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Témoin à charge de Billy Wilder

Agatha Christie en avait imaginé une nouvelle en 1925 puis, devant le succès, élaboré une pièce de théâtre après guerre en 1953 ; Billy Wilder en fait un film en 1957. Il y aura encore une mini-série BBC en 2016 et un téléfilm policier récemment ! C’est dire combien l’intrigue intrigue, particulièrement tordue car à rebondissements.

Le thème en est l’amour – absolu – face au cynisme de l’humain trop humain. Leonard Vole (Tyrone Power) est un bon à rien touche à tout qui, pris dans l’armée d’occupation britannique en 1945, sauve Christine Helm (Marlène Dietrich) de la famine dans un Berlin en ruines où elle chante dans un cabaret improvisé en sous-sol. Leonard, léger et inconsistant, lui fait plaisir en lui offrant du café instantané et des rations de lait, sucre et œufs en poudre de l’armée américaine. Tout cela parce qu’elle l’a impressionné par son caractère froid et rigide, sa voix grave et ses grands yeux. Il l’épouse pour la faire sortir d’Allemagne et l’établit avec lui en Angleterre.

Mais la vie continue et Leonard va de boulot en boulot, instable et fantasque. Il a inventé un batteur qui « sépare les blancs des jaunes » (?) et espère de l’argent pour lancer son affaire. Il fait la connaissance par hasard, en regardant les vitrines de luxe, de la veuve joyeuse Madame French (Norma Varden) qui essaie un chapeau ridicule. En croisant son regard, il lui fait signe que non de la tête ; la rombière essaie un nouveau bibi et il fait alors oui. Elle l’achète et le remercie mais, comme son bus arrive, il s’en va. Il est ainsi Leonard, instantané, à saisir ce qui passe.

Le destin va en décider autrement et ils se retrouvent par hasard dans un cinéma où le chapeau acheté empêche de voir l’écran. C’est Madame French qui va passer son ennui dans les salles obscures à regarder des films qu’elle a déjà vu plusieurs fois. Ils renouent, elle l’invite à venir prendre le thé ; il lui fait la démonstration de son batteur à main devant la cuisinière bonne à tout faire Janet McKenzie (Una O’Connor) qui le prend en grippe par conservatisme et jalousie. Elle n’aime pas ce beau-parleur qui enjôle sa maîtresse, d’autant que celle-ci tombe amoureuse du bel homme qui a au moins vingt ans de moins qu’elle.

Et Leonard se retrouve dans l’antichambre du célèbre avocat pénaliste sir Wilfrid Robarts (Charles Laughton) qui sort d’une crise cardiaque et que son infirmière dragon (Elsa Lanchester) rudoie pour lui faire faire la sieste, prendre ses pilules, lui imposer sa piqûre, boire son cacao… Ce qui est autant de prétextes à scènes cocasses où le coq éructe contre la poule, qui l’aime bien au fond. C’est que Leonard se trouve accusé du meurtre de Madame French survenu la veille au soir, alors qu’il venait justement de la visiter. Il jure qu’il n’a pas tué. Sir Wilfrid le soumet au teste du monocle (le soleil dans l’œil) et a plutôt tendance à le croire mais la cause est perdue. D’autant que les journaux révèlent qu’une forte somme lui est léguée par testament, ce qui fournit un mobile, même si Leonard jure (une fois de plus) qu’il n’était pas au courant. Sa femme immigrée témoigne aux policiers en sa faveur, mais elle est sa femme, donc sujette à être aveuglée par l’amour, et étrangère, donc sujette à suspicion de la part des « jurés de Londres ». Sir Wilfrid laisse donc la cause perdue à son élève, l’avocat Brogan-Moore (John Williams).

Leonard sorti, surgit alors sa femme Christine, son seul alibi. Sir Wilfrid l’interroge au bas de l’escalier où il doit prendre l’ascenseur mécanique pour ne pas se fatiguer le cœur, et ce qu’elle dit l’incite à aller au combat. Il adore au fond les causes perdues et sent que cette femme qui est prête à tout pour sauver son amour passera mal devant un jury : défendre Leonard sera alors une performance.

Il décide de ne pas la faire témoigner mais l’accusation s’empresse de la convoquer. Si les avocats de la défense Robarts et Brogan-Moore ont réussi à instiller un doute dans les esprits à propos du témoignage de l’inspecteur (chef) qui a trouvé du sang sur la veste du suspect du même groupe que celui de la victime, mais n’a pas vérifié si ledit suspect pouvait être du même groupe sanguin ; s’ils ont réussi a ridiculiser le témoignage de la vieille bonne écossaise Janet qui s’est trouvée déshéritée de la fortune de Madame French lorsqu’elle a changé son testament en faveur de Leonard, et qui devient sourde d’une oreille, alors comment aurait-elle pu reconnaître la voix qui parlait avec sa patronne juste avant le crime ? – le témoignage de Christine est un revers.

Elle ne devrait pas être autorisée à témoigner à charge puisqu’elle est sa femme or, coup de théâtre, un certificat est produit d’un premier mariage en Allemagne en 1942, ce qui annule le mariage anglais. Elle peut donc valablement répondre aux questions. Elle déclare avoir menti aux policiers sur l’heure où Leonard est rentré chez lui le soir du meurtre, elle déclare avoir vu sa veste ensanglantée à la manche et qu’il lui a déclaré avoir tué la veuve. Son excès même indispose le jury de Londres et l’assistance. Pourquoi l’accable-t-elle si elle l’aime ? N’est-elle pas reconnaissante à Leonard de l’avoir sauvée ?

Alors que tout semble plié et que l’accusation va produire son réquisitoire pour le pendre, second coup de théâtre. Une femme de la rue a contacté sir Wilfrid par téléphone pour lui dire qu’elle a des informations pour lui sur « cette traînée » de Christine. Rendez-vous au bar de la gare d’Euston dans une demi-heure, avec du fric. Il s’agit de lettres écrites par Christine à son amant Max sur papier bleu, qui détaille à loisir le piège dans lequel Leonard serait tombé. Les avocats paient et reviennent au tribunal avec ces nouvelles preuves. Christine est confondue en public et s’effondre : elle a menti, elle n’a cessé de mentir à tous, à Leonard en taisant son premier mariage, aux autorités britanniques, aux policiers, au jury. Leonard est acquitté.

Mais quelque-chose chiffonne le vétéran des causes criminelles sir Wilfrid Robarts : tout est « trop parfait », dit-il. La salle s’est vidée, Christine va être inculpée de faux témoignage et faire de la prison mais elle est heureuse : elle aime profondément Leonard et l’a sauvé de la potence. Pour cela, elle a doublement menti pour lui, en le soutenant, puis en retournant sa veste pour l’accabler, enfin en écrivant en hâte les lettres qui vont l’incriminer elle-même – car la fille des rues qui a vendu le paquet, c’est elle-même déguisée ; elle a fait du théâtre. Sir Wilfrid est abasourdi, toute morale est absente et, s’il aime gagner, il n’aime pas que le crime paie.

Mais Leonard, toujours aussi instantané que le café qu’il a initialement offert, revient dans la salle déserte avec une poule, celle qu’il a ravie récemment dans un café et avec qui il est allé consulter une agence pour un voyage cher sous les palmiers quelques jours avant le crime. Car c’est bien lui le meurtrier. Si Christine l’a sauvé, elle lui a menti sur le mariage et ne se trouve donc pas sa femme ; il reprend sa liberté d’autant qu’il a trouvé plus jeune et qu’il est désormais riche. Tout s’effondre devant Christine. Tant qu’à être condamnée, autant que ce soit pour une bonne cause : le meurtre plutôt que le faux parjure. Elle se saisit du couteau qui a tué la French, laissé comme pièce à conviction sur une table et que le monocle de l’avocat titille de son reflet comme par justice immanente, et poignarde Leonard, qui crève.

Sir Wilfrid Robarts, choqué de tant de cynisme et d’amoralité foncière, décide alors de défendre Christine malgré sa santé qui devrait lui interdire toute émotion forte. Mais avec l’approbation enthousiaste de son infirmière.

Un bon film empli d’humour très britannique, de rebondissements inattendus en poupées russes, même lorsqu’on les connaît déjà, et de personnages entiers dans leur rôle. Le film a été un succès et a reçu plusieurs Oscars et Golden Globes en 1958. Il se revoit avec plaisir.

DVD Témoin à charge (Witness for the Prosecution), Billy Wilder, 1957, avec‎ Tyrone Power, Marlene Dietrich, Charles Laughton, Elsa Lanchester, John Williams (II), Rimini Editions 2021, 1h52, €9,98 Blu-ray €19,55

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John Le Carré, Le chant de la mission

Le personnage principal du roman est une originalité. Bruno Salvador – Salvo – est le « fils naturel d’un bouseux irlandais devenu missionnaire catholique et d’une villageoise congolaise dont le nom a disparu à jamais dans les ravages du temps et de la guerre » p.11. Son père meurt lorsqu’il a 10 ans et les autres ne le reconnaissent pas, voyant en lui un « enfant secret », à cacher aux autorités ecclésiastiques. Auprès des domestiques, il s’initie aux multiples langues et dialectes du Congo oriental et, auprès les pères blancs tous sodomites, à l’inversion due à sa beauté métisse. Déclaré au consul anglais de Kampala, il est reconnu citoyen britannique et envoyé dans « une pension pour orphelins catholiques mâles d’origines douteuses » p.19. Le frère Michael s’intéresse à lui, fraternellement et charnellement, et se réjouit de son don des langues : « Y a-t-il plus grande bénédiction, mon cher Salvo, que d’être la passerelle, l’indispensable maillon entre les âmes pécheresses de Dieu ? s’écria t-il en trouvant en l’air d’un poing noueux, tandis que l’autre main fourrageait honteusement sous mes vêtements » p.20.

Salvo fait des études, passe des diplômes, devient donc interprète. Il ressemble « davantage à un Irlandais bronzé qu’à un Africain pâlot » p.12 et se fait accepter par la « bonne » société, jusqu’à épouser Pénélope, gosse de riche et journaliste talentueuse de la presse à scandale. La fille prend le nègre plus comme sex-toy que comme amoureux, faisant la nique à sa famille collet monté ; mais elle initie Salvador au sexe hétéro, avec talent. A 29 ans, le Royaume-Uni multiculturel lui est offert, ses talents de polyglotte africain mis au service secret ou discret de Sa Majesté – la différence entre les deux n’est qu’une nuance.

Et le voilà convoqué à une réunion discrète dans une maison cossue mais anonyme de Londres, auprès de gens qui lui sont presque tous inconnus. Sa mission : durant un week-end sur une île du nord, traduire les propos de chefs de milices au Kivu, partie orientale du Congo qui borde le Rwanda entre autres. Il s’agit de provoquer un énième putsch pour s’approprier pour six mois les richesses minières – et ensuite qu’ils se débrouillent. C’est la volonté d’un Syndicat anonyme de capitalistes et de politiciens, dont un conseiller de gauche New Labour, un ancien ministre africain et un lord de droite réputé incorruptible.

Salvo quitte la réception où sa femme drague ouvertement son patron de presse, est embarqué pour deux jours sur l’île et joue les intermédiaires entre les langues parlées. Mais pas seulement : sa mission est aussi d’écouter les propos off des personnages en privé, tous les lieux étant sonorisés par une équipe aguerrie, y compris le jardin. Ce qu’il découvre est la triste réalité d’un Congo en proie aux intérêts privés des tribus et des milices qui se moquent du peuple et du pays du moment qu’ils peuvent piller et violer à volonté. Honoré Amour-Joyeuse, dit Haj, élevé à la Sorbonne à Paris, est le plus affairiste et le plus retord du lot.

L’interprète en est tout chamboulé, la mission idéaliste qui lui a été présentée se révèle bassement intéressée, en concurrence avec d’autres intérêts américains et libanais. Amoureux depuis peu d‘une infirmière congolaise, Hannah, mère d’un fils de 10 ans resté au Congo chez sa tante en attendant d’amasser le pécule nécessaire à son établissement avec sa mère, Salvo va définitivement changer de vie – et même de peau. Il n’est pas anglais et a été utilisé autant par sa femme blanche que par ses patrons affairistes ; il se retrouve congolais.

Il passe du demi-blanc au demi-noir, préférant la justice à l’argent. Le vieux chant des élèves de la mission « qui parle d’une petite fille qui promet à Dieu de protéger sa vertu contre tous, et en retour Dieu l’aide » est une dérision : ce n’est pas Dieu qui va aider les Africains mais les Africains eux-mêmes qui doivent se prendre en mains. Tout le reste est baratin, de l’ONU qui est là pour la façade et « l’aide au développement » qui va dans les poches intéressées, du politicien charismatique le Mwangaza qui roule en Mercedes aux chefs de milice qui se payent sur la bête.

John Le Carré décortique le cynisme aussi africain qu’occidental et pose le lecteur en médiateur, tel son métis interprète.

John Le Carré, Le chant de la mission (The Mission Song), 2006, Points Seuil 2008, 391 pages, €8,10 e-book Kindle €7,99

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La Corde d’Alfred Hitchcock

Au XIXe, Nietzsche et Dostoïevski défient Dieu et l’ordre moral ; en 1914 André Gide dans Les caves du Vatican met en scène l’acte gratuit en faisant pousser d’un train un vieillard par son jeune héros Lafcadio ; en 1924, les deux Américains Nathan Leopold et Richard Loeb, riches étudiants juifs et homosexuels de Chicago, veulent commettre le crime parfait en tuant Bobby Franks, 14 ans, par « supériorité intellectuelle » ; en 1928, le Britannique Patrick Hamilton en fait une pièce de théâtre : Rope ; en 1948, Alfred Hitchcock fait de cette pièce le thème de son film.

La scène, enregistrée comme au théâtre, se passe à New York dans l’appartement du riche Brandon Shaw (John Dall) qui vit avec son ami pianiste Philip Morgan (Farley Granger). Ils sont étudiants à l’Université. Dans la première séquence, ils étranglent avec une corde – sans, curieusement, qu’il résiste ni se débatte – leur ami commun David Kentley (Dick Hogan), qu’ils jugent faibles. Brandon a organisé une réception avec ceux qui connaissent David, dont son père et sa fiancée, pour festoyer sur le cadavre – caché dans un coffre dont la serrure ne ferme plus.

Il y a le cynisme, absolu. Celui de se croire meilleur et plus intelligent, habilité à se prendre pour Dieu en assouvissant tous ses instincts sans freins, se faisant à soi-même sa propre morale. Ce n’est pas ce que Nietzsche a écrit car pour lui le Surhomme fait de la générosité la plus haute vertu, mais c’est ce que les nazis – ces « canailles » – en ont fait, allant jusqu’à « éradiquer » ceux qu’ils considéraient comme appartenant à des « races » inférieures dans la grande lutte pour la vie. Cette voie reste ouverte : c’est celle de Poutine et de ceux qui l’admirent sans vergogne.

Il y a la psychopathie de celui qui ne ressent aucun affect pour sa victime, ni même pour son compagnon de lit ; celui qui domine et veut dominer, n’existant qu’en écrasant les autres de sa superbe, de sa supériorité dialectique, de ses origines nanties. Cette voie reste ouverte : c’est celle de tous les tueurs en série qui ne vivent que pour jouir d’éliminer les autres. C’est celle aussi des libertariens américains… qui nous guette.

Il y a l’homosexualité avérée (Gide, Leopold et Loeb, Hamilton, Philip et Brandon et les acteurs Farley Granger et John Dall eux-mêmes). Hitchcock aime provoquer et joue à la caméra des attitudes, des regards, des plans pour mettre en évidence les liens intimes entre les deux garçons de 19 ans. Le fond est que ceux qui sont considérés comme des parias, dans la société soumise à la morale d’église depuis mille ans et à la pruderie bourgeoise victorienne anglo-saxonne, ont une propension naturelle à promouvoir ce qui les valorise par compensation : une transgression de la décence commune. La séquence de la corde a d’ailleurs quelque chose de sexuel, David est entouré de Brandon et de Philip comme pour un « jeu du foulard » destiné à augmenter sa jouissance. Brandon invite même la fiancée de David, Janet (Joan Chandler), et celui avec qui elle a rompu parce que « moins riche », bien qu’hétéro.

Il y a la transmission intellectuelle déviante du prof de philo Rupert Cadell (James Stewart) qui a eu les garçons au collège. Il adorait manier le paradoxe pour se faire admirer des jeunes têtes et persiste devant le père de David, asticoté par Brandon. Il s’aperçoit – mais un peu tard – qu’il a favorisé les instincts criminels. Sa faute morale, car sa fonction est d’éduquer à la vie sociale, il la reconnaît lorsqu’il découvre le cadavre dans le coffre, après avoir observé la gêne de Philip, trop sensible, et la menace informulée de Brandon, un revolver dans la poche. Les mots ne sont pas les choses… mais les mots peuvent tuer. Ce pourquoi les collabos littéraires (Robert Brasillach, Lucien Rebatet, Paul Chack, Drieu La Rochelle, Henri Béraut, Alphonse de Chateaubriant, Philippe Henriot…) ont été condamnés à la Libération en France. Le prof exprime alors ouvertement un sentiment de culpabilité, comme ce fameux « pardon » exigé désormais de tout criminel par la morale anglo-saxonne qui se mondialise. Hitchcock étrille ainsi les États-Unis et la société américaine qui savaient pour les camps de la mort nazie, mais n’a rien fait, pas même protester.

Dans ce premier film en couleurs d’Hitchcock, il a fallu raccorder huit plans pour filmer l’ensemble. L’impression linéaire du théâtre est rendue par les raccords en fondus enchaînés sur le dos des protagonistes. Le suspense est dû aux scènes limites comme lorsque la brave et serviable gouvernante Miss Wilson (Edith Evanson) débarrasse le coffre garni du cadavre pour y ranger les livres ; lorsque Brandon l’empêche in extremis de soulever le couvercle en l’invitant à ranger demain ; lorsque Philip se trouble devant la corde qui a servi à étrangler David et qui entoure les livres offerts à son père par Brandon ; lorsque la vieille amie de la mère de David (Constance Collier) au sourire figé artificiel se pique de prédire le destin astrologique de Philip en lui disant qu’il est cancer et que ses mains le rendront célèbre ; lorsque Rupert se voit donner par inadvertance un chapeau trop petit, qui est celui de David, où le spectateur peut lire les initiales D.K. Et lorsque tout est consommé, Rupert ouvre la fenêtre de l’appartement, suscitant comme une bouffée d’air dans l’atmosphère pesante du crime.

Un film qui a fait réfléchir et devrait nous inciter à poursuivre la réflexion tant les psychopathes, qu’ils soient individuels ou collectifs, libertariens égoïstes ou dictateurs tyrans aujourd’hui, semblent envahir la planète.

DVD La Corde (Rope), Alfred Hitchcock, 1948, avec John Dall, Farley Granger, James Stewart, Universal Pictures France 2001, 1h17, €21,02 Blu-ray €14,10

Coffret Hitchcock 7 DVD : Fenêtre sur cour / L’Ombre d’un doute / La Cinquième colonne / La Corde / L’Homme qui en savait trop / Mais qui a tué Harry / Psychose, Universal Pictures France 2005, €18,39

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Raymond Radiguet, Le diable au corps

Raymond Radiguet fut le Rimbaud des lettres françaises durant les années folles. Surdoué en tout, il est mort à 20 ans d’une fièvre typhoïde après un bain dans la Seine, mais surtout de ses excès avec tous les poètes et les écrivains du temps : Jean Cocteau (avec qui il a couché), André Breton, Tristan Tzara, Max Jacob. Encore au lycée, il écrit en 1921 ce roman endiablé au titre bien choisi ; il avait à peine 18 ans.

Osé pour son époque, transgressant les codes de l’honneur du temps (bafouer ainsi les combattants poilus de la Grande guerre!), c’est bien le diable qui a saisi l’adolescent de 15 ans pour Marthe, qui en a trois de plus que lui. Le diable des sens. La joie du corps. La liberté d’Éros. La guerre désorganise tout : elle est une boucherie qui nie l’humanité, une immoralité qui nie l’honneur, une mobilisation qui nie la famille. Préparé par de petits baisers avec les fillettes de son âge, encouragé par un ami de collège qui fantasme plus qu’il n’agit, le narrateur dont on ne connaîtra jamais le prénom a commencé tôt. Vers 9 ans, il a envoyé une lettre à une petite fille de son âge par un gamin plus jeune encore. Il lui « exprimait son amour ». Ce qui choqua la parents de la fille, le directeur de l’école et son propre père. Lequel, indulgent pour son aîné – et peut-être un brin flatté de la précocité de son fils et du style de sa lettre (sans aucune faute d’orthographe) – l’a laissé faire.

C’est à 15 ans qu’il lui fait fortuitement rencontrer Marthe, en avril 1917 à La Varenne. C’est une jeune fille de 18 ans à qui ses parents veulent faire la surprise d’une exposition de ses aquarelles assez scolaires lors d’une vente de charité organisée par la mère du narrateur. Elle est déjà fiancée à Jacques, un soldat au front. Excité par ce défi, et trouvant quelques attraits sensuels à Marthe, le diable saisit au corps l’adolescent de troisième. Il n’est pas « amoureux », pas encore, mais titillé. « Est-ce ma faute si j’eus 12 ans quelques mois avant la déclaration de guerre ? », s’excuse-t-il. Il n’est pas mobilisé comme les autres, il est libre dans une école désorganisée, laissé à lui-même par des valeurs dévalorisées.

L’auteur, né en 1903, est son double. Il a en effet rencontré en avril 1917 (à 14 ans) l’institutrice Alice Saunier, de neuf ans plus âgée, une voisine de ses parents qui lui donne des leçons particulières, y compris sensuelles, jusqu’à l’armistice. Elle a comme Marthe un fiancé au front. Mais « c’est une fausse biographie », écrira-t-il – en bref un roman. Il montre les affres du passage de l’enfant à l’adulte, le cynisme de l’époque et la lucidité de l’adolescence. Ce fut tout cela qui fit scandale : à la parution du roman en 1923, à la sortie du film de Claude Autan-Lara en 1947. La société moralise tout ce qu’elle veut cacher.

Le fiancé loin, la fille esseulée, les sens languissants – tout se conjugue pour favoriser les rencontres. Le garçon l’accompagne choisir du linge et des meubles pour son mariage. Ils parlent de tout et de rien et se plaisent, l’adolescent plus mûr que son âge et la jeune fille unique restée infantile. Elle se marie mais Jacques repart au front, la guerre n’est pas finie. Le narrateur la visite dans son appartement, ils goûtent, se caressent, flirtent. Un jour, ils finissent par baiser tout nu, ce qui ne se faisait guère chez les bourgeois décents. Le grand bouleversement de la guerre est déjà passé par là.

L’auteur reste pudique, il procède souvent par allusions, ce qui laisse toute sa place à l’imagination. Il progresse par à coups, construisant son roman avec une perfection formelle d’adulte, détaillant les sentiments de chacun comme Madame de La Fayette. Pas d’envolées romantiques mais un style d’une sécheresse à la Stendhal, la minutie d’un garçon qui parle direct et se découvre en même temps que l’amour. Car il finit par l’aimer, Marthe. Il lui fait même un enfant, un garçon qui naîtra avant terme, ce qui permettra de l’attribuer à Jacques lors d’une de ses permissions. Marthe lui donnera le prénom de son amant.

L’armistice interviendra, Jacques reviendra, Marthe mourra. Ne subsistera que l’enfant. Il « aura une existence raisonnable », ce qui marque peu d’affect pour son fils, après sa « syncope » pour la mort de Marthe. Mais c’était dans l’air du temps : les hommes se préoccupaient peu des rejetons. Et « je compris que l’ordre, à la longue, se met de lui-même autour des choses », conclut le narrateur de 18 ans. Le diable chrétien n’a rien à voir dans l’explosion des sens, mais plutôt la vie qui se répand, plus encore lorsque la tuerie est à nos portes. La « morale » en est alors bouleversée et l’ordre des choses qui veut à toute force la perpétuation de la vie exige que la tuerie sociale égoïste soit compensée par la profusion libertaire de l’Éros.

Plusieurs films ont repris le roman, l’acteur jouant le narrateur étant à chaque fois nettement plus âgé que de raison et l’histoire sensiblement modifiée.

Raymond Radiguet, Le diable au corps, 1923, Pocket 2019, 144 pages, €1,90 neuf

Raymond Radiguet, Oeuvres, Livre de poche La Pochothèque 2001, 683 pages, €6.27

DVD Le diable au corps, Claude Autan-Lara, 1947, avec Micheline Presle, Gérard Philipe, Denise Grey, Jean Debucourt, Palau, Paramount Pictures 2010, 1h50, €13,81

DVD Le diable au corps, Gérard Vergez, 1990, avec Dacla, Corinne, Portal, Jean-Michel, Winling, Jean-Marie, 1h30, €13,00

Film (pas de DVD – à cause d’une scène de fellation ?) Le diable au corps (Il diavolo in corpo), Marco Bellocchio, 1986, avec Maruschka Detmers, Federico Pitzalis

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Noblesse oblige de Robert Hamer

La fille cadette d’Ascoyne, duc de Chalfond, épouse contre sa famille et les convenances le ténor italien Mazzini dont elle est amoureuse. Cinq ans de bonheur suivent, dans un petit appartement de Londres, bien loin des fastes du château de Chalfont (tourné à Leeds). Las ! Au premier bébé, crise cardiaque du père ; « on comprendra que je n’ai guère de souvenir de lui », dira avec un humour tout britannique le jeune homme dans ses Mémoires.

La mère se retrouve seule et sans ressources. Elle écrit pour renouer avec sa famille mais essuie une fin de non recevoir nette. De même plus tard lorsqu’il s’agit d’éduquer Louis (Dennis Price), quand même de la famille d’Ascoyne. Elle se place donc chez un docteur à qui elle sert de bonne mais a le gîte et le couvert. Louis se lie avec Sibella, la fille du médecin, qui copine avec Lionel, un gosse de riches du quartier. Une fois adulte, Sibella (Joan Greenwood) flirte ouvertement avec Louis mais ne peut l’épouser puisqu’il n’a aucune fortune et n’est donc rien à ses yeux de petite bourgeoise arriviste. Bien qu’il lui ait raconté son histoire, sa famille maternelle, et déclaré qu’il pourrait même devenir duc, elle ne le croit pas et épouse son lourdaud assommant mais qui fait des affaires.

