combien l’apparence est fragile, l’image éphémère quand elle n’est pas renouvelée ; elle prouve que la règle est la seule façon de survivre à la jungle : bien travailler à l’école, lire des livres plutôt que regarder la télé, éviter l’amoralité du jouir sans entraves, remplir le constat plutôt que payer au noir.

Sauf que la nature reprend ses droits… Hélène se laisse ravir, Charles agit comme un amoureux jaloux, Michel comme un acteur perfectionniste dans son rôle de futur bourgeois héritier. Il y a meurtre, dissimulation du corps, disparition signalée, nom et adresse d’Hélène dans le carnet du disparu, intervention des flics, le jovial bronzé (Michel Duchaussoy) et le cadavérique silencieux qui se touche le nez à chaque fois qu’un mensonge est proféré (Guy Marly). Le travelling arrière laisse le futur à l’appréciation du spectateur, le point n’est pas mis sur le i du mot fin. La femme et l’enfant sont masqués par le fatras de la végétation du parc bourgeois, comme si la nature digérait cette bourgeoisie d’apparence sous la réalité de ses sucs. Mais l’époux et père, emmené pour interrogatoire, sera peut-être « naturellement » relâché – faute de preuves.

Un grand film sur l’époque de vos parents et sur les premiers craquements de la bourgeoisie pompidolienne, reconstruite après la guerre, contente de soi et menacée par tout ce qui allait changer.

DVD La femme infidèle, Claude Chabrol, 1969, avec Stéphane Audran, Michel Bouquet, Stéphane di Napoli, Maurice Ronet, Michel Duchaussoy, Guy Marly, Serge Bento, 2001, €24.00 import belge

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Le sentiment de la nature chez Tolstoï

Le comte Lev Nicolaïevitch Tolstoï n’a jamais pu se faire à la vie à Moscou. Il préférait de loin la campagne, à Yasnaïa Poliana où il est né et où il a grandi jusqu’à l’âge de 8 ans. Il y était au calme pour écrire, aller se baigner dans un trou d’eau l’été et pouvait participer aux travaux des moujiks. Il faut dire que son adolescence anarchique et sa jeunesse dissipée l’on conduit à la repentance pour ses péchés. Profondément chrétien, même s’il doute au fond de l’existence de Dieu, il révère la morale du Christ, loi de nature révélée selon lui. Vivre à la campagne lui évitait les tentations de la ville, les futilités de la bonne société, et lui permettait de « faire le bien » nommément, aux gens qu’il connaissait et à qui il avait parfois fait la classe.

Le lyrisme sensuel, sublimation probable de son désir sexuel inassouvi, sourd dans les mots emphatiques et un brin maladroits, mais sincères, du 10 août 1851 (23 ans) : « L’avant-dernière nuit était merveilleuse, j’étais assis à la lucarne de ma cabane de Starogladkovskaïa, et de tous mes sens, à l’exception du toucher, je savourais la nature. – La lune n’était pas encore levée, mais au sud-est déjà commençaient à rougir les nuages nocturnes, un léger vent apportait une odeur de fraîcheur. – Les grenouilles et les grillons se mêlaient en un bruit nocturne indéfini, uniforme. Le ciel était pur et parsemé d’étoiles » p.98.

La civilisation ne convient pas à ses appétits, restés bruts, comme en friche, parce qu’orphelin trop tôt et enfant trop sensible. 25 juin 1856 (28 ans) : « J’ai souvent rêvé de la vie agricole, perpétuellement le travail, perpétuellement la nature, et je ne sais pourquoi une grossière sensualité s’est toujours mêlée à ces rêves : c’est toujours une forte femme aux mains calleuses et à la solide poitrine, et aussi aux jambes nues, qui travaille devant moi » p.384.

Il observe en sensitif les gens et les plantes. Tout le Carnet numéro 10 de 1879 (51 ans) est consacré aux changements de saisons. S’il chasse, il est peu amène aux animaux ; en revanche le spectacle de la nature qui bouillonne au printemps ravive en lui des pulsions vitales, qu’il enrobe dans un vague panthéisme à la gloire de Dieu. 23 avril 1858 (30 ans) : « Vent froid, les bourgeons enflent, avant-hier il y avait des perce-neige. Le rossignol chante depuis hier » p.493. 14 juin 1858 : « Nuit admirable. Un brouillard blanc de rosée. Sur lui les arbres. La lune derrière les bouleaux et le râle des genêts ; il n’y a plus de rossignols » p.495.

L’époque n’est pas non plus sans influence sur lui, même loin des préoccupations littéraires européennes. Lors d’un voyage à Iéna en Allemagne, le 16 avril 1861 (33 ans) : « Sur la montagne dans la forêt, je me suis enivré de nature simplement et béatement » p.524. Le romantisme le contamine aussi facilement que lui, le Russe un peu brut, n’a jamais vraiment quitté la vie dans la nature.

Léon Tolstoï ressent son animalité qui l’attache à la terre, les pulsions sourdes qui l’enchaînent aux instincts. Il lutte contre, par la raison mais plus encore par la « conscience », ce miroir chrétien des commandements qui interdisent comme « péchés » condamnables toute une série d’actes et même de pensées. Il se sent coupable, se répugne, se repent. Il en est insupportable aux autres une fois l’âge venu car, si ses désirs se sont apaisés, ceux des autres, plus jeunes, lui apparaissent comme incompréhensibles, à corriger.

Il ne cesse de juger et de pardonner à ses fils remplis d’appétit pour la vie, qu’il critique sans appel, leur faisant la leçon en permanence comme un « vieillard grognon ». Mais humilier, puis s’humilier, lui est une jouissance en Christ. Il ne sait pas être naturel, en phase avec les gens comme avec les éléments ; il faut sans cesse que se mêle « la morale », cette infection qui gangrène tout écart. Il n’est pas lui mais constamment cet autre mesuré à l’aune de la vertu chrétienne rigide. Seule « la nature » lui permet d’éprouver des émotions libres…

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

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François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes

François Cheng est français d’origine chinoise ; né dans le Shandong, il arrive à 20 ans dans notre pays pour être universitaire, élu à l’Académie française en 2002. Cette origine originale éclaire sa façon particulière d’écrire des romans. Il allie la trame romanesque à des personnages bien caractérisés, dans un style poétique chinois et enrobé d’une philosophie toute imprégnée d’harmonie des contraires. Bien loin du réalisme plat et des amours mécaniques de nombre d’auteurs français jamais sortis de France en esprit, dont la philosophie ne vole qu’au ras du bitume de quartiers parisiens excentrés.

Trois personnages pour un destin, mais une seule âme à la fin. Chacun erre ici-bas dans une enveloppe charnelle éprise de pulsions, de désirs et engluée dans l’affectif ; tous se retrouvent au-delà dans l’harmonie, s’enrichissant de leurs contraires. Plus de désirs dans l’éternité, donc plus de mouvement. La tragédie est ici et maintenant, dans notre monde, où il faut vivre déchiré, les extrêmes tout emmêlés.

Chun-niang est une jeune fille vendue par ses parents pour cause de famine et violée régulièrement dès 14 ans par le tenancier de l’auberge où elle sert les clients. Remarquée par la Cour, elle est prise à 16 ans comme concubine du vieux roi. Elle est âme du trio, mère de tous, vouée au service, « énigme du visage, du regard » p.119. Elle est du signe de l’eau (p.122), souple et obstinée à frayer son chemin via la moindre pente.

Gao Jian-li est un jeune homme éperdu de ses sens, berger dès l’enfance par amour des bêtes (jusqu’à consommer ses pulsions sexuelles en excès avec eux). Il est charmé par la musique issue des cordes de zhou qu’un vieil aveugle errant lui fait entendre à l’adolescence. Emporté au point de tout quitter, le jeune garçon le suit, le sert et apprend. « Magie des paroles entrelacées » p.119, il est nature, du signe de bois, ce matériau vivant qui s’enracine dans le sol et fait chanter ses branches. Il tentera lui aussi la mission impossible, mais échouera et mourra sous la torture longue et raffinée qui lui est due.

Jing Ko est un gamin batailleur, épris de coups et aimant l’exercice. Il se loue dès sa jeunesse comme mercenaire, est engagé pour tuer le roi mauvais du pays voisin qui veut tout conquérir pour devenir empereur ; il échoue et crève. Mais il aura au moins tenté cette mission impossible de faire un petit mal pour un plus grand bien. Son signe est bien sûr celui du feu.

Le mouvement du roman est l’amour que chacun inspire aux autres, avec Chun-niang comme centre. Il y a plus que l’amour (trop souvent désir sexuel pris comme valeur d’éternité) : il y a l’amitié. « Noble amitié, noble amour. Heureux ceux qui connaissent les deux dans le même temps. Si l’amour enseigne le don total et le total désir d’adoration, l’amitié, elle, initie au dialogue à cœur ouvert dans l’infini respect et à l’infini attachement dans la non-possession. Les deux, vraie amitié et vrai amour, s’épaulent, s’éclairent, se haussent, ennoblissent les êtres aimants dans une commune élévation. Moment miraculeux. Si miraculeux qu’il ne saurait se lover dans la durée » p.43. Comme cela est beau et bien dit !

Dans ce drame à trois voix avec chœur, les chapitres alternent, racontés par l’un ou par l’autre. Chacun doit faire bien ce qu’il sait faire, même s’il échoue. Les deux garçons sont le yin et le yang de Dame Printemps, sens du nom de Chun-niang. Les pulsions et les passions mènent les humains : le désir, la survie, le combat, la justice. Mais de plus hautes valeurs les commandent, qui sont sociales, au contact les uns des autres : l’amour, l’harmonie. Chantée par Gao Jian-li « pour que, par cette incantation même, tous ceux qui aspirent à la voie rejoignent le rythme originel et qu’ainsi, en fin de compte, le Ciel ne nous oublie pas, qu’au contraire il garde mémoire, jusqu’à ce que la résonance universelle se mette à nouveau à sonner juste » p.91.

Chun-niang reste la seule survivante du trio engagé dans la voie de la justice : « Je serai la bougie à flamme persistante. C’est tout ce que je sais faire. C’est tout ce que je peux faire » p.101. Mais les âmes des deux autres viennent la visiter chaque soir, dès avant l’éternité. « L’âme ? C’est bien par elle que la vraie beauté d’un corps rayonne, c’est par elle qu’en réalité les corps qui s’aiment communiquent »

Les âmes éclatées retrouvent leur unité première dans le grand Tout qui termine toute vie.

« Il n’y a plus de demeure, il n’y a plus que la Voie

Toute vie est à refaire

A refaire et à réinventer » (p.122).

Il est bien certain qu’un tel roman, bien que court, ne se lit pas distraitement. Ce qui explique les commentaires parfois peu obligeants des zappeurs et autres superficiels qui survolent à tire d’ailes les phrases qui méritent, par leur poids de sens, de pénétrer en profondeur. Pour être lecteur, il ne suffit pas d’agiter ses yeux de gauche à droite, encore faut-il que les neurones connectent et que le cerveau s’intéresse. Ce roman précieux est à réserver aux lecteurs avertis, ou plus simplement à ceux qui aiment s’imprégner de la beauté des phrases, de leur densité de sens.

François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes, 2012, Livre de poche, 125 pages, €5.10, e-book format Kindle €5.99

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Le monde, la chair et le diable de Ranald MacDougall

La fin des années cinquante était à la guerre froide et la crainte majeure était la disparition humaine dans l’holocauste nucléaire. Dans cette œuvre de fiction, Ralph (Harry Belafonte) est un technicien de la mine qui inspecte des tunnels pourris par l’infiltration. Il communique avec la surface lorsqu’un éboulement survient, qui le laisse enfermé cinq jours. Ce n’est que lorsque le bruit des pompes stoppe brusquement que le jeune homme réalise que les secours ne viendront jamais.

Il se prend alors en main, en vrai self-made man, et pioche les parois des tunnels dont il connait le plan. Il réussit, trempé, sali, à remonter à l’air libre. Là… ce qu’il découvre le laisse sans voix : il n’y a plus personne – nulle part. Seuls des bâtiments et des machines, aucun être humain ni animal et, ce qui est plus surprenant (et reste inexpliqué) aucun cadavre.

Sur un journal qui traine, il lit que la fin du monde approche sous la forme d’un nuage d’isotopes radioactifs et que des millions de personnes fuient sans espoir. Lui veut revenir chez lui, regagner New York. Il brave donc les tabous sociaux et moraux pour voler une belle Chrysler toute neuve dans une vitrine d’agence automobile, et joindre la Grosse pomme. Pont embouteillé, tunnels encombrés, il ne peut passer qu’à pied. Et là, le même spectacle : pas un chat ! Il crie et tire au pistolet entre les grands buildings au cas où quelqu’un… Mais personne ne répond.

Résigné à rester le dernier homme sur cette terre, il entreprend de recréer la civilisation qu’il connait, en bon technicien. Il a la volonté et l’ingéniosité d’un Robinson Crusoé urbain. Il s’installe dans un quartier chic, occupe un grand appartement, bricole un générateur pour avoir du courant, rapporte de la bibliothèque des livres menacés par des fuites du toit, et des musées des tableaux qu’il aime. Par solitude, il adopte deux mannequins de plastique auxquels il parle, jusqu’à ce que le dandy mâle lui tape sur les nerfs avec son éternel sourire commercial figé. Tout le symbole de la société inhumaine qui a péri.

Lorsqu’il le jette des étages et qu’il s’écrase sur l’asphalte, Ralph entend un cri : c’est une jeune femme (Mel Ferrer) qui l’espionnait mais n’osait pas se découvrir. Elle est blanche, blonde, vierge ; lui est octavon – autrement dit « nègre » malgré sa pâleur – mâle, décidé. Adam et Eve vont-ils se reconstituer ?

C’est faire bon marché de la Morale religieuse bimillénaire et des Tabous sociaux inculqués depuis l’enfance : en 1959, une femme blanche ne fraie pas avec un nègre, même s’il est beau, viril et qu’il reste le seul mâle au monde. Donc chacun vit chez soi, le nègre n’est pas violeur (contrairement aux fantasmes) et c’est la fille qui apparaît dans toute son hystérie lorsqu’elle se met en colère par caprice, juste pour exister. Si le politiquement correct racial est remis en cause dans ce film, le machisme d’époque a encore du chemin à faire.

Ralph bricole une radio et lance sur les ondes un message mondial : « ici New York, il y a des survivants, je serai à l’écoute tous les jours à midi » (il ne précise pas de quel méridien, New York étant réputé le centre du monde). Il reçoit un jour de vagues rumeurs de l’Europe. Le couple n’est donc pas seul sur terre, ce qui reconstitue immédiatement les barrières de race et de classe. Ralph veut rester à sa place, il n’envie personne et ne jalouse pas les Blancs ; en bon Américain il se suffit à lui-même, vaguement croyant lorsqu’il est montré étendant les bras dans une église, comme en prière des premiers temps.

Un jour, un bateau remonte l’Hudson à moteur : il y a donc quelqu’un à bord. C’est un autre homme, blanc, qui survit lui aussi bien que très atteint. Ralph va le sauver par des connaissances médicales de base et des piqûres conseillées en cas d’irradiation par le Comité qui s’était constitué avant la catastrophe. Le nouveau reprend des forces et le couple à trois s’organise. Mais la société ne serait pas telle qu’elle est si la rivalité des mâles ne devait tout gâcher pour la femelle. Ce n’est pas Ralph qui réclame sa part, il respecte la volonté de la fille ; c’est le nouveau qui le provoque en duel dans la ville, armé de fusil dont les boutiques regorgent. Va-t-on rejouer le Far West ?

C’est sans compter sur la volonté de Ralph de dépasser tout cela. Il jette son fusil et surgit sans arme devant son rival : tuer et baiser – ces pulsions primaires – ne l’intéressent pas. Le Noir se montre au-dessus du Blanc par sa grandeur d’âme et sa raison plus universelle.

Mais ce sommet moral est à mon avis abîmé par le final guimauve où la fille vient prendre la main de chacun des hommes, le trio réconciliés s’éloignant par la rue vers l’horizon comme de vagues lonesome cow-boys

Du titre, nous comprenons bien le monde, plus ou moins la chair, mais que vient faire « le diable » dans cette galère ? Le monde connait sa (presque) fin, la chair se manifeste surtout dans la volonté animale de Ralph le nègre de s’en sortir (son aspect dépoitraillé au fond de la mine est révélateur de l’énergie vitale, quasi-sexuelle, qui l’habite) – absolument pas chez la fille (restée vierge et bébête). Mais le diable ? Est-il dans le désir du troisième survivant ? Dans ces armes à feu en libre-service de la société consumériste ? Dans l’Apocalypse prévue par la Bible ?

Ceux qui ne voient ces simagrées que comme des légendes anciennes saisissent mal les comportements humains de cette histoire, ainsi faussement « expliqués ». Simple, humaniste, universel, le film n’entre pas assez dans la profondeur des personnages. Epoque coincée oblige. Même si Belafonte s’engagera dans la lutte pour les droits civiques des Noirs et deviendra ambassadeur pour la paix.

