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Gustave Flaubert, Trois contes

Du moderne, du Moyen Âge et de l’Antiquité, voilà ce qui préside à l’ordre des trois contes voulu par Flaubert. Un cœur simple se passe de nos jours autour de Pont-L’Evêque, La légende de saint Julien l’Hospitalier dans un mythique Moyen Âge chrétien et Hérodias dans l’antiquité romaine aux tout débuts du christianisme, avec la tête de Iaokanann sur un plateau – nom hébreux de Jean-Baptiste dont Flaubert affectionnait les sonorités barbares.

J’ai étudié Un cœur simple en troisième et cela m’avait rebuté : pas d’histoire, un style plat, des personnages insignifiants. Je suis revenu de ce jugement sommaire une fois adulte et j’ai relu le conte plusieurs fois au fil des années. Il m’apparaît aujourd’hui comme l’une des plus belles proses de la langue française avec un style adapté aussi parfaitement que possible au personnage principal et à son bonheur sans histoire né du malheur populaire : « la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie », la fille de sa maîtresse à laquelle elle s’était attachée en nounou, chap.4 p.241 Pléiade. Car Félicité, la servante illettrée et inculte, est heureuse. De petits riens lui suffisent et sa vie se déroule presque sans heurts jusqu’à la fin. Les phrases sont balancées, le style rythmé comme un métronome. C’est que Félicité « semblait une femme de bois, fonctionnant d’une manière automatique », écrit l’auteur au chapitre 1 p.218. Seul son neveu, rencontré par hasard lors d’un périple à la côte avec sa maîtresse et ses deux enfants, vient lui montrer qu’il existe un autre monde que le sien.

Victor est en effet l’antithèse de Félicité. Jeune, il a dans les 10 ans en « petit mousse » lorsqu’elle le rencontre à Trouville et 14 ans lorsque son père l’emmène en cabotage, 15 ou 16 lorsqu’il part comme mousse sur un paquebot. Le garçon voyage, voit du pays, ramène des souvenirs à cette tante ancrée dans sa glèbe provinciale et affairée dans la maison. Garçon alors qu’elle est femme, vitalité sensuelle alors qu’elle se consume et se dessèche, grand large alors qu’elle est réduite à son canton normand – tout les oppose et tout les attire l’un vers l’autre. « Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant l’odeur de la campagne qu’il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert » chap.3 p.228. Victor part jusqu’à La Havane où il meurt de fièvre jaune en « pauvre gars » loin de tous. Félicité héritera du perroquet du sous-préfet devenu préfet et livré par son Nègre ; Loulou lui rappellera les pays exotique et Victor mort trop jeune. Le perroquet lui-même décédé, elle le fera empailler et poser dans sa chambre, au-dessus d’une gravure du Saint-Esprit avec lequel elle finira par le confondre. Cette façon païenne de voir Dieu n’est pas si sotte, parce que ce c’est bien l’Amour que Félicité adore ainsi, passant à la Platon du corps jeune du neveu à son cœur affectionné avant de concevoir l’abstrait de l’amour pur.

La légende de saint Julien l’Hospitalier est « une petite niaiserie », confie-t-il à George Sand, inspirée d’un vitrail de la cathédrale de Rouen. Après une enfance de tueur en série ponctuée de massacre d’animaux, à commencer par une petite souris sous l’autel même de l’église dont il jouit de la mort brutale, le jeune Julien, à qui l’on passe tout au motif qu’il serait prédestiné, se prend d’engouement pour la chasse où il tue tout ce qui se présente, dans une rage destructrice sans limites. Une soir de chasse sauvage, il descend le faon, la biche, puis le cerf qui, avant de tomber, le maudit et lui prédit qu’il tuera père et mère. Il s’en effraie et bannit la chasse, mais sa vitalité ne peut tenir et il part du château pour se faire mercenaire ; il massacre ainsi des hommes et finit par se tailler une réputation. Un seigneur prisonnier des Maures est délivré et lui donne sa fille. Julien se refuse toujours à chasser mais sa belle le convainc qu’il est de son rang de reprendre ce divertissement. Il se laisse aller à sa passion mais, un soir, de retour d’un carnage, il monte à sa chambre pour y retrouver son épouse ; il tâte un corps et touche de la barbe. Pris de fureur, croyant sa femme au lit avec un autre, il tue et la femme et l’amant. Sauf que c’étaient ses père et mère qui, le cherchant depuis des années, l’avaient enfin retrouvé et que sa femme faisait dormir pour les honorer dans son propre lit. Désespéré, Julien cède ses biens à son épouse et part sur les routes, en mendiant pour expier ce crime abominable ; il se fait passeur sur un fleuve et, un soir, un vieillard lépreux le hèle depuis l’autre rive. Il le passe non sans multiples dangers dans la tempête, l’abreuve, le nourrit, le chauffe, le couche, mais le lépreux affreux à voir, suintant et puant, lui demande de venir le réchauffer tout nu de son corps tout entier. Prêt à toutes les humiliations pour expier, y compris coucher avec un homme (petite ironie flaubertienne à l’encontre de la religion), Julien s’exécute – et se trouve transporté au ciel dans les parfums les plus doux. C’était Jésus venu le prendre pour enfin le sauver. C’est en effet un peu niais, mais joliment écrit.

Hérodias raconte le jour de l’anniversaire d’Hérode, le Tétrarque de Palestine, qui s’achève par la décapitation de Jean-Baptiste, le prophète véhément de la venue du Christ. Flaubert se plaît dans cet orientalisme de mythe et se vautre dans la luxure du temps, tout en savourant comme des sucres les mots barbares qui chantent sur sa langue. Hérodias est l’épouse d’Hérode après avoir épousé son frère, et mère de Salomé. Le Baptiste tonne contre cette infraction à la loi mosaïque et Hérodias veut sa mort tandis qu’Hérode tergiverse par peur des troubles populaires alors que les armées arabes menacent. Mais il est piégé par sa promesse à Salomé qui danse, de lui donner ce qu’elle veut. Ce sera la tête du Baptiste, qu’elle offre à sa mère sur un plateau.

Trois contes, trois saints, dont Félicité est la plus sympathique car la plus humaine. Il faut en retenir la première phrase, admirablement ciselée : « Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-L’évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité. »

Gustave Flaubert, Trois contes, 1877, Folio 2003, 224 pages, €2,70

Gustave Flaubert, Un coeur simple, 1877, Livre de poche 2€, 1994, 94 pages, €2.00

DVD Un coeur simple, Marion Laine, avec Sandrine Bonnaire, France Télévision 2008, 1h45, €64,35

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog

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La Déchirure de Roland Joffé

La guerre du Vietnam bat son plein sous Nixon mais un bombardier B52, par une erreur de calcul, largue des bombes sur une ville frontalière du Cambodge. C’est le début de la révolte des Khmers rouges contre les Américains, les Occidentaux et tous les citadins, considérés comme corrupteur de la pureté native du paysan Khmer. Ce long film britannique analyse les conséquences de l’inconséquence militaire américaine, le vidage manu militari des villes, le camp d’extermination et les camps de travail rouges, mais aussi l’antidote que représente alors la presse, ce « quatrième pouvoir » qui allait bientôt virer Nixon de la présidence. A sa sortie, le film a fait choc car il n’y avait encore ni chaînes d’infos en continu ni évidemment l’Internet et l’utopie maoïste faisait encore un peu rêver les intellos de bureau.

Sydney Schanberg (Sam Waterston) est journaliste au New York Times, il s’est pris d’amitié pour son assistant cambodgien efficace Dith Pran (Haing S. Ngor) qui se débrouille toujours pour l’aider à trouver un transport ou un informateur. Il travaille avec le photographe Al Rockoff (l’ineffable John Malkovich) et a lié amitié avec le journaliste britannique au Sunday Times Jon Swain (le blond Julian Sands). Le film s’inspire de l’histoire vécue de Sydney Schanberg, prix Pulitzer du journalisme en 1976. De quoi se poser la question de l’exploitation par un grand reporter de son correspondant local. Même si « Sydi » (surnom que lui donne Pran) fait évacuer la famille cambodgienne de son ami par les hélicoptères des Marines américains, il garde Pran auprès de lui car il est trop précieux. Ou plutôt il lui laisse « le choix », ce qui revient à le choisir lui, par fidélité, amitié et conscience professionnelle. Une fois Pran expulsé de l’ambassade de France, où les derniers occidentaux ont trouvé refuge après l’invasion de Phnom Penh, et malgré la tentative de faire un faux passeport pour Pran de la part de Rockoff et de Swain – la photo est mal fixée -, le Cambodgien est expédié en camp de travail où il doit se « purifier » en piochant des champs et plantant du riz. Il a quand même sauvé la vie des journalistes en traduisant aux illettrés Khmers venus des campagnes qui ils étaient.

La dictature de Pol Pot qui s’installe est à la fois fanatique et inhumaine. Pas mal pour des communistes qui se revendiquent de l’utopie de Marx de réconcilier l’homme avec sa nature ! Aidés par Mao, le régime Khmer rouge est tenu d’une main de fer par l’Angkar, « l’Organisation », aussi robotisée que dans 1984. de Pol Pot, le chef suprême de cette clique, croit à la corruption sociale, à l’influence délétère des villes et de la culture (forcément « bourgeoise ») et il tient à embrigader comme Staline les enfants dès leur plus jeune âge pour dénoncer les déviants et les anciens bourgeois qui se cachent dans leurs rangs.

Chacun peut constater que les écolos politiques français d’aujourd’hui ne sont pas très loin de tenir le même langage avec leur retour à la terre et leur haine du progrès au nom du Complot des élites urbaines – et n’oublions pas « capitalistes ». La scène du film où le chef du camp de travail en appelle aux « anciens professeurs, interprètes, médecins, parce que le Parti a besoin de vous » est un morceau d’anthologie du mensonge d’Etat et de la langue bifide de tous les « révolutionnaires ». Ceux qui se « dénoncent », croyant se réhabiliter, sont emmenés loin des autres, enchaînés puis expédiés à l’arme blanche. Le Parti a besoin en effet d’éradiquer par le massacre toutes les têtes pensantes et tous les cultivés afin d’assurer son pouvoir sans partage sur les ignares et les brutes – « parce que le royaume des cieux est à eux », disait-on dans le temps. Le marxisme, même revu et tordu par le Géorgien Staline puis par le Chinois Mao a en effet de claires racines bibliques. Le film montre combien les petits chefs règnent par la terreur, combien chacun cherche à se faire bien voir de ses supérieurs par une brutalité plus grande, combien les enfants-soldats sont encore plus inhumains que les adultes. Le camp d’extermination de Choeung Ek – les « Killing Fields » du titre anglais du film – est digne des pires camps nazis. Et un autre morceau d’anthologie montre Pran, qui s’est échappé, marcher parmi les cadavres par milliers…

Pran sera repris, mais par d’autres Khmers rouges, et son commandant de camp, qui l’a adopté comme serviteur pour lui et son tout jeune fils, cherche à le faire craquer en lui posant à l’improviste une question en français. « Tu as vécu à Phnom Penh, tu parles donc le français ». Il le surprendra à écouter la radio en langue française et désormais le teindra à merci. Mais c’est pour lui avouer qu’il ne cautionne pas les dérives du parti et qu’il craint pour l’avenir du pays comme pour sa vie. Puisqu’il est tombé amoureux du garçonnet de 5 ans, il le lui confie pour qu’il fuie vers la Thaïlande, avec quelques dollars et une carte sommaire. Un bombardement vietnamien (venu pour aider la minorité Viêt persécutée par les Khmers rouges) permet à Pran de fuir avec quelques autres et le gamin. Mais l’itinéraire est long, chacun part de son côté, et son dernier compagnon, qui porte le petit garçon, marche sur une mine antipersonnelle. Le gamin est tué, ce qui désole Pran, mais il suit son chemin vers le camp de réfugié côté thaï. C’est de là qu’il prévient Sydney à New York.

Le film date de 1984 (date symbolique en souvenir d’Orwell) mais relate des faits survenus entre 1973 et 1976, soit il y a près d’un demi-siècle – la préhistoire pour les spontanéistes nés avec le mobile vissé à l’oreille du nouveau siècle. Il montre combien la civilisation des années 1970 était encore celle du papier : il y en avait partout, et pas seulement pour circuler avec passeports et visas mais aussi pour taper un article (sur feuilles) qui sera faxé (donc recopié sur d’autres feuilles) ou télexé (régurgité sur listings à picots) avant d’être imprimé (sur le journal). Mais l’indépendance d’esprit et la réflexion étaient à ce prix et il n’est pas sûr qu’elles subsistent aussi fort aujourd’hui dans la civilisation numérique de l’instant où le délai d’information est tellement raccourci qu’une info chasse l’autre.

Un très grand film que j’ai vu au moins quatre fois depuis sa sortie ; il rappelle à chaque fois combien toute utopie est mortifère, quelle que soit ses « bonnes » intentions au départ.

DVD La Déchirure (The Killing Fields), Roland Joffé, 1984, avec Sam Waterston, Haing S. Ngor, John Malkovich, Julian Sands, Movinside 2018, 2h21, €10.96 blu-ray €40.63

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Massacre à la tronçonneuse 2 de Tobe Hooper

Moins inquiétant et frissonnant que le premier mais plus tourné vers la comédie, ce tome deux massacre très peu et est principalement gore avec sa bidoche sanguinolente un peu partout. Il est vrai que le Texas est le paradis de la viande. Elle s’étale sur les cuisses de la présentatrice de radio, en bottines et short court, elle se dévore au concours du meilleur chili du Texas « avec beaucoup de viande », elle décore les sous-sols du parc d’attraction abandonné des batailles du Texas où se terre la famille cannibale.

Le spectateur non américain se demande s’il s’agit d’un hymne au Texas ou d’une satire cruelle : le pays apparait comme celui des gros cons, des dégénérés cannibales aux timbrés du téléphone, aux bâfreurs sans vergogne et aux tireurs qui font un carton sur les routes. Le Texas qui vote Trump… Même le Texas ranger Lefty, oncle des massacrés du tome un (Denis Hooper), qui devrait être sympathique, se révèle un chrétien fanatique croisé contre le Mal, portant une grosse tronçonneuse à la main et deux plus petites en étuis de revolver, une chaine de rechange comme une bande de cartouches autour du cou.

Tout commence par deux étudiants texans aussi bêtes que bourgeois – des yuppies. Ils supportent on ne sait quelle équipe et, tandis que l’un conduit une Mercedes en louvoyant pour effrayer le péquenot, l’autre tire au revolver nickelé sur les panneaux qui bordent la route. Un péquenot en Ford pick-up forcé de se déporter se venge : il roule en parallèle (en marche arrière !) sur le même pont tandis que, sur la benne, un tordu (Face de cuir) démarre sa tronçonneuse et découpe le toit et la portière avant de sabrer vivant le conducteur. On s’étonne que le pick-up puisse rouler à la même vitesse que la Mercedes… et en marche arrière, que le conducteur n’accélère pas brutalement pour semer le lourd V8, que le tronçonneur puisse tenir debout à 150 km/h – en bref, on s’étonne de tout. Mais telle est la farce : grossir le trait jusqu’à l’absurde.

En tout cas, les deux jeunes cons sont tronçonnés et nul ne les regrette. Ils ont frimé en téléphonant à la radio locale qui passe de la bonne musique et prend les appels des auditeurs. Toute la scène du massacre se retrouve ainsi diffusée à l’antenne et, qui plus est, enregistrée sur cassette « comme le veut la loi ». La jeune présentatrice branchée habillée en objet sexuel des années 1980 (Caroline Williams), écoute effarée la scène. La police veut croire à un accident et se moque de chercher le pourquoi des disparitions forcées : au Texas, chacun est libre de faire ce qu’il veut, même d’être massacré. Elle va donc trouver le Texas ranger mais il refuse son aide : c’est son combat – au Texas, chacun pour soi. Mais il finit par lui demander de rediffuser la cassette pour faire appel à d’éventuels témoins. Il n’y en aura évidemment aucun : au Texas, chacun se mêle de ses propres affaires.

Sauf la venue au studio d’un étrange personnage aux dents pourries, à la moumoute crasseuse et qui se gratte la plaque de métal sur son crâne, récoltée au Vietnam. Il est l’un des trois dégénérés de la famille Sawyer, Chop Top (Bill Moseley), et s’incruste. La fille, prénommée Vanita mais surnommée Stretch (moulante), veut le virer. Surgit alors, tronçonneuse allumée à la main, Bubba Face de cuir (Bill Johnson) qui va la pousser dans ses retranchements, arrêtant sa scie juste devant la vulve. Suit une scène sexuelle explicite où le taré jouit avec sa tronço-bite à la main devant « la pute » comme l’appelle l’autre, hurlant en continu, short mini, cuisses écartées et chemise en jean nouée sur le ventre, le T-shirt moulant les seins. Bubba en tombe « amoureux » et l’épargne. Mais le technicien L.G. (Lou Perry) est matraqué au marteau par Chop Top, puis emmené comme viande à hamburger dans le pick-up.

Stretch va suivre dans sa jeep le pick-up des tarés et va se retrouver au Texasland où elle va retrouver le Texas ranger armé de ses tronçonneuses, tomber dans un trou à viande qui va l’amener à l’atelier d’équarrissage où Face de cuir va l’orner du masque de chair de L.G. après l’avoir écorché, et ainsi de suite. C’est du grand guignol parmi la bidoche humaine qui pend du plafond, orne la table sous forme de saucisses, entre dans la composition des « meilleurs hamburgers du Texas » que les supporters s’arrachent chaque week-end.

La fille parviendra à s’échapper, poursuivie par le dérangé à plaque au crâne, jusqu’au mausolée à Grand-mère, initiatrice des tronçonneuses, après que Grand-père ait tenté de l’estourbir au marteau, comme jadis les vaches.

Il y a de l’ironie, une satire féroce de la connerie texane et de la dégénérescence génétique des ploucs qui se croisent entre eux dans leurs isolats. Mais aussi une invective à l’Amérique, si fière d’elle-même, qui laisse faire n’importe quoi par n’importe qui au prétexte de « liberté », laissant à chacun le soin de se défendre dans la jungle humaine. Sans parler des boucheries des abattoirs à bovins et de la guerre du Vietnam.

C’est un film que l’on regarde une fois, contrairement au premier qui agit toujours à la seconde dose.

DVD Massacre à la tronçonneuse 2 (The Texas Chainsaw Massacre 2), Tobe Hooper, 1986, avec Caroline Williams, Dennis Hopper, Jim Siedow, Bill Moseley, Bill Johnson, Ken Evert, MGM / United Artists 2011, €21.26 blu-ray €14.64

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Joseph Kessel, La piste fauve

En couvrant comme journaliste pour France-Soir les obsèques du roi George VI à Londres, Joseph Kessel découvre le paradis sur terre : le Kenya. La princesse Elisabeth y séjournait lorsqu’elle a appris la mort de son père en février 1952. L’Afrique orientale britannique sous protectorat voit surgir une révolte anticoloniale, celle des Kikuyus, sous l’égide d’un mouvement mystérieux, les Mau-Mau. Des familles entières de blancs sont assassinées tandis que les noirs fidèles sont terrorisés par les serments forcés par la magie.

L’engagement extorqué lors de cérémonies sanglantes exige des Kikuyus de chasser les blancs du Kenya pour récupérer leurs terres. Des femmes et des enfants blancs sont massacrés par les Mau-Mau à coups redoublés de machette, ce qui laisse loin derrière la barbarie de nos Momos de banlieue. Envoyé enquêter en 1953 avec sa femme, Kessel rapporte la barbarie : « Les assassins allaient droit où il fallait, portés sans bruit par leurs pieds nus. Soudain la porte s’ouvrait, livrant passage à une bande grimaçante, hurlante, démoniaque. Tous ils avaient des pangas au poing [machette] et tous ils frappaient. Chaque fois on retrouva les corps des victimes hachés, lacérés, en pièces. Il en fut ainsi même pour le petit garçon des Ruck qui avait six ans à peine » I. Mau-Mau VII p.281 Pléiade. Kamau wa Ngengi dit Jomo Kenyatta est leur inspirateur, petit garçon kikuyu né dans le fétichisme qui s’est élevé jusqu’à enseigner à l’université de Londres. « Il avait passé plus de dix ans en Europe, partagé la vie des intellectuels libéraux de la capitale anglaise, épousé une femme blanche. Il avait connu Paris et ses cafés, Moscou et ses doctrines. Mais il restait fidèle à son pays, à ses montagnes sacrées, à ses forêts mystérieuses, aux rites de son peuple – même les plus barbares. Dans son livre, il défendait les docteurs sorciers, la circoncision affreuse des jeunes filles. (…) Il avait six femmes dans la réserve kikuyu. (…) Il proférait des oracles » I. Mau-Mau IV p.259. Il deviendra en 1964 le premier président de la République du Kenya et y restera à vie – c’est-à-dire durant 14 ans, jusqu’à ce que la mort l’attrape.