Louis se place grâce au docteur comme calicot à orner des vitrines et vendre du tissu au mètre aux oisives emperlousées des quartiers chics de Londres. Le film dresse un portrait au vitriol de cette aristocratie édouardienne vaniteuse et vaine. Viré parce qu’il avait oser rétorquer à un lord Ascoyne « ne me touchez pas ! » lorsque celui-ci l’avait tapoté de sa canne pour qu’il s’écarte, comme une merde qu’on repousse du chemin, il jure de se venger. Il a perdu son éducation, puis sa mère, puis son amoureuse, enfin son boulot, c’en est trop !

Le roi Charles II avait anobli les d’Ascoyne en les faisant duc pour services rendus à sa personne ; il avait ajouté plus tard la faveur de transmettre le titre par les femmes pour services rendus à la reine – Louis peut donc légitimement revendiquer le titre. Sauf qu’il existe dix prétendants avant lui dans l’ordre de succession, sans parler des enfants à naître.

Il épluche les journaux et raye avec application chaque décès dans la famille et se voit rapprocher peu à peu de la couronne ducale. Mais les survivants sont jeunes ou bien établis, un coup de pouce au destin serait bienvenu. Louis imagine donc à chaque fois un « accident » différent pour éliminer l’un après l’autre tous les d’Ascoyne qui lui font de l’ombre. Une noyade dans les écluses avec sa poule pour le lord qui l’a snobé et fait virer, de l’essence dans une lampe à paraffine pour son jeune cousin féru de photographie, du poison dans le porto du pénible révérend, une flèche qui perce le ballon de la suffragette d’Ascoyne, une bombe russe dans un pot de caviar pour le général, un accident de chasse pour le duc en titre qui voulait épouser une vache normande pour lui faire pondre des fils… Seul l’amiral, en aristo borné plein de morgue, se noie tout seul avec son navire lorsqu’il donne un ordre absurde puis s’obstine jusqu’au bout – scène tirée d’un fait réel, le naufrage en 1893 du HMS Victoria à cause d’une sottise de l’amiral George Tryon.

Voici donc Louis propre à devenir duc. Après le calicot et grâce à l’enterrement du premier décédé, il a trouvé une place chez son oncle d’Ascoyne, le banquier, au bas de l’échelle mais avec perspectives. Il passe de 2 £ par semaine à 5 £ puis à 500 £ par an. Le vieux d’Ascoyne reconnaît sa précision et sa courtoisie de bien éduqué malgré sa pauvreté. A sa mort (naturelle), il lègue tous ses biens à Louis à titre de réparation pour le préjudice qu’il a subi durant toute son enfance.

Louis devient donc le dixième duc de Chalfont. Il est accueilli au château, qu’il avait visité comme touriste pour six pence, acclamé. Mais le soir même, un inspecteur de la police de Londres vient l’arrêter pour le meurtre… du mari de Sibella, qu’il n’a pas commis. La fille est vaniteuse et égoïste comme les aristos, mais des bas-fonds : la société se reproduit en pire à chaque fois qu’on descend une strate sociale. Elle se mord les lèvres de n’avoir pas cru Louis ni épousé ce garçon courtois qui l’a toujours fait rire, au lieu de cet affairiste barbant et grossier, déjà dès l’enfance. Lionel, croit qu’il est copain avec Louis devenu banquier et peut donc l’utiliser comme garant pour ses affaires véreuses. Après un effet douteux quand même escompté par la banque, il se sent assuré. Mais Louis n’a jamais aimé ce gosse de riches qui s’est toujours mis en travers de ses relations naturelles avec Sibella. Ce n’est pas parce qu’on a grillé des châtaignes ensembles à dix ans dans la même cheminée qu’on est copain comme cochons. Lionel, qui a bu, veut le poignarder à l’énoncé de son refus de le soutenir et Louis le repousse. Ruiné, l’affairiste se suicide plutôt que d’affronter sa femme et la société. Il laisse une lettre, mais la rusée Sibella veut s’en servir pour faire chanter Louis et le forcer à l’épouser. Elle l’accuse donc du meurtre puisqu’il est le « dernier » à l’avoir vu vivant.

Devant la cour des pairs, car jusqu’en 1948 justement la Chambre des Lords avait le privilège de juger elle-même les lords, Sibella toute en noir affecte le chagrin et la pudeur offensée ; elle ment effrontément et les lords la croient, plutôt que de croire les invraisemblances – pourtant vraies – de Louis. L’épouse du cousin d’Ascoyne, tué dans son labo photo, a fini par épouser Louis qui lui a déclaré son amour ; elle vient aussi déclarer sa confiance. Mais cela ne suffit pas. Condamné à mort, Louis rédige dans sa cellule ses Mémoires. Sibella vient lui rendre visite, après sa femme. Elle lui met le marché en mains : « s’il y avait une lettre », il pourrait être innocenté ; mais il faudrait alors que l’actuelle et récente épouse disparaisse, comme les autres. Sinon, tout serait dévoilé. Louis a fait en effet la bêtise d’avouer à sa maîtresse qu’il est bien l’auteur de l’hécatombe qui abat les d’Ascoyne les uns après les autres.

Le matin de la pendaison, un ordre arrive in extremis du ministère : une lettre a été retrouvée. Louis est donc libéré. A la porte de prison, deux voitures l’attendent : celle de sa femme, celle de sa maîtresse. Que va-t-il choisir ? Avant qu’il puisse trancher le nœud gordien, un journaliste l’aborde pour lui acheter ses futures Mémoires. Et Louis pense brusquement qu’il a laissé son manuscrit dans sa cellule, là où avoue tout et en détails !

Sur le ton convenable propre aux conversations, le film conte avec un humour très noir les turpitudes de l’aristocratie anglaise et ses conséquences sur les esprits inférieurs. Nul n’est épargné, sauf peut-être la mère qui a fauté socialement – par amour. Pour tous les autres, le cynisme règne et les rôles sont interchangeables. Alec Guinness interprète d’ailleurs tous les rôles d’Ascoyne, huit en tout, dont une femme.

DVD Noblesse oblige (Kind Hearts and Coronets), Robert Hamer, 1949, avec ‎ Alec Guinness, Dennis Price, Valerie Hobson, Joan Greenwood, Audrey Fildes, StudioCanal 2012, 1h46, €13.00 blu-ray €19.30

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Intolérable Cruauté de Joel Coen

Un film très américain, ce qui plait aux critiques acculturées françaises, mais trop américain, ce qui plaît moins au public français. Le divorce du peuple et des élites ne date pas d’aujourd’hui, il réside surtout dans l’idolâtrie de tout ce qui vient des Yankees par les pseudo-intellos qui se croient des demi-dieux parce qu’ils baragouinent l’anglais globish et passent des week-ends à New York ou Miami. Mais vivraient-ils dans les mœurs américaines comme sous les lois américaines ? Pour avoir côtoyé les deux côtés, j’en doute…

Car « le mariage », aux Etats-Unis, est un contrat d’affaires. L’Hâmour, dont se gaussait Flaubert, n’est qu’une inflammation des sens qui ne résiste pas aux tentations diverses que permet l’argent, ni aux années qui passent et qui flétrissent l’objet aimé. Les mecs se croient tout permis parce qu’ils ont de la fortune, mais sont des ânes bâtés pour les relations de couple ; les femelles sont des juments qui jouent de leur silhouette pour appâter l’instinct prédateur des zizis à langue pendante avant de les baiser « d’une carotte » (dans le cul comme le mime le gros jovial Cedric the Entertainer) en raflant la moitié de leur fortune lors du divorce. Des avocats spécialisés, fort chers, sont là pour ça. Et ils ne manquent pas de boulot, signe de la santé sociale américaine !

Le cul au bout est la carotte qui fait avancer les ânes, mais le fric au bout est la carotte qui fait avancer les ânesses – et c’est ainsi que ce petit peuple vulgaire se pavane au cinéma devant la planète. De quoi comprendre que certains moralistes (eux-mêmes pas très clairs ni très frais) aient envie de les faire sauter. Les frères Coen commencent donc, deux ans après le 11-Septembre, par la caricature en grosse farce de cette Amérique-là. Un producteur d’Hollywood (Geoffrey Rush) rentre trop tôt avec sa belle voiture dans sa belle villa sur les hauteurs du beau quartier et trouve sa femme qui se rhabille en vitesse tandis qu’un vendeur d’accessoires de piscines qu’il a connu ado saute dans les toilettes. Sauf que la villa n’a pas de piscine… Devant cet « écart » au contrat de mariage (jurer fidélité et le toutim), c’est le divorce. Mais un avocat retord met sur la paille le mari cocu et fait avantager la femme. Voilà l’affaire : elle est désormais riche, elle n’a jamais rien fait de sa vie, ni métier ni môme, elle cancane auprès de ses copines aussi insignifiantes qu’elles en se shootant au botox.

Mais c’est la faute aux maris, ils n’ont qu’à se maîtriser un peu et surtout se défendre. Miles Massey (George Clooney) est l’un de ces avocats qui les aide. Séduisant et habile, il connait l’art du storytelling et parvient à merveille à bâtir de belles histoires étayées de témoignages chocs pour emporter le jury. Car, bien-sûr, le système judiciaire yankee n’a rien à voir avec le nôtre. Ce n’est pas la vérité qui importe mais les moyens ; l’argent permet de façonner sa propre « justice » avec les bons détectives et les bons avocats, voire les bons témoins. C’est ainsi qu’un patron d’usine, Rex Rexroth (Edward Herrmann), macho tyrannosaure qui saute une jeunette en bikini dans un motel après une soirée arrosée, se voit filmé par un détective (Cedric the Entertainer) mandé par l’avocat de son épouse. Pris en flagrant délit, c’est la faute assurée devant le jury. Sauf que… l’avocat retord Miles retourne la situation et l’épouse Marilyn qui joue les amoureuses éplorées (Catherine Zeta-Jones) se voit objecter un certain Heinz, Baron Krauss von Espy (Jonathan Hadary) flanqué de son ridicule clebs, ci-devant concierge d’un établissement huppé. La cliente l’aurait payé pour lui conseiller un riche gros con cavaleur à plumer après quelques mois de mariage décent.

Dès lors l’épouse flouée, qui part du domicile conjugal sans rien, voudra se venger. Elle monte un faux mariage où elle prend comme conseil Miles, avant de faire déchirer en public le contrat de mariage qui protégeait de tout en cas de divorce son mari énamouré. Et puis elle divorce, elle est censément riche de la moitié du soi-disant patrimoine. Et Miles Massey, célibataire tombé amoureux d’une femme enfin son égale dans le savoir-faire pour la première fois de sa vie, se dit qu’il pourrait l’épouser. Chacun a sa fortune et le mariage serait enfin « vrai », fondé sur l’amour et non sur l’argent. C’est ce qu’il expose à la conférence annuelle des avocats aux affaires de famille, dont il est l’un des orateurs. Ovation debout pour cette déclaration à l’amour – contre le cynisme affairiste de la profession. Les Yankees aiment s’enthousiasmer pour l’idéal, mais les réalités du commerce les remportent toujours vers leurs penchants à l’avidité sans scrupules.

Marylin a joué la comédie avec un acteur ; elle n’est pas devenue riche grâce à son divorce… mais elle le devient grâce à la fortune de Miles. Lorsqu’elle le quitte – « pour affaires » – il le supporte mal car lui l’aime. Cela la touche. Finalement, l’indépendance financière, à quoi cela sert-il si l’on reste désespérément seule dans une immense villa vide, sans lien social ni affection, avec un ulcère d’angoisse par-dessus le marché, réduit à jouer du jardinier musclé qui taille les haies torse nu comme d’un sex-toy, ainsi que fait l’une de ses copines qui en est à son troisième divorce ? Si Marylin a déchiré devant Miles son contrat de mariage qui protégeait sa fortune précédente, c’est qu’elle n’en avait pas. Mais Miles est lui-même protégé par le même contrat signé des deux et lui n’a pas déchiré le sien. Par amour, lors de la confrontation des deux avocats, il le lui donne… mais cette fois elle le déchire car elle le désire.

L’amour va-t-il triompher enfin ? L’avocat de Marilyn, qui ramasse prestement et emporte les morceaux en courant, permet au spectateur d’en douter. Ces bons sentiments moraux qui se battent contre les mauvais instincts avaricieux sont l’essence de l’Amérique. Un bon film, souvent drôle et remarquablement joué ; une grosse farce qui dit le vrai : que l’amour au fond n’existe pas chez les américains, il n’y a que des intérêts.

DVD Intolérable Cruauté (Intolerable Cruelty), Joel Coen, 2003, avec George Clooney, Catherine Zeta-Jones, Geoffrey Rush, Universal Pictures France 2004, 1h40, €5.80 blu-ray €29.75

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Alexandre Arditti, La conversation

Un sympathique premier roman qui met en conversation une fille de 20 ans avec un homme de 90 ans. Mieux qu’un essai, la « conversation à la française » permet de distiller une sagesse sans peser, une philosophie sans grands mots, un art de vivre sans insister.

Charlotte a terminé Science Po (y serait-elle entrée à 16 ans ?) en même temps qu’autre chose comme il se doit (est-ce encore possible aujourd’hui où les enseignements sont plus denses ?). Stagiaire dans un grand hebdomadaire parisien en pleines vacances 14 juillet-15 août, elle est chargée par sa rédac-cheftaine d’aller interviewer un ancien président de la République, homme de lettres et prix Nobel (de la Paix) qui vient rarement à Paris. Rendez-vous est pris dans les salons de l’hôtel Plaza Athénée, avenue Montaigne à Paris, l’essence du chic grand style, encore que je préfère les brunchs du Crillon, l’allée de luxe du Ritz ou la cour intérieure du Bristol.

Le vieil homme des années trente rencontre la millénium et l’entretien commence – autour d’un verre de chablis. Tout y passe, sa vie, son œuvre, son expérience. Ils se tutoient, se titillent, s’entre-admirent. Se distille la sagesse que j’aime, à la Montaigne justement, faite d’exigence mais de rien de trop, d’anarchie intellectuelle et de morale décente, de jugements et d’indulgence. Victor (tiens, le prénom du jumeau de la coming out MeeToo) écume l’aventure (cette tentation permanente), la carrière (ce pensum où il faut s’amuser), la mondialisation (heureuse pour le tiers-monde, moins pour les prolos de notre beau monde), le journalisme (décati depuis les chaînes d’infos en continu et les réseaux sociaux), la violence qui nait de l’inculture et la moraline écolo, le vin et la gastronomie, le goût d’écrire (« tout ne vaut pas d’être publié » p.80), les femmes (ah, les femmes !), les désillusions de l’amitié, la solitude et même le Covid et l’infantilisation de la société (qui ne réclame que ça dans les bras de l’Etat papa). Les Français se foutent de la liberté, ce qu’ils exigent c’est le tous-pareils, l’Egalité ! Leur fraternité ne vient que de là, elle s’évanouit dès qu’une inégalité surgit, même naturelle, même inévitable.

Victor ressemble diablement à François (Mitterrand, le prix Nobel en plus) ; comme lui il est fondamentalement conservateur avec des aspirations sociales, comme lui il « n’aime pas les gens » mais les individus ; comme lui il est fidèle en amitié et à « ses » femmes ; comme lui il aime les livres, la bonne chère et les alcools choisis ; comme lui il est volontiers cruel avec ses ennemis et cisèle des bons mots percutants. Et comme lui il admire le coup d’Etat permanent, dans sa vie publique comme privée. Le lecteur le comprend à la fin.

Un premier roman ne va pas sans quelques défauts, dont le principal est de ne pas réussir à s’incarner dans chacun de ses personnages lorsqu’ils sont aussi contrastés et que trois générations les séparent. L’auteur fait souvent parler une fille de 20 ans comme une bourgeoise de 40 ans et un homme de 90 ans comme ces ducons des « du coup » et ces envolées des « voilà » qui sévissent à longueur d’antennes depuis les années 2010 en émettant des « ou pas » (p.56) en suffoquant tels des poissons hors de l’eau théorique – oup ha ! oup ha ! – dès qu’on leur pose une question concrète. Né vers 1930, on a des convictions, même relatives ! Au fond, dit l’ancien président prix Nobel, il suffit de se sentir heureux pour l’être et la mort vient en son temps comme il se doit. Est-ce de la résignation stoïcienne, une soumission progressive à l’envahissement spirituel du Confucius chinois, ou du cynisme politique ? C’est en tout cas une sagesse surgie du long vécu que le vieillard veut transmettre à la génération d’aujourd’hui.

L’auteur est journaliste né en 1974, il dirige la maison d’édition Grands voyageurs depuis dix-huit ans et est rédacteur en chef depuis près de quatorze ans du magazine Voyages et hôtels de rêve. Comme son président, il écrit son premier roman à 45 ans ; comme sa stagiaire (calquée peut-être sur sa fille), il a fait Science Po (Aix) et droit ; comme l’hebdo de sa journaliste, il a créé Confidentiel, magazine haut de gamme qui publie de longues interviews de 15 à 30 pages de personnalités françaises et internationales.

Alexandre Arditti, La conversation, 2021, éditions Les presses littéraires, 121 pages, €12.00 e-book Kindle €8.49

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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André Comte-Sponville, Valeur et vérité – études cyniques

Le cynisme philosophique est le contraire de l’idéalisme qui prend la valeur pour la vérité, mais aussi le contraire du cynisme trivial qui prend la réalité pour norme. C’est un matérialisme en acte qui refuse de prendre ses désirs pour la réalité mais aussi de céder sur la réalité de ses désirs.

L’illusion, c’est espérer, désirer sans savoir. Les valeurs sont une illusion quand elles prétendent faire d’une vérité purement subjective (« j’aime le miel ») une vérité objective qui vaudrait en soi, pour tous (« tout le monde aime comme moi le miel »). Les valeurs sont au contraire relatives, historiques et variables.

Le « désespoir » (dé-espoir) est la désillusion poussée au bout pour laquelle aucune valeur n’est vraie et aucune vérité ne vaut. Le réel ne juge pas et il n’existe rien d’autre que le réel. La vérité, qui est une valeur, est donc illusoire – mais en tant que valeur, non en tant que vérité. Rien n’est certain, la vérité existe mais ne nous est pas assurée. Le sceptique aime la vérité mais sans certitude – c’est là son tragique.

Il est nécessaire de renoncer au rêve platonicien d’une science du Bien. Il s’agit plutôt de désapprendre le Mal, de libérer la volonté de ce qui l’aliène ou la corrompt. Il n’est pas d’autre « bien » que la volonté en acte. L’absolu est singulier, concret, sensible, mais n’est pas moins absolu pour autant. Tout est possible et – justement ! – nul ne peut s’y opposer que soi-même. Nul ne juge qu’à l’intérieur d’une certaine culture, mais nul ne renonce pour cela à juger. Héritage culture, éducation, permettent une fidélité de la volonté. Alain le disait : « la justice n’existe pas, ce pourquoi il faut la faire ».

Montaigne est un sceptique, ni sophiste ni nihiliste. Il n’affirme pas que rien n’est vrai, ni qu’il ne sait rien, mais que rien n’est certain. Toute croyance est de fait et d’opinion. D’un côté est l’ordre de la raison ou de la connaissance, qui prend les valeurs comme objets, historiquement relatifs ; de l’autre est l’ordre de la volonté ou de l’action, qui prend les valeurs comme normes et les vit comme absolues. Mais c’est parce qu’il n’y a pas de justice absolue qu’il est bon pour chacun de se soumettre à la justice relative de sa contrée et de son temps. Montaigne est sceptique en théorie, épicurien en pratique.

La leçon du cynisme philosophique est qu’il faut militer pour une « politique du pire ». Il est nécessaire de récuser l’optimisme idéaliste pour voir lucidement les choses telles qu’elles sont. Nous sommes attentifs au pire lorsque nous nous efforçons de comprendre non ce qu’il faudrait faire (une politique idéale) mais ce que l’on fait (la politique réelle). Ni le marxisme, qui voulait faire coïncider l’homme réel à l’homme idéal, ni le libéralisme, qui croit que la société laissée à elle-même s’autorégule au mieux, ne tiennent compte de la volonté. Il n’y a jamais d’autres politiques possibles pour les avant-gardes comme pour les technocrates experts (TINA : There is no alternative, disait Thatcher). La « vérité » ne se vote pas.

Nous y opposons un relativisme cynique : vouloir ne dispense surtout pas de connaître (contre le volontarisme), mais connaître ne dispense jamais de vouloir (contre la technocratie). La survie d’une société est dans la conservation, mais on ne peut conserver qu’en transformant. Il ne s’agit ni de révolutionner (utopie), ni de maintenir (conservatisme réactionnaire) mais de transformer la société telle qu’elle existe en réduisant le pire.

Pour Pascal, il s’agit de ne confondre aucun des quatre ordres : 1/ le réel, 2/ la chair, 3/ la raison, 4/ la charité. Les confondre est sombrer dans le ridicule ; les accepter est tragique – mais c’est être responsable et il n’est pas de responsabilité sans tension.

La transgression des ordres, c’est l’angélisme, la tyrannie de l’ordre supérieur. L’angélisme politique est dangereux en ce qu’il annule toute contrainte technique ou économique : il suffit de dire « je veux » ou yaka, comme si tout allait par magie se résoudre. L’angélisme éthique vise lui aussi à se libérer de toute contrainte politiques ou autres au nom d’un « amour universel » (Peace and Love, sans frontières). Autre transgression des ordres, la barbarie ou tyrannie de l’ordre supérieur : la réduction de la politique au seul marché, de la morale aux nécessités politiciennes, de la vérité à ce qu’on a envie de croire (storytelling, vérités alternatives ou fake news), de l’amour au seul respect des devoirs (moralisme).

Par exemple, le capitalisme est réel et rationnel, mais il n’est pas moral. Il est une technique économique efficace qui consiste à produire le plus avec le moins, pas une valeur (sauf peut-être en écologie… lorsqu’il s’agit d’économiser la planète et d’optimiser toute consommation des ressources).

Pour le groupe, les ordres inférieurs priment ; on peut ainsi construire le tableau suivant :

ORDRE TEMPERANCE VALEURS ECLAIRAGE DEGRES
Charité Miséricorde Amour L’interdit Ame
Raison Equité Morale L’esprit critique Esprit
Volonté Déontologie Politique L’expertise Caractère
Réel Nature Economie L’efficacité Chair

Dans le matérialisme, le supérieur domine l’inférieur quant à la valeur mais en dépend quant à l’être. L’amour ne doit pas se dégrader en morale, ni la morale en légalité ou en rapport de force, ni le droit ou la politique en simple technique du pouvoir. Le marxisme en sa gloire a réalisé le pire : angélique en réduisant l’économie à la volonté du Plan), barbare en réduisant la personne à la seule ligne du parti, et tyrannique parce que seule la politique compte – et sans débat puisque le Parti a toujours raison comme interprète « scientifique » de l’Histoire.

Notre époque disjoint l’humanisme théorique (l’essence de l’Homme) et l’humanisme pratique (ce qui est humain en l’homme n’a rien de naturel mais est culturel, historique). Or l’humanisme est une valeur : c’est vouloir que l’homme devienne humain par l’éducation, la tradition et le mouvement de la société – et non se contenter naïvement de « croire en l’homme ». Confondre valeur et vérité mène au pire.

Un livre aisément lisible qui fait penser et aide à percevoir le quotidien.

André Comte-Sponville, Valeur et vérité – études cyniques, 1994, PUF, 282 pages, €23.50 e-book Kindle €18.99

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CGT et Mélenchon sur le modèle de Lénine

Lénine l’impatient croyait qu’un bon coup de pouce pouvait faire avancer l’Histoire. Il déclarait : « la force seule peut résoudre les grands problèmes historiques. » Pour lui, la violence est la vérité de la politique, le révélateur des rapports de force, l’épreuve où se séparent révolutionnaires et opportunistes. Il n’excluait pas la guerre comme moyen de faire avancer le socialisme, car elle est génératrice de changements. La CGT se situe dans sa ligne – tout comme Mélenchon.

Lénine a tout dit dans L’Etat et la révolution, avec le même cynisme de grand dictateur qu’Hitler – qui avait tout dit dans Mein Kampf. Ecrit de circonstance visant à combattre la social-démocratie de la IIe Internationale, le livre d’action de Lénine prend l’Etat comme outil de passage au communisme utopique. Il utilise Marx et Engels, avec un didactisme un peu lourd, pour définir les trois étapes de l’action révolutionnaire :

1/ La révolution violente est nécessaire pour supprimer l’Etat bourgeois et éradiquer « le faux problème de la démocratie », cette oppression de classe. Un autre pouvoir de répression, celui du prolétariat, dernière classe dans l’Histoire selon Marx, doit prendre le pouvoir. Pour ce faire, son avant-garde (le Parti de Lénine, aujourd’hui le syndicalisme CGT) doit faire un coup de force, aidé par sa connaissance des rouages sociaux et historiques donnée par le marxisme.

2/ Organisé en classe dominante, le prolétariat majoritaire construira la société socialiste en brisant les résistances des exploiteurs et en dirigeant la grande masse vers la « pensée juste » (par la contrainte, la propagande et l’éducation). La forme du pouvoir ne change pas (il s’agit toujours d’un Etat qui opprime) mais le contenu de son activité se fait (en théorie) au profit du grand nombre et (en réalité) par le seul Parti en son nom. Le modèle est la République jacobine de 1792 à 1798.

Selon Lénine, « Toute l’économie nationale est organisée comme la Poste ». Tous les moyens de production sont collectifs et « tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’Etat. » Donc pas de problème de financement de la retraite.

