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Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine

Dans cet essai de biographie intellectuelle du dirigeant russe, paru en 2015 et révisé début 2022, l’auteur dresse le portrait d’un apparatchik soviétique devenu président de la Fédération de Russie après dix années de chaos Eltsine. Il prend ses marques par petites touches avant de devenir « souverain démocratique » avant – péché d’orgueil – d’agresser ses « frères » d’Ukraine au prétexte de « nazisme ». Parabole de la paille et de la poutre : comment en est-il arrivé à cette extrémité qui le déconsidère définitivement ?

Poutine n’est pas philosophe ; il préfère l’histoire et le sport. « Il n’est pas un intellectuel. Il adore raconter sa jeunesse de voyou et d’espion plutôt que d’évoquer ses études à la faculté de droit de Saint-Pétersbourg » p.7. C’est un pragmatique qui veut rester au pouvoir pour imposer sa conception du bien à sa population et a gardé une façon typiquement soviétique de voir le monde. Pour lui, seules les puissances nucléaires mènent le jeu et les organismes internationaux ne sont que des Machins (comme disait de Gaulle). « Il ne souhaite pas imposer une idéologie d’État sur le mode soviétique » p.7. Mais il est aussi un réaliste, conscient – jusqu’à il y a peu – des rapports de force. « Il ne dit pas les mêmes choses aux uns et aux autres. A ses amis européens, il cite Kant et proteste de l’européanité profonde de la Russie. Mais lorsqu’il se rend en Asie (…) c’est différent (…) il charge l’Occident et sa politique humanitaire » p.40.

Poutine est influencé par des penseurs russes. Il n’est pas marxiste-léniniste et préfère largement Staline (le nationaliste) à Lénine (l’internationaliste). Il a évolué, non qu’il ait changé de convictions « mais il a de plus en plus osé les exprimer » p.10. Il est revanchard de la chute de l’URSS et croit en la mission de la « civilisation russe », unique en Europe, et inégalée face à une Union européenne décadente et pourrie (selon lui) par l’argent et l’immoralité, « la propagande pédophile » p.69. Il veut un développement séparé et se pose en sauveur conservateur de la chrétienté européenne. « Vladimir Poutine, étrangement, semble surtout obsédé par une question, celle de l’homosexualité » p.77. Comme Hitler les Juifs, l’homosexualité pour Poutine paraît névrotique, comme une réaction effrayée et hystérique face à ses propres démons, génétiques pour l’un, pulsions pour l’autre.

Le conservatisme de Soljenitsyne lui sied, même s’il n’en garde que ce qui l’arrange ; c’est l’URSS militaire qui a fait reculer Hitler à Stalingrad, en plein hiver et a enchanté l’imagination du jeune Vladimir. « La culture de la guerre permanente est aussi celle de la victoire. Et celle-ci, aux yeux des dirigeants russes et soviétiques, donne des droits » p.19. Il s’agit d’une « supériorité morale dans les relations internationales » à défendre les positions russes fondamentales – d’où la revendication sur l’Ukraine pour « réparer le mal » p.25 dû à la chute de l’empire soviétique. L’humiliation de l’intervention Otan en Serbie et au Kosovo doit être vengée. D’où l’Ossétie du sud, la Crimée, les républiques séparatistes du Donbass. Laissez-le faire et il fera comme Hitler avec les territoires irrédentistes peuplés d’Allemands avant la Seconde guerre mondiale : il les annexera sans procès, avec l’habillage juridique adéquat (demande du pays frère, référendum en urgence, vote de la Douma) – ou par la guerre ouverte.

Ivan Ilyine est son penseur de référence, dont l’acteur et cinéaste Nikita Mikhalkov lui a parlé. Spécialiste de Hegel opposé à la révolution de 1917 et expulsé d’URSS en 1922, il « veut démontrer qu’on ne viole pas l’éthique chrétienne – à laquelle il se rattache – lorsque l’on s’oppose au mal, au besoin par la force » p.47. Poutine l’appliquera aux Tchétchènes, aux oligarques antagonistes (14 morts par « suicide » de plusieurs balles depuis quelques mois), à l’Otan, à l’opposition démocratique. Selon Berdaiev, Ilyine « a été contaminé par le poison du bolchevisme » p.48 : au nom du bien absolu il s’oppose par la force au mal. D’ailleurs Ilyine encensera les nazis en 1933, la fusion autour de l’idée nationale, l’éducation patriotique de la jeunesse, la défense de la famille traditionnelle, minimisant la persécution des Juifs. A la fin de sa vie, Ilyine penchera plutôt pour Franco et Salazar. Poutine, en effet, se montre de plus en plus conservateur chrétien autoritaire, comme ces deux-là – et comme Pétain. D’où le panégyrique de réhabilitation de Zemmour, très tenté par la vision Poutine, sur le maréchal.

La verticale du pouvoir – la dictature démocratique- et la démocratie souveraine – le nationalisme missionnaire – sont contenus dans Ilyine et repris avec délectation par Poutine. L’hégélianisme se retrouve dans une conception de la Russie comme acteur accomplissant l’Histoire, un « organisme historiquement formé et culturellement justifié » p.56. Un être original d’Eurasie selon Lev Goumilev, troisième continent, monde à part, voire troisième Rome. Que Poutine construit comme une Union européenne avec l’Union eurasiatique. Sauf qu’avec 145 millions d’habitants entre 500 millions d’habitants ouest-européens et les 1,4 milliards de Chinois, c’est plutôt mal parti ! D’où la hantise de l’homosexualité, de la « pédophilie » et du transgenre chez Poutine, qui restreint l’adoption d’un enfant russe par un étranger, la propagande homosexuelle dans les médias, les droits des LGBT, l’avortement. A noter que lui-même n’a eu que deux enfants, deux filles.

Leontiev est un autre penseur fétiche de Poutine. Aristocrate aventurier et mystique, il « hait l’Europe moderne » de la liberté, de l’égalité et de la laïcité et « exalte au contraire les formes sévères et hiérarchiques de l’Église byzantine » p.73. Il prophétise qu’une Europe fédérale finira par engloutir la Russie, cet « Etat-civilisation » où la diversité devient unité. La Révolution conservatrice allemande, si chère aux yeux d’unhttps://argoul.com/2015/05/25/alain-de-benoist-memoire-vive/ Alain de Benoist, est proche de Leontiev ; elle a préparé le nazisme. Elle prépare « la voie russe » pour Poutine, influencé aussi par Nicolas Danilevski qui proposait, en 1871, « une union de tous les Slaves sous la direction de la Russie » p.95. Pour eux – Danilevski et Poutine – « la lutte avec l’Occident est le seul moyen salutaire pour la guérison de notre culture russe, comme pour la progression de la sympathie panslave » p.96. Ses arguments – comme ceux des nazis – sont issus, écrit Eltchaninoff, des sciences naturelles « par la doctrine des races et des types d’évolution » p.98. Rien de moins.

Le chapitre X de cette édition augmentée fait le point depuis 2015 : il s’agit d’une « montée aux extrêmes ». D’où la Crimée, la Syrie, l’Ukraine – demain qui ? Les pays baltes ? La Géorgie ? La Moldavie ? Dans Les démons de Dostoïevski, un livre favori de Poutine, le nihiliste révolutionnaire donne la clé du succès en politique : « l’essentiel, c’est la légende. Pour obtenir le pouvoir et le garder, il faut remplacer les nuances de la réalité par la flamboyance du récit sacré, puis appliquer ce mythe à ce qui existe, au prix de la violence » p.196. Tout le programme du dictateur Poutine, comme celui des prétendants dictateurs que sont Zemmour, Le Pen, Mélenchon – ou Rousseau. L’archéo-conservateur antimoderniste « Poutine rend à la Russie sa vocation idéologique internationale. Le conservatisme identitaire doit devenir un phare pour tous les peuples du monde » p.171.

Nous avons au contraire, en Europe occidentale, le mythe de la vérité et de la liberté, des nuances de la réalité et du débat contradictoire. Nous comprenons Poutine, nous le combattons.

Un grand livre bien écrit et de lecture passionnante, en plein cœur de l’actualité.

Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine – édition augmentée, 2022, 198 pages, €7,50 e-book Kindle €7,49

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Piège fatal de John Frankenheimer

Voici un film américain habilement tissé mais moralement répugnant.

La trame est bien faite. Un jeune et beau détenu pour vol de voiture libéré de prison, Rudy (Ben Affleck) se fait passer pour son copain de cellule Nick (James Frain), poignardé justement la veille de sa sortie. Il emballe à sa place la copine de ce dernier Ashley (Charlize Theron), connue par correspondance, en se faisant passer pour lui. Mal lui en prend ! Celle-ci se révèle un appât pour une bande de routiers dirigée par le frère psychopathe (Gary Sinise) qui projette le casse d’un casino préparé par Nick avant d’être emprisonné et cherche en Rudy l’expérience d’un spécialiste. La fin verra un retournement de situation subtil et magistralement amené.

Mais le style n’est pas tout. Le film se vautre avec complaisance dans la peinture brute des plus bas instincts. Dans la prison, ne règnent que les rapports de force et le seul rayon d’amitié se révèle d’une machination intéressée. L’amour entre homme et femme est réduit à des galipettes bestiales sans préliminaires ni reconnaissance, la suite étant consacrée à emmancher la trahison. La seule fille plutôt jolie est une pute qui se sert de ces seins pour affoler les mecs et leur faire faire ce qu’elle veut. Elle en prend trois et en trahit autant, sans plus de sensibilité que s’ils étaient des Kleenex à jeter une fois usés. Les hommes, quant à eux, sont représentés en primates ignares et abrutis, fascinés par les armes, le fric et le cul. Ils tabassent et ils tuent comme ils baisent, tout en rigolant, sans que cela ait une quelconque importance.