DVD Le monde, la chair et le diable (The World, the Flesh and the Devil) de Ranald MacDougall, 1959, avec Harry Belafonte, Inger Stevens, Mel Ferrer, Wild Side Video 2012, €8.99

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Démocratie et algorithmes

Les Lumières avaient du bon, elles visaient à découvrir en l’humain ses possibilités cachées et à les révéler au grand nombre. La raison est la chose du monde la mieux partagée, disait Descartes. Mais chaque mouvement connait le risque de sa dérive. De la raison nait le raisonnable, mais aussi le rationnel et le rationalisme.

Si chacun peut être raisonnable, s’il maîtrise ses passions et sublime ses pulsions, le rationnel est déjà plus ambigu. Connaître en raison le monde est le but du savoir scientifique qui fonctionne par essais et erreurs, hypothèses et tests. Mais cette méthode rationnelle est elle-même une croyance, comme l’a montré Nietzsche, une « volonté de savoir ». Cette volonté côtoie d’autres volontés, toutes aussi légitimes qu’elle, comme la volonté de se préserver et la volonté de puissance. Faire de la rationalité l’alpha et l’oméga de l’être humain, c’est le réduire. Croire au tout mathématisable, c’est amputer l’humain.

Le rationaliste croit que tout est calculable, que tout est paramétrable et qu’il suffit d’accumuler des masses de données (Big data) pour en calculer les probabilités selon les circonstances, et définir des modèles algorithmiques pour décider. Exit l’humain, place aux machines ; exit la politique, cet art de concilier les contraires par la négociation et le compromis, place au rationnel pur.

Déjà, les politiciens montrent qu’ils maîtrisent de moins en moins les décisions. Les grands problèmes de notre époque ne sont plus à la mesure des élus, souvent professionnels de la politique avec une vue étroite des choses et des gens, faute d’expérience dans la réalité vécue. Leur temps est celui de l’élection, pas du long terme – qui seul importe pour le climat, les ressources, les migrations, la démographie, la santé, et ainsi de suite. Ils ne sont plus audibles parce qu’ils fonctionnent entre eux, en petits jeux tactiques, tout en se servant au passage dans l’argent public et vivant largement. Une fracture entre peuple et élite se double d’une perte de légitimité du régime représentatif : pourquoi élire des prébendiers s’ils sont impuissants à faire quoi que ce soit d’utile ?

La tendance longue est à la bureaucratie, remplacer l’action politique par la gestion des choses. Elle est amplifiée, depuis des décennies, par la technocratie : c’est pas moi, c’est « on ». Les hautes autorités, Bruxelles, la Cour de justice, la Banque centrale, le FMI, l’ONU… sont autant de démission apparente du politique, qui noie les décisions sous l’anonymat et la machinerie bureaucratique. Ce pourquoi, avec ses gros sabots, Donald Trump touche une corde sensible : lui veut réhabiliter la décision politique, même si c’est avec une insigne maladresse et avec un mépris total des conséquences. Le Brexit est l’expression de la même tendance, en plus subtil.

Bureaucratie, technocratie, ne restait à venir que l’automatisme. Le voilà qui vient. La personne disparaît au profit de la donnée, le gouvernement au profit de la gouvernance, le pouvoir de décider à l’abandon aux machines. Ce vieux mythe de la société autorégulée, harmonieuse, cette République de Platon ou ce Phalanstère de Fourier, renaissent avec l’idéologie transhumaniste, transdémocratique. Le destin historique du marxisme rejoint la main invisible du libéralisme pour enfumer le peuple par un opium puissant : celui du tout-calculable par la puissance informatique, du tout-prévisible par les algorithmes du Big data, du non-travail grâce aux machines, robots et autres applications numériques. Et les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) – tous américains… – de se réjouir du monde qui vient, tout entier voué au divertissement, au temps de cerveau disponible, au paraître, à la futilité – et à l’International Business Machine.

Big Brother is watching you !

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Psychanalyse du libéralisme

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Répétons-le, le libéralisme n’est pas le capitalisme :

  1. Le capitalisme est une technique d’efficacité économique qui vient de la comptabilité née à la Renaissance italienne et qui recherche l’efficience maximum, prouvée par le profit.
  2. Le libéralisme est une doctrine politique des libertés individuelles, née en France et en Angleterre au 18ème siècle contre le bon plaisir collectif aristocratique, et qui s’est traduite dans l’économie tout d’abord par le laisser-faire, ensuite par la régulation.

Le libéralisme économique a utilisé le capitalisme comme levier pour démontrer sa croyance. Laissez faire les échanges, l’entreprise, l’innovation – et vous aurez les libertés, la richesse et le progrès. Mais s’il est vrai que l’essor des découvertes scientifiques, des libertés politiques et du capitalisme économique sont liés, il s’agit d’un mouvement d’ensemble dont aucune face n’est cause première.

Comme il est exact que la compétition des talents engendre l’inégalité dans le temps, le libéralisme politique cherche un permanent rééquilibrage : d’abord pour remettre en jeu la compétition, ensuite pour préserver la diversité qui est l’essence des libertés. Toute société est organisée et dégage des élites qui la mènent. Les sociétés libérales ne font pas exception. Ce sont ces élites qui sont en charge du rééquilibrage. Mais elles sont dégagées selon la culture propre à chaque pays :

  • l’expérience dans le groupe en Allemagne,
  • l’allégeance clanique au Japon,
  • l’efficacité financière et le bon-garçonnisme aux Etats-Unis,
  • l’appartenance au bon milieu social « naturellement » compétent en Angleterre,
  • la sélection par les maths dès la 6ème et l’accès social aux grandes écoles en France…

Tout cela est plus diversifié et moins injuste que le bon vouloir du Roy fondé sur la naissance aux temps féodaux, ou la cooptation et le népotisme fondé sur le respect des dogmes aux temps communistes. Pour appartenir à l’élite, il ne suffit plus d’être né ou d’être le béni oui-oui du Parti, il faut encore prouver certaines capacités. Le malheur est que la pente du népotisme et de la conservation guette toute société, notamment celles qui vieillissent et qui ont tendance à se figer. Ainsi de la France où le capitalisme devient “d’héritier”, tout comme la fonction politique.

C’est là qu’intervient la « vertu » dont Montesquieu (après Aristote) faisait le ressort social. La « vertu » est ce qui anime les hommes de l’intérieur et qui permet à un type de gouvernement de fonctionner sans heurt.

  • la « vertu » de la monarchie serait l’honneur, ce respect par chacun de ce qu’il doit à son rang ;
  • la « vertu » du despotisme (par exemple communiste ou Robespierriste jacobin) serait la crainte, cette révérence à l’égalité imposée par le système ;
  • la « vertu » de la république serait le droit et le patriotisme, ce respect des lois communes et le dévouement à la collectivité par volonté d’égale dignité.

Cette « vertu », nous la voyons à l’œuvre aux Etats-Unis – où l’on explique que la religion tient lieu de morale publique. Nous la voyons en France – où le travail bien fait et le service (parfois public) est une sorte d’honneur. Nous la voyons ailleurs encore. Mais nous avons changé d’époque et ce qui tenait lieu de cadre social s’effiloche.

C’est le mérite du psychanalyste Charles Melman de l’avoir montré dans L’homme sans gravité, sous-titré « Jouir à tout prix ». Pour lui, la modernité économique libérale a évacué l’autorité au profit de la jouissance. Hier, un père symbolique assurait la canalisation des pulsions : du sexe vers la reproduction, de la violence vers le droit, des désirs vers la création. Freud appelait cela « sublimation ». Plus question aujourd’hui ! Le sexe veut sa satisfaction immédiate, comme cette bouteille d’eau que les minettes tètent à longueur de journée dans le métro, le boulot, en attendant de téter autre chose au bureau puis au dodo. La moindre frustration engendre la violence, de l’engueulade aux coups voire au viol. La pathologie de l’égalitarisme fait de la perversion et de la jouissance absolue des « droits » légitimes – bornés simplement par l’avancement de la société. Les désirs ne sont plus canalisés mais hébétés, ils ne servent plus à créer mais à s’immerger : dans le rap, le tektonik, la rave, la manif, le cannabis, l’ecstasy, l’alcool – en bref tout ce qui est fort, anesthésie et dissout l’individualité. On n’assume plus, on se désagrège. Nul n’est plus responsable, tous victimes. On ne se prend plus en main, on est assisté, demandant soutien psychologique, aides sociales et maternage d’Etat (« que fait le gouvernement ? »).

Il y a de moins en moins de « culture » dans la mesure ou n’importe quelle expression spontanée devient pour les snobs « culturelle » et que toute tradition est ignorée, méprisée, ringardisée par les intellos. L’esthétisme est révolutionnaire, forcément révolutionnaire, même quand on n’en a plus ni l’âge, ni l’originalité, ni la force – et que la « transgression » est devenue une mode que tous les artistes pratiquent… Le processus de « civilisation » des mœurs régresse car il est interdit d’interdire et l’élève vaut le prof tout comme le citoyen est avant tout « ayant-droit ». Il élit son maître sur du people et s’étonne après ça que ledit maître commence sa fonction par bien vivre. La conscience morale personnelle s’efface, seule l’opinion versatile impose ce qu’il est « moral » de penser ici et maintenant – très influencée par les séries moralistes américaines (plus de seins nus, même pour les garçons en-dessous de 18 ans) et les barbus menaçants des banlieues (qui va oser encore après le massacre de Charlie dessiner « le Prophète » ?).

Je cite toujours Charles Melman : plus aucune culpabilité, seuls les muscles, la thune et la marque comptent. A la seule condition qu’ils soient ostentatoires, affichés aux yeux des pairs et jetés à la face de tous. D’où la frime des débardeurs moule-torse ou des soutien-gorge rembourrés, du bling-bling si possible en or et en diamant qui brillent à fond et des étiquettes grosses comme ça sur les fringues les plus neuves possibles (une fois sale, on les jette, comme hier la voiture quand le cendrier était plein). Quand il n’y a plus de référence à l’intérieur de soi, il faut exhiber les références extérieures pour exister. On « bande » (nous étions 20 ou 30) faute d’être une bande à soit tout seul – Mandrin contre Renaud. La capacité à se faire reconnaître de son prochain (son statut social) devient une liste d’objets à acheter, un viagra social. En permanence car tout change sans cesse.

Pour Charles Melman, cet homme nouveau est le produit de l’économie de marché. La marchandisation des relations via la mode force à suivre ou à s’isoler. D’où le zapping permanent des vêtements, des coiffures, des musiques, des opinions, des idées, de la ‘morale’ instantanée – comme la soupe. Les grandes religions dépérissent (sauf une, en retard), les idéologies sont passées, il n’y a plus rien face aux tentations de la consommation. D’où le constat du psychanalyste : « La psychopathologie a changé. En gros, aux ‘maladies du père’ (névrose obsessionnelle, hystérie, paranoïa) ont largement succédé les ‘maladies de la mère’ (états limites, schizophrénie, dépressions). »

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Il nous semble que cette réflexion, intéressante bien que « réactionnaire », est un peu courte. Charles Melman sacrifie à la mode « de gauche » qui fait de l’Amérique, de la consommation et du libéralisme anglo-saxon le bouc émissaire parfait de tous les maux occidentaux – et surtout français.

L’Amérique, Tocqueville l’avait déjà noté à la fin du 19ème siècle, est le laboratoire avancé des sociétés modernes car c’est là qu’on y expérimente depuis plus longtemps qu’ailleurs l’idée moderne d’égalité poussée à sa caricature. Egalité qui permet le savoir scientifique (contre les dogmes religieux), affirmée par la politique (contre les privilèges de naissance et de bon plaisir), assurée par les revenus (chacun peut se débrouiller en self made man et de plus en plus woman). Cet égalitarisme démocratique nivelle les conditions, mais aussi les croyances et les convictions. Big Brother ne s’impose pas d’en haut mais est une supplique d’en bas : le Big Mother de la demande sociale.

L’autorité de chacun est déléguée – contrôlée mais diffuse – et produit cette contrainte collective qui soulage de l’angoisse. On s’en remet aux élus, jugés sur le mode médiatique (à la Trump : plus c’est gros, plus ça passe), même si on n’hésite pas à les sanctionner ensuite par versatilité (attendons la suite). Ceux qui ne souscrivent pas à la norme sociale deviennent ces psychopathes complaisamment décrits dans les thrillers, qui servent de repoussoir aux gens « normaux » : blancs, classe moyenne, pères de famille et patriotes un brin protectionnistes et xénophobes (le contraire même du libéralisme).

La liberté est paternelle, elle exige de prendre ses responsabilités ; l’égalité est maternelle, il suffit de se laisser vivre et de revendiquer. « Les hommes ne sauraient jouir de la liberté politique sans l’acheter par quelques sacrifices, et ils ne s’en emparent jamais qu’avec beaucoup d’efforts. Mais les plaisirs que l’égalité procure s’offrent d’eux-mêmes. Chacun des petits incidents de la vie privée semblent les faire naître et, pour les goûter, il ne faut que vivre. » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II.1) La marchandisation, c’est le laisser-aller groupal des modes et du ‘tout vaut tout’. Y résister nécessite autre chose que des slogans braillés en groupe fusionnel dans la rue : une conscience de soi, fondée sur une culture assimilée personnellement. On ne refait pas le monde sans se construire d’abord soi-même. Vaste programme…

Charles Melman, L’homme sans gravité, 2003, Folio essais 2005, 272 pages, €7.20

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique tome II, Garnier-Flammarion 1993, 414 pages, €7.00

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André Gide, Journal II, 1926-1950

Gide aborde cette seconde partie de sa vie à 57 ans par un périple en Afrique occidentale française – avec Marc Allégret, son amant adolescent devenu son ami adulte, jusqu’à sa mort. Il a publié Corydon, puis les Faux-Monnayeurs, il devient célèbre, et cette stature nouvelle l’oblige en même temps qu’elle le handicape. S’il se lie avec d’autres célébrités du moment, il est aussi trop souvent sollicité par « les amis, les admirateurs, les quémandeurs » (p.91) qui lui demandent conseil et grignotent son temps d’écriture et de pensée.

Ce pourquoi il s’évade, à la campagne, dans les voyages. Son tropisme est le soleil, la Normandie mais surtout les bords de la Méditerranée toute proche : la Provence, la Tunisie, l’Algérie, l’Egypte. Il rencontre en Afrique du nord ce mélange intime de ferveur religieuse et de sensualité charnelle qu’il affectionne. Il s’y sent bien, comme Camus qui y est né. Gide n’y est né qu’à l’amour sexué entre deux corps, mais cette empreinte l’a marquée à vie. Il y emmènera sa femme Madeleine, avant qu’elle ne meure en 1938, le laissant à nouveau orphelin – il l’avait épousée à la mort de sa mère en 1895.

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Malgré l’âge, le désir reste entier et les pulsions ne manquent pas de trouver des partenaires emplis de jeunesse et de sève pour s’assouvir : à 61 ans « un petit débardeur de seize ans » à Marseille p.227, à Calvi p.233, à Berlin p.384, à 70 ans le jeune berger Ali en Egypte p.649, les jardiniers prime adolescents p.671, et à 73 ans encore un gamin blanc de 15 ans venu de lui-même dans sa chambre à l’hôtel à Tunis le 3 août 1942, « deux nuits de plaisir comme je ne pensais plus en pouvoir connaître de telles à mon âge », p.826. Pas d’amour vénal, mais une faim réciproque ; pas de pénétration mais des caresses à l’envi. « C’est de treize à quinze ans, seize ans au plus, lorsque l’adolescent commence à découvrir son exigeante nouveauté avec une surprise exquise. Passé quoi, je le cède aux femmes » 13 février 1939, p.657. Paradoxalement, à l’encontre de ceux qui adorent dénoncer au nom de la Morale, André Gide n’a jamais « violé » personne : l’article 222-23 du Code pénal qualifie en effet de viol tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise. Ni contrainte, ni pénétration, Gide reste blanc comme neige…

Ce n’est pas cette sexualité, différente de la mienne, qui m’a fait relire Gide et surtout son Journal, à mes yeux son œuvre la plus pérenne. L’auteur livre un itinéraire intellectuel français remarquable, élevé dans la religion pour s’en émanciper tout seul, gardant la culture chrétienne en acceptant les cultures autres, se convertissant un temps au communisme comme « religion raisonnable et raisonnée » prenant la suite de l’Evangile (p.421), avant de reprendre sa liberté, s’efforçant de penser par lui-même malgré les pressions amicales, familiales, sociales, politiques et religieuses. « Croire, obéir, combattre » (p.562) est pour lui la devise du fascisme. C’est celle de tout dogme et de toute foi.