L’administration suit l’exemple de la Commune parisienne de 1792 : l’armée permanente est dissoute au profit du peuple en armes, tous les fonctionnaires et les juges sont élus au suffrage universel et révocables par les électeurs, tous ont un salaire égal, fonctionnaires comme ouvriers. Exécutif, Législatif et Judiciaire sont confondus dans une seule « volonté du peuple » – évidemment exprimée par les seuls dirigeants, « représentants » de l’avant-garde dans l’Histoire. La bureaucratie est supprimée et les fonctionnaires réduits à des tâches de surveillance et de comptabilité sous le contrôle des ouvriers.

3/ Un jour non précisé, le communisme sera la dernière phase. L’Etat s’éteindra au profit des soviets (ou des communes) parce que les dernières racines des classes sociales auront été arrachées et qu’un « homme nouveau » sera né, façonné par la force. Il n’y aura plus nécessité de recourir à la violence pour concilier les intérêts car :

  • le développement (pas celui de la société, mais celui du Parti, ingénieur des âmes…) aura fait disparaître l’opposition entre travail manuel et intellectuel,
  • le travail ne sera plus un moyen de vivre mais le premier besoin vital, selon les capacités de chacun,
  • les forces productives seront tellement accrues que l’abondance sera possible (sauf que nul n’aura plus l’idée fatigante d’innover, d’entreprendre ou d’augmenter la productivité… mais usera et abusera du ‘droit à la paresse’ de certains employés de monopoles aujourd’hui minoritaires),
  • « les hommes s’habitueront à observer les conditions élémentaires de la vie en société, sans violence et sans soumission » (Engels). Quant aux excès individuels, le peuple armé s’en chargera, comme une foule quelconque empêche aujourd’hui qu’on rudoie un gosse (Engels disait « une femme », mais c’était avant l’obscurantisme de banlieue).

Lénine laisse soigneusement dans le flou « la question des délais » et notamment la disparition historique de l’Etat. Il le déclare expressément. Le socialisme suppose « la disparition de l’homme moyen d’aujourd’hui capable (…) de gaspiller à plaisir les richesses publiques et d’exiger l’impossible. » Donc pas de démagogie à la Mélenchon mais pas non plus d’opinion publique : le Parti seul sait parce qu’il est l’avant-garde éclairée, éduquée dans la pensée juste, celle de Marx & Engels. Le Parti seul décide de ce qui est vrai et bien – pour tous. Et les contestataires ferment leurs gueules sous peine de mort ou de camp.

Staline a fait de Lénine l’homme devenu mausolée. Sa pensée est devenue un bunker théorique qu’il est sacrilège de critiquer ou de prolonger. Au contraire, on peut s’y retrancher à tout moment. L’Etat et la révolution est l’Evangile du communisme. Le monument de Leningrad montre Vladimir Illitch devant la gare de Finlande, qui harangue la foule debout sur la tourelle d’un blindé coulée dans les douilles de bronze des obus de la guerre. Tout est dit, tout est figé, le bas-peuple n’a plus qu’à obéir, « on » agit pour son bien, pour l’Avenir. « On », ce n’est pas le peuple mais les seules élites autoproclamées, bien-entendu, une nouvelle « classe » de privilégiés autoproclamés.

Qui se rebelle est éradiqué. Au début par le fusil ou la famine, ensuite par les camps de rééducation et de travail (le Goulag), puis dans les derniers temps du « socialisme réalisé » – sous Brejnev – par l’accusation de maladie mentale. Pourquoi en effet l’être humain qui refuse l’avenir et le savoir scientifique de Marx, Engels, Lénine et Staline serait-il sain d’esprit ? Les psychiatres socialistes le déclarent « fou » en bonne logique (puisque non socialistes), et la société socialiste l’interne « pour son bien » et pour ne pas contaminer les autres par de « mauvaises » pensées. L’Eglise catholique a brûlé des hérétiques pour moins que ça et les fatwas des oulémas ne sont aujourd’hui pas en reste.

L’exemple vient de Lénine. Mis en minorité, l’intolérant nie la signification du vote et sort de L’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité « réelle » et Lénine transporte la vérité du parti à la semelle de ses bottes. Il dissout le peuple qui ne pense pas comme lui, tout comme il le fera de l’Assemblée constituante. Le 7 décembre 1917, cinq semaines seulement après le soulèvement d’octobre, c’est Lénine lui-même qui crée la Commission pan-russe extraordinaire de lutte contre la contre-révolution et le sabotage (Vetchéka). Il prend pour modèle la Terreur jacobine, appelant Dzerjinski qui la dirige son « Fouquier-Tinville ». Dès 1918, le Comité Central décide qu’on ne peut critiquer la Tchéka en raison du caractère difficile de son travail. Son rôle dans les institutions se consolide : en 1922 elle devient la Guépéou, en 1924 elle est absorbée par le NKVD et dépend du Ministère des Affaires intérieures. En 1954, après la mort de Staline, on la rattache directement au Conseil des Ministres sous le nom de KGB. Dans un régime idéologique, chaque partisan doit être un parfait vecteur des lois scientifiques à l’œuvre. Lénine disait qu’un bon communiste devait être un bon tchékiste – autrement dit un flic pour traquer toute déviance de la ligne. Aujourd’hui les « réseaux sociaux » s’en chargent au plus bas de la vanité et de l’envie populacière.

L’avenir se devait d’avancer comme un engrenage. Lénine adorait l’armée et la Poste, son organisation et sa discipline qui font l’efficacité des masses. Le parti bolchevik a été calqué sur l’organisation militaire allemande avec l’enthousiasme révolutionnaire des nihilistes russes en plus. Lénine écrivait : « La notion scientifique de dictature s’applique à un pouvoir que rien ne limite, qu’aucune loi, aucune règle absolument ne bride et qui se fonde directement sur la violence. » Avis aux sympathisants de la CGT (version Staline à moustache) – ou de Mélenchon (version éruptive autocratique sud-américaine). La tyrannie naît dans les faits avec Lénine et est issue de sa certitude dogmatique d’avoir raison. Au-dessus du suffrage populaire, il place sa propre vision de l’intérêt général. Il faut relire Caligula de Camus…

La première utilisation des camps remonte au 4 juin 1918, lorsque Trotski, très proche intellectuellement de Lénine, donne l’ordre d’y emprisonner les Tchèques qui refusaient de rendre leurs armes. Lénine en personne a poursuivi, lors de l’insurrection paysanne de Penza le 9 août 1918. L’usage en a été codifié dans la résolution Sovnarkom du 5 septembre 1918. Tous les groupes de population « impurs » aux yeux des maîtres du Parti y finiront : les koulaks dès 1929, les adversaires de Staline dès 1937, les groupes nationaux soupçonnés de faible patriotisme soviétique et les prisonniers militaires libérés dès 1945, les intellectuels juifs dès 1949, les dissidents jusqu’à la chute du régime. Selon l’écrivain soviétique Vassili Grossman, « il suffirait de développer logiquement, audacieusement, le système des camps en supprimant tout ce qui freine, tous les défauts, pour qu’il n’y ait plus de différence. » Le socialisme réel est un vaste camp de travail… Un rêve de CGT qui ne veut voir qu’une seule tête, une utopie mélenchonienne qui ne veut entendre qu’une seule voix (la sienne).

Lénine connaissait peu l’économie et imaginait tout régenter sur le modèle de l’armée. Il a laissé s’élaborer une économie-machine parce qu’il ne voyait pas de différence radicale entre la gestion des chemins de fer et la gestion de l’économie tout entière. Le système a nécessité de « Nouvelles Politiques Economiques » successives pour combler les catastrophes régulières du collectivisme. Le Parti a toujours (et vainement) cherché la pierre philosophale : sous Staline les recettes biologiques de Lyssenko, la plantation de forêts à outrance, le projet d’irrigation des déserts. Sous Khrouchtchev les labours profonds, l’extension du maïs à tout le pays, l’utilisation massive d’engrais, l’exploitation des terres vierges et le détournement des fleuves pour irriguer le coton – qui ont asséché la mer d’Aral. Sous Brejnev, les achats annuels de céréales à l’Occident et le développement de l’espionnage technologique et scientifique. L’URSS est restée jusqu’à la fin un Etat qui applique en temps de paix les méthodes de l’économie de guerre – sans jamais décoller, sauf les fusées et le matériel de guerre.

Rien à voir avec le socialisme de l’avenir mais bien plus avec le despotisme asiatique des Etats archaïques comme le fut Sumer. Et il faudrait suivre le syndicat CGT ou le dictateur Mélenchon ?

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Dimitri Volkogonov, Le vrai Lénine

Une visite à Saint-Pétersbourg m’a fait m’intéresser une fois de plus à Lénine. Ce nihiliste froid est un utopiste sectaire de la race des Insectes futurs selon la typologie de Jünger. Le général Volkogonov, ancien directeur-adjoint à la propagande de l’Armée soviétique puis directeur de l’Institut d’histoire militaire, a été chargé par le président Eltsine en 1991 de superviser l’ensemble des archives du Parti et de l’État.

Il faudra un jour vérifier les sources qu’il cite, car elles sont encore largement non publiées et les talents d’historien d’un propagandiste, d’un militaire, d’un ex-croyant communiste, peuvent laisser dubitatif. Mais la richesse des documents de première main et le ressentiment de l’auteur gavé de catéchisme contre son dogme, parlent en sa faveur. Même si ce livre n’est peut-être pas encore la vérité sur Lénine, il y contribue en confirmant par des documents établis ce que l’on soupçonnait déjà, malgré les dénis des croyants communistes.

Nous apprenons sur le bolchevik des choses curieuses : que ses yeux ressemblaient furieusement à ceux d’un lémurien entrevu au zoo de Paris (A.I. Kouprine) ; pire, aux yeux mauvais d’un loup (A. Tyrhova). Il avait l’esprit puissant mais si dominateur qu’il étouffait toute compassion au profit de l’efficacité. Lénine n’avait qu’un but : le pouvoir. Il était prêt à tout pour l’obtenir. Les fins de la révolution pouvaient être nobles en dernier ressort, mais ces fins-là lui importaient peu. Ce qu’il voulait, c’était d’abord le pouvoir, ici et maintenant ; ensuite « on » verrait. Sûr de lui, arrogant et dominateur, extrême dans ses jugements et ses injures, Lénine était animé par la haine.

Ici, Volkogonov cite Richard Pipes. Lénine haïssait le tsarisme, qui a pendu pour terrorisme son frère aîné Alexandre, son idole ; les libéraux, lâches envers sa famille et intellectuellement peu cohérents ; la démocratie, dont il a vu dans ses exils le fonctionnement inefficace et l’hypocrite domination de la bourgeoisie sous le masque optimiste de la liberté ; ses camarades socialistes qui ne suivaient pas son chemin et se perdaient dans des pinaillages de chapelles. Cette haine constante fait de lui un fanatique qui prône « une lutte sans sentimentalité ». On voit comment Jean-Luc Mélenchon, qui révère Lénine, l’imite sans vergogne, parfois en se forçant un peu.

Cyclothymique – comme Hitler – grand nerveux (le son du violon lui mettait les nerfs à vifs, p.369), exalté puis abattu, il ne reculait devant aucune démagogie, aucun cynisme, pour acquérir puis conserver le pouvoir. Par-là, c’était un politique qui a su profiter des circonstances. Il excellait dans la destruction ; il a par contre été incapable de construire un monde neuf parce qu’il était trop méfiant, trop individualiste, trop hanté par les dérives « libérales ». Il voit dans « le libéralisme » – métaphore de psychopathe – le bacille bourgeois ressortir de son kyste. Il haïssait la liberté, il adorait la contrainte. Petit, Vladimir Ilitch était déjà le préféré de sa famille, le centre de l’attention. Son intolérance vient aussi de cette certitude enfantine d’être un génie.

Son pseudonyme vient de la Léna, la rivière qui coule en Sibérie (p.24). Malade physique ou mental, Lénine a toujours fait vieux, même à 25 ans. Son esprit ne fonctionnait bien que « contre ». L’un de ces mots préférés était « bagarre » (p.25). Son grand-père était tailleur, fils de serf ; son père était fonctionnaire aisé, devenu « noble héréditaire ». Sa mère était fille d’un médecin juif converti. Il avait donc des origines russes et kalmoukes par son père, juives, allemandes et suédoises par sa mère. On a longtemps caché cette ascendance allemande et surtout cette ascendance juive ; elles ne correspondaient pas au culte stalinien de Lénine. Culte que Lénine n’a pas encouragé, pas plus qu’il n’a tenté de dissimuler ses origines. Mais, déjà de son vivant, il a laissé ce culte se construire tout en s’en disant agacé. Staline a utilisé ce culte pour asseoir son pouvoir sur les âmes faibles, les petites brutes qui aimaient la violence et l’autorité que donne l’uniforme.

Vladimir Ilitch Oulianov étudie le droit à Saint-Pétersbourg, devient avocat à 22 ans, mais il n’exercera guère que deux ans à peine – dans des affaires qui n’ont marqué personne. Il lit sans arrêt ; il juge le marxisme trop « libéral » et n’en retient que ce qui lui plaît, notamment l’idée d’une lutte impitoyable des classes et d’une dictature du prolétariat indispensable pour la transition vers le communisme. Il est trop sûr de lui pour avoir du respect envers le débat et la recherche féconde de la vérité à plusieurs. Il n’aimera jamais personne, hors son grand frère pendu et sa maîtresse, Inessa Armand, qui lui a peut-être donné un fils illégitime, jamais reconnu. Il se marie par raison avec Kroupskaïa, mais le couple officiel restera stérile.

En 1917, à 47 ans, Lénine n’avait encore gagné sa vie que pendant deux ans. Pour le reste, il vivait des ressources de sa mère et d’un salaire que lui versait le Parti dont il s’était nommé trésorier. Jamais à court d’argent, même en exil, il vivait bien. L’Allemagne de Guillaume II, en guerre, a soutenu l’extrémisme russe pour affaiblir l’Alliance ; Lénine a été financé, comme d’autres, via Parvus (de son vrai nom Helphand) p.136. Outre cela, il est établi que le parti se finançait par captations d’héritage et hold-up, baptisés « expropriations prolétariennes ». Staline, apprenti pope défroqué, a fait le coup de main dans sa jeunesse pour braquer des banques.

Lénine a ramassé le pouvoir, tombé tout seul des mains débiles d’un tsar faible et de son entourage trop rigide, puis de celles de l’inefficace et brouillon socialiste-révolutionnaire Kerenski. Nulle alternative à Lénine n’existait de façon crédible. Selon Volkogonov, Lénine a établi la dictature pour trois raisons : 1/ il était débordé, sans habitudes de travail régulier, sans connaissance des problèmes russes, après dix-sept ans de vie de bohème en exil ; 2/ selon sa propre échelle de valeurs morales – les plus hautes vertus révolutionnaires sont pour lui l’absence complète de pitié, la haine de classe farouche, le machiavélisme – l’accouchement de l’Histoire doit justifier tous les moyens ; 3/ la peur comme arme politique.

Soucieux de « purifier la Russie » des anciennes classes dirigeantes, Lénine dresse lui-même des listes et surveille l’application des jugements. La guerre civile fournit une excuse pour exercer pleinement la dictature du parti, fraction proclamée « éclairée » de la classe prolétaire, accoucheuse dite « scientifique » de l’Histoire selon saint Marx. Le leader du parti, auquel celui-ci doit obéir, est le Bureau politique dans lequel Lénine, par sa force de volonté, la puissance de ses convictions et ses discours acharnés, est le maître. Toute la hiérarchie du parti aboutit à lui. Il est le détenteur du Dogme, le maître du Parti, le héraut du Prolétariat, l’accoucheur de l’Histoire. Il n’est pas Dieu, mais parce qu’il n’y croit pas : il est tout simplement l’Histoire en marche, son prophète.

Et c’est vrai qu’il y a quelque chose de coranique dans ses écrits, à la fois inspirés par le dogme et par les circonstances, par ses anathèmes contre ses ennemis et par son fanatisme, par le recueil sacré des œuvres comme des gloses que l’on a pu en faire après sa mort. Lénine, comme Mahomet, apparaît comme un prophète, sauf que c’est l’Histoire et non Dieu qui lui a murmuré à l’oreille. Selon Lénine, « la dictature signifie – notez-le fois pour toutes – un pouvoir sans retenue fondé sur la force, non sur la loi » (article du 2 novembre 1920 dans le journal Le communiste international) p.250. Le 20 avril 1921, le Politburo présidé par Lénine approuve la construction d’un camp de « rééducation par le travail » pour 10 à 20 000 personnes dans l’extrême nord sibérien. Des femmes et des enfants cosaques furent déportés et plusieurs milliers y moururent. Lénine le savait, le bénissait ; on n’accouche de l’histoire que par le viol et la violence.

Par sa façon de faire, Lénine a formé Staline au comportement qui fut ensuite le sien. Malgré les crimes de Iossif Vissarionovitch Djougachvili (parce qu’il a duré plus longtemps), Lénine ne peut en rien être exonéré de l’application monstrueuse du marxisme converti par sa pratique en socialisme réel.

Dimitri Volkogonov, Le vrai Lénine d’après les archives secrètes soviétiques, 1994, Robert Laffont 1995, 465 pages, €7.09

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Politique et morale

L’union de la politique et de la morale est un idéalisme, elle est totalitaire. La séparation est un cynisme qui laisse le choix, et le choix est difficile.

Si morale et politique vont ensemble, ce qui est moralement bon est politiquement juste, et réciproquement

C’est un idéalisme où le vrai et le bien, l’univers du saint, du savant et du militant se rejoignent. La morale a toujours raison, la raison est toujours morale. Ainsi peut-on savoir ce qui est juste : la morale et la politique deviennent une science, toute faute est une erreur, toute erreur une faute. Les adversaires se trompent, ils sont hors de la raison – fous, malades, sauvages.

Soit l’idéalisme est réactionnaire et regarde vers le passé : tout vient du Bien et va de mal en pis. Le présent est une erreur qu’il faut corriger au nom des lois d’origine : la morale fonde la politique. C’est tout le pari du « c’était mieux avant », de l’âge d’or (mythique), du collectif éternel qui sait mieux que vous, pauvre petit chainon de la lignée, ce qui est bon pour la perpétuation à l’infini de la lignée. Rejoindre le Bien (Platon), c’est rejoindre le Peuple en son essence historico-culturelle (Mussolini) ou génétique (Hitler), et en son communisme fondamental (Staline), c’est rejoindre Dieu en ses Commandements (le Peuple élu juif, la Cité idéale chrétienne, la Soumission musulmane).

Soit l’idéalisme est progressiste et c’est l’avenir qui a raison : tout va mal mais vers le mieux. La politique fonde la morale, ce qui est politiquement juste est moralement bon. Même si cela fait du mal à quelques-uns – et parfois au grand nombre : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs a été la grande justification de la « dictature du prolétariat » et du goulag soviétique, la « rééducation » le grand mantra maoïste et polpotiste.

Le philosophe-roi (Platon) et le dirigeant philosophe (Lénine) de ces deux idéalismes savent objectivement ce qui est bon. Ils sont au-dessus des lois, car la vérité ne se vote pas. Ils décident seuls de ce qui doit vivre ou périr. Cela donne le totalitarisme de la pensée et la dictature en politique : celle des prêtres, du chef ou du parti. La fin justifie les moyens, « les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire », écrivait Trotski dans Leur morale et la nôtre.

Si morale et politique sont séparés, l’une prime l’autre

C’est un cynisme, qui peut être moral (individuel) ou politique (collectif).

Soit c’est un cynisme moral (Diogène) : il vaut mieux être moralement bon que politiquement efficace, la vertu est préférée au pouvoir, l’individu au groupe, la sagesse ou la sainteté à l’action, l’éthique au politique.

Soit c’est un cynisme politique (Machiavel) : mieux vaut être politiquement efficace que moralement bon, mieux vaut la puissance que la justice, le pouvoir et sa conservation est la seule fin.

Alors, idéalisme ou cynisme ? Morale ou politique ?

Il faut choisir mais le libre-arbitre ne permet de choisir ni son camp, ni sa morale, parce qu’on ne se choisit pas soi-même. Chacun est déterminé plus ou moins fortement par ses gènes, son éducation, sa famille, son milieu social… Le choix n’est jamais désintéressé car jamais sans désir. C’est l’impasse faite par les économistes libéraux sur tout ce qui n’est pas rationnel chez le consommateur, l’impasse faite par les analystes politiques sur l’irrationalité foncière de la politique, le pari fait par les sectateurs de toutes les religions sur l’émotion et la peur fondamentale qui exige la croyance. Le désir résulte d’un corps et d’une personnalité, d’un lieu et d’une histoire. Les choix moraux et politiques sont des jugements de goût – ou de dégoût – plus que des jugements rationnels. La raison ne vient qu’en surplus pour « rationaliser » ces choix instinctifs.

Mon goût me porte à préférer ainsi le cynisme à l’idéalisme. Le cynisme est moins dangereux car il permet de ne pas croire. C’est reconnaître que l’existence est tragique, mais ce « dé »-sespoir, cette absence de tout espoir métaphysique apaise, il fait vivre ici et maintenant plus fort et rend plus miséricordieux à nos semblables englués dans leurs passions et leurs angoisses.

Les dangereux sont plutôt les papes armés, les prophètes politiques, les ayatollahs du quotidien, les secrétaires généraux de parti communiste et les censeurs anonymes des réseaux sociaux. La foi rend méchant, la « bonne conscience » rend pire encore.

Le machiavélisme du cynique n’est pas une position politique mais la vérité de toute politique : la force gouverne parce qu’elle est la force. Diogène n’enseigne pas une morale parmi d’autres mais la vérité de toute morale : seule la vertu est bonne.

Le pouvoir n’est pas une vertu, ni la vertu un pouvoir. La morale enveloppe la politique car elle est toujours individuelle et solitaire. Aucun devoir ne s’impose moralement à un groupe ; politique, police, politesse, sont des lois de groupe, la morale non. Le machiavélisme, qui ne se veut que politique, n’est justifié qu’en politique. Ce n’est pas un impératif pour l’individu mais une règle de la prudence et de l’efficacité pour le groupe. Pour chaque individu, Diogène l’emporte.

Machiavel pour le groupe, Diogène pour chacun. Car seul le bien que l’on fait est bon. Il est bon, non par une loi universelle à laquelle il se soumet, mais par la création particulière du bien précis qu’il fait à quelqu’un. La seule règle est qu’il n’y a pas de règle universelle mais seulement des cas singuliers. Pour Montaigne, la tromperie peut servir profitablement si elle est exceptionnelle, dans certaines limites (que chacun doit solitairement évaluer) et exclusivement dans les situations collectives. C’est l’exemple fameux du Juif qui frappe à votre porte, sous l’Occupation, et qui est poursuivi par les nazis. Si l’on vous demande si vous l’avez vu, la vérité exige de dire que oui ; mais la morale exige de dire que non. Ce « pieux » mensonge est pour le bien précis du Juif que vous allez ainsi sauver.

Quoi que vous fassiez, la morale restera globalement impuissante en politique, comme la puissance restera en elle-même amorale. Mais dans votre sphère de décision, vous pouvez agir moralement. Vous ne ferez pas de la « grande » politique mais de la relation humaine – à la base de la vie de la cité, ce qui est aussi la politique.

Chacun sait bien ce qu’il juge, mais n’a plus les moyens d’en faire une morale universelle parce que nul fondement absolu ne tient plus. Il faut faire simplement ce qu’on doit, c’est-à-dire le bien plutôt que le mal, et le moins mal plutôt que le pire. Et ce n’est pas à la foule ni au parti ou au clerc de dieu de juger, mais à chacun, dans sa solitude de choix.

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Braveheart de Mel Gibson

Sixième de onze enfants d’une mère irlandaise et ayant travaillé en usine en Australie, Mel Gibson aime à incarner l’aspiration à la liberté des opprimés : les Irlandais, les Ecossais, les survivants de l’apocalypse de Mad Max, les révoltés de la Bounty, les fédéraux contre la mafia en jouant Eliott Ness. Il a 39 ans et est en pleine maturité physique et professionnelle lorsqu’il incarne le légendaire William Wallace, héros de l’indépendance écossaise entre 1280 et 1305.

Le gamin crasseux (James Robinson) de la ferme pauvre isolée dans les Highlands, voit son père et son frère aîné partir combattre l’Anglais qui vient piller le pays ; ils en reviennent cadavres, tranchés de coups d’épée et percés de coups de piques. Brutal, le réalisateur Gibson montre le sang, les blessures, les chevaux éventrés (des maquettes), toute l’horreur bouchère de la guerre. Pris par son oncle sous son aile, éduqué à l’étranger dans les lettres et les armes, le jeune garçon va devenir un homme. Ce qui compte, lui dit son oncle, c’est avant tout la tête ; le bras ne vient qu’ensuite. William Wallace adulte (Mel Gibson) revient sur ses terres et ne rêve de de pouvoir cultiver et fonder une famille en ne demandant rien à personne, en autarcie comme tous les pionniers que la politique indiffère.

Mais l’Anglais ne l’entend pas de cette oreille. Le roi Edouard 1er (Patrick McGoohan), dit le Sec pour son cynisme sans pitié, veut mettre à merci ces loqueteux rebelles et impose le droit de cuissage sur les jeunes mariées écossaises à tous les nobliaux anglais qui occupent le pays (droit inventé, qui n’existait pas en ce temps). Il tente ainsi une acculturation ethnique pour mêler les sangs en même temps que la contrainte imposera le pouvoir de Londres. Wallace, qui aime la belle Murron (Catherine McCormack), celle qui lui avait offert un chardon enfant sur la tombe de son père, la voit en passe d’être violée ; il la défend, la pousse sur un cheval, mais le terrain et l’Anglais empêchent sa fuite et elle est égorgée en public par le shérif (sans être violée, ce qui est catholiquement correct mais moyenâgeusement peu vraisemblable). Mel Gibson, en bon catho tradi, élimine ce qui le gêne dans l’Histoire. Mais il pratique le biblisme à l’américaine, qui privilégie l’ancien Testament au nouveau, en rendant œil pour œil et dent pour dent : il égorge lui-même le shérif égorgeur.

