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La sangsue de Nietzsche

Chapitre énigmatique que la Sangsue de Zarathoustra. Le prophète se promène près de sa caverne en réfléchissant. Par mégarde, il heurte un homme et, effrayé, le bastonne en plus. C’est le choc entre le philosophe prophète et le scientifique rationaliste. Il présente des excuses. L’homme retire son bras nu du marais le long duquel il était couché et du sang en coule : c’est la sangsue.

Zarathoustra a été pour lui une autre sangsue, « la meilleure ventouse qui vive aujourd’hui », celui qui accroît sa science avec son sang. Mais Zarathoustra n’est pas cela. Il répand, il ne suce pas.

« Je suis le consciencieux de l’esprit », dit l’homme heurté, « et, dans les choses de l’esprit, il est difficile que quelqu’un s’y prenne de façon plus sévère, plus étroite et plus rigoureuse que moi, hors celui de qui je l’ai appris, Zarathoustra lui-même ». Est-ce à dire qu’il faut être obsédé jusqu’à l’obsessionnel et étroit jusqu’à la monomanie ? « Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié ! Plutôt être un fou pour son propre compte que sage dans l’opinion des autres ! Moi – je vais au fond. » Fatale erreur ! Arpenter son territoire, qu’il soit grand ou petit, car il n’y a rien de grand ou de petit pour la connaissance. La sangsue, animal répugnant et parasite, mérite autant qu’un autre animal dit « noble » l’étude et la passion de savoir. « C’est aussi un univers ! »

Aussi, l’homme heurté déclare : « Ma conscience de l’esprit exige de moi que je sache une chose et que j’ignore tout le reste : je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l’esprit, de tous les esprits nuageux, flottants et exaltés. » Permettons-nous de ne pas être d’accord avec lui sur ce point. Certes, Zarathoustra vilipende les demi-savants, ceux qui affirment sans vraiment savoir, ni tout savoir – et cela est juste. Mais avoir une teinture d’un peu tout, cela s’appelle la culture générale, et notre siècle en manque de plus en plus. Les spécialistes comme l’homme heurté sont peut-être inégalables dans leur étroit domaine, mais infantiles en tous les autres. Comment sauraient-ils être épanouis, équilibrés, sensés ? Comment sauraient-ils être utiles en société ? Comment pourraient-il préparer l’avenir ?

Nietzsche révère la « probité » mais l’homme heurté veut rester « aveugle » à tout le reste. La probité est l’honnêteté scrupuleuse, la justice et la rectitude. Le mot vient du latin probus, qui signifie examen, vérification ou jugement. Ainsi fait le scientifique, qui ne tient pour avéré que ce qu’il peut vérifier. « Je veux être probe, c’est-à-dire rigoureux, sévère, austère, cruel, implacable. » Car la vérité crue est dure aux illusions ; elle tranche les croyances, elle récure les à peu près. La réalité des choses est cruelle pour l’émotion et la sensibilité humaine. Or, pour Nietzsche, « l’esprit c’est la vie qui incise elle-même la vie. »

Mais cette formule est ambivalente. L’esprit seul ne fait pas l’homme. Nietzsche insiste souvent sur le trio des instincts vitaux, des passions émotives et de l’esprit logique. Pourquoi met-il l’accent en ce texte sur la seule probité de l’esprit ? Parce que les hommes savants considèrent que son prophète est la grande sangsue des consciences étroites. Or Zarathoustra philosophe est seul mais voit loin en altitude, alors que le scientifique est seul en son domaine, proche du marécage. La science est réductrice, elle opère une objectivation des êtres, une désubstantiation, en témoigne le sang qui coule du bras à cause de la sangsue objet d’étude. L’homme heurté par le philosophe est myope, réduit à un domaine très étroit.

Nietzsche critique ici la vérité, la foi en la vérité scientifique, qui n’est pour lui qu’une croyance parmi d’autres, même si elle pousse l’homme supérieur à se surmonter parce qu’elle fissure toutes les illusions – sauf la sienne, celle d’être absolue. Rien d’absolu en ce monde qui ne cesse de changer, pas plus la science – qui n’est qu’un outil. Nourrir son savoir de sa vie, comme le sang pour la sangsue, ne suffit en rien à l’humain : il lui faut encore surmonter ce savoir pour en faire quelque chose, au-delà du ‘savoir pour savoir’, du seul bonheur de connaître qui reste une illusion. Le savoir doit obéir au principe de vie, qui est la volonté de puissance ou, plus exactement en français, le tropisme vers la vie – tel le lotus émergeant de la boue pour monter vers la lumière.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Poul Anderson, La reine de l’air et des ténèbres

Six nouvelles de science-fiction des années 1970 – les meilleures. Alors que la société post-68 se libérait des carcans et autres tabous, l’imagination prenait son essor. Non sans interrogations profondes sur les relations humaines, les autres et l’avenir.

La reine de l’air est la première nouvelle, la plus aboutie, presque un roman à elle seule. Les humains ont essaimé sur des planètes lointaines où ils se retrouvent isolés par les années-lumière. Comment refaire monde hors de toute histoire et de toutes références ? Sur la planète Roland, les humains ont reconstitué la colonisation des pays neufs en occupant les côtes et en laissant l’arrière-pays aux pionniers fermiers méfiants, isolés et superstitieux car ils ont quitté toute instruction dès l’âge de 12 ans pour travailler la terre.

Des êtres supérieurs et mystérieux occuperaient les confins, des gens les ont vus ou croient les avoir aperçus mais sans savoir les décrire, nombre ne sont pas revenus. Mais ce qui préoccupe les scientifiques des côtes est le nombre d’enlèvement d’enfants petits dans les camps et les fermes. Ils disparaissent tout simplement. La police ne fait rien, accusant facilement les parents de défaut de surveillance. Jusqu’à ce que la biologiste Barbro ait son petit garçon de 3 ans enlevé en plein camp gardé par des barrières sensibles et sillonné de mastiffs féroces. Il n’a pu être enlevé que par les airs, silencieusement, par un être qui avait le pouvoir d’illusionner les gardiens.

Désespérée, elle engage le seul détective privé de la planète, qui se prend au jeu, Personne ne croit à ces êtres invisibles ou fantômes, mais lui émet quelques hypothèses. Il va s’enfoncer dans le bled dans un camping car armé et immunisé contre les ondes mentales car il pense que… Barbro l’accompagne, avide de retrouver son bébé. Un garçon de 15 ans, nu, enlevé lui aussi jadis, les espionne pour le compte de la reine. Il est joyeux, svelte, amant récent d’une fille de son âge, gambade dans les herbes et sous la lune – mais il obéit. Il se croit libre mais il reste esclave. Il est tenu par les illusions que le peuple premier de la planète lui inculque pour le garder captif. Le couple qui veut retrouver l’enfant va lui faire prendre conscience de cet envoûtement, pour lequel on ne peut que songer aux paradis artificiels de l’époque psychédélique. L’illusion de liberté laisse sous emprise…

La seconde nouvelle interroge le « chez nous » d’humains qui ont colonisé une planète mais ne s’intégreront jamais aux premiers habitants. Trop d’écarts physiques et culturels les séparent. La direction prend la douloureuse mais sage décision de faire quitter la planète à tous les humain, afin de ne plus perturber les indigènes. On ne peut que penser à l’immigration de populations très différentes dans les pays d’Occident qui, pour certains, ne s’intégreront jamais et sombreront à moyenne échéance dans des problèmes psychiatriques dont les faits divers nous montrent chaque jour les ravages.

L’ennemi inconnu a attaqué une planète remplie d’humains. Mais il s’agit d’une illusion, les analyses scientifiques montrent que les morts l’étaient avant la soi-disant bombe nucléaire. Faire peur pour dissuader – les extraterrestres sont aussi intelligents et rusés dans la fausse information que le tyran Poutine.

Le faune est un jeune garçon « grand et mince, vêtu d’une tunique de cuir écailleux , un couteau à la ceinture, un fusil et un sac à dos sur les épaules » p.131. « Jeune garçon », chez l’auteur, signifie 16 ans ; il affectionne cet âge où l’enfant devient adulte, le garçon un mâle. Sur ces planètes lointaines, retour à l’existence préhistorique : tous les sens sont sollicités, le corps est entraîné et l’esprit bien ouvert. Tout est possible à 16 ans. Aussi, lorsque l’homme mûr, citadin pataud et encombré de préjugés, se perd dans la jungle, le faune va le sauver. Il braque le gros animal carnassier qui le menace mais… ne tire pas ; Il laisse son « cynopard »  familier l’affronter et le chasser n(une sorte de chien-léopard imaginaire). C’est que le faune a conscience du Tout de la nature. L’être humain ne doit plus être un prédateur mais s’insérer dans la chaîne. Le garçon aurait tiré s’il n’avait pas eu d’autre solution mais, en écolo précoce, il a laissé sa chance à la vie du prédateur qui est un mal utile. « J’ai un devoir envers toute cette planète, envers toute la vie qu’elle porte. – Même la vie dangereuse ? – La nature a besoin de bêtes de proie » p.138. Nietzschéen, n’est-ce pas ? Le garçon de 16 ans a tout du futur sur-homme.

Dans l’ombre est une réflexion sur la liberté et sur le désir régressif de retourner au calme.

Décalage horaire libère les prisonniers d’un dictateur galactique à la Poutine qui envahit les planètes comme autant de provinces russes ; il veut les dominer, sans égard pour ce qu’elles veulent. Sa plus belle prisonnière feint de jouer le jeu et finit par délivrer son peuple en jouant du décalage horaire.

Toutes les nouvelles ne sont pas du même niveau, certaines noyées dans un jargon pseudo-scientifique (l’auteur, né en 1926, a fait des études de physique), mais s’ouvrent toujours sur une perspective philosophique. Il s’agit à chaque fois de savoir comment réagir au mieux à l’inconnu qui survient.