Je m’aperçois, dans la maturité, que nombre des idées qu’il émet sont devenues les miennes sans que je puisse distinguer ce qui ressort de son exemple, lors de mes lectures de jeunesse, ou de sa façon d’être – humaniste libérale – enfant des Lumières. Comme lui, je révère Montaigne et Shakespeare, Nietzsche évidemment, Goethe jadis, Dostoïevski sûrement, Racine pour la psychologie et Montesquieu pour la langue, Balzac et Stendhal beaucoup et moins Zola ou Hugo. Je considère l’Eglise comme une perversion bureaucratique et idéologique du message des Evangiles et je ne dissocie pas la chair de l’esprit (p.1077). Je crois comme lui en l’amitié plus qu’en « l’amour », ce mot-valise trop galvaudé dont personne ne sait vraiment ce que c’est entre exaltation des hormones, fuite des sens, désir fusionnel ou idéal inaccessible. Je suis et reste sans-parti, conservant comme lui mon libre-arbitre. Et, comme lui, « dans les écrits de Marx, j’étouffe » p.584.

Gide est un maître de vie – aujourd’hui encore et malgré l’Internet et la mondialisation – se situant sans cesse dans le mouvement, à l’intersection de son moi et du monde. « Prendre les choses non pour ce qu’elles se donnent, mais pour ce qu’elles sont. Jouer avec les cartes qu’on a. S’exiger tel qu’on est. Ce qui n’empêche pas de lutter contre tous les mensonges, falsifications, etc. qu’ont apportés, qu’ont imposés les hommes à un état de choses naturel et contre lequel il est vain de se révolter. Il y a l’inévitable et il y a le modifiable » p.1048.

Il a connu le grand espoir du communisme rouge… avant de déchanter en allant visiter le pays des soviets, devenu beaucoup moins soviétique et beaucoup plus bureaucratique, beaucoup moins participatif et beaucoup plus surveillé par les policiers de Staline.

Il a connu le moralisme égrotant du Maréchal en 40, étant bien près de le croire tant ses mots sonnaient justes sur la défaite due à l’hédonisme et à la lâcheté – avant de constater très vite que l’abandon n’était pas seulement celui des élites effondrées… mais celui de Vichy tout entier : « J’admire ici encore l’habileté consommée de Hitler et la naïveté routinière des Français, notre chimérique confiance en des droits que, vaincus et reniés par notre seule alliée, nous n’avons plus aucun moyen de faire respecter ; notre impéritie » 19 juillet 1940, p757.

Il a connu les bombardements alliés de Tunis occupée, la peur et le rationnement, l’égoïsme forcené de l’adolescent « pas encore pubère « Victor » (pseudo pour François Reymond, né en 1927) dont il tartine des pages d’observations aigües, mais aussi les solidarités à ras de terre des immeubles et du quartier. Il est des moments où il faut s’engager, mais c’est toujours au détriment de sa liberté intérieure et ces moments ne doivent jamais durer sous peine de sombrer dans le conformisme.

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Les « aboyeurs de vertu » ont sévi avant la guerre et ont préparé le fascisme ; pendant la guerre ils ont favorisé la collaboration ; après la guerre ils se sont mués en inquisiteurs vainqueurs qui n’hésitaient pas à lyncher leurs ennemis personnels au nom de l’Humanité. Gide s’est toujours méfié de ces gens dont les abois sonnent bien plus fort que la vertu qu’ils affichent, et dont l’exemple qu’ils devraient pourtant donner manque trop souvent. « Certains êtres ne se maintiennent vertueux que pour ressembler à l’opinion qu’ils savent ou espèrent que l’on a d’eux » 9 octobre 1927 p.48. Ou encore : « quant aux vertus du moins qu’ils préconisent, et dont très souvent ils se persuadent que la foi leur permet de se passer » 7 février 1940, p.687. Croyez et vous serez pardonnés ! C’est valable en communisme comme en religion.

Chrétiens, communistes, résistants de la dernière heure, moralistes, tous ces « croyants » qui abolissent leur personnalité pour le Dogme appauvrissent la civilisation même : « La culture doit comprendre qu’en cherchant à absorber le christianisme elle absorbe quelque chose de mortel pour elle-même. Elle cherche à admettre quelque chose qui ne peut pas l’admettre, elle ; quelque chose qui la nie » 14 juin 1926, p.5. Mettez n’importe quelle foi à la place du « christianisme » et vous aurez le bon sens. L’islamisme aujourd’hui est dans ce cas : en cherchant à admettre un islam qui ne peut littéralement pas l’admettre, la culture humaniste des idiots utiles injecte quelque chose de mortel dans « la » culture – la nôtre. « L’on excusera mal, plus tard, cette modération, cette longanimité, cette tolérance dont nous avons fait preuve à l’égard du catholicisme ; notre sympathie paraîtra faiblesse, et notre indulgence sera jugée sans indulgence. Encore heureux si l’on ne dit pas que nous avons eu peur », écrit Gide le 6 juillet 1938, p.86. Cette phrase s’applique telle qu’elle aujourd’hui. Quant à la « post-vérité » érigée récemment par Trump en dogme de gouvernement, Gide la notait déjà chez Barrès, le nationaliste de son temps : « Je ne consens à connaître pour vrai que ce qui me sert », lui fait-il dire le 11 novembre 1927, p.59.

Comme le premier tome, ce Journal est fait de bric et de broc, les cahiers de réflexions s’ajoutant au carnet plus vraiment quotidien, les relations de voyage restant brutes avant toute élaboration (le carnet d’URSS montre combien l’auteur devient prudent et ne note plus sur la fin que quelques phrases sibyllines). Mais il est bien vivant : « Tout ce que j’ai écrit de mieux a été bien écrit tout de suite, sans peine, fatigue ni ennui » 18 août 1927, p.41. André Gide fut le premier écrivain vivant à être publié dans la Pléiade en 1939, collection Gallimard dirigée par son ami Jacques Schiffrin. La dernière entrée du Journal date du 21 novembre 1950, Gide s’éteindra le 19 février 1951, moins de trois mois plus tard. Le bilan de son existence, il le tire le 3 septembre 1948, à 79 ans : « Un extraordinaire, un insatiable besoin d’aimer et d’être aimé, je crois que c’est cela qui a dominé ma vie, qui m’a poussé à écrire ; besoin quasi mystique au surplus, car j’acceptais qu’il ne trouvât pas, de mon vivant, sa récompense » p.1066.

Ce sont donc les carnets d’une vie entière, de 18 à 82 ans, qui composent cette œuvre. Ils disent l’homme et c’est ce qui nous importe, au fond, plus que les faits ou les imaginations. « Ne vaut réellement, en littérature, que ce que nous enseigne la vie. Tout ce que l’on n’apprend que par les livres reste abstrait, lettre morte » 4 novembre 1927, p.56.

André Gide, Journal II, 1926-1950, édition Martine Sagaert, Gallimard Pléiade 1997, 1649 pages (1106 pages sans les notes), €76.50

André Gide, Journal – une anthologie 1889-1949 (morceaux choisis), Folio 2012, 464 pages, €9.30

Le site André Gide en anglais http://www.andregide.org/

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Samsâra de Pan Nalin

samsara de pan nalin dvd 2001 prestige
Ce film italo-franco-indo-allemand se passe au Ladakh, l’Himalaya indien. Il a été tourné par un Indien du Gujarat, Pan Nalin, en trois langues : hindi, ladakhi et tibétain – avant d’être doublé pour la diffusion internationale. Il met en scène des acteurs et des amateurs, les somptueux paysages d’altitude de la montagne à nu, vite verdoyante dès qu’il y a de l’eau, et la lumière crue qui ne veut rien laisser dans l’ombre. Il a pour thème le désir et le renoncement, le dilemme de la vie spirituelle ou de la vie charnelle.

Samsâra est le monde dans lequel nous vivons, où nul bien n’est sans mal et nul mal sans quelque bien. Irrémédiablement mêlé en bon et mauvais – tout relatifs – c’est l’univers de la majorité des humains, hommes, femmes, enfants, bêtes et plantes. La vie spirituelle fait échapper certains de cette existence matérielle en les vouant dès l’âge de cinq ans aux monastères. Des moines adultes, jeunes et vieillards, s’occupent des enfants et des adolescents, leur apprennent les rites et la méditation, les encouragent dans la Voie. Car chacun doit trouver la sienne : nul Dieu tonnant, jaloux et vengeur, pour vous commander une fois pour toutes ce qu’il faut que vous fassiez à chaque heure de la journée ! C’est à chacun de suivre son karma et de se réincarner de plus en plus haut dans la spiritualité avant le nirvana final, la fusion avec le grand Tout universel.

Le bouddhisme tibétain, antique, mystérieux et profond, nous change avec bonheur des religions du Livre, volontiers impérialistes, autoritaires et rigides. Tashi (Shawn Ku), jeune moine dans sa vingtaine, a été l’un de ces petits amenés à cinq ans au monastère. Il s’est retiré pour une méditation profonde dans un ermitage de montagne. Trois ans, trois mois et trois jours plus tard, une procession de moines à pied et à cheval traverse les hautes altitudes à plus de 4500 m pour aller le sortir de sa transe profonde. Il va mettre des semaines à récupérer l’usage de ses sens et de ses membres, et à renouer des relations sociales. La première est avec un chien noir qui l’a reconnu, la seconde avec son compagnon du même âge, la troisième avec son maître spirituel Apo, doyen du monastère (Sherab Sangey).

Mais avec le retour à la vie naturelle renaissent les pulsions corporelles. La nuit, il bande ; en jeune homme vigoureux, il éjacule dans ses couvertures comme un adolescent. Il en est étonné, fâché, puis s’interroge. Tous ses sens semblent avoir été exacerbés par sa retraite spirituelle ; s’étant retiré dans son monde intérieur, il goûte plus vivement et précisément le monde extérieur.

Lors d’une cérémonie bouddhiste auprès des paysans aisés qui font pousser l’orge nécessaire à la tsampa, cette bouillie consistante des tibétains que l’on mélange au thé et au beurre de yak, Tashi s’enthousiasme pour les mains et les pieds d’une belle fille qui le sert, Pema (Christy Chung). Lors d’un rêve nocturne, il lui fait l’amour, expérience qui laisse en son esprit une trace profonde.

Son supérieur, attentif à son élève et à ses doutes, finit par lui apprendre que le rêve était la réalité et que la fille Pema est venue volontairement baiser avec lui dans son sommeil. Il n’y a pas de « faute », nous ne sommes pas dans l’univers disciplinaire des religions du Livre ; mais il y a question : la voie du désir est-elle celle qui conduit au nirvana ? Pour approfondir la libre réflexion de son élève, Apo l’envoie consulter les textes et les images dans un monastère tantrique ; on y apprend la voie qui passe par le corps et les sens afin de les surmonter, pour s’en défaire si l’on veut accéder à la spiritualité. Ce pourquoi Tashi peut contempler des images érotiques qu’il suffit de tourner à la lumière pour voir ce qu’il devient de la chair : putréfaction et squelette. On ne peut fonder une éternité sur l’éphémère, ni le plus haut degré spirituel sur ce qui reste corruptible.

samsara tashi

Mais Tashi est jeune, énergique et, pour lui, intégrer le désir à la spiritualité semble possible. Gautama Bouddha lui-même, ce grand Exemple de libération spirituelle, n’a-t-il pas vécu durant 29 ans en homme ordinaire, marié, amoureux, papa ? Peut-on renoncer aux désirs tant que l’on ne les a pas connus et expérimentés ? Grave question que tous les parents connaissent avec leurs jeunes enfants. Et que les moines savent aussi, regardant avec indulgence les moinillons imiter avec forces mimiques les grands danseurs masqués du rituel. Saturer les désirs est semble-t-il le premier pas vers la modération… Il faut se brûler une fois pour savoir intimement que le feu brûle et contrôler son usage. Expérimenter permet seul d’apprendre, la théorie n’y suffit jamais.

Tashi quitte donc le monastère pour devenir paysan. Il recherche Pema, qu’il a « dans la peau » autant qu’elle hante son esprit. Car si elle est venue volontairement à lui, ne faut-il pas y voir un signe ? L’aigle qui plane haut dans le ciel ne fond-t-il pas de temps à autre sur une proie pour s’en nourrir ? Le jeune homme quitte donc ses habits de moine, symboliquement en passant un fleuve à gué. Son chien qui l’a suivi ne le reconnait plus et s’enfuit. Il est donc seul et s’engage comme ouvrier agricole pour rentrer la moisson ; le père reconnait le lama honoré qui est venu chez lui, l’embauche et lui envoie sa fille. Celle-ci ne sait plus que penser : est-ce un moment d’égarement qui l’a poussée ou le mouvement de l’amour ? Cet amour qui va au-delà du sexe et qui est union déjà, préfiguration de celle du grand Tout dans le bouddhisme. Le désir est énergie du monde et il faut l’intégrer aux forces de l’univers pour se réconcilier avec le Tout.

Tashi s’immerge alors dans la nature productive des champ gorgés de blé, des étoffes tissées du poil de yak, des femmes à la peau couleur de fruit mûr. Il désire tout, avide de toucher, de palper, de sentir. Il se marie, procrée un fils, dénonce l’injustice du marchand qui triche sur la balance en achetant le blé, il entreprend lui-même d’aller vendre directement la récolte à la ville pour une meilleure somme, il honore avec appétit sa femme mais aussi une amie sensuelle de celle-ci, il mignote son fils Karma (Tenzin Tashi). L’amour est un bonheur renversant (la caméra met le bas en haut, symboliquement), produire aussi – bien que cela signifie reproduire l’éphémère, le réincarner sans cesse, au détriment de la fusion avec le Tout. Mais il suffit de voir le regard apaisé et heureux du gamin lorsqu’il voit ses parents s’embrasser nus sur la couche conjugale pour s’apercevoir que tout est lié. Le sexe n’est pas péché au Ladakh, mais lien plus intime dont le fruit est l’enfant.

samsara baise renversante

Nous sommes dans le conte philosophique aux images soigneusement cadrées, aux couleurs volontairement saturées, aux personnages de caractère noir et blanc – comme la lumière brute des hautes altitudes. Les jugements bobos condescendants à la sortie en France en 2002, qu’on peut lire encore sur les sites des Inrocks, de Libération ou de Télérama, montrent combien le gauchisme culturel reste colonialiste au fond, narcissique et imbu de sa supposée supériorité morale. Ces bonobos de bobos n’ont rien compris au film, n’y reconnaissant que de l’exotisme New Age ou une publicité documentaire pour voyagiste. Cela montre la pauvreté culturelle de ces pseudo-universalistes qui jugent de tout entre eux tout en restant confits en chambre. Je suis moi-même allé au Tibet, au Ladakh, au Népal ; j’ai côtoyé les moines et les paysans, je témoigne du réalisme de ce film et des exigences spirituelles qui règnent en altitude.

samsara de pan nalin dvd 2001

Certes, le film est long sur la fin, mais les questions qu’il soulève sont universelles, très loin des petitesses mesquines des religions du Livre aujourd’hui (ce ne fut pas toujours le cas). Pema revendique, comme l’épouse de Bouddha, le droit elle aussi de « renoncer » au monde. Mais si elle renonce, que va devenir l’enfant ? Est-il « déjà un homme », comme l’affirme son père ? Les liens charnels et les liens sociaux sont des liens qui enserrent. Peut-on faire son salut tout seul ? Bouddha lui-même y a renoncé, restant un sage qui donne l’exemple, retardant sa fusion avec le Tout pour attirer par son exemple le maximum d’autres humains. Tashi peut-il donc se retirer à nouveau en monastère, comme s’il n’avait rien vécu ? Le film s’achève sur cette interrogation… et sur cette réponse énigmatique :

« Comment éviter qu’une goutte d’eau ne sèche ?
– En la jetant dans la mer… »

DVD Samsâra de Pan Nalin, 2001, €10.98
Edition prestige 2 DVD, film Samsâra + documentaire Toulkous de Pan Nalin sur deux lamas réincarnés, Paradis distribution, €66.00 ou occasion €14.80
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Théo Kosma, En attendant d’être grande 2

Woman doing gymnastics on beach

Woman doing gymnastics on beach

Chloé passe ses dix ans, enrichie d’expériences, de cajoleries et de sensations sur la peau. L’année de ses onze ans est la révélation. Clou du tome, elle ne sera distillée qu’après de longues approches, les préliminaires étant tout dans l’érotisme, même enfantin. Car Chloé n’est encore qu’une enfant et le lecteur ne doit pas s’attendre à des turpitudes telles qu’Anal+ a su déformer les esprits. Nous ne sommes pas dans la pornographie, mais dans la sensualité. Tout reste bien innocent, à onze ans. « J’adore poser tout mon corps nu partout. Herbe, terre… c’est tout le plaisir » p.82.