Le spectateur est transporté bien loin de la virilité des westerns où la lutte impitoyable pour la survie peut justifier la violence. Ici, au contraire, ne règne aucune morale en dehors du seul assouvissement des pulsions les plus immédiates. Chacun baise comme une bête, bâfre comme un cochon, se saoule à même la bouteille, tabasse sans remords à grands coups de crosse, massacre sans distinction au fusil-mitrailleur, embrasse avec d’ignobles chuintements mouillés. Quant au fric, typique de l’avidité primaire américaine, tout le monde en ramasse à plein sac. C’est répugnant, vous dis-je.

Et c’est cette Amérique-là, une année avant les attentats du 11 septembre, qui invoque Dieu et veut faire la morale au monde entier ? Piège fatal est le spectacle de l’abjection la plus basse, fièrement exhibée comme pour s’en vanter, comme si elle était le parfait exemple de la vitalité profonde des États-Unis.

Malgré l’intrigue et les coups de théâtre, un réflexe de pudeur éthique suscite en moi une vive aversion pour le film. Il est clairement immoral malgré son héros naïf qui passe dans le récit comme un innocent éternel toujours indemne, toujours sauvé, terminant l’histoire par un geste de conte de fées. Mais ce personnage ne rattrape pas le reste, cet étalage complaisant et empressé des pulsions brutes considérées comme désirables et sans frein. Le spectateur sort du film avec une piètre idée de l’humanité américaine – et que ce qui va lui arriver avec les attentats était au fond mérité. Ce n’est pas la première fois, en ce début des années 2000. Ce sera pire avec Trump et ses Trumpistes.

DVD Piège fatal, John Frankenheimer, 2000, avec Ben Affleck, Gary Sinise, Charlize Theron, Dennis Farina, James Frain, TF1 video 2001, 1h44, €3.00 blu-ray €14.72

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CGT et Mélenchon sur le modèle de Lénine

Lénine l’impatient croyait qu’un bon coup de pouce pouvait faire avancer l’Histoire. Il déclarait : « la force seule peut résoudre les grands problèmes historiques. » Pour lui, la violence est la vérité de la politique, le révélateur des rapports de force, l’épreuve où se séparent révolutionnaires et opportunistes. Il n’excluait pas la guerre comme moyen de faire avancer le socialisme, car elle est génératrice de changements. La CGT se situe dans sa ligne – tout comme Mélenchon.

Lénine a tout dit dans L’Etat et la révolution, avec le même cynisme de grand dictateur qu’Hitler – qui avait tout dit dans Mein Kampf. Ecrit de circonstance visant à combattre la social-démocratie de la IIe Internationale, le livre d’action de Lénine prend l’Etat comme outil de passage au communisme utopique. Il utilise Marx et Engels, avec un didactisme un peu lourd, pour définir les trois étapes de l’action révolutionnaire :

1/ La révolution violente est nécessaire pour supprimer l’Etat bourgeois et éradiquer « le faux problème de la démocratie », cette oppression de classe. Un autre pouvoir de répression, celui du prolétariat, dernière classe dans l’Histoire selon Marx, doit prendre le pouvoir. Pour ce faire, son avant-garde (le Parti de Lénine, aujourd’hui le syndicalisme CGT) doit faire un coup de force, aidé par sa connaissance des rouages sociaux et historiques donnée par le marxisme.

2/ Organisé en classe dominante, le prolétariat majoritaire construira la société socialiste en brisant les résistances des exploiteurs et en dirigeant la grande masse vers la « pensée juste » (par la contrainte, la propagande et l’éducation). La forme du pouvoir ne change pas (il s’agit toujours d’un Etat qui opprime) mais le contenu de son activité se fait (en théorie) au profit du grand nombre et (en réalité) par le seul Parti en son nom. Le modèle est la République jacobine de 1792 à 1798.

Selon Lénine, « Toute l’économie nationale est organisée comme la Poste ». Tous les moyens de production sont collectifs et « tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’Etat. » Donc pas de problème de financement de la retraite.

L’administration suit l’exemple de la Commune parisienne de 1792 : l’armée permanente est dissoute au profit du peuple en armes, tous les fonctionnaires et les juges sont élus au suffrage universel et révocables par les électeurs, tous ont un salaire égal, fonctionnaires comme ouvriers. Exécutif, Législatif et Judiciaire sont confondus dans une seule « volonté du peuple » – évidemment exprimée par les seuls dirigeants, « représentants » de l’avant-garde dans l’Histoire. La bureaucratie est supprimée et les fonctionnaires réduits à des tâches de surveillance et de comptabilité sous le contrôle des ouvriers.

3/ Un jour non précisé, le communisme sera la dernière phase. L’Etat s’éteindra au profit des soviets (ou des communes) parce que les dernières racines des classes sociales auront été arrachées et qu’un « homme nouveau » sera né, façonné par la force. Il n’y aura plus nécessité de recourir à la violence pour concilier les intérêts car :

  • le développement (pas celui de la société, mais celui du Parti, ingénieur des âmes…) aura fait disparaître l’opposition entre travail manuel et intellectuel,
  • le travail ne sera plus un moyen de vivre mais le premier besoin vital, selon les capacités de chacun,
  • les forces productives seront tellement accrues que l’abondance sera possible (sauf que nul n’aura plus l’idée fatigante d’innover, d’entreprendre ou d’augmenter la productivité… mais usera et abusera du ‘droit à la paresse’ de certains employés de monopoles aujourd’hui minoritaires),
  • « les hommes s’habitueront à observer les conditions élémentaires de la vie en société, sans violence et sans soumission » (Engels). Quant aux excès individuels, le peuple armé s’en chargera, comme une foule quelconque empêche aujourd’hui qu’on rudoie un gosse (Engels disait « une femme », mais c’était avant l’obscurantisme de banlieue).

Lénine laisse soigneusement dans le flou « la question des délais » et notamment la disparition historique de l’Etat. Il le déclare expressément. Le socialisme suppose « la disparition de l’homme moyen d’aujourd’hui capable (…) de gaspiller à plaisir les richesses publiques et d’exiger l’impossible. » Donc pas de démagogie à la Mélenchon mais pas non plus d’opinion publique : le Parti seul sait parce qu’il est l’avant-garde éclairée, éduquée dans la pensée juste, celle de Marx & Engels. Le Parti seul décide de ce qui est vrai et bien – pour tous. Et les contestataires ferment leurs gueules sous peine de mort ou de camp.

Staline a fait de Lénine l’homme devenu mausolée. Sa pensée est devenue un bunker théorique qu’il est sacrilège de critiquer ou de prolonger. Au contraire, on peut s’y retrancher à tout moment. L’Etat et la révolution est l’Evangile du communisme. Le monument de Leningrad montre Vladimir Illitch devant la gare de Finlande, qui harangue la foule debout sur la tourelle d’un blindé coulée dans les douilles de bronze des obus de la guerre. Tout est dit, tout est figé, le bas-peuple n’a plus qu’à obéir, « on » agit pour son bien, pour l’Avenir. « On », ce n’est pas le peuple mais les seules élites autoproclamées, bien-entendu, une nouvelle « classe » de privilégiés autoproclamés.

Qui se rebelle est éradiqué. Au début par le fusil ou la famine, ensuite par les camps de rééducation et de travail (le Goulag), puis dans les derniers temps du « socialisme réalisé » – sous Brejnev – par l’accusation de maladie mentale. Pourquoi en effet l’être humain qui refuse l’avenir et le savoir scientifique de Marx, Engels, Lénine et Staline serait-il sain d’esprit ? Les psychiatres socialistes le déclarent « fou » en bonne logique (puisque non socialistes), et la société socialiste l’interne « pour son bien » et pour ne pas contaminer les autres par de « mauvaises » pensées. L’Eglise catholique a brûlé des hérétiques pour moins que ça et les fatwas des oulémas ne sont aujourd’hui pas en reste.

L’exemple vient de Lénine. Mis en minorité, l’intolérant nie la signification du vote et sort de L’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité « réelle » et Lénine transporte la vérité du parti à la semelle de ses bottes. Il dissout le peuple qui ne pense pas comme lui, tout comme il le fera de l’Assemblée constituante. Le 7 décembre 1917, cinq semaines seulement après le soulèvement d’octobre, c’est Lénine lui-même qui crée la Commission pan-russe extraordinaire de lutte contre la contre-révolution et le sabotage (Vetchéka). Il prend pour modèle la Terreur jacobine, appelant Dzerjinski qui la dirige son « Fouquier-Tinville ». Dès 1918, le Comité Central décide qu’on ne peut critiquer la Tchéka en raison du caractère difficile de son travail. Son rôle dans les institutions se consolide : en 1922 elle devient la Guépéou, en 1924 elle est absorbée par le NKVD et dépend du Ministère des Affaires intérieures. En 1954, après la mort de Staline, on la rattache directement au Conseil des Ministres sous le nom de KGB. Dans un régime idéologique, chaque partisan doit être un parfait vecteur des lois scientifiques à l’œuvre. Lénine disait qu’un bon communiste devait être un bon tchékiste – autrement dit un flic pour traquer toute déviance de la ligne. Aujourd’hui les « réseaux sociaux » s’en chargent au plus bas de la vanité et de l’envie populacière.

