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La vanité misérable des vertueux selon Nietzsche

Un jour, Zarathoustra parle des vertueux. Il pourrait tonner, les vouer au gémonies, mais il parle bas, comme la beauté, car sa conviction est profonde : les vertueux sont faux, la preuve, « ils veulent encore être payés ! » Ils veulent être récompensés d’être vertueux, avoir le ciel faute de la terre, comme si la vertu n’était pas une attitude naturelle de la sagesse mais un effort discipliné et pénible qui demande juste rétribution. « Vous aimez votre vertu comme la mère aime son enfant ; mais quand donc entendit-on qu’une mère voulut être payée de son amour ? »

La récompense et le châtiment sont des mensonges, il n’existe pas de juge souverain ni d’au-delà compensateur, ni de justice immanente. Il faut vivre ici-bas et sans père éternel, il faut bâtir sa vie et se forger des principes de justice tout seul, sans endosser le costume prêt-à-porter d’un dogme ou d’un pouvoir. « Que votre vertu soit votre ‘moi’ et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau ».

Trop de « vertueux » ne sont que des illusionnistes pour les autres, et qui s’illusionnent face à eux-mêmes. Pour certains, « la vertu s’appelle une convulsion sous le coup de fouet », la jouissance de se faire mal, d’appeler le châtiment, pour se sentir humain. « Et il en est d’autres qui appellent vertu la paresse de leurs vices ». Et d’autres « leurs démons les attirent. Mais plus ils enfoncent, plus leur œil brille et plus leur désir se tend vers leur Dieu ». Ils ne s’aiment pas et tout ce qu’ils ne sont pas est pour eux l’idéal, le Dieu même. Et « d’autres qui s’avancent lourdement et en grinçant (…) c’est leur frein qu’ils appellent vertu » – se priver pour mériter, se charger de devoirs comme un chameau et s’en faire un mérite. Ou « d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte ; ils font leur tic-tac et veulent que l’on appelle ce tic-tac – vertu. » Les bonnes habitudes, la routine bien admise, les convenances respectées à la lettre, le petit travail vertueux, voilà ce qui serait méritant.

« Et d’autres sont fiers d’une parcelle de justice, et pour l’amour d’elle, ils blasphèment toutes choses : de sorte que le monde est noyé dans leur injustice. » Ce sont nos Mélenchon et nos écologistes et même nos féministes qui ne cessent d’éructer sur ce qui est, au nom d’une toute petite chose bonne qui devrait advenir. Mais leur vacarme fait que l’on ne retient que tout ce qui ne va pas, et non pas tout ce qui pourrait aller mieux. Quelle vertu est-ce là ? « Et quand ils disent : ‘je suis juste’, cela sonne toujours comme : ‘je suis vengé !’ ». La vengeance fait-elle partie de la vertu ? « Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres. »

Et la majorité ? Elle croupit dans son marécage et « au milieu des roseaux, dit : ‘vertu’ – c’est se tenir tranquille dans le marécage. » Pas de vague, « nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; et sur toutes choses nous partageons l’avis qu’on nous donne. » Surtout ne pas penser ! Ne pas s’exprimer ! Ne pas aller et venir à sa guise ! Ne pas objecter ni voter contre ! Toujours « être d’accord ». Cette lâcheté foncière est-elle une vertu ? « Et il en est d’autres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une sorte de geste. » Ce sont les politiciens théâtraux, les intellos qui posent, les bateleurs d’estrades et des plateaux de télé, ceux qui croient qu’afficher suffit à être vertueux. Mais ils ne sont qu’une image, pas une incarnation : « leur cœur ne sait rien de cela. » « D’autres qui croient qu’il est vertueux de dire : ‘la vertu est nécessaire’ ; mais au fond ils croient tout au plus que la police est nécessaire. » La vertu est pour les autres, pas pour soi ; il faut l’imposer à la société, pas la vivre. « Les uns veulent être édifiés et redressés et ils appellent cela de la vertu ; et d’autres veulent être renversés – et cela aussi ils l’appellent de la vertu. » Ils ne savent pas être eux-mêmes, ni se corriger par les exemples des sages ; ils sont trop mous, trop faibles, trop minables – ils ont besoin du fouet et du carcan.