Elle s’effeuille doucement couche par couche devant sa fenêtre le soir, sachant que son copain voisin Julius la regarde en secret. Mais ce cadeau ingénu cessera brusquement, le jour où il invitera des copains. Avec ses amies, elle participe à des soirées pyjama où l’on se met à l’aise, voire toutes nues, pour cancaner sur ses semblables et pouffer à des mots interdits. Rien de tel que les potins pour jauger ce qui se fait ou non. Par exemple : « Sur la plage hier, j’ai vu des cruches de vingt à vingt-cinq ans qu’on avait trop regardées, trop admirées au cours de leur vie. Elles ont fini par croire qu’elles étaient des filles géniales et du coup ne font plus bosser leur tête, se contentant de prendre soin de leurs corps. Chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles trahissent cela. Elles en sont réduites à glousser et à avoir des réflexions pas plus évoluées que celles des filles de ma classe. Voilà ce qui arrive lorsqu’on séduit trop facilement autrui. Une fois sur cette pente glissante, on n’en finit plus de sombrer. Rapidement le corps et la superficialité deviennent tout. Le physique devient un passeport pour l’ascension sociale, le logement et le travail, que ce soit en couchant ou en faisant des pirouettes » p.30.

Mais ce n’est pas pour cela que les limites sont franchies. Chloé, du haut de ses onze ans délurés, répugne au pornographique anatomique des magazines, dont elle découvre quelques exemplaires dans la table de nuit de son père, lassé de sa mère et qui va divorcer. Elle n’est pas narcissique mais conviviale, elle ne s’emplit de jouissance que lorsqu’un autre a du plaisir. Sous la douche collective d’après sport, elle mate les autres filles et se fait mater, pour comparer. Vivre entièrement nu éviterait bien des perversions, pense-t-elle. Et une copine de plage naturiste de lui conter comment elle a soigné ses deux cousins tout juste ado qui la mataient sous la douche : en vivant à poil devant eux toute la journée, jusqu’à ce que leurs regards en soient rassasiés.

De même ressent-elle le bonheur des autres par contagion. Ainsi de sa cousine Estelle, de quelques années plus grande, avec la religion. « Dieu nous a créé pour le plaisir » (p.35), dit l’adolescente qui connait plusieurs garçons, et Chloé, qui n’en connait pas encore, est séduite. Ce qui ne l’empêche pas de raisonner par elle-même : « En religion, quelque part, tout est un peu sexuel. Les gospels, le corps du Christ, les rapports troubles entre Dieu et Marie, entre le Christ et Marie-Madeleine, voire même entre le Christ et le Malin (le passage sur la tentation). Ceci dit dans la Bible, lorsque ça parle de baise, ça associe beaucoup cela au péché, au déluge, à la fin des temps. Sacré paradoxe » p.33. Ce qu’aime Estelle dans le catholicisme est l’harmonie, « ce ‘Aimez-vous les uns les autres’ si cher au Christ. Quand je couche c’est plus fort que moi, j’aime éperdument. Pas seulement le garçon à mes côtés, je m’aime aussi moi, les gens dans l’immeuble, ceux de la ville, de la région, du pays » p.35. Rien à voir avec « le tentateur ». Lui, « c’est autre chose. Lui il attrape en levrette et vous retourne dans tous les sens » p.38.

Intéressante approche baba cool du christianisme : « contrôler son corps et ses pulsions donne plus d’extase que se jeter dans le plumard de n’importe qui » p.86. Pas faux ! Sauf que ni les évêques ni le Pape n’enseignent cette simplicité biblique, et qu’il faut retrouver les écrits païens des Grecs pour cette philosophie de nature.

Enfin, « ce fut l’année de mes onze ans qui fut déterminante dans mon apprentissage à la sensualité » – nous sommes à la page 56. Divorce des parents, garde alternée, entrée en sixième, vacances en liberté. Chloé connait grâce à sa tante un peu hippie la sensualité d’une robe portée à même la peau, le vent s’infiltrant sous la jupe pour flatter le duvet, les tétons pointant déjà sous le fin tissu. Quand les garçons ouvrent leur chemise, les filles portent plus haut leur jupe.

adonaissante offerte a son adonaissant photo argoul

A la plage avec sa mère, alors que celle-ci la laisse seule pour draguer, elle s’installe sur le sable et se déshabille au maximum. « Tout ce qui compte c’est pouvoir profiter du soleil, du sable et de l’eau de toute ma peau ». Elle ne tarde pas à faire des adeptes et lie connaissance avec une fille de son âge. Sandrine est naturiste, et elle va faire avec elle un « apprentissage pas sage » dès la page 99. Rien de torride mais quand même ; une jupe sans culotte est bien pratique pour effleurer le bouton avant d’explorer la caverne. Mais pour cela il faut « ressentir », ce qui signifie cajoler autant la peau que le cœur.

« Qu’en conclure ? Qu’on avait le droit à des expériences entre filles tout en aimant les garçons. Qu’il est compliqué d’être concentré sur le plaisir de l’autre en s’occupant de soi-même. Qu’une expérience avec son prochain valait cent expériences avec soi-même » p.113.

Quant au reste, à propos de Carl, le copain de sa mère, « il me suffisait d’un rien… lui tenir la main dans la rue en jupe, un petit coup de vent passant entre mes jambes et j’en ressentais de ces frissons ! Ou encore un petit câlin du soir sur ses genoux, revêtue d’une simple nuisette et m’arrangeant pour que le doux tissu remonte innocemment le plus possible vers le haut de mes cuisses. Ou lui murmurer une phrase anodine au creux de l’oreille. Ou faire semblant de me bagarrer avec lui. Ou lui demander quelques chatouilles. Toute une tripotée de petites astuces qui me mettaient immanquablement dans tous mes états, mélange de candeur et de dépravation si cher à mon enfance » p.138.

L’enfance est innocente et sensuelle. Est-elle perverse comme le dit Freud ? Oui, mais polymorphe, ajoute-t-il, ce qui nuance. Rien de morbide ni de déviant, une sensualité à fleur de peau, une sensibilité au ras du cœur, une attention au bord de la raison. Car tout est au présent pour une petite fille qui grandit, tout est nature et sensations. A ne pas juger du haut de la sécheresse des gens mûrs, surtout ceux d’aujourd’hui, névrosés d’être passés à côté de la liberté, faute d’avoir su être responsables.

« Ceux qui s’imaginent les seventies et le début des eighties comme une partouze géante avec fumette à tous les étages se trompent » – dit l’auteur. « Oui, il est vrai que chez les adultes, en certains milieux on faisait facilement l’amour… mais à la bonne franquette, sans perversité. À la maison les enfants ne faisaient pas la loi, davantage de sport et d’air frais, et la nuit les rues étaient assez sûres. Bref, nos caboches fonctionnaient mieux, pas perturbées par les SMS, profils Facebook et jeux vidéo. C’est ainsi et c’est tant mieux, et c’est surtout tant pis pour aujourd’hui » p.89.

Un tome plus mûr que le premier, la fillette grandit et devient plus réelle. Contrairement au tome premier, où elle manquait, l’histoire compte moins que les expériences des sensations dans ce tome second. Cette suite d’anecdotes fondées sur le corps, les éléments, les autres, le plaisir qu’on donne et celui qu’on ressent, est en soi toute une histoire. La sagesse d’une très jeune fille pas « sage » au sens rassis des bourgeois culs bénis intéressera tous ceux qui aiment les êtres.

Théo Kosma, En attendant d’être grande 2 – Éducation libre, 141 pages, autoédition Format Kindle, €2.99

Blog de l’auteur : www.plume-interdite.com

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Roger Vailland, Les mauvais coups

roger vailland les mauvais coups
On ne lit plus guère Roger Vailland et l’on a tort. Libertin communiste, mort en 1965, il est sans égal pour décortiquer l’amour.

Milan est marié depuis 15 ans à Roberte. Les deux se sont aimés, puis quittés, puis repris, jalousés. Ils ont tué passivement à cause de leur attachement, puis la passion s’est apaisée pour laisser place à une sorte de camaraderie faite de rivalités et de peurs réciproques. La quarantaine venue, le bilan est lourd… Ne pas transformer l’amour-passion en amour paisible coûte.

Il y a bien la solution des liaisons dangereuses, en séduire une autre sous le regard de l’autre pour aviver le désir ; Milan s’y essai plus ou moins avec Hélène, institutrice-adjointe dans un village paysan de l’Ain où le couple s’est mis au vert pour une année sabbatique. Mais la fièvre persiste : alcool fort, cigarettes, chasse dans la campagne, jeu au casino – tout est bon pour s’étourdir, ne plus penser à « la Bête ».

Car « la vie est une bête affamée qui loge au creux de la poitrine », avoue Roberte. « Elle est plus ou moins gloutonne selon les natures (…) Tant qu’elle n’est pas repue, elle griffe, elle mord, elle me déchire et me voilà jetée dans les rues et sur les routes, les narines ouvertes, le cœur battant et le ventre brûlant » (chap.VI). Pour Milan, « c’est l’occasion. Deux êtres qui ne se plaisent pas se prennent si l’occasion fait qu’ils se trouvent ensemble et sans témoin, dans un instant où l’un ou l’autre ont besoin d’amour » (chap. VI).

L’amour, c’est le désir, l’imagination, l’assouvissement sexuel, le plaisir d’être deux, la camaraderie d’égaux. L’amour est un mot-valise que les naïfs croient tout contenir alors qu’il est déjà difficile d’en accepter une seule composante. Celles et ceux qui veulent tout, en fusionnel, se trompent. On ne peut avoir du désir, du plaisir et de l’accord en commun tout le temps. De ce manque surgit parfois la haine, qui est amour inversé, ou la haine de soi, qui conduit à se supprimer.

Ainsi de Milan et de Roberte, qui initient Hélène, âme pure de vingt ans. Le premier aux arcanes de l’amour complexe, la seconde à la séduction du maquillage et du vêtement. Pour se rendre mutuellement jaloux et raviver leurs imaginations, donc leur désir, et peut-être reconstituer la camaraderie. Mais ce n’est pas si simple.

Milan aime la campagne au matin, pas Roberte qui boit trop et a du mal à émerger. « Déjà la Prairie est nue, fraîche comme après la pluie, heureuse et détendue avec ses grandes mares sans rides où se reflètent les petits nuages roses de l’orient. – J’aime cela, dit Milan. C’est comme une fille qui se déshabille » (chap. I).

Milan aime maîtriser la passion, Roberte y succombe et ne peut s’en désengluer, « c’est Vénus tout entière à sa proie attache » (chap. VIII). Sa fin dans un étang boueux est révélatrice, ses pulsions l’ont emporté. À l’inverse, Milan : « Moi, je place au-dessus de tout cette possession de soi que Descartes appelle vertu et dont l’autre nom est liberté » (chap. IV). Son exemple est Stendhal : « Ce qui nous fait chérir Julien, Fabrice, Lamiel, Lucien ou la Senseverina, ce n’est pas l’abandon qui soumet à l’amour mais la force de caractère qui permet de l’assouvir, c’est l’appétit de bonheur qui prouve l’homme de cœur, et la tête froide qui trouve les moyens de le satisfaire » (chap. VIII). On ne peut connaître le bonheur que dans la maîtrise, l’esclavage des pulsions ou de la passion rend toujours malheureux.

Mais qui évoque encore « le caractère » ? Depuis l’hédonisme post-68, toute volonté est proscrite au profit de la circonstance, toute force au profit du courant, tout appétit au profit de l’abandon, toute camaraderie au profit du fusionnel. L’attrait pour les vampires et les loups-garous, chez les adolescentes américaines, en sont le symptôme le plus évident ; la mode du bi et du gai, chez les garçons, sont un autre symptôme. On veut être pareil, fusionner, pas être soi-même, en égaux.

Ce pourquoi relire Roger Vailland fait du bien. Sorti de la guerre qui forgeait les caractères malgré soi, l’auteur se voulait maître de lui, dompteur des passions. C’est bien plus fort que l’eau de rose de la littérature actuelle.

Roger Vailland, Les mauvais coups, 1948, Les Cahiers rouges, Grasset 2011, 168 pages, €7.95
e-book format Kindle, €5.99
film DVD Les mauvais coups de François Leterrier, 1961, avec Simone Signoret et Réginald Kernan, noir et blanc Pathé 2006, €12.90

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Michel Tournier, Le médianoche amoureux

michel tournier le medianoche amoureux
Anecdotes, historiettes, contes, récits plus ou moins vécus, ce recueil disparate vise à faire exister Michel Tournier chez les lecteurs après le succès de ses grands romans. Car l’écrivain a peine à se renouveler et s’atteler à un nouveau travail lui prend toujours du temps. Il était de la même génération que Mitterrand, effaré comme lui par l’accélération du monde via la technique, et exigeant pour tout de « donner du temps au temps ».

Il ne s’agit guère de « nouvelles » car tout n’est pas inventé, mais plutôt de tranches de vies qui auraient pu être et qui n’ont pas été, ou qui ont été mais pas aussi accomplies. Comme toujours chez les écrivains, il faut bien distinguer la fiction qui est littérature de la réalité qui est récit. Michel Tournier mêle les deux dans ces courts textes, certains déjà publiés en revues, voire carrément publicitaires (La légende des parfums).

C’est pourquoi certains lecteurs risquent de pousser de hauts cris (vierges et effarouchés) devant la connivence du vieil écrivain (en 1989 il a déjà 65 ans) avec l’hédonisme sexuel post-68. Toute la gent intello de gauche était pour l’amour libre, enfants compris. Mais comme la liberté n’est pas la licence, les années post-Mitterrand ont vu remettre en cause cette violation de la nature entre adultes impérieux et âmes immatures. Les ébats décrits avec Hatem, garçon berbère de 12 ans envoyé par son père dans le lit de celui qui dit « je » dans Aventures africaines, suivant ceux avec Abdallah à peu près du même âge à Chechaouen, sont probablement plus fantasmés que réalisés, l’auteur n’étant pas de ceux qui prennent des risques. Le « stupide fanatisme antisexuel de notre société occidentale », s’il existe bel et bien, ne peut absolument pas (et j’insiste, après l’avoir déjà écrit et réécrit) justifier la prostitution d’êtres jeunes. On ne répète jamais assez pour ceux qui n’écoutent pas – tout prof le sait bien.

Mais les vierges effarouchées par « la pédophilie » en soi accusent volontiers la littérature dans l’œil du voisin plutôt que la poutre des mariages réels des fillettes dès 9 ans dans les pays musulmans… parce qu’ils sont musulmans et que tout musulman est a priori « une victime », un « exploité colonial », donc que tout ce qu’il fait est « bien » a priori, c’est « sa différence ». Cherchez l’inconséquence, sinon le ridicule !

Cette histoire ne fait cependant que six pages dans l’ensemble des trois-cents : qu’elle ne vous décourage donc pas de poursuivre si vous vous sentez « choqué ». Le reste est varié et fantaisiste, se lisant facilement à la manière des contes ou des histoires entre convives dans la soirée. Médianoche est d’ailleurs un mot espagnol qui signifie le repas pris vers minuit, alors que la chaleur est tombée et que le vin et la bonne chère détendent les langues. Comme on parle, cette littérature du fragment est sans prétention et se lit agréablement. Le lecteur passe une bonne soirée.

L’auteur se fait volontiers mousse, joueur de polo, chercheur de champignons, amant de Thérèse, enfant perdu de dix ans prenant sa maitresse au sens propre, auteur de polar, fabuliste prolongeant Victor Hugo, conteur des mille et une nuits…

Mauvais écolier en son enfance car hypernerveux, mais issu d’une fratrie de quatre avec de nombreux neveux et nièces, il s’intéresse à l’enseignement. Il fait dire à un vieux professeur chahuté : « Je crois qu’un maître n’a qu’une chance de se faire accepter et de tenir debout face à vingt ou trente garçons et filles de quatorze à dix-sept ans, c’est en participant d’une certaine façon à l’espèce d’ébriété érotique qui caractérise cet âge » p.91. Ce n’est pas si mal vu, même si la crête est étroite entre la complicité hormonale et le flirt provocateur. Il n’est pas simple d’être prof car, contrairement à ce qu’affirme l’administration, ce n’est pas par la raison qu’on transmet mais par tout son être. Boris Cyrulnik, 27 ans plus tard, dit la même chose

« A côté de l’intelligence – et comme en concurrence avec elle – existent des forces, des pulsions, des fantasmes qui échappent à son contrôle, et même s’assurent son contrôle », dit-il dans une autre historiette sur la « connerie » (p.146).

Ce pourquoi, expose-t-il dans une troisième histoire (p.174), « l’aboutissement normal de l’enseignement moderne, c’est l’ordinateur (…) l’enseignant-robot dépourvu de toute trace d’affectivité et donc infiniment patient et objectif, prenant en compte toutes les particularités de l’élève unique placé en face de lui, ses lacunes comme ses aptitudes, et lui distillant à un rythme approprié les informations du programme ». Il va sans dire que ce scientisme fantasmé ne saurait être un véritable enseignement. L’auteur le dénonce avec raison, même si la Technocratie enseignante ne jure, aujourd’hui encore, que par « les moyens », rêvant de MOOC à distance et d’une tablette doudou pour chacun dès la maternelle !