C’est ainsi que le jeune Wallace devient rebelle, et comme il n’est ni rustre ni bête – il sait même le latin et le français – il va donner du fil à retordre à Messires les Anglais. D’autant qu’Edouard 1er mandate son fils tapette (Peter Hanly) pour mater la révolte écossaise, afin de le viriliser (en vrai, le futur Edouard II est plus cultivé que pédé, mais Gibson aime forcer le trait entre « Bien et Mal »). C’est sa femme Isabelle de France (Sophie Marceau), la future reine, fille de Philippe le Bel, qui porte la culotte (bien qu’elle n’eût qu’environ 12 ans à l’époque de la véritable histoire et n’était pas encore mariée au prince de Galles…). Elle est envoyée par le roi pour soudoyer Wallace, mais tombe sous son charme ; en lieu et place d’un barbare qui ne connait que la violence, elle découvre son courage, son grand amour massacré et sa passion pour la liberté. Braveheart est traduit en québécois par Cœur vaillant, ce qui fait très scout catholique (et ravit Gibson) mais reflète assez bien la bravoure passionnée contenue dans le mot. Mel Gibson, en bon descendant d’Irlandais, dote plutôt la Française d’un amour de la révolution et de la liberté bien peu dans l’air des temps féodaux. Il pratique la post-vérité à l’hollywoodienne en réécrivant l’histoire qui convient à sa propre époque.

Cette séduction va aller très loin puisqu’Isabelle va trahir son roi pour renseigner Wallace afin qu’il évite les pièges qui lui sont tendus ; elle va même coucher avec lui pour donner un fils à son mari, trop tapette pour lui en faire un, même si le roi Edouard a jeté d’une ouverture de la tour de Londres le trop beau compagnon du prince de Galles (ce qui est historiquement incorrect, Peter Gaveston fut exilé avant de revenir à la mort d’Edouard 1er). Ironie filmique du renversement de situation : la guerre biologique que voulait mener Edouard le Sec par droit de cuissage pour engendrer des mâles anglais à droit d’aînesse se retourne contre lui, puisqu’Isabelle devrait donner naissance à un petit Wallace qui deviendra roi d’Angleterre. Telle est du moins la légende, un brin raciste (peut-être en réaction à la moraline trop politiquement correcte de l’ère Bill Clinton), véhiculée en 1995 par le film. Légende car William Wallace fut exécuté en août 1305, tandis que le futur Edouard III ne naitra qu’en novembre 1312. Mais ce qui compte est ici la symbolique : encore une fois l’œil pour œil de l’Ancien testament.

Wallace souffre de l’ordure politique et des chicanes entre nobliaux écossais, assez lâches et habilement stipendiés par les Anglais. Il fait gagner l’armée à Stirling avec les nobles, mais est vaincu à Falkirk, trahi par ces mêmes nobles. Pour se venger, il va exécuter lui-même les meneurs Lochlan et Mornay, tout en laissant à Bruce la vie sauve, reste d’une vieille fidélité et reconnaissance pour l’autre courage, celui de la politique, que lui-même n’aura jamais. Bruce deviendra le premier roi d’Ecosse en 1306, un an après la mort de William Wallace.

Trahi une dernière fois, par le père lépreux de Bruce (signe que la politique pourrit tout), Wallace sera torturé en public selon le trium médiéval (hanged, drawn and quartered – pendu, écartelé et démembré) parce qu’il refusera jusqu’au bout de demander pitié et de faire allégeance au roi d’Angleterre. Lequel meurt opportunément au même moment que Wallace, d’un feu intérieur qui le brûle et l’a privé de parole – deux symboles de l’emprise du Diable selon l’imagerie catholique, la parole symbole de l’humain et de la relation à Dieu, le feu, symbole de l’enfer et des tourments éternels.

Le film est bien réalisé, les scènes d’action alternent avec les scènes intimistes, la violence brute avec l’intelligence et l’humour. Le paysage rude des Highlands, qui rappelle souvent celui des fjords de Norvège, semble mettre aux prises les descendants des Vikings aux descendants des Saxons, la culture fermière du nord à la culture urbaine du sud, le peuple (pur) contre les élites (corrompues). Les urbains veulent dominer les fermiers – tout comme dans l’Ouest sauvage et durant la guerre de Sécession américaine – et les fermiers résistent, voulant rester « sires de soi ».

Beaucoup d’approximations historiques et d’anachronismes font de ce film plus un récit mythique hollywoodien qu’un document d’histoire. Mel Gibson délivre un message clair : la liberté avant tout ; elle est la condition de l’amour et de la droiture, elle définit toute morale selon la religion. Car si le Dieu catholique nous a donné la liberté de pécher, c’est pour mieux nous rendre responsables de notre destin ici-bas et au-delà. A bon entendeur…

DVD Braveheart de Mel Gibson, 1995, avec Mel Gibson, Sophie Marceau, Patrick McGoohan, Catherine McCormack, Twentieth Century Fox, blu-ray 2010 version longue 2h51 €11.80, édition single €7.20, édition Digibook Collector + livret €19.99

L’histoire romancée de Bruce, qui deviendra premier roi d’Ecosse

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Franz-Olivier Giesbert, L’Américain

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L’Américain c’est lui-même et c’est aussi son père. FOG, aux initiales de brouillard, est quelqu’un qui ne s’est jamais aimé et ce livre le montre à l’envi. Sa première phrase est « J’ai passé ma vie à essayer de me faire pardonner » – et la dernière « je me rappelle avoir prié longtemps sur le pas de la porte ». Franz-Olivier, au prénom d’origines mêlées allemande (lointainement juive), américaine et française, dit son écartèlement de fils aîné d’une fratrie cinq dont il ne parle quasiment pas. Car, enfant solitaire, son père battait sa mère – et lui à l’occasion.

Comme Pascal Bruckner, mais avec plus d’émotivité et moins de style, Giesbert raconte son duel entre son père et lui. Il déclare ne jamais lui adresser la parole mais ne cesse de relater des conversations ; il veut le tuer enfant, mais c’est pour l’admirer et se mesurer à lui à chaque instant. Ainsi va-t-il à 15 ans rencontrer Giacometti à Paris pour apprendre à peindre – pour faire mieux que son père peintre. Ainsi feint-il d’admirer l’Amérique, que son père déteste. Ainsi s’improvisera-t-il tueur des lapins, canards et poules parce que son père a en horreur d’ôter la vie (il les cuisine après en cocotte avec du chou et des petits oignons). Ainsi commercialisera-t-il les poulets et lapins qu’il élève, parce que son père méprise les marchands. Ainsi sera-t-il journaliste sans avoir fait d’études, engagé pigiste à 18 ans aux pages littéraires de Paris-Normandie, parce que son père dénigrait les pisseurs de copie. Et l’on pourrait multiplier les exemples…

Il n’a jamais pardonné à son père – c’est bien la peine de se dire chrétien ! Il ne se pardonne donc pas à lui-même, ce qui l’enfonce dans le masochisme et le ressentiment. Il avoue un viol vers dix ou onze ans : un beau jeune soldat ricain blond et bronzé, la chemise ouverte jusqu’au troisième bouton (tous les poncifs homos des années 2000 ?), lui a montré sa queue et demandé de le sucer avant d’user de lui. Dit-il. C’est aujourd’hui tendance de déclarer avoir été violé et, s’il déclare s’être évanoui, il ne manque pas de reconstruire soigneusement des souvenirs en tout un chapitre. Pour conclure par une pirouette : « Je dois à la vérité de dire que je n’étais pas si malheureux d’avoir été violé. Je devins du jour au lendemain un personnage important (…) Je sus aussi, pour la première fois de ma vie, que mon père m’aimait… » p.42.

Il ne manquera pas de se branler frénétiquement ensuite, jusqu’à devenir cave, ce qui a suscité un conseil attentif de son père. Qu’il n’a pas suivi, se vantant même d’avoir appris à se masturber avant même de savoir marcher, en levrette dans son berceau ! Provoquant, ce livre est un repentir, une confession en vue d’une absolution publique. Car FOG est catholique, ses deux grands amours à 14 ans étaient le pape Jean XXIII et le communiste Waldeck-Rochet. Sa mère croit, prof de philo plutôt social-démocrate adepte de Kant avant de virer socialiste ; son père est anticlérical hégélien et volontiers anarchiste de droite, « trotsko-nixonien » dit drôlement le fils. Lui se voue à Spinoza.

Si l’ouvrage se lit bien, l’autodénigrement constant met mal à l’aise, comme si avouer des turpitudes permettait de se rendre intéressant ou, pire, de s’absoudre de ce que l’on est devenu. Alors que le père a débarqué comme soldat à Omaha Beach le 6 juin 1944 et que la guerre l’a brisé. Le lecteur qui connait les biographies et anecdotes sur les autres faites par l’auteur (Mitterrand, Chirac, Sarkozy) ne manquera pas de voir, dans le cynisme des questions, la façon de creuser les secrets et l’ironie grinçante des jugements, combien Franz-Olivier Giesbert pâtit de son enfance. Malgré la Normandie et sa terre sensuelle au printemps, malgré les bêtes et leur attachement.

Meurtri, l’être humain accouche-t-il d’un écrivain pour autant ? Selon ce livre, pas vraiment.

Franz-Olivier Giesbert, L’Américain, 2004, Folio2006, 183 pages, €7.20

e-book format Kindle, €6.99

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House of Cards 1990

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Premier volet de trois saisons, probablement le meilleur, House of Cards inaugure la mode des séries politiques juste au moment de l’éviction de Margaret Thatcher. C’est dire si ça date… mais aussi combien cela reste d’actualité. Un remake américain a été réalisé par David Fincher en 2013 et semble avoir eu du succès (je ne l’ai pas vu). Mais la série BBC, en plus de 25 ans, n’a pris (presque) pas une ride. Ah si ! Ont disparu les ordinateurs à écran obus et aux lettres jaunes sur fond noir, les téléphones fixes à fil, la presse écrite tabloïd dans sa gloire et les vieilles carrosseries british aux ronflant moteurs diesel. Le monde a bien changé depuis… Sauf que l’être humain reste l’être humain et que tous les ressorts de la « politique » sont bien présents et subsistent : pouvoir, sexe, argent.

Les quatre épisodes de 55 mn (ancien format des séries) commencent par le vernis policé de la haute société anglaise et se terminent par la violence meurtrière du plus bas étage : première leçon de politique appliquée où le gant de velours de la bonne éducation masque la main de fer de l’ambition.

Francis Urquhart (Ian Richardson), chef de file (Whip) du parti, se voit refuser un poste de ministre dans le nouveau gouvernement issu des élections malgré ses bons et loyaux services au parti et au Premier ministre issu de la plèbe nouvellement élu. Déçu, il masque comme Richard III sa vengeance sous l’intelligence redoutable du complot. Deuxième leçon de politique appliquée, ne jamais faire de ses soutiens des ennemis.

Nous sommes dans le régime parlementaire pur, à l’anglaise, où le parti majoritaire gouverne sans partage, la reine n’étant chargée que d’inaugurer les chrysanthèmes et de symboliser le pays. Le Premier ministre Henry Collingridge (David Lyon) est choisi dans le parti par le parti et le chef de file est chargé de surveiller et punir les honorables membres du Parlement appartenant au parti afin qu’ils soutiennent la politique du gouvernement. Ils ont droit de critique, mais interne, et le chef de file sert de médiateur. Il est au courant de tous les petits secrets des uns et des autres et agit, en liaison avec les ministres et les principales figures, pour préserver une façade unie. Pas de « frondeurs » chez les Anglais ! En revanche, les petits meurtres entre amis sont de mise.

Et cela ne va pas manquer. Troisième leçon de politique appliquée, ne jamais donner prise à la moindre attaque. Urquhart, gentleman-farmer affable et bien élevé, va manipuler un consultant en communication Roger O’Neill trop adonné à la cocaïne (Miles Anderson), une jeune journaliste Mattie Storin (Susannah Harker) trop avide de coups et handicapée d’un complexe d’Electre (chercher en amour un père), un propriétaire de médias gras, brutal et vulgaire qui aimerait bien agrandir son empire, et des ministres ambitieux pour eux-mêmes – afin de devenir Premier ministre à la place du Premier ministre. En apparence fidèle et consciencieux, Urquhart va œuvrer dans l’ombre avec le cynisme requis, aidé par son épouse Elizabeth (Diane Fletcher), jamais en reste d’excellents conseils à la Lady Macbeth.

Les coups bas ne manquent pas et font les délices du spectateur – comme dans la vraie vie politique : faux délit d’initié de l’ivrogne frère du Premier ministre par la location d’une fausse adresse et l’ouverture d’un faux compte, enregistrement d’ébats sexuels d’un ministre concurrent, vieille affaire homosexuelle d’un autre, montée en épingle d’un incident lors d’une manifestation d’un troisième. Manipuler la presse est un jeu d’enfant, des scoops individuels d’initié aux coucheries consenties, et aux pressions venues d’en haut. Du grand art que Normal 1er aurait pu méditer avant de livrer ses confidences naïves à deux journalistes de (l’im)Monde. La formule favorite de Francis Urquhart, formulée d’une voix suave, reste dans les mémoires : « Vous avez tout à fait le droit de le penser, mais je ne peux faire aucun commentaire ».

Le titre de la série, House of Cards, est un jeu de mots difficilement traduisible entre House of Parliament et maison de jeu. Card signifie matériellement carte, mais aussi rose des vents, atout, programme, chardon, type (personne, un numéro). Le Parlement est ainsi présenté comme un tripot où tous les coups sont permis, un catalogue de politiciens-types girouettes ou épineux. C’est dire combien sont riches les consonances du titre en anglais classique.

Les batailles d’énarques paraissent bien frustes par rapport aux combats longuement mûris d’anciens élèves du collège d’Eton et de l’université d’Oxford, mais la politique est la politique. Quatrième leçon de politique appliquée, il faut être énergique, ambitieux et sans scrupules. Rocard, Barre, Balladur, Villepin et Juppé, trop « honnêtes » (en comparaison) et trop rigides, « droits dans leurs bottes », l’ont appris à leur dépens. Mitterrand Chirac et Sarkozy, vrais tueurs, ont su n’en faire qu’une bouchée. A qui le tour ?

Tragique et burlesque, nous sommes dans cette série anglaise au royaume de Shakespeare. Les Français ont trop tendance en politique à jouer du Corneille ou du Molière…

DVD House of Cards saison 1, série politique BBC écrit par Andrew Davies d’après un roman de Michael Dobbs et réalisé par Paul Seed, 1990, avec Ian Richardson, Susannah Harker, David Lyon, Diane Fletcher, James Villiers, Koba films 2013, €15.00

DVD House of Cards – l’intégrale – saisons 1, 2 et 3 (la 3 en VOST uniquement), Koba films 2015, €20.00

Remake américain House of Cards 2013 créé par David Fincher, €45.99 

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Erskine Caldwell, Le bâtard

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Sans concession morale, rédigé au degré zéro de l’écriture, au ras des gens, le bâtard dont l’auteur retrace la vie est une créature du Sud américain, du machisme ambiant, du racisme ordinaire. Nous sommes à la fin des années 1920 qui verront la Grande dépression économique de 1933 suivre la crise boursière de 1929 puis la crise financière de 1930. Après la parution du livre, le capitalisme s’affolera dans la spéculation, préparé par le mépris des possédants pour les pauvres, qualifiés de perdants.

Le Sud, où l’auteur est né en 1903, recèle la quintessence du peuple perdant. Il a perdu la guerre de Sécession, perdu ses valeurs aristocratiques, perdu l’estime de soi sous les critiques de la presse du nord. Le « petit Blanc » est aussi pauvre que le Noir, mais ne peut se raccrocher à rien. Son sentiment de dégradation est peint ici de façon complète.

Gene Morgan est en effet « fils de pute » au sens littéral, haï par sa mère dès sa naissance parce qu’il l’empêche de se faire les dizaines de mecs dans la soirée qui la font vivre. Elle a failli le tuer et il est sauvé par une négresse qu’il lâchera à 11 ans pour se faire tout seul, en jeune macho sans scrupules. Pas étonnant qu’il soit phallocrate, usant des filles comme de « trous à boucher » (selon la métaphysique de Sartre). Pas étonnant qu’il soit raciste, les Noirs restant à cette époque illettrés et trop peureux pour s’affirmer. Pas étonnant qu’il soit violent, on ne peut se faire soi-même sans en vouloir et en rajouter sur sa virilité. Gonflé de désirs divers, s’abrutissant au travail physique torse nu dans un moulin à coton ou dans une scierie, s’assouvissant sur les femmes qui passent ou dans l’alcool malgré la Prohibition, n’hésitant pas à tuer (même à la scie industrielle), Gene est un jeune : brut, direct, sans pitié. Ce genre d’animal a-t-il une âme ?

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La peinture au vitriol de cette société qui – une grande crise plus tard – votera Trump sans plus d’état d’âme, est si réaliste qu’elle garde des échos aujourd’hui. C’est bien cette société-là qui revient, celle des déclassés, des oubliés, des loosers. Celle qui veut sa revanche sur les autres, sur la société et sur le monde entier. Celle qui marmonne Dieu en piétinant ses créatures, qui impose sa force tant qu’elle existe – puis disparaît par « sélection naturelle » dès qu’elle décline un peu. Une société à la Poutine, dure aux faibles, serviles aux forts.

Le sexe est soumis à cette revanche, pratiqué comme une prédation. Jusqu’au bouleversement de l’amour, qui peut arriver comme une grâce. Gene, en effet, après avoir pris, baisé, violé sans vergogne sa vie durant, tombe en amour d’une « enfant » de 15 ans, peut-être sa demi-sœur. Elle est fragile, vierge et l’émeut. Ce n’est pas une chose à jeter, comme les autres, mais un ange à protéger. Il la ravit, l’emmène loin de sa ville où elle pourrit, ils font un petit.

Mais nul ne vit en diable sans conséquences : le bébé est anormal, trop faible, épileptique et velu. Un vrai dégénéré. Le fils de pute sans âme peut-il engendrer autre chose qu’un monstre ?

Nous sommes en plein dans la psyché américaine, névrosée d’Ancien testament et de Morale biblique rigoriste (Caldwell est né presbytérien). Il y est dit que chacun a un destin et ne peut y échapper ; que les tares sont héréditaires ; que le rachat n’est qu’éphémère. Ce Blanc a une existence noire, telle est la malédiction du Sud. L’animal humain ne peut connaître la rédemption sans un effort continu – qu’il n’est pas prêt à faire le plus souvent, ou n’en a pas la capacité. Et cela, c’est le père qui la donne, lui qui élève le garçon au moins par son exemple, comme le Shériff a élevé son John.

Ici, l’homme ne fait pas l’histoire, pas même la sienne. Il est le jouet de forces qui le dépassent, l’hérédité, l’éducation, la société. La force de ce premier roman vient de l’écriture. Son détachement clinique suggère un cynisme qui fera interdire le livre à sa parution, mais c’est ainsi que les choses arrivent : par hasard, par accident, les circonstances. C’est ainsi que John, le copain de Gene, a couché dès ses 11 ans avec des filles de joie mais, avec Rose, « ils avaient commencé ensemble leur vie d’adulte » quelque part avant 14 ans, dit l’auteur avec naturel (chap. VI). Les choses arrivent, tout simplement, comme chez les bêtes, le meilleur (l’amour) comme le pire (l’avilissement, la mort).

L’auteur, connu plus tard pour La route au tabac, est un écrivain naturaliste. Il est mort en 1987, avant le premier des krachs qui ont jalonné la période récente.

Erskine Caldwell, Le bâtard (The Bastard), 1929, Livre de poche Biblio 2014, 168 pages, €5.90

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Montherlant, qui êtes-vous ?

Rares sont ceux qui connaissent encore cet homme de théâtre classique, ce romancier libertin, cet essayiste libre, mort volontairement en 1972 parce qu’il perdait la vue. Voir, c’est être « lucide » (de lux, la lumière) ; ne plus voir, c’est mourir un peu, perdre l’un des sens essentiels – celui que préférait Montherlant.

Je crois que l’on peut tenter de cerner Henry de Montherlant en quatre S. Peut-être s’en échappera-t-il, irréductible à jamais ? Il reste que ce carré de S est ce que je retiens : sensualité, sensibilité, syncrétisme, solitude. Au fond les quatre étages de l’humain.

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Sensualité pour le corps. Qui a dit mieux que lui le chant du désir, dès l’enfance ? La douceur des peaux, la candeur des yeux, la grâce des silhouettes ? Et en quelle langue plus limpide ? Seuls les sens ne dupent pas. La culture importe peu ; la lecture ne sert qu’à retrouver le goût de la vie. Ainsi de ‘Quo Vadis’, à 8 ans, qui lui a révélé avec brusquerie un monde inconnu de passions humaines derrière la façade sage et officielle du monde classique. Les orgies de Néron, les exploits sportifs, le danger, la vitalité du monde païen – ce bouillonnement physique, affectif et sexuel, a trouvé son écho chez le petit Henry. Il en est devenu violent, cynique et dur pendant plusieurs années ; il a su que cette violence, ce cynisme et cette dureté faisaient aussi partie de lui. L’important est là : « to cure the soul by the senses » (soigner l’âme par les sens), rappelle-t-il dans Service inutile (Pléiade p.718). Pour lui, il y a d’abord la spontanéité ; c’est l’infinité des sensations présentes qui méritent toutes d’être considérées. Elles nous définissent autant que l’idée consciente que nous avons de nous. Le soi est un bloc, on ne peut en casser impunément une partie. C’est pourquoi il aime les bêtes et les enfants, tous deux sont insatiables ; ils boivent sans retenue aux fontaines du désir, ils vivent l’instant présent, la joie présente, le désir hic et nunc. Bêtes et enfants sont naturellement comme l’adulte qui jouit sexuellement : leur esprit est plus vif, leur corps tout excité, leur humeur, leur courage, leur goût de vivre et d’aimer sont ragaillardis. Le sport peut atteindre lui aussi cet état de grâce physique où les muscles et le cerveau fonctionnent plus vite, de concert. Le sport est ‘réel’, parce qu’aucun mensonge n’est possible : celui qui court vit au rythme de sa physiologie ; il ne peut tricher avec lui-même. L’immense liberté du jeu le commande, reconquise sur l’existence. Le paroxysme, c’est l’effort, le combat, la vie dans la grâce et la lutte avec la Bête, la corrida. Poésie et violence – repos et combat – tel est le monde de la Méditerranée, la vie raffinée, les jardins, les poètes, les oasis, la beauté des corps dénudés par la chaleur, les plaisirs de l’eau, le goût des fruits ; mais aussi le sport, l’émulation, la bataille, les chevauchées, les phalanges grecques, la conquête et la Reconquista. Montherlant aime la Méditerranée, sensuelle et violente. Ses valeurs y sont enracinées : Rome d’abord, Athènes et Bethléem ensuite.

Sensibilité pour le cœur. Qui a mieux écrit sur l’amour adolescent, l’émotion au bord des larmes pour un être frêle et digne d’être aimé ? Montherlant est à l’écoute des êtres. Où qu’il se trouve, il les observe, il les admire ou il les juge – souvent il les estime, pour une part d’eux-mêmes qui lui plaît. Cette attention aux autres se marque dans ses œuvres : Gérard, 12 ans, dans La relève du matin – ce qu’il dit est presque la sténographie d’une rencontre qui a vraiment eu lieu. Il fait revivre un instant : les traits, les paroles, les impressions produites sont seules ce qui vaut d’un être. Il retiendra Gérard, un aspirant tué, Moustique, et beaucoup d’autres. La beauté se reconnaît à l’émotion qu’elle inspire ; en elle se fondent le bon et le mauvais ; elle est par-delà la morale car elle inspire le respect et l’amour. Rien de fondamentalement mal ne peut sortir d’elle. L’écriture n’est juste que si l’émotion a résonné dans la poitrine de celui qui l’exprime ; toute convention ne pourrait être qu’appauvrissement. Tout vient des êtres ; tout ne doit venir que des êtres. Tout prodigue qu’il fut, Montherlant est resté fidèle à un seul amour toute sa vie, un amour adolescent : Philippe. Tous les six ou sept ans, il rêve de lui et en est à chaque fois bouleversé. C’est étrange et émouvant. Il se disait : « mâle au possible, avec des nerfs de femme, et des idées d’enfant » (Malatesta, Pléiade p.557).

Syncrétisme pour l’esprit. Qui s’est le mieux ouvert à toutes les passions, à toutes les idées et à tous les tourments du monde de son époque ? Qui a mieux su les balancer l’un par l’autre pour les mieux faire servir l’existence ? La morale est cela : ne rien refouler pour mieux dominer. Le masque remédie à l’inachèvement ; il est caricature, outrance, mais aussi essentiel. Il aide à s’exprimer car, sous son enveloppe, l’être reste libre. C’est ainsi que l’on peut se prendre alternativement pour tel ou tel personnage qui séduit : pour Néron, pour Pétrone, voire pour le lion de l’arène. Ainsi défoule-t-on ses instincts par les fantasmes, tout en sachant bien, par devers soi, que tout cela n’est qu’un rôle de théâtre. Mais dans le foisonnement des personnages imaginaires, il faut rester maître de soi, savoir se garder, comme l’apprend la corrida ou tout sport de combat. Être exact, précis, sec, efficace. C’est une école de sobriété et de vérité. « Dans le sport, pas d’appel. Celui qui a sauté 5 cm de moins que l’autre ne vient pas nous parler de son droit » (Entretien avec Frédéric Lefèvre). La morale superficielle et factice de « la jeunesse » lui répugne, la morale du négoce des ‘occupati’ l’ennuie. Agent d’assurance deux ans chez son oncle, Montherlant jure bien qu’on ne l’y reprendra plus. Il est et reste un ‘otiosi’ selon Sénèque, un oisif chez qui l’absence de préoccupations engendre la liberté intérieure. « L’effort constant d’une vie doit être d’élaguer pour nous concentrer avec une force accrue sur un petit nombre d’objets qui nous sont essentiels » (Solstice de juin, Pléiade p.923). Ne pas s’encombrer les bras de bagages, ni l’esprit d’idées, ni le cœur de conventions, ni les instincts de refoulements. Fonder sa culture sur un petit noyau d’auteurs chéris. Montherlant n’a pas de goût pour l’Allemagne, ni pour Platon, ni pour les Sophistes. Son modèle, le héros de son temps, est Guynemer : il ne lisait que des lettres d’enfants et de soldats ; il est mort vierge, comme Parsifal. Une façon aussi de ne pas s’encombrer le cœur.