Malgré cette paranoïa et la répression coloniale qui s’ensuit (Kessel est sévère pour les colons qui agissent en milices impunies), le Kenya offre un paysage magnifique qui séduit le voyageur : « Chevauchée de collines, orgie de couleurs – et au fond, pareille à une mer, l’immense et profonde vallée du Rift. Et, dans le ciel, ces caravanes de nuages qui, au Kenya, possèdent une densité, une vie, un sens, un message qu’ils n’ont nulle part ailleurs » I. Mau-Mau VIII p.288. Le reportage d’actualité se transforme alors en récit de voyage sur la longue durée dans la région des Grands Lacs que Kessel rêvait d’explorer depuis sa rencontre avec le colonel Bourgoin des Bataillons du ciel.

Kessel décrit la lutte des Bahutus et des Watutzis comme une lutte des races, les premiers venus d’Egypte et en possédant la grâce corporelle qui en fait des aristocrates nés, les seconds négroïdes faits pour obéir. Le lecteur d’aujourd’hui reconnait facilement les Hutus et les Tutsis du génocide mémorable intervenu il y a quelques années au Rwanda des premiers sur les seconds. Même si les « races » selon les chercheurs sont reconstituées dans l’imaginaire de ces peuples, leur représentation symbolique est bien réelle et agit dans l’histoire. Les Tutsis éleveurs de vaches se sentent supérieurs (et plus riches) que les agriculteurs Hutus.

Mais l’Afrique est le paradis de tous les possibles. Lorsqu’ils ne s’entretuent pas, hommes et bêtes communient dans l’harmonie naturelle où la chasse est un pistage plus qu’un massacre et où les fauves sont affrontés à mains nues par les jeunes Masaïs. Kessel est séduit et fasciné par la jeunesse Masaï, notamment les moranes aux cheveux longs, de la première adolescence au mariage. Ces éphèbes vont en bandes et affrontent les lions entièrement nus, un bouclier de peau de vache et une lance à la main. « Il y avait chez les jeunes hommes une splendeur physique si parfaite et si intense qu’ils ne semblaient pas appartenir à la race des mortels, mais descendre de quelque noir Olympe. Nus comme ils l’étaient – la misérable étoffe jetée sur une épaule ne cachait rien – ils portaient cependant le vêtement le plus chaste et le plus magnifique : leur beauté. Elle leur venait d’un équilibre incomparable et comme divin entre la grâce et la force. On ne pouvait rien imaginer de plus flexible, de plus délié que les attaches et les courbes de ces jeunes corps farouches. La finesse et la douceur extrême du modelé dans les bras et les cuisses, la moelleuse rondeur des épaules, la tige lisse du cou, la minceur flexible du torse, tout avait une harmonie étrange et presque féminine. Mais, par une vertu qui tenait du sortilège, cette nonchalance était tout imprégnée, nourrie, pétrie, de virilité » III. Hommes étranges et bêtes sauvages, VI p.509.

C’est dans cette Afrique de rêve qu’il fera connaissance du major Taberer, administrateur du parc d’Amboseli, dont l’histoire de sa fille avec une lionne inspirera de près son futur roman Le Lion. Un roman vécu.

Joseph Kessel, La piste fauve, 1954, Folio Gallimard 2014, 496 pages, €8.50 e-Book Kindle €8.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 2 : Au grand Socco, La piste fauve, La vallée des rubis, Hong-Kong et Macao, Le lion, Les cavaliers, Gallimard Pléiade 2020, 1808 pages, €67.00

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Piège fatal de John Frankenheimer

Voici un film américain habilement tissé mais moralement répugnant.

La trame est bien faite. Un jeune et beau détenu pour vol de voiture libéré de prison, Rudy (Ben Affleck) se fait passer pour son copain de cellule Nick (James Frain), poignardé justement la veille de sa sortie. Il emballe à sa place la copine de ce dernier Ashley (Charlize Theron), connue par correspondance, en se faisant passer pour lui. Mal lui en prend ! Celle-ci se révèle un appât pour une bande de routiers dirigée par le frère psychopathe (Gary Sinise) qui projette le casse d’un casino préparé par Nick avant d’être emprisonné et cherche en Rudy l’expérience d’un spécialiste. La fin verra un retournement de situation subtil et magistralement amené.

Mais le style n’est pas tout. Le film se vautre avec complaisance dans la peinture brute des plus bas instincts. Dans la prison, ne règnent que les rapports de force et le seul rayon d’amitié se révèle d’une machination intéressée. L’amour entre homme et femme est réduit à des galipettes bestiales sans préliminaires ni reconnaissance, la suite étant consacrée à emmancher la trahison. La seule fille plutôt jolie est une pute qui se sert de ces seins pour affoler les mecs et leur faire faire ce qu’elle veut. Elle en prend trois et en trahit autant, sans plus de sensibilité que s’ils étaient des Kleenex à jeter une fois usés. Les hommes, quant à eux, sont représentés en primates ignares et abrutis, fascinés par les armes, le fric et le cul. Ils tabassent et ils tuent comme ils baisent, tout en rigolant, sans que cela ait une quelconque importance.

Le spectateur est transporté bien loin de la virilité des westerns où la lutte impitoyable pour la survie peut justifier la violence. Ici, au contraire, ne règne aucune morale en dehors du seul assouvissement des pulsions les plus immédiates. Chacun baise comme une bête, bâfre comme un cochon, se saoule à même la bouteille, tabasse sans remords à grands coups de crosse, massacre sans distinction au fusil-mitrailleur, embrasse avec d’ignobles chuintements mouillés. Quant au fric, typique de l’avidité primaire américaine, tout le monde en ramasse à plein sac. C’est répugnant, vous dis-je.

Et c’est cette Amérique-là, une année avant les attentats du 11 septembre, qui invoque Dieu et veut faire la morale au monde entier ? Piège fatal est le spectacle de l’abjection la plus basse, fièrement exhibée comme pour s’en vanter, comme si elle était le parfait exemple de la vitalité profonde des États-Unis.

Malgré l’intrigue et les coups de théâtre, un réflexe de pudeur éthique suscite en moi une vive aversion pour le film. Il est clairement immoral malgré son héros naïf qui passe dans le récit comme un innocent éternel toujours indemne, toujours sauvé, terminant l’histoire par un geste de conte de fées. Mais ce personnage ne rattrape pas le reste, cet étalage complaisant et empressé des pulsions brutes considérées comme désirables et sans frein. Le spectateur sort du film avec une piètre idée de l’humanité américaine – et que ce qui va lui arriver avec les attentats était au fond mérité. Ce n’est pas la première fois, en ce début des années 2000. Ce sera pire avec Trump et ses Trumpistes.

DVD Piège fatal, John Frankenheimer, 2000, avec Ben Affleck, Gary Sinise, Charlize Theron, Dennis Farina, James Frain, TF1 video 2001, 1h44, €3.00 blu-ray €14.72

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Jean-Christophe Grangé, Congo requiem

Un monstrueux pavé de plage – 861 pages – qui est la suite de Lontano – 960 pages. Un thriller haletant, comme d’habitude, pour étaler les turpitudes de la famille de Grégoire Morvan, Breton d’adoption venu d’on ne sait où (mais le lecteur saura).

Le père est un broussard ex-flic qui exploite les mines de coaltan, un métal rare indispensable aux technologies branchées d’aujourd’hui et dont le Congo regorge (l’auteur a trouvé ça sur Internet). Le fils aîné Erwan est un flic du 36 sur les traces de son père, qui cherche à élucider la vieille histoire de l’Homme-Clou, ce tueur en série qui transforme ses cadavres (de jeunes femmes) en fétiches cloutés et éviscérés. La fille Gaëlle, ex-pute, ex-camée, suit un psy bizarre au nom juif revendiqué, Katz, qui veut son « amitié » au-delà du transfert. Le fils cadet, Loïc, alcoolique à 13 ans, pédé camé à 15, s’est marié à une comtesse italienne et en a eu deux mômes avant de replonger dans la came puis d’être violé par la mafia de Florence sous les yeux de son ex-femme et (presque) de ses gosses.

Chacun suit sa propre enquête, Morvan sur ceux qui veulent l’empêcher d’empocher la grosse somme d’une mine clandestine, Erwan sur le tueur psychopathe en lien avec l’histoire paternelle, Gaëlle sur son psy qui n’existe pas au Conseil de l’ordre puis sur le commanditaire présumé du meurtre de son père, Loïc sur le meurtre de son beau-père par la mafia italienne sur commandite des généraux congolais avides de fric et de putes blanches pour se venger de la mentalité coloniale. Et les chapitres alternent sur les uns et les autres, alimentant le suspense. La lectrice apprendra de Gaëlle une chose très utile : comment empêcher un viol avec un outil tout simple, à la portée de toutes les bourses et fendard pour le pénis.

Mais il s’agit de deux romans en un seul, ce que je regrette un peu. La suite de Lontano voit la traque du tueur et les pièces du puzzle se mettre en place à la toute fin ; la quête familiale se passe dans un Congo pourri aux humains armés ou esclaves (pas d’entre-deux), où la nature est d’une telle profusion que la vie côtoie la mort à chaque minute. J’aurais préféré deux romans séparés, par exemple un tome 2 et 3 après le tome 1 Lontano. Mais non, « pour la plage » selon les éditeurs, il faut faire pavé. Faisons avec mais avouons que c’est parfois un peu long et confus.

De l’action, en revanche, il y en a – à gogo. De la violence et du sexe aussi, ingrédients sans lesquels tout paraîtrait fade au plagiste. Se défouler par procuration, le Satiricon et les romans de Sade l’avaient déjà expérimenté. Inévitablement, l’auteur – journaliste pressé – se vautre dans la caricature. A le lire, l’Afrique est le cloaque du monde humain, surtout le Congo où disparut Dieuleveult à la fin des années 1980. Ce ne sont que brutes impitoyables, enfants-soldats camés qu’on incite à tuer et très jeunes filles violées et reviolées, massacres entre Hutus et Tutsis à la machette, modernisés à la mitrailleuse et au missile, alimentés en armes par les trafics occidentaux qui se payent en matières premières. Les politiciens sont pourris, les colonels descendent les généraux, la mission de l’ONU vend des armes et mitraille les belligérants au nom de la paix… « La misère de l’Afrique : personne ne songe à changer le système – violence, corruption, barbarie à tous les étages. Chacun vise au contraire à l’utiliser pour se tailler une place au soleil » p.395.

Dans un décor dantesque de bois et de fleuve dont l’auteur réussit une description juteuse et lyrique : « La forêt lui apparut soudain sous son plus mauvais jour. Un enfer pornographique. Formes, relents, chaleur. Toute saillie semblait tendue par le désir, perlant de substances nauséabondes. Toute cavité était humide et tiède. Vulves brillantes, glandes fibreuses, pénis turgescents… » p.280.

L’enquête parisienne paraît terne en comparaison, ce pourquoi l’auteur en rajoute dans la description des cadavres « ornementés » laissés par l’Homme-Clou ressuscité. Non sans quelque humour sur les flics nés sous Mitterrand comme le veau sous la mère, « le bobo de Beauveau » qui habite place d’Aligre où nichent les bobos parisiens de haut vol (dans tous les sens du mot). « Appartenant à la génération suivante, celle qui avait biberonné aux illusions du mitterrandisme, Pascal Viard représentait aux yeux du Padre tout ce que le socialisme avait apporté d’hybride et de détestable dans la cause gauchiste – un mélange de bonne conscience hypocrite et de logique bourgeoise roublarde ». Voilà qui est bien envoyé. « Pascal Viard était la caricature du faux artiste intello, socialo, écolo, altermondialiste… Monsieur Vœux-Pieux en personne » p.641. Les réseaux sociaux sont pleins de ces vertueux des trois sexes plus qui sont toujours plus à la mode que la mode pour faire mousser leur insignifiance.

Ne dévoilons rien de l’intrigue, elle est aussi tordue en France qu’elle l’est en Afrique, même sous des dehors plus policés et plus propre-sur-soi. Cette histoire de ravagés ne laisse aucun personnage sympathique mais avec, à chaque fois, des circonstances atténuantes. Quant au droit… le mot n’est pas dans le dictionnaire des créatures. Les corps sont les instruments à torturer pour atteindre les âmes et la résilience, chère à Boris Cyrulnik, a fort à faire pour remonter la pente. Au fond, presque tous y parviennent dans une lutte pour la vie où le droit du plus fort domine, ce qui laisse un espoir. Si vous avez une âme trop sensible, l’abstention est de rigueur, comme le prône saint Paul pour le sexe.

C’est que, selon Grangé, tout humain est un nazi au fond de lui et tous les prétextes sont bons pour raviver la bête immonde machiste, psychorigide, violeuse, pédophile, perverse, dominatrice et j’en passe. Durant la colonisation, dans les années 1940, sous les colonels devenus roitelets africains, parmi les milices ethniques de l’Afrique centrale, chez les psys. C’est la mode ; il en faut « toujours plus » pour alimenter les fantasmes et faire saliver, mouiller ou éjaculer le lecteur bedonnant ou la lectrice revancharde.

Jean-Christophe Grangé, Congo requiem, 2016, Livre de poche 2017, 861 pages, €9.7 et 0 e-book Kindle €9.49

Les thrillers de Jean-Christophe Grangé sur ce blog

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Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski

La Russie des années 1400 est barbare, écartelée entre moujiks grouillants, superstitieux et ignares, boyards brutaux s’entredéchirant et moines qui savent lire et se croient au-dessus du monde et de ses vicissitudes. Andreï Roublev (Anatoli Solonitsyne) est l’un de ces moines, peintre d’icônes et de fresques, et il parcourt le pays appelé par les princes ou les évêques afin de décorer leurs palais et églises. Il rêve d’un monde meilleur, comme tous ceux qui sont inadaptés au leur. Il a pour armes la foi et l’art.

Mais suffit-il d’obéir aux Commandements et de respecter la Bible à la lettre ? Ne dit-elle pas que la femme est soumise et que l’amour charnel est péché ? Que rire est grave au point d’être fouetté ? Qu’il est d’un orgueil puni de Dieu de vouloir voler comme les anges ? Ce film est une fresque visionnaire plus qu’une biographie historique. Andreï Roublev est « le Russe », celui qui vit dans la fange et aspire au ciel, les pieds dans la boue sempiternelle du printemps et de l’automne mais qui peint des icônes lumineuses et colorées ; celui qui creuse l’argile de ses mains pour y fondre une cloche dont le son va s’élever dans les airs ; celui qui a pour viatique l’espérance et en permanence dans les yeux un monde meilleur à venir.

Quant à l’art, Andreï Roublev, constatant la barbarie du peuple, ne peut plus peindre ; il ne veut plus. Figurer les horreurs du Jugement dernier est au-dessus de ses forces : pourquoi ajouter du malheur au-delà à celui qui règne en-deçà ? Dieu est-il implacable à ses créatures ? L’artiste peut-il donner une quelconque espérance sous une idéologie totalitaire (la religion en est une) ? Que peuvent les images de la Vierge et du Christ face à la trahison des siens et à plus barbare que soi : le Tatar ?

Le film, en noir et blanc, est long, trois heures à cinq minutes près, trop long ; il engourdit, surtout dans la première partie où l’action est lente et sans cohérence apparente. Selon moi, il est à voir en plusieurs fois, comme une série ; et à voir plusieurs fois pour en goûter les détails, qui foisonnent. Il est composé en trois parties : les années 1405, 1408, 1423 et se termine en couleur par plusieurs minutes des vraies icônes peintes par Roublev et ses contemporains, sorte d’hommage à l’art russe du passé. Leçon aussi d’immortalité : ce qu’on réalise de toute son âme reste.

Le premier tableau narre le périple des moines de l’école Andreï Roublev en route pour la capitale, où ils doivent décorer la toute neuve cathédrale de l’Annonciation sur demande de Théophane le Grec (Nikolaï Sergueïev). Un bouffon (Rolan Bykov) fait rire grassement les paysans en se moquant de tout, y compris de lui-même, mais aussi du boyard ; il est dénoncé par Kirill, l’un des moines (Ivan Lapikov). Saisi par la soldatesque, il sera fouetté dos nu et collé au cachot pour cinq ans. Le « respect » de la lettre biblique commande-t-elle de renoncer à l’amour du prochain ?

Dans la plaine, des torches flamboient : c’est le printemps, la nuit de l’alliance des corps. Andreï y voit un sabbat de sorcières car les gens courent nus et se roulent dans les buissons, baisant frénétiquement. Cette païennerie n’est-elle pas une offense à Dieu ? « C’est pourtant Dieu qui a créé l’amour », lui dit une femme à poil qui l’embrasse (Nellie Sneguina) après que les hommes l’eurent attaché pour qu’il ne parasite pas leurs ébats ; « Dieu a créé l’homme à son image » – « mais pas la femme, issue d’une côte de l’homme », renchérit le jeune Sergueï à qui l’on fait lire les Ecritures.

Second tableau, l’invasion tatare favorisée par le frère du « grand » prince Vassili Ier de Russie ; il veut devenir calife à la place du calife (Youri Nazarov). Trahison, massacre, viols et mépris du peuple russe, tel est le bilan. La sainte ville de Vladimir et ses hautes murailles est prise sans coup férir, tous les soldats sont partis en Lituanie, guerroyer pour la gloire du « grand » prince, laissant sans défense le sud et l’est du pays. La cathédrale est enfoncée, pillée, saccagée ; ceux qui se sont réfugiés dedans sont tués ou violés. Andreï Roublev est parmi eux mais en réchappe avec une simplette (Irma Raush), contrairement aux jeunes de son atelier, impitoyablement sabrés ou fléchés un par un par la main jaune sous le regard du traître qui renie sa parenté, sa race et sa religion. Dès lors, tuer un homme qui veut violer et massacrer, est-ce péché ?

Le tableau final se passe en reconstruction car « sans cesse sur le métier remettons notre ouvrage » pourrait être la devise du peuple russe. Il s’agit sans cesse de bâtir l’avenir en le rêvant radieux. Le « grand » prince – dont on ne sait s’il s’agit du traître enfin au pouvoir ou de son frère légitime qui a repris la main – cherche des artisans pour refondre une cloche à la cathédrale de Vladimir. Mais tous sont morts ou ont fui vers le nord. Seul un adolescent, Boriska, végète dans son isba, fils d’un fondeur de cloche mort dont « il a appris les secrets », déclare-t-il (le spectateur retrouve Nikolaï Bourliaïev, l’Ivan de l’Enfance, à désormais 19 ans).

En fait il s’y connait peu mais la jeunesse improvise ; elle est optimiste et croit qu’il vaut mieux tenter que d’attendre et que l’audace, encore de l’audace et toujours de l’audace (mot du révolutionnaire Danton) est à la racine de l’esprit du peuple. Il va donc rameuter une équipe d’ouvriers, chercher l’argile adéquate pour mouler, creuser le trou où fondre, récolter auprès du prince les métaux nécessaires et auprès des marchands le bois et les cordes pour l’opération.

Et puis la cloche est fondue, sortie de sa gangue, élevée à la lumière avec saint Georges gravé sur ses flans : elle sonne ! Le gamin s’écroule en larmes : il a réussi ! Car il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer (mot de Guillaume d’Orange-Nassau). Certains y voient le « don » de Dieu comme une grâce par essence, moi pas ; j’opte plus pour la volonté vitale de la jeunesse prête à tout essayer. Mais l’URSS en 1966 était-elle encore dans cet état d’esprit ?

Le film Andreï Roublev a été présenté au Festival de Cannes 1969 puis interdit par les autorités soviétiques jusqu’en 1972 : mysticisme et foi étaient en contradiction avec l’idéologie communiste, selon Léonid Brejnev.

DVD Andreï Roublev, Andreï Tarkovski, 1966, avec Anatoli Solonitsyne, Ivan Lapikov, Nikolaï Grinko, Nikolaï Sergueïev, Irma Raush, Nikolaï Bourliaïev, Youri Nazarov, Youri Nikouline, Rolan Bykov, Potemkine films 2017, 2h55, €18.42

Intégrale Tarkovski (version restaurée sous-titrée français), Potemkine films 2017, standard €68.32 blu-ray €73.28

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Patrice Montagu-Williams, Munduruku

Le roman du Brésil contemporain : démographie explosive, Etat bouffé aux termites, politiciens corrompus, policiers écartelés en clans, drogue à tous les coins de rue et violence dès l’enfance. Les filles font la pute dès 12 ans et les garçons entrent dans les bandes ou la police un an plus tard. Rio est un mythe pour touristes, il y a belle lurette que la ville du carnaval et du Christ Rédempteur est dangereuse : « À Rio, on vivait avec et on n’y prêtait même plus attention. Il suffisait de regarder derrière soi en marchant dans la rue et de ne jamais porter de bijoux ou de montres de prix. Il fallait juste avoir toujours un peu de cash au cas où un pauvre type à moitié drogué aurait la mauvaise idée de vous menacer avec son flingue ou son couteau » p.49. Pire qu’aux Etats-Unis du temps des pionniers, c’est chacun pour soi, la loi de la jungle est le droit du plus fort.

