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La vanité misérable des vertueux selon Nietzsche

Un jour, Zarathoustra parle des vertueux. Il pourrait tonner, les vouer au gémonies, mais il parle bas, comme la beauté, car sa conviction est profonde : les vertueux sont faux, la preuve, « ils veulent encore être payés ! » Ils veulent être récompensés d’être vertueux, avoir le ciel faute de la terre, comme si la vertu n’était pas une attitude naturelle de la sagesse mais un effort discipliné et pénible qui demande juste rétribution. « Vous aimez votre vertu comme la mère aime son enfant ; mais quand donc entendit-on qu’une mère voulut être payée de son amour ? »

La récompense et le châtiment sont des mensonges, il n’existe pas de juge souverain ni d’au-delà compensateur, ni de justice immanente. Il faut vivre ici-bas et sans père éternel, il faut bâtir sa vie et se forger des principes de justice tout seul, sans endosser le costume prêt-à-porter d’un dogme ou d’un pouvoir. « Que votre vertu soit votre ‘moi’ et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau ».

Trop de « vertueux » ne sont que des illusionnistes pour les autres, et qui s’illusionnent face à eux-mêmes. Pour certains, « la vertu s’appelle une convulsion sous le coup de fouet », la jouissance de se faire mal, d’appeler le châtiment, pour se sentir humain. « Et il en est d’autres qui appellent vertu la paresse de leurs vices ». Et d’autres « leurs démons les attirent. Mais plus ils enfoncent, plus leur œil brille et plus leur désir se tend vers leur Dieu ». Ils ne s’aiment pas et tout ce qu’ils ne sont pas est pour eux l’idéal, le Dieu même. Et « d’autres qui s’avancent lourdement et en grinçant (…) c’est leur frein qu’ils appellent vertu » – se priver pour mériter, se charger de devoirs comme un chameau et s’en faire un mérite. Ou « d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte ; ils font leur tic-tac et veulent que l’on appelle ce tic-tac – vertu. » Les bonnes habitudes, la routine bien admise, les convenances respectées à la lettre, le petit travail vertueux, voilà ce qui serait méritant.

« Et d’autres sont fiers d’une parcelle de justice, et pour l’amour d’elle, ils blasphèment toutes choses : de sorte que le monde est noyé dans leur injustice. » Ce sont nos Mélenchon et nos écologistes et même nos féministes qui ne cessent d’éructer sur ce qui est, au nom d’une toute petite chose bonne qui devrait advenir. Mais leur vacarme fait que l’on ne retient que tout ce qui ne va pas, et non pas tout ce qui pourrait aller mieux. Quelle vertu est-ce là ? « Et quand ils disent : ‘je suis juste’, cela sonne toujours comme : ‘je suis vengé !’ ». La vengeance fait-elle partie de la vertu ? « Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres. »

Et la majorité ? Elle croupit dans son marécage et « au milieu des roseaux, dit : ‘vertu’ – c’est se tenir tranquille dans le marécage. » Pas de vague, « nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; et sur toutes choses nous partageons l’avis qu’on nous donne. » Surtout ne pas penser ! Ne pas s’exprimer ! Ne pas aller et venir à sa guise ! Ne pas objecter ni voter contre ! Toujours « être d’accord ». Cette lâcheté foncière est-elle une vertu ? « Et il en est d’autres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une sorte de geste. » Ce sont les politiciens théâtraux, les intellos qui posent, les bateleurs d’estrades et des plateaux de télé, ceux qui croient qu’afficher suffit à être vertueux. Mais ils ne sont qu’une image, pas une incarnation : « leur cœur ne sait rien de cela. » « D’autres qui croient qu’il est vertueux de dire : ‘la vertu est nécessaire’ ; mais au fond ils croient tout au plus que la police est nécessaire. » La vertu est pour les autres, pas pour soi ; il faut l’imposer à la société, pas la vivre. « Les uns veulent être édifiés et redressés et ils appellent cela de la vertu ; et d’autres veulent être renversés – et cela aussi ils l’appellent de la vertu. » Ils ne savent pas être eux-mêmes, ni se corriger par les exemples des sages ; ils sont trop mous, trop faibles, trop minables – ils ont besoin du fouet et du carcan.

« Que savez-vous de la vertu » vous qui n’avez que ce mot à la bouche mais rien dans les mains, rien dans le cœur, rien dans le tête ? « Que votre ‘moi’ soit dans l’action comme la mère est dans l’enfant : que ceci soit votre parole de vertu ! », conseille Zarathoustra. Elle est faite chair, la vertu, elle est cœur agissant et esprit tourné vers le bien, pas singeries ni précautions. La vertu se bâtit par les exemples et se vit en chacun ; elle n’est pas une suite de commandements ni une morale imposée à coup de fouet – comme jadis dans les collèges. La vertu est celle d’un Montaigne qui la vit, pas celle d’un indigné qui se contente de l’afficher.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Le pire du meilleur des mondes

La révolution numérique en est à l’aube de ses effets et nous n’en sommes pas vraiment conscients. Ma génération, née au milieu du siècle dernier, en tout cas avant mai 1968, a été éduquée dans l’ancien monde, celui du libéralisme politique des Révolutions, de la hollandaise à la française en passant par l’anglaise et l’américaine. Enfant, je n’avais pas la télé, à peine le téléphone – et il était à manivelle, appelant une « Mademoiselle » pour obtenir le 5 à tel endroit. Et chaque orage déclenchait des coupures d’électricité. Ce monde-là n’est plus et « le 22 à Asnières » nous parait ridicule à l’ère des smartphones et de l’Internet.

Lorsque je disais récemment à mes étudiants de 20 ans que j’ai connu ma première télé à l’âge de 12 ans, mon premier ordinateur « portable » (7 kg quand même) à 27 ans, mon premier téléphone mobile à 43 ans – ils en tombaient des nues. J’étais pourtant parmi les premiers employés à coder et entrer des données au Laboratoire de recherche des Musées de France au Louvre à la fin des années 1970 et parmi les premiers étudiants à utiliser l’informatique pour une maîtrise en archéologie préhistorique au début des années 1980 (sur cartes perforées traitées par l’ordinateur central de l’Université de Paris 1). Le premier en tout cas à l’une des deux plus grosses banques d’affaires internationales française à demander un PC personnel et non pas « une secrétaire » dactylo. Un mien collègue de quinze ans plus âgé n’utilisait l’informatique de Reuters que pour obtenir un cours de bourse : il allumait l’ordinateur uniquement pour cela et l’éteignait après ! La gestion boursière était restée celle du XIXe, fondée sur le « jugement » intuitif. C’était au début des années 1990…

Depuis, tout a changé, tout a été bouleversé : Google, Facebook, Amazon, Twitter, e-Bay, Cdiscount, les applis et les podcasts, la radio et la télé sur smartphone (dans les zones bien desservies par les ondes, ce qui n’est pas encore si fréquent), les modèles, les algorithmes et le traitement massif des données. Notre monde est en train de changer, Homo Sapiens Sapiens devient autre. Déjà l’écrit avait remplacé l’oral et Platon s’en plaignait car les relations étaient mises à distance ; puis l’imprimerie avait diffusé l’écrit à chacun (qui savait lire, quand même) et les clercs et les juristes s’en plaignaient, jusque-là médiateurs privilégiés ; puis la radio et la télé avaient diffusé les œuvres d’art dans tous les foyers, éduquant et polémiquant, faisant lire et aller au cinéma ou au théâtre plus qu’avant – et plus que l’institution scolaire, et les profs s’en plaignaient, « le niveau baisse » disent-ils depuis cinquante ans. Mais l’Internet et les smartphones, là, c’est autre chose.