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2024 03 01 Poul Anderson, La reine de l’air et des ténèbres (nouvelles), 1973, J’ai ku 1981, 223 pages, occasion €1,57, e-book Kindle €2,95

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Blow out de Brian de Palma

Tout commence comme un film porno de série Z où l’on voit des étudiants à poil baiser, se caresser ou danser seins nus au rez-de-chaussée de leurs chambres sans rideaux, le soir, lumières allumées, tandis qu’un psychopathe au couteau levé, comme le vampire Nosferatu de Murnau, vient les zyeuter avant d’entrer dans le bâtiment et de viser les douches où une fille nue est en train de se laver. Lorsqu’elle voit le couteau, elle pousse un cri comme dans Psychose, mais ce n’est qu’un miaulement de souris. Le spectateur découvre alors qu’il est dans un abyme, un film dans un film. Le réalisateur de série Z (Peter Boyden) se tourne vers son preneur de son et lui dit qu’il faudra trouver un meilleur cri et le doubler au montage.

Nous suivons alors Jack le preneur de son en action (John Travolta) lorsqu’il erre dans la nuit pour saisir au micro directionnel le froissement des feuilles d’arbres dans la brise, les murmures de deux amoureux un peu plus loin, le croassement d’une grenouille, le bouboulement du hibou… Lequel oriente ses petites oreilles sensibles vers un autre son qui monte : le moteur d’une voiture qui arrive à vive allure. C’est une limousine blanche qui s’engage sur le pont au-dessus de la rivière et là – un éclatement (blow out, mot ambigu entre éclater et éteindre), le bris de la barrière de sécurité et la descente au Styx, ce fleuve des enfers.

Jack plonge, aperçoit le conducteur inerte, sans doute mort du choc ou évanoui, et une jeune femme à l’arrière, bien vivante. Il ne peut sauver les deux, il choisit la fille, casse une vitre avec un caillou du fond et la tire de cette baignoire. C’est Sally (Nancy Allen claustrophobe, qui a eu du mal à tourner la scène enfermée sous l’eau). Sally est une jeune gourde, maquilleuse dans un grand magasin, inapte à tout sauf à séduire. Elle est conduite à l’hôpital comme Jack, une fois les secours alertés.

Un « commissaire » interroge alors le jeune homme sur ce qu’il a vu et ce qu’il a fait. Il semble croire qu’il n’y avait pas de fille, ce que Jack est pourtant bien placé pour le savoir. Mais le politiquement correct veut q qu’il ne faille pas flétrir la mémoire du mort. Jack apprend en effet que la victime dans la voiture est le gouverneur de l’État, jeune homme brillant promis à un avenir présidentiel – un avatar de John F. Kennedy. L’accident fait d’ailleurs référence à un autre accident de voiture, celui du sénateur Ted Kennedy dans son Oldsmobile Delta 88 à la hauteur du Dike Bridge, sur l’Île de Chappaquiddick en juillet 1969 – ce qui l’empêcha de se présenter aux élections présidentielles de 1972.

Dès lors, Jack va être obsédé par le complot : on veut l’empêcher de dire la vérité. Dans le mythe démocratique populaire américain, tout le monde a le droit de tout savoir, tout comme les étudiants baisent à poil toutes fenêtres offertes. En réécoutant la bande son, Jack découvre qu’il y a eu deux sons, un coup de feu puis l’éclatement du pneu – comme dans le film pris par le spectateur Abraham Zapruder lors de l’assassinat de Kennedy. Un paparazzi se trouvait opportunément à proximité et il se trouve que Sally connaît ce Manny (Dennis Franz) : elle avoue avoir été payée par lui, sur instruction d’un mystérieux commanditaire, pour piéger le jeune gouverneur et aboutir à un scandale. Jack, avec les photos publiées du paparazzi, reconstitue un film avec sa bande son. Une théorie-vérité qui n’est pas un véritable document.

Mais il n’était pas question de tuer, seulement de réaliser des photos compromettantes avec une call-girl pour empêcher le politicien de se présenter contre son rival. Sally la gourde s’est fait embrumer par Manny le niais, sur commande d’un intermédiaire naïf qui s’est laissé déborder. Car la série continue : le tireur se révèle un psychopathe de série Z qui adore étrangler les jeunes filles avec un fil d’acier enroulé autour du cadran de sa montre comme un vrai pro de l’espionnage. Il déclare « jouer » au tueur en série pour égarer les soupçons sur l’élimination de Sally, mais jouit de pénétrer les ventres au pic à glace, substitut de pénis, ce qui suggère son impuissance.

Phil, un journaliste d’investigation, a appris de ses sources (mystérieuses) que Jack a réalisé un film sur l’accident et veut le voir. Mais le tueur Burke (John Lithgow) intercepte les communications et convoque Sally à sa place, à la gare centrale de Philadelphie. Il veut la tuer au pic à glace comme les autres, en traçant sur son ventre la Cloche de la liberté dont c’est la fête en ville, sa signature de tueur psychopathe. Jack se méfie et équipe Sally d’un micro pour qu’il puisse suivre la conversation et intervenir si besoin est, mais la gourde ne donne aucun détail pour que Jack puisse venir à son secours lorsqu’elle s’aperçoit que « Phil » a de mauvaises intentions. Elle se contente de se laisser aller, tout comme la pute qui lui ressemble, récemment assassinée par Burke dans une cabine téléphonique où elle faisait des pipes aux jeunes marins pour 30 $. Elle est donc tuée, ce qui est logique au vu de sa bêtise, mais ne plaira pas aux spectateurs qui bouderont le film.

Tout le scénario se présente en effet comme une mise à distance du cinéma comme de la politique. Ce sont tout deux des arts de l’illusion. Ils créent des doubles acceptables, une « belle histoire », alors que la réalité est tout autre. Un seul tireur pour John Kennedy ? Aucun complot contre ce président qui allait contre la Mafia et contre les Cubains exilés ? Est-ce un maquillage de la vérité ? Le film que regarde le spectateur est-il un film politique d’action ou une amplification de série Z ? Car le preneur de son minable qui révèle un complot termine comme un preneur de son minable qui réussit un cri – le cri même poussé par Sally lorsqu’elle est saisie par le tueur. Tout un complot pour un cri !

L’on se rend compte progressivement que le fringuant gouverneur trompe sa femme, que la jeune fille naïve qu »il a pris dans sa voiture comme doudou est en fait une femme vénale payée pour le compromettre, que le photographe Manny a été mis en scène pour réaliser son scoop soit-disant spontané, que le tueur politique est en vérité un tueur sexuel sadique – et même le danseur adolescent de la Fièvre du samedi soir, le doux velu Travolta, joue son premier rôle d’adulte au cinéma avec cynisme, loin de l’amoureux fleur bleue de son image. Le vrai na rien à voir avec l’apparence, tout comme l’habit ne fait pas le moine.

En voulant prouver à tout prix ce qu’il a vu et entendu – la Vérité selon lui – Jack n’hésite pas à mettre en danger la fille dont il est tombé amoureux. Comme quoi la Vérité considérée comme un absolu d’ordre religieux est aussi fanatique que le Dieu jaloux hébreux, la Morale sectaire d’Église ou qu’Allah intolérant qui exige la soumission. La vérité, comme toute chose sur cette terre, est mêlée de réel et de croyances, de faits prouvés et d’hypothèses, de probabilités in fine. Elle n’est pas «prouvée » de façon incontestable par la technique, qui a ses limites de mesures, elle n’existe pas en soi, pas même en sciences physiques où tout dans notre univers humain borné reste relatif… La « vérité » ne peut qu’être sincère, « honnête ». Or l’utile ne doit pas supplanter l’honnête, disait Montaigne. Jack franchit la ligne.

Pour plaire aux gens de gauche épris de complots capitalistes, ce film est sorti l’année de la victoire de Mitterrand en 1981 et, pour plaire aux féministes, la version française double John Travolta par la voix de Gérard Depardieu – Travolta lui-même l’a demandé.

DVD Blow out, Brian de Palma, 1981, avec John Travolta, Nancy Allen, John Lithgow, Dennis Franz, John McMartin, Arkadès 2013, 1h47, €8,61 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Histoires d’outre-tombe de Freddie Francis

« Cinq âmes en transit » est le sous-titre de cette suite de contes gothiques des années 1970, tirés des Contes de la crypte parus dans les magazines américains des années cinquante. Il y a constante référence à la mort, des cercueils, des croix, des cimetières, des moines. Justement, les visiteurs férus de frôler le destin aiment à visiter les souterrains des monastères. En arpentant l’un d’eux, à la suite du gardien qui les presse de rester groupés au risque de se perdre… les voilà perdus.

Au sens métaphysique du terme : « vous êtes perdus ! » Un passage emprunté par les cinq derniers en habits de ville, comme sortant du salon ou du bureau, aboutit à une impasse. Celle de l’éternité. Un moine à la coule brune trône sur un siège sculpté dans la roche en forme de tête de mort. Face à lui, cinq plots de roc émergent, un pour chacun. Ils sont priés de s’asseoir. Plus aucune sortie, la porte de pierre s’est refermée avec un bruit sourd. Ce qu’ils font ici ? Prendre conscience. De ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils resteront éternellement. Car nous sommes aux antichambres de l’enfer.

A chacun de se dévoiler, de révéler à tous – et à lui-même – son inconscient. Fini le déni ! La mort est l’instant de vérité, l’ultime, celle qu’on n’a pas voulu voir durant toute sa vie. Les chrétiens et les bourgeois manient le déni avec maestria, sur l’exemple de Pierre qui nia trois fois le Christ, pourtant son seigneur – qu’il disait. S’ils sont là, c’est qu’ils sont tous des monstres malgré leur apparence civile et respectable.

La première à être sollicitée de se révéler est une femme (Joan Collins). Elle a tout simplement tué son mari le soir de Noël d’un coup de tisonnier, on ne sait pourquoi, par ennui peut-être, et s’est retrouvée (ironie du destin) aux prises avec un psychopathe évadé d’un asile déguisé en père Noël. Il embobine sa petite fille et attire la mère derrière les rideaux avant de l’étrangler avec une lourde jouissance – instrument du destin. Voilà pourquoi elle est morte et se retrouve ici, portant sans vergogne la broche marguerite en opaline que son mari lui offrait pour Noël. Ne jamais faire confiance à une femme, elle n’y connaît rien en meurtre.