Quatre parties pour ce roman somme toute optimiste : la première à Rio, la ville infernale, reflet de la politique sud-américaine : « Au nom de la volonté qu’avaient les autorités d’offrir au monde entier les JO les plus festifs de l’histoire dans la capitale mondiale de la samba, le BOPE était devenu la voiture-balai policière des magouilles et des maux urbains sur lesquels le gouvernement brésilien se gardait bien de dire la vérité aux centaines de journalistes étrangers convoyés depuis deux ans pour constater la réhabilitation des favelas » p.11. Le Bataillon des Opérations Spéciales de la Police Militaire de l’État de Rio (BOPE) est chargé du sale boulot que les politiciens se gardent bien de régler. Or, lors d’une opération contre les bandes, une école contenant vingt-cinq enfants et leur maîtresse a été massacrée. Bento, le capitaine des forces spéciales qui n’a pu rien empêcher – « sur ordre » -, décide de quitter la police, de quitter la ville et de faire sa justice tout seul.

Les parties suivantes sont en Amazonie, réglées comme une tragédie. Bento part aux origines de son père, un indien Munduruku, au fin fond de l’Amazonie. Justement, une compagnie aurifère canadienne, la Barrick Gold, veut une concession pour l’exploitation industrielle du minerai. Justement, une compagnie française, Engie, veut construire un gigantesque barrage ; ou, si elle ne résiste pas à la jungle et à ses dangers, une compagnie chinoise. Tel est le Brésil, un Etat pourri qui n’a que faire des indigènes et du poumon amazonien de la planète : « Ils se sont tous ligués contre les Indiens : le gouvernement qui veut construire ses barrages, les chercheurs d’or et les grandes compagnies minières ou encore la mafia de l’agrobusiness qui vole les terres pour y élever du bétail ou faire pousser du soja » p.98. Un Etat qui n’a que faire de la pollution et de la forêt, du moment que ses élus s’en mettent plein les poches : « les dégâts causés par l’orpaillage industriel sont généralement irréversibles. Il sait qu’en dépit de tous les engagements qu’elle a pu prendre, la compagnie ne respecte qu’une seule chose : le profit. Il sait aussi qu’elle ne fait qu’exploiter, qu’elle ne crée pas de richesses, qu’avec elle, c’est plutôt massacre à la tronçonneuse, et qu’une fois les filons épuisés, elle pliera bagage en laissant derrière elle un paysage dévasté » p.163.

Bento est venu avec un arsenal et rencontre le père Michel, surnommé l’Archange, qui s’est fait adopter par les Indiens. Il faut dire qu’il a mis de l’eau dans son vin et n’est pas un missionnaire inquisiteur comme l’Eglise catholique a su en envoyer jusqu’ici. C’est « un curé qui tient à la fois une église, un bar et un bordel », est-il décrit p.173… Dieu doit s’adapter aux croyances locales, le bar est pour faire société dans ce coin perdu et le bordel parce que de toutes façons les filles se donnent, autant les protéger.

Un commando de la CIA, élevé par l’Agence depuis qu’il a été recueilli orphelin, est chargé de la sécurité de la Barrick. Mais il se fait doubler par le chef de la sécurité, lui-même en faute de n’avoir pas contrôlé l’un de ses sbires. Ce dernier viole et décapite une Américaine, représentante d’ONG bien connue aux Etats-Unis, et ce meurtre fait un foin international. La Barrick doit renoncer… mais pas les politiciens qui attendent toujours leurs chèques. Elle était devenue sa compagne et Bento venge la fille avec l’aide des villageois indiens, avant de se perdre dans la forêt avec son jaguar femelle apprivoisée ; le commando de la CIA tourne sa veste et défend désormais les Indiens et l’Amazonie. Car même les gringos se rebiffent, aidé des journalistes brésiliens qui veulent se faire une place au soleil : les politiciens brésiliens ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes et l’opinion les balayer car « rejeter la faute sur les gringos avides qui veulent profiter de l’affaiblissement temporaire du Brésil lui paraît un excellent angle d’attaque vis-à-vis d’une opinion meurtrie et humiliée par le comportement d’une classe politique prédatrice et cleptomane » p.236.

Outre l’action, écrite au présent alors que le ton général est plutôt à l’imparfait du récit post-événement, la culture brésilienne urbaine puis indienne est distillée à bon escient, à mesure des exigences de l’histoire. Et d’incisives remarques ponctuent le livre : « l’oxi. C’est deux fois plus puissant que le crack et cinq fois moins cher. C’est un mélange de pâte de cocaïne, d’essence, de kérosène et de chaux vive » p.143 ; « une pisse de chat tout juste bonne pour un abruti de chasseur du Middle West adorant parader devant ses copains avec chapeau de cow-boy sur le crâne, santiags aux pieds et fusil à pompe à la main devant son énorme cross-over, sur le toit duquel on a planté des cornes de bœufs » p.17.

A qui veut connaître ce Brésil qui vient de remplacer la gauche compromise par une droite dure probablement pas meilleure mais neuve, lisez ce roman !

Patrice Montagu-Williams, Munduruku, 2019, Encre rouge éditions, 309 pages, €20.00 e-book Kindle €6.99

Le autres romans de Patrice Montagu-Williams chroniqués sur ce blog

Note : le terme « métis » est un nom masculin qui donne « métisse » au féminin. Il est aussi un adjectif qui se décline de la même façon. Je sais que le dictionnaire intégré Microsoft Word est plutôt illettré en français, mais il existe Internet : https://fr.wiktionary.org/wiki/m%C3%A9tis

La présentation du livre par l’auteur sur YouTube !

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Danse avec les loups de Kevin Costner

Il y a quasi trente ans naissait un grand film écolo à la gloire de l’Amérique avant les Blancs. Tiré d’un scénario devenu roman de Michael Blake paru en 1988, ce western aux sept Oscars, trois Golden Globes et l’Ours d’argent, donnait des Yankees une vision de barbares incultes et plus sauvages que « les sauvages » qu’ils traquaient dans les grandes plaines. C’est caricatural, un brin naïf (et un peu long), mais pas faux. La « civilisation » ne s’est imposée que par la force – et toute force est barbare car qui réfléchit trop est porté à négocier, nuancer, se fondre.

C’est justement le cas du lieutenant nordiste John Dunbar (Kevin Costner) lassé de la guerre de Sécession, de la destruction des autres, des bêtes et de la nature. Blessé à la jambe, il entend les chirurgiens du front dire qu’ils leur faut la couper – il s’enfuit ; attendant la reddition des sudistes, il décide de mourir en beauté mais les soldats désorientés le ratent tous – ils sont massacrés ou faits prisonniers ; soigné par le chirurgien du général qui admire sa bravoure, il est décoré mais reste au grade de lieutenant – il demande à être muté sur la Frontière pour échapper aux mauvais souvenirs ; le major qui l’accueille dans le Dakota du sud est un cynique dépressif qui se suicide juste après son départ – rien à faire de la Frontière ; le poste qu’il prend a été abandonné et les soldats sont devenus déserteurs ou ont été tués – il ne sert à rien.

Il s’installe donc seul – pionnier des pionniers – avec ses provisions et sa cargaison de fusils, accompagné de son fidèle cheval, Cisco, échappé comme lui par miracle aux balles sudistes. Il apprivoise un loup solitaire comme lui qu’il surnomme Deux chaussettes (Two socks) en raison de deux pattes blanches. Il lie connaissance avec les Sioux qui, d’abord, tentent de lui voler son cheval, puis de le faire fuir : ils ont peur de revoir les Blancs s’installer et piller leur territoire de chasse. Car le Blanc est un rapace qui ne pense qu’au fric : il massacre les bisons juste pour leur peau, laissant le cadavre dépecé sans le manger ; il abat les arbres pour faire des cabanes ; il traque l’Indien comme une bête sauvage. Ceux-ci ont combattus les Espagnols de la découverte (dont il conservent un morion), contenus les Mexicains, limités les Texans : mais qu’attendre de la suite ?

Dunbar finit par convaincre Oiseau bondissant, chamane (Graham Greene), et Cheveux au vent, guerrier (Rodney A. Grant), mandatés par le chef Dix Ours (Floyd Westerman) pour connaître ses intentions. Il s’invite au campement de tentes lorsqu’il découvre une jeune femme surnommée Dressée avec le poing (Mary McDonnell), blessée pour avoir voulu en finir après la mort de son époux sioux. C’est une Blanche nommée Christine, adoptée enfant par Oiseau bondissant après que sa famille eut été massacrée par les Pawnees. Le film concède aux préjugés que tous les Indiens ne sont pas civilisés : si les Sioux ont une culture, les Pawnees sont restés barbares.

Le lieutenant se dépouille progressivement de son uniforme militaire pour redevenir un homme et se vêt en sioux. Un soir, il entend la charge des bisons qui passent en horde dans leur migration. Il en informe le campement comme un messager du ciel. Il est dès lors adopté et participe à la chasse, où il sauve in extremis un jeune sioux de 14 ans, Sourit beaucoup (Nathan Lee Chasing His Horse), que charge un bison blessé. Il fait dès lors partie de la tribu sous le nom de Danse avec les loups parce que les Indiens ont remarqué qu’il jouait avec Deux chaussettes, et il ne songe plus à sa mission sans objet ni à l’armée qui l’a abandonné.

Il se marie avec Christine « Dressée » après que son père adoptif ait levé son veuvage sur les instances de sa femme qui comprend mieux que lui. Il avoue au chef Dix ours que les Blancs vont venir, innombrables comme les étoiles du ciel – allusion à Abraham à qui Dieu a dit que sa descendance serait de même. Le campement est donc déplacé dans les montagnes pour l’hiver.

Mais Danse avec les loups, qui a découvert la culture sioux, n’oublie pas sa propre culture. Il cherche donc à récupérer son journal, rédigé dans sa solitude et qu’il a laissé comme témoignage au « fort » composé de deux cabanes dans la plaine au bord d’un cours d’eau. Las ! lorsqu’il parvient aux abords, il découvre un escadron de tuniques bleues installé dans des tentes : cette relève qu’il a attendu des mois en vain. Vêtu en sioux, il est pris pour un Indien et son cheval est tué. Considéré comme traître pour avoir pactisé avec l’ennemi, il est enchaîné et emmené ; son loup qui le suit est tué. Il plaide sa défense en citant son journal, mais un illettré s’en sert comme torche-cul. Décidément, « la civilisation » se révèle une fois de plus comme la plus barbare.

Il est délivré par ses compagnons sioux et Sourit beaucoup tue son premier ennemi, deux fois plus grand et plus épais que lui. Dunbar redevient Danse avec les loups et rejoint les Sioux. Mais, comme il sait que les barbares de sa civilisation vont le traquer sans relâche, il décide de quitter le campement pour ne pas susciter de représailles ; sa compagne le suit et Sourit beaucoup lui rend son journal qu’il a trouvé flottant sur la rivière lors du coup de main pour le délivrer. Muni de ce témoignage, John Dunbar, ex-lieutenant, croit pouvoir défendre sa cause auprès de l’armée et des autorités fédérales. Mais rien n’est moins sûr et les soldats qui s’avancent dans la forêt, guidés par un traître Pawnee, aperçoivent déjà le campement…

L’acteur-réalisateur Kevin Costner a un grand-père a demi Cherokee et sa seconde femme s’appelle Christine. Le livre va-t-il sauver la culture ? Peut-être pas celle des Indiens, encore que – mais celle des Yankees peut-être s’ils s’élèvent (enfin) à la connaissance. Tel est l’espoir distillé par le film il y a trente ans.

Avec l’élection du paon vantard à la Maison blanche, il s’avère que c’est encore vraiment très loin d’être gagné !

DVD Danse avec les loups (Dances with Wolves), Kevin Costner, 1990, avec Kevin Costner, Mary McDonnell, Graham Greene, Rodney A. Grant, Floyd Red Crow Westerman, Pathé 2004, 3h44, standard €8.50 blu-ray €21.12

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Ernst Jünger

Ernst Jünger est un phénomène. En 103 ans de vie il a vécu deux guerres (mondiales), a vu l’essor et le déclin de l’empire communiste sur deux générations, la ruine de l’Europe due à la technique et la patiente reconstruction de la mosaïque qui, à nouveau, craque de toutes parts.

Jeune, il aime l’aventure, se fait Wandervögel à 16 ans (un scoutisme allemand laïque et mixte), puis sèche la pension pour s’engager en France dans la Légion étrangère ; emprisonné pour désertion afin de voir le Kilimandjaro, il est récupéré par son père car il n’a que 18 ans et son engagement n’est pas autorisé sur sa seule signature. Un an plus tard arrive 1914 ; Ernst, l’aîné de six enfants, a 19 ans. Il passe le bac en catastrophe pour s’engager volontairement. Non par militarisme mais par patriotisme. La guerre est terrible, il en fait l’expérience ; il sera blessé quatorze fois. Elle est bien loin du code de chevalerie traditionnelle à cause de la technique. La guerre industrielle n’est plus un combat mais un massacre : à la tronçonneuse, à la mitrailleuse, aux obus tirés de loin – un engagement mécanique où l’humain se perd. Élève officier, nommé lieutenant à 20 ans, il sera Croix de fer de première classe l’année d’après et recevra l’Ordre du mérite, la distinction suprême accordée par l’empereur, en 1918.

Lorsqu’il sort de la guerre, quatre ans plus tard, sa patrie a perdu et des millions de morts inutiles jonchent la terre. Tel Dante revenant de l’Enfer, il médite sur cette expérience vécue. Il a sans cesse griffonné des notes sur de petits carnets, il n’a cessé de lire pour s’évader de l’horreur, il a toujours été au contact des hommes et de l’action. Il ne nie en rien que la guerre soit effroyable et destructrice, mais elle est comme un destin qui dépasse l’individu. A chacun de dompter la vague par énergie vitale et force créatrice. Il publie son journal, Orages d’acier, à compte d’auteur en 1920 ; c’est le succès car il ne glose pas sur la morale, il décrit au ras du terrain. Il transforme son Journal en œuvre littéraire en y incorporant des lettres échangées avec sa famille et des chroniques, le tout retouché par le recul du temps. Il n’est pas théoricien, peu politique, il est avant tout écrivain voyageur ou combattant, opérant une symbiose de sa pensée avec la vie qu’il mène. Il subsistera désormais d’articles et de livres.

Pour lui, l’homme se révèle dans la guerre (comme dans tous les événements exceptionnels) ; ses instincts les plus primitifs sont sollicités, ses passions les plus débridées – à sa raison de résister et de savoir établir des digues pour canaliser cette formidable énergie qui peut – sinon – vous transformer en bête. L’héroïsme n’est jamais loin de la férocité, telle est la nature humaine malgré les couches de vernis civilisateurs de la culture et de l’éducation. La guerre est une expérience limite.

Il n’y a pas, comme chez les fascistes, d’esthétisme de la guerre chez Jünger ; il s’agit pour lui d’explorer le tréfonds de cette force vitale qui réside en chacun. Seule cette énergie humaine créatrice peut contrer le règne de la machine. Né en 1895, le jeune Ernst voit se développer en accéléré la locomotive et l’auto, le canon automatique et le char, le fusil mitrailleur et les avions. La guerre bureaucratise les comportements sur le modèle hiérarchique de l’armée ; elle change l’humain en robot fonctionnaire. Comment s’étonner que l’habitude de fonctionner machinalement n’aboutisse à l’appareil des camps et à la destruction de masse du nazisme après le goulag du communisme ? La guerre totale préfigure l’Etat totalitaire et le nihilisme amoral du chacun pour soi. La technique du XXe siècle se heurte à l’humanisme du XIXe siècle – et la modernité l’emporte souvent pour le pire plus que pour le meilleur, dans la jeunesse de Jünger. « Science sans conscience… » méditait déjà Rabelais.

L’homme forcé à être soldat devient un « Travailleur ». La chair à canon de l’armée devient une chair à fabrique des usines et une chair à fonctionner des bureaux. L’être de chair n’est plus qu’un rouage mécanique de la technique, dépossédé de son humanité par le fonctionnement, le règlement, le politiquement requis. La mobilisation est totale, en 14 comme en 33… La seule façon de résister est le quant-à-soi, la réserve personnelle, la marge d’initiative que l’on peut prendre dans les limites tolérées. Ernst Jünger devient réfractaire. Nationaliste en raison de ce traité de Versailles inique qui humilie sa patrie par ressentiment de la France, directif en raison de la crise économique séculaire venue des financiers américains qui ruine les gens par l’inflation galopante, il devient responsable d’un corps franc de Saxe en 1923, mais pour un mois seulement ; il est déçu par l’absence d’énergie des adhérents qui attendent tout du groupe et ne donnent rien d’eux-mêmes. Plus révolutionnaire conservateur que xénophobe, il refusera par trois fois d’adhérer au nazisme et d’en être un député. Il n’a jamais été conventionnel ni bon élève ; enfant, il détestait l’école. Ami avec Ernst von Salomon et Carl Schmitt mais aussi avec Bertold Brecht, il retouchera les préfaces de ses œuvres lors de leurs rééditions pour en gommer les traits nationalistes qui pourraient servir aux nazis. Il écrira même Sur les falaises de marbre, roman à clé antitotalitaire qui dénonce dans le Grand forestier l’image que veulent se donner Goering et Hitler, comme Staline.

Il rencontre sa première femme lorsqu’elle a 16 ans et l’épouse deux ans plus tard. Ils auront deux garçons, Ernstel, né trop tôt en 1926 – il sera tué en 1944 par un partisan italien après avoir été obligé de s’engager parce qu’il avait tenu des propos anti-hitlériens – et Alexander, né en 1934, qui deviendra médecin et lui donnera deux petits-enfants, une fille et un garçon.

En 1940, Ernst Jünger est mobilisé comme capitaine et fait la campagne de France avant d’être nommé à l’état-major à Paris. Il y rencontre l’intelligentsia des lettres françaises : Guitry, Drieu, Gallimard, Cocteau, Morand, Céline, Giraudoux, Jouhandeau, Léautaud, Paulhan… Pour lui, cette fois, la guerre est une aventure intérieure ; il est trop vieux pour l’aventure combattante et la défaite éclair des armées françaises, mal préparées, mal commandées et au moral dans les godillots n’est guère une guerre… Il tient toujours son Journal, qu’il publiera après-guerre sous le titre de Jardins et routes, loin des orages et plus dans l’observation. Il a reçu de son père une panoplie d’entomologiste à 13 ans et il a longtemps écumé les prés et les bois avec son frère le plus proche, Friedrich. Il observe ainsi les hommes, comme détaché, soucieux avant tout de réalité exacte. Ce qui rend son témoignage précieux pour les petits détails véridiques.

La Seconde guerre mondiale après la Première est pour Jünger comme le Nouveau testament après l’Ancien ; il se rapproche du christianisme, non par croyance – il reste plutôt agnostique – mais par respect pour l’institution de l’Eglise, phare stable dans le totalitarisme nihiliste du temps. Le 7 juin 1942, lorsqu’il croise pour la première fois en France deux jeunes filles arborant l’étoile juive, il se sent honteux de porter l’uniforme allemand. On ne peut contrer la Barbarie que par des règles morales. Son exaltation de jeunesse pour l’énergie se mue en éthique de la liberté. C’est la seule voie offerte à l’individu pour se défendre de la masse.

Il créera ainsi dans Eumeswil  le personnage de l’Anarque, réfractaire au profond de lui-même, proscrit social s’il le faut, ayant recours aux forêts. Il aime à définir ainsi le concept : « L’Anarque est à l’anarchiste ce que le monarque est au monarchiste ». Il règne sur lui-même, il ne suit pas une mode idéologique ou un gourou. Il est nécessaire d’être rebelle, de se réfugier dans une droiture simple lorsqu’on est au cœur des ténèbres. Proche des comploteurs contre Hitler autour du comte von Stauffenberg en juillet 1944, il n’est pas dénoncé et, après avoir été muté comme officier auxiliaire, il est démobilisé pour raison médicale afin d’échapper aux tribunaux nazis. Pour cette raison, il refuse de répondre au questionnaire humiliant des Anglais sur ses activités sous le nazisme, ce qui lui vaut d’être interdit de publication dans les zones occupées d’Allemagne jusqu’en 1949. Le politiquement correct des démocraties est lui aussi un totalitarisme, même s’il est mou.

Jünger s’installe en 1950 avec sa famille à Wilflingen, dans la propriété des Stauffenberg, où il demeurera jusqu’à sa mort. Il publie régulièrement son Journal, de La cabane dans la vigne, jusqu’à Soixante-dix s’efface. Le président de la RFA Theodor Heuss vient lui rendre visite en mai 1953, le chancelier Helmut Kohl en 1985, le président Mitterrand en 1993 – après l’avoir reçu à dîner à l’Elysée en 1984. Il reçoit la bénédiction du pape Jean-Paul II en 1990 pour La Paix, apologie d’un monde réconcilié dans l’humain. Sa femme Greta meurt d’un cancer en 1960 et Ernst de remarie avec Liselotte son infirmière – qu’il appelle le Taureau – en 1962. Il écrit, il voyage,  il donne des conférences. Il meurt en 1998 dans son sommeil.