L’avenir se devait d’avancer comme un engrenage. Lénine adorait l’armée et la Poste, son organisation et sa discipline qui font l’efficacité des masses. Le parti bolchevik a été calqué sur l’organisation militaire allemande avec l’enthousiasme révolutionnaire des nihilistes russes en plus. Lénine écrivait : « La notion scientifique de dictature s’applique à un pouvoir que rien ne limite, qu’aucune loi, aucune règle absolument ne bride et qui se fonde directement sur la violence. » Avis aux sympathisants de la CGT (version Staline à moustache) – ou de Mélenchon (version éruptive autocratique sud-américaine). La tyrannie naît dans les faits avec Lénine et est issue de sa certitude dogmatique d’avoir raison. Au-dessus du suffrage populaire, il place sa propre vision de l’intérêt général. Il faut relire Caligula de Camus…

La première utilisation des camps remonte au 4 juin 1918, lorsque Trotski, très proche intellectuellement de Lénine, donne l’ordre d’y emprisonner les Tchèques qui refusaient de rendre leurs armes. Lénine en personne a poursuivi, lors de l’insurrection paysanne de Penza le 9 août 1918. L’usage en a été codifié dans la résolution Sovnarkom du 5 septembre 1918. Tous les groupes de population « impurs » aux yeux des maîtres du Parti y finiront : les koulaks dès 1929, les adversaires de Staline dès 1937, les groupes nationaux soupçonnés de faible patriotisme soviétique et les prisonniers militaires libérés dès 1945, les intellectuels juifs dès 1949, les dissidents jusqu’à la chute du régime. Selon l’écrivain soviétique Vassili Grossman, « il suffirait de développer logiquement, audacieusement, le système des camps en supprimant tout ce qui freine, tous les défauts, pour qu’il n’y ait plus de différence. » Le socialisme réel est un vaste camp de travail… Un rêve de CGT qui ne veut voir qu’une seule tête, une utopie mélenchonienne qui ne veut entendre qu’une seule voix (la sienne).

Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée. Il a laissé s’élaborer une économie-machine parce qu’il ne voyait pas de différence radicale entre la gestion des chemins de fer et la gestion de l’économie tout entière. Le système a nécessité de « Nouvelles Politiques Economiques » successives pour combler les catastrophes régulières du collectivisme. Le Parti a toujours (et vainement) cherché la pierre philosophale : sous Staline les recettes biologiques de Lyssenko, la plantation de forêts à outrance, le projet d’irrigation des déserts. Sous Khrouchtchev les labours profonds, l’extension du maïs à tout le pays, l’utilisation massive d’engrais, l’exploitation des terres vierges et le détournement des fleuves pour irriguer le coton – qui ont asséché la mer d’Aral. Sous Brejnev, les achats annuels de céréales à l’Occident et le développement de l’espionnage technologique et scientifique. L’URSS est restée jusqu’à la fin un Etat qui applique en temps de paix les méthodes de l’économie de guerre – sans jamais décoller, sauf les fusées et le matériel de guerre.

Rien à voir avec le socialisme de l’avenir mais bien plus avec le despotisme asiatique des Etats archaïques comme le fut Sumer. Et il faudrait suivre le syndicat CGT ou le dictateur Mélenchon ?

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Karl Marx par Raymond Aron 1 – le Manifeste

Qui veut comprendre les idées de Marx doit quitter le fatras des gloses et exégèses marxistes qui ont embrumé l’œuvre : Marx n’était pas marxiste. Pour cela, l’analyse rigoureuse et claire de Raymond Aron reste inégalée. En 76 pages denses d’un ouvrage plus vaste, Les étapes de la pensée sociologique’, le lecteur aura une idée précise de la pensée de Marx. Nous l’examinerons sur trois notes.

Chacun a tiré le philosophe à soi pour justifier ses ambitions politiciennes ou prendre le pouvoir. Raymond Aron écrit fort justement : « S’il n’y avait pas des millions de marxistes, personne ne douterait de ce qu’ont été les idées directrices de Marx ». Castro, Mao ou Staline sont-ils vraiment les héritiers de Marx ? Karl, intellectuel petit-bourgeois allemand, a-t-il prôné la dictature d’un seul et le culte de la personnalité au nom des Lois de l’Histoire que lui-même aurait découvertes ? C’est faire la part belle aux théories du Complot, tirer le juif Marx vers la Kabbale et l’interprétation ésotérique du monde, en faire le grand maître d’une future domination du monde. Or Marx n’était pas religieux, encore moins sioniste. Il était avant tout observateur de son époque, préoccupé d’analyser la réalité des rapports entre les hommes. Ces rapports sont humains, politiques, économiques. Marx était de son temps et ce n’était ni l’avenir ni le passé qui l’intéressaient, mais bel et bien le présent. Pour Raymond Aron, Karl Marx « est d’abord et avant tout le sociologue et l’économiste du régime capitaliste. » L’avenir reste à tout moment de l’histoire à créer, à imaginer, à inventer. Contre les croyants du diamat (matérialisme dialectique en russe léniniste) ou contre les illuminés des gauches radicales (qui sévissaient déjà de son temps), Marx « n’avait pas de représentation précise de ce que serait le régime socialiste ».

Althusser a cru « refonder » le marxisme en réévaluant les écrits de jeunesse. Il a surtout replacé Marx dans son contexte intellectuel : celui d’un philosophe d’abord proche de Hegel avant de s’en détacher par mutation, quittant le déterminisme de l’Histoire (comme avatar des religions du Livre) pour analyser les rapports de force sous-jacents à la réalité humaine du présent. Ce pourquoi Marx a été meilleur journaliste que philosophe et meilleur analyste économique qu’inspirateur politique. Attention aux contresens : « Les thèmes de la pensée de Marx sont simples et faussement clairs. (…) Chacun peut y trouver ce qu’il veut ». Pourquoi ? Parce que, « par rapport aux sociologies dites objectives d’aujourd’hui, c’était un prophète et un homme d’action en même temps qu’un savant ». D’où les dérives d’ordre « religieux » qui ont eu cours après la mort de Marx. Raymond Aron considère que les écrits de jeunesse aident à la compréhension de l’œuvre mais qu’ils n’en sont pas l’essence. Sa méthode d’analyse est la suivante : « Je me référerai essentiellement aux écrits que Marx a publiés et qu’il a toujours considéré comme l’expression principale de sa pensée ».

Le ‘Manifeste communiste’ est une brochure de propagande, pas une œuvre scientifique, mais elle est fondée sur les recherches de Marx. L’idée principale est que la lutte des classes est le moteur d’évolution des sociétés. La nature essentielle des sociétés modernes est dans le conflit entre ouvriers et entrepreneurs, ressort pour lui du mouvement historique. La bourgeoisie du XIXe siècle maintient son pouvoir en révolutionnant en permanence les instruments de production, réaffirmant à chaque fois sa force dans les rapports sociaux qui en sont la conséquence :

  1. Il y a contradiction entre forces et rapports de production. Les moyens de production sont plus puissants mais les rapports de propriété et de répartition des revenus ne changent pas au même rythme.
  2. Il y a contradiction entre production des richesses et misère du plus grand nombre. D’où les crises révolutionnaires périodiques qui devraient aboutir un jour à la dernière classe sociale, majoritaire, qui réalisera l’égalité parfaite de toute l’humanité.
  3. Quand les antagonismes de classe auront disparu, le pouvoir perdra son aspect politique, qui est l’organisation d’une classe pour dominer. Le pouvoir deviendra alors associatif, « communiste ».

On mesure combien ce Manifeste théorique a peu à voir avec les régimes socialistes qui se sont instaurés par la suite en son nom… Les moyens de production ont augmenté en URSS mais ont vite touché aux limites de la bureaucratie, ce qui n’a pas entraîné un meilleur niveau de vie après la toute première industrialisation. La misère générale égalitaire n’a pas été « préférée » aux inégalités des pays capitalistes puisque, dès que le Mur est tombé, des millions de gens de l’Est se sont précipités à l’Ouest. Les antagonismes de classe étaient loin d’avoir disparus dans les régimes socialistes : on avait simplement remplacé la bourgeoisie par la caste du Parti. Elle dominait plus strictement et vivait bien mieux que la bourgeoisie des pays capitalistes. Le pouvoir n’était absolument pas devenu associatif, ni même participatif, au contraire : c’était la plus évidente dictature. Cuba, la Corée nord et encore la Chine restent des fossiles de cette théorie communiste devenue réalité socialiste.

La théorie générale de la société réside, pour Marx, dans le matérialisme historique :

  1. Le degré de développement des forces productives détermine les rapports sociaux, indépendamment de la volonté des hommes.
  2. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, sur laquelle s’élèvent les divers édifices : juridique, politique et idéologique. L’idéologie justifie la domination comme l’existence détermine la conscience.
  3. Quand les rapports de propriété, les lois ou les idées, entrent en contradiction avec le développement des forces productives, ces rapports deviennent des entraves et enclenchent des révolutions. Pensons aujourd’hui au développement de l’Internet, en contradiction avec la rente des éditeurs de musique, de films et de livres, qui aboutit à la réaction de la loi Hadopi… et à la réaction des gilets jaunes, très petite bourgeoisie qui se voit déclassée et reléguée aux provinces.
  4. La nécessité historique est portée par une seule classe à chaque époque, mais ce n’est pas la conscience qui force la réalité. C’est la réalité des forces de production et des rapports sociaux induits qui détermine la conscience d’une époque. « Jamais une société n’expire avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir. » Mais encore faut-il en prendre conscience et que la classe amenée à révolutionner la société se constitue en pouvoir – ce qui est bien loin d’être le cas du sac à patates des gilets jeunes.
  5. Marx énumère les étapes de l’histoire humaine d’après les régimes économiques : soumission d’Etat asiatique, esclavage de classe antique, servage féodal, salariat bourgeois. Seul « le socialisme » mettrait fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Il s’agit, pour Marx, d’exploitation économique. Si elle disparaît, elle doit permettre l’émancipation politique. Or les régimes socialistes réels ont conservé l’exploitation politique via les Etats, qui demeurent des contraintes collectives non négociées par de libres associations.

Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, 1967, Tel Gallimard, 659 pages, 18.00 e-book Kindle €12.99 

Raymond Aron, Le marxisme de Marx (son cours des années 1970), de Fallois 2002, 600 pages, €29.00

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Dick Howard, Aux origines de la pensée politique américaine

Il est d’usage d’opposer ‘démocratie’ à ‘république’, la première étant réputée plus progressiste que la seconde. La démocratie mettrait au pouvoir le peuple, la république n’étant que la chose commune. Nous serions tentés de dire : Ô peuple, que de crimes commet-on en ton nom ! L’incantation au ‘peuple’ n’est en rien un gage de démocratie, en témoignent les dictatures technocratiques partisanes des fameuses « démocraties populaires ». Tellement démocratiques que l’on allait en prison pour un pet de travers, après avoir été forcé d’avouer par des moyens coercitifs auprès desquels Guantanamo paraît presque anodin (film L’Aveu, avec Yves Montand). Tellement populaires qu’il fallait un Rideau de fer pour empêcher les populations de l’est de s’exiler dans cet « enfer » de l’Ouest où l’on vivait pourtant tellement mieux… Ou, plus proche de nous, ces pénuries criantes du régime Chavez-Maduro au Venezuela – pourtant le « modèle » du démagogue tribun Mélenchon.

L’originalité de l’Amérique est d’avoir été la première à traduire les idées des Lumières en institutions. Et la première encore à avoir fait de l’équilibre, sur le modèle de Montesquieu, le secret du pouvoir populaire. Les Etats-Unis ont inventé cette « démocratie républicaine » qui laisse toute sa place au débat de tous – tout en corrigeant les errements démagogiques ou les tentations autoritaires par les institutions. Nous l’observons sans peine avec le clown Trump, forcé de mettre de l’eau dans son vin par les juges fédéraux et les Etats locaux – en attendant peut-être d’être « démis » par ses pour l’instant « amis ».

Dick Howard, Américain parlant parfaitement français, enseigne les sciences politiques à l’université de Stony Brook dans le New Jersey. Il analyse les débuts tâtonnants de la pensée politique américaine durant la guerre d’indépendance. Il montre l’invention d’institutions nouvelles à l’œuvre, la richesse des propositions, les revirements issus des arguments des autres.

Il mène son étude en trois parties historiques : l’indépendance, les institutions, la politique effective. Chacune des parties est analysée en quatre étapes : le vécu, le conçu, le réfléchi et le repensé. Cette approche est toute pragmatique, partant de la vie réelle et des problèmes concrets pour s’élever, par degrés dialectiques, à l’abstraction des rouages, à la rétroaction de leur fonctionnement et au retour sur expérience. Il s’agit d’un état d’esprit typiquement américain et qui a fait ses preuves : la Constitution initiale n’a pas quasiment pas bougé depuis son origine – contrairement à celles de la France qui sont sans cesse amendées ou refaites.

Le cœur de l’écart entre la pensée politique américaine et la française est ce comportement « antipolitique » décrit dès la page 16 : « Il s’agit d’un refus de toute forme d’indétermination historique, et d’un rejet de toute division sociale, quelle que soit sa manifestation, refus et rejet qui se doublent de l’incapacité d’accepter la responsabilité de ses propres jugements. Nous avons là une des expressions d’une politique de la volonté. » Car ni la ‘main invisible’ du marché libre régi par la juridification des rapports sociaux, ni le ‘Plan’ d’un État-providence censé régler la société entière, ne sont « politiques ». Les acteurs politiques y refusent d’exercer leur jugement et d’en assumer les conséquences, sur l’exemple célèbre du « responsable mais pas coupable » du Fabius national.

La politique, c’est l’art de trancher après débat entre des intérêts légitimes mais contradictoires. Or, les technocrates politiciens préfèrent de beaucoup « laisser faire » les choses comme elles vont, les rapports de force tels qu’ils s’établissent ou la Raison pure des administrations. L’Amérique dans ses débuts s’est gardée d’une telle façon de considérer la politique – ce qui est une leçon pour notre régime dévalué par nos deux derniers présidents. Par la suite – et notamment sous George W. Bush – les Etats-Unis ont connu « une rapacité économique aussi bien qu’un nationalisme devenu d’autant plus agressif que l’on est moins sûr de soi-même. » Mais « il est surtout nécessaire d’insister sur le fait que ces excès ne sont ni nécessaires, ni fatals » p.17.

Contrairement à la France, la République américaine n’est pas née toute armée du cerveau de philosophes politiciens. Elle est issue de l’expérience à ras de terre du self-government des Associations durant la guerre d’indépendance. La naissance tâtonnante des institutions est issue d’une intense réflexion sur cette adaptation entre la démocratie directe (avec ses élections étendues à beaucoup de postes officiels) et les institutions républicaines (aptes à créer un Etat acteur des relations internationales et arbitre des divergences d’intérêts à l’intérieur). Les « factions » sociales (Publius) menacent l’unité, mais elles ne peuvent ni ne doivent être éliminées par une Raison d’État masquée sous la démagogique « volonté générale » (Rousseau). Il faut donc en contrôler les effets :

1/ par la représentation « qui épure et élargit l’esprit public » p.349 en rationalisant les passions et argumentant les intérêts (d’où les idées justes chez nous de démocratie participative et de décentralisation de certaines décisions au niveau local – y compris pour les entreprises),

2/ par l’étendue du territoire de la république qui oblige à s’adresser à ce qu’il y a de commun en l’homme – sa raison – plutôt qu’à la diversité des passions, et qui dilue la multiplicité des intérêts particuliers au profit d’un intérêt commun, « à savoir la nécessité de protéger les droits de la minorité » p.351 (d’où le rôle du Parlement comme creuset des idées, lieu de débats et d’élaboration de la loi).

On le voit, ce livre est riche d’informations, de réflexions et d’une façon de penser différente de la nôtre. Ce pourquoi il est précieux : non seulement pour saisir le « moment » Trump dans l’histoire des Etats-Unis, mais aussi pour repenser notre rapport français à l’Etat, dans les errements de la gauche comme de la droite avant les dernières présidentielles.

Dick Howard, Aux origines de la pensée politique américaine, 2004, Livre de Poche Pluriel 2008, 412 pages, 10,70€

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CGT-Le Pen : même combat !

La pensée gros-bras de la CGT rencontre la pensée simpliste du Front national pour résoudre d’un coup de faucille ou de marteau tous les problèmes complexes. Le yaka est la solution habituelle du populisme. Oh, non pas pour résoudre effectivement les problèmes – ils sont bien trop complexes et imbriqués pour qu’ils aient une solution simple – mais seulement pour dire à chacun ce qu’il souhaite entendre dire.

  1. A gauche le jacobinisme fusionnel à la Rousseau, où la « volonté générale » est cooptée par quelques-uns. Ils seraient plus lucides selon la CGT, plus « avancés » selon la théorie marxiste de l’Histoire, plus menaçants dans les rapports de force selon les trotskistes de FO.
  2. A droite le fascisme organique à la Mussolini, volontiers repris par Poutine ou Erdogan, au nom de l’unité communautaire nationale.

Les ennemis communs : l’individualisme, donc l’émancipation personnelle, la liberté de dire et d’entreprendre, le choix électoral. Autrement dit le libéralisme, avec ses traductions que sont la démocratie en politique, le libre-marché concurrentiel en économie et le libre-examen en sciences. L’économie ne serait pas une question de savoir mais de volonté, la monnaie pas une mesure des échanges mais un acte juridique d’Etat – qui décide souverainement de sa valeur et de sa quantité. Donc pas de science économique mais la volonté d’Etat, pas de liberté de marché mais les monopoles d’Etat, pas de régime des changes mais une autarcie non-convertible d’Etat. Quelque chose comme la Chine avant Deng Xiaoping ou la Corée du nord du Grand leader incomparable Kim Jong-un.

Pourquoi ces ennemis sont-ils communs ? Parce qu’ils viennent de la tradition protestante anglo-saxonne, bien loin de l’autoritarisme catholique ou orthodoxe (ou en Turquie musulman), traduit il y a peu dans l’infaillibilité du Pape ou du Parti.

Quoi : lire tout seul la Bible comme le voulaient les Protestants ? Donc apprendre à lire à tous, y compris aux femmes et aux humbles ? Que chacun puisse juger par soi-même – donc « se faire avoir » par les forces du Mal (patrons, consommation, désirs) ? Ou créer son entreprise pour « faire de l’argent » et pas pour « créer des emplois » ?

  • Rien de pire pour un cégétiste (qui n’a jamais lu la loi Travail mais seulement les préjugés et contrevérités dont son syndicat emplit ses tracts). L’existence est simple : il y a d’un côté les patrons – immondes, forcément immondes comme dirait la Duras – et de l’autre les angéliques travailleurs « qui n’ont que leurs bras » (en effet, on se demande où sont leurs têtes dans l’avalanche de contrevérités et le jusqu’au-boutisme sans avenir qu’ils acceptent sans réfléchir). Dans cette guerre civile, il s’agit donc de rapports de force. Bloquer le pays avec peu est donc « le droit » d’imposer sa minorité, au nom de la volonté générale.

moustachu cgt

  • Rien de pire pour un frontiste (qui se moque du parlementarisme mais considère seulement la nation). L’existence est simple : il y a d’un côté l’élite apatride – cosmopolite et universaliste, multiculturelle – et de l’autre l’angélique « peuple réel » enraciné, attaché à ses habitudes, mœurs et traditions. Dans ce divorce croissant qui devient guerre culturelle (avant peut-être la guerre civile comme sous Mussolini et Hitler), il s’agit de rapports de force. Qui t’a fait roi ? demande-t-on à l’élu. Qui représentes-tu ? Et revoilà le mandat impératif que les Jacobins pratiquaient, avant que le droit constitutionnel ne rende l’élu représentant du peuple tout entier. Faire basculer le pays avec le grignotage quasi salafiste « à la base » des élus de terrain et des associations locales, permettra donc de renverser la hiérarchie des normes et de replacer le local avant le global (tout l’inverse de ce que veut la CGT sur la loi Travail, d’ailleurs).

national pride

Mais tous deux, CGT comme Front national, de vilipender « le capitalisme » (au nom des monopoles d’Etat), la soumission aux Yankees (au nom de la soumission au tsar Poutine), le parlement-croupion où des députés-godillots votent comme leur majorité sans penser (au nom de la révélation permanente du peuple par lui-même – évidemment manipulé par la petite caste du parti).