Le second est un jeune homme (Robin Phillips), fils de famille et fils unique, imbu de son rang et de sa propriété, que son père regarde avec indulgence au lieu de l’élever. Il déteste son voisin d’en face, pauvre jardinier de la commune veuf (Peter Cushing), dont les seuls plaisirs sont de recueillir les chiens errants et de donner des jouets aux enfants. Pourquoi les attire-t-il – au vu et su de tout le monde ? La paranoïa du bourgeois est celle d’aujourd’hui : le sexe soupçonné, des réseaux sociaux pour se dédouaner, la rumeur malveillante. Le fils de famille riche commence une campagne de diffamation pour faire partir le vieux, pourtant à deux ans de sa retraite et qui a toujours vécu dans sa maison. Il fait croire que les chiens ont déterré les roses du voisin, objets de ses soins précieux (alors que lui y est allé de nuit), reçoit pour le thé la bonne société du voisinage afin d’instiller le doute chez les mères sur les intentions perverses supposées du solitaire envers les enfants, envoie une suite de lettre de saint Valentin injurieuses en le pressant de s’en aller. Le vieux, privé d’épouse, de chiens, d’enfants, de boulot, de relations sociales, se pend. Bel exemple de christianisme bourgeois que ce harcèlement communautaire ! Il ira en enfer direct, puisque l’enfer existe, selon sa croyance. Un an après, à la saint Valentin, le vieux sort de sa tombe pour aller se venger.

Le troisième est un homme d’affaires impitoyable qui aime le risque et a perdu. Il est ruiné. Rentré chez lui, il annonce à son épouse (Barbara Murray) qu’ils doivent vendre leur collection de meubles, de tableaux et d’objets d’art rapportés de leurs voyages. Elle avise une statuette de jade achetée dans une boutique obscure à Hongkong et s’aperçoit qu’une inscription est gravée (en anglais!). Le propriétaire de la statue peut faire trois vœux. La conne s’empresse d’en faire un sans réfléchir, redevenir riche. L’associé de l’homme d’affaires lui téléphone à ce moment-là pour lui dire de revenir tout de suite au bureau, une grande nouvelle l’attend. Pressé, fébrile, il prend son coupé sport rouge et file sur la route. Un motard tout en noir le suit comme le destin et c’est l’accident : il meurt. Sa femme affolée s’empresse de faire un autre vœu tout aussi peu réfléchi : qu’il revienne. Les croque-morts apportent justement son cercueil. Oui mais qu’il redevienne exactement tel qu’il était avant l’accident et qu’il vive désormais éternellement, exprime en troisième vœu tout aussi con la femme. Sauf que, juste avant l’accident, il a eu une crise cardiaque… Il est désormais embaumé et – à nouveau vivant – souffre atrocement (et pour l’éternité) des acides qui lui brûlent en permanence le corps. Ne jamais faire confiance à une femme, elle n’y connaît rien en affaires.

Le quatrième est un mari adultère qui quitte un soir sa famille pour raisons professionnelles, dit-il. Il embrasse ses enfants petits, une fille et un garçon comme il se doit, et prend sa voiture. Il file droit chez sa maîtresse qui l’attend avec ses valises ; elle a fait déménager son appartement. Mais il est fatigué, elle lui propose de conduire la grosse Jaguar MK2 aux quatre phares de calandre. Il rêve qu’ils ont un accident par la faute de sa maîtresse qui fonce droit sur un camion dont les phares l’hypnotisent ; en lui faisant donner un coup de volant, il envoie la voiture dans le décor et se retrouve mort. Il s’éveille brusquement pour s’apercevoir qu’il est encore dans la voiture et qu’il s’est assoupi. A ce moment, les phares d’un camion, le coup de volant, etc. A nouveau mort, il parvient jusqu’à l’appartement de sa maîtresse, désormais vide, mais s’aperçoit qu’elle est revenue, avec tous ses meubles. Il sera éternellement sujet à revivre ces moments où il a gravement fauté contre la morale, la famille et la société. Ne jamais faire confiance à une femme, elle n’y connaît rien en amour.

Le cinquième et dernier est un ancien major (Nigel Patrick), embauché comme directeur d’hôpital pour les aveugles exclusivement mâles. Il n’y connaît rien en aveuglement mais a la certitude de bien connaître les hommes. Qu’il croit. Il impose désormais des restrictions pour faire des économies : moins de nourriture, plus de chauffage passé 21 h, moins de couvertures. Les habitués râlent, d’autant que le directeur se goberge, mais son chien-loup les tient en respect. Lorsqu’un aveugle meurt, de faiblesse et de froid, c’en est trop. Les autres décident de rendre au mauvais dirigeant la monnaie de sa pièce. Ils séduisent le chien avec des morceaux de bacon dont chacun donne une tranche pour l’emmener à la cave et l’enfermer dans une cellule, puis font irruption chez le directeur, le maîtrisent et l’entraînent dans la même cave, où il est enfermé lui aussi. Commence alors une activité aveugle derrière la porte. C’est tout un système de cages qui est bâti à force de scie et de clous. Au final, le directeur repu est livré au chien rendu fou par des jours de faim. Exactement le sort qui l’attendait en affamant les malades.

Deux histoires d’hommes peu reluisants et trois histoires délicieusement misogynes de femmes peu futées. Tout le sel de l’ambiance chrétienne anglo-saxonne dans ces contes édifiants au seuil de la mort. Décédé à Londres en 2007 à 89 ans, Freddie Francis le réalisateur a été un spécialiste des adaptations de Comics américains des années cinquante qui font une satire de la société puritaine et affairiste du temps sous forme d’histoires d’épouvante en bandes dessinées. Appât du gain, trahison, avarice, égoïsme sont impitoyablement vengés comme s’il existait une Justice immanente. La Morale est sauve, l’Illusion aussi.

DVD Histoires d’outre-tombe (Tales of the Crypt), Freddie Francis, 1972, avec Ralph Richardson, Joan Collins, Peter Cushing, Ian Hendry, Richard Greene, ESC editions 2022, 1h32, €27,22 e-book Kindle €7,99

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Nietzsche et les poètes

Zarathoustra a été tenté par les poètes et a voulu en devenir un lui-même. Puis il a opéré une réflexion en lui-même, ce miroir réfléchissant lui a dit que le poète se voulait médiateur entre la Nature et l’Humain mais n’était qu’un mouvement de tendresse intime ; qu’il se croyait interprète des forces alors qu’il n’inventait que des dieux. « Les poètes mentent trop ».

« Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est’ impérissable’ n’est que symbole. » Encore une fois, rien ne vient d’ailleurs que du corps. Pas de message de l’au-delà, pas d’intuition de ‘la nature ‘, mais le vivant qui veut vivre, qui a la volonté de s’épandre et de s’épanouir. « Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal il faut donc que nous mentions. » C’est ainsi que l’humain devient poète. Il s’attendrit. « Et lorsqu’ils éprouvent des mouvements de tendresse, les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. »

Sachant peu, ils « aiment les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont des jeunes femmes ! », dit Zarathoustra. Ils croient « au peuple et à sa ‘sagesse’ » ; ils croient qu’en « dressant l’oreille, [ils apprennent] quelque chose de ce qui se passe entre le ciel et la terre. » En bref, ils croient… « En vérité, nous sommes toujours attirés vers le pays des nuages : c’est là que nous plaçons nos baudruches multicolores et nous les appelons Dieux et Surhommes .» Car le Surhomme est un mythe, à l’égal du mythe de Dieu « Car tous les dieux sont des symboles et d’artificieuses conquêtes de poète. »

« Hélas ! il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées ! » Nietzsche reprend la remarque de Shakespeare dans Hamlet : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. » Créer des dieux, c’est créer de l’illusion consolatrice, créer un démiurge qui donnerait sens à tout ce qu’on ne connaît pas, ne pas accepter la vie naturelle, telle qu’elle est : tragique. « Hélas ! comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force être événement ! Hélas ! comme je suis fatigué des poètes ! » Nous pouvons mesurer combien les « événements » contemporains, appelés il y a peu encore happening, sont des illusions d’illusions tant ils sont insignifiants. Ils ne flattent que l’ego de leurs créateurs sans apporter quoi que ce soit de grand à l’humanité badaude. Ils sont d’ailleurs oubliés aussi vite.

Nietzsche appelle à l’inverse le type humain qui dira « oui » à la vie et à sa réalité tragique, l’être humain qui s’affirmera sans se référer à des valeurs soi-disant révélées mais créées par d’autres, sans chercher des consolations dans l’ailleurs et le non-réel, en se débarrassant de toute quête de Vérité absolue et définitive qui donnerait un sens unique à son existence et au monde. En ce sens, le sur-homme est un mythe, mais un mythe agissant : pas une illusion mais un modèle, dont on est conscient qu’il n’existe pas mais est à construire. Un symbole plus qu’un dieu ou une « loi » de l’Histoire, par exemple, constructions totalitaires qui s’imposent sous peine d’inquisition, d’excommunication et de rééducation ou d’élimination.

Le poète est utile : « Un peu de volupté et un peu d’ennui c’est ce qu’il y eut encore de meilleur dans leurs méditations ». Il est vain comme la mer et paon comme elle. Qu’importe par exemple au buffle laid et coléreux « la beauté de la mer et la splendeur du paon ! » Le buffle, symbole de l’animal terre à terre, vit et veut vivre encore plus, être plus fort et plus vivant, se reproduire et vivre jusqu’au bout. Le reste est vanité de poète, pas la vie même en sa réalité.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Le grand alibi d’Alfred Hitchcock

Tout est théâtre, même le meurtre. En flash-back, Jonathan Cooper (Richard Todd) raconte avoir reçu l’actrice Charlotte Inwood (Marlene Dietrich) qu’il admire et qu’il aime, un soir qu’elle survient affolée. Son mari a été tué – bien fait pour lui, ce violent – mais elle ne sait comment s’en sortir. Il lui conseille de faire comme si de rien n’était et d’aller jouer au théâtre dans le West End londonien, mais en changeant de robe, sa blanche étant tachée de sang. Lui ira chez elle en chercher une autre, une bleue. Mais il se fait repérer par la femme de ménage, revenue comme prévu, ce que la Inwood ne lui avait pas dit, et doit fuir la police qui, aussitôt le recherche. Ce pourquoi il se présente au domicile de sa petite amie Eve Gill (Jane Wyman), oie blanche qui rêve d’être actrice. Elle est amoureuse du garçon et, lorsqu’il lui raconte ainsi sa mésaventure, elle voit bien qu’il est amoureux d’une autre qu’elle mais veut quand même l’aider, par fidélité de camarade. Elle le mène en voiture jusqu’à la côte où son père – séparé de sa mère – possède une maison et un bateau.