Il est bon que la littérature nous mette en garde contre ces excès inhumains, et replace l’affectivité à sa juste place dans les relations entre maîtres et élèves. Sans aller trop loin, mais le monde idéal n’existe pas et c’est justement le rôle des écrivains de montrer les ombres et la lumière. « Lucie (…) ne jouait pas le jeu scolaire. Trop complice avec les filles, trop mère avec les petits, trop femme avec les grands » p.180.

Par petites touches, toute une philosophie de l’humain, de l’humanisme, de l’humanité. Pas un grand livre mais un plaisir de lire.

Michel Tournier, Le médianoche amoureux, 1989, Folio 1991, 308 pages, €8.20
e-book format Kindle, €7.99
Les oeuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

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Esclavage islamique

Le sectarisme dans l’islam, promu par l’idéologie médiévale des princes saoudiens et les capitaux florissants qu’ils tirent encore du pétrole, doit être connu, dénoncé et combattu. Il subsiste encore trop de bénévolence chez les intellos « de gauche », trop de soupçon « d’islamophobie » qui inhibe toute raison, trop de déni.

Être « de gauche » signifiait (jusqu’à présent) être pour les libertés dans l’égalité progressive, la liberté individuelle ne pouvant être accomplie sans celle des autres, le processus étant un long chemin, mais obstiné. Être « de gauche » veut donc dire se méfier des races, des genres, des religions et des milieux sociaux qui enserrent les personnes et emprisonnent les identités dans une « essence » immuable.

Être blanc, breton, corse ou rifain est de naissance, mais cet état de fait ne doit pas enfermer dans une clôture qui exclut les non-blancs, bretons, corses ou rifains, ni se couper du reste du monde. Même chose si l’on est femme ou homme, lorsque l’on croit à Jéhovah, à Dieu ou à Allah, ou à rien – ou que l’on appartient à la grande bourgeoisie ou au petit peuple. Cela s’appelle xénophobie lorsque l’on se méfie jusqu’à la haine, ou racisme lorsqu’on se croit supérieur.

Ainsi les salafistes peuvent-ils être qualifiés de « racistes » et de « xénophobes » parce qu’ils considèrent non seulement tous les non-croyants à l’islam comme des chiens, mais aussi ceux qui ne sont pas de leur secte particulière comme des mécréants à capturer, violer ou décapiter à merci. On peut dire la même chose des intellos « de gauche » qui refusent tout dialogue avec ceux qui contestent leur irénisme ou leur naïveté.

Daesh Questions reponses sur les femmes captives

Lorsque les injures prennent la place des arguments, on peut être sûr que la raison n’est pas partagée et que les passions de haine et de rejet l’emportent. Être « de gauche » a toujours voulu dire (jusqu’à présent) choisir la voie de la raison, seule apte à tempérer les passions et à dompter les pulsions. Même au prix des excès bureaucratiques, techniciens et étatistes, je vous l’accorde – ce pourquoi je préfère cette variante « libérale » de la gauche, qui maintient la prééminence de l’humain dans la politique comme dans l’économie.

Mais lorsque la raison démissionne, par faiblesse personnelle ou parce que l’on préfère le nid de la communauté, le pire de l’animal humain peut se révéler. L’État islamique a des dirigeants intelligents et rationnels ; ils savent manipuler les bas instincts du tout-venant et les passions de la masse musulmane, frustrée par son retard à la modernité et par la domination militaire des Américains, Israéliens, Russes et autres Occidentaux.

Si l’État islamique se dit islamique, ce n’est pas par hasard, il reprend dans l’islam ce qui figure en toutes lettres dans les écrits théologiques accumulés depuis l’époque bédouine à l’époque de Mahomet. Sauf que l’islam a su évoluer et que le salafisme, très proche du wahhabisme saoudien, n’est qu’une secte rigoriste qui ne représente pas tout l’islam. Il réinterprète et remet au goût du jour des interprétations tombées en désuétude ou carrément faussée pour servir son dessein politique de restaurer un Califat (Allah n’est qu’un prétexte secondaire).

mathieu guidere sexe et charia

Ainsi de l’esclavage. Si tous les hommes sont des frères en théorie coranique… la pratique n’a cessé de justifier diverses formes d’esclavage. Naître en servitude vous asservit par essence, être capturé à la guerre fait de vous des choses dont votre vainqueur peut user et abuser (presque) à sa guise (l’usus, fructus et abusus du droit romain).

« Toutes les dynasties musulmanes ont été esclavagistes à des degrés divers. Malgré la stabilisation des frontières de l’Islam, les razzias sur les territoires frontaliers, puis la piraterie et la guerre de course ont permis la perpétuation et l’enracinement de l’esclavage ». Est-ce un militant du Front national qui écrit ces lignes ? Un raciste xénophobe et islamophobe selon les critères « de gauche » de certains intello-médiatiques ? Pas le moins du monde : il s’agit du professeur d’islamologie Mathieu Guidère à l’université de Toulouse 2. Il publie un article fort documenté sur Les femmes esclaves de l’État islamique dans le numéro de janvier-février de la revue Le Débat, publiée chez Gallimard.

En historien, il précise : « Dans la première moitié du XXe siècle ne reste donc que l’Arabie saoudite et le Yémen (…) comme contrées esclavagistes. En 1936 pourtant, le roi Abdelaziz promulgue un règlement interdisant l’importation d’esclaves par voie maritime au motif que la charia interdit de capturer et de réduire en esclavage les sujets des nations avec lesquelles il existe un traité. Les souverains du Yémen et du Koweït font de même peu de temps après. Mais le statut légal d’esclave n’est pas aboli ». Le statut d’esclave subsiste donc dans le droit saoudien…

Dans cet article fort intéressant, Mathieu Guidère traduit pour les non-arabisants (dont 95% des intello-médiatiques) une brochure explicative de l’État islamique intitulée Questions-Réponses sur les femmes captives, à destination des combattants et des nouvelles recrues. Ce qu’on y lit est édifiant : les femmes sont des objets, qu’on peut prendre et user à volonté parce qu’elles sont mécréantes, donc des choses. Il est permis d’avoir des rapports sexuels avec les femmes captives, soit immédiatement lorsqu’elles sont vierges, soit au bout de trois mois si elles peuvent être enceintes. D’où l’attrait pour les fillettes à peine pubère – dès 9 ans – car le combattant peut être sûr qu’elles sont vierges ! Même avant cet âge, « il est permis d’avoir des relations sexuelles avec l’esclave non pubère si elle est apte à l’accouplement. En revanche, si elle n’y est pas apte, il faut se limiter à en jouir sans rapport sexuel ». En jouir… vous avez bien lu.

sexe avec fillette Daesh Questions reponses sur les femmes captivesEst-ce être « islamophobe », selon l’injure à la mode des intello-médiatiques « de gauche » que de s’insurger contre cette pédophilie autorisée ? Contre cette réduction à la chose des femmes de tous âges ? Contre cet asservissement des gens qui ne croient pas comme vous ? « La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. Cela dénote un rapport trouble à l’imaginaire, au désir de vivre, à la création et à la liberté », écrivait Kamel Daoud avant d’être stigmatisé par des intello-médiatiques qui se disent « de gauche ». Signé évident que « la gauche » est bel et bien morte ! Faut-il conseiller aux prêtres amateurs d’extrême-jeunesse sous le cardinal Barbarin de se convertir à l’islam salafiste pour que les gens « de gauche » trouvent « normal » leur mauvais penchant – autorisé par leur légitime « différence »? Est-ce ce déni de réalité, ce refus de débattre, ce refuge dans la bien-pensance morale, qui signifie être « de gauche » ? La dite « gauche » crève de ces ambiguïtés de horde, son cadavre délétère bouge encore. Il sera probablement enterré dès la prochaine présidentielle.

Comme il existe des esprits stupides, lourds et pesants, qui ne VEULENT pas voir et qui refusent de croire ce qu’on leur dit, je publie quelques fac-similés de l’article – que j’incite chacun à lire.

Mathieu Guidère, Les femmes esclaves de l’Etat islamique, 2016, revue Le Débat n°188, Gallimard, pp.106-119, €20.00

Mathieu Guidère, Sexe et charia, 2014, édition du Rocher, 199 pages, €16.90

ebook format Kindle, €11.99

Islam sur ce blog

La police « de gauche » de la pensée à propos de Kamel Daoud

 

 

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Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique

michel tournier vendredi ou les limbes du pacifique
Premier livre publié de l’auteur, il obtint aussitôt le Grand prix du roman de l’Académie française. C’est qu’à la fin de ces années 60 structuralistes, Michel Tournier parvient à faire entrer en littérature les grands mythes de l’humanité, revisités de manière allégorique et gourmande. L’époque était Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, René Girard, tous partisans d’observer non le monde mais ses structures, non les gens mais leurs interrelations. Michel Tournier se pose en philosophe écrivain : il reprend le mythe de Robinson et celui du Bon sauvage pour les mêler et voir ce qui en résulte.

Contrairement à ceux qui ne l’ont probablement pas lu, il ne « décalque » pas Daniel Defoe, mort en 1731 ; il fait de Robinson Crusoé un homme plus proche des Lumières, naufragé en 1759, retrouvant ses compatriotes du voilier hors des routes en 1787, deux ans seulement avant la prise de la Bastille. Ce n’est pas par hasard : l’individualisme croissait, l’humanité cherchait à se libérer des chaînes et des carcans, du couple obligé, du féodalisme et de la religion. Solitaire sans l’avoir voulu (encore qu’on ne s’embarque pas pour le « Nouveau » monde en laissant femme et enfants sans volonté de rupture), Robinson explorera les confins de la solitude absolue (enfin libre !) avant de s’apercevoir combien autrui est nécessaire et doux (entre égaux).

Contrairement au commentaire répugnant laissé par un obsédé sur Amazon, Robinson ne « s’amourache » pas d’un jeune sauvage (qu’il veut tout d’abord tuer pour ne pas être dérangé, ce que son chien fait rater), ni « d’une chèvre » (le commentateur a-t-il seulement « lu » le livre ?), ni ne « récupère un jeune enfant de 10 ans » (le mousse en a 12, à l’aube de la puberté, et a choisi lui-même de quitter le navire où il était, en fils de pute, dressé à coup de garcette) ! Il est étonnant de voir combien la hantise sexuelle peut déformer la lecture et voir d’une autre couleur la réalité même. On peut admirer la ligne d’un bel animal sans avoir envie de le baiser ! Pourquoi en serait-il autrement d’un sauvage adolescent ou d’un mousse malheureux ? L’ordure est dans l’œil de l’obsédé, pas dans le livre, et laisse entrevoir chez le monomaniaque d’Amazon tout un monde obscur de pulsions refoulées que Gilles Deleuze décrit très bien dans sa postface (par ailleurs indigeste).

Débarrassé des scories d’une lecture trop datée et superficielle, Vendredi conte le choc des civilisations avec la sauvagerie – ou plutôt du préjugé occidental sur la supériorité biblique et technique de sa culture, confronté à la vie de nature où les mœurs sociales existent, mais différentes (passant par le meurtre de la victime émissaire), et où la relation au milieu naturel n’est pas d’en être « maître et possesseur » mais de s’y fondre, en harmonie. « Le fond d‘un certain christianisme est le refus radical de la nature et des choses, ce refus (…) qui a failli causer ma perte » p.51.

Dès les premières pages, le ton est donné : Robinson se voit dévoiler son avenir au tarot, par un capitaine luthérien plus soucieux de son confort que d’observer la route. Le Démiurge est à la fois organisateur et bateleur, son ordre est illusoire. « Rien de tel pour percer l’âme d’un homme que de l’imaginer revêtu d’un pouvoir absolu grâce auquel il peut imposer sa volonté sans obstacle » p.8. D’ailleurs, dès sa première rencontre avec un être vivant sur l’île, il tue.

C’est qu’il a été élevé Quaker, « pieux, avare et pur » – ces trois tares induites par la religion du Livre. Au lieu de révérer la nature et de s’y couler, il pose un Être extérieur au monde qui le commande a priori ; au lieu de jouir paisiblement de ce qui l’environne, il dresse, il torture, il amasse, il s’enclot en forteresse ; au lieu d’accepter le monde tel qu’il est et sa propre nature, il se fait une image à laquelle il doit obéir. D’où névrose, refoulement, tourments. « Je veux, j’exige que tout autour de moi sait dorénavant mesuré, prouvé, certifié, mathématique, rationnel » p.67. Il se roule nu dans la boue de la souille, il se rencogne au creux le plus profond de la grotte comme dans un ventre de mère, dénombre toutes les « richesses » de son île qu’il nomme Speranza, cartographie et baptise les lieux, il emprisonne les chèvres pour les traire, laboure la terre pour planter, déplante des cactées pour en faire un jardin, entoure de palissade et de pièges sa demeure, met en place une clepsydre pour décompter le temps, instaure des lois (au chapitre IV) et se fait un « devoir » d’obéir à des règles administratives et morales – alors qu’il est tout seul. « Ma victoire, c’est l’ordre moral que je dois imposer à Speranza contre son ordre naturel qui n’est que l’autre nom du désordre absolu » p.50.

Les vêtements ne lui sont d’aucune utilité dans ce climat tropical mais il les garde, éprouvant « la valeur de cette armure de laine et de lin dont la société humaine l’enveloppait encore un moment auparavant. La nudité est un luxe que seul l’homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s’offrir sans danger » p.30. Seul, il est vulnérable et sans défense. Au point d’avoir une hallucination, un galion espagnol qui pique sur l’île et long la plage avec sa fille défunte à la poupe. Sa solitude explore la voix minérale du ventre de la grotte, la voie végétale de jouir dans la terre pour y voir naître des mandragores – mais rien de cette expérience aux confins (dans les « limbes ») n’est satisfaisant : il lui manque autrui.

C’est autrui qui va lui faire découvrir un autre monde – ou plutôt une autre façon de voir le même monde, plus libre, plus apaisé. Il avait confusément perçu cette autre façon d’être, mais son être social et religieux le refusait de toutes ses forces. « Pendant un bref instant d’indicible allégresse, Robinson crut découvrir une ‘autre île’ derrière celle où il peinait solitairement depuis si longtemps, plus fraîche, plus chaude, plus fraternelle, et que lui masquait ordinairement la médiocrité de ses préoccupations » p.94.

Il sauve malgré lui son sauvage p.144, à peu près à la moitié du livre. Désormais, c’est Vendredi qui va devenir le personnage principal, autre glissement avec Defoe. Il nomme l’Araucan (« mâtiné de nègre » p.146) du jour de la semaine (encore qu’il ait oublié le calendrier durant ses premiers mois). Mais Vendredi est le jour de Vénus, la déesse nue sortie de l’onde, tout comme l’adolescent (« je serais étonné qu’il ait plus de 15 ans » p.147) venu de la mer en pirogue avec ses tortionnaires et dénudé d’un coup de machette pour le sacrifice.

Il va au début le coloniser, étant maître de sa vie puisque ses congénères l’ont symboliquement tué. Mais le jeune homme est svelte, nu, animal et son rire explose devant toutes les simagrées bibliques et corsetées du Blanc. Il marque le contraste du sauvage et du civilisé, de la liberté et de la contrainte, du jeu et du travail, de l’aisance du corps et du carcan des vêtements, du présent et du futur, de la joie et de la méchanceté, de la dépense et de l’avarice, de l’innocence et du péché. Rien de moins. Exit la Bible comme corset moral et la technique comme contrainte sur la nature, place à l’harmonie avec le milieu, au développement durable ! L’aventure hippie mourait de ses derniers feux, après l’explosion de mai 68.

« Vendredi redressé, cambré dans la lumière glorieuse du matin, marchait avec bonheur sur l’arène immense et impeccable. Il était ivre de jeunesse et de disponibilité dans ce milieu sans limites où tous les mouvements étaient possibles, où rien n’arrêtait le regard » p.160. Vendredi va initier Robinson à la vie « sauvage », à cette Grande santé solaire d’avant le christianisme, au message de Nietzsche. Robinson devient Zarathoustra (cité p.237), brûlé au désert, ahanant en montagne, avant de redescendre, apaisé, vers la vallée pour enseigner aux hommes. Robinson était le chameau « tu-dois », Vendredi est le lion qui se rebelle et inverse l’ordre moral et l’ordre imposé artificiellement à la nature par Robinson. Robinson ne pourra opérer sa troisième métamorphose en enfant, « innocence et oubli, un nouveau commencement » selon Nietzsche, que lorsque son sauvage l’aura quitté.Vendredi fornique la terre aux mandragores et fume la pipe par imitation ironique, gaspille la nourriture amassée et tourne en dérision les cérémonies grotesques du dimanche. Il va faire exploser par inadvertance la réserve de poudre de la grotte, pulvérisant toutes les constructions du naufragé.