Montherlant Essais Pleiade

Pour l’âme, la solitude. Soldat velléitaire, il voit la dureté de la guerre et écrit, le 5 juillet 1918 : « Je reviendrai de la guerre un vrai requin, un vampire, un épervier formidable d’égoïsme et sans plus un seul scrupule : je ne ferai plus rien que par intérêt personnel ». C’est dire la brutalité de l’expérience sociale que révèle la plus absurde des guerres. Homo homini lupus. L’injustice n’est qu’un mot ; seuls méritent que l’on sorte de sa réserve ceux qu’on aime (lettre du 28 février 1919). L’artiste n’a pas à faire école, à convaincre, ni à améliorer autrui. Il cherche seul ce qui l’enthousiasme pour trouver la nature humaine. Là est son rôle, et la nature de l’homme est seul ce qui compte. Montherlant ne croit pas en Dieu. Agenouillé à Lourdes, à 15 ans, il souffre « d’être dans le même état d’âme qu’à l’hôtel ». Aucune émotion fervente en lui, dans cette église pourtant réputée pour faire des miracles. ; il ne pense qu’à des choses profanes. Le mysticisme n’est pas pour lui. Le catholicisme, en revanche, le séduit par ses pompes et par sa discipline qui mène, parfois, à la grandeur. « Au fond, je tourne autour de ce vieux problème, concilier l’Antiquité païenne et le catholicisme ». A chaque homme de devenir dieu : thème nietzschéen.

Quant à la mort, nous allons à elle comme nous venons au monde, sans l’avoir demandé. La mort est inéluctable. Cependant, elle n’est qu’à l’horizon, sauf hasard. En attendant, la vie est remplie de choses amusantes qu’il faut accomplir en sachant qu’elles n’ont qu’un temps et qu’elles sont inutiles.

Comme Villon, Stendhal, Flaubert ou Aragon, peu importe l’homme réel et la vie qu’il a menée, c’est un travers mesquin de notre époque que de juger avec le moralisme d’aujourd’hui ce qui se faisait hier. Ce qui compte est son œuvre littéraire, elle est grande, elle inspire, et aide à vivre. Le prodigue nous montre la voie.

Henry de Montherlant, Essais, Gallimard Pléiade, 1963, 1648 pages, €62.00
Henry de Montherlant, Théâtre, Gallimard Pléiade 1955, 1472 pages, €49.50

Henry de Montherlant, Romans 1, Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages €59.00
Montherlant sur ce blog (citations et chroniques) 

 

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Pas d’égalité sans frontières

La visée démocratique est d’assurer à chaque citoyen l’égalité en dignité et en droits, l’égalité des chances et les filets de solidarité en cas d’accidents de la vie. L’exercice de ces droits exige la cohésion sociale nécessaire pour que chacun contribue en fonction de ses moyens, en étant d’accord sur le vivre ensemble.

Tout cela ne peut se réaliser que dans le cadre de frontières définies, territoriales et de civilisation.

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Il ne s’agit pas d’ériger des barbelés (comme aujourd’hui en Hongrie et en Israël, hier en Europe avec le rideau de fer), ni même de revenir au souverainisme gaullien (traditionnellement nationaliste) de la génération passée. Les valeurs de démocratie parlementaire, majoritaires en Europe, ne doivent pas être bradées au non de « l’urgence » ou des « circonstances ». Devant les drames syriens ou libyens, l’Europe doit rester terre d’accueil – et offrir une hospitalité digne (même si elle est définie comme temporaire) aux demandeurs du droit d’asile. Mais confondre immigration de peuplement et immigration sous peine de mort est une imposture des politiciens. Ils doivent avoir le courage de dire à leurs peuples qu’accueillir les vies menacées n’est pas la même chose qu’accueillir « sans frontières » la misère du monde. A ce titre, l’allemande stricte Angela Merkel apparaît plus dans le ton des Lumières que le falot hésitant François Hollande, dont on se demande s’il incarne les « valeurs de la république » ou si ce ne sont, pour lui, que des mots. Il est vrai que le gauchisme des tribuns populistes ou des féministes arrivistes, et jusqu’aux frondeurs de son propre parti, lui font manifestement peur. La multiplication des « il faut que nous puissions… il faut que nous puissions… » dans son discours d’hier montre combien il pose de préalables, conscients et inconscients, à toute action.

Cette « gêne » des politiciens, particulièrement français, tient à ce qu’ils récusent « l’identité » nationale au profit d’un universalisme aussi vague que creux. Et lorsque les politiciens ne savent plus ce que signifie « être français » (sinon résider en France, d’après certains bobos de gauche…), le peuple de France ne veut pas voir « diluer » sa manière de vivre et ses mœurs dans un melting pot sans but ni queue, ni tête. Les Français sont accueillants à la misère du monde (voyez toutes les associations d’aide aux migrants) ; ils refusent cependant qu’on leur impose (par lâcheté) d’accepter que les miséreux viennent imposer leur foi et leurs façons. cela se comprend. La France, comme l’Europe, ne peut être accueillante aux menacés pour leur vie QUE si elle est sûre d’elle-même, de ses valeurs et de sa civilisation. Pour cela, il lui faut un espace, délimité par des frontières, et une charte du « vivre ensemble » commune à laquelle tous les postulants à s’installer soient soumis. C’est le rôle du politique que de définir le territoire, les règles, et de les faire respecter : où sont donc ces pleutres au moment où les enfants se noient à leurs portes ? Ne rien faire est pire que décider car, au moins, le peuple sent qu’il a des décideurs et pas des couards à sa tête.

Les enfants devraient être heureux de vivre (voir ci-dessus), pas mourir pour rien (voir ci-dessous).

enfant syrien noye

Plus généralement, dans un monde qui se globalise et qui devient plus dangereux, les petites nations fermées sur elles-mêmes sont amenées à disparaître. Je crois en l’Union européenne qui harmonise le droit et fait discuter entre eux les pays voisins, comme en la Banque centrale européenne qui assure la liquidité au grand ensemble monétaire, tout en surveillant les risques financiers du système international. Même si l’affaire grecque a été mal gérée, revenir au « franc » et aux petites querelles d’ego entre politiciens avides de dépenser sans compter pour leurs clientèles me paraît dépassé. Ce serait une régression, un renferment sur soi, avec barrières protectionnistes et montée de haine pour tous les hors frontières (pour ceux qui étaient là, rappelez-vous les années 50…)

Mais en contrepartie, la tentation des fonctionnaires européens de niveler les cultures au profit d’un politiquement correct neutre, où la diversité des projets politiques et la diversité des approches paralyse la décision, me paraît tout aussi une impasse. Les palinodies du Conseil européen sur l’accueil des migrants en est un exemple, le faux « débat » sur la Grèce également : si les Grecs veulent rester dans l’euro, ils doivent obéir aux règles définies en commun et acceptées précédemment par leurs gouvernements ; s’ils veulent sortir, ils le votent et l’on aménage leur repli. Un peu de clarté serait nécessaire aux citoyens.

La convergence du droit est utile à l’Europe, la convergence des cultures non. C’est la diversité qui fait la concurrence économique (selon les règles pour le bien-être des citoyens), et la diversité encore qui fait l’originalité culturelle du continent. Les exemples de la Chine et de la Russie, unifiées sous un empire centralisateur, montrent que le progrès humain avance mieux dans les ensembles de liberté que dans les ensembles autoritaires en termes de curiosité scientifique, de création culturelle, d’innovations techniques, d’entreprises. La Cour européenne des droits de l’homme et sa définition neutre, par exemple, de « la religion » montre combien ses jugements peuvent être biaisés, incompréhensibles et inefficaces. Car le neutre nie le particulier. Qu’y a-t-il de commun entre le christianisme, dont le modèle est le Christ pacifique tendant l’autre joue et rendant à César son dû, et l’islam, dont le modèle est le croyant guerrier qui veut convertir la terre entière à la loi unique (charia) et se bat même contre ses propres démons (djihad) ? Regarder chaque religion en face, c’est reconnaître en l’autre sa différence, donc le respecter – tout en pointant bien les règles communes que tous les citoyens en Europe doivent eux aussi respecter, comme partout ailleurs.

La France est paralysée parce qu’elle a abandonné beaucoup à l’Europe, mais l’Europe est paralysée parce que nul politicien national ne veut se mettre dans la peau d’un citoyen européen. Parce qu’il n’existe qu’en creux : vous ne comprenez ce qu’est « être européen » qu’uniquement lorsque vous allez vivre ailleurs qu’en Europe…

L’Union européenne doit avoir des frontières sûres et reconnues : à l’est, au sud (le nord étant pour les ours et l’ouest pour les requins). Le flou entretenu sur les frontières au nom de l’intégration sans limites est dommageable pour l’identité de civilisation européenne (identité qui n’est en rien une « essence » figée, mais qui évolue à son rythme et par la volonté de ses membres – pas sous la contrainte extérieure). D’où les partis nationalistes qui ressurgissent ça et là, un peu partout, et qui montent en France même.

Car la France socialiste a peine à incarner une identité nationale dans cet ensemble flou européen. L’universalisme, la mission civilisatrice, la culture littéraire existent ; mais c’est une identité du passé. Que dire d’universaliste aujourd’hui, sinon des banalités de bonnes intentions jamais suivies d’effets concrets, ou avouer une soumission plus ou moins forte aux empires alentours (l’argent américain ou qatari, la brutalité russe, la croyance islamiste) ? L’Éducation « nationale » veut délaisser l’histoire « nationale » pour en souligner dès le collège ses péchés (esclavage, colonialisme, collaboration, capitalisme) – sans présenter de modèles positifs auxquels s’identifier, à cet âge de quête. L’histoire est-elle notre avenir ? Si François Hollande l’affirme du bout des lèvres, dans un discours convenu en juin au Panthéon écrit probablement par un technocrate, ce n’est qu’un mot creux comme le socialisme sorti de l’ENA en produit à la chaîne. Dans le concret, ce « mouvement » qu’il appelle semble sans but. Consiste-t-il à s’adapter au plus fort dans le monde – comme le montre la loi sur le Renseignement ? Où au vent de la mode chère aux bobos qui forment le fond électoral du PS, prônant une vague multiculture furieusement teintée américaine ?

France Vidal de la Blache

L’écart est moins désormais entre la gauche et la droite qu’entre les nomades globalisés hors sol et les sédentaires solidaires nationaux. Reste, au milieu, l’Europe – mais elle ne fait pas rêver, trop tiraillée, trop honteuse, sans objectif clair.

Les grandes idées en soi sont des moulins à vent. Il ne s’agit pas de céder la morale au cynisme des intérêts, mais d’élaborer une morale pratique. Entre deux légitimités, la politique doit adapter les moyens possibles. Il faut désormais sauvegarder la sociabilité au détriment de l’hospitalité car, comme le disait Michel Rocard, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde – même si nous devons en prendre notre part. Les conditions d’un bon accueil est de préserver la cohérence de la société. Ce qui exige le rejet de ceux qui refusent de suivre les règles, qu’elles soient de mœurs, économiques ou religieuses. Pour qu’il y ait vie commune, il faut le désirer ; qui n’en a pas envie n’a pas sa place – ce qui est valable aussi bien pour la Grèce que pour l’islam salafiste.

A l’époque où la modernité agite non seulement la France et l’Europe, mais plus encore les grandes masses aux frontières que sont la Russie et les pays musulmans, la « république moderne » chère à Hollande (reprise à Brossolette et Mendès-France) reste à construire. Lui n’a pas même commencé. Au lieu de mots creux et des yakas de tribune, établir des frontières distinctes pour dire qui est citoyen et quels sont des droits, quels sont ceux qui sont accueillis au titre du droit d’asile, faire respecter la loi sans faiblesse contre les autres, les hors-la-loi (salafistes, UberPop) ou les non-citoyens illégaux (imams interdits de territoires et qui sont revenus prêcher dans les mosquées – comme l’avoue Nathalie Goulard, député). Les repères d’identité française dont parle Patrick Weill dans son récent livre – égalité, langue, mémoire, laïcité par le droit – doivent être appris, compris et acceptés par tous ceux qui aspirent à vivre en France. L’assimilation, dit Patrick Weill, est le fait d’être traité de façon similaire. L’égalité en droits n’est possible que s’il existe un consensus minimum sur cette culture du droit.

L’éternelle « synthèse » du personnage actuellement à la tête de l’État comme s’il était à la tête d’un parti est non seulement fadasse, mais inefficace : elle entretient l’insécurité sociale, culturelle et militaire.

Il n’y a pas d’égalité sans frontières définies : qui est citoyen ou accueilli, avec quels droits, sur quel territoire.

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Allons-nous penser Internet ?

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) se développent rapidement ; en moins de 20 ans, elles ont bouleversé les mœurs apparentes : ordinateur portable, téléphone mobile, liaisons Internet, réseaux sociaux, smartphone, montre connectée, objets intelligents… Mais vivons-nous une « révolution » ? Ne s’agit-il pas plutôt d’outils nouveaux utilisés par les populations traditionnelles, dont les façons de vivre et de penser ont une lente inertie ?

Certes, des changements dans les comportements ont lieu : les natifs digitaux lisent moins à cause des écrans multiples qui sollicitent en permanence l’attention et empêchent de se concentrer, écrivent plus mal en raison des textos et des twit qui exigent une extrême concision, réagissent plus aux images animées émotionnelles qu’aux mots trop rationnels, ont des réflexes mieux aiguisés grâce aux jeux vidéo, ont un réseau de relations plus étendu par Facebook, Twitter, Tumblr et autres Skype. On a parlé de « génération Y » (à cause des fils d’écouteurs toujours sur la gorge – photo ci-dessous) et de « pensée PowerPoint » – mais ne s’agit-il pas de mode plus que d’une nouvelle façon de voir le monde ?

ado generation y

Croire que les innovations techniques ne peuvent qu’améliorer l’existence de chacun et la vie collective parce qu’elles émiettent les comportements en segments captables et calculables n’est-il pas un mythe ? Additionner les données sur chacun dans de gigantesques bases dont on croit pouvoir tirer des conduites prévisibles (en termes de santé, de commerce ou de risques) est-ce rationnel ? Est-ce un progrès social ? Les situations sociales complexes se réduiraient-elles vraiment à de simples problèmes dont on peut calculer les solutions, ou à des processus dont on peut optimiser la formule ? Je l’aime, elle me quitte, je crois que je vais tout foutre en l’air – est-ce soluble par algorithme ?

Pour cette croyance – typiquement américaine – efficacité, communication et transparence sont les maîtres mots. Pensée d’ingénieur orientée vers la solution pratique, raisonnable, politiquement correcte, sans aucun souci des sentiments, des traditions ou de la politique. Dans cette mentalité scientiste, l’Internet serait une révolution sociale, un modèle missionnaire pour repenser l’ensemble de la vie collective selon la morale « évidente », naturelle (en fait socialement consensuelle). Vérité, décentralisation, ouverture, innovation constante, seraient des vertus applicables partout, à la science comme à la culture, aux comportements individuels comme à la morale sociale, à l’église comme à la politique.

engrenage technique

Est-ce que l’imprimerie ou le télégraphe ont engendré des révolutions ? Platon se lamentait déjà sur la perte de l’éloquence, plus efficace que l’écrit froid, croyait-il, pour faire passer la pensée. Or la pensée s’est multipliée pour chacun avec le document imprimé, puis avec le télégraphe et la radio. Ces révolutions techniques n’ont été au fond que des outils pour penser plus vite, avec plus d’espace, et pour communiquer mieux. Internet et le mobile ne font que prolonger la même tendance. Ce n’est pas la technologie qui façonne la société mais tout un ensemble de civilisation, dont la technique permet des outils parmi d’autres. Aucune technologie n’est fixe, anhistorique, elle ne cesse d’évoluer avec les gens et les mentalités. Chacun sait bien que c’est l’ouvrier qui fait l’efficacité du marteau et pas le marteau qui façonne la façon de penser de l’ouvrier.

Les vertus prêtées à la technique de l’Internet sont-elles propres à l’outil ou à la société dominante, américaine ?

La transparence est utile mais elle n’a (hélas ! comme toute vertu sur cette terre) pas que des bons côtés : elle favorise le cynisme, la caricature, le zapping, la mise sur le même plan de toutes les opinions, la dépolitisation. En démocratie, la transparence publique est nécessaire, mais la transparence privée prépare plutôt une société totalitaire.

Les collectifs horizontaux sont utiles, mais à leur place : ce ne sont pas eux qui peuvent trancher pour tous lorsqu’il s’agit de choisir, de prendre une décision pour la cité. L’intelligence collective ne s’applique pas en politique : oui pour préparer, non pour décider. Car l’ordre politique est différent de l’ordre scientifique, la collecte du calculable diffère de l’intuition pour accomplir. Savoir et agir ne mettent pas en question les mêmes vertus, la volonté ne peut être remplacée par le processus…

Les solutions technologiques ou technocratiques (soi-disant neutres) permettent surtout de noyer le poisson et d’éviter les débats proprement politiques. Remplacer la parole par un process à la manière des techniciens est un vieux mythe scientiste qui n’a jamais eu la moindre efficacité en science sociale. Les gens ont besoin d’exprimer leurs émotions, de se battre pour leurs passions, d’échanger des arguments rationnels – de changer d’avis. La raison seule ne suffit pas à la société, le mythe est nécessaire à toute politique : il s’agit de faire rêver. Les divergences d’opinions ne sont pas uniquement « des asymétries d’accès à l’information ».

Certains croient qu’accumuler les données sur tous permettra de mieux « gérer » chacun, de sa naissance à son décès, en passant par sa santé et son éducation, et ses éventuelles dérives nuisibles pour la société. Et pourquoi pas ses idées ? Si tout le monde sait tout sur tout le monde, le monde en est-il meilleur ? Savoir qui a couché avec qui, qui a trompé qui avec qui, est-ce une façon d’améliorer les relations humaines ? Les expériences des communautés hippies, entre autres, montrent qu’il n’en est rien… Lorsque la morale et le devoir civique sont remplacés par une contrainte technologique, où est le « progrès » humain pour l’individu, où est la volonté de vivre ensemble ? Lorsque tout est calculé à tout moment, que deviennent l’imagination et la créativité ?

C’est réduire la pensée à la seule logique, la raison au raisonnement et le possible au calculable. Est-ce bien raisonnable ? Ne retrouve-t-on pas dans la pensée Internet cet homo oeconomicus des économistes desséchés, que l’on voue par ailleurs (dans les mêmes milieux geeks libertaires), aux gémonies ?

cerveau generation Y

La pensée Internet est bien une pensée américaine, sans histoire ni pâte humaine, obsédée d’efficacité programmable et de consensus social « cool », tout entière au présent. Ni collectif, ni psychologie, ni histoire… La page blanche d’un continent neuf, où réaliser l’éternelle Cité de Dieu, comme le voulaient les pèlerins du Mayflower, puritains hantés par le fantasme de pureté ici-bas et tourmentés d’obéissance religieuse. La technique apparaît neutre car le calcul est le même pour tous ; obéir à la machine revient à obéir aux lois immuables, donc à Dieu, suivre la conformité du Dessein intelligent qui nous dépasse tous. Ce n’est pas par hasard que cette théorie archaïque du Dessein intelligent revient aussi fort aux États-Unis… Comme hier les marxistes croyaient aux lois de l’Histoire et en son progrès mécanique. Comme aujourd’hui l’Éducation nationale ne croit qu’aux notes chiffrées et sélectionne par les maths, moins socialement « connotées », croit-elle.

Ne pas confondre efficacité du système avec capacité de réflexion, ni mesurable avec « vérité ».

Le déterminisme technologique est un moyen d’évacuer tout débat citoyen et de sortir de l’histoire. Or l’histoire existe même si l’on ne veut pas d’elle, le 11-septembre le prouve à l’envi aux Américains qui se croyaient immunisés, le 7-Janvier le prouve à l’envi à la gauche française tout entière dans le déni que l’islam puisse aussi générer du mauvais… Les fantasmes technocratiques d’apporter « scientifiquement » la démocratie en Irak et en Afghanistan, les fantasmes philosophiques des « belles âmes » de forcer la Libye à la démocratie, ont échoué.

La pensée Internet apparaît comme un nouveau mythe, un réductionnisme de la pensée, pour mieux faire passer le contrôle social et commercial, voire militaire… américain. Un nouvel impérialisme intellectuel ?

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Daniel Easterman, Le nom de la bête

daniel easterman le nom de la bete
La Bête est celle de l’Apocalypse et son nom est salafisme. Il y a plus de 20 ans, ce qu’écrivait sous forme de divertissement le professeur d’histoire de l’islam à l’université de Newcastle était prémonitoire. L’Égypte – le plus peuplé des pays arabes musulmans – voit une secte léniniste prendre le pouvoir après des décennies de préparation idéologique par les Frères musulmans. A sa tête l’Antéchrist annoncé par l’Apocalypse, la Revanche de l’islam, le Croisé inverse qui veut reconquérir Al Andalus.

Peu importe le grand guignol de la fin (Easterman ne sait pas finir ses thrillers) ; peu importe le procédé par attentats à la bombe (bien passés de mode faute d’artificiers éduqués aujourd’hui) ; peu importe la passivité coupable des Instances internationales comme des grands pays impliqués (les États-Unis laisseraient-ils faire sans rien faire ?). Reste le message : les sectaires sont des illuminés, donc des ordures particulièrement sadiques et dangereuses, parce qu’agissant (ils le croient) au nom de Dieu.

Michael Hunt est anglo-égyptien ; ex-membre des services secrets britanniques, il a quitté le MI6 il y a des années pour devenir obscur professeur à l’université américaine du Caire. C’est un ancien ami anglais toujours en activité qui va le convaincre de rempiler lors de son retour temporaire à Londres pour l’enterrement de son père – mais aussi une jeune femme d’Égypte qu’il lui présente l’air de rien, Aïcha, émancipée et laïque, épouse de l’opposant démocratique enlevé puis disparu dont Michael tombe raide dingue lorsqu’il la voit pour la première fois… Le premier chapitre donne le ton (Easterman est expert en premier chapitre haletant).

Al-Kourtoubi (le Cordouan) est un ex-prêtre catholique qui s’est découvert une ascendance mauresque remontant jusqu’à Mahomet ; il s’est converti à l’islam et – plus royaliste que le roi – a fondé une secte activiste efficace. « C’était un groupe secret au sein même d’une organisation clandestine. Au départ, leur but était de travailler à l’étranger, de convertir des gens à l’islam en Occident, particulièrement de jeunes catholiques. (…) Ils prenaient également des contacts. Avec les déracinés, les mécontents, les enragés. A la fin, il en faisait des extrémistes, des terroristes. Al-Kourtoubi se moquait de savoir s’ils étaient de droite ou de gauche, nationalistes ou religieux : ils n’étaient que du combustible pour l’incendie » p.295. Édifiant, n’est-ce pas ? Le daechisme imaginé en 1992 enfin réalisé vers 2012. Abou Bakr al-Baghdadi – qui se présente lui aussi comme un descendant du prophète Mahomet – s’est proclamé calife. A-t-il lu Easterman dans sa jeunesse (il avait 21 ans lors de sa parution) ? Il applique en tout cas toutes les méthodes exposées dans le roman.

Al-Kourtoubi, son double imaginaire, est cultivé, redoutablement intelligent, et connaît les arcanes du pouvoir dans chacun des pays européens. Avec la complicité d’influents politiciens d’extrême-droite au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Italie, il lance une campagne d’attentats contre les civils en Europe qui font des milliers de morts. L’objectif ? Déstabiliser les sociétés, les terroriser et les faire réagir par la peur – ce qui signifie la désignation de boucs émissaires et l’anesthésie de toute morale universelle humaniste. Les Européens exaspérés des tueries au nom de l’islam devraient chasser en masse tout musulman présent sur leur sol.  Al-Kourtoubi, fort de sa prise de pouvoir dans un État influent – l’Égypte – pourrait alors les protéger et, en négociant avec les gouvernements européens, récupérer l’Andalousie qui faisait partie du territoire converti. Une « purification ethnique » aurait alors lieu sans pitié, chassant tous les chrétiens et tous les juifs d’Al Andalus pour offrir la province reconquise aux musulmans expulsés de toute l’Europe.

On voit combien les mêmes idées reviennent avec régularité : massacre des Arméniens « cinquième colonne » par les Turcs nationalistes en 1915, expulsion des Grecs « chrétiens donc non-musulmans » par les mêmes Turcs nationalistes en 1920, purification de classe par les staliniens en URSS en 1930, purification raciale des non-Aryens par les nazis dès 1933, purification des « Quatre vieilleries » par les étudiants de la Révolution « culturelle » manipulés par Mao en 1966, purification ethnique par les Serbes en Bosnie, génocide Hutu par les Tutsis… Les problèmes des « Purs » ne peuvent être réglés que par l’éradication de tous les « impurs », arrachement en général violent de tous ceux qui ne sont pas ou ne pensent pas comme les sectaires au pouvoir.

L’auteur, en bon spécialiste du monde arabe et de la religion islamique, décline les premières mesures : rétablissement de la charia intégrale ; police religieuse qui arrête les trains et traque toutes les déviances (une balle dans la tête pour lire un livre traduit) ; obligation du voile pour toutes les femmes qui ne sont plus autorisées ni à conduire, ni à travailler, ni à voter ; fermeture des musées non islamiques et destruction par la foule fanatisée des pyramides, pour édifier un gigantesque Mur entre l’Égypte et le reste du monde ; pogroms anti-coptes (ces vils chrétiens…) avec crucifixions, flagellations, couronnes de lames de rasoir ; accusations gratuites de propager la peste (donc assimilation aux rats) de tous les non-cairotes non-musulmans non-salafistes ; encouragement aux gestes spectaculaires (comme brûler Le Caire pour la récurer somme Sodome et Gomorrhe).