Sauf que tout est théâtre, illusion, mensonge. Le récit est faux, le garçon menteur et l’amour incertain. Seul le crime est certains. Eve ne sait plus si elle aime Jonathan ; Charlotte Inwood sait qu’elle n’aime personne qu’elle-même mais fait croire à tout le monde qu’ils lui sont indispensables ; Jonathan ne sait pas se maîtriser lorsqu’il est en colère et danse sur la corde raide des apparences tout en rêvant d’aimer.

Sur ce fil conducteur, l’intrigue avance cahin-caha, entre cabaret berlinois et vaudeville à la Rouletabille. Eve se mue en détective amateur pour infiltrer la chanteuse veuve et voir ce qu’elle peut faire pour Jonathan qui ne l’aime pas et se laisse sortir de son mauvais pas comme un petit garçon. En même temps, l’amoureuse lie connaissance avec le détective inspecteur chargé de l’enquête, un Wilfred Smith (Michael Wilding) bien pâle qui se contente d’observer l’activité des insectes qu’il traque. Il regarde avec amusement Eve se démener et se fourvoyer avant de tirer les marrons du feu avec le père de la jeune fille, le commodore Gill (Alastair Sim), fantasque et contrebandier à ses heures mais bien plus subtil que sa progéniture. Il faut dire qu’Eve tient aussi de sa mère, une poivrote de salon pas très futée (Sybil Thorndike), ce qui offre quelques belles tranches d’humour anglais sur ce qu’il est séant de croire ou pas. Quant à la star Inwood, elle est femelle, araigne et manipulatrice, sans jamais un sourire, plus préoccupée de son visage et de son corps que de tout autre chose. Elle fait valser les hommes et les méprise. Elle a voulu se débarrasser de son mari encombrant et y a réussi.

En bref, rien n’est jamais ce qu’il paraît, ni les gens directement ce qu’on croie. Hitchcock met en scène trois couples, l’un ancien, et parmi les jeunes l’un délétère et l’autre qu’on espère plus normal : Jonathan et Charlotte ne sont pas faits l’un pour l’autre, l’une manipule l’un qui accomplit malgré lui les basses besognes de l’autre sans y trouver son compte ; Eve et Wilfred sont plus naïfs, plus vrais, et formeront peut-être un couple au-delà des apparences, chacun formé justement à en juger, lui comme détective, elle comme actrice débutante. Le troisième couple, celui du père et de la mère d’Eve, est d’ancien régime : chacun aime son enfant mais ils ne peuvent plus vivre ensemble, l’une trop bourgeoise cancanière, l’autre trop aventurier.

La vie est un théâtre où l’on doit juger au-delà des apparences.

DVD Le grand alibi (Stage Fright), Alfred Hitchcock, 1950, avec Jane Wyman, Marlene Dietrich, Michael Wilding, Richard Todd, Alastair Sim, Warner Bros Entertainment France 2005, 1h45, €8,65

DVD Alfred Hitchcock – La Collection 6 Films : Le Grand alibi, Le Crime était presque parfait, La Loi du silence, La Mort aux trousses, L’Inconnu du Nord-Express, Le Faux coupable, Warner Bros Entertainment France, 10h27, €29,99

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Nietzsche contre l’immaculée connaissance

Zarathoustra voit se lever la lune et se dit qu’elle se prend pour le soleil. Mais elle est trop pâle et timide : elle ment avec sa pseudo-grossesse. Elle se contente d’effleurer la terre plutôt que de l’engrosser comme le soleil le fait. Par cette parabole, Nietzsche se moque des la religiosité de ceux qui croient à « l’immaculée connaissance », en référence à l’immaculée conception de la Vierge Marie. Comment peut-on engendrer la chair à partir de rien ? Seuls les gogos se soumettent à cette fausse vérité qui est – chez les chrétiens – le signe même de la foi. Il s’agit d’abolir sa raison et sa volonté pour adhérer de tout son cœur, d’obéir au Père sans discuter, ni réfléchir, ni vouloir.

Mais l’être humain n’est pas que de foi ni de raison : il est en trois étages intimement mêlés, comme Nietzsche n’a cessé de le répéter depuis toujours, dans la lignée des Antiques : les instincts qui induisent les passions qui meuvent l’esprit. La « volonté vers la puissance » est ce mouvement même du bas vers le haut et qui revient du haut en bas pour faire agir. L’esprit neutre, objectif, la « connaissance immaculée », ne sont que de vastes blagues, des infox d’intellos qui se prennent pour des clercs de religion.

« Vous aussi aimez la terre et tout ce qui est terrestre : je vous ai bien devinés ! – mais il y a dans votre amour de la honte et de la mauvaise conscience – vous ressemblez à la lune. On a persuadé à votre esprit de mépriser tout ce qui est terrestre, mais on n’a pas persuadé vos entrailles : or ne sont elles pas ce qu’il y a de plus fort en vous ? » L’esprit a honte de dépendre des entrailles qui lui paraissent vulgaires, trop charnelles, matérielles, lui qui se voudrait éthéré et proche de « Dieu ». Mais l’être humain est fait de chair, et donc à trois étages, pas à un seul. C’est un fait : il a été créé ainsi. Avoir « honte » de cela est une ineptie, cela devrait l’être même aux croyants.

Car la morale d’église trompe et égare en corrompant la foi pour une question de pouvoir sur les âmes, donc sur les corps. « Ce serait pour moi la chose la plus haute – ainsi se parle à lui même votre esprit mensonger – de regarder la vie sans convoitise et non pas comme un chien, la langue pendante. Être heureux dans la contemplation, avec la volonté morte, sans rapacité et sans désir égoïste – froid et couleur de cendres sur tout le corps, mais les yeux enivrés de lune. (…) Ainsi s’égare celui qui a été égaré. (…) Et voici ce que j’appelle l’immaculée connaissance de toutes choses : ne rien demander aux choses que de pouvoir s’étendre devant elles, comme un miroir aux yeux innombrables. » L’université laïque réagit comme une église lorsqu’elle prône la connaissance « pure », détachée de tout, neutre en méthode. Tout est préjugé, chacun parle depuis quelque part, avec une langue particulière, selon un point de vue. C’est l’objet de la méthode scientifique que de chercher à minimiser ces préjugés et déterminants du chercheur, ce pourquoi la connaissance avance avec essais et erreurs, comparaisons et validations croisées, « falsification » dit Karl Popper. « Ne rien demander aux choses », ce n’est pas faire de la recherche mais rester coi, béat devant la Création, sans volonté ni désirs. Une larve prête à obéir à tout et à passer sa vie inutile à ne rien faire.

Au contraire, le désir est innocent. Il vient des entrailles et entraîne la volonté – et cela est bénéfique aux vivants : c’est ainsi qu’ils survivent et étendent leur pouvoir sur les choses pour durer. Les immaculés connaissant ne connaissent rien de ce qui est vivant, de ce qui fait la vie même. Ils n’aiment « pas la terre comme des créateurs, comme des générateurs, joyeux de créer ! » Ils préfèrent les objets – chosifiés, indifférents – aux êtres vivants et qui passionnent. D’où les dérives scientistes du calcul qui négligent l’humain et le méprisent, des délires de la finance spéculative aux drones à intelligence artificielle qui cherchent à tuer leurs opérateurs parce qu’il mettent des bâtons dans les roues de la mission définie.

« Où y a-t il de l’innocence ? Là où il y a la volonté d’engendrer. Et celui qui veut créer ce qui le dépasse, celui là possède à mes yeux la volonté la plus pure. Où y a-t-il de la beauté ? Là où il faut que je veuille de toute ma volonté : où je veux aimer et disparaître, pour qu’une image ne reste pas qu’une simple image. Aimer et disparaître : ceci s’accorde depuis des éternités. Vouloir aimer, c’est aussi être prêt à la mort. » Il faut oser croire en soi-même pour créer, que ce soit un enfant, un objet ou une œuvre d’art. Croire en soi n’est pas croire en un « dieu » qui meut, mais en les trois étages qui composent l’humain, chair, cœur et cerveau, tous unis par la volonté d’agir, de faire pour vivre.

« Vous avez mis devant vous le masque d’un dieu, vous, les purs : votre affreux ver rampant s’est caché sous le masque d’un dieu. » Vous prétendez, vous faites croire, vous façonnez une image de vous-mêmes – ô hypocrites ! Vous n’existez pas, vous n’êtes que fumée, illusion, esbroufe. Il en est tant et tant de ces « auteurs », « chercheurs », « philosophes » et missionnaires de toutes causes qui ne sont rien que le masque qu’ils se sont créés pour se faire regarder en miroir – pas pour engendrer des choses nouvelles.

Là, Zarathoustra/Nietzsche se fait sensuel, car la connaissance est désir, pas seul esprit froid :

« Car déjà l’aurore monte, ardente – son amour pour la terre approche ! Tout amour de soleil est innocence et désir de créateur.

Regardez donc comme l’aurore passe, impatiente, sur la mer ! Ne sentez-vous pas la soif et la chaude haleine de son amour ?

Elle veut aspirer la mer et boire ses profondeurs : et le désir de la mer s’élève avec ses mille mamelles.

Car la mer veut être baisée et aspirée par le soleil altéré ; elle veut devenir air et hauteur et sentier de lumière, et lumière elle même !

En vérité, pareil au soleil, j’aime la vie et toutes les mers profondes.

Et ceci est pour moi la connaissance : tout ce qui est profond doit monter à ma hauteur.