Ce que j’aime en Ernst Jünger est cette liberté personnelle qu’il a su conserver dans les orages, depuis l’énergie intérieure qui le pousse très jeune vers l’aventure et lui permet de résister à la guerre de matériel jusqu’à ce quant à soi de la maturité, préservé malgré toutes les propagandes et les chantages civiques des Etats. Il a su garder cette faculté de penser par soi-même, ce goût de l’observation détaillée des choses et des êtres, cet amour de l’expression pour rendre compte de son expérience personnelle de la vie. Il est pour moi un exemple, par-delà les conjonctures, d’être humain vraiment réalisé.

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Antoine B. Daniel, Inca 1 – La princesse du soleil

Trois auteurs se sont unis pour créer ce thriller historique portant sur la fin de l’empire inca en 1532. Antoine s’appelle Audouard, il écrit des romans ; B. est Bertrand Houette, docteur en ethnologie et spécialiste de l’Amérique du sud ; Daniel a pour nom complet Jean-Daniel Baltassat, il est photographe et enseigne le cinéma. Nous sommes dans le triangle – qui est la forme la plus solide – des compétences : écrire, suivre la vérité historique, découper en séquences. Le livre se lit donc comme un film, ponctué par la chronologie et entrecoupé de scènes simultanées en Espagne et au Pérou.

C’est que la chute de l’empire inca est peut-être programmée « dans les étoiles » – c’est-à-dire en germe dans les contradictions internes des clans du nord et du sud – mais aussi déclenchée par l’orgueil furieux et la foi inconditionnelle des conquistadors tels Pizarro qui n’ont peur de rien et osent tout sous l’égide de la Vierge Marie.

La princesse du Soleil naît dans la forêt vierge sous le nom d’Anamaya d’un père probablement espagnol : elle a les yeux bleus. Elle est cueillie à 10 ans dans la sensualité de sa fleur, « son jeune corps aussi fluide et souple que l’eau elle-même » p.15, sensible déjà à la peau dorée du jeune guerrier qui garde le village, lance à la main et poitrine nue, « les perles de son long collier de turquoises luisant sur sa poitrine d’un éclat violent » p.14. Elle court nue sous la pluie et est ravie de joie au rayon du soleil. Et puis… les Incas envahissent la forêt et massacrent ces congénères à leurs yeux moins que rien. Sauf Anamaya dont les yeux bleus en font un phénomène.

Elle est donc menée à l’Inca, Fils du Soleil et Unique seigneur Huayna Capac, qui se meurt de vieillesse après avoir agrandi l’empire. Il a fait nombre d’enfants ici ou là et ses descendants se partagent entre Tumebamba et Cuzco ; les clans se jalousent et guignent le pouvoir. Séduit par la beauté étrange de la gamine, le vieil Inca lui confie, lors de sa dernière nuit, « le secret des Pères et des ancêtres » p.48. Anamaya est désormais sacrée par la parole du Seigneur. Elle est nommée Coya Camaquen par le Sage Villa Oma, chargée de veiller sur le Frère-double du défunt, sa statue d’or qui le représente sur la terre. Son corps sec, momifié, ira rejoindre ses ancêtres à Cuzco, la ville sacrée.

Mais le vieux n’a pas désigné de successeur et son peuple est orphelin ; le moment est propice à toutes les ambitions. Atahuallpa serait le plus apte mais il ne le désire pas ; son frère Huascar, à Cuzco, est dévoré d’orgueil et voudrait le pouvoir. Les deux s’affrontent par cérémonie d’initiation des adolescents interposés, mettant en rivalité les fils de 14 ans des grandes familles. Du côté Atahuallpa, Guaypar ; du côté Huascar, Manco flanqué de son frère de lait Pallua. La vierge Anamaya est chargée de soutenir Guaypar dans la course épuisante après le jeûne que se livrent les garçons sur trois cols d’altitude. Elle sauve Manco du serpent prêt à lui sauter dessus sur le chemin, mais encourage Guaypar à poursuivre. Il sera néanmoins second… Les dieux auraient-ils parlé ? Guaypar s’est violemment épris d’Anamaya à cette occasion et, ivre de chicha après la journée, veut la violer ; le robuste Manco l’en empêche et les deux adolescents luttent à terre comme des fauves, déchirant leurs tuniques, jusqu’à ce qu’un Sage les sépare.

Huascar croit son heure venue et profite de la translation de la momie de son père vers Cuzco pour circonvenir les prêtres et, devant leur résistance, les exécuter dans le ravin sans autre forme de procès. Villa Oma fait fuir Anamaya par les montagnes jusqu’à la ville sacrée du Machu Picchu, où elle est initiée à la voyance. Ce que le vieil Inca lui a dit est dans sa mémoire, mais elle ne s’en souvient pas. Il lui faudra des années pour que son inconscient lui révèle que ce n’est ni Atahuallpa ni Huascar qui feront l’affaire, mais un descendant de Huascar : Manco Capac. En attendant, Atahuallpa prend le pouvoir et devant la folie meurtrière de son frère Huascar, fait la guerre.

Ce combat pour le pouvoir divise les Indiens et affaiblit l’empire. D’autant qu’Atahuallpa n’a pas le goût de régner ni le sens de la décision. Il préfère jouir de ses concubines et boire de la chicha. Il garde néanmoins comme fétiche la jeune Anamaya qui l’a sauvé des griffes de son frère alors qu’il était encerclé. Elle lui a laissé une mue de serpent comme message : à lui de se couler comme le serpent pour s’enfuir – ce qu’il réussit.

Mais, en Espagne, Pizarro le Caballero obtient du roi Charles Quint le titre de gouverneur du pays de l’or, à condition qu’il en trouve. Il part avec une centaine d’hommes ramassés en Espagne et à Panama. Malgré les traitrises des Indiens qui ne pensent qu’à le piller, il va profiter des divisions de l’empire pour rallier à lui les vaincus d’Atahuallpa et, par son esprit de décision, va capturer l’Inca, incapable in extremis de donner l’ordre d’attaque. Quant à Anamaya, elle tombe raide dingue du beau blond Gabriel, au prénom d’archange chrétien, qui accompagne Pizarro. Lui aussi est captivé par sa grâce juvénile. Suite haletante au tome prochain.

Ecrit au présent et découpé en séquences filmiques, ce thriller se lit aisément. Il plonge le lecteur dans un monde enfui, cruel et magique, dont ne subsistent que des ruines grandioses. Le sang coulait fort, le machisme était roi, les sujets étaient soumis ou tués, les forteresses de pierres jointives célébraient le soleil et la vie, l’Inca régnait sur un bon quart du continent sud-américain. Ces pouvoirs totalitaires ont toujours fasciné les Français, qui se pressent en foule contempler les pyramides bâties du sang des esclaves et les temples rougis du sang des sacrifiés. Ils aiment ça. Ce roman historiquement réaliste montre l’envers du décor figé, la vie à ras de chair. Il séduit et enthousiasme, mettant de la vie dans les monuments morts – même s’il manque parfois de sexe torride et d’action brutale comme l’époque les veut.

Le blog va bientôt vous emmener au Pérou.

Antoine B. Daniel, Inca 1 – La princesse du soleil, 2001, Pocket 2005, 475 pages, occasion €1.42

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Amityville d’Andrew Douglas

Amityville est une bourgade de 9000 habitants de l’état de New-York. Elle fut en novembre 1974 le théâtre d’un massacre de la famille DeFeo, perpétré par le fils aîné Ronald, au 112 Ocean Avenue.

Un an plus tard, la famille recomposée Lutz décide de s’y installer au vu du chic de la grande maison remplie d’histoire… et de son prix ridiculement bas. Cette vanité va être bien punie. Ils n’y resteront en effet que 28 jours – curieusement la période menstruelle de la femme. Car la maison leur apparaît hantée.

D’étranges phénomènes se produisent, comme des hallucinations individuelles, un nuage de mouches en plein hiver, des grognements et feulements dans les conduites du calorifère, un froid glacial dans certains endroits, l’enfermement dans le dressing de la baby-sitter sexy et quasi torse nu (Rachel Nichols). Tout ceci pourrait sans doute s’expliquer par des causes naturelles, et le père de famille en est convaincu : « ce n’est pas la maison qui est meurtrière, mais les gens ». Sauf que l’histoire du meurtre récent, et les meubles d’origine, font travailler les imaginations.

La petite fille de dix ans (Chloë Grace Moretz) – la plus intéressante des enfants – voit une copine dans son dressing : Judy, la cadette assassinée. Elle lui parle et joue avec elle, portant son ours borgne, n’hésitant pas à se tenir juste au bord du lac ou sur le pignon du toit pour s’élancer dans le vide afin de la retrouver. Le petit garçon de sept ans (Jimmy Bennett) a peur du noir et imagine des monstres ensanglantés. La mère de famille (Melissa George) voit sur le frigo se composer un message brutal, avec les lettres magnétiques : « attrape-les et tue-les ». Le père rapporté lui-même, un grand costaud habitué à décider (Ryan Reynolds), ressent des maux de tête et cauchemarde des horreurs. Il perçoit des bruits, entend des voix, se persuade de l’irréalité réelle. Dans la remise à bateau, qu’il a fermé lui-même au cadenas, la porte la nuit bat au vent et le chien aboie. Lorsqu’il y va, il ne trouve rien, que son chien qui se tait et lui fait peur au point qu’un coup de hache terrifié lui règle son sort. Le reste de la famille va-t-il suivre, sur l’exemple de Ronald le tueur DeFeo ?

« D’après une histoire vraie », claironne le film. Et c’est vrai, l’affaire Amityville a réellement eu lieu. Mais la suite paraît une histoire sinon inventée, du moins bien enflée pour faire mousser le livre du journaliste Jay Anson, associé à la famille Lutz pour raconter leur histoire de terreur. Les habitants qui ont pris la suite n’ont rien senti, rien vu, rien entendu.

Néanmoins, ce film de maison hantée et de possession progressive du mâle dominant a ses attraits. Il n’atteint pas aux sommets de Shining ou de Psychose, inégalés, ni aux maléfices de l’Exorciste, mais impressionnera les âmes sensibles. Moins de 14 ans, s’abstenir – sous peine de cauchemars. Mais la chatte sur le fauteuil n’a même pas eu peur et, adulte, vous n’en rêvez pas.

Le spectateur européen ne peut s’empêcher de noter le tropisme lourdement américain du genre : l’origine de l’horreur serait le sous-sol prison de cette demeure du XVIIe siècle, où un pasteur fanatique torturait les Indiens pour les faire abjurer leurs folies diaboliques. Le péché originel de l’Amérique serait là, dans ce bain de sang initial qui devrait être puni par compensation de vies tout aussi innocentes.

Les femmes sont évidemment hystériques, menées par leurs désirs comme le croient toutes les religions du Livre : la mère de famille veut « tellement » cette maison que son mari n’aime guère qu’elle use de tous ses sortilèges d’amante et de bourgeoise pour vanter l’espace, le confort, le statut social ; sa petite fille ne connait rien à la voix de la raison et voit Judy parce qu’elle imagine la voir.

Les hommes sont censés, à l’américaine, être athlétiques et virils comme des pionniers n’ayant peur de rien – et le mâle paradant tous muscles dehors en pleine nuit contraste avec les gosses, pas finis, qui se cachent frileusement sous les couvertures. Mais que peut le corps, malgré sa force, si l’esprit est atteint ? Le préado lourdaud, 12 ans, (Jesse James) a cette rébellion post-68 à toute forme d’autorité – qui incite en réaction le beau-père à en rajouter sur la discipline au lieu de tenter de comprendre. Tout cela est tellement yankee.

DVD Amityville d’Andrew Douglas (The Amityville Horror), 2005 (remake du film de 1979), avec Ryan Reynolds, Melissa George, Philip Baker Hall, Jesse James, Jimmy Bennett, MGM-United Artists 2007, blu-ray €16.45, normal €7.99

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Jean d’Aillon, Béziers 1209

Le romancier de l’histoire médiévale Jean d’Aillon a déjà guidé son héros Guilhem dans 17 aventures depuis l’an 1190 ou à peu près. Le jeune chevalier a désormais trente ans, s’est marié deux fois et a deux fois perdu son épouse en couche. Il est désormais au service du roi de France Philippe qu’on dit « Auguste » dès 1185 (à 20 ans), comme prévôt de son Hôtel.

C’est alors que cette ordure de pape « Innocent » III, qui porte bien mal son nom, fulmine pour déclencher la croisade – non contre les Sarrasins qui occupent les lieux saints de Jérusalem – mais contre les sujets mêmes du roi de France, les Cathares. Ce qu’un pape ne devrait pas faire, comme le montrera plus tard un président à propos du dire – mais le pouvoir suprême rend fou. Le roi, très imbu de son autorité et peu enclin à verser le sang de ses sujets, alors même que Jean sans terre d’Angleterre le menace depuis la Guyenne et les ducs de Flandres et de Boulogne sur son flan nord-est, est réticent. Il écoute d’ailleurs les remarques de son prévôt Ussel, qui a laissé son fief de Lamaguère près de Toulouse, pour le servir.

Le clan des barons préoccupés de pillage et de gloire est à fond pour la croisade contre les hérétiques, prétexte bien connu des avides et des sans grade pour les riches possessions des autres. Les terroristes islamistes ont la même attitude de perdants qui veulent se venger d’un mode de vie hédoniste qu’ils envient et auquel ils n’ont pas accès. Le comté de Toulouse est riche, la vicomté de Trencavel aussi, et les envahir au nom de Dieu, massacrant tout le monde selon l’idée que « Dieu reconnaîtra les siens », les fait baver de convoitise.

Reste le problème Ussel, favori du roi. Un complot est donc ourdi par quelques grands barons et clercs d’église pour « éloigner » Guilhem d’Ussel le temps que le roi décide la croisade. Une puterelle est égorgée (à l’islamiste) et éventrée (à la chrétienne) pour en souiller un autel de l’église Saint-Gervais. Il s’agit d’orienter l’enquête vers les hérétiques et d’éloigner Guilhem d’Ussel vers les confins normands, d’où serait originaire la victime. Là, un seigneur félon avide de rançon, le fait enlever et le garde en prison durant plusieurs mois, le négociant contre son poids en or.

Mais le monde médiéval n’est pas celui de l’héroïsme individuel. Philippe Auguste ne fait pas ce qu’il veut, dépendant des barons et quelque peu de l’Eglise ; et Guilhem d’Ussel n’est pas seul et bénéficie de ses fidèles compagnons, ceux qu’il a fait armer chevalier et ceux qui l’ont suivi. Après le piège, la traque. En seconde partie, trépidante, l’auteur nous emporte vers la vengeance, dans un pays ravagé par la guerre et le pillage.

Car « la foi » est un commode prétexte pour violer, massacrer et piller sans remord, absout par avance par « la gloire de Dieu ». Les croisés barons du nord qui déferlent vers le sud veulent des fiefs. Mais les ribauds et ribaudes qui les accompagnent en masse ne veulent qu’assouvir leurs bas instincts de violence. Ce ne sont que femmes dénudées, défoncées et occises, enfants défenestrés ou éventrés, hommes abattus, dépouillés et démembrés.

Le pire sera Béziers, en 1209, où une sortie mal conduite par des assiégés folâtres permettra l’entrée des gueux par la poterne laissée ouverte – probablement par traitrise – et le massacre des habitants. Les dignitaires d’Eglise ont soigneusement quitté la ville la veille, non pas « nus en chemise » en laissant tous leurs biens, comme il était requis des repentis laïcs – mais avec or et bagages. L’Eglise ne perd jamais le sens de ses intérêts et les « ouailles » ont à subir la politique des maîtres – évidemment au nom de Dieu. Qui ne dit rien et laisse faire, comme s’il n’existait pas.

Flanqué de ses deux féaux Peyre et Gregorio, Guilhem va tenter de sauver ceux auxquels il tient dans cette guerre civile sans merci. Son château est à demi détruit et la moitié de ses gens massacrés, mais il sauve le reste et le trésor qu’il y a enfoui. Il ne peut en revanche sauver Amicie la parfaite, qui se dévoue à Béziers. Mais il se vengera par l’ordalie de Beaumont le traître qui l’a fait emprisonner et qui a voulu le piller. Il s’agit d’un combat à mort entre champions, que l’Eglise est forcée de reconnaître comme « jugement de Dieu » – bien qu’elle ait toujours à cœur d’interpréter par elle-même ce que Dieu veut dire.

Mais la liberté régnait encore parmi des féodalités et les allégeances, et l’Eglise n’était pas assez puissante pour imposer ses vues aux coutumes des grands barons du royaume.

Bien écrit en langage simple et direct, malgré l’abus manifeste du terme anachronique de psychologie de bazar contemporaine qu’est « mutique » – donné souvent pour le mot « muet ». Le souci de l’action et l’accumulation de petits détails qui font vrais, comme la nourriture et la vêture, l’usage d’un vocabulaire du temps, quoique toujours compréhensible vu le contexte, ajoute au plaisir de lecture. Les étripages ne sont pas gais, mais nous ne sommes pas au cinéma et l’imagination de chacun peut occulter à loisir le sang qui coule. L’ambiance d’époque est en revanche bien rendue et – à l’inverse de l’hagiographie à la Max Gallo – donne un air de vérité aux aventures.

Jean d’Aillon, Béziers 1209 – les aventures de Guilhem d’Ussel, chevalier troubadour, 2016, 527 pages en édition originale Flammarion, J’ai lu 2017, €8.00

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Le Dernier des Mohicans de Michael Mann

Tiré du roman de Fenimore Cooper, paru en 1826, le film de 1992 en est la simplification, la modernisation et la mise aux normes d’Hollywood. Il s’agit d’aventure et d’amour, de sauvagerie et de civilisation, de nature et de culture. C’est un bon film, mais ceux qui ont eu leur imagination enflammée enfant par Œil-de-Faucon – appelé aussi Longue-carabine – ne devront pas relire le livre. Tout est en effet changé dans le film, sauf la trame.

Nous sommes au Canada en 1757, durant la guerre de Sept-ans que le niais roi Louis XVI conclura en livrant ces « quelques arpents de neige » contre de minables rectifications de frontières en Afrique. Un jeune homme blanc, Nathanaël alias Œil-de-faucon (Daniel Day-Lewis – 35 ans quand même lors du tournage), a été élevé depuis l’âge de 2 ans par un père mohican (Russell Means) après le massacre de ses parents et de ses sœurs sur « la frontière ». Dans la première scène du film, il chasse le cerf torse nu dans la forêt. Il est grand, vigoureux, en harmonie avec la nature. Mohican d’adoption, il se tient à l’écart des querelles d’honneur (et de commerce) entre les grandes puissances lointaines que sont la France et l’Angleterre. Lui se veut libre, comme les fermiers ses amis, qui vivent avec leurs deux petits garçons sur les marges du territoire huron.

Mais les puissances s’allient aux tribus pour entretenir la guerre et conquérir le territoire pour leur couronne respective. Les Mohicans sont du côté des Français, les Hurons du côté des Anglais. Fenimore Cooper rend ces derniers plus sauvages et cruels que les premiers. Si un Mohican sauve le gamin blanc, les Hurons se battent le corps peint et le crâne rasé sauf une touffe, et massacrent pour le plaisir de détruire. Ils ne gardent que les femelles pour les violer et en faire leurs servantes. Le film reprend et accentue cette dichotomie entre civilisation et barbarie, habillant les Mohicans et dénudant les Hurons, faisant des uns des sages en harmonie avec leur environnement et les autres des gorilles assoiffés de batailles et de destructions.

L’incitation à se défendre se fait volontiers tyrannie lorsqu’un général anglais exige des fermiers qu’ils se constituent en milice pour aider l’armée à conquérir. Quitter sa ferme, n’est-ce pas laisser sa famille à la merci des sauvages hostiles ? Inévitablement, c’est ce qui va arriver. Œil-de-faucon, son père et son frère adoptif Uncas (Eric Schweig) retrouveront la mère et les petits massacrés dans les ruines de leur ferme brûlée. Aucun miroir ni ustensile n’a été rapiné, signe qu’il ne s’agissait que de pure cruauté. Mais une trace de pas témoigne, en plus des blessures infligées au tomawak : ce sont bien les Hurons qui ont fait le coup.

Entre temps, le trio de Nathanaël refuse la milice et tente de gagner les terres vierges. Il se trouve devoir sauver un détachement de tuniques rouges marchant en ordre serré comme à la parade dans la forêt dense aux arbres centenaires. Les chevaux des officiers, surtout, font un bruit qui s’entend de loin. Le major prénommé Duncan (Steven Waddington) accompagne les deux filles du colonel Munro (Maurice Roëves), Cora (Madeleine Stowe) et Alice (Jodhi May), lequel tient le fort William-Henry. On se demande bien pourquoi les oies blanches ont rêvé de rejoindre le militaire dans une région en guerre ! Duncan a été trahi par son guide indien Magua (Wes Studi), Huron déguisé en Mohawk, qui s’est mis côté anglais pour mieux se venger du massacre de son village et de sa famille par le colonel Munro. Nathanaël et ses deux compagnons mettent en fuite les Hurons, qui ont quand même descendus 18 Anglais embarrassés de leurs longues armes à rechargement par la culasse et par leur uniforme peu propice à l’agilité.