Tout ce qu’accomplit Daesh aujourd’hui était prédit dans les discours exaltés des sectaires de l’islam il y a plus de 20 ans : il suffisait d’attendre. « Je suis pure compassion – déclare Al-Kourtoubi par qui attentats et massacres interviennent – je suis submergé par la douleur et la pitié. (…) Mais c’est Dieu qui a chargé mes épaules, c’est Dieu qui me conduit » p.90. Ce cynisme révoltant ne réclame qu’une balle dans la tête : qui se retire de l’humanité volontairement ne peut plus être traité avec humanité. Les daechistes agissent comme des nazis, avec aussi peu d’état d’âme : « Il n’y avait rien sur son visage. Rien qu’une terrible impassibilité, l’impavidité de la foi qui a dépassé l’émotion ou l’a assassinée. Il pouvait tuer pour son Dieu aussi facilement que d’autres pleurent. Les mains étaient douces, les doigts manucurés ; il était propre et soigné, strict dans ses ablutions, en bref il observait tous les commandements de la religion sauf la compassion » p.468. Un vrai tueur de camps.

Ce bon thriller haletant est épicé d’une histoire d’amour au-delà du conventionnel, il a le mérite de nous faire comprendre les arcanes des sectes contemporaines dans l’islam et – ce qui est plus précieux – la mentalité de ces bourreaux au nom d’Allah qui n’hésitent pas à souiller son Message au profit de leurs bas instincts et de leur petit arrivisme personnel.

Daniel Easterman, Le nom de la bête (Name of The Beast), 1992, Pocket 1997, 543 pages, €0.01 occasion

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Jordan Belfort, Le loup de Wall Street

jordan belfort le loup de wall street
La « vie et les mœurs des riches détraqués », comme le dit l’auteur, est décrite comme le roman de sa jeunesse, dans ces années 1990 rugissantes. Les Roaring Ninetees ont été célébrées par Joseph Stiglitz dans un livre traduit de façon imbécile en français par Quand le capitalisme perd la tête : tout était possible, le meilleur (l’essor des technologies de l’information et de la communication) et le pire, les arnaques en série des jeunes loups dépravés de la finance. Jordan, « Juif de bas étage » comme il se décrit, « élevé dans un trois pièces du Queens », est l’un de ceux-là. Il a commencé à 20 ans comme « connecteur » pour les vendeurs de titres dans une société de courtage nommée L.F. Rothschild. Un connecteur est une sorte de standardiste, celui qui téléphone 300 fois dans la journée pour décrocher 10 liaisons avec le client de son vendeur, passant en cela le barrage des secrétaires. S’il est obéissant et efficace, il peut monter en grade après ce bizutage : il peut devenir vendeur junior, puis vendeur à son tour.

Cela fait chic d’appeler les vendeurs de titres des « traders », mais ce dernier terme est réservé depuis longtemps à la caste des spéculateurs à la Jérôme Kerviel, ceux qui prennent des risques par l’achat et la vente pour compte propre – le leur ou celui de leur employeur. Pas grand-chose à voir avec le jeune Jordan Belfort quand il fourgue des actions par paquets aux gogos, comme d’autres des aspirateurs… Parti de « sous-merde » à 20 ans, il devient six ans plus tard « patron » – à 26 ans – en créant en 1987 sa propre société de courtage, Stratton Oakmont. Ce qui lui permet de gagner directement les commissions de placement, mais aussi d’opérer diverses transactions aux limites (ou carrément en marge) de la loi : portage fictif, manipulation de cours, délit d’initié, blanchiment… Il devient richissime, « maître de l’univers » comme c’était la mode de se croire à l’époque. Il méprise les fonctionnaires de la SEC (l’autorité américaine des marchés financiers), car ils gagnent 50 000 $ par an, soit seulement 1% de ce que lui gagne dans l’année…

Jordan fait partie de ces « Juifs féroces » (ainsi dit-il) à l’avidité sans borne et à l’ambition en délire. Raisonneur mais pas intelligent, il ne pense qu’au calcul pour entuber, entourlouper, arnaquer, tromper – à la fois sa femme, les fonctionnaires, les lois et les WASP, ces White Anglo-Saxons Protestants qui ont la culture et l’ancienneté que lui n’aura jamais. La richesse, contrairement à ce que son micro cerveau pense, n’est pas une masse d’argent à disposition, c’est une éducation. La vulgarité est de confondre le beau avec le cher. Or tout ce qui compte, pour Jordan Belfort, n’est ni le plaisir des objets et bijoux, ni le confort des vêtements, voitures et maisons, mais ce qu’il a payé. Le fric comme supplément de bite, pour faire des enfants dans le dos des clients afin d’asperger des obligés reconnaissants tant que la manne dure.

Une telle existence revancharde, tout entière mue par le ressentiment de classe et de race (la seconde submergeant la première très souvent aux États-Unis), est tristement vouée à l’impuissance : qu’a-t-il donc créé, Jordan Belfort, après ces quelques années d’excès en tous genres ? Rien. Que deux enfants qui vivent avec sa seconde ex-femme, et à qui il destine – dans un langage de charretier – ces lignes de « mémoires» (d’ailleurs très sélective…). Sa société a disparu, ses amis l’ont quitté dès qu’il n’a plus eu les moyens de les shooter, sa femme s’est lassée de ses délires dues aux drogues, aux putes et aux salles des marchés. Le FBI l’a coincé et il purge une peine de prison – où il a enfin le temps de revenir sur cette adolescence très attardée brûlée par tous les bouts.

La « passion toujours ardente pour le rugissement de Wall Street » (p.80) n’est que l’instant. Le jeu, l’arnaque, la brutalité égoïste sont peut-être les « valeurs » de l’Amérique des westerns, que les jeunes hyènes de la finance rejouent en costumes cravate. Mais on ne fonde pas une société adulte sur l’évanescence des plaisirs par le fric. Malgré l’attrait du « délire » que les ados adorent : « De quelle autre façon un homme pouvait-il mesurer son succès – dit cet immature – si ce n’était en réalisant tous ses fantasmes d’adolescent, aussi bizarres qu’ils pussent être ? » p.157. Pauvre Jordan… « Je suis un ado dans le corps d’un adulte », finit-il par avouer p.248. Non sans avoir arnaqué et spolié des milliers de clients, ce dont il se fout comme de sa première capote même dans ces « mémoires » d’excuse. Mémoires probablement téléguidées par son pool d’avocats pour montrer sa rémission et obtenir un allègement de peine pour bonne conduite…

Ce bouseux yankee élevé sur les marchés s’étonne de la richesse ancienne des grands hôtels de Genève ; il leur préfère le neuf et le cliquant. Ce qu’il aime par-dessus tout à chaque jour qui passe, est se défoncer au Mandrax avant la cocaïne, discourir devant ses vendeurs pour les motiver à « téléphoner et sourire », puis se faire une pétasse ou deux à 5000 $ (qu’il appelle les Blue-chips, comme les principales actions de la cote), avant de rentrer à la maison défoncé, en hélicoptère privé, retrouver ceux qu’il appelle de façon quelque peu méprisante « la ménagerie » : ses quelques 22 employés de maison. Il a un chauffeur noir, deux gardes de sécurité italiens, une nounou jamaïcaine, un couple de cuisiniers portugais, sans compter deux biologistes pour l’équilibre écologique de son étang fantaisie, une infirmière diplômée, un pilote d’hélicoptère attitré, un capitaine de yacht et deux matelots à demeure, plus d’autres figurants. Son épouse, « la Duchesse », claque à n’en plus finir l’argent selon ses lubies : 2 millions de dollars pour refaire le salon, 1 million pour paysager le jardin, 400 000 $ pour deux nuits d’hôtel (suite présidentielle). C’en est écœurant de frivole vantardise. Moins on a de cervelle, plus on étale son fric : en Amérique, ceci remplace cela.

Jordan a beau tenter, par ce livre, d’effectuer un bilan pour l’édification des jeunes après s’être laissé aller aux drogues, putes et tromperies diverses, il apparaît définitivement comme un raté de la vie. L’époque voulait ça, mais il n’a pas résisté. J’ai vécu la même époque – certes à Paris mais les mœurs financières n’étaient guère plus belles – et je sais que l’on pouvait résister. Nul être intelligent n’est obligé de réduire sa raison à n’obéir qu’aux seuls bas instincts. Lui, si. Il est ridiculement fier de son « équipe magnifique, explosant de vanité » où « la tension sexuelle était si forte qu’on pouvait littéralement la palper » (p.81). Pipes par les stagiaires mâles ou femelles (du moment qu’ils sont très jeunes), enfilages répétés par tous les trous, drogues diverses pour se motiver, lancer de nain ou rasage de fille en salle des marchés pour motiver les troupes par « le délire » tellement ado d’humilier les autres pour se rehausser : ce ne sont que jeux de collégiens prolongés, immatures et obsédés de sexe. Les vendeurs, tous de moins de 30 ans, s’envoient en l’air constamment « sous les bureaux, dans les toilettes, les penderies, le parking souterrain et, bien sûr, dans l’ascenseur de verre » p.81.

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Tous sont pourris par le fric, la fille du standard était embauchée à 80 000 $ par an, le vendeur débutant à 250 000 $, le vendeur confirmé se faisait 3 millions – et le patron ? Oh, juste 1 million par semaine… « Il est facile de les contrôler s’ils sont fauchés », avoue Jordan Belfort. Ils veulent imiter sa « Belle vie » de nouveau riche et s’endettent pour se payer des fringues et des Ferrari – tout comme les racailles de banlieues. Fric et frime, pas besoin d’avoir fait des études, il suffit de décrocher son téléphone et de savoir vendre n’importe quoi. Pour la boite, il suffit « d’émettre de nouvelles actions en-dessous du prix du marché, afin [de] les vendre en réalisant un énorme profit, grâce au pouvoir de ma salle des marchés » p.109. Le même processus est à l’œuvre chez Merrill Lynch, Morgan Stanley, Lehman Brothers et autres. Voilà comment s’expliquent les bulles suivies de krachs initiées par la bourse américaine : 1929, 1987, 1991, 1997, 1998, 2000, 2002, 2007…

« Jusqu’à quel point ma dépendance aux drogues avait-elle entraîné ma vie du mauvais côté ? Sans elles, aurais-je couché avec toutes ces prostituées ? Aurais-je détourné illégalement autant d’argent en Suisse ? N’aurais-je jamais laissé dériver à ce point les méthodes de vente de Stratton ? Bien sûr, il était trop facile de tout mettre sur le dos des drogues : j’étais toujours resté responsable de mes actes » p.568. L’acte de repentance est tellement dans la mode américaine ! Suffit-il de dire « je regrette » pour être pardonné ? D’exposer ses erreurs pour être blanchi ? De dire publiquement mea culpa pour être réhabilité ? Car le fric mal acquis, il le garde… Ce n’est pas lui qui va faire un don à une fondation !

Le lecteur, s’il n’a pas comme l’auteur le QI d’un boutonneux infantile, va être écœuré de tant de cynisme prétentieux, de tant d’égoïsme faussement penaud. Il sera choqué au-delà de toute mesure par ce langage terre à terre, non seulement cru (Rabelais et Céline l’ont fait avec talent), mais d’une vulgarité sans rémission, tout entière tournée autour du sexe. C’est non seulement abject, mais montre combien l’intelligence américaine s’est dégradée dans les années 1990, combien la cupidité et la stupidité ont été les mamelles du succès reconnu, combien les exemples offerts à la jeunesse ont été pourris de l’intérieur. Comment s’étonner d’un Bush, ivrogne « repenti », actionnant le Bien et le Mal en Irak, mentant effrontément à la face du peuple américain ? Comment s’étonner des délires de la finance en 2007, aboutissant au krach le plus grave depuis 1929 ? Comment mesurer l’assurance outrancière des lois extraterritoriales qui mettent à l’amende aussi bien BNP qu’UBS pour des faits qui se produisent hors des États-Unis ? Sinon par ce matérialisme terre à terre, avide et égoïste, d’un peuple qui a la Bible à la bouche mais un petit pois derrière – et une queue qui commande – la cervelle mitée par les drogues les plus diverses ?

Ça le capitalisme ? Vous voulez rire ! Le capitalisme, système d’efficacité économique, exige la concurrence, donc une instance d’État pour la faire respecter. Le capitalisme, même dans sa structure financière la plus évoluée, n’est pas la loi de la jungle, type « loup de Wall Street » : les Américains eux-mêmes s’en sont rendu compte, réglementant à tour de bras depuis l’an 2000 (Dodd-Franck Act, Loi Sarbanes-Oxley, FIN 46…)

Ce que montre Jordan Belfort, dans ce livre édifiant, est combien la bêtise est proche de l’intelligence – et combien une société malade peut encourager des comportements antisociaux. Du livre a été tiré un film, avec Leonardo di Caprio dans le rôle du loup immature. Les images sont probablement meilleures que le texte, car le vocabulaire de chiotte employé par l’auteur n’arrange vraiment rien !

Jordan Belfort, Le loup de Wall Street (The Wolf of Wall Street), 2007, Livre de poche 2014, 765 pages, €8.10
Martin Scorsese, Le loup de Wall Street, DVD de 3 h, Metropolitan video 2014, €22.99 blu-ray

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Alexandre Feraga, Je n’ai pas toujours été un vieux con

alexandre feraga je n ai pas toujours ete un vieux con
« Il devient impensable que le papy amarré à son lit d’hôpital ait pu un jour envoyer une saloperie de balle de golf avec un balancement souple du tronc » p.1 Eh bien si ! A l’adolescence, se remémore-t-il, « arrondis, souples, liquides, électriques, nos corps donnaient à la musique une consistance heureuse » p.39. A 78 ans, après l’incendie de son appartement et être tombé du lit, cassé de partout et surtout des hanches, il lui reste l’œil et l’imagination. L’un pour le présent, l’autre pour le passé.

« Pourquoi j’écris ? Parce que je ne veux pas crever avant d’être sûr que ce que j’ai vécu a réellement existé » p.98. Les 43 chapitres font deux ou peut-être quatre pages, alternés entre aujourd’hui et hier et pris dans une histoire quasi policière. Né pauvre, n’ayant jamais ouvert un livre de sa vie, il n’a pas moins folâtré qu’un autre. Malgré le fauteuil roulant de sa maison de retraite Les Primevères, chambre Amaryllis, il garde l’œil acide. Comme dans sa jeunesse : « Je ne comprenais pas non plus pourquoi personne n’avait l’idée de créer un illustré racontant les exploits des hommes dans la fonderie » p.32. Au présent, il observe les tarés qui l’entourent : « j’ai fait la connaissance d’un peintre qui ne peint pas et d’un non-muet qui ne veut pas parler » p.78.

Petit Breton monté à Paris après maintes fugues, dépucelé en deux minutes à 16 ans par une pute offerte par un truand qui l’emploie comme mulet, il note finement p.111 qu’« un beau cul est un bon coup ». Des décennies plus tard, revenu de la vie, il dira p.131 : « La volonté et le courage ne valent rien dans l’erreur. Ils accélèrent la chute, c’est tout. Je ne respecte pas l’absurde obstination. — Croire en l’amour, c’est absurde ? — Oui, si l’amour auquel on croit est une chimère. Je ne suis pas pour faire rimer amour et toujours, comme les poètes stériles ou les chansonniers du dimanche ».

Pris ado, en prison pour mineurs, il s’évade du service militaire avant l’Algérie, embarque comme matelot au Havre. Lors d’une escale à Boston, il apprend auprès d’une Jenny « un anglais soutenu alors que mon français était fait d’argot, de patois et d’insultes » p.151. Ensuite ? « J’ai voyagé. J’ai rencontré beaucoup de monde. J’ai fait beaucoup de conneries » p.156, malgré Margarita et les chutes d’Iguaçu. En fait, il tuait « à petit feu l’orphelin en intégrant la grande famille du crime organisé » : « fausse monnaie, faux papiers, entreprises bidon et diverses grosses escroqueries » p.163. Revenu à Paris à 44 ans, il tombe pour un braquage de banque qui a foiré. Et c’est alors que, 35 ans plus tard, dans la maison de retraite Les Primevères… Mais je ne vous dis rien de la suite, c’est trop beau, poignant, humain.

L’auteur de 34 ans en son premier roman n’a pas hésité cependant à donner de ses nouvelles. Son personnage a le cynisme humaniste et le style d’un Céline qui n’aurait pas été paranoïaque (je sais, c’est beaucoup demander). Mais que dire de cet humour réjouissant qui éclate ici ou là :

« À cette époque, Radio Paris dominait les ondes de la France occupée et dépendait du service de propagande allemand. Il y avait bien des décrochages régionaux, mais obtenus par des autonomistes bretons presque aussi fascistes que les occupants. Le poste TSF à accus de marque Telefunken était le seul luxe de la maison. Une marque allemande. Il n’y a pas de limites à la tragédie humaine » p.12.

« — Vous savez Léon, aujourd’hui je suis en pleine forme. — J’en suis ravi. — Et vous voulez savoir pourquoi ? Est-ce que j’ai envie de savoir pourquoi ? Non, je m’en fous comme de ma première dent. Si j’avais un jour voulu savoir pourquoi les gens vont bien ou mal, j’aurais acheté un divan » p.23.

Grave philosophie aussi, celle de la vie : « On ne peut pas vouloir jouir sans arrêt et refuser la merde qui tombe un jour ou l’autre sur notre tête » p.102. Reste quoi, d’ailleurs, de cette vie ? Les souvenirs vécus, qui se ravivent dans le regard des autres. « C’est parce que tu existes dans les yeux de celui qui t’écoute ici et maintenant que ton souvenir a du sens. Si demain la solitude te prend tout entier, tu viendras à douter de ce que tu as vécu. Tu existes avant tout dans le regard de l’autre » p.157. Pas mal pour un ancêtre, un croulant, un débris, un soixante-dix-huit tours mal éduqué et malfrat sur les bords, Léon Pannec alias Léo Faubert.

Ramassé, percutant, célinien, vous pouvez suive Alexandre Feraga en sa première aventure romanesque.

Alexandre Feraga, Je n’ai pas toujours été un vieux con, 2014, Flammarion Le texte vivant, 250 pages, €18.00
Format Kindle, €14.99

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Stefan Zweig, Nouvelle du jeu d’échecs

stefan zweig nouvelle du jeu d echecs
Dernières nouvelles de Zweig avant sa mort, dans ce court roman écrit sous forme d’une longue nouvelle. L’auteur l’envoie aux éditeurs deux jours avant de disparaître, comment ne pas y voir un testament ? Le thème en est le jeu, mais aussi l’intellect et l’argent, peut-être la mise en branle simultanée de ces trois étages de l’humain que sont la passion, la raison et les pulsions. L’écriture en est fiévreuse, attentive, tout entière orientée vers les personnages, à leur écoute, selon le meilleur Zweig.

Czentovic est un paysan du Danube ignare et quasi illettré, élevé par un curé dès 12 ans, après la mort du père dans un naufrage sur le fleuve. En regardant jouer, l’adolescent assimile les coups. Il n’est que tactique, dans l’imitation lente et méthodique, porté par l’intuition immédiate. Il devient cependant champion du monde, peut-être parce que ce calculateur vivant aussi bête dans la vie courante qu’un guichet administratif, n’a pas le raisonnement brouillé par les émotions et les pulsions.

Sur un paquebot transatlantique entre New-York et l’Europe, un industriel ingénieur américain, très sanguin et à qui rien ne doit résister, le paye pour jouer contre lui. L’amateur perd, évidemment, mais durant la revanche, il est sauvé de la honte par un passager qui par hasard passait par là. C’est un aristocrate, ancien avocat d’affaires en Autriche, arrêté après l’Anschluss par la Gestapo pour lui faire avouer qui détient quoi dans la riche société viennoise. En quelques coups, il limite les dégâts et assure une partie nulle. Czentovic, intrigué et stimulé, se laisse convaincre – contre paiement – de jouer à nouveaux quelques parties. L’avocat n’est pas un joueur d’échecs, ni professionnel ni amateur, mais laissé à l’isolement dans une chambre d’hôtel réquisitionné durant plusieurs mois afin qu’il craque, il n’a rien trouvé de mieux que de refaire dans sa tête les parties d’échecs d’un manuel volé dans une poche militaire. Ayant épuisé les combinaisons du livre, il imagine des parties contre lui-même, jusqu’à la fièvre.

C’est ce qui va le faire libérer, l’excès de ratiocination conduisant à la folie. Il porte la représentation mentale au point de devenir quasi schizophrène et d’oublier tout réel. Il n’est pas tacticien méthodique comme un calculateur, mais stratège de haut vol qui modélise une dizaine de coups d’avance. L’aigle contre le bovin, l’intelligence contre la stupidité brute, peut-être est-ce le message, alimenté et augmenté par la barbarie commerçante de la mentalité américaine sous les traits de McConnor, le medium de la rencontre contre qui rien ne résiste ? Est-ce le paysan du Danube contre l’intellectuel de Vienne ? Le nazisme fruste contre la vieille civilisation européenne, poussé par le commerce yankee ? Les relations humaines sont-elles sur le mode du jeu d’échecs ?

Cette nouvelle préfigure en tout cas les coups de la politique soviétique (que Poutine reprend avec un cynisme répugnant), mais illustre aussi le délire de la raison en finance (qui a causé la crise de 2007), autant que la bêtise administrative au front de taureau (que Hollande voudrait affaiblir par son « choc de simplification »). Politique, finance, administration, toutes ces façons de faire oublient l’humain en faveur du modèle, la réalité des choses pour l’abstraction des stratagèmes.

Grave message de Stefan Zweig à ses lecteurs, à la veille de quitter ce monde qui le déçoit – et qui reste le nôtre.

Stefan Zweig, Nouvelle du jeu d’échecs (1942), Folio classique 2013, 160 pages, €3.33

Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, 1584 pages, €61.75

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Yukio Mishima, Le Pavillon d’or

mishima le pavillon d or

Construit en 1397, brûlé en 1950, refait entièrement en 1955 et rénové en 1987, le Kinkaku ji – temple d’or – est inscrit depuis 1974 au Patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO. Il est prétexte au roman de Mishima, publié en 1956. C’est l’œuvre la plus célèbre de l’écrivain, parce que culturelle, parce que mettant en scène Kyoto, l’ancienne capitale jumelée avec Paris, épargnée par les bombardements américains sur l’ordre exprès de Mac Arthur durant la Seconde guerre mondiale.

Ce n’est pourtant pas l’œuvre que je préfère, trop bavarde, un rien datée, parfois à la limite de la vraisemblance. A qui n’a jamais lu Mishima et voudrait aborder son œuvre, je conseille plutôt de commencer par Le tumulte des flots, bien plus sec, tragique et vraisemblable, d’une pureté très japonaise, le meilleur de Mishima.

Le Pavillon d’or est cependant un symbole : celui du Japon traditionnel, confronté à l’occupation yankee après la défaite des militaristes. Donc celui de Mishima, écrivain très japonais mais aussi largement influencé par les œuvres occidentales. N’écrit-il pas ici son Crime et châtiment sur le modèle de Dostoïevski ? Détruire le Pavillon d’or, n’est-ce pas, pour Mishima, tenter d’exister par lui-même comme on « tue » le père ? Il fait du Pavillon d’or et de son reflet dans l’étang une vision philosophique à la Platon, auteur du mythe de la caverne. La beauté « idéale » écrase ; elle empêche de vivre. Seule la sensualité, dans le présent, permet d’exister. Détruire la Beauté-en-soi, symbolisée par le Pavillon d’or, c’est enfin être individu, ici et maintenant, sans référence métaphysique. Ce pourquoi le personnage principal fume à la dernière page une cigarette, tandis que fume le Pavillon d’or qu’il vient d’incendier.

L’écrivain se met dans la peau du bègue, laid, pauvre et orphelin Mizoguchi, empli de solitude et de ressentiment (l’accumulation des tares, n’est-ce pas un peu trop ?). L’adolescent de 17 ans qui entre au temple fait une fixation obsessionnelle sur ce que révérait son père, le Pavillon d’or comme essence du religieux au Japon. Mishima lui-même, à 45 ans, détruira son propre temple, le corps siège de son âme, par suicide traditionnel seppuku. Pris sous l’aile du prieur du temple d’or, le jeune homme se lie d’amitié avec deux personnages contrastés – ses extrêmes possibles. Tsurukawa est empli de lumière, mais noire, parce que son optimisme apparent dissimule une sensibilité aux autres qui va le pousser au suicide. Kashiwagi, à l’inverse, est un cynique fini, qui exploite les sentiments des autres pour se pousser dans la société, par ressentiment contre son pied bot. Mishima, dans sa vie personnelle, est tiraillé entre les deux : sensible mais fluet, attiré par le cynisme mais incapable de l’accomplir, il devient écrivain pour évacuer ces contradictions. Il fait donc du novice incendiaire – qui a réellement existé – une sorte de double personnel, adolescent attardé qui se cherche, désirant exister sans trouver en lui-même les forces nécessaires. Si le Beau lui est barré, explorer le Mal serait-il la solution ?