Nous entrons dans un nouvel ordre total qui est moins humain qu’hier les idéologies d’Etat et avant-hier les religions. L’ordre du calculable, du procédurier, de la donnée, de l’algorithme. Le sujet s’évanouit dans le comput, le contenu dans le véhicule technique, la cause dans la corrélation, l’inventivité de la pensée dans l’automatique de la méthode. Il ne s’agit plus de penser par soi-même mais « d’être d’accord » avec sa bande politique, son groupe Facebook, ceux qui pensent comme vous. Il ne s’agit plus de s’épanouir mais d’être conforme, au risque de l’exil social et de « la honte » devant les pairs. Il ne s’agit plus de chercher le neuf mais de « découvrir » ce qui est déjà là, caché dans la masse des nombres traitée par les procédures de calcul : l’intuition du génie recule au profit du « mining » laborieux, l’hypothèse ne fait plus recette mais l’essai et erreur systématique est testé, à l’infini, jusqu’à ce que ça « matche » comme on dit en globish. L’inventeur n’invente plus rien, « il » est une équipe anonyme de tâcherons dont la découverte a lieu au hasard des grands nombres.

D’où le nivellement mondialisé de la culture, le langage standard appauvri de la traduction automatique, le style réduit de la procédure universelle, la pensée unique ou son contraire absolu : la paranoïa du Complot planétaire permanent. La révolution numérique est anthropologique et les générations suivantes divorceront rapidement de la nôtre, qui est encore dans l’entre-deux. Déjà mes étudiants en finance, farcis de programmation, de codage et d’algorithmes ne savent plus prendre la hauteur de vue d’une stratégie boursière, déjà ils se contentent de suivre le marché et de jouer non des tendances mais de simples écarts, déjà le trading à haute fréquence remplace la gestion et le modèle la décision. Nous serons inaudibles dans un demi-siècle, alors que nous parlent encore Villon le médiéval, Montaigne le renaissant ou Rousseau le prérévolutionnaire.

Le monde va devenir incontestablement plus efficace : le meilleur des mondes. Mais il sera pauvre en humanité, un pauvre monde. Quand la mise en relations compte plus que la qualité des personnes, nous avons à mes yeux le pire du meilleur des mondes.

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Dépendance affective et lien social

La société japonaise est pour nous étrange et familière, comme un à-côté auquel nous avons par miracle échappés. Décentrer notre regard trop français vers l’étranger est une façon de revenir à soi pour observer notre propre société d’un œil différent. Le psychothérapeute Takeo Doï a étudié la matrice culturelle et affective dans laquelle il a baigné et il en retire le concept de dépendance affective, « amae », qui engendre une attente d’indulgence en société.

Il s’agit d’un modèle de relations sociales fondé sur les relations mère-enfant, fusionnelles. Elles sont plus importantes au Japon qu’ailleurs étant donné que le mari et père part chaque matin à 7 h pour ne rentrer que vers 21 h, passant le reste du temps avec ses collègues et ses chefs dans l’entreprise où il travaille.

« A mon avis, c’est dans la mentalité d’amae que, depuis deux millénaires, les Japonais ont puisé les forces émotionnelles qui ont eu un rôle fondamental dans leur développement, qui leur ont donné l’élan nécessaire. Or, apparemment, il a fallu la défaite de la Seconde guerre mondiale pour qu’on s’avise du fait que cette mentalité est d’essence infantile » p.63.

Le Japon est une île, donc porté à l’isolement. Le pays est essentiellement montagneux, séparant les villages dans d’étroites vallées, donc porté à la communauté. La maison est le cocon de la famille, où règne la grand-mère, ce qui resserre les liens entre les jeunes et les matriarches. Le zen même engendre l’idée que sujet et objet ne font qu’un. Le respect fonde un statut sécurisant, l’individu se fond dans le groupe que mène le chef qui, lui-même, dépend de ses vassaux. Le chef ne décide pas, il est le porte-parole de l’unanimité du groupe.

« C’est celui qui incarne la dépendance infantile sous sa forme la plus pure qui est le plus qualifié pour se tenir au sommet de la société japonaise » p.46. Exemple l’empereur, les grands patrons de firmes – mais aussi les enfants et les vieillards qui ont droit à plus d’indulgence que les autres parce qu’ils sont plus dépendants.

La soumission affective aux réactions des autres engendre une attente d’indulgence qui fonde le giri : le devoir, les obligations parents-enfants, maîtres-élèves, chef-troupe, amis et voisins. Cette dépendance exalte le ninjo, le sentiment humain de compassion que vante le bouddhisme et que promeut le zen.

Le revers est la honte. « Le sens de la honte, qui porte avec soi une impression d’imperfection, d’inaptitude, d’insuffisance de sa propre personne, est plus fondamental. Celui qui éprouve de la honte doit nécessairement souffrir de son désir d’amae, exposé aux regards d’autrui » p.44. D’où le taux de suicides mâles élevé au Japon, plus qu’ailleurs. La honte est impardonnable à ses propres yeux.

A l’inverse, quiconque n’a aucun lien avec soi, ni de parenté ni d’obligations, est géré par le tanin : cette indifférente froideur qui frappe dès que l’on débarque au Japon. « Les autres » ne sont pas du cercle d’indulgence réciproque et l’on se conduit autrement avec eux.

La pathologie d’amae, selon l’auteur, est l’obsession et l’immaturité. On a besoin d’apparaître parfait aux yeux des autres parce que l’on dépend d’eux pour sa propre image. La figure de l’autre est crainte. D’où la perpétuelle insatisfaction qui, en contrepartie, motive le zèle au travail. D’où aussi la propension à se comparer, à admirer meilleur que soi, à s’égaler au miroir de l’autre. Ce qui engendre des sentiments homoérotiques vers ceux qui vous ressemblent. Il s’agit moins de pulsions sexuelles, encore que le sexe ne soit ni tabou ni péché, que de narcissisme. L’intimité entre hommes se traduit par la révérence envers le sensei, le maître, le désir étant jeune d’avoir l’air mignon, touchant, digne de protection par les autres (hommes ou femmes).

L’Eglise catholique avait quelque tendance à susciter ces mêmes comportements issus de la dépendance affective. La Vierge Marie étant la Mère à qui l’on son confiait et le curé un Protecteur qui avait une relation directe avec Dieu – et qui pouvait donc se « permettre » des comportements affectifs à la limite du sexe. Ce n’est plus admissible aujourd’hui que la société a évolué, mais peut-être faut-il chercher dans cette dépendance affective longtemps couvée en serre par la bourgeoisie conservatrice catholique ces enfermements affectifs du patronage, des scouts, des collèges et pensions ou couvents.

Un autre trait de ce sentiment d’amae est la mélancolie, l’apitoiement sur un héros défunt. Nous l’avons eu en Occident dans le romantisme comme dans la pratique religieuse où le Christ martyr suscitait des émois empathiques au point d’attraper les stigmates de ses plaies. Ce sentiment victimaire est proche du sentiment d’injustice, d’être en butte aux persécutions, surtout à l’adolescence (voir L’enfant de Jules Vallès, Poil de carotte de Jules Renard, et Vipère au poing d’Hervé Bazin).

Le moi n’est pas construit mais malléable au groupe ; au Japon il ne se construit pas. L’enfant parle de lui à la troisième personne, s’identifiant à un héros imaginaire ou à un être persécuté, se complaisant vers la puberté dans les tortures fantasmées et la mort théâtrale. Le moi n’émerge que par le groupe, sans le groupe l’individu est comme un escargot sans coquille, nu et fragile, croqué par le premier prédateur qui passe.

D’où la recherche éperdue de consensus, qui nous étonne dès que l’on s’immerge dans la société japonaise, mais qui arrive comme une vague dans nos contrées avec les réseaux sociaux, surtout à cette période immature de l’adolescence. « Être d’accord » est le mantra de tous ; la hantise de devoir penser par soi-même et s’affirmer, même gentiment, contre les autres apparaît insupportable.

L’amae ne permet jamais d’être adulte, mûr et responsable de soi et des autres. Les Japonais sont dépendants de leurs familles, connaissances et supérieurs ; les Français sont dépendant de l’Etat-providence qui les materne (trop) et a remplacé l’Eglise pour les empêcher une fois de plus de se prendre en main.