Ils sont pour la « démocratie » directe, ces bons patriotes… C’est-à-dire pour la prise de pouvoir par la force d’une minorité sur la majorité – tout comme fit Lénine en 1917. Au nom de leur volonté à eux, censée être la Vraie, la Pure, l’expression du Peuple réel même : travailleurs pour les uns (comme si les « patrons » ne travaillaient pas), communauté nationale pour les autres (comme si « être né » suffisait aux talents).

Penser par soi-même, voilà l’ennemi ! « Réagir » selon sa caste, sa classe, sa race – voilà le réflexe « sain » pour ces « réactionnaires ».

Car il s’agit bien de « revenir à » un Ancien régime, celui des Trente glorieuses pour la CGT, celui d’avant la Révolution pour le Front national. L’individualisme est destructeur : de la race et de la nation par mariages mixtes et cuisines exotiques, premiers pas vers le « multiculturalisme » qui relativise tout par utilitarisme marchand. L’individualisme permet de placer l’entreprise au-dessus de la branche, pour s’adapter au terrain, ce qui va contre l’égalitarisme forcené des cégétistes Jacobins – qui n’ont jamais voulu voir qu’une tête, que ce soit à l’école (contre les intellectuels traités hier de pédés, aujourd’hui de bouffons), à l’armée (penser, c’est déjà désobéir), dans la société (être différent, c’est être non-conforme, donc rejeté), dans l’entreprise (voir son intérêt est être « jaune », donc être tabassé), en politique (trahir sa classe).

Libéralisme, individualisme, démocratie, capitalisme : tout ça dans le même sac, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite. La société est unité organique, le syndicat unité de classe : il n’y a pas à sortir de là.

La liberté ? Mais qu’est-ce là ? La liberté de savoir et d’apprendre qui creuse les inégalités entre les gens ? La liberté de créer et d’entreprendre qui marque ceux qui osent de ceux qui restent ? Le capitalisme est l’expression économique de cet individualisme fondé sur la liberté : c’est cela même qu’il faut combattre !

Pour rester entre soi, c’est l’égalité qui prime, la fraternité viendra en sus. La liberté, si l’on veut conserver ce terme bourgeois, c’est d’obéir volontairement à la loi qu’on s’est choisie (Rousseau dixit). Autrement dit : ferme ta gueule et fait comme tout le monde, sinon…

Le cégétisme comme le frontisme aboutissent donc inéluctablement à la fin du débat, à la fin de la pensée, à l’alignement « organique » sur la volonté générale – dont « le droit » serait discrétionnaire et non opposable. Seule façon d’imposer l’égalité ? – La dictature. Car qu’est-ce que l’inverse de la liberté à votre avis ? L’inverse du libéralisme ? L’inverse de la démocratie – où chacun débat sur l’agora ?

Allez, faites un effort personnel : cherchez dans le dictionnaire les antonymes de ces concepts dont chacun a la bouche pleine sans plus en sentir la saveur. Vous verrez…

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France n’est pas Allemagne

Un philosophe historien catholique néerlandais, Luuk van Middelaar, a publié récemment un article fort intéressant sur le couple France-Allemagne dans la revue Gallimard Le Débat (n°187, novembre-décembre 2015). Les autres articles du numéro offrent des réflexions inédites sur les malentendus constants dus à la langue, à l’histoire et au tempérament de ces deux peuples composites.

La langue allemande met le verbe à la fin, ce qui oblige à écouter jusqu’au bout la phrase commencée par son interlocuteur ; la conversation française au contraire interrompt volontiers celui qui parle, en signe de connivence. La création de la France fut celle des rois puis celle de la Révolution : un roi, une foi, une loi ; celle de l’Allemagne est très récente, à peine plus d’un siècle, et (sauf l’exception nazie) une confédération de principautés morcelées plus qu’un royaume unifié. Toujours au centre du continent et ravagé par les guerres et les famines, les peuples allemands ont privilégié les échanges commerciaux, leur population intérieure n’offrant pas assez de débouchés à leurs productions ; le pré carré français à l’inverse, démographiquement dynamique, n’a jamais eu besoin jusqu’à récemment d’aller vendre ailleurs, se suffisant à lui-même. Cette force lui a fait croire son exemple universel.

drapeaux france allemagne

Mais c’est surtout la politique et le pouvoir qui fonctionnent autrement, objet du propos de Luuk van Middelaar.

La politique s’appréhende de façon presque opposée : en Allemagne il s’agit de règles, en France d’événement.

  • La règle signifie en Allemagne justice, ordre, équité – autrement dit l’application pure et simple du droit qui protège. En France, la même règle est perçue comme celle du maître qui tape sur les doigts, comme une contrainte et une soumission. Si l’Allemand voit dans le droit la même justice pour tous, le Français réclame constamment de la flexibilité, voire des passe-droits.
  • L’événement, même dramatique, reste en France un signe de vie, de renouveau qui va faire bouger les choses, une exigence d’agir. Le président n’est jamais si présidentiel que lorsqu’il rassemble la nation lors d’un discours grave, sur la guerre ou le terrorisme, avec des décisions. En Allemagne, à l’inverse, tout événement sape l’ordre établi, le subtil équilibre précaire, il est signe de de déstabilisation et de danger. On attend de la Chancelière qu’elle reste solide et apte à gérer la situation.

L’auteur voit dans ces écarts de tempéraments une origine culturelle ancienne : le schisme de la Réforme entre protestants et catholiques au 16ème siècle. Le rapport à la Loi n’est pas le même. « Le protestantisme jure par la lettre et l’immédiateté du Livre, quitte à condamner le pécheur ; le catholicisme maintient en l’Église un pouvoir discrétionnaire et garde l’option du pardon ». Côté protestant on fustige les hypocrites ; côte catholique, les fanatiques – Luther contre Montaigne. Les « débats » d’autistes sur la règle budgétaire entre Français et Allemands n’ont-ils pas des accents de guerre de religion ?

L’organisation du pouvoir diffère également entre les deux pays.

  • L’événement implique l’action, la décision impérieuse d’un pouvoir exécutif fort dans un État jacobin. « Le système politique français se doit donc de produire des acteurs » – le président de la République en premier. Autoritaire, hiérarchique, centralisé sur des frontières quasi naturelles, le pouvoir en France est héritier du droit romain et de l’Église, de Louis XIV à Napoléon et de Gaulle.
  • C’est tout le contraire en Allemagne, État fédéral décentralisé récent, traumatisé par les douze années nazies, d’où les contrepouvoirs nombreux et emboités : Länder, Parlement, Cour constitutionnelle, Banque centrale farouchement indépendante. Négociateur, fait de poids et contrepoids, le pouvoir en Allemagne est héritier du morcellement des principautés germaniques sans cesse en lutte pour garder le contrôle d’un territoire ouvert à l’est, au sud-est et au nord.

Il suffit de regarder les trois saisons de l’excellente série danoise Borgen (‘le Château’, siège du Premier ministre) pour constater que la politique dans les pays germaniques est une suite de compromis constants entre la réalité des rapports de force et les principes. Parler, négocier, échanger donnant-donnant, sont des manières de faire bien étrangères aux muguets de cour de l’Élysée qui se contentent d’obéir à leurs féodaux, en oubliant sans vergogne le Parlement.

« Berlin » ne pense pas, alors qu’on peut le dire de « Paris ». Si la France parle d’une seule voix en ne voulant voir qu’une seule tête, l’Allemagne se coordonne. « Les départements A, B et C se disputent, la chancellerie tente de fabriquer des compromis, des députés s’en mêlent, le partenaire de la coalition se sent oublié, l’opposition fait savoir que le vote ne passera pas au Bundesrat sans ses voix, les régions protestent contre l’intrusion du pouvoir fédéral (…) la Cour constitutionnelle fait planer son ombre ». Que valent en France les Frondeurs et autres lobbies associatifs contre l’élection au suffrage universel direct du président, l’absence de proportionnelle due au scrutin uninominal à deux tours, l’énarchie qui formate les technocrates issus d’un même milieu dans un même moule et les médias nationaux tous à Paris et possédés par ces quelques-uns qui « font » l’Opinion ?

carte europe politique

Dès lors, l’Europe est une construction qui rencontre les limites de ses deux grands fondateurs.

  • Europe pour la puissance selon la France dès l’origine, qui voulait enchaîner l’Allemagne en la faisant participer contre les deux blocs;
  • Europe par le droit selon l’Allemagne à l’origine, qui voulait retrouver une place et s’occuper surtout d’économie.

L’élargissement de l’UE et la mondialisation ne permettent plus guère l’un comme l’autre. La puissance se heurte aux intérêts économiques globalisés et au Budget restreint pour une grande politique ; l’élargissement par le seul droit explose devant la vague d’immigration de mœurs et de cultures très différentes qui déferle depuis la déception des « printemps » arabes et l’impasse en Syrie.