Kyoto pavillon d or photo argoul

Photo Argoul 2004

Le Pavillon d’or, avec son triple style de l’art japonais, est l’essence même de la japonité. Une tradition qui s’impose, dont on doit se rendre digne, malgré la cuisante défaite de la guerre. Comment réinventer le Japon sans que le passé pèse ? Le novice incendiaire a 21 ans lorsqu’il commet son forfait ; Mishima en a 25 la même année. De style Heian au rez-de-chaussée, samouraï au premier étage, temple zen au second, c’est tout le Japon d’un coup qui se dresse, face à l’étang qui le renvoie en miroir – le Miroir d’eau. Il resplendit, tout d’or vêtu, il élève l’âme et la contraint par ses formes. Mais, tel est le message de Mishima : la libération réside au Japon même, dans l’application de la doctrine bouddhiste. « Oui, c’était la première ligne du passage fameux du chapitre de l’Éclairement populaire, dans le Rinzairoku (…) : ‘Si tu croise le Bouddha, tue le Bouddha ! Si tu croises ton ancêtre, tue ton ancêtre ! (…) Alors seulement tu trouveras la Délivrance. Alors seulement tu esquiveras l’entrave des choses, et tu seras libre’… » p.371.

A lire de retour de Kyoto, ou après avoir déjà abordé Mishima. Tout premier lecteur sans préparation risque d’être déçu car il faut connaître la tradition japonaise et la vie de Yukio Mishima avant de bien saisir ce qui fait le sel de ce roman, au fond moins japonais qu’occidental.

Yukio Mishima, Le Pavillon d’or (Kinkakuji), 1956, traduit du japonais par Marc Mécréant, Folio 1975, 375 pages, €7.32

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Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

Nietzsche Par dela le bien et le mal

Zarathoustra voulait séduire, Par-delà veut attaquer, il s’agit d’un livre de combat contre l’esprit moderne (à fin XIXème) : la morale kantienne, la politique hégélienne, l’esprit plébéien, la foi scientiste. Nietzsche y est excessif, il démontre au marteau. Il s’agissait d’ébranler les certitudes – et avec raison puisque nous vivons encore avec…

Or l’homme est pour Nietzsche un être en devenir. Va-t-il devenir animal de troupeau à droits égaux ou aristocrate créateur de valeurs ? La discipline force à aiguiser ses instincts et à sublimer ses passions qui naissent avec l’exubérance d’une plante tropicale. Il ne faut ni les réprimer ni les haïr, mais les faire servir : procréer, entreprendre, créer. Le livre s’étend en neuf parties, suite de causeries cycliques sur la vérité et l’esprit libre, le phénomène religieux et l’histoire naturelle de la morale, nous les savants et nos vertus, les peuples et l’esprit aristocratique.

La vérité n’existe pas, car « qu’est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? » Les philosophes sont les penseurs de leurs préjugés : « Toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Un jugement peut être faux mais utile s’il permet la vie et améliore l’espèce. Exemple : « les fictions de la logique » qui « ramènent la réalité à la mesure (…), la notion de nombre ». La science physique n’est que l’adaptation à nous-mêmes, à nos capacités de compréhension ; elle n’est pas une explication mais une croyance sur les données des sens. Expérimenter, c’est voir et toucher, donc un sensualisme populaire, une technique démocratique – opposée à la pensée platonicienne conceptuelle, aristocratique. Certaines fonctions grammaticales d’une langue sont des « sortilèges » qui influencent la façon de voir le monde. Les langues ouralo-altaïques développent mal la notion de sujet ; la relation de cause et d’effet leur paraît absurde ; ils mélangent toujours interaction et dialectique. Nietzsche critique donc le ‘libre-arbitre’ des Lumières, tout comme le « serf-arbitre » des conditionnements. Cette « balourdise du mécanisme régnant, qui imagine la cause comme un piston qui pèse et pousse jusqu’au moment où l’effet est obtenu ». La nature n’est pas soumise à des lois mais à des forces. Et « toute force, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses conséquences ».

L’esprit libre est celui qui « se cherche instinctivement une forteresse » Chez l’homme moyen, rencontrer le cynique est un bien. « Le cynisme est la seule force dans laquelle les âmes vulgaires touchent à la probité ». Il faut être tout oreille dès qu’on entend parler sans indignation, car « nul ne ment autant que l’homme indigné » (prenez-en leçon, lecteurs du pamphlet à la mode). Vertu de la légèreté, celle du monde antique : « l’élan, le souffle, l’ironie libératrice d’un grand vent salubre qui vivifie toutes choses en les faisant courir ». Exemple Aristophane et Pétrone. Plus près, Machiavel et Stendhal. « Pour être philosophe, dit ce plus récent des grands psychologues, il faut être clair, sec, sans illusion. Un banquier qui fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. » De quoi remettre pas mal d’intellos sur les rails. Et pas mal de blogueurs aussi : « Il faut renoncer au mauvais goût de vouloir être d’accord avec le plus grand nombre. Ce qui est ‘bon’ pour moi n’est plus bon sur les lèvres du voisin. Et comment pourrait-il y avoir un ‘bien commun’ ? Le mot enferme une contradiction. Ce qui peut être mis en commun n’a jamais que peu de valeur. »

Le phénomène religieux est préférence pour la servitude : « ce qui a révolté les esclaves chez leurs maîtres et les a soulevé contre eux, ce n’a jamais été leur croyance, mais leur indifférence à toute croyance, leur insouciance mi-souriante mi-stoïque à l’égard du sérieux de la foi. » D’où le délire de pureté pour punir (et se punir) : « En quelque lieu de la terre qu’apparaisse la névrose religieuse, nous la trouvons liée à trois dangereuses prescriptions diététiques : solitude, jeûne et chasteté ». A l’inverse, « ce qui surprend dans la religiosité des anciens Grecs, c’est l’exubérante reconnaissance dont elle déborde ». Vertus de la religion :  « un moyen, pour les forts, de dominer ; pour les aristocrates de l’esprit, un moyen de se préserver du vacarme de l’action politique. Pour les moins forts, elle est une discipline, un guide pour dominer un jour, un ascétisme qui éduque. Pour le vulgaire, la religion les rend content de leur sort, ennoblit leur obéissance. Revers de la médaille, christianisme et bouddhisme conservent tous les souffrants, les ratés de la vie. » D’où une détérioration de l’espèce, « le christianisme a empoisonné Éros – il n’en est pas mort, mais il est devenu vicieux ».

exuberance irrationnelle ephebe

La morale est une cristallisation provisoire de sentiments et valeurs. ‘La’ morale passe pour donnée parmi les philosophes, alors qu’elle n’est le plus souvent que celle de leur milieu (Marx reprendra l’idée). « L’essentiel de toute morale, ce qui en fait la valeur inestimable, c’est qu’elle est une longue contrainte » – exemples : le langage en vers pour le poète ou la méthode pour le savant, l’étiquette de cour, les postulats d’Aristote, le long vouloir de l’esprit pour justifier jusque dans le moindre hasard le Dieu chrétien. « Tout cet effort violent, arbitraire, dur, terrible, déraisonnable, s’est avéré comme le moyen d’inculquer à l’esprit européen sa vigueur, sa curiosité sans frein, son agilité ; avouons que du même coup des trésors irremplaçables de force et d’esprit ont été irrémédiablement étouffés et détruits ; car la ‘nature’, ici comme partout, se montre telle qu’elle est, grandiose dans sa prodigalité et son indifférence qui nous révoltent, quelle qu’en soit la noblesse. » Ni bien ni mal, la contrainte est utile, mais dommageable… Aux vertueux de la faire servir.

« Qu’est-ce qu’un homme de science ? C’est d’abord une variété roturière de l’humanité, avec les qualités d’une race roturière, ni autoritaire, ni dominatrice, ni assurée de sa propre opinion ; il a l’assiduité au travail, la docilité de rester dans le rang, la régularité et la médiocrité des aptitudes et des besoins ; il flaire instinctivement ses pareils et sait de quoi ils ont besoin ». Attention à l’objectivité, l’esprit scientifique, l’art pour l’art : « tout cela n’est que paralysie du vouloir et scepticisme généralisé. C’est là, je l’affirme, mon diagnostic de la maladie européenne. » La science est un outil qui doit servir la civilisation humaine, la meilleure et la pire des choses, car RIEN n’est jamais bon ou mauvais ‘en soi’. « Le savant idéal chez qui l’instinct scientifique, après une multitude d’échecs totaux ou partiels, est enfin parvenu à croître et à fleurir, est certainement un des plus précieux instruments qui soient ; mais il faut qu’un plus puissant le manie. Il n’est qu’un instrument… » Car l’homme est un être qui doit évoluer vers un être supérieur : « Notre pitié (…) ne s’adresse pas à la ‘misère sociale’ (…) Notre pitié est d’essence plus haute et voit plus loin ; nous voyons l’homme rapetisser et nous voyons que c’est vous qui le rapetissez. (…) Le bien-être tel que vous l’entendez n’est pas pour nous une fin ; c’est la fin de tout, un état qui rend aussitôt l’homme ridicule et méprisable (…) Cette tension de l’âme dans le malheur, qui lui donne l’énergie, son sursaut devant le grand naufrage, son inventivité, son courage à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter et à l’utiliser, tout ce qui a jamais été donné à l’homme de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ? » Se contraindre pour s’affiner, mieux réussir, pas pour en jouir. Pas question d’être maso, mais de faire un effort pour arriver à quelque chose.

Nos vertus : « une haute intellectualité n’a de valeur que si elle (…) est une synthèse de toutes les qualités attribuées à l’homme ‘simplement moral’, (…) acquises une à une, au prix d’une longue discipline, d’un long exercice, peut-être au cours de chaînes entières de générations ; une haute intellectualité, ajouterai-je, n’est jamais que la forme quintessenciée de la justice et de cette sévérité bienveillante qui se sait chargée de maintenir la hiérarchie dans le monde, entre les choses et non seulement entre les hommes. » Tout ne vaut pas tout. « Si à l’hérédité et à l’éducation s’ajoutent des instincts puissants et intraitables, avec leur virtuosité propre et l’art subtil de se faire la guerre à soi-même, c’est-à-dire l’empire sur soi et l’art de s’abuser soi-même, alors naissent ces hommes prodigieux, insaisissables, insondables, ces hommes énigmatiques, prédestinés à vaincre et à séduire, dont les plus beaux exemples sont Alcibiade et César (j’y ajouterai volontiers Frédéric II de Hohenstaufen, (…) et parmi les artistes peut-être Léonard de Vinci). » Mais dès que la société est bien assise, les vertus utiles que sont « des instincts forts et dangereux comme l’esprit d’aventure », sont calomniés car on les craint.

Parmi les peuples et patries de son époque (1886), Nietzsche distingue deux sortes : « ceux auxquels est élu le lot féminin de la gestation et la tâche secrète de modeler, de mûrir, de parachever ; les Grecs étaient un peuple de cette espèce, pareillement les Français ; les autres qui se sentent appelés à engendrer, et à implanter dans la vie un ordre nouveau ; tels les Juifs, les Romains et, je pose la question en toute modestie, peut-être les Allemands. » La France garde : « au XVIe et au XVIIe siècle, sa force profonde et passionnée, sa noblesse inventive. Mais il nous faut tenir mordicus à cet équitable jugement historique (…) : toute la noblesse de l’Europe, celle du sentiment, du goût, des mœurs, bref la noblesse dans tous les sens élevés du mot, est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des ‘idées modernes’ est l’œuvre de l’Angleterre. » Pourquoi les Français ? Grâce à « leur vieille et très riche culture de moralistes qui fait que l’on trouve en moyenne, même chez les petits romanciers des gazettes, et chez le premier venu des boulevardiers de Paris, une sensibilité et une curiosité psychologique (…) ; si l’on veut chercher l’expression la plus heureuse d’une curiosité et d’une ingéniosité bien française dans ce domaine de frissons délicats, on peut citer Henri Beyle [alias Stendhal], cet homme étonnant, si fort en avance sur son temps »

nietzsche moustaches

Qu’est-ce que l’aristocratie ? « L’ardent désir d’établir des distances à l’intérieur de l’âme même, afin de produire des états de plus en plus élevés, rares, lointains, amples, compréhensifs, en quoi consiste justement l’élévation du type humain, le continuel dépassement de l’homme par lui-même », une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. Quand on dit « élever » un enfant, cela n’a pas d’autre sens que d’en faire autre chose qu’un sauvageon. Pour l’aristocrate, il s’agit de « rester le maître de quatre vertus : courage, lucidité, compréhension et solitude. Car la solitude, chez nous, est une vertu, une sorte de penchant sublime et violent, un besoin de propreté ». Bon = noble tandis qu’ignoble = mauvais. A l’inverse, « l’esclave voit avec défaveur les vertus du puissant (…) Inversement, il met au premier plan et en pleine lumière les qualités qui servent à alléger aux souffrants le fardeau de l’existence ; (…) Une morale d’esclaves est essentiellement une morale de l’utilité. » Pour lui, bon = bête (un bonhomme, un bon coup, un bon coin…).

Notre époque est plébéienne en paroles mais aristocrate en fait. On appelle cela méritocratie, avec raison. Sauf que l’argent et le copinage viennent corrompre la reconnaissance des mérites. Ce qui règne ? « Une répugnante impuissance à se maîtriser, une jalousie sournoise, une lourde façon de se donner toujours raison – trois traits qui de tous temps ont caractérisé le type plébéien ». Et Nietzsche d’ajouter, prémonitoire des histrions qui peuplent nos télés, radios et journaux : « A notre époque très populaire, je veux dire très populacière, ‘éducation’ et ‘culture’ doivent très essentiellement [promouvoir] l’art de faire illusion, de dissimuler ». La pub, le marketing, le storytelling, l’esbroufe, le « bon » coup médiatique. Avec Nietzsche, plus que jamais actuel – résister…

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Henri Albert révisée Jean Lacoste, édition Bouquins, Œuvres t.2, 1993, pp.549-741, €31.83

(citations ici tirées de la traduction Geneviève Bianquis, 10-18, 1970)

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L’échec du socialisme réel

Staline est mort en le 5 mars 1953, il y a 60 ans, dans les larmes du journal communiste français. On veut surtout s’en souvenir comme l’un des vainqueurs de la Seconde guerre mondiale. Mais il n’a pas été pour rien dans l’échec du « socialisme réel » (ainsi les régimes communistes nommaient-ils leur pratique gouvernementale). Lequel socialisme devait n’être qu’une étape provisoire du communisme – toujours resté une utopie.

Staline mort Humanite

Le messianisme historique vient clairement de Marx. Il provient de sa croyance absolue d’avoir raison, d’avoir découvert les Lois de l’Histoire et le processus de transformation des sociétés humaines. Une telle certitude “scientifique” pousse les disciples au fanatisme. Le système sera porté à éliminer les importuns, par le massacre, la famine, le goulag ou l’exil.

Le cynisme socialiste vient de Lénine. Le léninisme se veut la science marxiste appliquée. Vladimir Ilitch a toujours su adapter la stratégie aux possibilités du moment, et reculer pour mieux avancer par la suite. Mis en minorité, il nie la signification du vote et sort de l’Iskra peu après le Congrès de Bruxelles. Puisque les Bolcheviks y sont minoritaires, le journal ne représente plus la majorité “réelle”, et Lénine transporte le centre du parti ailleurs. Il fera de même lors de la prise du pouvoir, en dissolvant l’Assemblée constituante.

La ‘politique du possible’ a été mise en pratique par Staline. Il n’a fait que prolonger le cynisme léniniste de façon systématique et avec absence de scrupules. Il a appliqué ce que Zinoviev nomme le “principe le l’Impératif” : « s’étendre dans toutes les directions possibles; pénétrer partout, dans toutes les organisations, les pays, les continents; avoir des hommes à soi partout; jeter le trouble, brouiller les cartes, semer la zizanie; faire exécuter les “sales” besognes par autrui; travailler à créer sa supériorité; intimidation; chantage ; promesses; mensonges; accepter, tout en continuant à agir comme on l’entend ; impliquer tout le monde dans son jeu; renforcer la “cinquième colonne” par tous les moyens ; voler les découvertes et les inventions; monter des spectacles grandioses, dans le but de tromper et de mystifier. Staline a fait de Lénine “l’homme devenu mausolée” et de “sa pensée un bunker théorique dans lequel on peut se retrancher à tout moment. »

La dictature partisane soviétique est née de cette réduction de la croyance en philosophie, de la philosophie théorique en pratique politique, de la politique en obstination et paranoïa d’un groupe restreint tremblant devant le Secrétaire général Staline.

Science politique sovietique fr

La politique de puissance vient des conditions historiques : du refus des peuples à se laisser “libérer”, telle la Pologne en août 1920. Pillage des peuples, frontières rectifiées, finlandisation et intervention militaire sont les procédés gradués et concentriques de la consolidation de l’ego stalinien. Alexandre Zinoviev dit du système soviétique qu’il a une tendance générale à l’expansion, qu’il « est comme l’eau dès qu’il y a une fissure ».

L’échec économique est dû à la négation de toute réalité économique pour motifs idéologiques. La politique a toujours raison et Marx a « scientifiquement » découvert les Lois de l’Histoire. La nature comme les hommes doivent s’y plier. Lénine espère en 1917 le miracle de la Révolution mondiale en trois semaines. Staline attend des miracles de la collectivisation des terres et de l’industrialisation forcée. Khrouchtchev croit au miracle économique de l’exploitation des terres vierges. Brejnev croit aux miracles engendrés “scientifiquement” par l’introduction de la chimie dans l’agriculture. Gorbatchev dira que les dirigeants ont craint de faire confiance aux hommes pour réaliser le socialisme – mais il n’était pas question que les masses, “ignorantes” et “secrétant du capitalisme à chaque minute”, prennent en main leur destin : c’était le rôle de leur “avant-garde éclairée“, le Parti.

La réalité ne colle jamais avec l’idée. Les prophéties ne se réalisant pas, il fallait sauver avant tout la doctrine et le système. Le responsable, c’est l’ennemi, bouc émissaire commode qu’il faut dénoncer et détruire – sans cesse. La coercition commence avec Lénine, qui a écrit de sa main l’essentiel des articles du premier Code pénal soviétique. Aidé de Trotski qui crée la Tcheka, ancêtre du KGB, et organise l’Armée rouge, impitoyable en 1919 aux insurgés de Makhno et en 1921 aux marins de Cronstadt. Staline développera les camps et un système policier universel fondé sur les complots permanents. Khrouchtchev puis Brejnev qualifiera les dissidents de malades ; ils les enverront « soigner » leur mécréance envers le Parti omniscient en hôpitaux psychiatriques.

Il faut donc « mobiliser » tout le monde et tout le temps. Le socialisme est une guerre de tous les instants contre tous et tout. L’utopie doit vaincre le réel puisqu’elle est crue « scientifique ». Pour Vladimir Boukovsky, l’URSS « n’est même pas un État dans le sens habituel du mot, mais une base militaire et un centre de subversion universel. Toutes les structures sont organisées en fonction de cet objectif, et le système ne peut exister qu’en état de guerre permanente ».

Les gloses pour partager les responsabilités et chercher à quel moment le socialisme a “dérapé”, n’ont pas de sens : la foi est totalitaire parce que les affidés sont certains d’avoir raison. Le parti n’a pu survivre que parce qu’il s’est montré impitoyable aux errements et aux compromis. L’idéologie n’a pu s’adapter que parce que le marxisme est aussi une théorie pour l’action. L’idéologie est un sentiment d’appartenance à « une cohorte cooptée de privilégiés à haut risque », selon l’expression d’Annie Kriegel.

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On perçoit ce regret “de gauche” que l’utopie n’ait pas été mieux servie. Charger Staline de l’échec du socialisme « réel » permet de conserver une image pure des origines de la Révolution et de la « pensée Lénine », voire de la philosophie historico-économique de Marx. Les ressources de la dialectique remplacent l’élan. L’évolution historique étant un processus qui avance en surmontant les contradictions, il est toujours aisé de faire du présent un moment charnière d’”intensification” des contradictions qui oblige à une vigilance accrue. L’entreprise prométhéenne du Progrès, bien ancrée parmi les militants du parti tient au volontarisme léniniste. Les Bolcheviks considèrent que la conscience peut agir sur l’histoire (d’où leur confiance dans les vertus d’un parti hautement centralisé). Cette vision des choses n’était pas contenue dans Marx, puisque Plekhanov et les Mencheviks considéraient la révolution comme le fruit d’un développement historique naturel. Jacques Attali l’attribue à la mauvaise influence des bismarckiens sur le parti communiste allemand.

Toute la littérature populaire des années 1920 met en scène le conflit entre les forces du Progrès (la Science, la Culture, les jeunes athées, les paysans pauvres et les ouvriers agricoles alliés du prolétariat urbain), et les forces réactionnaires (la religion, le paysan riche, le commerçant, le pope, l’étranger). François Hollande et son gouvernement anti-riches et pro-recherche aujourd’hui obéit à la même ligne mythique. Dans cette vision manichéenne l’illettré, aidé du militant du parti, accède aux Lumières. Au concret, il faut commencer par transformer la nature. C’est la manie obsessionnelle de Staline après la Deuxième Guerre mondiale avec le Plan de 1949, les théories de Mitchourine sur les caractères acquis et celles de Lyssenko sur l’agrobiologie. Il s’agit de pousser à l’extrême la quête occidentale résumée par Descartes de se rendre « maîtres et possesseurs de la nature. » Le poète Vladimir Maïakovski traduisait ainsi cet élan prométhéen du socialisme enfant :

     « Nos pieds, c’est la fuite foudroyante des trains ;
     Nos mains, ce sont les vents qui soulèvent la poussière du monde,
     Nos signatures, ce sont les navires – nos ailes, les avions. »

Il y avait de la grandeur là-dedans ; mais aussi du mépris pour l’humain. Trois générations, 60 ans après la mort de Staline et presqu’un siècle après la révolution d’Octobre, on voit ce qu’il en fut : une caste de vieillards chassés par la biologie, des catastrophes écologiques sans nom (Tchernobylmer d’Aral), une économie en ruines, une fuite massive des citoyens de l’Est dès que le Mur est tombé. Et une aspiration des peuples ex-socialistes à suivre le capitalisme le plus pur, le modèle américain des mafias, affairistes et cow-boys sous Poutine

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Anne Perry, Une mer sans soleil

Où nous retrouvons le commissaire Monk, de la police fluviale de Londres, sa femme Hester, ancienne infirmière en Crimée, l’avocat Rathbone, scrupuleux et perdu dans son couple, et même le petit Scuff, 11 ans, gamin des rues plus ou moins adopté par les Monk. Cela fait plaisir, comme si l’on se retrouvait en famille. L’auteur a ce talent de vous faire aimer ses personnages parce qu’elle leur donne de la profondeur. Nous sommes touchés des émotions de Monk, de son souci d’établir la vérité ; nous sommes avec Hester dans « son désir ardent de lutter contre l’injustice, la bêtise et le mal » (p.183) – vaste programme dans l’Angleterre victorienne !

Nous sommes en effet en décembre 1867, et « des chants de Noël allaient bientôt résonner dans la rue ». C’est alors que le commissaire Monk, accompagné de son inspecteur Ormes, est attiré un petit matin sur la rive de la Tamise par les hurlements d’une femme. Elle vient de découvrir un cadavre atrocement mutilé et elle en est hystérique. C’est le début d’une enquête à la Perry, faite de beaucoup de vérifications et de cogitations, de bâtons dans les roues et de convenances à respecter, de tactique d’interrogatoire et de stratégie de procès. Le lecteur est convié dans les rouages, pas à pas, ce qui donne aux romans policiers victoriens de l’auteur cette dimension de culture qui manque trop aux « actions » contemporaines.

Le thème abordé est celui de l’opium, la meilleure et la pire des choses, comme la langue d’Ésope. La meilleure puisqu’il permet de calmer la douleur des blessés, la pire lorsqu’il est mal dosé dans les préparations commerciales et que des enfants en meurent. Le pire du pire lorsqu’il est injecté directement dans la veine par ces nouvelles aiguilles creuses que l’on vient d’inventer. Le cynisme marchand n’a jamais de limites et le lecteur d’aujourd’hui a droit à la remémoration de la honte des guerres de l’Opium, où ces Anglais si « civilisés » ont imposé par la force la drogue aux Chinois. Le Premier ministre Gladstone ne déclare-t-il pas lui-même à Monk et Rathbone : « Il y eût des moments glorieux où nous avons fait preuve de courage et d’honneur, de génie intellectuel, d’humanité chrétienne. Ces guerres incarnent l’opposé : la cupidité, le déshonneur, la cruauté barbare » p.326.

C’est alors que pourrait surgir, cette fois-ci pas aux confins du monde connu mais au cœur de Londres, une nouvelle marchandisation : rendre dépendant par la seringue des membres de l’élite pour mieux les manipuler…

Le meurtre de cette femme éventrée, dont on croit au vu du quartier qu’elle est une prostituée, va révéler bien des surprises. Monk tire un à un les fils de cet écheveau compliqué, d’autant que l’opinion publique est outrée, les journaux à sensation mobilisant l’émotion pour empêcher toute clarté. Cela semble servir le gouvernement, puisqu’un rapport d’un médecin éminent sur le commerce de l’opium vient d’être opportunément enterré. Ledit médecin est découvert « suicidé » par ouverture des veines, sans aucun instrument tranchant à ses côtés. Sa femme est vite accusée, avant que l’enquête ne mette en lumière des liens cachés.

Mais il faut faire vite, une vie est en jeu dans un procès mené tambour battant pour apaiser l’opinion et rassurer le gouvernement. Monk et Rathbone, aidés d’Hester, vont mettre tout leur talent à faire éclater la vérité, au détriment des intérêts de la haute, et à sauver une vie. Nous sommes dans le cœur des hommes, compatissons à cette « mer sans soleil » que donne la drogue (p.340), déroulons les intrigues des âmes glacées bien trop riches et respectables pour aimer les autres. Anne Perry nous fait toucher du doigt la misère nue et la richesse insolente, l’existence de petit commerçant et d’infirmière des pauvres ; elle nous fait sentir les odeurs de la Tamise et goûter les tourtes au poulet et les scones dans l’odeur du thé chaud. Vous découvrirez ainsi p.310 ce qu’est le caerphilly, un fromage à pâte friable, crémeux à cœur. C’est du grand art, à savourer longuement et sans modération par ce mois de décembre qui vous met dans l’ambiance !