Takeo Doï, Le jeu de l’indulgence, 1973, L’Asiathèque 1991, €23.85

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Une économie catholique selon Claudel

Qui lit Paul Claudel aujourd’hui ? L’édition de son Journal, disponible en 2009 en librairie, date de 1995 : signe qu’il y a bien peu d’acheteurs… Entre deux siècles, entre deux mondes, Claudel a eu 50 ans en 1918.

Elevé chez les sœurs, premier communiant, il ne devient vraiment croyant qu’à 18 ans, lors d’une extase derrière le pilier droit du chœur de Notre-Dame à Paris. Les curieux peuvent voir encore la plaque au sol, apposée par la hiérarchie pour cette recrue de choix. Son Journal commence tard – sur les conseils de son confesseur – mais ne s’arrête qu’avec la mort, en 1955. Claudel est un poète mystique dont la sœur est devenue folle, cette fameuse Camille Claudel maîtresse de Rodin dont un film a exhumé le souvenir voici quelques années. Le poète est intolérant, conservateur, sectaire. Il pointe dans son Journal chacune de ses confessions et messes ; il ne parle des autres que lorsqu’ils se sont convertis, surtout grâce à ses livres ; il cite abondamment les Ecritures, les docteurs de l’Eglise et les curés de sa connaissance – souvent en latin. Il note chaque « preuve » de l’existence de Dieu et de la vérité de la foi, tourmenté de cette inquiétude incessante de la conscience coupable tellement ancrée dans le tempérament catholique. Il se reproche de ne pas vivre normalement, de ne pas s’intéresser assez à ses enfants et aux gens qui l’entourent, tout à cette angoisse permanente de savoir s’il a raison de croire…

Serait-il naïf de penser qu’une foi sereine donne une assise dans la vie ? Ce ne sont pour lui, au contraire, que chocs permanents entre l’idéal au-delà et l’existence ici-bas. Telle cette obsession de la nudité qui affecte Claudel au spectacle de ces plages d’Amérique, sur lequel il revient maintes fois, et ce dégoût fasciné pour ces « enfants tout nus » de Nîmes (en fait en short), « jouant aux taureaux ». Les répulsions pré-68 d’un Bayrou, entre autres vierges effarouchées des réseaux sociaux, trouvent ici leurs racines.

Claudel hait les juifs et les protestants, encore plus que les athées peut-être. Ne trouvent grâce à ses yeux que les musulmans, prosternés devant le Dieu écrasant qui ressemble au sien, et les bouddhistes (qu’il appelle ‘les Hindous’) parce que leur façon de voir s’approche du christianisme.

Pour lui, la décadence a commencé avec la Révolution. La démocratie est une aussi vaste blague que le nationalisme qu’il a abondamment vécu durant ses deux demi-siècles. Il déteste Renan, Vigny, Lamartine et Hugo. Victor Hugo surtout n’a aucune « imagination de la proportion. Simplement une énorme capacité gazeuse résultant de la possession de beaucoup de mots » (juillet 1908, I p.63). Ce n’est pas trop mal voir l’enflure romantique… Il n’aime ni Goethe, ni Flaubert, ni Rimbaud (dont il ne parle que pour sa conversion in extremis, selon sa sœur, très catholique), ni Proust (évidemment, juif et homosexuel, pensez !). Il trouve Gide et Montherlant « dégoûtants ». Il se déclare « violemment contre » Joseph Kessel et sa ‘Belle de jour’. Il voit dans « tous les écrivains irlandais », dont Yeats et Joyce, un « galimatias d’apostats ».

Il voit chez les Français un esprit sec, allergique à la poésie de l’œuvre divine. Chez les poètes français : « L’alexandrin est bien le vers d’un peuple qui sait compter » (octobre 1921, I p.524). Il brocarde même les croyants, ses frères nationaux : « Chez les mystiques français, un peu de cet esprit de retranchement, de parcimonie, de castigation minutieuse de soi-même qui est un des traits de notre caractère, pas celui qui me plaît le plus » (avril 1915, I p.319). Notons que « castigation » est le mot snob pour punition, un anglicisme. Parce qu’il doute au fond de lui, il se veut avec orgueil un catholique : « Les catholiques à qui l’univers revient de droit. Seuls ils sont les enfants de Dieu et ils ont hérité de la terre en vertu de l’un et de l’autre Testament. Les hérétiques n’en possèdent que des morceaux déformés » (décembre 1919, I p.461).

En bref, voilà un personnage anachronique, peu recommandable et tourmenté, avec lequel notre époque ne peut « être d’accord ». Et alors ? Je ne fais pas pour ma part du fait « d’être d’accord » avec quelqu’un le préalable absolu à le fréquenter ou à le lire. Cet héritage du manichéisme stalinien qui a marqué la génération post-68 grève toujours le débat intellectuel français, au contraire des autres Européens. Il se double d’une volonté cocon qui me paraît régressive. Il s’agit de se protéger du dehors, de la contestation, de la remise en cause pour rester dans son coin, entre soi. Foin de la vérité ou du savoir, mieux vaut « être d’accord » – avec sa bande, son clan, sa tribu, ses potes. Et se défier de tous les miasmes contaminants… Le nazisme avait commencé comme cela. Au minimum, le risque est de se trouver sectaire, mou par indifférence. Mais bel et bien sectaire, autant que ces cathos d’hier et que les islamiques d’aujourd’hui (voire des archéos de la « gauche »). Tous enfiévrés de leur usage cabalistique du Livre, interdisant de dessiner la Création et de penser autrement que les prophètes, Marx y compris, cachant les femmes sous les falbalas victoriens ou les burqas afghanes.

Cet enfermement, de quelque secte qu’il vienne, n’est pas le mien. N’étant ni catho à la Claudel, ni intolérant, ni antimoderne, je lis cet auteur par liberté et bon plaisir. Tout comme Jaurès le faisait, loin du sectarisme socialiste d’aujourd’hui, selon Claudel lui-même : « Valentine Thomson me raconte que sur la table de nuit de Jaurès (après son assassinat), on trouva ‘L’Annonce faite à Marie’ qu’il était en train de lire » mars 1921, I p.505). C’est que cet homme Claudel, qui a eu la tentation du monastère, s’est marié et a eu cinq enfants. Après un bac philo et des études de droit, un passage par Science Po lui permet de réussir premier le concours des Affaires étrangères. Il sera en poste dans le monde entier, à Shanghai, Prague, Francfort, Hambourg, Rome, Rio de Janeiro, Copenhague, et notamment ambassadeur à Tokyo durant le grand tremblement de terre et l’incendie, puis à New York durant la crise de 1929. Malgré sa fermeture religieuse, il ne cessera d’observer, de comparer et de noter.

Mystique, Claudel n’en connaît pas moins l’économie. Poète, il sait négocier en diplomate. Il a cette définition catholique de l’économie qu’il nous faut méditer tant elle est dense dans sa concision : « L’économie est le sens et le besoin du juste » (mars 1920, I p.469).

Le sens du juste, car il s’agit de compter, d’ajuster, de mesurer la juste dose. Mais ni en mathématicien ni en comptable : il s’agit de compter… ce qui compte. Cette façon de faire est un besoin : produire ce qui convient à la communauté avec le moins de ressources rares disponibles (matières premières, énergie, capitaux, savoir-faire humain), administrer ce qui est possible selon la justice, c’est-à-dire l’harmonie entre les citoyens et, dans l’entreprise, l’équilibre entre employés, entrepreneurs et actionnaires. Cette façon de faire est la seule qui fasse sens : ne produire que ce qui convient, selon les ressources possibles et selon la demande de la communauté ; répartir selon les besoins, en fonction de la contribution et des moyens de chacun. Rien de plus, rien de moins. Ni spéculation ou lucre, ni macération austère ou privation inutile, ni caporalisme ou copinage. Nous traduirions aujourd’hui par : ni traders fous, ni écolos mystiques, ni bureaucrates partisans. L’économie est une science de la mesure – tout comme on dit « économie » de parole ou de moyens.

J’aime cette définition de l’économie. Elle rejoint celle de l’antiquité comme celle du libéralisme politique français. N’est-ce pas le sens qu’un catho comme François Bayrou et son courant politique veulent promouvoir ? N’est-ce pas ce que dit de façon plus brouillonne le mouvement informel qui porte un gilet jaune ? Pour comprendre le monde présent, il n’est pas inutile de relire ce vieux ringard de Claudel.