Ils accompagnent Duncan et les filles au fort, où ils les remettent au colonel. Duncan, amoureux, demande en mariage Cora, mais elle refuse. Trop orgueilleux, rigide, imbu de sa classe, Duncan est certes un beau parti à Londres, mais mal fait pour les pays neufs. Or Cora s’est pris d’affection pour le Canada, ses espaces immenses, sa nature indomptée et ses habitants passionnés de liberté qui chassent et défrichent avec courage la terre, sans rien demander à personne. Quoi de mieux que le viril et vaillant Nathanaël dit Œil-de-faucon pour incarner cet idéal ?

Mais les Français du marquis de Montcalm (Patrice Chéreau) attaquent le fort ; ils ont des canons plus gros et plus nombreux, et des mortiers incendiaires redoutables. Ils avancent de 100 coudées par nuit, ce qui laisse à peine trois jours au fort pour se rendre. Un courrier envoyé au fort voisin, distant de 12 lieues dans le film, 5 dans le roman, verra sa réponse interceptée par les Français : le général de la place n’enverra aucun renfort, laissant le colonel se débrouiller tout seul. Ne reste que la reddition, dans l’honneur, avec ces ronds de jambes si français pour laisser évacuer les Anglais avec armes, munitions et couleurs, à la condition qu’ils reprennent le bateau pour l’Angleterre et ne reviennent jamais. Abstraction de l’honneur : les Anglais, pragmatiques commerçants, n’en ont rien à faire et Montcalm l’avoue, sur la remarque de Magua le Huron réaliste. Mais il a fait son devoir, il se lave les mains du reste.

Donc Magua fait attaquer ses Hurons qui massacrent les tuniques rouges, notamment ce colonel qui hait. Il aurait bien trucidé aussi ses filles, « afin que sa race s’éteigne » (propos devenus politiquement incorrects, signe que la pruderie intellectuelle inhibe de plus en plus le jugement…). Mais Nathanaël est là, vigilant comme Duncan, et empêche le forfait. Le jeune homme avait été arrêté par le colonel père – aussi bête que rigide – parce qu’il avait aidé certains miliciens du fort à quitter l’armée pour aller défendre leurs fermes – promesse que le général anglais leur avait faite avant qu’ils ne s’engagent. Dans la bataille, il se libère de ses fers alors qu’il était promis à la pendaison ; Cora lui avait avoué son amour deux jours avant.

Les deux filles (Cora et Alice) et les quatre hommes (Nathanaël, son père et son frère, et Duncan) se sauvent du lieu du combat en empruntant les canoës des Hurons. Ils descendent les rapides mais, à l’orée d’une chute, quittent les embarcations pour se réfugier sous la cascade. Ils espèrent que leurs poursuivants obstinés ne les verront pas et croiront qu’ils sont partis par la forêt. Ce n’est évidemment pas le cas, manière de maintenir le suspense. Sur le point d’être découverts, Nathanaël et ses parents sautent dans la cascade, laissant les filles et le major qui seront saufs – des prisonniers valant plus que leurs scalps.

Ils sont emmenés par Magua au camp huron où le grand sachem préside et écoute le récit des hauts faits et son appel à la guerre pour devenir par la force « les égaux des Blancs ». Œil-de-faucon s’avance, sans arme, et malgré les coups des jeunes guerriers stupides qui veulent se faire valoir, parvient à se faire entendre. Il prêche pour la paix, pour ignorer les Blancs et surtout ne pas leur ressembler. La haine engendre la haine, la guerre les massacres – donc l’extinction des Rouges, beaucoup moins nombreux que les Européens qui arrivent par bateaux entiers d’un continent en pleine explosion démographique.

Nathanaël, c’est un peu le « bon sauvage » à la Rousseau, l’être libre pré-révolutionnaire qui réalisera l’indépendance américaine une génération plus tard, mais revu pragmatique à l’américaine. Au contact des « Indiens », il a su changer son âme pour s’adapter au pays neuf. Beau car vigoureux et sain, familial par reconnaissance envers son père qui l’a adopté et son frère mohican, chasseur habile qui fait commerce de peaux et de fourrures sans surexploiter la faune (il remercie l’esprit de l’animal mort), il est ce pré-écologiste dont Henri-David Thoreau donnera quelques années après Fenimore Cooper la parfaite illustration libertaire.

Œil-de-faucon remporte le duel oratoire contre Magua, face au grand sachem. Ce dernier lui attribue Cora tandis qu’Alice assurera à Magua sa descendance et son service, et que Duncan sera brûlé en offrande aux dieux. Nathanaël, pris de pitié, lui logera de loin une balle dans le cœur à l’aide de sa longue carabine, afin de lui éviter les souffrances de Jeanne d’Arc. Une autre façon de souligner la noblesse humaniste de l’Ecossais face à l’hypocrisie égoïste de l’Anglais… Cameron, le nom des parents biologiques de Nathanaël dans le film, est en effet d’origine écossaise.

Mais Uncas, son frère de lait, veut sauver Alice dont il est amoureux par imitation. Le trio se met à la poursuite des Hurons, Uncas se bat avec Magua mais perd. Il est éviscéré, égorgé, et son corps va s’écraser au bas de la falaise. Alice, de désespoir de voir son promis mort et de devoir se soumettre au sauvage puant, se laisse tomber au pied de la même falaise, façon d’épouser dans la mort celui qu’elle n’a pu épouser vivant. Scène tragique où le père d’Uncas, face au paysage, se déclare « le dernier des Mohicans », sa descendance anéantie. Il tuera Magua dans un duel au tomawak.

Seul le couple blanc formé par Cora et Nathanaël restera sur la terre de ses ancêtres, future Amérique. Cette fin du film n’est pas la fin du livre, plus mouvementée, mais elle simplifie l’histoire pour s’adapter au format limité à 112 mn.

La musique de Trevor Jones et Randy Edelman donne un lyrisme à la mise en scène, montant en puissance avec la dramaturgie, tandis que les courses incessantes du souple Daniel Day-Lewis rythment l’action. Les batailles sont de véritables ballets, bien que le sang ne jaillisse guère à flot comme ce sera à la mode ensuite. Ni temps mort, ni morale, les faits s’enchaînent dans leur logique inévitable. On n’enterre pas les morts à la chrétienne car ce serait révéler les traces de son passage ; la guerre raciale des Indiens et des Blancs est clairement évoquée, même si une autre voie fut possible (celle de Nathanaël et de son adoption). Pas de langue de bois, des faits bruts.

La forêt, les clairières, les rapides, la cascade, le précipice final font passer le spectateur de l’horizontal au vertical, se terminant par une méditation sur l’éternité face au ciel étoilé (autre manière de Dieu), ce qui donne une dimension épique à l’aventure du début. Nous sommes au commencement d’une civilisation nouvelle dans un nouveau monde.

DVD Le Dernier des Mohicans (The Last of the Mohicans) de Michael Mann, 1992 avec Daniel Day-Lewis, Madeleine Stowe, Russell Means,  Eric Schweig, Jodhi May, Steven Waddington, Wes Studi, Maurice Roëves, Patrice Chéreau, Warner Bros 2002, €7.35

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Laurent Obertone, Utøya

Le 22 juillet 2011, il y a 6 ans, le Norvégien blond Anders Behring Breivik a tué au pistolet et au fusil d’assaut 77 de ses compatriotes, pour la plupart aussi aryens que lui. Dans une explosion de camionnette piégée au ministère des Finances, puis au pistolet et au fusil-mitrailleur en se faisant passer pour un policier, sur l’île d’Utøya (prononcez Utœuya) où se tenait un camp d’été des jeunesses travaillistes. Il récusait le multiculturalisme, la morale d’esclave du marxisme social-démocrate et l’invasion ethnique des basanés de l’islam.

Le journaliste sous pseudonyme Laurent Obertone fait le « récit » de cette journée et de sa longue préparation en 90 jours, en se fondant (dit-il) sur les rapports de police, les expertises psychiatriques, les attendus des jugements et le Manifeste de quelques 1500 pages que Breivik a posté auprès d’un millier de ses contacts avant l’opération. Anders Behring Breivik a été condamné par la justice social-démocrate norvégienne à la peine maximale : 21 ans de prison. Pourra-t-il sortir en 2032 comme si de rien n’était ?

Ce livre est extrêmement dérangeant.

Ecrit à la première personne, comme si l’auteur était Breivik, il fascine car il décrit une réalité et entre profondément dans la psychologie du tueur de masse « réactionnaire » (version suprémaciste blanc de l’intégriste islamique). Les éditions Ring, bien que publiant diversifié, sont semble-t-il orientées bien à droite.

Il indispose aussi, par l’absence quasi totale de distance avec son sujet, la façon glacée d’imposer sa logique – et sa logorrhée narcissique (les chapitres 8, 9 et 12 sont trop longs, ennuyeux, répétitifs). Le lecteur soupçonne « Laurent Obertone » d’être en accord intime avec ce qui est dit, tout en réprouvant la tuerie. Le « récit », par son ton objectif, fondé sur « des documents » (mais sans aucune note de référence…) appartient plus à un « essai » de réécriture du Manifeste Breivik, voire à une hagiographie. Pour ce qu’il dit de l’idéologie extrémiste plutôt que pour l’histoire Breivik qu’il affecte de rendre compte, ce livre est à lire. Pour savoir, pour comprendre, pour objecter.

Anders Breivik donnait « trente ans » à la société européenne pour reconnaître le bien-fondé de son œuvre de communication. Car le massacre de masse de jeunes hommes et femmes qui auraient pu être les frères et sœurs qu’il n’a jamais eus (il est né en 1979), presque ses propres enfants (la plus petite avait 14 ans, plusieurs garçons 15 ans), est pour lui une façon d’attirer l’attention. Il n’a épargné qu’un garçon de 10 ans et un jeune de 19 ans qui avait un air de droite ! Ce qu’il veut ? Faire lire son Manifeste indigeste pour déclencher l’éveil, grâce à sa logique cohérente qu’il croit irrésistible. Six ans se sont écoulés, et le breivikisme a failli l’emporter dans les élections récentes, un peu partout sur le continent et ailleurs. Le populisme est le nom politiquement correct du vieux nationalisme, qui fixe les frontières non comme des limites mais comme des murs barbelés bardés d’écriteaux « défense d’entrer ».

Car la haine de Breivik est pour le multiculturalisme, dont il accuse les Travaillistes (avatars en plus mous et plus moralisateurs des socialistes français – ce qui n’est pas peu dire !). Ceux-ci sont imbibés de « marxisme », ou plutôt de ce que le peu cultivé Breivik appelle ainsi : les suites laïques de la morale de culpabilité instillée par le christianisme dans les esprits « vikings ». « Les travaillistes font à peu près toutes les conneries qu’il est possible de faire avec un cerveau. Orgueil et bêtise leur laisse croire qu’ils peuvent imposer leur loi à celle des gènes, que seule leur morale a raison, contre celle de millions de générations précédentes. La sélection naturelle ne peut le tolérer. Je suis ici pour représenter ses intérêts » p.98. Les humains sont des « rats-taupes nus », animaux en compétition, alors qu’« en régime multiculturaliste, nos Etats tentent piteusement de faire respecter un même ordre social à des individus qui ne partagent rien. Cela ne peut se terminer que par la tyrannie ou l’explosion » p.102.

Breivik préfère Israël, le Japon, la Corée, la Chine peu accueillante aux étrangers, peut-être la Russie de Poutine ; il a dû être ravi du virage xénophobe d’Erdogan et de Trump et aurait applaudi à la victoire de Marine Le Pen si celle-ci n’avait autant montré son incompétence lors du débat présidentiel. « Un journaliste m’a présenté comme un loup solitaire d’extrême-droite. Je trouve ça parfait. C’est moi, j’assume, je me délecte d’une telle étiquette » p.185. Car si les gauchistes jouent aux rebelles, ils le sont en groupe, c’est tendance ; le vrai rebelle c’est lui, Breivik, impressionné parce qu’au lycée un prof s’était mis en colère contre la légèreté de leur âge envers une victime de racisme : « Jamais dans notre histoire une religion n’a osé à ce point endoctriner des gosses. A leur faire peur, à leur faire mal, à charger sur leurs petites épaules tout le poids de la misère et des injustices de ce monde, à leur inculquer massivement toute la culpabilité qu’on parvenait à inventer » p.199.

Ce sont ces « traîtres » de propagandistes qu’il a tués, et ces moutons décérébrés qui croient que « penser » c’est suivre le troupeau. « Pourquoi [les Norvégiens] deviennent-ils racistes quand ils défendent leurs droits et leur survie, alors que les peuples indigènes qui en font autant sont admirés et soutenus, comme les Tibétains, les Boliviens, les Indiens d’Amérique ? » p.252. Contrairement à ce qu’on peut croire, « je ne suis pas raciste : j’aime les races. Ma seule terreur est leur disparition » p.303. Sauf que « les races » n’existent pas, n’existent que des agrégats provisoires issus de reproductions isolées à partir d’une même souche venue d’Afrique. Tout au plus peut-on parler de « civilisations » différentes, de façons de vivre et de concevoir le monde autres. Ce n’est pas prêcher le métissage des gènes et des cultures que de le dire, mais constater que la diversité du monde fait sa richesse et que si tout valait tout, nous dépéririons d’ennui. Mais va-t-on tuer pour cela ceux qui ne menacent pas de nous tuer ? On éjecte aux élections les socialistes, on récuse leur moralisme d’autant plus vertueux qu’il masque leurs minables « affaires » à eux aussi, dont ils préfèrent accuser les autres, mais on ne va pas massacrer leurs rejetons qui font « cuire les saucisses torse nu » p.309 par hédonisme.

Pour le reste, d’après le (probable) rapport du psychiatre, « ce que j’ai vu en Breivik, c’est un mégalomane égocentrique, obsédé par la puissance, par l’aspect des choses et de sa personne. C’est un maniaque capable de tout comprendre et de tout réaliser » p.366. Son QI a été testé à 135. Mais « la possibilité d’une humiliation le terrorise. Il éprouve le besoin de se protéger derrière des titulatures pompeuses, du maquillage, des vêtements de luxe, une tenue de policier, d’officier, de franc-maçon, de chevalier Templier, un personnage de jeu vidéo… Tout ce qui pourrait le rendre plus puissant qu’il n’est » p.263. L’empathie est pour les femelles, pas pour les vrais hommes selon Obertone faisant parler Breivik. « Fidélité, obéissance, dépendance, initiative zéro, agressivité zéro, liberté zéro, c’est la vision que ces malades ont de l’idéal humain » p.295. « Au nom de la morale égalitaire, on admire ceux qui échouent, les idiots, les criminels, les fous, les pauvres, les tarés… » p.296. Est-ce vraiment vrai ? Le journaliste entre un peu trop dans le délire paranoïaque de son sujet pour qu’on ne le soupçonne pas d’en rajouter à sa sauce.

Mais il faut connaître les Breivik en leur intime, comme ce livre parfois trop verbeux tente de le faire, pour bien saisir tout le danger qu’ils représentent – mais aussi la dérive tout aussi dangereuse de la morale culpabilisante d’une vertu politiquement correcte poussée à son extrême. Car toute action en excès engendre sa réaction : à trop se vouloir universel et gentil, le monde entier vous passe dessus. Il y a un milieu à tenir, des limites à affirmer, des frontières à définir.

Les citations du livre sont tirées de l’édition originale 2013 en 429 pages.

Laurent Obertone, Utøya – Norvège 22 juillet 2011, 77 morts, éditions Ring 2013, poche 2016 édition augmentée, 533 pages, €9.95 

Site des éditions Ring

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Christian Wasselin, La chouette effraie

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Jouant sur le double sens du mot « effraie », ce « roman assez noir » reste constamment dans l’ambiguïté. Ni policier (faute d’enquête), ni pleinement roman (faute de psychologie crédible), cette fiction se lit assez bien, même si elle ne mène nulle part.

Tout commence par le vol d’un film inachevé, dont la copie unique doit être projetée pour les fans d’une chanteuse d’opéra prénommée Marie-Bal dont la voix envoûte les foules. Elle finira massacrée.

Cela se poursuit par un concert halle aux vins dans un cimetière où des goules à la mode s’orgisent dans la nuit – jusqu’à ce qu’un homme de main au surnom japonisant en agresse une. Il finira massacré.

Nous avons un producteur de télé malfrat qui, pour faire l’audience, monte ses propres faits divers ; un maire notaire de Lille qui veut se faire réélire ; un opposant fringuant qui complote et se perd ; un rentier de brasserie mécène qui dispose d’un manoir isolé un brin en ruines ; un couple improbable d’une échappée d’asile au prénom de rose et d’un faux artiste « dans la restauration » au nom de bière – et ainsi de suite.

Le lien entre tout cela ? Sans raison, juste le hasard des circonstances. Les uns enlèvent les autres, entravent les uns, favorisent les autres – et tous se massacrent allègrement à la fin (même avec l’aide d’un chat…).

L’histoire n’a pas de fil, surréaliste et absurde, dans un monde fin de siècle à la Huysmans, celui d’Émile Loubet et de la Belle Époque qui meurt. Réalisme et fantastique s’emmêlent alors que des affairistes et des politiciens laissent faire des « milices » et empêchent la police pour mieux manipuler et régner. Mais nous sommes en France, un peu à Paris et surtout dans le nord cher à l’auteur, né à Marcq-en-Barœul. A l’ère contemporaine bien que circulent des Simca Beaulieu (au V8 de 84 ch), des Buick et autres voitures des années 50 – mais la carte de téléphone existe déjà et le « TPR, train particulièrement rapide » aussi.

Un monde froid et humide où la brume engendre des catastrophes et de vieux manoirs ayant échappé aux deux guerres recèlent des souterrains. Nous errons entre les marais de Clairmarais et les sous-sols de la Vieille-Bourse à Lille. Ce sont des antres, des oubliettes modernes, pour des actes gothiques où Sade est moins requis que Walter Scott.

Le lecteur ne peut se raccrocher à l’histoire ; il ne peut suivre aucun personnage sympathique ; il ne peut qu’aller comme vont les chapitres, dans un feuilleton sans queue ni tête, absurde comme l’existence peut-être, comme le No future qui hante l’époque, sûrement.

L’auteur écrit habituellement sur la musique, Berlioz, Schumann, Beethoven, Mahler. Son style est fluide mais prend parfois des allures baroques, comme cette trop longue phrase qui ondule, se perd et ne débouche sur rien de la page 150 : « On croyait se souvenir… »

Bizarre, mais pas comme l’ange ; surréaliste, en fantasmes automatiques ; ni chair ni poisson, cynique et parodique. Il commence bien et finit mal, dans un bain de sang général, sans que le lecteur puisse saisir le quoi du comment. Inclassable, il laisse dubitatif – doté d’un charme étrange et pénétrant.

Christian Wasselin, La chouette effraie, 2016 Les soleils bleus édition, 401 pages, €20.00 

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Gustave Flaubert, Salammbô

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Si j’ai lu tôt dans ma vie Madame Bovary et quelques autres œuvres de Flaubert, je n’avais jamais encore lu Salammbô. Or, à mon avis, autant il faut lire tardivement Madame Bovary et les Trois contes pour en goûter le sel et toute la finesse psychologique, autant il faut lire Salammbô durant son adolescence pour apprécier sa démesure de cruautés et de passions. L’âge venu, on se lasse des outrances ; seuls les ados sont fascinés par les vampires, les éventrements et autres barbaries à la Daech. Pour moi, Salammbô, fille d’Hamilcar, est la danseuse de Flaubert, l’œuvre et la femme qu’il a toujours préférée parce qu’elle a ce quelque chose qu’il appellera « héneaurme » pour bien enfler le trait.

Passionné comme Victor Hugo, stratège comme Polybe, archéologue comme son temps épris d’orientalisme, Flaubert a voulu « reconstituer » Carthage – une ville rasée depuis longtemps… Mais la photo, le cinéma et la bande dessinée sont passés par là et les amples descriptions pour enflammer l’imagination font aujourd’hui moins recette qu’un dessin. Une image vaut mieux qu’on long discours, et Carthage est mieux rendue dans les bandes dessinées d’Alix ou la transposition dans les étoiles de Druillet que dans le roman Salammbô, malgré tout le talent de l’artiste qui a mis presque cinq ans à se documenter et à voyager en Algérie et Tunisie avant d’écrire.