  • Qu’est-ce qu’être Français, sinon appartenir à l’État qui porte ce nom ? Le symbolique véhiculé par « la France » s’évanouirait si le pays se diluait dans un ensemble fédéral européen. Les régions reprendraient leur identité et le souvenir du sacre de Reims comme celui de la Révolution en 1789 ou du sacrifice en 1914 feraient partie du folklore – comme l’est désormais le mythe gaulois du 19ème siècle.
  • Alors qu’être Allemand est avant tout parler la langue allemande et être de culture allemande, qui n’a pas de prétention à l’universel comme la culture française. L’État est déjà fédéral, l’Europe unifiée ne ferait qu’ajouter une couche, l’histoire même a montré que le morcellement était la règle.

France et Allemagne n’ont pas la même langue, ni la même histoire, ni le même tempérament façonné par la culture. Leurs conceptions du pouvoir et de l’action politique sont différentes. Il est vain (et marque d’ignorance) de reprocher à l’autre ses travers, comme la gauche ou la gauche de la gauche s’y vautre volontiers (Mélenchon le premier). Il ne s’agit pas de se changer pour imiter, mais de comprendre les ressorts de l’autre pour mieux négocier. Car l’Europe n’avancera que par le compromis, l’acception de l’un par l’autre, avec ses grandeurs et ses faiblesses.

France et Allemagne sont complémentaires – je l’ai vécu personnellement dans la banque, d’autres le vivent dans l’industrie (par exemple chez Airbus). Les ingénieurs et les banquiers français sont inventifs mais piètres commerciaux ; les techniciens allemands sont fiables, obstinés et rigoureux dans le service après-vente. En moyenne et dans leur image de marque. Pourquoi ne pas utiliser les aspects positifs de chacun pour avancer ensemble ?

Luuk van Middelaar, France-Allemagne : un partenariat difficile, Revue Le Débat n°187, novembre-décembre 2015, Gallimard, €19.50

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Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam

antoine sfeir l islam contre l islam
Politologue libanais d’origine, journaliste notamment pour La Croix, le Pèlerin, le Point, Politique internationale ou Esprit, Antoine Sfeir dirige Les Cahiers de l’Orient. Il préside le Centre d’études et de réflexion sur le Proche-Orient (Cerpo) et l’Institut libre d’étude des relations internationales (ILERI). Dans ce petit livre, il allie la compétence du politologue et la connaissance intime de sa région d’origine avec la pédagogie du journaliste – de quoi rendre simple cet Orient compliqué.

Probablement issu d’une compilation d’articles et de conférences données au fil des ans (en témoignent les quelques répétitions), l’auteur a le don de nous emmener des origines du chiisme dès la mort du Prophète aux divergences doctrinales, jusqu’à la géopolitique actuelle du chiisme incarnée surtout par l’Iran et ses satellites (Alaouites de Syrie, Hezbollah libanais, Azéris d’Azerbaïdjan, chiites d’Irak, Hazaras d’Afghanistan, Zaydites du Yémen). En annexes bienvenues figurent une chronologie du VIIe siècle à fin 2012, l’arbre de l’islam, une courte bibliographie dans la foison des livres – et deux cartes passionnantes de source Ralph Peters : comment les Américains en 2003 envisageaient de restructurer le Moyen-Orient, avant et après.

Le chiisme est une scission dès l’origine du courant principal de l’islam qu’est aujourd’hui le sunnisme. Chaque branche a son « Vatican » (l’Arabie Saoudite pour le sunnisme, l’Iran pour le chiisme) et ses propres sectes, plus ou moins littérales ou intégristes. L’écart entre les religions d’islam semble être analogue à celui entre l’Ancien et le Nouveau Testament, les chiites attendent toujours leur Mahdi de la fin des temps, alors que les sunnites voient en Mahomet le dernier Prophète.

Mais la guerre millénaire de religion entre ces deux aspects du Livre n’empêche nullement le clanisme ou le nationalisme de se manifester : les 20% de chiites d’Irak se sont battus contre les chiites d’Iran lors de la guerre enclenchée par Saddam Hussein entre 1980 et 1988. C’est pourquoi cet Orient est si compliqué, qui emmêle ethnies (Arabes, Perses, Turcomans), croyances, richesses du sous-sol et égos démesurés.

L’Arabie Saoudite est une théocratie, l’Iran aussi. Rien de « démocratique » dans ces régimes, même si l’Iran connait des élections. « Le véritable chef de l’État est le Guide [pas le Président]. Nommé à vie, celui-ci ne peut être démis de ses fonctions qu’exceptionnellement. Il domine l’ensemble de l’appareil politique, pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire inclus. Mais, bien que religieux, il n’est pas l’autorité suprême du chiisme » [répartie entre les grands ayatollahs] p.115.

Ce pourquoi l’Occident ne doit pas se réjouir naïvement de la « négociation » acceptée sur le nucléaire : l’Iran n’est pas devenu humaniste, il mesure les rapports de force. Avec une Arabie Saoudite moins indispensable à la consommation de pétrole par les Américains depuis que ceux-ci ont découvert des gisements dans le schiste, le rééquilibrage géopolitique était inévitable. Surtout pour contenir le soi-disant État islamique qui menace tout le monde, sunnites quiétistes étant mis dans le même sac que « l’hérésie » chiite. Jusqu’alors, « l’islam rest[ait] le meilleur rempart contre les idées de gauche » p.121.

Antoine Sfeir est très critique envers la diplomatie française, seul grand pays non aligné qui pourrait jouer le rôle de médiateur au Levant, plus que les Américains (tenus par Israël), les Anglais (qui ont promis et n’ont jamais tenu), les Allemands (puissance exclusivement marchande), les Russes (qui ont voulu dépouiller le nord de l’Iran lors du Grand Jeu) ou les Chinois (en butte à leur minorité musulmane Ouïgoure). Mais les Français sont aux abonnés absents depuis Chirac.

Très utile pour se cultiver sur les facettes de l’islam, sur les intérêts sous-jacents aux prétextes religieux, et sur le développement de logiques inéluctables qui ne devraient pas être une surprise, ce petit livre se lit rapidement et avec aisance.

L’ouvrage a reçu le Prix Livre et droits de l’homme en 2012.

Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam – l’interminable guerre des sunnites et des chiites, 2013, Livre de poche biblio essais, 191 pages, €6.10
Le blog d’Antoine Sfeir
Un point de vue critique sur l’auteur

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Patrice Montagu Williams, La guerre de l’once et du serpent

patrice montagu williams la guerre de l once et du serpent

Nous sommes en septembre 1939 dans le Nordeste brésilien. La guerre, en Europe, n’a pas encore éclaté mais les nazis déjà se sont divisés. Les SS dévoués à leur führer téléguidé par la grande industrie ont balayé les SA épris de grandeur raciale. Un ex-séminariste devenu SA a vu tuer son jeune compagnon de 18 ans à ses côtés avant d’être exilé, sauvé par sa Croix de fer acquise durant la Grande guerre 14-18.

Il s’établit au Brésil, dans le sertão, cette étendue pauvre peuplée d’Indiens mais qui « appartient » (par la force légitimée par le droit) aux grands propriétaires fonciers. L’ordre d’un État, expose judicieusement l’auteur, n’est-ce pas « faire comme l’Église et (…) protéger les intérêts de ceux qui possèdent tout contre l’avidité de ceux qui n’ont rien » ? p.70. Et les représentants de l’ordre, tel le colonel de la police militaire, roule en Chrysler Airflow tandis que les Indiens vont en âne.

Dans ce roman bien écrit – son troisième livre – l’engrenage est celui du destin : deux légitimités s’affrontent, égales, ce qui compose une tragédie. Le mécanisme d’horlogerie est bien mené, les caractères cependant manquent un peu de souffle. Le Padre est l’ex-nazi, le Capitaine la police militaire. Chacun des deux personnages incarne une vision : celle du rêve ou celle de l’État. Peut-être eût-il été judicieux de les rendre plus denses, plus passionnés ?

Chrysler Imperial Airflow

Le capitaine a vaincu récemment les cangaceiros qui écumaient la région, pillant et violant à l’envi. Le Padre devient cacique d’un village d’Indiens, qu’il veut transformer en ville nouvelle pour les meilleurs d’entre les Allemands, une fois finie la guerre mondiale qu’il entrevoit – l’Allemagne vaincue. Des colonies allemandes ont déjà été créées dans les pays d’Amérique du sud, mais elles ont mal résisté, se mêlant trop à la population : le mélange des races et des cultures dégénère toujours, selon la croyance nazie. À l’inverse, le capitaine, moins brut qu’il ne paraît et même lecteur de livres, croit que son pays, le Brésil, a l’avenir devant lui justement par le mélange.

L’auteur ne prend pas position dans ce choc des idéologies. Mais il fait s’interroger : peut-on peupler un pays vide avec ses rêves ? Les États-Unis l’ont fait, l’Australie aussi – mais indigènes et aborigènes n’ont rien de commun avec les grands propriétaires, les gouverneurs et les généraux de l’Estado Novo brésilien instauré par Getúlio Vargas dès 1937. Les mercenaires payés par les propriétaires se feront décimer mais l’armée commandée par le capitaine aura le dernier mot.

bresil sertao

Resteront quatre êtres : le Padre et le capitaine qui s’affronteront en duel, l’Indien traître qui survit comme tout collabo, et l’innocence représentée par une petite fille à qui est offerte la croix d’or porte-bonheur du cangaceiros. La grande vague de l’histoire balaie tout et seul l’État subsiste…

Le roman fourmille de détails sur le Brésil, sur l’existence loin des villes et la variété des animaux (tel l’once, ce jaguar sud-américain), sur les rapports de force et les superstitions. Le grand rêve du Padre rappelle parfois celui mis en scène par Jean Raspail, sans en prendre le style flamboyant.