Paul Claudel, Journal I – 1904-1932, Pléiade Gallimard 1968, 1499 pages

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Ecrire et publier sur le net, pour quoi faire ?

« Pourquoi écrivons-nous sur le net ? » s’interroge un blog suivi. La réponse qu’il apporte étant loin de me satisfaire, elle a le mérite de lancer le débat.

Ecrivons-nous pour combler l’écart que nous constatons entre le rêve et le réel, comme ce blogueur le laisse entendre ? Je ne le crois pas : ce ne sont pas des utopies ni des projets que nous écrivons, mais des analyses, des critiques, des indignations, des propositions. Nous ne sommes pas grands penseurs, ni « philosophes » estampillés ; nous ne faisons qu’exister au ras de la vie et des événements, cherchant à comprendre et à en tirer leçon. Nous pratiquons la petite philosophie de la vie bonne, pas la grande philosophie des systèmes.

Ce pourquoi ce que le blogueur ajoute, redonner sens à notre existence éclatée entre famille, travail et politique me paraît plus juste. Ecrire fait sens. Et pourquoi écrire plutôt que parler ou chanter ? Parce que l’écriture est un effort qui exige de soupeser le sens des mots et de les placer dans un ordre logique dans le but d’éclairer, voire de convaincre. La parole s’envole, l’écrit reste ; la chanson n’est que cri du cœur sans lendemain, dont on ne retient le plus souvent qu’une mélodie. Filmer, peindre ou dessiner sont des actes plus proches de l’écriture, mais avec le medium des images. Or les images font écran à la pensée car elles sont directes, plus immédiates que les mots, inhibant le recul nécessaire à toute réflexion.

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Car ce qui importe, au fond, est bien de « réfléchir ».

Réfléchir n’est pas refléter ni agir par réflexe. Non pas se poser en statue de soi comme dans les selfies, messages narcissiques qui proposent une image en situation pour les autres, quêtant avidement leurs sentiments. Non pas réfléchir en miroir, comme Trump ou Le Pen, reflétant l’opinion populaire et en se posant comme menhir : « ça, c’est moi, et je ne changerai pas ; à prendre ou à laisser ».

Non, la réflexion n’est pas ce degré zéro du sens matériel, mais l’action de soi à soi de se poser pour analyser ce qu’on est, d’où l’on vient, ce à quoi on croit. Seule l’écriture permet cette ascèse – que les gourous à la mode appellent parfois « méditation ». Descartes le classique en a écrit de célèbres en métaphysique ; Lamartine le romantique de non moins célèbres en poétique.

Pourquoi réfléchir ? Nous le constatons bien, très peu réfléchissent, se contentant « d’être d’accord » (le grand mot des commentaires de blog !) dans le fusionnel du nid des gens qui pensent comme tout le monde, ou « d’être choqués » (l’autre grand mot des commentaires) en réaction à une affirmation ou à un jeu de mots. Réfléchir ne ressort pas de ce genre de passivité flemmarde ; réfléchir implique un acte volontaire d’examen de soi. Acte de solitaire face à Dieu (Descartes) ou face à la solitude dans la nature (Lamartine), l’être qui réfléchit désire mesurer sa place dans l’univers et dans le temps. Répondre aux questions fondamentales du Qui suis-je ? D’où je viens ? Ou vais-Je ? Que sais-Je ?

Cela paraît de bien grands mots, qui passeront par-dessus la tête de la plupart. Mais point du tout ! Chacun est concerné parce qu’il réfléchit un minimum tout au long de sa journée, même s’il n’écrit pas. Il compare ses pensées avec ce qui survient, change ses plans, adapte sa conduite, examine et compare, juge. Ecrire permet seulement de rendre objectives ces réflexions fugaces, de les formuler en les déposant sur le papier ou sur l’écran pour y revenir, les polir, les corriger, les approfondir ou les éliminer.

Ecrire, sur carnet ou sur blog, est donc avant tout un acte de réflexion. Psychanalyse personnelle ou mise au point, écrire permet la distance que ne permet pas la parole ou le slogan (formats exigés par construction sur Facebook ou Twitter). N’avez-vous jamais expérimenté combien le crayon ou le clavier vont moins vite que la pensée, l’obligent à attendre la main, donc à revenir sur le pensé-trop-vite, à trouver des arguments, à étayer la logique, à soigner l’expression, à corriger les mots en affinant le sens ? Ecrire est une discipline qui formate la pensée dans un cadre qui permet son expression la plus fine.

Au détriment de la spontanéité ? Peut-être – mais RIEN ne vous empêche d’exprimer votre spontanéité AVANT de la faire suivre de votre réflexion. « S’exprimer » en cri du cœur soulage, mais ne change rien. Pour changer, il faut penser. Dire que vous êtes « indigné » de la mort d’un enfant immigrant sur une plage turque ne vous dispense pas de réfléchir au pourquoi et au comment, au possible et au nécessaire, à la politique et à la religion, au droit et au fait. Gueuler est toujours aisé, gouverner l’est moins, réfléchir toujours mieux.

Publier sur blog montre combien la réflexion désormais se raréfie, puisque que l’on en ressent le besoin.

Les livres sont vite écrits, mal pensés, vite oubliés.

Les journaux courent après l’événement sans prendre le temps de se poser.

Les médias radiodiffusés sont écartelés entre l’immédiat émotif et la cuistrerie bobo, BFM-TV et France culture pour faire bref, où le pire l’emporte trop souvent sur le meilleur. Seul le choc compte pour la télé, seule la pose (en général de gauche, « mainstream ») et les révérences (envers les intellos et les « zartistes ») comptent pour la radio (après 68 cul, après 86 culte, après Trump/Poutine/Erdogan/Le Pen culturiste ?).

Quant aux réseaux sociaux, les images ou slogans chocs ou mièvres « partagés » montrent combien chacun cherche plus le miroir que le stimulant, plus l’entre-soi que la remise en cause. Ce fut criant lors de la campagne présidentielle américaine.

Ecrire pour exister, pour poser sa pensée avant qu’elle n’aille plus loin et pour éviter qu’elle se fourvoie n’importe où ; écrire pour rassembler en soi nos existences éclatées, pour proposer à d’autres de faire de même et de participer à l’écriture collective de notre histoire… Il y a de tout cela dans le fait d’écrire sur le net.

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Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

Nietzsche Par dela le bien et le mal

Zarathoustra voulait séduire, Par-delà veut attaquer, il s’agit d’un livre de combat contre l’esprit moderne (à fin XIXème) : la morale kantienne, la politique hégélienne, l’esprit plébéien, la foi scientiste. Nietzsche y est excessif, il démontre au marteau. Il s’agissait d’ébranler les certitudes – et avec raison puisque nous vivons encore avec…

Or l’homme est pour Nietzsche un être en devenir. Va-t-il devenir animal de troupeau à droits égaux ou aristocrate créateur de valeurs ? La discipline force à aiguiser ses instincts et à sublimer ses passions qui naissent avec l’exubérance d’une plante tropicale. Il ne faut ni les réprimer ni les haïr, mais les faire servir : procréer, entreprendre, créer. Le livre s’étend en neuf parties, suite de causeries cycliques sur la vérité et l’esprit libre, le phénomène religieux et l’histoire naturelle de la morale, nous les savants et nos vertus, les peuples et l’esprit aristocratique.