Il agit naturellement, sans volonté de nuire, innocent. Dès lors, Robinson va être obligé de vivre comme lui, en égal. Vendredi est un être solaire, hanté par l’espace. Il grimpe au sommet des arbres, s’élance sur les rochers comme un cabri, lutte avec le vieux bouc (qui ressemble au Robinson barbu des origines) et le vainc, fait de sa peau un cerf-volant et de son crâne et de ses boyaux une harpe éolienne. Il choisira de rester sur le voilier lorsqu’il accostera, émerveillé de la cathédrale de cordages et de toiles de la mâture. Vendredi est analogue à Apollon, dieu de la lumière et fils de Zeus.

Robinson découvre la nature, et son corps. « Il découvrait ainsi qu’un corps accepté, voulu, vaguement désiré aussi – par une manière de narcissisme naissant – peut être non seulement un meilleur instrument d’insertion dans la trame des choses extérieures, mais aussi un compagnon fidèle et fort » p.192. Les deux sens du mot grâce, « celui qui s’applique au danseur et celui qui concerne le saint » p.217 peuvent se rejoindre dans la vie Pacifique. Vendredi va, « drapé dans sa nudité. Il va, portant sa chair avec une ostentation souveraine, se portant en avant comme un ostensoir de chair. Beauté évidente, brutale, qui paraît faire le néant autour d’elle » p.221. Le Vendredi est le jour de Vénus et le jour de la mort du Christ. Michel Tournier en fait un symbole – et donne son titre au livre : naissance de la beauté païenne et mort du moraliste puritain (p.228).

A l’attention des obsédés sexuels hantés par la baise toujours et partout, il est clairement écrit p.229 que « pas une seule fois Vendredi n’a éveillé en moi une tentation sodomite ». Il est « arrivé trop tard », la sexualité de Robinson étant « devenue élémentaire », mais c’est surtout parce que Vendredi l’a fait changer d’élément, il l’a converti à son panthéisme solaire, Ouranos étant le ciel du panthéon grec, le symbole de l’énergie vitale. Une « libido cosmique », dit Gilles Deleuze.

michel tournier vendredi ou la vie sauvage

Et voici qu’au bout de 28 ans aborde pour l’aiguade un voilier anglais racé. Vendredi se laisse tenter par l’aventure, mais pas Robinson, qui s’est trouvé lui-même. Il a peur d’être seul mais il découvre dans un trou de rocher le mousse de 12 ans Jaan, maladroit et cinglé de garcette, qui s’est sauvé et veut rester avec le seul être qui l’ai regardé d’un œil bon. Désormais, il sera Jeudi, fils de Jupiter (Zeus), dieu du ciel, de la lumière et du temps. Le presque adolescent est roux comme Robinson, son double de chair. Tel Zarathoustra, l’on imagine qu’il va élever le mousse vers la lumière et la sagesse, en même temps que vers l’âge adulte. Après s’être trouvé, transmettre.

Ce beau roman symbolique, mûri des années avant publication, garde son succès, conforté par une langue étincelante et ciselée. Le monde sans autrui est un monde pervers, analyse Deleuze dans sa postface datée de 1969 (première édition de Vendredi). Avis aux narcisses contemporains qui croient se suffire à eux-mêmes dans leur égoïsme…

Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, édition augmentée 1972, Folio 1974, 283 pages, €7.10
e-book format Kindle, €6.99
La version allégée en forme de conte pour enfant :
Michel Tournier, Vendredi ou la vie sauvage, Folio junior 2012, 192 pages, €5.50

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Michel Tournier, Le Roi des Aulnes

michel tournier le roi des aulnes
Roman éneaurme, comme disait Flaubert, roman mythologique qui peut se lire au premier degré mais en perdant beaucoup de son suc. Nous sommes dans l’histoire et dans la psychologie, dans le social et dans le signe – nous sommes à l’orée des années 1970 où tout devient possible, après mai 68 ; où tout est remis en cause de l’univers bourgeois ; où tout est sémiotique avec Roland Barthes, René Girard, Jacques Lacan, Roland Jacobson, Bruno Bettelheim

Nous avons donc Abel Tiffauges dont le nom est celui du fief du violeur en série Gilles de Rais, saisi dès l’enfance comme enfant martyr de ses camarades pré virils qui l’appellent Mabel comme une fille, et protégé par Nestor, un pervers obèse de son âge dans le pensionnat catholique Saint-Christophe. Lequel Abel, grandi et devenu géant malgré un petit zizi (microgénitomorphe) et un entonnoir sternal comme Michel Tournier (p.114), s’établit mécanicien faute de capacités intellectuelles, et voyeur photographe pour capturer la beauté d’enfance à laquelle il reste accroché. S’il échappe au renvoi du collège à cause d’un incendie, il échappe à la prison pour un viol de fillette qu’il n’a pas consommé à cause de la déclaration de guerre. Pension, armée française, camp de prisonnier allemand, il est remarqué par un garde-chasse de Goering puis est envoyé à la forteresse de Kaltenborn (source froide), en Mazurie aux confins de la Prusse-Orientale, terre de forêts et de marais, où sont dressés à l’art militaire en Napola l’élite aryenne du Reich entre 12 et 18 ans.

Très vite, les 16 à 18 ans sont envoyés au front, Abel étant chargé de recruter d’autres 11 à 13 ans aux alentours sur son grand cheval noir qu’il a nommé Barbe-Bleue (surnom de Gilles de Rais). Il joue au Roi des Aulnes du poème de Goethe, mis en musique par Schubert, cet elfe des marais rusé qui ensorcelle et s’empare des enfants pour en jouir, malgré la pauvre rationalité de déni par leur père, inapte à les protéger. Mais la guerre avance, avec sa démesure, l’ogre Hitler dévore les enfants allemands au rythme du rouleau compresseur soviétique, et les 400 Jungmannen de Kaltenborn mourront les armes à la main, les trois plus beaux empalés dans un grand cri primal sur les épées de parade – par les soldats communistes ivres de vengeance, croit le lecteur – mais au contraire par les enfants mêmes qui se sacrifient pour réunir l’apha et l’omega, explique Michel Tournier à Gallimard (Lettre de la Pléiade n°59), fin exigée par la mécanique héraldique. Une parodie criarde de Golgotha où les jumeaux roux encadrent un Lothar aux cheveux presqu’argent. Héneaurme, aurait dit Flaubert, qui crucifie de même les lions dans Salammbô et fait apporter la tête tranchée de Oaokannan à la fin du banquet d’Hérodiade. Abel Tiffauges a sauvé un petit Juif affaibli « entre 8 et 15 ans », qu’il portera sur les épaules avant de s’enfoncer lentement dans le marais. Il rejoindra ainsi dans l’éternité mythologique les hommes des tourbières, découverts par les archéologues en ces confins, victimes émissaires sacrifiées à l’âge du bronze pour faire vivre la société.

Telle est la trame de ce gros livre en six parties dont la première, jusqu’au tiers du livre, attire peu. L’esclavage de pension et la propension à la scatologie sent trop lourdement sa psychologie freudienne du stade anal (« l’acte défécatoire »). La partie armée française permet déjà l’évasion, Abel s’occupant des pigeons voyageurs aux plumes soyeuses et tendres comme une peau d’enfant. Mais dès qu’il entre en Allemagne, le roman prend tout son charme. Michel Tournier, germaniste depuis l’âge de 9 ans, est incontestablement séduit par les paysages de brumes et de lisières un brin sauvages, par les gens un peu lourds (paysans fiables et avisés, ex-Wandervögels « chantants et enlacés, dépenaillés » p.418, ou gauleiters brutaux et vulgairement parés), par les bêtes (élans, cerfs, aurochs, chevaux) qui vivent comme au premier matin du monde – et par les jeunes garçons blonds aux muscles noueux et à la vitalité joyeuse. Il passera crescendo des pigeons aux gamins avec la même tendresse voyeuriste et caressante, avec le même amour panthéiste (et non génital).

Michel Tournier n’est pas Abel Tiffauges, même si un auteur met toujours de lui dans ses personnages. « Dans mes romans, je n’exprime pas du Tournier, je fais du roman », dit-il volontiers en entretien. Il n’a jamais été pensionnaire, il était trop jeune pour un camp de prisonnier, il n’a jamais été mécanicien ni racoleur de gosses pour école militaire. Ce pourquoi la lecture au premier degré d’un « fou » pédophile et séduit par le nazisme qui « gêne » certains contemporains, n’est pas la bonne. La honte coupable d’avoir laissé se développer le nazisme et la répulsion viscérale pour toute attraction même sublimée envers les moins de 15 ans disent d’ailleurs beaucoup sur notre époque de chochottes, « mal à l’aise » avec tout ce qui sort des normes confortablement puritaines et effarée devant toute violence fondamentale. Les islamistes et autres totalitaires ont de beaux jours devant eux, à terroriser cette faiblesse devant l’inconnu et le profond.

Mais la lecture au premier degré, qui est le fait de la majorité, n’est heureusement pas la seule. Pour bien comprendre, il faut de la culture, denrée rare en notre époque d’éducation « nationale » appauvrie et d’Internet plaçant tout sur le même plan. Le roman est symbolique, irrigué de mythologies à la Roland Barthes, de signes à la structuraliste et de psychologie de masse à la Wilhelm Reich. Embrigadé depuis tout petit en pension, garage, armée et camp, Abel Tiffauges est écartelé entre le nomadisme de son prénom biblique et l’enracinement ogresque de son nom de féodal prédateur, compagnon de Jeanne d’Arc. Ce n’est que par cette lecture que la première partie prend son sens. Abel n’aura de cesse que de procéder à « l’inversion » de toutes les normes d’une société qui cherche toujours à l’enfermer : dans la pension religieuse, dans l’instruction scolaire, dans l’amour conjugal, dans la sexualité hétéro obligatoire, dans le guerrier patriotique, dans le travailleur modèle. S’il couche avec une femme c’est avec « une garçonne », en outre « juive » : ce n’est pas par démagogie pour notre époque, mais par transgression des normes de bienséance bourgeoise avant-guerre. Après le viol dont la fillette qu’il révère l’accuse, alors qu’il ne l’a pas touchée, il fait une croix sur tout ce qui est féminin, « fausse fenêtre » de l’être originel : Adam l’androgyne.

Le garçon impubère représente pour lui comme pour les poètes érotiques de l’Antiquité l’idéal humain, l’espère originaire avant le sexe, « l’enfant de douze ans a atteint un point d’équilibre et d’épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d’œuvre de la création » p.154. Ce pourquoi il aime enregistrer les voix des écoliers parisiens ou les jeux des jeunes nazis, capturer l’image des corps en mouvement avec l’appareil à objectif « sexe énorme, gainé de cuir » (p.167), palper, mesurer, caresser les peaux duveteuses où roulent déjà les muscles, se vautrer dans les cheveux dorés des gamins récemment tondus, oindre les lèvres gercées, soigner les plaies, faire chanter les poitrines, aligner les torses nus après le sport dans le matin frisquet de Kaltenborn. Cela est sensuel et même érotique, mais sans aucune génitalité. Comme Raspoutine prêchait l’innocence du sexe, il s’agit de la tendresse humaine – et pourquoi un homme en serait-il dépourvu ? Par convention d’une société étriquée de fonctionnaires et de boutiquiers ? Par castration d’une religion impérieuse, qui vise à soumettre les corps aux clercs et les âmes à « Dieu » ? La grande inversion subversive, deux années après mai 68, est là – dans ces pages d’un Michel Tournier de 46 ans. A la suite de Bronislaw Malinowski (La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives), d’Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel), d’Alexander Neill (Libres enfants de Summerhill) et de Gilles Deleuze (L’anti-Œdipe). L’auteur est resté toute sa vie vent debout contre le politiquement correct et l’ordre moral.

hitlerjugend

Christophe, Christo-phoros, le porte-Christ, Porte-Enfant qui fit traverser le fleuve au Fils, est « à la fois bête de somme et ostensoir » p.86. Il se soumet au garçon androgyne et en même temps célèbre l’humanité parfaite, créateur de rites jusqu’au sacrifice. Son désir est inversé en protection. Soulever dans ses bras un enfant est « une extase phorique » une offrande à la vie et à la beauté. L’inverse absolu du sous-officier SS Raufeisen qui marche en bottes de cuir crottées sur « les torses nus, jambes nues » des jeunes garçons à plat ventre dans la neige (p.548). L’innocence est la version positive de son inversion perverse : la pureté. L’innocence est asexuelle, affective, cherchant des relations fusionnelles (les jumeaux atteignant seuls la perfection). Pervers en revanche est l’adulte viril en société : pervers le curé catholique qui cherche les péchés, perverse la justice qui condamne l’amoureux platonique des petites filles qui ne sont pas les siennes, pervers le nazi qui dompte les corps gracieux des jeunes bêtes blondes pour en faire des mâles vulgaires et brutaux, poussés à la force et à la guerre sans espoir.

L’exigence de pureté est toujours une phobie de l’impur, une « gêne » devant le corps de nature, une obsession névrotique envers ses pulsions refoulées. L’islam, « religion de caserne » selon Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, a poussé depuis quelques décennies cette névrose paranoïaque de l’impur au paroxysme, contaminant les bobos vaguement réactionnaires sur leur jeunesse brûlée en 68 comme les laïcs chantres de « la Morale ». Mais l’amour n’est pas le sexe, contrairement à ce que croit la psychologie de bazar des magazines pour mémères de vingt ans et plus. L’amour est plus large et plus profond, il n’a nullement besoin du sexe et c’est bien dans l’œil de ceux qui « croient soupçonner » que réside la saleté.

le roi des aulnes film de volker schlondorff

L’auteur passe très vite du Sigmund Freud anal au Wilhelm Reich de la répression de masse du fascisme. Ces deux psychiatres sont juifs, pas d’accord entre eux, mais complémentaires pour analyser ce qui leur est intégralement étranger : le nazisme. Le Surmoi social superficiel ne tient plus dans les périodes exceptionnelles ; ce sont les pulsions refoulées qui font surface : sadisme, lubricité, cupidité, envie (Freud) ; ce refoulement empêche le noyau biologique profond – amour, bonté – de se manifester naturellement (Reich). Le nazisme, variante germanique du fascisme, est le retour d’autant plus brutal du refoulé que la soupape était close après 1918, l’exaltation des pulsions de combat et de mort, de génération et de destruction, l’état de nature de la violence à douze ans. La faute à la société bourgeoise chrétienne qui a trop longtemps refoulé les pulsions, dit Wilhelm Reich, Qu’un être puisse les satisfaire dès l’enfance, elles resteront bénignes, sans pression accumulée ; elles permettront l’épanouissement de l’être fondamental qui est amour envers les autres. Utopie ? Mais qui a rencontrée, autour de 1968, nombre de hippies rousseauistes du gauchisme, aujourd’hui recyclés en écologistes – malheureusement revenus au puritanisme bourgeois.

« Horrible miroir inversé » de Kaltenborn est Auschwitz raconté par le petit Ephraïm à Tiffauges – la race blonde des fils de Caïn sédentaires contre les races nomades des Juifs et Gitans, fils d’Abel, dit l’auteur (p.560). L’unité de l’Adam primitif ou de l’androgyne originel (Tournier a fait une thèse sur Platon) est reconstituée par l’enfant juif perché sur les épaules du géant protecteur des garçons aryens.

Eneaurme à la Rabelais, baroque dans la ligne du romantisme allemand, réaliste ironique à la Céline, ce roman asexuel et amoral subvertit les codes soixantuitards du jouir sans entraves. Mais la nature est-elle morale ? Les profondeurs de la psyché humaines seulement sexuelles ? Le passage de l’enfance à l’âge adulte ne se fait pas sans douleur, qu’il concerne l’individu ou sa société. A cet égard, le contraste entre le pensionnat catholique et la napola nazie est criant, montrant tout l’écart des cultures française et allemande : la règle comme contrainte castrant toute liberté ou la règle comme limite permettant un épanouissement contenu. Abel devra passer par les épreuves, renoncer à être père ou amant ; la société française trop rationaliste devra être vaincue par les bêtes blondes avant de se régénérer ; le peuple allemand trop chimérique devra passer par l’écrasante défaite pour évacuer les brumes de son inconscient. L’histoire n’est pas une Raison qui se déploie mais une suite de mythes agissants (l’Ogre, l’Androgyne, le massacre des Innocents, l’Apocalypse) ; le roman n’est pas une sèche chronologie sans acteurs mais un réalisme magique ; l’authentique s’appréhende aussi par le grotesque.

Il y a bien des lectures de cette interprétation du Roi des Aulnes, ce pourquoi le roman, prix Goncourt 1970, continue à fasciner les générations : il se vend autour de 40 000 exemplaires par an.