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Le résultat est à la fois grandiose et dérisoire. Le lecteur jouira de certains paragraphes d’une prose somptueuse ; il aimera être immergé dans l’exotisme des noms de gemmes, de plantes, d’armes et de peuplades dont il n’avait jamais entendu parler ; il se prendra d’une certaine fascination pour la Femme fatale, lunaire et adoratrice du serpent, emplie de vagues désirs. Mais il se lassera vite du manque décisif d’action malgré le mauvais génie de Spendius, esclave empli de ressentiment, la suite d’escarmouches plus ou moins réussies et plus ou moins ratées ramenant périodiquement Carthaginois et Mercenaires au même point ; il s’écœurera à la succession mécanique d’orgies, de massacres, de guerre, de supplices, de cannibalisme, de sièges – jusqu’à l’acmé de l’immolation des enfants à Moloch, le dieu barbare de cette cité barbare, jetés tous vivants dans sa statue d’airain chauffée à vif. « Telle fut la guerre des étrangers contre les Carthaginois », écrit Polybe, « laquelle dura trois ans et quatre mois ou environ ; il n’y en a point, au moins que je sache, où l’on ait porté plus loin la barbarie et l’impiété ». Flaubert, lisant ces lignes, a adoré.

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L’histoire, il la tire justement de Polybe, théoricien politique et historien grec du IIe siècle avant notre ère. Après la Première guerre punique contre les Romains (264-241), les Carthaginois sont vaincus et signent un traité avec Rome. Ils veulent profiter de la paix pour refaire leurs richesses et les mercenaires engagés dans leurs colonies deviennent un poids qu’il faut solder. Leur général, Hamilcar – qui est le père du célèbre Hannibal – renvoie les contingents petits à petit pour que Carthage les paye ; mais les bourgeois de la ville marchande, ruinés et avares, tergiversent, promettent et ne font rien. L’armée grossit, s’enflamme, puis finit par se mutiner et se retourner contre cette république qui ne remplit pas ses promesses. Flaubert saisit les mercenaires, dans le premier chapitre, en pleine orgie dans les jardins d’Hamilcar, le vin dégénérant en bagarre, déclenchée par l’arrivée de Salammbô qui allume Mathô, l’hercule du coin. Jalousie, furie, excitation sexuelle, grand massacre des esclaves demi nus, friture des poissons sacrés et mutilation des éléphants… La foule est stupide et les mâles entre eux encore pires.

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La suite est du même tonneau : la bombe sexuelle rêvant à rien (comme Emma Bovary), hystérique jamais baisée qui jouit de se laisser glisser un serpent sur les seins et entre les cuisses, est à la fois Eve et Pandora qui, toutes deux « veulent savoir » au risque de l’humanité. Mathô, tombé raide dingue de la fille aux longs voiles transparents qui lui a offert à boire (ce qui signifie « je te veux » chez les Gaulois), n’aura de cesse que la revoir, voler le zaïmph de la déesse Tanit au cœur de son temple en passant par l’aqueduc, tomber à ses pieds et la baiser « d’un bout à l’autre » (p.741 Pléiade) encore et encore. Mais Flaubert, échaudé par le procès Bovary, se garde bien d’opérer l’une de ses descriptions cliniques fameuses dont il rebat les yeux du lecteur à propos des paysages, de la topographie, de l’habillement, du décor des temples et d’autres détails infimes. « En défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion », écrit-il sobrement, « elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil » (chap. XI Sous la tente). Moloch pénètre Tanit comme le taureau Pasiphaé – ou le soleil la lune. Car Mathô est voué à Moloch, le dieu taureau symbole du soleil viril ; Salammbô la vierge éthérée s’est vouée elle-même à Tanit la lune, déesse servie par des eunuques. Carthage vaincra les Mercenaires, mais leur chef Mathô aura baisé leur Salammbô. Il sera déchiré lentement par la foule, après la victoire, ce qui saisira tellement l’hystérique Salammbô qu’elle en mourra d’un coup.

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Les tensions perpétuelles du roman font lever les yeux très souvent de la lecture. L’auteur a alterné savamment les chapitres de passions aux chapitres militaires, ciselant chacun comme un conte fermé sur lui-même. Il passe des individus cruels aux masses saisies de frénésie pour faire du roman le balancement constant de la vie et de la mort, du désir et de l’anéantissement, de la beauté et de la souffrance. Mais c’est extravagant, laissant à l’esprit quelques images chocs comme Sade put en susciter, mais surtout une sorte de dégoût pour cette humanité vautrée dans la sempiternelle bêtise. La féminité amoureuse idéaliste se guérit par la réelle pénétration (comme le montrera Freud) ; les appétits matériels se formulent sous le discours idéaliste (comme le montrera Marx) ; les dieux ne sont que la projection du ressentiment des esclaves (comme le montrera Nietzsche). Mais Flaubert est allé peut-être à l’excès contre la sensiblerie bourgeoise de son temps et sa propension Bisounours à idéaliser : « dans ce doux pays de France », écrit-il à Sainte-Beuve le 24 décembre 1862, « le superficiel est une qualité, et le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis, adoptés, adorés ». On le voit à la saison des prix littéraire… mais fallait-il pour cela en rajouter ?

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Gustave Flaubert, en bon romantique de tempérament, avait perçu lors de son Voyage en Orient l’harmonie du disparate : la sagesse sous la misère, la beauté sous les haillons, la violence dans la lumière – et son roman a quelque chose de cet éclairage sans ombres de Chefchaouen ou sous les pyramides. Mais ses personnages prennent alors quelque chose de caricatural, puissant certes, mais hiératique, accentué par sa prose au scalpel : Hamilcar n’est qu’ambition pour sa lignée, Salammbô qu’appel à être pénétrée (appelé alors « hystérie »), Mathô que désir animal, Spendius que trahison. Tous sont monomaniaques, on ne peut compatir, on ne peut les aimer. Loin de la finesse racinienne de Madame Bovary, nous sommes dans Salammbô au-delà encore de Corneille dans le tragique glacé.

Je n’ai pas aimé cette relique barbare, et peu m’importe que la reconstitution de l’antique Carthage soit véridique ou non. Je n’ai pas senti le cœur battre sous les mots ; ils paraissent incrustés sans vie dans la matière humaine sous le soleil impitoyable.

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862, Folio 2055, 544 pages, €6.50

e-book format Kindle €4.49

Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 3 – 1851-1862, Gallimard Pléiade 2013, 1360 pages, €67.00 (avec Voyage en Algérie et Tunisie, Histoire de Polybe et lettre à Sainte-Beuve)

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog https://argoul.com/category/livres/gustave-flaubert/

BD Philippe Druillet, Salammbô (transposée dans la monde de l’Étoile) l’intégrale, Glénat 2010, 200 pages, €35.50

DVD Salammbô de Sergio Griego, avec Jeanne Valérie et Jacques Sernas, €15.00

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Massacre à la tronçonneuse

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La production courante du cinéma américain ne brille pas par son originalité, ni par son intérêt. Elle est faite pour consommer de suite, sans l’emballage du désir, ni la nostalgie du revoir. Ni rêve, ni imagination, mais l’excitation morbide – et unique – d’un instinct. Une fois vu, le produit est usé, bon à jeter tel une capote anglaise. Pourquoi donc interdire aux junkies de se shooter, puisque la pseudo-culture de masse américaine leur sert du film sur le modèle de la seringue jetable ?

L’attrait de ces productions prêtes à consommer est des plus primaires : l’horreur, l’excès, l’imprévu inexorable. La construction en reste au schéma de base : présentation des personnages au quotidien, anesthésie du bonheur tranquille et naïf en famille standard – voiture Ford, maison Levitt, jean Levis et tee-shirt Fruit-of-the-Loom – puis mise en situation par quelque excentricité qui tourne très vite à l’anormal inquiétant, paroxysme et hystérie de rigueur, et final rapide où le Bien se fait souvent avoir. Malgré l’espoir de happy-end ancré au cœur de l’Amérique. Pimentez tout cela d’un brin de sexe, de beaucoup de violence et d’une histoire plate aux images banales – et vous avez le navet-qui-se-vend. Car seule la mise en scène, qui vise au spectaculaire, est au niveau. Or la technique est tout ce qui importe aux incultes.

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Tels sont ces films médiocres pour middle-class désœuvrée en fin de semaine. Fast-food, fast-film, tout est sur le même modèle industriel formaté du vite fait-mal fait. En 1974, le Texan de 28 ans Tobe Hopper fonde avec Massacre à la tronçonneuse le genre consommable du film d’horreur ; il va faire des émules. Le titre est accrocheur, attisant cette fascination malsaine pour la fureur et l’hémoglobine, jouant sur toute la palette du sadomasochisme enfouie en chacun. Une catharsis, bien sûr, mais qui la demande ? Ces pauvres solitaires voués à la masturbation en cabines individuelles pour 1$ alors qu’une fille se trémousse nue derrière la vitre ? Les films défouloirs sont dans le même rapport que la pipe l’est à l’amour partagé : l’effet physique est le même, mais les conséquences psychologiques et la profondeur durable de l’acte n’ont rien à voir !

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Le film est vide : vite vu, vite perdu ; on ne le revoit pas car on connait la fin, ce qui se passe pendant n’est que progression technique glauque sans littérature, malgré son prix de la critique au Festival du film fantastique d’Avoriaz en 1976. Cinq jeunes insouciants – typiquement des ‘innocents’ américains – s’enfoncent lors d’un bel été – la saison hédoniste – dans les tréfonds du Texas en minibus, à la recherche de la maison d’enfance de l’une des filles. Retour aux origines… ce qui va prendre un tour macabre. Kirk et Pam se baignent dans un étang, près d’une vieille ferme loin de tout – et le tueur futur s’amuse à les approcher sous l’eau. En quête d’essence – ce sang de l’Amérique – ils vont voir s’ils ne peuvent en acheter à la ferme ; Kirk est massacré à coup de marteau par un primate masqué, Pam est empalée sur un croc de boucher et mise au congélateur ; Jerry, qui les cherche, est assassiné au marteau. Seuls restent deux survivants dans la nuit qui tombe… Franklin est découpé à la tronçonneuse et Sally s’enfuit, seins nus. Slurp ! Sexe et cruauté font bon ménage.

massacre a la tronconneuse cadavre

Inspiré de l’histoire véridique d’Ed Gein, « le boucher du Wisconsin » arrêté en 1957, profanateur de tombes et meurtrier de 33 êtres humains, qui portait un masque de chair et décorait sa maison des restes de ses victimes, le film ne laisse surnager au fond que les obsessions de la société américaine : la peur de la campagne isolée ‘où-l’on-ne-sait-jamais-ce-qui-peut-se-passer’ ; la hantise des pauvres, dégénérés par la solitude, l’endogamie, le puritanisme bigot, la sauvagerie et la mauvaise éducation ; la culpabilité biblique du massacre historique des Indiens natives ; l’hystérie automatique des femelles – sauf si elles font ‘mec’ par féminisme (alors : respect !) ; la normalité ‘innocente’ et désarmée de l’Américain moyen (surtout jeune au teint frais) face au Mal, cette violence gratuite qui viole tous les tabous sociaux, religieux et humains ; l’angoisse devant la machine, pourtant créée par l’homme et que l’homme pervertit, le banal outil utilitaire devenant arme brutale pour crime atroce.

massacre a la tronconneuse hysterie

Le début des années 1970 représentait le pourrissement de l’Amérique et le délitement de ses valeurs ancestrales : jeunesse massacrée au Vietnam, mensonges politiques du Watergate, récents assassinats politiques (John Kennedy, Martin Luther-King), génocide historique des Indiens, chômage dû à la crise du pétrole – tous les cadavres ressortent du placard pour engendrer des monstres et tuer les jeunes vies. Le film rend compte de cette psychologie d’époque.

massacre a la tronconneuse seins nus

Mais il est difficile pour nous Européens d’entrer aujourd’hui dans ce jeu pervers où les bas instincts se défoulent, où la foule se fascine pour le morbide, où le Mal absolu sort vainqueur du pauvre bien – que l’on croit naïvement ambiant. Ce révélateur social yankee ne révèle rien de nous ; ce pour quoi nous l’appelons médiocre. Mais il rapporte des dollars et encore plus de temps de cerveau disponible ! Aujourd’hui les ados, déculturés par toute la génération post-68 adorent. Si ça vous dit…

Massacre à la tronçonneuse, 1974, version restaurée StudioCanal 2004, €19.00

Massacre à la tronçonneuse (remake plus soigné que l’original), blu-ray Metropolitan 2013, €19.71

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Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym

Edgar Allan Poe Aventures d’Arthur Gordon Pym Folio
J’ai lu ce livre dans ma prime adolescence. En tant que garçon épris de cartes et d’estampes, il m’a fasciné. Relu récemment dans l’édition Pléiade, mais dans la même traduction littéraire de Charles Baudelaire, j’en ai saisi moins l’aventure que le progressif cheminement vers le fantastique, toujours au bord du monde, là où l’inconnu laisse toute sa place à l’imagination.

Tout commence en effet par deux gamins aventureux (et déjà habitués à l’alcool) : leur périple impromptu en canot durant une nuit où la tempête se lève préfigure ce qui va suivre. Mais les drôles ont un peu plus de seize ans. Ce n’est que vers 18 ans qu’Arthur est embarqué par Augustin, de deux ans son aîné, dans le baleinier de son père, armé pour la pêche hauturière sur plusieurs mois. Arthur n’a rien dit à sa famille, sa mère et son grand-père devenant hystériques à la simple évocation de son désir d’aventures.

L’auteur, né en 1809, a l’âge de son aventurier lorsqu’il écrit le livre, c’est peut-être ce qui le rend si réaliste ; l’âme d’un jeune homme est bien rendue dans sa curiosité insatiable, sa fièvre d’action et son imagination sans limites, au bord de l’affolement.

Tout commence pour Arthur par un enfermement dans la cale, pour contrer son débarquement possible s’il est découvert trop tôt, claustration qui se prolonge mystérieusement, jusqu’aux affres de la faim et de la soif, parce que le navire a été pris par une part de l’équipage qui veut se faire pirate. Le massacre des matelots restés dans le droit chemin n’est que la première étape horrifique de la rude vie adulte que les ados sont avides de connaître bien trop tôt. Ils vont être servis !

Après s’être battus avec les mutins qui restaient et leur avoir fendu le crâne, les deux compères aidés de deux marins fidèles qui ont feint d’être du côté des apprentis pirates, jettent par-dessus bord les barbares qui n’avaient eu aucune pitié pour la vie humaine. Ils sont pris par une violente tempête, le brick est démâté, les cales remplies d’eau. Les quatre survivants se sont attachés sur le pont, trempés et affamés plusieurs jours avant d’ôter leur chemise pour se sécher un peu et plonger par l’écoutille pour tenter de trouver à manger.

alexander ludwig marin jean

Un navire vient droit sur eux ; ils se croient sauvés par la Providence (ce hasard dont l’espérance et l’imagination font une volonté) mais le navire n’est peuplé de que morts d’empoisonnement ou d’une brutale maladie, le seul qui semble bouger étant dévoré par une mouette. Un autre navire passera sans les voir. Il faut donc tirer à la courte-paille pour savoir qui sera mangé. Le sort ne tombe pas sur le plus jeune mais (justice immanente), sur celui qui avait proposé le cannibalisme. Il est promptement expédié, découpé et avalé – sans plus d’état d’âme, nécessité oblige.

Mais le sort ne leur est pas plus favorable : Auguste, blessé par un mutin, est rongé par la gangrène et finit par mourir ; les requins se repaissent de son cadavre dans d’horribles craquements. Arthur l’adolescent découvre alors ce que peut devenir un homme dans les situations extrêmes.

Le bateau ne résiste pas à un autre coup de vent et se retourne, quille en l’air, le lest mal amarré ayant bougé dans la cale. Il ne reste que deux survivants : l’inoxydable Arthur, qui a une fois de plus ôté sa chemise, et Peters, Indien à demi-sensé. Ils sont recueillis in extremis par une goélette qui part explorer le pôle sud en attrapant au passage quelques fourrures. Ils ont l’occasion de se refaire un peu et visitent plusieurs îles australes au paysage désolé avant de se laisser faire par un courant marin qui les conduit plein sud. Cette transition de fausse sécurité amène peu à peu Arthur, comme le lecteur qui s’identifie volontiers à lui, à cheminer vers le légendaire et le maléfique : toute couleur s’estompe, toute humanité régresse, toute vie se fait plus cruelle.

La glace qui s’amoncelle fait soudain place à une étendue d’eau libre et l’atmosphère se réchauffe. C’est alors que surgissent les îles imaginaires dans l’inexploré humain. Rien de paradisiaque malgré les apparences ; même l’eau est gélatineuse. Leurs habitants sont noirs, vaguement descendants des Éthiopiens de la Bible ; ils sont rusés et nourrissent de mauvais desseins. Mais ils savent endormir la méfiance et c’est par miracle (ou plutôt par la curiosité sans cesse en éveil d’Arthur qui voulait explorer une faille de la passe) que le garçon et Peters échappent à l’ensevelissement vivant de l’équipage en marche vers la fête d’adieux, à la prise d’assaut du navire à l’ancre et à l’explosion de la cale.

bateau sous voile

Ils ne doivent qu’à leur astuce, à leur courage et à leur détermination brutale d’échapper à la horde qui se rue sur eux. Ils volent un canot, détruisent le seul autre disponible, et voguent à force de pagaie. Arthur ne tarde pas à se mettre torse nu – comme chaque fois que le danger presse – pour faire de sa chemise une voile. Cette sensualité un peu masochiste envers sa jeune chair d’apparence vulnérable décrit assez bien les affres des hormones chez les adolescents tourmentés par l’aventure. Arthur semble jouir des épreuves qui le trempent, l’assomment, le meurtrissent, le noient, l’ensevelissent ou l’affament. Ce plaisir pris par le corps dans l’action virile n’est pas pour rien dans l’étrange charme du livre chez les adolescents garçons. Les filles y sont peut-être moins sensibles, mais je n’ai pas d’exemple récent.

Le courant vers le sud emporte le canot tandis que la chaleur de l’air augmente, jusqu’à une brume qui voile l’horizon. C’est alors qu’est évoqué un « Géant blanc » avant que le carnet ne s’interrompe brutalement. Arthur s’échappe de ce pôle sud maléfique mais il n’en dira rien. Tout d’abord parce qu’on ne le croira pas, dit-il à l’éditeur, puis parce qu’il meurt dix ans plus tard sans qu’on sache comment, mais sans avoir achevé le manuscrit de son histoire. C’est du moins ce que l’auteur nous dit.

Devenu sans doute adulte à 29 ans en 1838, date où paraît le roman, il passe à autre chose, ces Histoires extraordinaires où l’imagination se débride mais avec plus de maturité. Jules Verne donnera une « suite » à l’aventure d’Arthur Gordon Pym dans Le sphinx des glaces.

Voici un bon roman de marine ancien mais éternel, empli d’aventures, de courage et d’imagination, analogue à L’île au trésor de Stevenson, à Deux ans de vacances de Jules Verne, et à Moby Dick de Melville. Tous ces romans répondent à la passion adolescente pour l’action et sont à mettre entre toutes les mains dès l’âge de 10 ans.

Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, 1838, traduites par Charles Baudelaire, Folio classiques 1975, 305 pages, €7.90
Edgar Allan Poe, Œuvres en prose traduites par Charles Baudelaire, Gallimard Pléiade 1951, 1165 pages, €46.70

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Peter Tremayne, La septième trompette

peter tremayne la septieme trompette
L’attrait de Peter Tremayne est qu’il vous emmène en Irlande, sur les marges chrétiennes de l’empire romain finissant. Nous sommes en 670, au sud-ouest de l’île, dans une région où chaque vallée a un roi ou presque. Les clans se fédèrent auprès d’un « haut roi ». Malgré cette organisation féodale pour garantir prospérité agricole et protection contre bandits et pillards, les érudits et les flemmards, comme les ambitieux qui ne sont pas « nés », se placent dans le giron de l’Église pour mieux vivre, en savoir plus et donner libre cours à leurs ambitions.

Mais l’Église de Rome est à cette époque de bascule entre les usages libéraux des anciens temps celtiques et les nouveaux usages hiérarchiques et machistes du monde méditerranéen. Fidelma de Cashel, sœur du roi du Muman et ex-sœur en monastère, a obtenu un grade juridique élevé (celui d’anruth qui précède celui d’ollamh), il ne lui en manque plus qu’un pour être juge suprême. Mariée bien que religieuse, soucieuse de préserver les acquis du droit celte bien que chrétienne, avocate bien que sœur de roi, elle n’aime rien tant que s’imposer en tant que femme dans les complots masculins, et agiter ses petites cellules grises au détriment des hormones mâles qui croient que la force prime le droit.

C’en est parfois un peu agaçant, tant les répétitions de préséance pour s’imposer sont rituelles, mais le lecteur habitué n’y fait même plus attention. Même chose pour les noms imprononçables et à rallonge des clans celtiques et les imbrications de parenté qui rendent les derniers chapitres assez peu digeste.