La vérité n’existe pas, car « qu’est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? » Les philosophes sont les penseurs de leurs préjugés : « Toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Un jugement peut être faux mais utile s’il permet la vie et améliore l’espèce. Exemple : « les fictions de la logique » qui « ramènent la réalité à la mesure (…), la notion de nombre ». La science physique n’est que l’adaptation à nous-mêmes, à nos capacités de compréhension ; elle n’est pas une explication mais une croyance sur les données des sens. Expérimenter, c’est voir et toucher, donc un sensualisme populaire, une technique démocratique – opposée à la pensée platonicienne conceptuelle, aristocratique. Certaines fonctions grammaticales d’une langue sont des « sortilèges » qui influencent la façon de voir le monde. Les langues ouralo-altaïques développent mal la notion de sujet ; la relation de cause et d’effet leur paraît absurde ; ils mélangent toujours interaction et dialectique. Nietzsche critique donc le ‘libre-arbitre’ des Lumières, tout comme le « serf-arbitre » des conditionnements. Cette « balourdise du mécanisme régnant, qui imagine la cause comme un piston qui pèse et pousse jusqu’au moment où l’effet est obtenu ». La nature n’est pas soumise à des lois mais à des forces. Et « toute force, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses conséquences ».

L’esprit libre est celui qui « se cherche instinctivement une forteresse » Chez l’homme moyen, rencontrer le cynique est un bien. « Le cynisme est la seule force dans laquelle les âmes vulgaires touchent à la probité ». Il faut être tout oreille dès qu’on entend parler sans indignation, car « nul ne ment autant que l’homme indigné » (prenez-en leçon, lecteurs du pamphlet à la mode). Vertu de la légèreté, celle du monde antique : « l’élan, le souffle, l’ironie libératrice d’un grand vent salubre qui vivifie toutes choses en les faisant courir ». Exemple Aristophane et Pétrone. Plus près, Machiavel et Stendhal. « Pour être philosophe, dit ce plus récent des grands psychologues, il faut être clair, sec, sans illusion. Un banquier qui fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. » De quoi remettre pas mal d’intellos sur les rails. Et pas mal de blogueurs aussi : « Il faut renoncer au mauvais goût de vouloir être d’accord avec le plus grand nombre. Ce qui est ‘bon’ pour moi n’est plus bon sur les lèvres du voisin. Et comment pourrait-il y avoir un ‘bien commun’ ? Le mot enferme une contradiction. Ce qui peut être mis en commun n’a jamais que peu de valeur. »

Le phénomène religieux est préférence pour la servitude : « ce qui a révolté les esclaves chez leurs maîtres et les a soulevé contre eux, ce n’a jamais été leur croyance, mais leur indifférence à toute croyance, leur insouciance mi-souriante mi-stoïque à l’égard du sérieux de la foi. » D’où le délire de pureté pour punir (et se punir) : « En quelque lieu de la terre qu’apparaisse la névrose religieuse, nous la trouvons liée à trois dangereuses prescriptions diététiques : solitude, jeûne et chasteté ». A l’inverse, « ce qui surprend dans la religiosité des anciens Grecs, c’est l’exubérante reconnaissance dont elle déborde ». Vertus de la religion :  « un moyen, pour les forts, de dominer ; pour les aristocrates de l’esprit, un moyen de se préserver du vacarme de l’action politique. Pour les moins forts, elle est une discipline, un guide pour dominer un jour, un ascétisme qui éduque. Pour le vulgaire, la religion les rend content de leur sort, ennoblit leur obéissance. Revers de la médaille, christianisme et bouddhisme conservent tous les souffrants, les ratés de la vie. » D’où une détérioration de l’espèce, « le christianisme a empoisonné Éros – il n’en est pas mort, mais il est devenu vicieux ».

exuberance irrationnelle ephebe

La morale est une cristallisation provisoire de sentiments et valeurs. ‘La’ morale passe pour donnée parmi les philosophes, alors qu’elle n’est le plus souvent que celle de leur milieu (Marx reprendra l’idée). « L’essentiel de toute morale, ce qui en fait la valeur inestimable, c’est qu’elle est une longue contrainte » – exemples : le langage en vers pour le poète ou la méthode pour le savant, l’étiquette de cour, les postulats d’Aristote, le long vouloir de l’esprit pour justifier jusque dans le moindre hasard le Dieu chrétien. « Tout cet effort violent, arbitraire, dur, terrible, déraisonnable, s’est avéré comme le moyen d’inculquer à l’esprit européen sa vigueur, sa curiosité sans frein, son agilité ; avouons que du même coup des trésors irremplaçables de force et d’esprit ont été irrémédiablement étouffés et détruits ; car la ‘nature’, ici comme partout, se montre telle qu’elle est, grandiose dans sa prodigalité et son indifférence qui nous révoltent, quelle qu’en soit la noblesse. » Ni bien ni mal, la contrainte est utile, mais dommageable… Aux vertueux de la faire servir.

« Qu’est-ce qu’un homme de science ? C’est d’abord une variété roturière de l’humanité, avec les qualités d’une race roturière, ni autoritaire, ni dominatrice, ni assurée de sa propre opinion ; il a l’assiduité au travail, la docilité de rester dans le rang, la régularité et la médiocrité des aptitudes et des besoins ; il flaire instinctivement ses pareils et sait de quoi ils ont besoin ». Attention à l’objectivité, l’esprit scientifique, l’art pour l’art : « tout cela n’est que paralysie du vouloir et scepticisme généralisé. C’est là, je l’affirme, mon diagnostic de la maladie européenne. » La science est un outil qui doit servir la civilisation humaine, la meilleure et la pire des choses, car RIEN n’est jamais bon ou mauvais ‘en soi’. « Le savant idéal chez qui l’instinct scientifique, après une multitude d’échecs totaux ou partiels, est enfin parvenu à croître et à fleurir, est certainement un des plus précieux instruments qui soient ; mais il faut qu’un plus puissant le manie. Il n’est qu’un instrument… » Car l’homme est un être qui doit évoluer vers un être supérieur : « Notre pitié (…) ne s’adresse pas à la ‘misère sociale’ (…) Notre pitié est d’essence plus haute et voit plus loin ; nous voyons l’homme rapetisser et nous voyons que c’est vous qui le rapetissez. (…) Le bien-être tel que vous l’entendez n’est pas pour nous une fin ; c’est la fin de tout, un état qui rend aussitôt l’homme ridicule et méprisable (…) Cette tension de l’âme dans le malheur, qui lui donne l’énergie, son sursaut devant le grand naufrage, son inventivité, son courage à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter et à l’utiliser, tout ce qui a jamais été donné à l’homme de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ? » Se contraindre pour s’affiner, mieux réussir, pas pour en jouir. Pas question d’être maso, mais de faire un effort pour arriver à quelque chose.

Nos vertus : « une haute intellectualité n’a de valeur que si elle (…) est une synthèse de toutes les qualités attribuées à l’homme ‘simplement moral’, (…) acquises une à une, au prix d’une longue discipline, d’un long exercice, peut-être au cours de chaînes entières de générations ; une haute intellectualité, ajouterai-je, n’est jamais que la forme quintessenciée de la justice et de cette sévérité bienveillante qui se sait chargée de maintenir la hiérarchie dans le monde, entre les choses et non seulement entre les hommes. » Tout ne vaut pas tout. « Si à l’hérédité et à l’éducation s’ajoutent des instincts puissants et intraitables, avec leur virtuosité propre et l’art subtil de se faire la guerre à soi-même, c’est-à-dire l’empire sur soi et l’art de s’abuser soi-même, alors naissent ces hommes prodigieux, insaisissables, insondables, ces hommes énigmatiques, prédestinés à vaincre et à séduire, dont les plus beaux exemples sont Alcibiade et César (j’y ajouterai volontiers Frédéric II de Hohenstaufen, (…) et parmi les artistes peut-être Léonard de Vinci). » Mais dès que la société est bien assise, les vertus utiles que sont « des instincts forts et dangereux comme l’esprit d’aventure », sont calomniés car on les craint.