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, 1970, Gallimard Folio 1975, 528 pages, €9.20
e-book format Kindle, €8.99
DVD Le Roi des Aulnes, film de Volker Schlöndorf avec John Malkovich, 1996, Lancaster 2000, €35.00
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Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer

mark twain oeuvres pleiade
Une belle aventure de gamins dans la première moitié du XIXe siècle au bord du Mississippi. L’auteur, père fondateur de la littérature populaire américaine, né en 1833 sixième de sept enfants, a passé sa jeunesse de 4 à 18 ans dans le village d’Hannibal au bord du grand fleuve. Il en a fait St Petersburg pour Tom Sawyer. Le village, c’est la famille, même pour Huck Finn qui n’en a pas ; le fleuve, c’est l’aventure, le grand large, le rêve d’être pirate ou brigand. Ainsi l’enfance est-elle constamment tiraillée entre confort et audace, tendresse et courage, discipline imposée et démon de ne pas tenir en place.

Les jeunes personnages des garçons Tom et Huck, des filles Becky et Amy, sont vrais; ils sont tirés de la réalité et du talent de conteur. Si Tom saute la palissade plutôt que de sortir par la porte ouverte, les garçons d’aujourd’hui en font autant, j’en ai un sous les yeux, 11 ans, qui ne manque jamais d’escalader la grille plutôt que de tourner la poignée. Il a besoin d’exercer ses muscles, de dépenser son énergie prépubère, jouant volontiers en tee-shirt à col bayant par douze degrés dehors. Tom, dont la tante a cousu le col de chemise à sa veste pour qu’il ne se débraille pas, le découd en sortant de chez lui : comme tous les jeunes garçons en croissance constante, son corps supporte mal les contraintes vestimentaires.

tom sawyer fait boire le chat

Samuel Clemens s’est fait appeler Mark Twain à 20 ans avant de passer son brevet de pilote de bateaux à vapeur sur le Mississippi en 1859. La « marque deux » signifie qu’il reste deux brasses sous la quille, juste de quoi passer les hauts fonds qui ne cessent de bouger sur le fleuve. Tom et Huck tous les deux sont l’auteur, les deux faces qui le tiraillent depuis l’enfance – les deux faces du peuple américain depuis les origines : le conformisme moral et la vie sans entraves, la Bible et l’existence de pionnier.

Tom est orphelin, vaniteux, malicieux, qui aime qu’on s’intéresse à lui, mais il se montre aussi courageux et généreux ; Huck est fils d’ivrogne, en guenilles, discret et naïf, plus hédoniste que rebelle, heureux de sa complète liberté au jour le jour. Les gamins aiment aller sans contraintes, pieds nus dès le printemps, se frottant aux épines et aux pierres en escaladant les murets, s’éraflant la peau comme les habits et aimant ça, étouffant sous les vêtements qu’ils débraillent, déchirent et salissent sans souci, n’hésitant pas à s’en dépouiller pour se baigner dix fois par jour ou jouer nus aux Indiens, ornés de bandes de boue sur le torse. « Ces fichus habits qui m’étouffent », dit Huck à Tom, « on dirait qu’il n’y a pas d’air qui peut passer à travers ».

kuck finn et tom sawyer film Selznick 1938

Cette liberté fait vivre Huck le gavroche dans un tonneau, comme Diogène, se nourrissant de ce que les gens lui laissent par gentillesse ou en échange de services rendus. Tom, lui, est flanqué d’une tante sévère au cœur d’or, d’un petit demi-frère Sid, enfant modèle et cafteur, et d’une cousine adorable qui est un peu sa grande sœur. Il est amoureux d’Amy, puis de Becky (fille de juge), pour laquelle il se fera fouetter avant que le couple ne se perde lors d’une fête dans une grotte, trois jours durant. Le garçon révélera sa noblesse et sa vaillance en persévérant, protecteur, pour trouver la sortie malgré la fatigue et la faim. Mais il n’aura pas hésité, avant cet exploit, à fuguer près d’une semaine sur une île du fleuve avec ses deux compères Huck et Joe, vivant à l’aise comme des pirates, nus tout le jour et dormant à la belle, même sous un orage formidable qui les trempe comme une soupe.

tom sawyer statue

Ils seront aussi témoin d’un meurtre dans le cimetière à minuit, Tom témoignant in extremis pour sauver l’accusé innocent, Huck prévenant juste à temps les voisins d’un crime prêt de se commettre. Joe l’Indien (le coupable) représente tout ce que la sauvagerie peut avoir de fascinant et d’angoissant dans ce pays encore neuf. Ils trouveront un trésor, le magot amassé par l’Indien plus celui d’une bande trouvé dans une cachette. Mais si Tom finit par épouser la civilisation avec la fortune, la fille et son adoption par le juge, Huck reste ce pré-soixantuitard qui préfère l’ici et maintenant à l’accumulation pour l’avenir. Cigale plutôt que fourmi, libertarien plutôt que capitaliste, naturel (volontiers naturiste) plutôt que citadin. Il s’épanouira dans un second tome.

tom sawyer joue nu aux indiens

Les enfants pensent à la mort, se demandent si l’on tient à eux, sont soucieux du regard des autres – en bref, ils pensent à l’amour. Tom surtout cherche à se mettre en scène, à composer les scénarios des aventures qu’il fait jouer à la bande de garnements dont il est évidemment le chef, et à faire de beaux discours pour les raconter ensuite en enjolivant son rôle. Il est l’auteur du livre, il est le bon vendeur américain, il est le gamin éternel. Ce trait de personnalité n’est pas pour rien dans l’attachement que l’on a pour lui.

L’éditeur anglais a prédit que le livre plaira aux jeunes garçons mais aussi aux philosophes et aux poètes. Il est devenu un classique même si Aventures d’Huckleberry Finn, qui suivra, est mieux réussi, et si l’hypocrisie du politiquement correct censure impitoyablement le mot « nègre » qui apparaît plusieurs fois. Comme s’il suffisait de bannir un mot pour que la chose disparaisse… Les relations de la police américaine avec les Noirs de nos jours prouvent qu’il n’en est rien, même si on les appelle Afro-Américains, ils n’en restent pas moins affreux Américains dans la (bonne) conscience collective.

Nous sommes avec Tom dans le paradis de l’enfance, toujours à la lisière du dressage social et de la liberté sauvage du corps et des pulsions. Cette tension fait tout le sel de la vie rêvée des jeunes garçons. Mark Twain écrit pour les petits Américains ce que Robert-Louis Stevenson écrivit pour les petits Anglais : son île au trésor.

Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, 1876, Œuvres, traduction nouvelle Philippe Jaworski, illustrations originales de True W. Williams, Gallimard Pléiade 2015, 1581 pages, €65.00
Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, 1876, Garnier-Flammarion 2014, 288 pages, €5.40
Mark Twain, Les Aventures de Tom Sawyer suivi de Les Aventures de Huck Finn, format Kindle, Amazon media, 1655 Kb, €1.94

DVD Tom Sawyer, 1973, réalisation Don Taylor avec Jodie Foster et Johnny Whitaker
DVD The Adventures of Tom Sawyer, 2002, réalisation George Cukor, avec Tommy Kelly et Ann Gillis, Prism, €4.78

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Shyam Selvadurai, Drôle de garçon

shyam selvadurai drole de garcon
Un Sri-lankais tamoul décrit son enfance en anglais depuis son exil au Canada. Il est l’exemple même du métissage déstabilisateur, pris entre mondialisation globale et nationalisme raciste. Arjie, second fils d’une famille aisée de Colombo, joue à la mariée avec les filles avant 7 ans (mais il reste l’ordonnateur). Son père, gêné de le voir aussi « bizarre », enjoint son grand frère surnommé Crotte (de nez) de le prendre dans son équipe de cricket. Mais cela ne satisfait ni Arje, qui est nul et déteste le cricket, ni Crotte, qui se colle un handicap dans son équipe.

Ainsi commence l’histoire captivante d’une enfance naïve, puis d’une adolescence qui découvre le monde et la cruauté des hommes. Pris dans l’équipe de théâtre de l’une de ses tantes, il assiste à la romance puis à la rupture de Rhada et d’Anil, l’une tamoule et l’autre cingalais. Si les individus peuvent se plaire et s’aimer, les communautés se détestent et « la société » comme la famille ne supportent pas les mésalliances.

Même chose avec Jegan, jeune homme séduisant et musclé, fils d’un ami d’enfance de son père, que le jeune Arje admire. Il vient sur recommandation chercher du travail et le père d’Arje, touché de reconnaître en lui les traits de son ami disparu, l’embauche. Travailleur, intelligent, organisé, Jegan montre ses capacités… mais il a le handicap d’être Tamoul et ne sait pas « marcher sur des œufs » avec les susceptibilités et les jalousies cingalaises. Il doit être renvoyé.

A 14 ans, Arje est placé dans un collège à l’anglaise sur ordre de son père, pour contrer ce caractère « bizarre » qui continue à s’affirmer en toute candeur. Las ! Le collège à l’anglaise n’est pas le meilleur endroit où contrer la sensualité naissante. Autoritarisme, fouet, rigidité, ne font qu’accentuer la sensibilité à vif de cet âge, qui jouit des tortures en saint Sébastien. Arje a beau être battu à coups de cannes par le sadique censeur Cravate noire, voir son ami cingalais Soyza torturé pour lui, cela ne fait que le braquer. Il rejette la virilité avec l’autoritarisme et préfère la douceur de l’amitié et du cœur.

Ce qui ne va pas sans désirs ni accomplissements brutaux, au garage, dans la chambre, dans les toilettes. La répression morale et physique agit comme une cocotte minute : loin d’éradiquer les pulsions, elle les exacerbe jusqu’à l’explosion. L’auteur a l’habileté de présenter son cas personnel comme une métaphore de toute la société. Les Cingalais qui répriment férocement les Tamouls minoritaires dans la torture, le sang et les pogroms, ne font qu’exacerber la haine et l’envie de se venger. Des flics sont tués par les Tigres, organisés comme une véritable armée. La guerre civile s’installe dans le pays, tout comme elle couve au collège, où Arje se venge de Cravate noire en massacrant son poème favori devant le ministre à la distribution des prix, bien qu’il ait été choisi en reconnaissance de son talent.

Couvre-feu, oncle journaliste tué par la police ou les milices, fuite de la maison familiale juste avant qu’elle ne soit incendiée, grands-parents brûlés vifs dans leur voiture par la foule déchainée, hôtel du père saccagé – aucun avenir n’est plus dans le pays pour les Tamouls aisés. Le livre s’arrête au moment de l’émigration au Canada. Arje, comme l’auteur, a alors 18 ans. Il laisse Soyza, son ami de cœur et de sens, car il sait qu’entre ce garçon Cingalais et lui-même Tamoul, aucune amitié ne peut durer, prise qu’elle est malgré elle dans la société et la nation.

Le livre est frais, bien écrit, romancé. Il décrit l’autre face de la société indienne et sri-lankaise, la face sombre du nationalisme étroit et de la haine pour qui ne vous ressemble pas. Du cas personnel à l’humanité universelle, voici un roman délicat qui explore les tréfonds de la bêtise humaine.

Shyam Selvadurai, Drôle de garçon, 1994, 10-18 2000, 299 pages, €4.95
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Tuer le rire ?

L’un des tueurs voulait massacrer du juif ; les deux autres faire rentrer le rire dans la gorge. Car pour ces raccourcis du cerveau, on ne peut rire de tout. Si le rire est le propre de l’homme (Rabelais), Dieu l’interdit – ou plutôt « leur » Dieu sectaire, passablement fouettard, Dieu impitoyable d’Ancien Testament ou de Coran, plus proche de Sheitan et de Satan. Ange comme l’islam, mais déchu comme l’intégrisme.

Comme le Prophète ne savait ni lire ni écrire, il a conté ; ceux qui savaient écrire ont plus ou moins transcrit, et parfois de bouche à oreille ; les siècles ont ajoutés leurs erreurs et leurs commentaires – ce qui fait que la parole d’Allah, susurrée par l’archange Djibril au Prophète qui n’a pas tout retenu, transcrite et retranscrite par les disciples durant des années, puis déformée par les politiques des temps, n’est pas une Parole à prendre au pied de la lettre. Le raisonnable serait de conserver le Message et de relativiser les mots ; mais la bêtise n’est pas raisonnable, elle préfère ânonner les mots par cœur que saisir le sens du Message.

rire de mahomet

La bêtise est croyante, l’intelligence est spirituelle. Les obéissants n’ont aucune autonomie, ils ne savent pas réfléchir par eux-mêmes, ils ont peur de la liberté car ce serait être responsable de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Ils préfèrent « croire » sans se poser de questions et « obéir » sans état d’âme. Islam veut-il dire soumission ? Un philosophe musulman canadien interpelle ses coreligionnaires : « une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l’islam ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l’islam de la tradition et du passé, l’islam déformé par tous ceux qui l’utilisent politiquement, l’islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? »

Il ne faut pas rejeter la faute sur les autres mais s’interroger sur sa propre religion, distinguer sa pratique de la foi.

Mahomet s’est marié avec Aisha lorsqu’’elle avait 6 ans (et lui au-delà de la cinquantaine) ; il a attendu quand même qu’elle ait 9 ans pour user de ses droits d’époux : c’était l’usage du temps mais faut-il répéter cet usage aujourd’hui ? L’ayatollah Khomeiny a abaissé à 9 ans l’âge légal du mariage en Iran lorsqu’il est arrivé au pouvoir… Les plus malins manipulent aisément les crédules, ils leurs permettent d’assouvir leurs pulsions égoïstes, meurtrières ou pédophiles, en se servant d’Allah pour assurer ici-bas leur petit pouvoir : Khomeiny, Daech, mêmes ressorts. Trop d’intermédiaires ont passés entre les Mots divins et le texte imprimé pour qu’il soit à prendre tel quel. Croyons-nous par exemple que Jésus ait vraiment « marché sur les eaux » ?

voies du seigneur

Il ne faut pas croire que le Coran soit la Parole brute d’Allah. Que font les intellectuels de l’islam pour le dire à la multitude ?

Toute religion a une tendance totalitaire : n’est-elle pas par essence LA Vérité révélée ? Même le communisme avait ce tropisme : « peut-on contester le soleil qui se lève ? » disait à peu près Staline pour convaincre que les lois de l’Histoire sont « scientifiques ». Qui récuse la vérité est non seulement dans l’erreur, mais dans l’obscurantisme, préférant rester dans le Mal plutôt que se vouer au Bien. Il est donc « inférieur », stupide, malade ; on peut l’emprisonner, en faire son esclave, le tuer. Ce n’est qu’une sorte de bête qui n’a pas l’intelligence divine pour comprendre. Toutes les religions, toutes les idéologies, ont cette tendance implacable – y compris les socialistes français qui se disent démocrates (ne parlons pas des marinistes qui récusent même la démocratie…). Les incroyants, les apostats, les hérétiques, on peut les « éradiquer ». Démocratiquement lorsqu’on est civil, par les armes lorsqu’on est fruste.

kamikaze se fait sauter

Le croyant étant « bête » parce qu’il croit aveuglément, comme poussé par un programme génétique analogue à celui de la fourmi, ne supporte pas qu’on prenne ses idoles à la légère. Toutes les croyances ne peuvent accepter qu’on se moque de leurs simagrées ou de leurs totems : la chose est trop sérieuse pour que le pouvoir fétiche soit ainsi sapé. C’est ainsi que Moïse va seul au sommet de la montagne et que nul ne peut entrevoir l’Arche d’alliance ou le saint des saints du temple, que Mahomet est-il le seul à entendre la Parole transmise par l’ange et que nul infidèle ne peut voir la Kaaba. Dans Le nom de la rose, dont Jean-Jacques Annaud a tiré un grand film, Umberto Ecco croque le portrait d’un moine fanatique, Jorge, qui tue quiconque voudrait simplement « lire » le traité du Rire qu’aurait écrit Aristote. Ce serait saper la religion catholique et le « sérieux » qu’on doit à Dieu… Les geôles de l’Inquisition maniaient le grand guignol avec leurs tentures noires, leurs juges masqués, leurs bourreaux cagoulés devant des feux rougeoyants. Pas question de rire ! Même devant Louis XIV (sire de « l’État c’est moi »), Molière devait être inventif pour montrer le ridicule des médecins, des précieuses ou des bourgeois, sans offusquer les Grands ni Sa Majesté elle-même.