Ainsi parlait Zarathoustra. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Les sages illustres sont des esclaves populaciers, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit ses anathèmes contre les fausses valeurs et les faux valeureux de son siècle et de son pays. Il s’en prend aux « sages illustres », réputés avoir de la sagesse et célébrés pour cela. Mais ces faux maîtres ne sont pas ce qu’ils paraissent : « Vous avez servi le peuple et la superstition du peuple, vous tous, sages illustres ! – mais vous n’avez pas servi la vérité. Et c’est précisément pourquoi l’on vous a vénérés ». Les faux sages agitent l’illusion qui plaît au peuple, pas la vérité toute nue ; il couvrent le vrai, trop douloureux, d’un voile pudique qui l’atténue ou le travestit.

Qui sont les « sages illustres » de Nietzsche ? Ceux de son temps avant tout, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, mais pas seulement. D’antiques « sages » n’en sont pas à ses yeux : Platon et son illusion du ciel des Idées, Jésus et son illusion d’autre monde et de valorisation de l’esclave. L’illusion d’un Dieu, de l’esprit détaché de la chair et de « l’âme » qui survit au corps, d’un au-delà, du sens de l’Histoire, de l’égalité réelle de tous les hommes, de la volonté générale, de la démagogie politique, du tyran qui sait tout. Il s’agit, encore et toujours de flatter la populace, son ressentiment contre tout ce qui la dépasse, d’aller dans son sens, de la caresser dans le sens du poil – de l’endormir.

« Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui habite les forêts », ou les déserts, ou les hautes montagnes, ou qui va loin sur la mer – enfin tous ces lieux où l’on est seul et où l’on peut se retrouver soi-même et penser soi, sans les parasites de la famille, du milieu et de la société. L’esprit libre sait que le peuple n’a pas raison mais préfère penser en meute, au degré zéro de la foule sentimentale et apeurée. « Car la vérité est là où est le peuple ! Malheur ! Malheur à celui qui cherche ! – ainsi a-t-on toujours parlé. » L’Église a ainsi dominé la pensée et lancé ses inquisiteurs contre tous les hérétiques, ceux qui ne pensaient pas comme le Dogme. Avant les communistes, armés de la bible de Marx qui expliquait le capital, l’économie et toute l’histoire par la domination. Avant les fascistes et nazis qui faisaient du Peuple un nouveau Dieu qui était resté sain, immuable, vrai contre les politiciens faux et corrompus. Oh, ne nous gaussons pas de ces arriérés, jusque dans les années 1950 l’Église catholique a vilipendé les recherches qui ne convenaient pas à leur décence, et les églises protestantes américaines ne cessent de renier encore aujourd’hui la rotondité de la Terre ou l’évolution des espèces. Quant au Peuple divinisé, tous les démagogues d’extrême-droite, de Trump à Poutine, en passant par Zemmour et tous les Le Pen, y croient et l’agitent pour se justifier. Voix de Dieu, voix du peuple, telle est l’inversion des valeurs.

Les faux sages ont « voulu donner raison à [leur] peuple dans sa vénération. (…) Endurants et rusés, pareils à l’âne, vous avez toujours intercédé en faveur du peuple. » Or vénérer n’est pas chercher la vérité. Celle-ci n’est pas une croyance mais une inlassable curiosité suivie d’expériences, d’essais et d’erreurs qui dérangent, mais avec une méthode qui permet de poser quelques lois de la nature qui permettent de mieux la comprendre. Lois révisables par l’avancée de la connaissance, mais cumulables comme la géométrie se cumule avec la gravitation, et celle-ci avec la relativité générale. Une recherche scientifique qui est comme la vie, en perpétuel devenir. Mais que peut vouloir « le peuple » de telles billevesées qui le dépassent ? Il veut ne pas être dérangé, il veut Dieu et la Croyance car c’est plus confortable, ça répond à tout, ça permet de rester au chaud dans « la communauté ».

« Véridique – c’est ainsi que j’appelle celui qui va dans les déserts sans Dieu, et qui a brisé son cœur vénérateur. » Le véridique n’est jamais satisfait, il n’étanche jamais sa soif, il ne se repose pas « car où il y a des oasis, il y a aussi des idoles » – le chercheur-professeur Raoult a cherché jusqu’à en être lassé et, imbu de lui-même, a sacrifié à une intuition personnelle, son idole, pour croire et faire croire que la chloroquine traitait le Covid qui n’était qu’une grippette. « Libre du bonheur des serfs, délivrée des dieux et des adorations, sans crainte et terrifiante, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique ». Si les derniers termes pouvaient s’appliquer au professeur Raoult, aucun des premiers ! Il adorait qu’on l’adule, il jouissait du bonheur de sa réputation, il avait besoin des médias et de la ville. « C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, en maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris – les bêtes de somme. » On pourrait en dire autant du caïman émérite Badiou à Normale Sup, et de tant d’autres sages du peuple ou gourous des intellos.

Nietzsche ne leur en veut pas mais ils restent pour lui toujours « des serviteurs et des êtres attelés », « grandis avec l’esprit et la vertu du peuple », donc incapables de s’élever. De bons serviteurs, fonctionnaires de la pensée de masse, mais pas chercheurs de vérité. Car on ne trouve que ce que l’on cherche, et si l’on cherche pas plus loin que le bout de son nez et qu’on reste dans l’opinion commune, on ne risque pas de découvrir grand-chose. Ce pourquoi Poincaré, qui avait les connaissances mathématiques suffisantes mais restait bien conventionnel, n’a rien vu de la relativité que le fantasque Einstein a découvert. Lui a su penser autrement, faire un pas de côté, explorer des voies non balisées. « Le peuple ne sait pas ce qu’est l’esprit ». Il cherche le confort, pas ce qui remet en cause et fait souffrir ; il cherche la croyance, toute faite, totale et collective, plutôt que de penser autrement, dans la solitude glacée hors du troupeau.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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La Soif du mal d’Orson Welles

Il s’agit du dernier film hollywoodien du grand et gros Orson Welles à son retour d’Europe après le maccarthysme – la période fasciste de l’Amérique entre 1950 et 1955 (la tentation crispée, déjà).

Nous sommes dans une zone interlope, aux États-Unis mais à la frontière mexicaine où des derricks monstrueux pompent encore languissamment les derniers restes de pétrole qui ont fait le boom de la région. Un couple américano-mexicain en voyage de noces déambule dans la ville le soir. Miguel « Mike » Vargas (Charlton Heston), haut-fonctionnaire des stups, et son épouse Susan (Janet Leigh), suivent sans le savoir une voiture de type péniche qui se dandine sur ses suspensions et dans laquelle le spectateur a pu voir un homme placer une bombe à retardement. Ce plan-séquence d’ouverture est célèbre dans l’histoire du cinéma et Welles a obtenu de faire remplacer la musique commerciale du producteur par les simples bruits de la rue : c’est plus réaliste et fait monter le suspense. On se demande quand la voiture va sauter et si le gentil couple aura le temps de se sauter avant le grand saut.

Et puis boum ! Mais on ne le voit pas, seulement les conséquences, les gens qui crient, les sirènes des secours, et le mâle Vargas qui prie sa trop fragile femelle Susan de rentrer à l’hôtel, et elle qui ne veut pas, s’attarde, manque de se faire écraser par un camion, se fait rattraper et aborder par un jeune latino en blouson de cuir noir (Valentin De Vargas). Elle le prend de haut, la péronnelle, appelant le jeune « Pancho », en femelle alpha du peuple alpha de la planète, puis elle renverse la vapeur parce qu’un inconnu lui parle en sa langue et pas en espagnol : elle doit suivre le jeune homme, elle le suit. Bêtement, car elle est gourde, comme la plupart des pétasses d’Hollywood à cette époque macho. C’est cela aujourd’hui qui met mal à l’aise. Sans être féministe outre mesure, cette façon de considérer les bonnes femmes comme des poupées sans cervelle à qui il faut souvent couper le son par un long baiser langoureux, montrant combien elles en veulent (et ne veulent que ça), les seins en obus, la croupe en violon – c’est désagréable.

Mais il ne se passe rien, la fille est emmenée sans la forcer dans une pièce où oncle Joe Grandi (Akim Tamiroff), le frère de celui qui a été arrêté pour trafic de drogue et que celui qui a sauté dans la voiture devait déférer à la Cour, lui délivre un message : dites à votre mari mexicain de laisser tomber les charges. Et c’est tout, vous êtes libre. Seul le neveu, le jeune en cuir, est un brin séduit par la belle carrosserie et irait bien voir sous le capot, quitte à vitrioler le mari pour le dégager. Ce qui rate, il est bête, mené par sa queue comme la fille par ses seins.

Le commissaire américain Hank Quinlan (Orson Welles) prend l’affaire en main, ou plutôt dans ses grosses pognes. Car il cogne, il n’a pas de temps à perdre, il a ses « intuitions ». Et pour habitude de fabriquer des preuves pour les prouver, de toutes façons les gens sont coupables, à eux de dire de quoi. Ce pourquoi il arrête Sanchez (Victor Millan), qui a le tort d’avoir un nom mexicain et qui était l’amant de la fille du sauté de la voiture ; il aurait eu intérêt à voir disparaître le vieux qui ne l’aimait pas pour que la fille ait le fric et lui avec. Mais Vargas, convié à suivre l’enquête en observateur, a fait tomber une boite à chaussures vide en se lavant les mains, la même boite où le commissaire Quinlan affirme qu’ont été retrouvés deux bâtons de dynamite, ceux qui restaient du vol attesté sur le chantier. Vargas comprend alors que Quinlan n’est pas un flic intègre mais plus qu’un ripoux, un tyran. Il n’aura de cesse que de chercher dans les archives de la police les pièces à conviction « trouvées » par Quinlan, puis à le piéger sur ce qu’il a fait par un micro caché. Comme tous les fascistes, le gros, parce qu’il est laid, veut avoir raison et imposer sa volonté. Il manipule alors les gens et les preuves en faveur du pouvoir, le sien et ceux qu’il sert : les partisans de l’Ordre, moral, civique et militaire.