Parmi les peuples et patries de son époque (1886), Nietzsche distingue deux sortes : « ceux auxquels est élu le lot féminin de la gestation et la tâche secrète de modeler, de mûrir, de parachever ; les Grecs étaient un peuple de cette espèce, pareillement les Français ; les autres qui se sentent appelés à engendrer, et à implanter dans la vie un ordre nouveau ; tels les Juifs, les Romains et, je pose la question en toute modestie, peut-être les Allemands. » La France garde : « au XVIe et au XVIIe siècle, sa force profonde et passionnée, sa noblesse inventive. Mais il nous faut tenir mordicus à cet équitable jugement historique (…) : toute la noblesse de l’Europe, celle du sentiment, du goût, des mœurs, bref la noblesse dans tous les sens élevés du mot, est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des ‘idées modernes’ est l’œuvre de l’Angleterre. » Pourquoi les Français ? Grâce à « leur vieille et très riche culture de moralistes qui fait que l’on trouve en moyenne, même chez les petits romanciers des gazettes, et chez le premier venu des boulevardiers de Paris, une sensibilité et une curiosité psychologique (…) ; si l’on veut chercher l’expression la plus heureuse d’une curiosité et d’une ingéniosité bien française dans ce domaine de frissons délicats, on peut citer Henri Beyle [alias Stendhal], cet homme étonnant, si fort en avance sur son temps »

nietzsche moustaches

Qu’est-ce que l’aristocratie ? « L’ardent désir d’établir des distances à l’intérieur de l’âme même, afin de produire des états de plus en plus élevés, rares, lointains, amples, compréhensifs, en quoi consiste justement l’élévation du type humain, le continuel dépassement de l’homme par lui-même », une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. Quand on dit « élever » un enfant, cela n’a pas d’autre sens que d’en faire autre chose qu’un sauvageon. Pour l’aristocrate, il s’agit de « rester le maître de quatre vertus : courage, lucidité, compréhension et solitude. Car la solitude, chez nous, est une vertu, une sorte de penchant sublime et violent, un besoin de propreté ». Bon = noble tandis qu’ignoble = mauvais. A l’inverse, « l’esclave voit avec défaveur les vertus du puissant (…) Inversement, il met au premier plan et en pleine lumière les qualités qui servent à alléger aux souffrants le fardeau de l’existence ; (…) Une morale d’esclaves est essentiellement une morale de l’utilité. » Pour lui, bon = bête (un bonhomme, un bon coup, un bon coin…).

Notre époque est plébéienne en paroles mais aristocrate en fait. On appelle cela méritocratie, avec raison. Sauf que l’argent et le copinage viennent corrompre la reconnaissance des mérites. Ce qui règne ? « Une répugnante impuissance à se maîtriser, une jalousie sournoise, une lourde façon de se donner toujours raison – trois traits qui de tous temps ont caractérisé le type plébéien ». Et Nietzsche d’ajouter, prémonitoire des histrions qui peuplent nos télés, radios et journaux : « A notre époque très populaire, je veux dire très populacière, ‘éducation’ et ‘culture’ doivent très essentiellement [promouvoir] l’art de faire illusion, de dissimuler ». La pub, le marketing, le storytelling, l’esbroufe, le « bon » coup médiatique. Avec Nietzsche, plus que jamais actuel – résister…

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Henri Albert révisée Jean Lacoste, édition Bouquins, Œuvres t.2, 1993, pp.549-741, €31.83

(citations ici tirées de la traduction Geneviève Bianquis, 10-18, 1970)

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Maître et esclave chez Nietzsche

Les termes de « maître » et « d’esclave » ont pris de nos jours des déterminations absolues qu’il faut relativiser. En concept philosophique, le maître est sujet et l’esclave objet. Pour Nietzsche, le premier possède une énergie vitale qui déborde en création et en jeu, imposant sa façon de voir et posant des actes. Le second a une faiblesse intrinsèque qui le fait se réfugier dans le groupe, obéissant à un chef, à une communauté, un règlement, à une morale extérieure à lui-même, par confort de suivre et de reproduire plutôt que d’inventer. L’esclave jalouse le maître qui déplore l’épuisement de l’esclave.

Randonneur sur montagne Caspar David Friedrich

Chez Nietzsche, ces positions philosophiques (et non pas sociales) sont existentielles (et non pas essentielles). Est esclave, dit Nietzsche, celui qui ne dispose pas des deux-tiers de son temps. Le travail aliène, comme le devoir, les idées reçues, l’opinion, la famille, les rituels sociaux – les choses qui se font. L’épouse, les enfants, les parents, l’amitié sont un bonheur si l’on choisit le moment et la distance – pas s’ils sont un boulet à traîner. Travailler n’aliène pas si l’on est créatif, entreprenant, si l’on possède son métier au lieu d’être possédé par lui. Il faut avoir le respect de soi.

Entre maîtres et esclaves joue la dialectique. Elle pousse les premiers à s’affirmer par rapport aux seconds, à se réinventer sans cesse, à aller de l’avant avec une énergie inépuisable ; elle pousse les seconds à envier les premier, à tenter de les égaler, à unir leur faiblesse pour améliorer leur sort. Chacun peut être maître dans son domaine, esclave à la maison ou à la boutique et maître ailleurs, dans l’orchestre ou sur le dojo par exemple. Chacun peut être maître et esclave à l’intérieur de soi, cédant parfois à ses instincts, d’autres fois dominant et organisant ses passions.

L’idéal est cependant d’être maître de soi, Maître en soi, pleinement homme supérieur. Il faut alors se préoccuper de développer toutes ses qualités cachées, s’informer et penser par soi-même au lieu de suivre le troupeau de la foule, du parti ou des potes. Il faut donc être « fort » pour résister à la facilité de céder aux premiers entraînements venus.

maitre aikido

Ce pourquoi Nietzsche dit du maître qu’il est un aigle, solitaire dans l’éther, regard aigu, ailes larges et serres puissantes. L’esclave, par contraste, est mouton bêlant dans un troupeau, sous la houlette d’un berger et cerné par les chiennes de garde. Le maître est créateur : loin de suivre ou d’imiter, il invente, il se brûle dans chacun de ses actes comme Galilée sur le bûcher de l’Inquisition ou Jeanne d’Arc, hérétique selon l’évêque Cauchon.

Aucun maître ne peut jamais être intégriste : il ne lit rien pour l’appliquer littéralement. Il ne croit personne aveuglément, surtout pas les prêtres ou les intellos qui se posent en intermédiaires de la parole de Dieu, de l’Histoire ou de la Morale ! Le maître transpose et transforme ce qu’il entend et ce qu’il voit selon ce qu’il est, il l’adapte à ce qu’il veut. Ce qui compte avant tout est sa volonté propre et non pas l’impératif catégorique divin, moraliste ou de mode.

Est-ce à dire qu’il crée sa propre morale ?

Oui, dans le sens où ce qu’il fait, c’est LUI qui le fait et pas un Principe abstrait. L’être humain « maître » n’est pas agi par le destin ou les conventions : il agit. Il est responsable : ni fonctionnaire d’un Règlement divin, ni servant d’une morale ‘naturelle’ qui n’existe pas, ni soumis aux diktats « scientifiques » des savants qui se veulent gourous ou du politiquement correct de la mode intello.

Non, dans le sens où, tout maître qu’il soit, l’homme supérieur appartient à une société avec ses traditions et son milieu. Il n’est pas seul mais inséré dans de multiples liens : verticaux de générations et horizontaux de famille, d’amis et de collègues. Ce qui le distingue de l’esclave est qu’il n’obéit qu’en tant qu’il adhère, selon ce que Rousseau réclamait des démocrates. Le maître est maître de soi et de son existence, il est heureux ici bas. S’il désire une autre position, il s’emploie à l’obtenir.

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L’esclave au contraire rêve d’être conforme, conservateur et non pas créateur. Il rêve d’absolu déjà écrit et non pas d’aujourd’hui à écrire, de Grands Principes intangibles et non pas d’actes individuellement responsables et historiquement contingents. Il lira la Bible ou le Coran en intégriste, littéralement, surtout sans l’interpréter – il a bien trop peur d’oser ! Il croira aveuglément les climatologues sur la catastrophe à venir et les éthologues sur la violence héréditaire. L’esclave – celui qui n’est pas maître de lui – cherche consolation à son impuissance, se glorifie de sa couardise dans la chaleur du bétail. Il cherche désespérément à « être d’accord » avec celui qui parle, jaloux d’égalité faute d’être par lui-même. Si l’autre ne pense pas comme lui, cela l’énerve, le désoriente et il devient grossier. Il injurie celui qui est différent plutôt que d’argumenter pour le comprendre : il a bien trop peur de se remettre en cause !