Il ne faut pas croire que le rire soit le propre de l’homme ; ce serait plutôt le sérieux de la bêtise. Que font nos intellectuels tous les jours ?

rire beachboy

C’est cependant « le rire » qui libère. Il permet la légèreté de la pensée, le doute salutaire, l’œil critique. Rire déstresse, rend joyeux autour de soi, éradique peurs et angoisses – ce pourquoi toute croyance hait le rire car son pouvoir ne tient que par la crainte. Se moquer n’est pas forcément mépriser, c’est montrer l’autre en miroir pour qu’il ne se prenne pas trop au sérieux. C’est ce qu’a voulu la Révolution française, en même temps que l’américaine, libérer les humains des contraintes de race, de religion, de caste, de famille et d’opinions. Promotion de l’individu, droits de chaque humain, libertés de penser, de dire, de faire, d’entreprendre. Dès qu’un pouvoir tend à s’imposer, il restreint ces libertés-là.

rire de tout

Est-ce que l’on tue pour cela ? Sans doute quand on n’a pas les mots pour le dire, ni les convictions suffisamment solides pour opposer des arguments. Petite bite a toujours un gros flingue, en substitution. Surtout lorsque l’on a été abreuvé de jeux vidéos et de décapitations sans contraintes sur Internet : tout cela devient normal, « naturel ». C’est à l’école que revient de dire ce qui se fait et ce qui ne se fait en société : nous ne sommes pas dans la jungle, il existe des règles – y compris pour la diffamation et le blasphème. Il est effarant d’entendre certains collégiens (et collégiennes) dire simplement « c’est de leur faute ». Donc on les tue, comme ça ? C’est normal de tuer parce qu’un autre vous a « traité » ? Est-ce ainsi que cela se passe dans les cours de récré ? Si oui, c’est très grave…

rire de tout france

L’écartèlement entre les cultures, celle de la France qui les a partiellement rejetés, celle de l’Algérie qu’ils n’ont connue que par les parents et cousins, ont rendu les frères Kouachi incertains d’eux-mêmes, fragiles, prêts à tout pour être enfin quelqu’un, reconnus par un groupe, assurés d’une conviction. La secte est l’armure externe des mollusques sans squelette interne. Ils se sont créé des personnages de héros-martyrs faute d’êtres eux-mêmes des personnes.

Il ne faut pas croire que la multiculture enrichit forcément. Que font les politiciens pour établir les valeurs du vivre-ensemble sans les fermer sur l’extérieur ; pour faire respecter les lois de la République sans faiblesse ni « synthèse » ?

Comment faire pour « déradicaliser » les individus ? Une piste de réflexion intérieure, européenne et géopolitique. Lire surtout la seconde partie.

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Genre, était-ce mieux avant ?

J’ai publié sur ce blog il y a quelque temps une note raillant le « c’était mieux avant » entonné par tous les nostalgiques d’un âge d’or qui n’a jamais existé. Il était le temps de leur jeunesse, l’époque qu’ils comprennent enfin trente ans plus tard et dont ils ne retiennent que le côté positif, un monde en apparence plus stable, aux mœurs engluées encore dans « la tradition » (qu’ils ne cessaient de secouer). Mais le monde évolue sans cesse, probablement pas plus le nôtre que celui d’avant. Le désir d’arrêter le temps, de stopper le mouvement des choses, est aussi vain que ridicule, Bouddha l’avait déjà montré il y a 3000 ans.

Ce désir d’éternel ici-bas manifeste une peur panique de ne plus être dans le courant, plus à la hauteur, perdu dans ce qui arrive, de quitter la jeunesse pleine de santé et de désirs neufs. Cet état d’esprit « réactionnaire », au sens premier de réaction à ce qui arrive, pourrait être une tempérance de la raison qui examine les changements pour choisir lesquels suivre et lesquels mesurer. Mais c’est pire : un refus pur et simple d’accepter que le monde bouge, que l’histoire aille son chemin, que les mœurs évoluent – un refus pur et simple de s’adapter, voire de grandir…

ados cuir amis paris

On en voit tant de faux ados de 35 ans, de faux révolutionnaires de 60 ans, des vieux-jeunes habillés comme à 16 ans qui roulent des épaules ou se maquillent comme à l’âge bête. Ils veulent figer la vie, tout comme certains écolos veulent revenir avant le néolithique, cette période où l’homme a cultivé la nature plutôt que d’y prélever. Tout comme les syndicalistes veulent « garder leur emploi » et leurs zacquis, tant pis si les Chinois, les Brésiliens ou les Allemands produisent plus vite, de meilleure qualité et moins cher et si leur entreprise fait faillite faute de se remettre en cause. Tout comme les moral-socialistes veulent imposer un monde des idées sans aucune idée des forces réelles ni des conséquences infernales de leurs « bonnes intentions ». Tout comme les intégristes de toutes religions (la juive, la chrétienne, la musulmane, la communiste, l’écologique) veulent revenir au monde d’hier, figé, intact, créé une fois pour toutes par Jéhovah, Dieu, Allah, l’Histoire « scientifique », ou Gaia la Mère.

Que la femme aspire à être traitée en égale de l’homme, quelle horreur pour ces croisés du retour où les mâles étaient les maîtres et mesuraient leurs richesses à leur horde de femelles et à leurs troupeaux de bêtes et d’enfants ! Mais quel est ce monde merveilleux « d’avant » auquel ils aspirent ? Pour les islamistes, rien de plus simple : tout est écrit dans le Coran. Même si le Coran n’a jamais été « écrit » par Mahomet – qui ne savait ni lire ni écrire – mais issu de multiples disciples qui prenaient note des prêches du Prophète inspiré par l’archange Djibril, des docteurs de la foi ultérieurs qui ont simplifié, raccordé, corrigé, mis en forme, des politiquement correct de chaque époque où s’est composé le Livre définitif. Mais pour les chrétiens intégristes ? Pour les catholiques de Civitas inspirés des protestants évangéliques américains ? Est-ce au monde la Bible auquel ils aspirent ? A celui du Christ en son exemple vécu ? A celui revu et corrigé par le misogyne Paul de Tarse ? Ou simplement au monde bourgeois leurs grands-parents ?

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Justement, ce monde des grands-parents est évoqué par un écrivain autrichien né en 1881 et mort volontairement en 1942. Stefan Zweig avait 19 ans en 1900, il décrit les mœurs de l’empire austro-hongrois aux trois-quarts catholique :

« Qu’un homme eût des pulsions et qu’on lui permît de les ressentir était quelque chose que la convention était bien obligée d’accepter en silence. Mais qu’une femme pût être soumise à des pulsions identiques, que la Création, pour ses desseins éternels, eût aussi besoin d’un pôle féminin, l’admettre sincèrement eût été une entorse à la notion de ‘sainteté de la femme’. A cette époque préfreudienne, on se mit donc d’accord pour imposer cet axiome qu’une créature de sexe féminin n’éprouve aucune sorte de désir physique autre que celui éveillé par l’homme, ce qui, bien entendu, ne pouvait être officiellement autorisé que dans le mariage. Mais comme même à cette époque morale l’air était saturé d’agents érotiques infectieux, fort dangereux, spécialement à Vienne, une jeune fille de bonne famille, de la naissance jusqu’au jour où elle quittait l’autel au bras de son époux, était tenue de vivre dans une atmosphère absolument stérile. Pour mettre les jeunes filles à l’abri, on ne les laissait pas une minute seules. On leur donnait une gouvernante chargée de faire en sorte que pour rien au monde elles ne fissent un pas hors de leur maison sans être surveillées, on les accompagnait à l’école, à leur cours de danse, à leur cours de musique, et on revenait les chercher. On contrôlait tout livre qu’elles lisaient, et surtout on occupait les jeunes filles pour les distraire de toute pensée potentiellement dangereuse. Elles devaient pratiquer le piano, apprendre le chant, et le dessin, et des langues étrangères, et l’histoire de l’art, et l’histoire de la littérature : on les cultivait et on les surcultivait. Mais tandis qu’on s’efforçait de leur donner la meilleure culture et la meilleure éducation mondaine qu’on pût imaginer, en même temps, on veillait soucieusement à les maintenir dans une ignorance de toutes les choses naturelles qui est aujourd’hui [1941] inconcevable pour nous. Une jeune fille de bonne famille ne devait pas avoir la moindre idée de l’anatomie d’un corps masculin, ni savoir comment les enfants viennent au monde, puisque l’ange devait évidemment entrer dans le mariage le corps immaculé, mais également l’âme absolument ‘pure’. Chez la jeune fille, être ‘bien éduquée’ revenait purement et simplement à ‘s’aliéner la vie’, et cette aliénation a été souvent celle d’une vie entière pour les femmes de cette époque » p.929.

Que tous les réactionnaires, ceux qui se réfugient dans la religion à la lettre pour ne surtout plus décider de rien, les tentés par le vote extrémiste à droite, voire les simples conservateurs, méditent ces lignes. Le monde d’hier était un monde étouffant, contraignant, aliénant. Ce n’est pas parce que vous avez peur de la liberté – peur de ne pas être à la hauteur des choix à faire – que vous devez vous réfugier dans la tyrannie d’une caste de prêtres, d’imams ou de politiciens qui promettent tous l’au-delà ou le lendemain, mais jamais ce qui compte : l’ici et le maintenant.

Stefan Zweig, Le monde d’hier – souvenirs d’un Européen, 1942, traduction Dominique Tassel, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, €61.75

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William Faulkner, Lumière d’août

william faulkner lumiere d aout
Son septième roman, le plus long, est aussi l’un des plus puissants. Le lecteur est pris par cette symphonie aux multiples personnages, envouté par une histoire qui pousse à la manière d’un arbre, allant explorer d’un chapitre à l’autre chacune des branches. Le fil conducteur est la fatalité terrible du péché originel. Qui veut comprendre un peu les États-Unis d’aujourd’hui doit se pencher sur cette histoire faulknérienne du sud, où sexisme et racisme sourdent du puritanisme. Même la musique, « comme toute musique protestante, garde toujours quelque chose de sévère et d’implacable, de prémédité et de froid » p.273. L’Amérique n’a pas fondamentalement changé : égalitaire mais libertaire, elle coagule les communautés en excluant les étrangers au lieu. Putains de puritains.

C’est le cas de deux routards entre Alabama et Tennessee, une femme blanche et un homme au quart noir : étrangers apporteurs d’étrange, ils sont traités comme des parias. La première, Lena Grove, s’est fait engrosser sans être mariée et cherche son homme qui lui a promis de l’installer – mais qui fuit sans cesse les responsabilités. Le second, Joe Christmas, a été abandonné dès sa naissance à l’orphelinat par son grand-père fanatique, parce que sa mère avait fauté avec un « Mexicain » soupçonné d’être à demi-nègre (en fait, nul ne sait) ; il sera adopté par un couple de pasteur tout aussi fanatique, fermier fouettard hanté de chair et obsédé du travail. Autour d’eux, des personnages secondaires étayent l’histoire : Byron Bunch pas encore marié à 35 ans, Joanna Burden en Yankee négrophile, Gail Hightower le pasteur ostracisé, Lucas Burch veule et fuyard, McEachern père fouettard Ancien testament, Doc Hines vieillard paranoïaque.

Le lien commun est la pureté. A divers degrés, en positif ou négatif, mais la hantise de la souillure. Lena veut être légitimée comme mère en recherchant « obstinément » (p.6 édition Pléiade) le père de son enfant ; Christmas se cherche, n’étant ni blanc ni noir, pas même sûr d’être quarteron, ayant la nausée de la baise et finissant par tuer toute ses « mères » nourricières, la sienne l’ayant abandonné ; Doc Hines qui l’a volontairement livré à l’orphelinat est un fou calme (p.95), un paranoïaque focalisé sur la souillure du sang par la faute femelle, l’envie irrépressible de baiser des filles venant pour lui du diable ; McEachern qui élèvera le garçon, est obsédé par la perte, celle de la semence et celle du travail, avare d’accumuler du mérite en obéissant au Seigneur et sublimant les pulsions par le fouet ; tous les personnages ont le dégoût du sexe, du frottement des chairs, des menstrues, des grossesses, de la ménopause. Cette quête éperdue de pureté, analogue à celle du salafisme, incite à la brutalité, à sublimer le sexe par la guerre et les désirs sexuels par les pratiques sadomasochistes. « Plaisir, extase, ils semblent incapables de supporter cela. Pour s’en évader, ils ne connaissent que la violence, l’ivresse, les batailles, la prière. (…) Et, dans ces conditions, pourquoi leur religion ne les pousserait-elle pas à se crucifier eux-mêmes, à se crucifier mutuellement ? » p.273.

La violence éradique, le fouet désinfecte, le meurtre blanchit – la barbarie fait le vide. D’où la guerre des sexes, la guerre des classes, la guerre des races, particulièrement virulentes dans les petites villes du sud des États-Unis : « les gens sont partout pareils, mais il semble que c’est dans les petites villes que le mal est le plus difficile à commettre, où il est plus difficile de s’isoler, que les gens arrivent à inventer le plus d’histoires les uns sur les autres » p.53.

Quoi de plus implacable, comme destin, que de croire en la prédestination ? La folie du Doc Hines, qui livre le bébé à l’abandon après avoir tué le père et laissé mourir la mère – sa propre fille – apparaît comme une « volonté » de Dieu. « Je l’ai marqué déjà », fait-il dire à Dieu (qui n’en peut mais) p.276. D’où cette « passivité tranquille » de Christmas (p.120) et de Lena, la « lente indécision » (p.8) des paysans « pour qui le temps ne compte pas » (et qui rappelle furieusement celle de François Hollande). Si tout est écrit, si tout doit arriver, pourquoi s’en faire ? Le destin s’accomplira comme une volonté de Dieu, il suffit de « laisser du temps au temps » comme l’affectionnait Mitterrand. Quand on a l’identité coupable, la punition vient inéluctablement. Joe Christmas comme Joanna Burden se persécutent comme des frères ennemis, la Femme et le Nègre représentent l’altérité radicale, en ce pays, à cette époque.

negre lynche au texas 1910

L’ordre social exige le dressage de ces enfants du diable et le refoulement des pulsions qu’ils suscitent. Trois femmes et un nègre vont mourir dans le roman, pour assurer cet ordre que le jeune Percy, « fana mili » comme on dit aujourd’hui, parfait fils d’Amérique dans la Garde nationale, accomplira en tuant puis châtrant Christmas pour avoir égorgé la femme blanche. Les sociétés closes sont effrayées du mélange, hantées par l’impur. Nègre blanc est la pire condition, bouc émissaire facile pour les anges exterminateurs, leaders de leur communauté. Il faut écouter Percy dans son idéal : « foi sublime et implicite dans le courage physique et l’obéissance aveugle ; conviction que la race blanche est supérieure à toutes les autres races, et que la race américaine est supérieure à toutes les autres races blanches, et que l’uniforme américain est supérieur à tous les hommes, et que sa propre vie serait le seul paiement qu’on lui demanderait jamais en échange de cette conviction, de ce privilège » p.335.

Écrit en 1932 alors que l’Europe se fascisait à toute allure après la crise de 1929, William Faulkner montre combien ce qu’on reproche aux autres est aussi en soi : le fanatisme, la xénophobie, le racisme. Nazisme, communisme, salafisme, sont quelques-unes de ces convictions dogmatiques éprises de pureté absolue qui considèrent tous les non-membres comme des sous-hommes – et sont hantées par la souillure.

Faulkner montre au contraire que la vraie vie n’est pas puritaine. Obéir à l’Ancien testament n’est pas une œuvre pie mais une névrose collective du surveiller et punir. « Chiennerie et abomination », éructe le vieillard Hines, poussé par une pulsion de mort au point de tout liquider autour de lui, son gendre, sa fille, sa femme, et à tourmenter son petit-fils jusqu’à la fin de ses jours. Est-ce cela, la vie ? L’inverse de la vitalité ancestrale des femmes qui mettent au monde : « Il se rappelle le jeune corps vigoureux qui, même en travail, révélait quelque chose de tranquille et de brave » p.302. L’inverse de la vitalité primitive : « champs fertiles, la vie riche et luxuriante des nègres sur la plantation, les voix chaudes, la présence de femmes fécondes, la prolifique marmaille grouillante, nue, devant les portes, et la grande maison bruyante, retentissante des cris de trois générations » p.302. William Faulkner partage peut-être certains préjugés de son temps, mais pas le racisme sûr de lui-même et dominateur des peuples qui se croient « élus ».

Faulkner se révèle ici nietzschéen dans sa critique impitoyable du fanatisme religieux, du puritanisme de mœurs, du sentiment de se sentir supérieur par obéissance à quelques simagrées prêchées en chaire. Il accuse les poètes à la Tennyson de mensonge en idéalisant la vie hors sol, pour éviter des vapeurs aux bourgeoises. « Bientôt, le joli langage galopant, la langueur anémique pleine d’arbres sans sève et de concupiscences déshydratées, commence à flotter, douce, rapide et paisible. Cela vaut mieux que la prière, et l’on n’a pas à se préoccuper de penser tout haut » p.237.

Un très grand roman des lettres américaines – celui qui vous fait voir l’actualité aux États-Unis telle qu’elle est : Abou Graïb, French bashing, Tea party, amende BNP…

William Faulkner, Lumière d’août (Light in August), 1932, Folio 1974, 640 pages, €8.93
William Faulkner, Œuvres romanesques tome 2, Gallimard Pléiade 1995, 1479 pages, €58.90

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