L’action est rondement menée, débutant par un crime et finissant par un massacre, malgré une intrigue inutilement compliquée qu’on ne connaît heureusement qu’à la fin. Un paysan, près du château invaincu de Cashel, découvre un jeune noble mort de trois coups de poignard dans le dos sur le gué qui passe ses terres. Fidelma enquête, ce qui va la mener, flanquée de son fidèle mari et compagnon d’aventures Eadulf de Seaxmund’s Ham, à rencontrer un prêtre ivre qui va la traiter de putain, un jeune homme blond élancé qui se dit barde, d’horribles bandits sans scrupules qui vont l’enlever, un jeune garçon qui sera égorgé, un supérieur de monastère fanatique – mais pas pour son église -, une jeune écervelée avide de fêtes alors que la guerre est aux portes, quelques guerriers fidèles et musclés et un serpent élevé au sein de la famille.

Tout cela se lit fort bien sauf le final, heureusement égayé (si l’on peut dire) par un jeu de poignard en pleine cours de justice. La parution des œuvres n’est pas dans l’ordre, l’auteur regrettant manifestement avoir fait prendre sa retraite à Fidelma et Eadulf dans Le concile des maudits. Pour le bonheur des fans.

Peter Tremayne, La septième trompette (The Seventh Trumpet), 2013, 10-18 mai 2014, 334 pages, €7.80 (€11.99 en format Kindle…)
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Cette connerie de 14-18

En une seule journée le 22 août 1914, 27 000 tués français, la stupidité du pantalon « garance » (rouge vif) bien avant le « bleu horizon », une conception ringarde de « l’honneur » qui voulait que les officiers restassent debout sous la mitraille pour « donner l’exemple » aux hommes (donc se fassent tuer presque immédiatement, laissant « les hommes » se démerder tout seuls de la boue et du bordel ambiant), l’impuissance des corps contre les armes et explosifs industriels et chimiques, 1 375 000 morts français (16% des mobilisés, 10% de la population active), 38 000 monuments aux morts, 6 000 000 d’orphelins, les persistantes habitudes de la violence aux autres et aux enfants, la discipline de marcher droit, la brutalisation des relations humaines en furent les conséquences dans les années qui suivirent… Quelle connerie, la guerre !

1914 1918 abel gance j accuse

1914 ordre de mobilisation generale

Le vieux poilu de 14, Lazare Ponticelli, dernier soldat français de 14-18 décédé en 2008 à 110 ans, a eu raison de refuser de porter ses médailles et d’être enterré au Panthéon. Cet État-là, qui l’avait fait marcher, ne pourrait jamais se racheter, pas plus que l’État italien qu’il a du servir un temps. Lui avait fait bêtement son « devoir » et il ne devait vraiment plus rien à ces monstres froids.

Or les arrières petits-fils (et filles) ont l’air stupidement heureux de commémorer, de sacrifier au « devoir » de mémoire, de faire du massacre un tourisme national, une sortie scolaire, un show médiatique, le support d’une sentimentalité qui fait pleurer ! Les grosses caisses de la conne mémoration qui commencent, non sans arrière-pensées électoralistes d’union nationale dans le souvenir, sentent le moisi.

Ce qu’a montrée la guerre 14-18 est l’imbécilité du « nationalisme », qui sera confirmée (et au-delà) par l’imbécilité provoquée de 39-45. En 1914, les États-nations se veulent des coqs, des aigles, des lions ; ils disent le bien et le mal pour leurs nationaux ; ils les commandent en toute légitimité et décident souverainement pour eux. En 1918, les citoyens-soldats ont eu quatre ans pour s’apercevoir que les planqués politiques, les embusqués syndicalistes et les mercantis spéculateurs s’étaient bien gardés d’être « aussi égaux » que les autres en allant aux tranchées. Ils faisaient tuer le paysan, l’ouvrier, le petit-bourgeois comme le burnous – d’un trait de plume – confortablement au chaud dans leurs bureaux.

L’État sort délégitimé. Désormais les citoyens et les intellectuels le surveilleront et lui demanderont des comptes. C’est ainsi que les Allemands ont foutu dehors leur Kaiser aussi bête qu’orgueilleux ; c’est ainsi que les Russes ont balancé leur tsar et sa clique, lui préférant pour un temps Lénine qui promettait la paix et la terre. Mais c’est ainsi que peut s’expliquer en partie la débandade française de 1940 : par le refus général d’obéir aux badernes datant de 14, avec leurs vieux plans percés de toutes parts par l’ennemi et leur impréparation matérielle, sous le bouclier illusoire de la ligne Maginot. L’État a montré en 1914 qu’il ne défend plus l’intérêt général mais les intérêts particuliers de carrière et de fortune des politiciens qui le gouvernent. L’ânerie de l’amiral Darlan, refusant de faire un atout de la flotte française sous ses ordres pour un hochet à Vichy, en est un exemple. L’État seul juge de l’intérêt national, c’est fini ! C’est donc ainsi que s’explique la « résistance » de certains Français aux ordres du gouvernement « légitime » de Pétain, et que le patriotisme renouvelé par Charles De Gaulle à Londres a trouvé des adeptes – contre l’État français.

Après 1918 se crée la Société des nations pour éviter aux États de s’ingérer dans le droit des peuples. Après 1945 se créera l’Organisation des nations unies, encore plus vaste, encore plus légitime, pour limiter encore plus les États-nations. Non seulement dans leurs rapports avec les autres États, mais aussi dans leurs rapports avec leurs propres nationaux – dont on a vu le peu de cas qu’Hitler en faisait. Le « droit d’ingérence » est né de la Shoah ; il sera développé sous l’égide des Droits de l’homme et de l’humanitaire. Mais c’est bien contre les États comme souverains politiques, contre les États-nations, que ces droits universels sont établis.

Dès lors, commémorer 1914-1918 comme une grande période nationale est, à mes yeux, une connerie. Il n’y a rien à célébrer de cette boucherie industrielle, rien à garder de cette propagande nationaliste, rien à honorer de ces morts pour rien. Heureusement, le centenaire fait désormais basculer le moment vers l’oubli : tous les témoins directs sont morts et l’on ne peut raviver sans cesse la mémoire des horreurs anciennes, sous peine de ne plus oser vivre. Ce retour systématique vers le passé – qui date des années Mitterrand – est à mes yeux suspect : la France vieillit, se confit en conservatismes, tout le monde veut garder les zacquis : les syndicalistes, les patrons, les fonctionnaires, les ayants-droits… Tout le monde veut refuser les droits aux autres, aux non-inclus, aux non-nationaux, aux immigrés, aux délinquants fils d’immigrés, et ainsi de suite.

1914 1918 connerie

1914 a été le summum de la bêtise brute, sur un continent qui se disait à la pointe de la civilisation à son époque. Que cela nous serve de leçon : les rodomontades des politiciens, l’orgueil des puissants, la xénophobie populaire, les théories raciales Germains-Slaves-Gaulois, les mythes nationaux hérités du 19ème siècle – tout cela a préparé cet irrationnel déclenchement de la guerre, puis la guerre suivante avec sa démesure.

14-18 est un commode bouc émissaire pour évacuer le présent dans la mémoire du « plus jamais ça ». Incurable bêtise ! Pourquoi ne pas analyser plutôt le présent, afin de prévenir l’irrationnel qui monte sur le même genre de rodomontades des politiciens, d’orgueil des puissants, de xénophobie populaire, de théories « ethniques » ou « communautaristes » (mots politiquement corrects pour dire la même chose qu’avant), des mythes nationaux renouvelés du 19ème siècle ?…

  • Revue Les Collections de l’Histoire n°61, 14-18 la catastrophe, octobre 2013, €6.90 en kiosque ou sur www.histoire.presse.fr
  • Revue Le Débat n°176, septembre 2013, Comment commémorer la Grande guerre, Gallimard, €18.50 en kiosque ou sur www.le-debat.gallimard.fr
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Der Mardirossian, Maudits soient-ils !

der mardirossian maudits soient ils

Article repris par Nouvelles d’Arménie Magazine

« Ils », ce sont les Turcs musulmans ; la malédiction porte sur ce qu’ils ont fait aux Arméniens chrétiens vivant en Turquie de 1915 à 1918 : le premier génocide en Europe, avec la complicité des Allemands du IIe Reich, l’indifférence égoïste des Anglais et la Révolution russe malencontreusement survenue en 1917.

L’auteur est le petit-fils de rescapés du massacre planifié, organisé et mené jusqu’au bout sans faillir par les élites turques. Un temps devenues laïques sous Mustapha Kémal, ces élites ont nié cette tache sur leur réputation. Redevenues musulmanes version rigoriste, ces mêmes élites aujourd’hui continuent de nier pour la galerie, en se félicitant en sous-main d’avoir éliminé les mécréants dans un djihad pour Allah. Non, décidément, la Turquie ne saurait avoir sa place en Europe. Sa civilisation est trop loin de la nôtre.

Bien entendu, ce livre est un roman familial, pas une œuvre d’historien. Il s’appuie sur les souvenirs d’Anna la grand-mère et de sa fille, la mère de l’auteur, immigrées en France en 1936 après avoir survécu aux marches de la mort dans les déserts de Mésopotamie. Mais ce cri plein d’émotion fait revivre une part de l’histoire réelle, largement ignorée ou passée sous silence.

Je suis allé en Arménie contemporaine, lambeau du territoire arménien de jadis ; j’ai vu combien la mémoire pouvait rester forte sur cette tentative d’extermination de tout un peuple. Il n’y a pas que les Juifs à pleurer, bien qu’ils soient mieux introduits auprès des médias et plus actifs dans la recherche universitaire. On dirait les Chrétiens honteux de défendre les leurs, hier en Turquie arménienne comme aujourd’hui en Égypte copte. Pourquoi ?

1915 : « Vivement conseillé par Von Sanders, le chef d’état-major allemand établi à Istanbul, il convient à l’allié turc de proclamer la guerre sainte. Un fait religieux que l’on croit de grande importance, afin de semer la discorde dans les rangs des compagnies combattantes levées dans les colonnes nord-africaines de France, ainsi que dans les peuples musulmans englobés dans l’empire britannique. Profitant de cette audacieuse aubaine, les sommités turques s’empressent de les satisfaire pour leur propre compte. Le 23 novembre, à peine plus de deux semaines après la débâcle [turque] de Sarikamich [1914], le sultan, commandeur des croyants, détenteur de l’autorité, et le grand mufti, tous deux en grand apparat dans la mosquée bleue de Stanboul pleine à craquer, devant une assemblée de mollahs venus de tout l’empire, proclament ensemble la guerre sainte » p.79.

Parmi les causes du génocide, on distingue donc la guerre de 14, l’alliance turco-allemande, le cynisme de la guerre « sainte » pour mobiliser une cinquième colonne contre les Alliés, la peur de la minorité chrétienne dans l’empire, validant l’appel licite au butin et aux viols pour cette sous-humanité dhimmi, la légitimité de Dieu, enfin ce rêve géopolitique de continuité territoriale entre tous les peuples pantouraniens (de langue apparentée turque). L’enclave arménienne en plein milieu fait tache ; autant l’extirper en profitant du désordre.

Tous les soldats chrétiens mobilisés en Turquie sont désarmés, 375 000 hommes dit l’auteur ; ils sont affectés à des tâches annexes avant d’être, à mesure que progresse la guerre, progressivement éliminés. Intellectuels et artistes de Constantinople sont raflés, déportés en camps, leurs biens confisqués, préfigurant le sort des Juifs une guerre plus tard. Dans les villages agricoles à l’existence traditionnelle règne une fatalité. Les prêtres prêchent la résignation, sur l’exemple du Christ subissant sa Passion. Rares sont les hommes à fuir la mobilisation pour rejoindre l’armée russe. Femmes, vieillards et enfants sont emmenés dans des marches sans fin pour qu’ils meurent en chemin sans que cela ait l’air d’un massacre de masse. La guerre mondiale permet l’impunité du nettoyage ethnique. L’après-guerre, avec le surgissement des Bolcheviks en Russie, va laisser la Turquie entériner ses avancées territoriales : tout plutôt que l’accès soviétique aux mers chaudes !

Le livre commence par la vie traditionnelle en Arménie heureuse, malgré les pogroms turcs sporadiques, l’opulence du village agricole ; il se poursuit par les interrogations sur la guerre et la haine des Turcs ; s’achève par le récit croisé d’une mère déportée avec ses trois enfants qui résiste à la mort (devant même vendre le garçon comme esclave à un Turc pour qu’au moins il vive), et les combats du père, engagé dans l’armée russe. Malgré de nombreuses fautes d’accords et de ponctuation, il se lit bien.

Qui ne connait rien au calvaire arménien et à cette mémoire oubliée d’une importante communauté aujourd’hui intégrée en France lira avec profit ce livre, en complément d’un historien. J’aime bien un peu de passion ; cela met de la chair à l’histoire.

Der Mardirossian, Maudits soient-ils ! 2013, éditions Baudelaire, 182 pages, €16.15

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P.D. James, Les meurtres de la Tamise

Nous sommes à Londres en 1811 et l’histoire de meurtre est vraie. P.D. James n’a pas été qu’écrivain, elle a aussi travaillé dans un hôpital puis pour le ministère de l’Intérieur britannique de 1968 à 1979, à la section criminelle. Elle se replonge ici dans les archives, qu’elle cite en sources, tant celles du Home Office que celle ses journaux du temps. Avant Jack l’Éventreur, ces quartiers populaires de l’est de Londres, près des docks, recelaient des bars à matelots, des garnis et de petits commerces. Si la violence était omniprésente, les meurtres étaient rares. C’est dire l’émotion sociale qu’a élevée le massacre de deux familles, à douze jours d’intervalle, dont celui d’un bébé au berceau.

Critchley est historien, James écrivain. Les deux complices livrent ici une enquête originale, sur documents d’archives et journaux quotidiens à grande diffusion. Les débats à la Chambre interpellent même le gouvernement, non sans un certain humour sur l’inertie pompeuse et bureaucratique du ministre de l’Intérieur. Le Premier ministre sera même assassiné par un révolté hurlant qu’on ne fait rien. C’est dire combien la police, dans ces années Napoléon, était rudimentaire et inadaptée en Angleterre.

Question d’idéologie avant tout. Les Anglais ont toujours été réfractaires à un État puissant, apte à surveiller leur vie privée. Leur haine va à Bonney, ce Bonaparte devenu dictateur de l’autre côté de la Manche, qui a repris l’unanimisme révolutionnaire pour lui faire servir l’État – donc sa personne. Son ministre Fouché a créé une police parisienne très efficace, mais qui ne recule devant aucune violation de la vie privée pour servir la politique. Tout ce que le peuple anglais a en horreur, lui qui a coupé la tête de son roi un siècle avant les Français. S’il y a une police fluviale à Londres, pour protéger le commerce mondial de la flotte des vols innombrables qui s’y produit, la sécurité de la ville n’est assurée que par des milices locales non armées, composée de vieux qui se font un complément de retraite en patrouillant dans les rues le soir, agitant une crécelle et égrenant les heures.

Par un jour sombre de décembre 1811, sept personnes en deux maisons vont être sauvagement assassinées à coup de marteau et de couteau. Le motif en serait le vol, bien que par deux fois l’assassin ait été dérangé. Brutalité et cruauté frappent la population ; la milice ignare et la justice impuissante s’empressent de trouver des boucs émissaires commodes aux passions de la foule : un Portugais, puis des Irlandais, enfin un matelot dandy qui, arrêté, se pend dans sa cellule. Sauf qu’en reprenant les indices laissés par l’histoire dans les procès-verbaux, les rapports au ministre et les journaux de l’époque, P.D. James ne croit pas la thèse officielle. On a voulu masquer les manques administratifs par la désignation à la vindicte publique d’un coupable idéal, jamais présenté dans un procès : Williams le suicidé.

Mais ne l’a-t-on pas « aidé » à se pendre ? N’a-t-on pas relâché trop vite le probable assassin ? Les « preuves » apportées, parfois deux mois après les faits, sont-elles fabriquées ? Sans céder à la théorie du complot, P.D. James laisse entendre que l’administration n’avait aucun moyen digne de ce nom et que la désignation d’un bouc émissaire était la seule façon de calmer les esprits. Le vrai coupable ne sera jamais retrouvé pour raison d’État : non qu’il cache un quelconque grand personnage, comme on l’a dit plus tard de Jack l’Éventreur, mais seulement pour mettre sous le tapis l’incurie policière du temps. Il faudra attendre 1829, dix-huit années plus tard, pour que naisse enfin une police métropolitaine digne de ce nom. Elle fut créée par Peel et les policiers, cette fois jeunes et formés, porteront pour la postérité le nom de Bobbies, diminutif du prénom du ministre, Robert dit Bob. Tout comme le préfet Poubelle a donné son nom aux récipients écologiques à Paris.

Les auteurs déroulent les faits rapportés et l’enquête poussive avant de livrer, dans un éblouissant chapitre 11, une critique moderne des balbutiements du temps. A part dans l’œuvre de la romancière anglaise fascinée par le meurtre, cet ouvrage de la Baroness James of Holland Park depuis 1991, a mis beaucoup de temps à être traduit en France (23 ans) et encore plus de temps à être reconnu en poche. Même la librairie en ligne Amazon ne référence pas sa réédition récente, quatre mois après sa parution, c’est dire ! Il mérite cependant d’être lu.

Phyllis Dorothy James et T.A. Critchley, Les meurtres de la Tamise (The Maul and the Pear tree), 1971, traduction française 1994, Livre de poche policier 2011, 285 pages – version antérieure Fayard disponible sur Amazon

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Exposition Arménie à l’église Saint-Germain des Prés

L’Arménie s’est exposée à l’église catholique. La manifestation est désormais terminée. Saint-Germain des Prés est un vénérable édifice dont l’origine remonte à une abbaye du VIe siècle, sis en plein cœur intello parisien. Elle est face au café des Deux Magots, célèbre aussi parce que quartier général de Verlaine et Rimbaud, avant Breton et ses Surréalistes, puis Sartre et Beauvoir. Dedans : l’Arménie, « foi des montagnes ».

Ce n’est pas par hasard que cette exposition s’est « invitée » en janvier 2012. Le débat sur l’Arménocide a eu lieu, il fallait faire de la propagande.

Il a été tranché par la loi : il est désormais interdit de nier que le massacre turc n’ait pas été un « génocide », autrement dit fini la méthode scientifique au profit du dogme : le politiquement correct. Avec l’Inquisition en embuscade, sur alerte de tout vigilant adepte de l’aide psychologique et les victimaires, professionnels du choqué. Comme l’historien Pétré-Grenouilleau avec les Noirs du CRAN…

L’église arménienne a fait sa pub auprès des « frères » catholiques, accueillie en leur église du quartier le plus bobo de la capitale intello.

Information que ces panneaux ? Non, un marketing savamment agencé.

Éducation que ces données ? Non, propagande unilatérale pour « compenser » ce que l’opinion entend des Turcs à la télé… Pas inintéressant, mais à condition d’être informé des distorsions possibles de l’histoire réécrite par les victimes.

Allez plutôt dans le pays même, les vraies gens valent mieux que tous les histrions qui militent pour des causes, sans aucun souci de l’histoire réelle.

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Que fait la France dans la guerre ?

Qui d’entre vous a compris pourquoi l’armée française se trouve à la fois en Afghanistan, au Kosovo, au Liban, en Côte d’Ivoire, au Tchad, en Somalie, et jusqu’à la semaine dernière en Libye – alors que le déficit budgétaire est si grand ? Quels buts sont poursuivis au-delà des slogans faciles ? Quel débat démocratique a eu lieu pour engendrer la confiance des citoyens sur ce que fait l’armée à l’extérieur ?

Protéger nos intérêts ? Bon prétexte, mais quels sont-ils ?

On les perçoit mal en Afghanistan où nos forces sont trop petites et étroitement dépendantes de la stratégie américaine – s’il en existe une… Lutter contre le terrorisme ? Oui mais avec quels buts précis ? Construire des écoles qui seront détruites par le premier groupe de talibans venu ? Éduquer des filles qui seront cloîtrées et revoilées dès que le pouvoir islamique reviendra ? Lutter contre le terrorisme ne serait-il pas plus efficace en commençant soi-même à ne pas pratiquer l’impérialisme, l’occupation militaire, l’imposition de nos valeurs occidentales à des gens qui n’ont rien demandé ?

Nos intérêts sont peut-être plus compréhensibles en Afrique, notamment en Côte d’Ivoire où réside une forte communauté française, où le commerce bilatéral est développé et où des liens militaires ont été signés. De même en Somalie où il s’agit de lutter, avec d’autres, contre la piraterie et les enlèvements.

Mais où sont-ils au Kosovo ? au Liban ? au Tchad ? N’est-ce pas du « prestige » plutôt que des intérêts qui s’y jouent ? Où est la menace contre la France qui nécessite l’intervention de l’armée en ces pays ? La première menace n’est-elle pas plutôt la crise de la gouvernance européenne, les attaques sur l’euro, le déficit budgétaire et l’incapacité congénitale de l’État à se réformer, à réduire ses ambitions pour les adapter à ce qu’il lui est possible de prélever sans affecter la croissance ? Au lieu d’aller faire la leçon armée à l’extérieur, pourquoi ne pas commencer par ne plus dépendre de l’extérieur ? Les marchés ont bon dos, qui « n’attaquent » l’euro que parce que les politiciens sont incapables de faire leur métier qui est de gérer leur pays avec les moyens qu’ils prélèvent. Qui s’endette s’aliène, on ne vous l’a jamais dit ? Qui vit au-dessus de ses moyens est soumis à pression, est-ce une découverte ?