Orson Welles règle ses comptes avec la période McCarthy et dénonce ce fascisme latent de l’État américain. La bombe à retardement est la métaphore d’un univers en vase clos, qui pourrit lentement sous la corruption de l’entre-soi et qui ne peut qu’exploser à la fin. Le roman d’où est tiré le film est Badge of Evil de Whit Masterson (en français La soif du mal) n’a aucun message politique, se contentant d’opposer flic pourri et flic vertueux. Orson Welles élève Hank Quinlan au rang symbolique de César, célèbre pour avoir vaincu les Gaulois truands et pacifié la frontière – et Miguel Vargas à la noblesse de son opposant shakespearien Brutus : l’abus de pouvoir ou la république. Référence au Jules César de Shakespeare, que Welles connaît bien. Vargas ne déclare-t-il pas fermement : « Notre travail est censé être dur. Le travail de la police n’est facile que dans un État policier » ? Tout est facile quand on décide de tout et manipule le monde au nom de ses préjugés ou du Complot (comme le fit McCarthy – et Staline, ou Poutine) ; beaucoup moins si l’on doit chercher et enquêter.

Les deux hommes sont doublés en creux par deux femmes qui les accompagnent dans leur vie : Susan (Janet Leigh) qui est le rêve hollywoodien lisse pour un Mexicain aspirant au progrès ; Tanya (Marlene Dietrich) qui est la tenancière immigrée d’un bar et qui lit dans les cartes, la déchéance des bas-fonds et des superstitions qui attirent le flic tyran désabusé. Le spectateur préfère sans conteste Vargas à Quinlan, mais Tanya à Susan – inversion des couples qui fait tension.

La célébrité du film tient moins à son intrigue, mince et peu cohérente, ou à ses personnages – un Charlton Heston sans relief à la moustache ridicule, un Orson Welles en gros soûlard écrasant – qu’à sa forme. Le plan d’ouverture est original et attise le suspense, les jeux d’ombres, les travellings, l’usage de la profondeur de champ depuis les fenêtres du motel, sur les couloirs kafkaïens des archives de la police, les contrastes exacerbés entre les blancs et les noirs, les décors plantureux, les maquillages exagérés dont Welles lui-même rendu énorme, le visage épaissi, exsudant, les yeux gonflés – un expressionnisme baroque outré.

Le réalisateur Orson Welles poursuit une quête impossible entre Vérités et mensonges (F for fake), le titre d’un documentaire qu’il réalisera en 1973 sur le cinéma comme art de l’illusion. La frontière américano-mexicaine en est le décor parfait où rien n’est blanc ou noir mais tout en gradations, dans une confusion de trafics, de niveau de vie, de mœurs, de races, de métissage généralisé.

DVD La Soif du mal (Touch of Evil), Orson Welles, 1958, avec Charlton Heston, Janet Leigh, Orson Welles, Joseph Calleia, Akim Tamiroff, Universal Pictures 2005, 1h46, €9,99

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La vanité misérable des vertueux selon Nietzsche

Un jour, Zarathoustra parle des vertueux. Il pourrait tonner, les vouer au gémonies, mais il parle bas, comme la beauté, car sa conviction est profonde : les vertueux sont faux, la preuve, « ils veulent encore être payés ! » Ils veulent être récompensés d’être vertueux, avoir le ciel faute de la terre, comme si la vertu n’était pas une attitude naturelle de la sagesse mais un effort discipliné et pénible qui demande juste rétribution. « Vous aimez votre vertu comme la mère aime son enfant ; mais quand donc entendit-on qu’une mère voulut être payée de son amour ? »

La récompense et le châtiment sont des mensonges, il n’existe pas de juge souverain ni d’au-delà compensateur, ni de justice immanente. Il faut vivre ici-bas et sans père éternel, il faut bâtir sa vie et se forger des principes de justice tout seul, sans endosser le costume prêt-à-porter d’un dogme ou d’un pouvoir. « Que votre vertu soit votre ‘moi’ et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau ».

Trop de « vertueux » ne sont que des illusionnistes pour les autres, et qui s’illusionnent face à eux-mêmes. Pour certains, « la vertu s’appelle une convulsion sous le coup de fouet », la jouissance de se faire mal, d’appeler le châtiment, pour se sentir humain. « Et il en est d’autres qui appellent vertu la paresse de leurs vices ». Et d’autres « leurs démons les attirent. Mais plus ils enfoncent, plus leur œil brille et plus leur désir se tend vers leur Dieu ». Ils ne s’aiment pas et tout ce qu’ils ne sont pas est pour eux l’idéal, le Dieu même. Et « d’autres qui s’avancent lourdement et en grinçant (…) c’est leur frein qu’ils appellent vertu » – se priver pour mériter, se charger de devoirs comme un chameau et s’en faire un mérite. Ou « d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte ; ils font leur tic-tac et veulent que l’on appelle ce tic-tac – vertu. » Les bonnes habitudes, la routine bien admise, les convenances respectées à la lettre, le petit travail vertueux, voilà ce qui serait méritant.

« Et d’autres sont fiers d’une parcelle de justice, et pour l’amour d’elle, ils blasphèment toutes choses : de sorte que le monde est noyé dans leur injustice. » Ce sont nos Mélenchon et nos écologistes et même nos féministes qui ne cessent d’éructer sur ce qui est, au nom d’une toute petite chose bonne qui devrait advenir. Mais leur vacarme fait que l’on ne retient que tout ce qui ne va pas, et non pas tout ce qui pourrait aller mieux. Quelle vertu est-ce là ? « Et quand ils disent : ‘je suis juste’, cela sonne toujours comme : ‘je suis vengé !’ ». La vengeance fait-elle partie de la vertu ? « Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres. »

Et la majorité ? Elle croupit dans son marécage et « au milieu des roseaux, dit : ‘vertu’ – c’est se tenir tranquille dans le marécage. » Pas de vague, « nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; et sur toutes choses nous partageons l’avis qu’on nous donne. » Surtout ne pas penser ! Ne pas s’exprimer ! Ne pas aller et venir à sa guise ! Ne pas objecter ni voter contre ! Toujours « être d’accord ». Cette lâcheté foncière est-elle une vertu ? « Et il en est d’autres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une sorte de geste. » Ce sont les politiciens théâtraux, les intellos qui posent, les bateleurs d’estrades et des plateaux de télé, ceux qui croient qu’afficher suffit à être vertueux. Mais ils ne sont qu’une image, pas une incarnation : « leur cœur ne sait rien de cela. » « D’autres qui croient qu’il est vertueux de dire : ‘la vertu est nécessaire’ ; mais au fond ils croient tout au plus que la police est nécessaire. » La vertu est pour les autres, pas pour soi ; il faut l’imposer à la société, pas la vivre. « Les uns veulent être édifiés et redressés et ils appellent cela de la vertu ; et d’autres veulent être renversés – et cela aussi ils l’appellent de la vertu. » Ils ne savent pas être eux-mêmes, ni se corriger par les exemples des sages ; ils sont trop mous, trop faibles, trop minables – ils ont besoin du fouet et du carcan.

« Que savez-vous de la vertu » vous qui n’avez que ce mot à la bouche mais rien dans les mains, rien dans le cœur, rien dans le tête ? « Que votre ‘moi’ soit dans l’action comme la mère est dans l’enfant : que ceci soit votre parole de vertu ! », conseille Zarathoustra. Elle est faite chair, la vertu, elle est cœur agissant et esprit tourné vers le bien, pas singeries ni précautions. La vertu se bâtit par les exemples et se vit en chacun ; elle n’est pas une suite de commandements ni une morale imposée à coup de fouet – comme jadis dans les collèges. La vertu est celle d’un Montaigne qui la vit, pas celle d’un indigné qui se contente de l’afficher.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Préparer la guerre…

Le « si vis pacem, para bellum » de nos cours de latin est un adage romain qui reste d’actualité. Pour avoir la paix, il FAUT préparer la guerre. Oh, certes ! Les belles âmes répéteront à l’envi qu’il suffit de proposer une arme pour que l’on s’en serve et que donner des pistolets aux petits garçons les amènent, une fois grands, à s’en servir. Rien de plus faux. De même que j’ai imité mon grand-père à 6 ans en fumant des cigarettes de carton, je ne suis pas devenu fumeur ; de même que j’ai joué au cow-boy et aux indiens, au gendarme et au voleur avec mes copains avant 10 ans, je ne suis pas devenu raciste, ni délinquant ; de même que j’ai effectué mon service militaire avec de vraies armes létales, je ne suis pas devenu tueur. Il est temps que les « belles âmes » ferment leurs gueules.

Tout est venu, dans ma génération, de l’explosion hormonale, sentimentale et amorale de 1968. Je garde une nostalgie pour cette époque de libération tous azimuts qui a apporté beaucoup d’air frais à une société française restée cléricale, patriarcale et autoritaire jusqu’au milieu des années 1960 encore, dans la lignée des paysans qui faisaient la majorité de la population. Mais je suis lucide. Si, à l’époque, il fallait déclarer la guerre à la guerre, militer pour la paix au Vietnam, brailler contre l’extension du camp militaire du Larzac au détriment de bonnes terres à cultiver ou à paître, « la paix » n’est pas une fin en soi. Elle se construit. Seuls les Allemands trop gras et trop flemmards de la gauche gâtée préféraient « être plutôt rouges que morts » – pas les Hongrois en 1956, ni les Tchèques en 1968, ni les Polonais en 1982, encore moins les Ukrainiens en 2022.

Pour ne pas être menacé, mieux vaut être fort. Cela ne signifie pas qu’il faut user de sa force, mais au moins la montrer. Je ne connais aucun gamin sportif et costaud qui soit harcelé par ses camarades. Seuls les faibles et les timorés le sont, surtout ceux qui ont une vulnérabilité particulière, comme des désirs sexuels différents ou un handicap physique appelant à la moquerie. On dit même que dans les banlieues, les bons élèves sont traités de bouffons parce qu’ils réussissent dans le système alors que la majorité n’y pense même pas.