Si le maître veut devenir ce qu’il est (trouver la voie dirait le zen), l’esclave cherche surtout à devenir ce qu’il n’est pas, refusant ce qu’il sent en lui-même : son énergie, ses désirs, ses passions. Il a peur de la vie qu’il sent bouillonner en lui, il refoule ses instincts, il brime ses passions, ignore toute logique ; il se mortifie, fait pénitence, se confesse, s’autocritique. Il se veut conforme aux Principes, non pas être vivant mais robot désincarné, passe-partout socialement acceptable, politiquement correct et fonctionnant rouage. L’esclave est agi par les modes, la morale commune et les Grands Principes, il est malheureux ici bas et dans sa condition, il ne rêve que de compensations ultérieures (la société sans classes) ou au-delà (le paradis terrestre). Toujours demain ou ailleurs, c’est plus facile que d’exister aujourd’hui en s’affirmant…

Il est simple d’être esclave, dit Nietzsche ; beaucoup plus difficile d’être maître.

Est-ce pour cela qu’il faut céder à ses penchants pour la paresse et laisser tomber ? Surtout pas ! La voie est étroite mais elle offre une vie bien plus exaltante. Nous sommes tous en partie maîtres dans certains domaines et esclaves pour le reste. Mais il nous appartient de développer notre maîtrise : cultivons notre jardin, disait Voltaire !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de poche, 410 pages, €4.37 

Frédéric Nietzsche, Généalogie de la morale, Livre de poche, 311 pages, €4.84

Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Folio, 288 pages, €7.12 

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Reviennent les idées des années 30…

La hantise de la modernité, l’angoisse de la perte d’identité, la crainte du déclassement – tout ce qui a fait déraper l’Allemagne d’hier dans l’irrationnel, dans l’essentialisme et dans la haine envers un bouc émissaire (capitaliste et juif) – revient en force aujourd’hui. Le succès du ‘Da Vinci Code’, les thrillers de Maxime Chattam, l’habileté des avocats de DSK à le faire échapper à ses responsabilités, la croyance paranoïaque en de tout-puissants Complots, nous font replonger dans cette atmosphère ‘fin de siècle’ de l’Allemagne vers 1880. Sans parler de l’antisionisme des banlieues, et des intellos de gauche qui feignent de confondre identité nationale et essence ‘raciale’.

Un historien a étudié avec attention cette période. George Mosse est juif, allemand et américain. Exilé en 1933 à 15 ans, il est devenu professeur d’histoire à l’université du Wisconsin. Dans un ouvrage d’il y a presque 50 ans, Mosse étudie l’idéologie qui a permis au nazisme non seulement d’arriver au pouvoir, mais de dériver jusqu’à la Solution Finale. Il nous permet de comprendre le présent.

La préférence de notre époque pour l’épidermique, l’émotionnel et le superficiel est aussi fumeuse que l’idéalisme néoromantique Völkisch. La peur des banlieues-ghettos, la haine du Financier-Capitaliste-Américain-Juif, le sentiment de dépossession de soi dans la bureaucratie européenne ou la technocratie politique, les palabres interminables des institutions parlementaires – tout cela incite à s’évader du réel présent pour fantasmer un avenir « autre » :

  • Plutôt voter extrémiste que de conforter la bourgeoisie satisfaite !
  • Plutôt tout casser que d’accepter une quelconque réforme qui ne pourra qu’être au détriment du « peuple » !
  • Plutôt se réfugier dans le paranormal, l’inconscient, la mystique, que d’affronter le réel, déterminer le raisonnable et faire la part des choses !

Le nazisme a réussi parce qu’il a su marier l’organisation politique et la mobilisation des masses à cette nébuleuse idéologique :

  • Il s’agissait alors d’être anticapitaliste et antibolchevique, tous deux matérialistes et apatrides.
  • Il s’agissait de reconquérir la protection des frontières, d’enraciner le sang dans le sol pour exprimer son Modèle national, sa vraie ‘Natur’, de récupérer sa souveraineté mise à mal par le traité de Versailles.
  • Il s’agissait de retrouver l’harmonie avec le cosmos tout entier en vivant à la campagne, au soleil, en cultivant la terre et en respectant les valeurs posées de la glèbe. Le ‘bio’ d’hier étaient la randonnée Wandervögel, le naturisme hors des villes, le végétarisme (Hitler était végétarien), les produits de la ferme bien de chez nous, l’homéopathie anti-chimique, les chants populaires collectifs contre l’individualisme, les fêtes dans les champs plutôt que dans les boites.
  • Les ennemis étaient la science, la finance, le parlement, la modernité et la ville : tout ce qui est trop sèchement rationnel, calculateur et cupide, technocrate sans cesse à bavasser sans décider, impérieusement progressiste, industriellement aliénant.

Le concept fumeux de ‘race’ n’a plus son actualité dans le politiquement correct d’aujourd’hui ; mais il revient par les marges, en négatif, utilisé par les ‘minorités visibles’ qui fantasment une quête historique de reconquête d’identité en bricolant les revers sociaux du présent. L’idéologie völkisch fut, selon George Mosse, « d’opposition au progrès et à la modernisation qui transformaient l’Europe du 19ème siècle. Elle utilisa le romantisme en l’exacerbant, pour fournir une alternative à la modernité, à la civilisation industrielle et urbaine en expansion qui semblait dépouiller l’homme de son moi créateur, le coupant ainsi d’un ordre social apparemment épuisé et anémié » p.60.

Les concepts de ‘nature’ et d’harmonie cosmique sont remis au goût du jour par les écolos. Le retour à la terre et la vogue du ‘bio’ consolent de la production apatride délocalisée, aux mains de multinationales manipulatrices. Le « petit » producteur s’allie au « petit » commerçant contre les « gros » : grande distribution, multinationales agroalimentaires, capitalisme cosmopolite, impérialisme américain (Monsanto). Il y a de tout chez les écologistes aujourd’hui : des scientifiques qui mettent en garde fort justement sur la finitude des ressources, les dangers de la chimie tirée du pétrole ou du nucléaire, le nécessaire ajustement entre l’humanité et le milieu naturel. Mais il y a aussi des mystiques réactionnaires pour qui l’humain est un parasite de la planète, une engeance à surveiller et punir par le retour à la terre (qui seule ne ment pas, disait Pétain). Ceux qui s’expriment le plus vigoureusement ont un furieux air Völkish, pas très moderne…

Comme dans la communauté organique prônée par Hitler, chaque métier d’aujourd’hui se veut un ‘ordre’ corporatiste qui s’organise lui-même et récuse toute réforme venue de la légitimité démocratique : les banques veulent s’autoréguler, mais aussi les cheminots qui croient seuls avoir le sens de leur métier très technique, le corps enseignant qui sait mieux que parents ou spécialistes ce qu’il faut aux enfants, ou les universitaires qui s’émeuvent de tout ce qui pourrait toucher à leurs libertés de recherche ou de programmes. Même les Indignés réclament de réguler les élus. Et ceux-ci penchent vers le souverainisme pour garder leur petit pouvoir.

Le nombre démocratique, l’immigration ouverte, la circulation des capitaux, obligent chacun à être compétitif pour réussir. Les étudiants fourvoyés dans des filières sans débouchés forment aujourd’hui ce qui, en 1880 déjà, s’appelait le « prolétariat universitaire ». Aspirant au statut de petit-bourgeois, leur hantise est d’être déclassés. Ouverture, concurrence et chômage sont leurs ennemis. Les sectes sataniques, complotistes ou extrémistes permettent de se croire une élite tout en couchant en studio – exactement ce qu’Hitler ressentit à Vienne durant sa jeunesse pauvre et Breivic sur Internet avant de massacrer les jeunes Norvégiens.

N’y aurait-il pas un parallèle dans la façon de penser entre hier et aujourd’hui ?