Les bonnes âmes vont évoquer en Libye l’obligation d’assistance, l’ingérence humanitaire, et touts ces grands mots. Hélas, ils ont été usés et flétris par des centaines d’interventions pour « la bonne cause » qui ont dégénéré en propagande démocratique ou en soutient avéré à une fraction politique : on se souvient du Rwanda et de l’impuissance contre la Serbie. C’est le cas en Afghanistan où le triste sire Karzaï n’a rien d’un modèle humaniste, laïc et démocratique… ; c’est le cas au Liban où les fractions islamistes tiennent le haut du pavé ; c’est le cas en Libye où le nouveau pouvoir « démocratique » va appliquer la charia – par un vote démocratique – tout comme en Tunisie et en Égypte. Fait curieux, les morts civils de Syrie ne suscitent pas ce prurit d’intervention « humanitaire urgente »… comme s’il y avait les bons et les méchants dans les causes humanitaires.

L’armée française n’est pas allée en Tunisie et c’est tant mieux. Mais elle est allée en Libye au nom d’un mensonge d’État analogue à celui de Bush sur les armes de destruction massives soi-disant « évidentes » en Irak. On a justifié l’intervention libyenne au nom d’un massacre qui « aurait pu » avoir lieu si l’aviation franco-britannique n’avait pas préventivement bombardé l’armée de Kadhafi. Grave manipulation humanitaire… Car non seulement aucun massacre n’a eu lieu – même dans les endroits non alors bombardés par l’OTAN, mais l’ensemble de la guerre ainsi attisée par le ciel et par les convois d’armes a fait au moins 30 000 morts. En Syrie, où personne ne veut intervenir, il n’y en a que dans les 3000 : dix fois moins.

Tout mort est regrettable mais, en ce cas, le but de guerre devrait être la clique dirigeante à mettre hors d’état de nuire. Cela aurait pu se faire très vite, en évitant tous ces morts inutiles, si le QG de Kadhafi avait été bombardé après soigneux repérage technique et humain. Le dictateur tué, le régime s’effondre, sans qu’il soit besoin d’attiser la guerre civile. Contorsions et tabous « humanitaires »… On veut bien « aider », même par les armes – donc en tuant – mais anonymement, pas « le » dictateur nuisible. N’est-ce pas pure hypocrisie ?

Serait-il plus facile d’éliminer les attaques de Kadhafi que les attaques contre l’euro ? Est-ce que nous ne nous trompons pas de guerre ? La Libye seule a coûté 300 millions d’euros à l’armée française… Dans une situation de grave endettement d’État, cette légèreté est-elle encore acceptable sans débat ? Et pour quoi faire ? Susciter un nouveau pouvoir islamique et tribal qui négociera durement ses intérêts pétroliers ?

La stratégie d’un pays ne se réduit pas à la gestion de crises. Nos intérêts ne sont ni dans l’humanitaire botté, ni dans la leçon de morale et de vertu démocratique faite aux autres, souvent d’ex-colonisés. La vertu commence par l’exemple :

  • Qu’a-t-il de démocratique, notre régime présidentiel binaire sans contrepouvoirs ?
  • Qu’a-t-elle d’exemplaire, notre économie empêtrée dans les dettes d’État et l’excès de règlementations tatillonnes ?
  • Qu’a-t-il d’enviable, notre régime croulant sous le poids des prélèvements obligatoires (45% du PIB, parmi les plus élevés des pays OCDE) et de l’interventionnisme d’État dans toute l’économie (avec une dépense publique de 55% du PIB) ?
  • Notre société est-elle un modèle lorsque 20% d’une classe d’âge sort sans aucun diplôme à 16 ans – après dix longues années d’une éducation nationale obligatoire – et lorsque de 7 à 13% vivent sous le seuil de pauvreté ?
  • La construction européenne est-elle l’exemple à suivre pour les pays émergents, alors qu’elle ne sait ni qui elle est, ni où elle va, au nom d’un vague universalisme de métissage généralisé fondé sur le droit minimum ?

L’obligation d’assistance armée est aussi manipulatrice d’imprécis, souvent appliqué sans débat après une campagne médiatique exclusivement fondée sur l’émotion et le conditionnel. Il est grave de parler de « guerre préventive » contre d’éventuels massacres : n’est-ce pas ce que Bush fils a fait pour lancer sa guerre contre l’Irak en 2003 ? Le prétexte était d’importer la démocratie, mais l’attaque a été suivie de dix années d’occupation du pays sans résultat. La leçon libyenne est là : 30 000 morts pour en arriver à tuer Kadhafi et ouvrir le pays à la charia.

Pourquoi n’arrive-t-on jamais à croire que l’enfer est pavé de bonnes intentions ?

Hommage à la liberté d’expression et honte aux intégristes musulmans qui salissent leur religion. Charia hebdo avait bien vu ! Il n’y a pas qu’en islam qu’il y a des cons intolérants : les cathos maniaques qui gueulent contre une pièce de théâtre sont aussi terroristes.

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Alix, Roma Roma…

Voici un mauvais album d’Alix. Depuis le décès de Jacques Martin, l’équipe de scénaristes et dessinateurs n’est plus à la hauteur. Rares sont les dessins corrects, la fluidité et l’harmonie des corps de Jacques Martin fait défaut. Dans cet album, le scénario n’est pas mal (sans doute préparé par Jacques Martin lui-même puisqu’il en avait « une cinquantaine en réserve », disait-il) mais le dessin est médiocre, comme souvent avec Morales. Certaines scènes fissurent l’image vertueuse du héros Alix et déstabilisent le jeune lecteur. Comme si, après les attentats du 11-Septembre, rien ne valait plus que le cynisme du moment.

Ainsi était ‘La chute d’Icare’ : les pirates à son service ont été massacrés. Pompée veut désormais se venger. Quoi de mieux que d’opposer au protégé de César un sosie en plus dur et plus débauché ? C’est ainsi que le soudard histrion Sulcius va jouer le rôle d’Alix pour un massacre intime et politique. Le jeune Alix sera accusé devant les voisins, le Sénat et le peuple de Rome, il aura fort à faire pour prouver son innocence.

Mais la politique commande et lui n’est qu’un instrument. Il agit en Romain mais subit son destin sans guère intervenir : il n’appelle pas César, on l’appelle pour lui ; il ne s’évade pas, on le délivre ; il ne châtie pas Sulcius, mais le Prêteur le fait tuer. Le scénario, inventif en idées, est traité de façon plutôt rigide et ne suscite guère d’intérêt.

Les scènes dessinées rabâchent, elles repiquent aux albums précédents les sempiternels moments de tristesse d’Enak séparé d’Alix, de joie des retrouvailles, d’éveil sur une couche commune en pleine nuit, de jeunes échansons dans les scènes d’orgies, de désir sexuel suggéré de la part d’une femme ou pour une fille, en général en dernière case d’une double page pour le suspense hebdomadaire.

Mais la semaine suivante apporte sa déception, et même une certaine immoralité qu’on ne connaissait pas jusqu’ici à Alix : Ne voila-t-il pas qu’il veut une nuit violer Lydia ? « La chaleur et les circonstances m’ont égaré ! » Est-ce Alix, cet immature obsédé de sexe au comportement de banlieue ?…

Enak est déguisé en fille et se découvre un talent pour la comédie, tandis qu’une allusion pédérastique sous couvert de la scène vient donner le ton entre le grand blond et le petit basané : « ce faune lubrique veut que je l’accompagne dans ce bois, là-bas… » déclame Enak en ménade, agrippé par Alix en satyre velu. Où sont donc nos héros forts et purs d’antan ? Sont-ils démagogiques pour « coller » à la sexualité nourrie par internet et le porno-mobile du temps ? Sont-ils preuve de cet effondrement des valeurs qui touche toute la profession médiatico-artistique ? Faut-ils qu’ils jouent les « grands frères » comme dans les quartiers pour qu’on les lise ? Jusqu’à ce futur empereur qui joue les Delanoë en se parant à douze ans d’une perruque de fille et tortillant sa nudité devant le miroir (et sa soeur) !

Il y a donc perte d’imagination, manque de souplesse, dessin sommaire aux personnages microcéphales et aux enfants musclés comme des dockers, dérive morale et jeu dangereux avec le sexe et la politique. On ne retrouve plus Alix d’antan, celui que l’on aimait et admirait. Question d’époque ou lâcheté de l’équipe nouvelle en charge ? La série dégénère… Et l’on n’était encore qu’en 2005 !

Jacques Martin, Roma Roma…, 2005, dessin Rafael Morales, Casterman 48 pages, 9.51€.
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Aaricia, l’enfance de Thorgal

Pause dans les aventures. Après le pays de Qâ qui avait vu Thorgal adulte et père de famille sauver son petit Jolan de la tyrannie sud-américaine, l’auteur prend le soin de mettre un peu de douceur dans ce monde de brutes. Encore que les garçons aiment ça, la brutalité ; les filles aussi – si cela se termine bien. Dans cet album, il y en a pour les deux. Les garçons se battent, sont battus, jetés nus à terre, attaqués par les loups, menacés d’être passés au fil de l’épée. Les filles discutent de songes et de garçons, de mariage et de perles, aident leur élu à triompher du sort.

Aaricia a quelques années de moins que Thorgal, née après lui avec deux perles dans le poing, mises là par une déesse. On apprend ici pourquoi. Thorgal voit son père adoptif, le chef viking Leif mourir alors qu’il a dix ans. Le nouveau chef, Gandalf, est une brute épaisse et vantarde, macho cruel et avide. Il s’empare des terres de Leif, pourtant destinées à Thorgal, mais qui n’est qu’un bâtard recueilli par charité. Le gamin quitte le village, la neige le surprend et il ne doit la vie qu’à la ruse d’Aaricia qui évoque devant son père un trésor dont il posséderait la clé. Gentille, amoureuse et rusée Aaricia. Elle aime Thorgal et le veut depuis l’enfance. Il est bon et gentil avec elle, courageux et rêveur comme elle, loin du matérialisme grossier et couard de son frère Bjorn, bien fils de son père.

La première histoire voit Thorgal, 7 ou 8 ans, ramener la petite Aaricia de 4 ans que sa mère vient de quitter… pour toujours. Des nixes l’ont piégée alors qu’elle croyait voir des elfes. Si les seconds sont bénéfiques aux innocents, les premiers sont des démons qui ne pensent qu’à mal.

La seconde histoire voit la mort de Leif Haraldson, qui a recueilli Thorgal bébé et l’a élevé comme son fils.

Le gamin qui ne veut pas tomber sous la griffe de Gandalf le Fou, le nouveau chef, s’enfuit, succombe à la neige, est rattrapé sur ordre de Gandalf persuadé qu’il connait le trésor des vikings.

Il va être égorgé net lorsque Hierulf, envoyé par le Thing (ce parlement des chefs), lui découvre la couronne qui lui est destinée… s’il agit en bon viking, « notamment en protégeant les faibles et les enfants ». Gandalf est bien obligé de s’exécuter plutôt que d’exécuter le gamin, mais il le relègue à l’écart du village à se débrouiller seul et le condamne à ne pas s’entraîner en guerrier comme les autres garçons mais à seulement jouer du luth.

Est-cela qui va gêner Thorgal ? En garçon débrouillard (qui se dit « kid paddle » en anglais, ça ne vous dit rien ?), il se bâtit une cabane, pêche, chasse et coût ses vêtements de peau, recueille la tourbe pour brûler l’hiver, sale la viande en réserve.

Il a vers les onze ans dans la troisième histoire lorsque Bjorn vient fanfaronner devant lui avec sa cour de faire-valoir. Il croit Thorgal incapable de se battre mais celui-ci le jette à terre d’un coup de poing. Décidé à se venger, il va trouver son père. Le chef organise un duel à mort sur un îlot désert entre les deux garçons. C’est l’ordalie médiévale, appelée chez les vikings holmganga, où les dieux décident de laisser la vie à qui ils veulent. Voilà les gamins de onze ans enchaînés sur le rocher pour ne pas qu’ils fuient à la nage, obligés de se massacrer à l’épée, vêtus seulement d’une culotte et d’un casque pour que le sang se voie bien, et munis d’un bouclier en bois. Bjorn est un taureau fonceur, mais aussi peu subtil. Thorgal est souple et esquive, réussissant une parade de judo qui fait rouler Bjorn à terre. Il pose son épée sur la gorge nue du vaincu quand… suspense : deux hommes armés surgissent des flots et s’avancent vers le garçon. Suite au prochain épisode.

C’était une ruse de Gandalf, évidemment. Il n’allait pas risquer la peau de son fils pour un bâtard désormais sans protecteur ! Comme le duel n’a pas de témoins, quoi de plus facile que d’enfoncer une épée dans le corps du gamin et de faire croire que c’est une victoire de Bjorn ? Sauf qu’Aaricia n’est pas d’accord. Futée comme toutes les petites filles, elle a écouté aux portes et s’est cachée dans la barque pour assister Thorgal. Elle surgit alors que les deux soudards, bousculés par le jeune garçon, commencent à se mettre en colère. Aaricia ruse une fois de plus pour sauver son amoureux : elle laisse croire que le représentant du Thing, Hierulf, est au courant. Les deux envoyés quittent alors l’îlot et laissent les deux gamins régler leur querelle.

Bjorn va pour reprendre l’avantage mais il est coincé. S’il tue Thorgal, sa sœur va parler et tout le monde saura qu’il est un lâche et un sacrilège. S’il tue sa sœur aussi, ce sera hors duel et fera de lui un meurtrier. Le stratagème d’Aaricia a réussi : ils diront tous qu’elle les a persuadés de cesser le combat et tout le monde sera content. Mais elle met ses conditions : Thorgal sera réintégré dans la société et s’entraînera avec les autres.

La quatrième histoire voit Aaricia, dans les dix ans, rêver aux perles pures comme la pluie trouvées à la naissance entre ses poings que son père a fait monter en pendentif pour elle. Une barque s’échoue et la fillette, qui n’a pas froid aux yeux, va voir tandis que sa copine plus peureuse court vers le village pour ameuter les adultes. Aaricia découvre un jeune homme aveugle aux vêtements doux comme de la soie. C’est un dieu mineur qui a quitté Asgard, le monde des dieux, pour visiter Mitgard, le monde des humains. Il a pris la porte de l’horizon, là où la terre et le ciel se rejoignent, pour accomplir un exploit qui le fera exister dans la mémoire des hommes. Mais le géant des glaces lui gèle les yeux et c’est ainsi qu’il se trouve à merci de la petite fille. Celle-ci préfère les poètes rêveurs aux guerriers vantards et elle est généreuse. Elle l’aide comme elle peut, avec les moyens qu’elle a. C’est ainsi qu’un arc en ciel, créé par ses perles, rend la vue au dieu Vigrid et lui permet de retrouver Asgard car il forme pont entre la terre et le ciel. Lorsque Thorgal, 13 ou 14 ans, retrouve Aaricia, elle est endormie sous un buisson. Elle lui raconte son rêve et ils s’étreignent, vraiment faits l’un pour l’autre.

J’aime beaucoup cet album d’amour et de courage, où les preuves s’accumulent entre les deux enfants. Le jeune lecteur comprend mieux, par la suite, quel est le lien exclusif qui lie Thorgal à Aaricia. Un lien voulu par les dieux, autre nom du destin. Le récit est pudique et réaliste, les personnages permettent de s’identifier, à cet âge incertain où l’on se cherche. Le dessin, en ligne claire, correspond à la rudesse des mœurs et de l’époque. La neige qui gèle les extrémités du petit garçon, la mer glacée qui entoure le combat torse nu des préadolescents sur l’îlot rocheux, la chaleur de l’être aimé, tout cela est fort pour les corps de 10 à 15 ans. La débrouillardise scoute de Thorgal à dix ans renforce le sentiment d’être autonome, robinson de village, self made boy habile et vigoureux comme tout garçon rêve d’être.

Rosinski et Van Hamme, Aaricia – Thorgal 14, 1989, éditions du Lombard, 48 pages, €11.35

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Ben Laden tué, les problèmes continuent

Article repris par Medium4You.

Réjouissons-nous, celui qui s’était mis volontairement hors de l’humanité par ses actes et ses revendications a été tué. Le monde ne pourra en être que moins pire, même s’il reste quelques ordures à nettoyer encore ici ou là. A chaque peuple de balayer devant sa porte. Ben Laden a idéologiquement échoué. Mais son installation aux frontières du Pakistan et de l’Afghanistan montre que les problèmes qu’il avait voulu soulever demeurent. Il n’avait pas le bon levier mais l’équilibre reste fragile.

Son fanatisme religieux qui faisait du retour à la lettre de la Parole, dictée par Djibril à Mohammed qui ne savait pas lire, n’a pas convaincu les masses islamiques. La meilleure preuve est que les révolutions arabes, qui déstabilisent enfin les colosses aux pieds d’argile autour de la Méditerranée, n’ont pas été des révolutions au nom de la religion. Ben Laden était un symbole et l’échec est bien symbolique : jamais la terreur n’a fait changer le monde. Ce sont les mouvements sociaux qui le font changer, pas les massacres aveugles d’illuminés fascinés par la violence. Lénine a su organiser la brutalité des anarchistes russes et des blanquistes français pour en faire un parti structuré, il a réussi. La nébuleuse Ben Laden ne fait qu’apposer un label « Au-delà compatible » à des actes qui n’ont aucun lien entre eux. Le vrai sac de pommes de terre.

Mais ni l’Afghanistan ni le Pakistan ne sont des états stables. Ils n’ont pas de nation mais sont composés de tribus irrédentistes que ni la religion ni les ennemis parfois communs n’arrivent à souder. Le Pakistan est en façade allié des forces internationales contre le terrorisme mais il protège aussi ses Talibans pakistanais pour contrôler l’Afghanistan voisin. Il ne combat de fait que les militants étrangers d’Al-Qaïda installés dans ses zones frontières. Stratégie d’équilibriste, en constante bascule : la stabilité du Pakistan est menacée par les Talibans du TTP.

Le Tehrik-i-Taliban-Pakistan ou TTP est le plus puissant des réseaux terroristes de la région. Il a été créé en décembre 2007 au Waziristân par la tribu Mehsud.  Ses attaques portent sur les convois de l’OTAN mais aussi sur les officiels pakistanais. Le TTP honnit le ralliement du président Musharraf à l’Amérique de Georges W. Bush et l’engagement de l’armée pakistanaise dans les zones tribales contre les subventions américaines. Tout ce qui n’est pas dans sa ligne puritaine – islamiste sunnite – est bon à faire sauter. Ce TTP rassemble des Talibans locaux et des militants étrangers d’Al-Qaïda, « la base » du djihad international. C’est Oussama ben Laden qui l’a implanté en 1984 à Jaji, en Afghanistan, à quelques kilomètres de la frontière pakistanaise contestée, tracée jadis par les Anglais. Pas par hasard : il voulait faire levier sur la zone fragile des nationalités et entraîner les « bons » Musulmans derrière sa guerre sanctifiée, comme jadis contre l’URSS « athée ».

Al-Qaïda met la communauté des croyants au-dessus des États issus de la colonisation. Les frontières « établies » ne sont que des chiffons de papier que la théologie wahhabite salafiste balaie au profit d’une nation conforme aux dires du Prophète. L’idéal est celui du Califat, duquel seraient expulsés tous les hérétiques, les non musulmans comme les mauvais musulmans : exemple les Chiites. Attiser les nationalismes locaux permet l’exaltation de guerre sainte pour la diriger contre les États. Ben Laden s’y est essayé en Afghanistan contre les Soviétiques, avec la bénédiction des Américains dans les années 1980. Puis contre le Cachemire, en majorité musulman, mais resté dans le giron de l’Inde à la partition. Enfin contre l’OTAN, allié du Pakistan et pour le président afghan Karzaï.

Le Pakistan est ainsi pris à son piège. Fondé sur la religion comme le « pays des purs », en scission d’avec l’Inde majoritairement hindoue, il se trouve débordé par plus musulman que lui. Tandis que les nationalistes Pachtounes et Baloutches contestent l’emprise de l’islam amalgamée à celle de l’État pakistanais. A cheval de part et d’autres des frontières, ils restent irréductibles tant à l’Afghanistan qu’au Pakistan. Les nationalismes continuent d’alimenter les guerres tribales, prenant prétexte de religion pour attirer les étrangers bien armés (militants arabes d’Al Qaïda pour les tribus, Américains et OTAN pour les États afghan et pakistanais). Mais ce n’est pas la religion qui est première : c’est la terre, le territoire.

C’est pourquoi Ben Laden a échoué, mais les problèmes qui l’ont longtemps protégé demeurent… Les idées simples n’ont pas droit de cité dans l’orient réel.

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