Si nous reportons ce comportement scolaire aux relations internationales, être fort signifie avoir la puissance économique, le statut moral et la force militaire nécessaire pour se faire respecter. J’y ajoute les alliances, cruciales dans ce monde qui se globalise et où émergent de gros blocs. L’erreur, à mon avis, de la Russie et de son dirigeant tyrannique Poutine, est de s’isoler de l’Occident tout entier. En croyant bêtement que s’associer à la Chine ou à l’Iran, pays dictatoriaux et parias, suffira à préserver la civilisation orthodoxe, c’est avoir une courte vue et ne pas mesurer que la démographie elle-même est une puissance. Que va donc peser une Russie de moins de 150 millions d’habitants d’ici 30 ans face à une Chine qui en comprend dix fois plus et un Iran ou une Turquie qui l’auront presque rejoint ? Quand on ne peut être fort tout seul, mieux vaut être fort à plusieurs.

C’est pourquoi l’alliance atlantique appelée Otan est une force complémentaire à l’alliance économique appelée Union européenne. Ne rêvons pas trop sur l’alliance politique, ce n’est pas demain qu’elle se fera, sauf si une guerre ouverte contre une civilisation concurrente venait à nous souder brusquement. Ce qui n’est pas impossible au vu de cette dernière année.

Pour le moment, l’agression sans préavis d’un pays pacifique par un pays tyran, sur le territoire européen même, incite la France et tous les Français à réviser leur façon de voir. Tout d’abord, il n’y a pas de « dividende de la paix ». C’est une illusion confortable, entretenue à dessein par la propagande communiste hier et poutinienne ou chinoise aujourd’hui. Ces civilisations ne sont clairement pas les nôtres et elles ne désirent nullement converger vers un « universel » dont on s’aperçoit qu’il n’est qu’un idéalisme occidental. Un jour peut-être, la Terre sera une seule planète et les croyances comme les mœurs entreront dans une seule grande civilisation. Mais nous en sommes encore très loin !

Le réalisme oblige donc à être lucide sur nos forces et sur nos faiblesses. Pour la France, notre force est tout d’abord nucléaire. Voulue par le général De Gaulle, dans une prescience de génie qui n’appartient qu’à lui, cet instrument de la puissance montre à la fois l’inventivité technologique de nos ingénieurs et la volonté politique de nos dirigeants de garder un certain rang international, malgré notre taille moyenne et notre économie qui se rétrécit.

Car notre faiblesse est avant tout dans l’économie. Si l’État a formé ce pays composite que l’on appelle la France, l’Administration proliférante durant des décennies a stérilisé son initiative et inhibée ses investissements : où sont les fonds de pension à la française ? le fonds souverain sur l’exemple de la Norvège ? Tout est plus cher en France, à commencer par les taxes et les impôts, la TVA au taquet, les procédures et réglementations tatillonnes. La start-up qui a élaboré un vaccin contre le Covid n’a pas obtenu de financement en France et a dû s’exiler en Angleterre. Déjà hier, l’invention du Minitel, très en avance, n’a pas accouché de l’Internet, qui s’est fait aux États-Unis grâce au financement de l’armée. Et tout est à l’avenant. Ce ne sont que lobbies protectionnistes, parlementaires incompétents, agents du trésor inventifs, et pression constante de la morale de gauche pour toujours plus dépenser pour le « social » et toujours moins investir dans l’industrie.

La guerre en Ukraine nous montre que toute armée doit être prête avec assez de matériel et un entraînement qui convient, mais que cela ne suffit pas. Le moral de la nation est primordial pour résister à l’envahisseur, mais les capacités de production et les moyens d’acheter des munitions ou des matériels nécessaires à l’extérieur sont aussi importants. Plus encore, la capacité d’initiative est le maître mot. Il faut de l’agilité au soldat sur le terrain pour comprendre la manœuvre de l’ennemi et des sous-officiers pour la contrer, il faut de l’agilité à l’arrière pour assurer la logistique nécessaire, il faut de l’agilité diplomatique pour s’assurer les alliances vitales. Le président Zelensky fait cela très bien alors que le tyran Poutine se repose sur ses lauriers de lieutenant-colonel d’un service annexe. L’agilité est loin d’être le maître mot de la Russie d’aujourd’hui, après celle de l’Union soviétique hier. Tout est contrôlé d’en haut et le « plan » ne permet pas de réagir sans retard à ce qui survient à la base.

Pour nous, la défense consiste tout d’abord dans le nucléaire, ensuite dans l’OTAN, troisièmement dans la force de résilience et d’attaque de nos réseaux d’information, et seulement enfin dans les réserves en hommes et en matériel d’une guerre classique.

Pour cela, si nous avons des avions, il nous manque des drones. Les avions ont montré qu’ils étaient vulnérables aux moyens de défense antiaériens puisque la Russie en a perdu beaucoup dans cette guerre depuis un an, alors que les drones sont peu chers, opérationnels depuis la base, et très utiles aux commandements sur le terrain.

Il nous reste également à programmer des lois de Défense qui soit suffisamment durables pour assurer aux entreprises de l’armement une visibilité, et relocaliser certaines productions vitales comme celle des poudres.

Mais aussi encourager la formation de main-d’œuvre technique spécialisée dans l’industrie comme dans les télécommunications et l’informatique, sans oublier l’organisation sanitaire pour traiter les blessés du terrain comme ceux de l’arrière, qui seront inévitables en cas de guerre ouverte.

Plus que jamais, si tu veux la paix, prépare la guerre ! Un programme complet qui ne mobilise pas que l’armée mais jusqu’aux entreprises et aux citoyens. La clownerie du parlementarisme saisi par la gauche à l’Assemblée déconsidère non seulement les guignols députés de la Nupes, mais le régime parlementaire tout entier. Comme disaient les vieux après 14-18, « il leur faudrait une bonne guerre ».

Pour notre malheur, elle vient !

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Erich Segal, Un homme, une femme, un enfant

Erich Segal écrivait à 40 ans, à la fin des années 70 où n’existaient pas encore les séries télé, des bluettes familiales qui en disent long sur son pays, les États-Unis, et son époque, pré-Reagan. Love Story est la plus célèbre, issue du cinéma et publiée en roman. Aujourd’hui, on ne lit plus chez les Yankees, on regarce la télé. Segal est décédé à 72 ans en 2010, d’une crise du coeur.

Bob, un brillant professeur en statistiques du MIT à Boston est marié à Sheila, une brillante jeune femme éditrice à la Harvard University Press ; ils ont deux filles, Jessica en préadolescence déjà rebelle à 12 ans (classique) et Paula, 9 ans, qui adore sa famille et son père. Un couple idéal, égalitaire, où chacun travaille, et qui s’entend bien depuis vingt ans qu’ils sont mariés. Ce serait évidemment trop beau si cela durait – et ne ferait pas un roman pour Soccer Moms.

Survient donc « la catastrophe » sous les traits d’un garçon français de 10 ans, Jean-Claude, dont Bob apprend par téléphone qu’il est le père ! Il avait en effet « fauté », une seule nuit après s’être fait tabasser par les flics en 68 et dîné arrosé, avec une jeune doctoresse de Montpellier qui habitait Sète. Elle ne voulait que le plaisir, surtout pas le mariage, mais peut-être un enfant avec qui lui plairait ; lui était déjà marié, sa femme enceinte de Paula, il était venu à un colloque où il devait faire une présentation. Tout l’écart entre les nouvelles mœurs induites par mai 68 en France et la rigidité moralisatrice des Yankees restés puritains malgré le mouvement hippie.

Mais la doctoresse est morte, accident de voiture, et le petit garçon issu de leur union se retrouve orphelin et sans famille. Bob ignorait l’enfant, sa mère ne le lui avait pas dit. Lorsque l’ancien maire de Sète l’appelle aux États-Unis, il tombe des nues. C’est tout l’équilibre de son couple qui vacille.

« Le couple » est en effet un idéal yankee, voulu par Dieu et gravé dans la Bible, même si la croyance n’est pas le fort de Bob ni de Sheila. Celle-ci, en épouse « trahie », est très en colère et déteste d’emblée l’enfant qui n’est pas d’elle, surtout « un fils » – que chaque père est censé désirer plus que tout. Nous sommes dans les clichés, les pires, véhiculés à l’envie par le soft power hollywoodien. Le petit garçon est innocent ; son père biologique ignorait jusqu’à son existence. Pourquoi l’épouse fait-elle tout un foin à ce sujet ? Au point de désirer rompre leur famille jusqu’ici unie, dans une radicalité suicidaire. Elle est même tentée par un universitaire qui écrit dans sa maison d’édition et qu’elle aide à corriger les livres pour une réédition actualisée. Elle connaît donc le coup d’un soir, passade du désir sans lendemain pour la relation durable.

Mais c’est que « la vérité » et « le mensonge », la « fidélité éternelle » et « le mariage jusqu’au bout » sont des mythes yankees très vivaces, comme en témoignent encore ces cadenas stupides accrochés au-dessus de la Seine et dont on jette la clé à l’eau pour symboliser le lien éternel… qui ne durera que six mois ou six ans. La vérité fait mal parce qu’elle brise l’illusion. Au point de la dénier pour garder en soi le rêve. C’est ainsi que Sheila n’accepte que du bout des lèvres que Jean-Claude vienne passer son deuil « pour un mois seulement » aux États-Unis ; et que Bob la dénie aussi en n’avouant pas à Jean-Claude qu’il est son père.

Évidemment, le « secret » fait long feu. Bob ne résiste pas à la « libération » d’en parler à son meilleur ami, lequel s’empresse de le balancer à sa femme pour se faire mousser, ce que le fils de 13 ans Davey entend en écoutant aux portes, et s’empresse de raconter à Jessica pour se faire mousser… Ce qui met les filles en rage et leur mère en ébullition, Bob en porte-à-faux. Jean-Claude, à peine arrivé, doit partir, il n’a « pas sa place » dans le couple uni, sa vérité est niée au profit de l’illusion idéaliste.