Les frères Strasser résumaient ainsi leur programme dans les années 20 : « nationaliste, contre l’asservissement de l’Allemagne ; socialiste, contre la tyrannie de l’argent ; völkisch, contre la destruction de l’âme allemande » p.460.

  • Les anti-européens souverainistes, protectionnistes et anti-américains français, sont contre l’asservissement de Bruxelles, contre l’économie libre-échangiste et contre la finance internationale. Ne ressemblent-ils pas aux nationalistes d’hier ?
  • Les socialistes de gauche, mélenchonistes et autres jacobins sont clairement contre la tyrannie de l’argent, souvent parce qu’ils sont fonctionnaires ou politiciens professionnels. « L’âme » du peuple n’est-elle pas aujourd’hui infuse dans l’écologie, cette harmonie Völkisch entre l’être humain sur sa terre et le cosmos ?
  • Si elle n’est pas ethnique, comme dans l’Allemagne d’hier, ne pourrait-elle pas le devenir ? A droite par hantise des banlieues et à gauche par haine du libre-échange apatride, toujours connoté américain et juif ? Goldman Sachs, Lehman Brothers, Madoff… Pourquoi les sites complotistes sont-ils presque toujours antisémites ? Pourquoi Mein Kampf se vend-t-il aussi bien en Turquie et dans tout le Moyen-Orient ? La Chine, modèle de Mélenchon, ou la Russie de Poutine, modèle de Marine Le Pen, ne sont-ils pas ouvertement xénophobes ?

Il ne s’agit pas d’un retour AUX années 30 mais un retour aux idées et façons de penser DES années de crise : 2008 a engendré la plus grande crise économique, sociale, politique et spirituelle depuis 1929.

Nous disons que les périodes de bouleversements induites par la modernité remettent en cause les acquis et les statuts, notamment ceux des petit-bourgeois hantés par l’arrêt de « l’ascenseur social ». Ce sont eux qui, jadis, ont fait le gros du vote nazi. Aujourd’hui ils se radicalisent, tirant Mélenchon vers Doriot et l’UMP vers dame Le Pen.

Nous disons que la lutte des places déclasse, surtout en récession économique – les places moins nombreuses étant réservées en priorité aux dominants possesseurs du capital social, culturel et économique. Le chômage de masse et le sentiment de déclassement suscitent les autoritarismes ou les fascismes, ce qui s’est passé en Italie, en Allemagne, en Espagne et même en France dans les années 20 et 30. Il s’agit d’une réaction de peur qui pousse vers l’ordre établi et appelle l’autorité qui peut le préserver.

Nous disons que les exclus se réfugient alors dans le fantasme, ce qui les dédouane de leurs échecs personnels. Ils ont le choix entre la paranoïa (« je n’y peux rien puisque le Complot est trop puissant, mais je suis malin parce que je décrypte »), ou l’utopie (« je ne peux rien sur mon destin, mais mon collectif élitiste me fait partager son rêve d’un « autre » monde, je nage en bande comme un poisson dans l’eau, bien au chaud dans le ‘tous d’accord’ »). Le Pen ou Mélenchon…

Nous disons que le mysticisme nature et le fantasme de la « pureté » (le bio, le sain et musclé, l’entre-soi, l’austérité morale) étaient typiques des mouvements Völkisch allemands des années 1880-1940. Ce n’est pas le « bio » en soi qui est condamnable, ni le torse nu, mais le fantasme de pureté dont le « bio » ou la nudité ne sont que la traduction narcissique cocoon la plus récente.

Hier, les dictateurs n’ont réussi que parce qu’ils ont su rallier dans un parti organisé les masses confusément en attente avec un programme politique attrape-tout. Ils ne l’auraient pas pu si la nébuleuse fumeuse des idées Völkisch, pétries d’irrationnel, de ressentiment et du fantasme ‘nature’ n’avaient travaillé les Allemands sur plusieurs générations. Il suffirait chez nous d’une aggravation de la crise, et d’un führer plus méchant que les politiciens d’aujourd’hui – mais tous les ingrédients sont là. Autant ne pas être naïf.

Sommes-nous moins manipulables aujourd’hui ? J’en doute. L’effondrement de l’éducation à penser par soi-même, la pression banlieue sur les « bouffons » qui travaillent bien en classe, la préférence pour le zapping plutôt qu’à « se prendre la tête » à lire un texte et à l’analyser, la facilité à croire aux complots comme dans les séries d’Hollywood, l’instinct grégaire à faire comme tout le monde, à « être d’accord » avec la bande, à dénier tout ce qui va contre – ne me rendent pas optimiste. L’extrême-droite monte en Europe, ses idées paranoïaques fantasmant la « pureté » se répandent, les passages à l’acte augmentent. Les attentats ne se font plus aujourd’hui pour libérer l’universel, ils se font pour assurer la domination ethnique, celle des islamistes ou de la Suprématie blanche.

Les États restent démocratiques mais la peur peut très vite engendrer ces contrôles étroits que réclament les gens. Surveiller les délinquants sexuels, traquer les pédophiles, accumuler les données personnelles pour la pub, c’est encore démocratique – mais les mêmes instruments peuvent servir à d’autres fins, politiques ou ethniques. Les médias peuvent être muselés en un temps record grâce aux nouvelles techniques : voyez la Chine, Cuba, la Birmanie, le Zimbabwe. Vous savez qu’ON vous piste sur toutes vos interrogations Google ou Yahoo – et les données sont gardées durant trois ans. Facebook ne détruit rien et, étant immatriculé dans l’État de Californie, le FBI y a accès sans limites grâce à la loi américaine. Pour quel contrôle absolu en cas de basculement ? Le Patriot Act américain a montré ses dérives graves en confondant les noms à consonance arabes pour les assimiler aux terroristes.

L’Occident perd son leadership. La puissance montante est la Chine, avec ses valeurs plus autoritaires et nationalistes… pas vraiment « démocratiques ». Demandez non seulement aux Tibétains mais aussi à ceux qui contestent les décisions des autorités à Shanghai ou Pékin. Mélenchon est « chinois » sur la langue bretonne ou la Dalaï lama. Le pétrole est menacé par des intégrismes musulmans qui ne brillent pas par leur tolérance, leur désir du bien commun universel ni leur relation avec les femmes. L’Europe reste impuissante faute de savoir ce qu’elle veut. Nous avons 27 criailleries à chaque débat fiscal, économique, politique, stratégique. La réaction des peuples est donc au repli frileux, à l’étroitesse de la famille, du clan, de la région, du national – bien avant l’Europe et l’universel.

Vague Europe dont les contours sont de plus en plus flous, menaçante mondialisation qui se dilue dans les rivalités, perte de l’information qui s’évanouit dans le superficiel, la copie et le zapping. Plus la cohésion est lâche, plus le désir fantasmé de voir surgir un ordre fort travaille. On ne se soude que contre d’autres. C’est ce que démontrent René Girard avec le ’bouc émissaire’ et Régis Debray dans ’Le moment fraternité’. Le nous n’existe que parce qu’il y a eux, les opposants. C’est ainsi qu’on se sent frères… Si vous avez des enfants, vous observerez très vite le phénomène : on se chamaille en famille mais, devant les autres, tous unis !

Les solutions sont connues : elles passent (comme sous Roosevelt) par l’action des États, la négociation internationale pour définir des règles, les filets sociaux de sécurité, et la réflexion démocratique de chaque citoyen dans le débat critique. Plus de transparence dans les négociations (et pas ces compromis de cabinet à la Aubry-Duflot), plus de participation démocratique locale, moins de pouvoir centralisé avec cour royale à la française. Avec pour lumière les acquis scientifiques plutôt que les fantasmes et pour guide l’empathie que l’on peut avoir pour ceux qui sont victimes. Cela suffira-t-il ?

George Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich – la crise de l’idéologie allemande, 1964, Points Seuil 2008, 510 pages, préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, €11.40

Cet article est la version revue et actualisée d’un billet publié dans mon blog précédent en mars 2009. J’ai tenu compte des objections, nombreuses sur AgoraVox, ce pourquoi la version actuelle est longue. Le thème est malheureusement encore plus d’actualité !

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