Mais les chapitres coulent, fluides, qui vous immergeront dans l’exotisme, surtout si vous envisagez de visiter un jour ce pays immense où presque tout est possible.

Patrice Montagu Williams, La guerre de l’once et du serpent, 2015, éditions l’Harmattan collection romans historiques, 219 pages, €20.00

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Penser la France à la chinoise

Ce n’est pas parce qu’ils sont de l’autre côté de la terre que les Chinois ne sont pas comme nous. Mais c’est un fait qu’ils ne pensent pas comme nous. Notre propension, un peu arrogante, à croire que nous sommes l’universel en marche est sûrement ridicule ; malheureusement, nous sommes nombreux à y croire. Nous avons toutefois, dans notre façon de voir le monde, une vertu qui nous permet d’échapper à ce nombrilisme : elle nous permet de tenter objectivement de voir à travers leurs yeux, de nous mettre à leur place.

D’où, sans doute, les dérives récentes de la repentance et des incessantes commémorations, attisées par certains lobbies qui ont un intérêt financier (et de pouvoir) à se venger. Nous mettre à la place de l’autre montre combien nous avons été « inappropriés » dans le passé colonial ou politique. Mais nous sommes dans le flot médiatique, dans la dictature court-terme de l’opinion, dans la moraline politiquement correcte – et cette vertu de décentrement dérive en auto-flagellation masochiste.

Fenetre sur champs

Comment pourraient donc penser pour nous les Chinois ?

Pour l’empire du Milieu, le pouvoir n’est pas la force qui impose mais la force qui assemble – non pas le plus puissant mais le plus légitime. Il est comme le moyeu de la roue qui tient les rayons, une sorte de vide immobile autour duquel tout tourne. Ainsi le parti unique est comme le fils du Ciel, un système de gouvernement. S’il tient, tout tient ; s’il se délite, tout se délite ; s’il s’écroule, c’est le chaos. Ainsi le chef d’entreprise chinois ne commande rien, il n’est que le premier d’entre les pairs, le symbole de l’entreprise et le porte-parole des cadres, le rassembleur qui fait la synthèse des rapports de force autour de lui. Ce pourquoi il n’est « rien » en tant qu’individu ; il est « tout » en tant que bannière.

– Notre patriotisme, en particulier gaullien, n’est-il pas de cet ordre ? Le général de Gaulle à Londres « était » la France – pas l’individu Charles, général provisoire ayant fui à l’étranger. Pourquoi les Français continuent-ils d’aimer Chirac, ce grand Fout-rien qui a retardé de 20 ans les réformes indispensables, qui a livré le pays à la gauche pour 5 ans après une dissolution politiquement inepte, qui était copain comme cochon avec Saddam Hussein – sinon parce qu’il rappelle les années d’insouciance, le respect du droit international sur l’Irak et la fin du service militaire ? Nous n’avons plus de pouvoir qui assemble, ni en France où Hollande apparaît un mou sans boussole qui semble mentir autant qu’il affirme, ni en Europe où les 29 tirant à hue et à dia écartèlent toute initiative.

Il s’agit pour les Chinois de suivre la « raison » des choses, ce mouvement qui va, issu de l’énergie interne des êtres vivants et des tensions de la matière. Agir, ce n’est pas dominer, c’est prendre conscience des rapports de force (des courants d’énergie) et de leur organisation ; c’est se rendre comme de l’eau, sans volonté autre que de se couler dans toutes les fentes, de s’infiltrer par tous les interstices – sans violence, sans autre « force » que cette seule raison de l’eau qui est la pesanteur. Ainsi le combattant n’impose pas sa brutalité musculaire, il est tout souplesse et regard flottant ; il capte l’énergie de l’adversaire à son profit, utilise la force de l’autre pour jouer le déséquilibre.

– Nos Lumières et leur libéralisme ont découvert par elles-mêmes que la laïcité envers les déterminismes divins, nationaux, sociaux, familiaux, biologiques était prise de conscience de ces forces obscures, de ces tensions qui font avancer les peuples, les sociétés et les individus. Nietzsche a repris à son actif cette « volonté de puissance » qui est la force dans les choses et dans chacun. Il n’était pas libéral, au vu des chamailleries des médiocres de son temps, mais qu’est-ce que le libéralisme sinon la liberté ? Celle de « laisser faire » disent ceux qui ont peur de leur responsabilité adulte et qui voudraient bien qu’un chef, un parti, une religion ou un moralisme leur disent comment il faut se conduire. L’initiative, la création, l’entreprise, l’aventure, sont des prises de risques – en responsabilité. Ceux qui réussissent ne s’imposent pas par la brutalité comme un quelconque tyran, mais par leur astuce, cette autre forme de la force qui est capacité à faire émerger une idée au bon moment et à la traduire dans les faits, par tâtonnements, malgré tous les obstacles. Comme de l’eau. Le libéralisme politique accompagne le mouvement de la société, il le réfléchit, il le tempère, mais évolue avec son temps. Où est-il dans la toile administrative, la surveillance tout azimuts, la mise en procès de toute action – et le « principe de précaution » érigé en Commandeur – par Chirac – dans la Constitution !

garcon dauphin

D’où l’importance des moyens pratiques de vivre ensemble, dans la politique chinoise. Pas de « grands principes » gravés dans le marbre (comme notre gauche volontiers « révolutionnaire » adore en poser) ni de commandements délivrés sur la montagne dans le tonnerre et les éclairs (comme les religions du Livre le font croire), mais des rites, un ensemble de pratiques connues de tous et prévisibles qui permettent à chacun de savoir où il se trouve et ce qu’il doit faire. Il s’agit bien d’un ordre social, mais sans cesse en mouvement, issu de la société humaine elle-même, pas d’un au-delà capté par quelques prêtre, membre du parti, gourou ou imam. L’être humain n’est pas individu mais enserré dans la société. Il n’a pas de « droit » personnel mais relève des mœurs civiques. Ainsi tout dissident est-il mauvais puisqu’il conteste le « naturel » de l’ordre social ; il doit être puni « pour l’exemple ». Ce n’est pas le meilleur de la pensée chinoise, faisant du conformisme « confucianiste » la vertu humaine par excellence.

– Notre « politiquement correct » venu des États-Unis, ce « cool » des jeunes que tout conflit ennuie, sont-il d’une autre forme, sinon par leur hypocrisie ? « Cachez ce sein que je ne saurais voir » impose Facebook et l’impérialisme puritain yankee. Le déni insupportable de la gauche intello bobo chez nous est du même ordre hypocrite, à propos de ces « pauvres victimes » de musulmans « stigmatisés » – même lorsqu’ils tuent des plumitifs ou des Juifs à la kalachnikov, même lorsqu’ils égorgent des désarmés les mains liées, même lorsqu’ils violent des enfants « parce que c’est permis dans le Coran » ? Les Français ne sont pas dupes mais les officiels ne le reconnaissent pas. La Chine, au contraire, reste mentalement en mouvement – et sa société ne tolère pas de tels crimes sans réagir vigoureusement, ouvertement (contrairement à nos bobos et à nos média) avec l’assentiment de tous. Il n’en est pas de même en nos pays fatigués, où les « grands principes », trop rigides, sclérosent les consciences des élites et engendrent à des révoltes populaires sporadiques contre ce déni, en attendant les révolutions pour renverser l’entre-soi. Où le Parlement, lieu de débats politiques et de décisions claires, se perd en parlotes et en querelles d’ego, où les postures de bac à sable des politiciens médiocres comptent plus que l’intérêt général.

Il est stimulant de « penser chinois » : l’on voit ainsi que si ce peuple à l’autre bout de la terre n’est pas comme nous, nous avons des formes de pensée qui se rejoignent. Mais qu’il existe, dans la culture chinoise, une souplesse qui nous fait bien défaut – surtout à l’époque de transition que nous vivons.

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Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines

maurice godelier au fondement des societes humaines

Né en 1934, Maurice Godelier est probablement le meilleur anthropologue français contemporain. Il est beaucoup plus connu à l’étranger que chez lui en raison de la coterie des grandécolâtres et du snobisme médiatique. Agrégé de philosophie, licencié en psychologie et licencié en lettres modernes, il a travaillé auprès de Fernand Braudel puis de Claude Lévi-Strauss. Proche de Chevènement, il obtiendra la médaille d’or du CNRS en 2001 pour l’ensemble de son œuvre. Un temps marxiste, praticien de terrain en Papouasie, il s’est détaché de tous ses maîtres pour se forger une opinion personnelle. Il nous la livre à 73 ans dans ce petit opus qui se lit facilement. Ni jargon ni galimatias, ce qui se conçoit bien s’énonce clairement – c’est le meilleur de Godelier.

« Déconstruire les discours et les résultats des sciences sociales, oui. Leur dénier tout caractère scientifique, non. » Il se pose directement contre le relativisme à la mode aux États-Unis et avidement repris par les bobos multiculturels parisiens pour faire bien, « les dissoudre dans des discours narcissiques, se délectant dans le refus de théoriser, dans l’ironie, dans l’incohérence et l’inachevé volontairement recherchés » p.35.