Anne Perry, Une mer sans soleil (A Sunless Sea), 2010, traduit de l’anglais par Florence Bertrand, 10-18 septembre 2012, 524 pages, €8.36

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Romain Gary, Les mangeurs d’étoiles

Ce roman, paru il y a un demi-siècle, reste d’actualité en Amérique latine, en Afrique, dans les pays arabes. Les mangeurs d’étoiles sont les hallucinés ; ils mâchent des feuilles, des herbes ou des champignons pour voir la vie en rose. Ils se gorgent d’idéologie, d’indigénité (appelée chez nous « identité nationale ») ou de religion. Ils se croient missionnés pour le Bien, faire le bonheur des gens malgré eux. Ce sont des dictateurs, des gourous, des « révolutionnaires ». Ou bien des colonialistes, exploiteurs ou donateurs à bonne conscience.

Romain Gary, né en Russie et arrivé en France à 14 ans, s’est engagé en 1940 dans la France libre. Compagnon de la Libération, il devient consul de France notamment en Amérique latine. C’est dire s’il connait bien des contrées et leurs mœurs, dans ces années 1960 toutes acquises aux « révolutionnaires » agrariens : Che Guevara et Fidel Castro. Sauf que lui les côtoie de près ; qu’il n’est pas intello de Normale Sup ni des cafés enfumés de Saint-Germain des Prés où l’on refait le monde en théorie dans un fauteuil. Il a connu la famine sous Staline, la guerre contre les fascismes et le cynisme communiste. Il est donc immunisé.

Ce qui nous vaut ce roman picaresque, écrit d’une plume alerte, avec la verve d’une jeunesse bien vécue. Avant Guy Debord, son humanité saltimbanque vaut bien la société du spectacle. La politique est un théâtre, pas plus honorifique que les acteurs des cafés-concerts ou les numéros de cirque des clowns et des acrobates – ou même des télévangélistes ! La faute à qui, si l’être humain est devenu histrion ? A la religion d’abord, puis au marxisme devenu dogme qui lui a succédé. Toute Vérité révélée se veut totalitaire. Ce ne sont pas nos imams braillards d’aujourd’hui qui démentiront le portrait.

Ce pourquoi il faut relire Romain Gary qui décortique avec jubilation ce grand guignol fait d’artifices et de coups de gueule, dont Chavez est le dernier avatar.

José Almayo est un pauvre indien Cujon (invention de l’auteur qui peut se prononcer couronne ou couillon). Il a le visage impassible d’un dieu maya, mais avec du sang espagnol. Poussé aux études par les curés, devenu prostitué à 14 ans pour acquérir la gloire de toréer, il enrage d’être peu doué et de se faire moquer. « Quand on est né indien, si on veut s’en sortir, il faut le talent ou il faut se battre. Il faut être torero, boxeur ou pistolero » p.117. On dirait aujourd’hui chanteur, footeux ou terroriste – mais rien n’a changé. A 17 ans, il quitte son gras protecteur pour revenir au village consulter le prêtre qui l’a sorti de la glèbe. Il n’a pas réussi avec Dieu et le bien, il lui demande donc par contraste quels sont les plus grands péchés. Le vieux lui répond la sodomie, l’inceste et le meurtre d’un religieux.

Tout ce qu’on lui a appris est faux. « En fait, tout était mal, il n’y avait de bien que la résignation, la soumission, l’acceptation silencieuse de leur sort et la prière pour le repos de l’âme de leurs enfants, morts de sous-alimentation ou d’absence totale d’hygiène, de médecins ou de médicaments. Tout ce qu’ils avaient envie de faire, les Indiens, forniquer, travailler un peu moins, tuer leurs maîtres et leur prendre la terre, tout cela était très mauvais, non ? Le Diable rôdait derrière ces idées, on leur expliquait ça sans arrêt. Alors, il y en a qui ont fini par comprendre et qui se sont mis à croire très sérieusement au Diable » p.133. Et aux Américains, puisque les bien-pensants de gauche les accusent d’être impérialistes – Almayo les trouve donc irrésistibles.

L’éphèbe José décide donc de changer de protecteur. Exit Dieu, appel au Diable, El Señor en espagnol. Il tue le prêtre « respectueusement », puis copule avec sa sœur (déjà déflorée par son frère aîné) ; la sodomie, il a déjà donné. Mais il sait que le cul est sans importance pour devenir quelqu’un. Il entre dans la police, se crée des protections, en devient chef, puis renverse le dictateur en place avec un quarteron de généraux, avant de faire place nette pour lui tout seul. La protection majeure est celle des États-Unis et, dans ces années de guerre froide, s’afficher marxiste est le seul moyen de faire affluer l’aide américaine. L’idéologie, il s’en fout, comme tous les histrions, Mélenchon y compris ; ce qui compte est la gloire, qui garantit le pouvoir et l’argent. Le monde a-t-il changé ?

Il cherche à rencontrer le diable et, pour cela, convoque les plus grands manipulateurs qu’il peut trouver. Staline est mort, comme Hitler, c’est dommage ; il se rabat sur le meilleur casting du temps. Le Dr Horwat le télévangéliste américain blond, Agge Olson le ventriloque danois, le jeune cubain supermâle aux dents aurifiées, Charlie Kuhn né Majid Kura à Alep le directeur d’une agence artistique, Monsieur Antoine le jongleur de Marseille, Manulesco le juif roumain violoniste, John Seldon l’avocat d’affaires du dictateur – et même la pute américaine, très jeune actrice nominée, qui lui sert de maitresse kleenex – sont des rôles composés. Tous se croient géniaux, utiles à l’humanité. Ils ne sont que des pantins mus par la vanité. Le pouvoir ou l’argent ne sont rien face à la gloire…

Le roman commence au moment ou le capitaine Garcia, aussi roublard et borné que le sergent de Zorro, reçoit l’ordre – donné par le dictateur lui-même – de fusiller tout ce petit monde, sa mère comprise. C’est que la révolution gronde à nouveau, un jeunot guévariste veut lui ravir la place. Quoi de mieux que de tuer des étrangers, d’en accuser le rebelle, et de recevoir des marines venus ramener l’ordre ? Sauf que rien ne se passe comme prévu. Le Diable se rit des humains qui croient en lui. Dieu aussi, semble-t-il, puisque la conne américaine, devenue sa maitresse, se sent coupable d’être née nantie, socialement inutile. Elle veut « se réaliser » et « s’exprimer », scies de la jeunesse des années 60. En voulant faire le bien elle fait le mal, tant l’enfer est pavé de bonnes intentions. Le développement trop brutal pousse les masses à la révolte, les réalisations « culturelles » se font au détriment de la misère et du chômage (n’est-ce pas, Martine Aubry ?).

L’auteur se place en observateur de la comédie humaine, ces « révolutionnaires » en paroles pour faire l’acteur, mais avides de gloire égoïste qui donne le pouvoir et l’argent. Il crée le personnage de Radetzky, conseiller de José Almayo, qui se dit ex-parachutiste de Hitler comme Skorzeny, en réalité journaliste suédois né Leif Bergstrom et aventurier comme Romain Gary. Lui aussi joue un rôle, la différence est qu’il ne se prend pas au sérieux et met sa vie en jeu.

Leçon du livre : « Après tout, il n’y a pas d’autre authenticité accessible à l’homme que de mimer jusqu’au bout son rôle et de demeurer fidèle jusqu’à la mort à la comédie et au personnage qu’il avait choisis. C’est ainsi que les hommes faisaient l’Histoire, leur seule authenticité véritable et posthume » p.386. Oui, mais l’histoire jugera – elle est impitoyable aux faiseurs.

Romain Gary, Les mangeurs d’étoiles, 1966, Folio 1981, 448 pages, €7.69

Romain Gary présente lui-même Les mangeurs d’étoiles en archives INA

Eva Bester parle en vidéo des Mangeurs d’étoiles sur Arte

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Pourquoi la politique m’ennuie

La politique est nécessaire, étant vouée à gérer la chose publique et à susciter l’enthousiasme citoyen pour un projet collectif. La politique m’ennuie parce qu’elle rend con. Elle est la voie de la facilité, la pente intellectuelle vers le moindre effort.

Un pays est un territoire à administrer et une communauté de citoyens à mobiliser pour un projet commun.

Belle et grande chose qui ne se fait pas d’elle-même. Surtout dans le confort moderne où l’individualisme est la rançon de l’épanouissement collectif. Il y a en effet paradoxe à constater que tout ce qui permet à la personne de naître et de se développer concourt à la rendre autonome. Tocqueville l’a bien montré : plus le citoyen est assuré, plus l’exigence d’égalité démocratique se fait forte ; plus l’égalité réelle est accomplie, plus l’égoïsme croit. Car pourquoi « aider » celui qui est semblable à soi et qu’on ne connaît pas ? S’il a autant de chances que moi et dispose d’autant de moyens, pourquoi ne se prend-t-il pas en main ? Pourquoi attend-t-il des autres ce qu’il est parfaitement capable d’assurer comme tout le monde ? On n’excepte que les vieux, les handicapés et les fous – et évidemment les enfants, puisqu’ils ne sont pas encore citoyens. On peut même ajouter les étrangers désirant devenir français pour les former à bien le devenir. Mais pas tout le monde, ni n’importe qui (c’est l’erreur de la gauche radicale de le croire).

Ce pourquoi il existe une administration, qui effectue la gestion des choses publiques, et un personnel politique, qui impulse les actions. L’administration est cooptée par concours, de façon à assurer un niveau de compétences, mais elle n’a pas à juger du bien fondé des actions : un fonctionnaire fonctionne ; on ne lui demande que d’obéir, à la loi, aux règlements, à la hiérarchie. Que serait en effet une gestion si chaque rouage se mêlait de décider de ce qui est juste ou utile et de ce qui ne l’est pas ? L’État est une mécanique qui doit rester huilée.

Le personnel politique est élu, par différents degrés, directs ou indirects. Son rôle est d’impulser une volonté en vue d’un projet commun (Président), puis de la traduire en lois (Assemblée nationale et Sénat) ou en règlements (gouvernement). Le public confond souvent sous le même vocable de « politiciens » ceux qui gouvernent et ceux qui font la loi. Vieille habitude pré-Vème République, à laquelle François Hollande lui-même sacrifie. Comment considérer en effet autrement que comme archaïque cette propension à faire élire des ministres et à les jeter s’ils ne sont pas élus ? C’est là le propre des régimes entièrement parlementaires que d’élire des gouvernants directement (cas anglais, scandinave ou israélien). Le régime semi-présidentiel voulu par le général De Gaulle, mis en forme par Michel Debré et accentué par les Jospin-Chirac par la réforme du quinquennat avec législatives dans la foulée, distingue clairement les fonctions de faire la loi de celles de gouverner.

Ceux qui gouvernent sont élus directement. Ils passent un contrat entre les citoyens et leur projet ; ils font passer un courant personnel entre eux et le peuple.

Ceux qui font la loi sont dans la tradition séculaire d’élaboration, d’acceptation et de vote du Budget de la nation. Il s’agit du consentement à l’impôt qui fait l’essence même de la démocratie. Chaque citoyen prélevé doit savoir où va sa contribution ; il doit adhérer au projet collectif et accepter une alternance de vues (donc de partis ou de coalitions majoritaires). Le Parlement ne gouverne pas, il examine, réfléchit, débat, et rédige la règle de loi qui sera la même pour tous. Il contrôle l’exécution des lois, dont la première est le Budget annuel. Ce pourquoi députés élus directement sont mêlés aux sénateurs élus indirectement : pour assurer la tempérance des décisions parlementaires. Mais le Parlement (surtout l’Assemblée nationale) est en France plus « godillot » que législateur. La sérénité est rarement son fort. Le gouvernement exige, poussé par le parti majoritaire aiguillonné par l’idéologie, et le Parlement obéit.

Ce pourquoi la France est en déficit chronique depuis 35 ans. Ce pourquoi les abstentionnistes sont nombreux lors des élections de tous ces Messieurs qui se soignent (retraites dès le premier mandat, frais de représentation, assistants parlementaires, voyages à gogo…) – et qui oublient les vrais problèmes des vrais gens. Ou qui se font parachuter dans un territoire qu’ils ne connaissent pas, comme dame Royal, en ballotage avec l’élu de terrain de son propre parti (et soutenue depuis Paris par les deux féministes, la Rigide et la Môme de Troisième) ! Pire encore ceux qui remplacent la règle par l’idéologie : voyez la baffe monumentale qu’à reçu Mélenchon à Hénin-Beaumont, circonscription pourtant très peuple, ouvrière en diable, lui qui se voudrait porte-parole des ouvriers, des petits, des sans-grades.

Le ridicule n’est pas de se présenter, fort de son aura nationale, le ridicule est d’oublier (ou de feindre d’oublier…) que l’élection d’un député ne donne pas un « mandat impératif » pour un parti ou une idéologie, mais que le député représente avant tout les citoyens qui l’ont élu. Ce n’est qu’ensuite que l’ensemble des députés agit pour le collectif national, fort de leur diversité locale.

Ce pourquoi je n’aime pas la politique : elle rend con.

Elle est l’univers de la foi, pas de la vérité. Tout politicien est un idéologue. Devant convaincre pour enthousiasmer, il agite les symboles, manipule la vérité, ment effrontément. Tout lui est bon pour prendre et conserver le pouvoir. Car seul lui importe « le pouvoir ». Cette monomanie rend borné, hypocrite, autiste. Croire est en effet tellement plus facile que de chercher ! Convaincre est nettement plus simple quand il vous suffit de réciter la doxa idéologique de votre camp ! Vous disposez de tout : de la bible du programme, des éléments de langage, de l’exemple de vos copains. Alors que convaincre c’est d’abord écouter, puis exposer le possible parmi le souhaitable, enfin négocier. A-t-on le personnel compétent pour le faire ? Trop issu de la fonction publique, imbue d’elle-même et formatée à savoir mieux que tout le monde ce qui est bon à tout le monde, on voit bien que ce n’est pas le cas. La technocratie tue la politique.

Surtout quand la manipulation des votes veut la majorité parlementaire pour le président tout juste élu ! La réforme du quinquennat, concoctée par les technocrates du PS et les ignares du centre ont dénaturé la Vème République. L’élection de l’Assemblée avait un sens quand elle intervenait à mi-mandat d’un président. Aujourd’hui, les députés sont les dernières roues du carrosse : tout le monde s’en fout. Voyez l’abstention « record » ! Voyez l’élimination du Modem et de Bayrou. La faute à qui ? Sinon à ces apprentis sorciers qui se croyaient malins, sous le président je-m’en-foutiste qui se croyait gaulliste…

Pour être élu, il faut être vu, donc en rajouter. Bien passer dans les médias nécessite de faire des « coups » périodiques, car les médias ne s’intéressent jamais au « normal » mais toujours au pathologique. D’où la surenchère des grandes gueules, des mensonges effrontés, des volte-face inattendues. Chirac était passé maître dans ce bonneteau où le citoyen, au final, apparaissait floué. Royal a poussé la posture au ridicule – à se demander si elle a un quelconque sens politique ! Sarkozy lui a donné une ampleur jamais vue. D’où l’intérêt pour le « cirque » présidentiel (comme aux États-Unis), mais le désintérêt profond pour les « godillots » parlementaires (à l’inverse des États-Unis)…

D’où la lassitude envers tous ces histrions. Professionnels protégés, cumulards, retraités avant l’heure, ils vivent bien… à nos crochets. Dans la situation de marasme qui est la nôtre, c’en devient indécent. François Hollande a su au moins surfer sur ce dégoût là. Jean-Luc Mélenchon a échoué par deux fois sur ce même thème : comment croire en la « vertu » d’un politicien trente ans durant sénateur, qui s’est vautré dans tous les fromages de la république ? Nicolas Sarkozy a su partir, ce qui ne fut pas le cas de Valéry Giscard d’Estaing. Ségolène Royal s’accroche pathétiquement à un poste qu’elle convoite pour « exister » encore, alors que nombre de citoyens en ont assez de la voir. Ne pourrait-elle se faire limer les canines (comme Mitterrand le fit) pour laisser apparaître son vrai talent, comme Laurent Fabius ou Alain Juppé ont su le faire ?

La politique est redoutable car elle fait apparaître le plus vil des gens : l’ambition, le cynisme, la capacité à passer en force malgré tout. L’avidité du pouvoir au détriment de la vérité des choses. Ce pourquoi la politique m’ennuie, profondément. Pour ne pas dire plus.

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Donna Leon, La petite fille de ses rêves

Je ne sais si les années qui passent ou une certaine lassitude atteignent Donna Leon, ou si l’Italie s’enfonce dans le relativisme politiquement correct dominé par l’argent – toujours est-il que le cynisme le plus cru est présent dans cette 17ème enquête du commissaire vénitien Guido Brunetti.

Les Gitans, Tziganes et autres Zingaros ? Il est exigé désormais de les appeler Rom. Ils vivent en marge de la société, subsistant de trafics de voitures, incitant leurs enfants à voler et allant même jusqu’à les prostituer. Les « services sociaux » n’y voient que la rançon du rejet social, donc rien à dire : les policiers se contentent les ramener systématiquement tout moins de 14 ans à « ceux qui se disent leurs parents ». Aucune sanction, pas même une remontrance, aucun fichier, aucun placement d’office, aucune mesure éducative : laissons ce qui est être – tel est la lâcheté sociale du politiquement correct. Les gosses rom sont des poussières à mettre sous le tapis.

Quoi d’étonnant à ce que, devant cette carence de l’État, chacun se débrouille comme il peut ? L’Italie est donc régie par le copinage, les clans, la corruption. Les faibles font appel aux puissants, les puissants font de l’autodéfense, en toute impunité puisque le pouvoir d’État est à leur botte. C’est dans ces eaux glauques qu’évolue le commissaire Brunetti, humaniste revenu de bien des choses. Il se réfugie dans sa famille, parmi ses amis, dans cette ville qui l’a vue naître et qu’il ne quitte guère. Ses joies sont ses enfants Rafi et Chiara, sa femme Paola, son adjoint Vianello, la belle Elettra qui pénètre tous systèmes informatiques officiels, et la cuisine vénitienne faite de pâtes, de légumes et de produits de la mer. Sans oublier le vin et la grappa. Reflet d’époque que ce no future hédoniste à l’italienne.

Il n’y a donc guère d’action et beaucoup de psychologie, aucune happy end mais la négociation cynique autour d’un corps de fillette laissé à la morgue pour qu’on en fasse ce qu’on veut. A se demander si, le roman commencé, Donna Leon n’a pas été découragée par la réalité des choses. Elle introduit en effet au début un prêtre qui fait de l’argent et un autre renvoyé d’Afrique pour escroquerie. Y aurait-il un lien avec cette fillette retrouvée noyée dans un canal, une bague cachée dans le vagin et une montre dans la culotte ? Qui a subi des relations sexuelles répétées alors qu’elle n’a que onze ans. On imagine que l’intrigue aurait pu tourner autrement au lieu de tourner court.

L’amoralité la plus désabusée s’étale à chaque page.

  • L’Église ? Une puissance, mais le clergé : « C’est leur goût pour le pouvoir qui me les rend aussi antipathiques. C’est l’élément moteur de tant d’entre eux ! Je crois que cela déforme leur âme » p.60.
  • Croire ? Bof, chacun trouve les béquilles qu’il peut, même s’il est politiquement correct de rester poli devant cette institution italienne qu’est l’église catholique.
  • Les politiciens ? Tous pourris, jusqu’au ministre de l’Intérieur dont le fils échappe toujours aux conséquences judiciaires de ses bagarres, excès de vitesse et autres usages de drogue.
  • Les valeurs chrétiennes, humanistes, de gauche ? « Juste le même genre de pieuses banalités qu’on trouve dans les éditoriaux de ‘Famiglia Cristiana’ (…) Mais c’est certain, les gens adorent qu’on leur débite ces clichés (…) Parce que du coup, ils n’ont rien à faire, répondit Paola. Il leur suffit d’éprouver des sentiments politiquement corrects pour qu’ils s’imaginent qu’ils sont aussi méritants que s’ils avaient fait quelque chose » p.111. Ressentir suffit, compatir ne va pas jusqu’à agir, c’est fini. Les gens sont désormais impuissants… et la police aussi. Alors, à quoi bon ?

Ce roman est celui des désillusions : « ceux qui parlent d’égalité, de respect des cultures et des traditions » p.195 oublient qu’une société ne survit que par le droit. Le relativisme multiculturel aboutit à l’anarchie, au chacun pour soi, à Dieu pour personne.

  • Oui, il faut faire quelque chose, au lieu de crier au racisme dès qu’on objecte quoi que ce soit.
  • Oui, il faut faire respecter la loi, même si cela gêne les puissants.
  • Oui, il faut transmettre les valeurs et les faire vivre au lieu de se réfugier dans l’idéalisme correct et de laisser-aller la société !

Donna Leon nous offre un roman blasé mais politiquement puissant. Elle, l’américaine, critique autant le sentimentalisme de son pays que le storytelling de la bienséance politiquement correcte italienne-européenne. Civiliser, c’est discipliner ; laisser-faire, c’est laisser aller à la barbarie toute une société au profit des mafias, dont les pires ne sont pas siciliennes, mais bien dans la « bonne » société.

Donna Leon, La petite fille de ses rêves (The Girl of his Dreams), 2008, Points policier Seuil janvier 2012, 326 pages, €6.84

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Alix, L’Ibère

César se bat contre les fils de Pompée en Espagne. Le scénario est calqué sur la conquête napoléonienne, avec factions rivales et paysans-résistants de l’intérieur. Quand un village choisit un camp, le camp adverse vient piller, violer, massacrer. César va triompher, militairement et moralement, en ralliant à lui le peuple local. Mais non sans politique. C’est là que paraît le cynisme du scénariste notre époque, qui n’a jamais été celui de Jacques Martin, élevé en collège religieux et chez les scouts.

Dès la première page, la morale des personnages est campée crûment : Alix défend les « victimes innocentes », César « Ne soit pas naïf » – quant à Enak, il bouffe… A croire que le colonialisme mental a imprégné la génération récente : Enak n’apparaît-il pas proche de l’animal ? Comme lui il va presque à poil, fidèle comme un chien et avide de plaisirs terrestres : les frottements sur sa peau nue, la viande avalée goulument, l’eau qui dégouline sur son torse, une main amie sur son épaule, la sensualité des liens… Jacques Martin ne l’avait pas fait évoluer ainsi, jusqu’à ce qu’il passe la main. C’est le danger de faire continuer la série, après la mort de l’auteur : la trahison.

Tarago est fils de chef, orgueilleux et fanatique. En vrai caudillo, il est le seul à avoir raison et impose ses vues par la violence. Plusieurs cases « justifient » la violence en la présentant comme normale, habituelle, à reproduire en cours de récré. Quant à la torture pour obtenir des renseignements, pas de problème : placer une lame sur la gorge nue d’un gamin suffit à son aîné pour déballer tout ce qu’il sait. Morale : ça marche, donc essayez !

En contrepartie, Tarago apprécie le courage et donne une chance aux braves. Voilà du bon machisme méditerranéen, qui justifie qu’on ait « des couilles ». Et pas touche à sa sœur – sauf si elle trahit la famille et le clan.

En bref, voilà tout le catalogue valorisé des poncifs attachés à l’Espagne et aux maquisards de Méditerranée, tous vaguement corses ou siciliens dans l’imaginaire essentialiste du scénariste. Notons les mœurs issues des Arabes (touche pas ma sœur, le cimeterre recourbé à égorger). Elles sont bien anachroniques puisque nous sommes censés être au temps de César et que le Prophète n’est pas même né !

Entre Alix, Tarago et César va se jouer une partie de poker politique où l’argent, l’honneur et la terre sont l’enjeu. Alix est trop donquichottesque pour tirer un quelconque intérêt de l’aventure, César trop obstiné pour échouer et Tarago trop fanatique pour réussir. Voilà le schéma.

Restent les comparses : Enak, toujours torse nu, sur le point de se faire égorger comme en Afghanistan avant d’être flanqué avec brutalité à terre par Tarago ; Celsona, sœur de Tarago, qui aime évidemment un opposant modéré et qui le paye de sa vie, étant donnée la brutalité du frère qu’imitent ses sbires ; Labiénus, général romain renégat, qui joue triple jeu et s’y perd ; les paysans qui cultivent la terre rude et dont les jeunes enfants gambadent de joie au soleil.

La morale de l’aventure est un peu obscure aux jeunes lecteurs et c’est le plus gênant. A croire que la génération trentenaire qui tient les commandes de la série n’a plus de morale. Elle souscrit au cynisme girouette du temps tout en jouissant de la torture des jeunes corps adolescents. Les gamins suivent Alix puisqu’il est le héros ; ils aiment Enak, plus à leur portée par son âge et sa faiblesse, plus raisonnable et attaché à son aîné ; ils admirent César puisqu’il est le chef, personnage historique et bon républicain.

Mais Alix laisse la vie sauve à son ennemi et met en péril tous les autres, à commencer par la sœur dudit ; Alix refuse le cadeau de César au nom d’un humanisme qui n’existe pas encore alors qu’il aurait pu accepter et donner lui-même la ferme aux paysans (ce qu’il fera, mais à la toute fin !) ; Labienus trahit tous ceux qui l’approchent, bien que général (donc discipliné) et Romain (donc civilisé) ; Tarago, soudard brutal et fanatique au début, devient sympathique par son combat de résistant contre les colonisateurs, avant de déraper dans l’allégeance aux fils de Pompée, encore plus cyniques que César… Comment les jeunes têtes pourraient-elles se retrouver dans cet imbroglio ?

Heureusement, le dessin de Christophe Simon sauve l’album. Les corps souples, les visages expressifs, les attitudes naturelles, la dramatisation des ombres qui disent la rudesse du combat ou la tendresse des amoureux, parlent plus que le texte.

Au total, comme toujours depuis la renonciation de Jacques Martin, voici un mauvais Alix. Une dégradation d’époque sans morale. Bel exemple pour la jeunesse !

Alix, L’Ibère, 2007, Jacques Martin, Christophe Simon, P. Weber, Maingoval, Casterman, 48 pages, 9.88€

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