« Que savez-vous de la vertu » vous qui n’avez que ce mot à la bouche mais rien dans les mains, rien dans le cœur, rien dans le tête ? « Que votre ‘moi’ soit dans l’action comme la mère est dans l’enfant : que ceci soit votre parole de vertu ! », conseille Zarathoustra. Elle est faite chair, la vertu, elle est cœur agissant et esprit tourné vers le bien, pas singeries ni précautions. La vertu se bâtit par les exemples et se vit en chacun ; elle n’est pas une suite de commandements ni une morale imposée à coup de fouet – comme jadis dans les collèges. La vertu est celle d’un Montaigne qui la vit, pas celle d’un indigné qui se contente de l’afficher.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Tartuffe ou l’esprit français

Il existe peu d’études qui représentent autant la France que le Tartuffe de Molière (1664). Peut-être auparavant les Essais de Montaigne (1580) et, par la suite, le film Ridicule de Patrice Leconte (1996) ? Ces trois œuvres exemplaires sont issus de la religion : les guerres religieuses pour Montaigne, la cabale des dévots pour Molière, la pensée unique du jacobinisme de gauche sous Jospin pour Leconte. Les Français devraient relire Tartuffe. Et pas seulement les ados pour le bac !

Le 12 mai 1664, la pièce est présentée devant le Roi à Versailles et fait satire de la dévotion. Ce spectacle dans lequel les dévots sont présentés soit comme des ridicules (Orgon) soit comme des hypocrites (Tartuffe), dérange tout le monde, sauf Louis XIV. Il a applaudi la pièce mais doit l’interdire à la demande de l’archevêque de Paris parce que non politiquement correcte pour le temps. C’est que la singerie fait partie de la croyance, croit-on. A-t-on vraiment changé ? L’habit continue de faire le moine, malgré les exigences de vertu. Tartuffe est hypocrite et faux dévot. Orgon et sa femme Pernelle sont dupes, même si le bon sens populaire des servantes ou la jeunesse du fils Damis le sont moins.

Moliere Tartuffe jean le pautre

« L’hypocrisie est, dans l’État, un vice bien plus dangereux que tous les autres », dit Molière. L’hypocrite est celui qui agit d’une façon tout en pensant d’une autre. Il dissimule, ce pourquoi  Molière va parler de Tartuffe durant deux actes sans le montrer. Les autres personnages vont le décrire, tout comme la presse laudative de gauche décrit (sans enquêter) ces hommes politiques sains et intègres qui nous gouvernent après la tirade hollandaise du célèbre « moi, président de la République, je… ». « Cagot de critique » selon Damis, « gueux, qui quand il vint n’avait pas de souliers » et qui se comporte en maître selon Dorine, humble et doux, priant pieusement avec de grands soupirs selon Orgon – mais ambitieux, manipulateur et sans scrupules. Combien de ténors socialistes d’aujourd’hui peut-on reconnaître en ce portrait ?

Molière dans sa préface : « Le Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes en les divertissant, j’ai cru que dans l’emploi où je me trouve je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon Siècle ; et comme l’Hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes, et des plus dangereux…». Le théâtre d’hier est aujourd’hui la presse indépendante. Edwy Plenel surgit en nouveau Molière, digne fils des Lumières et de la démocratie. Il attaque non seulement les vices ridicules de son siècle, de gauche comme de droite, mais surtout l’hypocrisie du déni. Faire la leçon au monde entier exige de la vertu personnelle. C’est loin d’être le cas !

  1. l’ex-candidat à la présidence DSK paye et brutalise des filles pour ses plaisirs ;
  2. la députée PS des Bouches-du-Rhône Andrieux est accusée de pillage de subventions via des associations de complaisance ;
  3. l’élue écologiste parisienne Lamblin est mise en examen pour blanchiment d’argent de la drogue ;
  4. le frère du sénateur socialiste Guérini est poursuivi pour détournement de fonds publics, corruption active et trafic d’influence ;
  5. le ministre Cahuzac chargé d’assurer la rigueur et de traquer la fraude fiscale dissimule non seulement un compte à l’étranger non déclaré, mais de probables commissions de lobbying ;
  6. le trésorier de campagne de Hollande Augier possède toujours des actions dans un paradis fiscal…

Évidemment il y a des « affaires » à droite (les frais de la mairie de Paris, les faux électeurs du Vè, Pasqua, Karachi, Bettencourt) – mais c’est la gauche qui fait le plus mal, car c’est la gauche qui exhibe sa vertu et prône la morale citoyenne. Est-on légitime à surveiller et punir quand on est faux dévot ? Ce pourquoi c’est un Français, banquier à Genève, qui a aiguillé les journalistes de Mediapart sur les bonnes pistes : il a déclaré lui-même à la radio être écœuré de la sempiternelle hypocrisie de ceux qui font la loi d’une part et la violent de l’autre.