Ce petit livre présente 5 idées reçues de l’anthropologie, contrées par la recherche de terrain (p.39) :

  1. Les sociétés sont fondées sur l’échange (marchandises et dons) : « A côté de choses que l’on vend et de celles qu’on donne, il en existe qu’il (…) faut garder pour les transmettre, et ces choses sont les supports d’identité qui survivent plus que d’autres au fil du temps. » Tout ne s’échange pas.
  2. La famille est au fondement de la société : « Il n’existe pas, et il n’a jamais existé, de sociétés fondées sur la parenté. (… Ni parenté, ni famille) ne sauraient constituer le lien qui unit différents groupes humains de manière à faire société. » C’est la symbolique politico-religieuse qui fonde une société, pas la biologie.
  3. Les enfants sont le produit d’un homme et d’une femme unis sexuellement : « Nulle part, dans aucune société, un homme et une femme n’ont jamais été pensés comme suffisants pour faire un enfant. Ce qu’ils fabriquent ensemble, ce sont des fœtus que des agents plus puissants que les humains, des ancêtres, des dieux, Dieu, transforment en enfant en les dotant d’un souffle et d’une ou plusieurs âmes. » L’enfant s’appartient à lui-même, il n’est pas l’objet des parents; la société l’accueille et l’élève au même titre que la famille par des rituels et des institutions appropriés.
  4. Les rapports économiques constituent la base des sociétés (Marx) : « La sexualité humaine est fondamentalement ‘a-sociale’. Le corps sexué des hommes et des femmes fonctionne dans toute société comme une sorte de machine ventriloque qui exprime et légitime les rapports de force et d’intérêt qui caractérisent la société, non seulement dans les rapports entre les sexes, mais dans les rapports entre les groupes sociaux qui la composent – clans, castes ou classes. »Les rapports économiques sont l’un des rapports sociaux, pas le seul.
  5. Le symbolique l’emporte toujours sur l’imaginaire et le réel : « Tous les rapports sociaux, y compris les plus matériels, contiennent des ‘noyaux imaginaires’ qui en sont des composantes internes, constitutives, et non des reflets idéologiques. (…Ils) sont mis en œuvre par des ‘pratiques symboliques’. » Les humains ne font société que par le symbole.

Dit autrement, nulle société n’existe sans une identité, un imaginaire politico-religieux vécu selon des pratiques symboliques renouvelées, qui s’exerce sur un territoire. Sans territoire, ce n’est qu’une communauté (de parenté, de langue et de principes). Font société par exemple les Baruyas, population de Nouvelle-Guinée étudiée par l’auteur ; l’Arabie Saoudite issue de la rencontre entre le rigoriste musulman Al-Wahhab et le chef de tribu Ibn Saoud en 1742 ; la France refondée en 1789 ; les États-Unis nouvelle terre promise émancipée du colonisateur en 1776 ; l’URSS fondée par Lénine ; Israël fondée en 1947… Sur le territoire, la souveraineté s’exerce par des institutions distinctes de la parenté, telles l’école en Occident, les mouvements de jeunesse en URSS et en Israël ou l’initiation des jeunes garçons et des jeunes filles chez les Baruyas.

maurice godelier chez les baruyas de nouvelle guinee

A ce titre, aucune institution n’est « naturelle », tout est construit socialement pour légitimer la souveraineté, donc le faire société. Le passage de l’enfance à l’âge adulte chez les Baruyas n’est pas le fait des parents ni des majeurs spécialisés de la société ; il est le fait des aînés non encore mariés. Dès 9 ans, le garçon est arraché aux femmes pour être initié dans la Maison des hommes en quatre stades. Vers 15 ans, chaque adolescent prend un enfant sous son aile, à 18 ans il a le droit de faire la guerre, à 20 ans de se marier. Les aînés des 3ème et 4ème stades donnent leur sperme à ingérer aux petits des 1er et 2ème stades. Le sperme vise à faire renaître l’enfant par le lait mâle, à le masculiniser. Ni masturbation, ni sodomie, ni inceste entre adolescents, ni fellation d’hommes mariés ne sont permis par la société – tout est codifié. L’aîné choisit le cadet et – ajoute l’ethnologue – « entre eux on peut observer beaucoup de tendresse, nombre de gestes délicats, réservés, pudiques. Là, il y a place pour le désir, l’érotisme et l’affection, mais aussi pour la soumission (…) diverses corvées » p.178. L’usage des sexes fabrique de la vie et de l’ordre social, voire cosmique. La « loi » d’une société suborne la sexualité des individus à l’imaginaire qui fait société. Chez les Baruyas comme chez nous, différemment.

Car « qu’est-ce qu’un rapport social ? C’est un ensemble de relations à multiples dimensions (matérielles, émotionnelles, sociales, idéelles), produites par les interactions des individus et, souvent, à travers eux, des groupes auxquels ils appartiennent » p.194. Ces rapports sont entre les individus et en eux, car la société les façonne et ils veulent s’y intégrer. Le désir n’a pas de « sens social », seule la reproduction en a un, d’où l’encadrement de la sexualité par la religion et la morale (ou la loi) dans toute société humaine. La société n’est donc pas née par le ‘meurtre du père’ selon Freud, mais par le refoulement du désir asocial (anarchique).

En bref, « ce sont des rapports politico-religieux qui ont intégré en un Tout des groupes humains d’origine diverse, et au départ hostiles, et qui ont assuré la reproduction de ce Tout » p.228.

D’où l’intérêt pour la connaissance de soi de « mettre au jour ce qui n’est pas dit, faire apparaître les raisons d’agir ou de ne pas agir laissées dans l’ombre, réunir et analyser ensuite tous ces faits pour en découvrir les raisons, c’est-à-dire les enjeux pour les acteurs eux-mêmes dans la production de leur existence sociale » p.250. Ce sont l’œuvre « des penseurs du siècle dit des Lumières. Ils ont osé avancer l’idée que tous les régimes de pouvoir exercés ou subis par les hommes au cours de l’histoire n’avaient eu ni les dieux ni la nature pour origine, mais étaient le fruit des pensées, des actions et les intérêts des hommes eux-mêmes » p.275. Oui, les sciences sociales et la démocratie sont liées…

Un excellent petit livre qui remet à leur place bien des fantasmes et des préjugés.

Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, 2007, Flammarion Champs essais 2010, 331 pages, €9.69

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Richard Price, Ville noire ville blanche

Voici un thriller psychologique venu d’un Noir américain qui va conforter les partisans de la police de proximité ! Le cadre est en effet la banlieue de New York, la ville des inégalités, et le quartier noir d’Armstrong appelé Freedomtown, côtoyant le quartier blanc de Gannon. La « ville de la liberté » est le surnom dérisoire donné par ses habitants au ghetto dans lequel ils sont parqués. De là viennent en effet la majorité des délinquants, trafiquants de drogue, petits voleurs à la tire, agresseurs de passants. La police n’hésite alors pas à boucler le quartier pour faire pression sur la majorité silencieuse afin qu’elle livre les malfrats. Mais fait-on de même en quartier blanc ?

Richard Price est moins connu pour ses romans (épais et de bonne facture) que pour ses scénarios de film. Il a ainsi écrit entre autres ‘Mad Dog and Glory’ avec Robert de Niro. Ce roman policier noir écrit par un Noir sur les inégalités sociales et policières de Dempsey, dans la périphérie de la Grosse pomme, dit toute l’Amérique : principes d’égalité affichés mais réalité des rapports de force. Selon que vous êtes Noir ou Blanc, vous ne serez pas traités pareil.

Brenda, une jeune femme blanche travaillant dans le social pour le quartier noir, est un soir d’été étouffant recueillie aux urgences choquée et les mains déchirées. Le flic de proximité Lorenzo doit lui arracher sa déposition, mais il n’est pas satisfait : « ça ne colle pas ». Elle dit qu’un Noir vêtu d’une capuche l’a tabassée et jetée hors de sa voiture, et qu’il s’est enfui avec. Sauf que son sac à main est retrouvé dehors : l’aurait-elle pris par réflexe ? Sauf qu’elle avoue que son fils de quatre ans, Cody, dormait sur la banquette arrière : où est passé le gosse ?

Les flics s’agitent, le FBI est pressenti, les huiles s’inquiètent. Le quartier noir est passé au peigne fin, les dealers inquiétés, les mauvais coucheurs envoyés en prison. On arrête un jeune d’après le portrait robot : s’il n’a pas piqué la tire, il a au moins fait autre chose de répréhensible. Le quartier gronde, la chaleur monte, les gamins demi-nus grouillent comme des mouches autour des reporters arrivés en masse comme sur une merde… C’est bien le sentiment des habitants de Freedomland que d’être considéré comme moins que rien. Les leaders officiels, pasteurs, imams, militants, association de recherche de disparus, en profitent pour faire mousser leur business. Plus le temps passe, plus la situation échappe aux protagonistes. Brenda a-t-elle dit la vérité ? Jesse la journaliste collée à ses basques cherche-t-elle l’information ou sa gloire personnelle ? Lorenzo le flic de proximité est-il trop mou avec les délinquants ?

Nous découvrons les vies méritantes des gens du quartier, les existences ternes de ceux qui ont un emploi de médiation, les destinées ratées des dealers et maris violents. Les gosses battus poussent en bandes, le fric facile inhibe toute loi, la recherche de l’illusion prime tout effort quotidien. Car prendre de la drogue, fourguer du recel ou de la came ou croire découvrir le grand amour – sont des illusions très américaines. La réalité sordide du quartier noir englue ses habitants. Brenda la Blanche n’y échappe pas…

Que le nombre de pages ne vous rebute pas, elles se lisent bien. Il y a foule de personnages mais la tension monte et l’enquête progresse par à-coups, bien découpée en longues séquences. Un livre à lire dans le train, en avion, lors de longs voyages. Ne bouquinez surtout pas quatre ou cinq pages seulement avant de faire autre chose, vous perdriez le fil ! Ce livre se boit à longs traits comme l’eau pétillante les jours de canicule. Et il fait réfléchir sur la police de proximité d’autant plus vantée en France qu’elle n’a jamais encore été vraiment appliquée.

Richard Price, Ville noire ville blanche (Freedomland), 1998, 10-18 2010, 621 pages, €9.69 

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