tartuffe 2013

Molière oppose les dévots de cœur dont les actes sont humains et discrets, aux dévots de cour qui discourent de généralités avec ostentation sans mettre leurs actes en phase avec leurs hautes paroles. Il s’attaque au péché, non au pécheur. La tentation reste humaine ; prendre les mesures légales pour l’empêcher et assurer les moyens administratifs de la contrôler vaut mieux que disserter sans fin à la télé. « Ce n’est pas Cahuzac qui a seulement fait Cahuzac, écrit Marianne. C’est la faiblesse et l’indétermination de ceux qui l’entouraient, la pusillanimité des choix de ceux qui étaient censés le cadrer, le contrôler. » La véritable justice ne se fait pas mousser, elle procède pour ne pas se laisser prendre aux apparences. C’est le bien le reproche fait à François Hollande dans ces affaires que d’être naïf ou incompétent.

Mais la tartufferie va plus loin que la personne Hollande, peu affairiste, contrairement à Chirac. Molière dépeint une famille de la grande bourgeoisie qui cherche à se faire reconnaître des bien-pensants. Sous Louis XIV, il s’agissait de légitimité religieuse ; sous François Hollande, il s’agit de  cette nouvelle religion de gauche à la mode, à laquelle sacrifient les bobos parisiens. Sexe, fric, pouvoir restent la trilogie de la réussite – mais avec l’excuse d’appeler à la révolution et de s’indigner pour le tiers-monde (tout ce qui est loin et ne risque pas de venir troubler le confort immédiat). Pour Tartuffe, l’idéologie religieuse est un masque qui dissimule l’appétit pour le luxe et les femmes. Pour les bobos de gauche, le socialisme est un sésame qui les dédouane par bonne intention. Les journalistes, les producteurs de films, les grands patrons, les hauts fonctionnaires, les francs-maçons, sont conviés à aduler le nouveau riche, à le protéger, à lui donner du pouvoir – en un réseau d’intérêts croisés. Ces gens-là se croient donc au-dessus des lois, partie d’une élite qui se tient les coudes et pour qui (presque) tout est permis. Tartuffe n’est pas seulement un faux dévot mais aussi un libertin. « Le Ciel défend, de vrai, certains contentements, mais on trouve avec lui des accommodements » acte IV, scène V : comme DSK, comme Cahuzac, comme Augier… « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ! » acte III, scène III.

Comme Tartuffe :

  • n’avouez jamais, car « ce n’est pas pécher que pécher en silence » acte IV, scène V (DSK).
  • usez de restriction mentale selon la doctrine jésuite (Pascal, IXe Provinciale) que prône Orgon (vers 1587 à 1592) : jurez ne pas avoir fait l’acte pourtant réalisé en disant seulement qu’on ne l’a pas fait un certain jour (Cahuzac).
  • excusez-vous des fautes commises par la bonne intention qui était à l’origine (Andrieux, Augier).

Mais où serait le pécheur s’il n’avait été accueilli dans la famille ou élu par le peuple ? Les citoyens ont les gouvernants qu’ils méritent et Tartuffe n’existerait pas sans la famille d’Orgon déjà en crise. Orgon vieillit et veut réaffirmer son autorité sur ses enfants ; la mère d’Orgon s’oppose à sa belle-fille ; la fille veut se marier mais pas contre son gré. Tartuffe est un instrument de pouvoir pour Orgon, mais ce dernier ne fait pas preuve de discernement. Tartuffe, tout en servant les desseins de bonne conscience et de paraître d’Orgon, en profite pour  amasser du vin, des repas, de l’argent, sa femme en passant, enfin sa fille et ses papiers compromettants.

Au final dans Molière, tout finit bien car les qualités du roi sont le discernement, la raison et la perspicacité. Louis XIV est l’antithèse d’Orgon, père aveugle, excessif et fanatique. François Hollande a-t-il cette force de décision de « l’État c’est moi » ?

Molière, Tartuffe, 1669, Bréal Connaissances d’une œuvre, présenté par Brigitte Prost 2000, €4.94

Molière, Tartuffe joué par la Comédie Française avec Robert Hirsch, Jacques Toja, Michel Duchaussoy, Bernard Alane, Claude Winter, DVD réalisé par Pierre Badel, 2008, éditions Montparnasse, 117 mn, €11.83

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