Il y aura bien-sûr rebondissement, sinon nous ne serions pas en bluette familiale. Jean-Claude à 9 ans mettra en échec Davey, le Tarzan (dixit son père) de 13 ans au foot, habitué depuis l’enfance à taper le ballon dans le sud de la France ; les filles s’attacheront à lui, surtout Paula parce qu’il est de son âge ; Sheila mettra de l’eau dans son vin et considérera qu’il « est mignon » et qu’on ne peut l’abandonner comme un chiot au bord de la route. Jean-Claude apprend qui est son père, l’admire et n’ose l’aimer ; il sent bien qu’il est un intrus dans cette famille et dans ce pays. Après une péritonite grave, il se remet en famille, mais décide de ne pas rester. Pour être fidèle à sa mère qui voulait lui voir intégrer la pension des Roches à la rentrée prochaine. Pour bien marquer qu’il ne demande rien à ce père qui ne le connaît pas, ni à cette famille xénophobe qui l’a d’emblée rejeté. Il a révélé la famille à elle-même et chacun à soi – et ce n’est pas ni très joli, ni vraiment chrétien, mais tellement américain…

Erich Segal, Un homme, une femme, un enfant (Man, Woman and Child), 1980, J’ai lu 1982, 221 pages, €

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Bellissima de Lucino Visconti

Après-guerre, après fascisme, l’Italie se reconstruit. Les pauvres rêvent, les Romains d’autant plus que Rome est la capitale du pays et le phare du monde chrétien. Mais la nouvelle religion s’appelle cinéma. Il est la modernité, le monde en noir et blanc, les héros de pellicule. L’infirmière Maddalena Cecconi (Anna Magnani) s’échine à piquer les diabétiques et autres malades obèses de la ville pour gagner de l’argent. Elle a péniblement économisé sur son livret d’épargne, tandis que son mari rêve de faire construire sa maison à lui. En attendant, ils habitent un immeuble à bas loyers, empli de matrones grosses comme des baleines et criaillant comme une horde de pies. La Cecconi n’est pas la moindre à couper la parole et à imposer sa plantureuse façon.

Mais elle veut s’en sortir et rêve que sa fille unique de 7 ans, Maria (Tina Apicella) ne soit pas comme elle obligée de trimer pour le ménage et d’être battue par son mari irascible. Cinecittà, dans Rome, demande des figurantes de son âge. Comme plusieurs centaines d’autres mamas, elle se précipite pour proposer sa fille. Elle commence par la perdre dans le dédale, la gamine se moquant de faire du cinéma ; elle est trop petite pour affabuler. Lorsqu’elle la retrouve, elle est abordée par un fringuant jeune homme, Annovazzi, qui fait partie de l’équipe du réalisateur (Walter Chiari). C’est là sa chance, elle n’est plus anonyme mais « connaît quelqu’un ». Tout se passe au piston en Italie.

Sauf que le cinéma est un miroir aux alouettes. N’entre pas qui veut, il faut être élu, comme pour la Terre promise. La fillette doit prendre des leçons de diction car elle articule mal et zozote ; prendre des leçons de danse et de maintien car elle ne sait pas se tenir et une scène du film sera dansée ; changer sa coiffure, les nattes popu n’entrant pas dans le scénario ; se vêtir en petit rat d’opéra et non plus en robe d’été ; faire faire des photos par un professionnel pour le dossier. Il faut tout cela avant même de tourner le bout d’essai, à condition d’y être admise.

Le jeune homme donne le marché : elle sera pistonnée pour le bout d’essai si elle couche ou si elle paye « pour les frais ». La Cecconi donne 50 000 lires, laborieusement accumulées sur son livret, l’équivalent des charges que le couple doit payer prochainement. Elle se fait entuber, même si ce n’est pas au sens physique, car l’argent va direct dans la poche du jeune – qui achète avec une Lambretta, un scooter d’occasion. Son piston n’est que fumée, même si le bout d’essai est tourné. Déjà la scène avec le coiffeur « indispensable » tourne à la farce, le merlan déléguant un sous-fifre pour couper les pointes de la petite et faire un rinçage, lequel sous-fifre délègue à un gamin apprenti le soin de le faire – ce qui aboutit à couper les nattes et à la coiffer en garçon ! Pendant ce temps, Annovazzi entraîne la mère au parc pour la draguer.

Il n’y réussira pas, la Cecconi ayant la tête sur les épaules et les pieds sur terre. Elle rêve d’élever socialement sa fille, mais pas au prix de son honneur. Le bout d’essai tourné, la monteuse indiquée par le jeune homme (qui dit tout cru sa désillusion du cinéma), la parlote affective pour voir le bout de film, font que la mère est derrière le projecteur lorsque les essais sont présentés à l’équipe de réalisation. Maria paraît toute petite face aux autres, plus godiche avec sa frange ; elle ne parvient même pas à souffler les bougies qu’elle doit, ni à réciter son poème pourtant appris par cœur. Elle pleure, comme un bébé. L’aréopage masculin s’esclaffe, sans pitié pour la faiblesse enfantine et femelle.

Cette fois la mère s’insurge. C’en est assez de se moquer du monde ! Son honneur de femme est en jeu, tout comme celui de sa fillette, qui n’est pour rien dans les simagrées qu’on lui demande. Elle déboule dans la salle et dit son fait au célèbre réalisateur Alessandro Blasetti (joué par lui-même) et à ses sbires avant d’être expulsée. Mais le producteur se demande si tous ces essais pour trouver la candidate idéale n’est pas une perte d’argent ; il pense se retirer. Le réalisateur demande alors à revoir les bouts d’essai et… c’est finalement Maria qui est choisie ! Elle est touchante et sincère, pas une chienne de cirque comme beaucoup d’autres. Annovazzi, qui vient d’être viré pour avoir proposé une candidate aussi ridicule, est rappelé. On lui demande de foncer au domicile des Cecconi – sur sa Lambretta – et de faire signer le contrat.

La mère et la fille sont rentrées à pied, Maria s’est endormie, ne comprenant rien à tout ce qu’on lui demande. C’est vrai qu’elle est godiche au fond, l’innocente, le spectateur s’en rend compte ; son père tonitruant et sa mère qui parle tout le temps et s’agite occupent toute la place. Elle n’existe pas par elle-même, seulement comme objet social dans sa famille. Le mari Spartaco (Gastone Renzelli) attend dans la cuisine avec le contrat et les délégués du réalisateur. Arrive enfin Maddalena, portant Maria dans ses bras comme une Vierge de piéta. C’est 250 000 lires tout de suite, puis 250 000 la semaine prochaine, en tout 2 millions si elle signe. Maria fera son cinéma. Toute la bande de grosses mamas de l’immeuble attend le verdict, alléchée et caquetant comme un chœur antique.

Mais la Ceccaldi, qui en a rêvé, a trimé pour cela, s’est fait escroquer et moquer, se rebelle. C’est NON ! Pas de contrat, pas de cinéma, pas de starlette dressée selon les normes. Le couple a fait Maria pour qu’elle soit bien en famille. Ne pétons pas plus haut que notre cul s’il faut faire semblant d’être une autre. Le monde artificiel du cinéma est trop éloigné humainement du monde réaliste des grands ensembles populaires. L’unité de la famille prime sur le succès individualiste, les valeurs traditionnelles sur les paillettes éphémères. Cinecittà met des illusions dans la tête des mères et des filles, faisant croire que l’on peut arriver sans prostituer son corps, ses habitudes, son image. Il n’en est rien : en ces années cinquante, le cinéma reste un monde d’hommes qui réalisent, régi par des financiers qui produisent ; les femmes n’en sont que les ustensiles pour susciter le désir. Autour de lui gravite une industrie parasite de rabatteurs, dialoguistes, monteurs, coiffeurs, modistes, photographes, donneuses de cours d’art dramatique ou de maintien. Les actrices sont prises parce qu’elles conviennent à un moment, comme le révèle la monteuse, puis jetées sans pitié une fois usagées – après avoir laissé son travail, son fiancé, sa famille.

Visconti en fait un mélodrame comique plutôt qu’une tragédie, avec happy end. Mais aussi un révélateur social qui n’a pas fini d’agir, la télé-réalité et les concours de starlettes continuant d’empoisonner les esprits par le rêve d’obtenir son quart d’heure de célébrité.

DVD Bellissima, Lucino Visconti, 1951, avec Avec Anna Magnani, Walter Chiari, Tina Apicella, Alessandro Blasetti, Films sans frontières 2011, 1h50, €15.00

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Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur

Un court essai philosophique sur le bonheur, écrit de manière très accessible avec nombre d’exemples pris dans l’actualité, la littérature, le cinéma. Trois parties ponctuent l’ouvrage : 1. Le malheur, 2. L’heur, 3. Le bonheur. L’heur est un terme qui veut dire « chance ». Il peut être mauvais (malheur) ou bon (bonheur). L’heur, du latin augurium (présage), est ce qui nous arrive, à nous de le considérer positivement ou négativement.

Car – et c’est là le message du livre –  » l’intelligence consiste à anticiper les événements qui vont t’arriver, non à les ignorer. Dans le premier cas, ta tristesse est moindre puisque tu avais prévu l’événement ; dans le second cas, ta tristesse est renforcée par ta naïveté te faisant croire que cela aurait dû ne pas se produire et par ta mauvaise foi affirmant, pour mieux te mentir à toi-même, que ce qui t’arrive est une injustice. » Autrement dit, il ne sert à rien de se prendre la tête pour ce qui nous arrive, si l’on n’y peut rien. C’est au contraire s’enfoncer dans le malheur que d’adopter le statut (à la mode) de victime. Il s’agit plutôt de rester positif et de poursuivre sa vie en acceptant ce qui s’est passé comme un fait auquel on ne peut rien changer.

Vaste programme pour les mentalités effrayées, panurgiques et limitées de nos contemporains !

Le malheur vient de ne pas accepter le réel et de s’illusionner sur le « comme si » d’une Justice immanente. « Osons cette hypothèse : la manie de l’être humain post-moderne de se vivre comme un Ego n’est-elle pas responsable de son malheur ? » La réponse est OUI.

La faute en est, outre aux personnalités affaiblies par l’éducation indigente, la mode inepte et les soucis quotidiens, aux faux espoirs fournis par la science et par la technique depuis le XIXe siècle.  » La science mit l’humanité en confiance : elle produisit régulièrement de nouvelles découvertes et développa des applications techniques modifiant le quotidien de l’être humain ». D’où l’utopie du transhumanisme et la cryogénisation des corps au cas où. Mais toute découverte a son revers car nous ne serons JAMAIS dans un monde parfait, ce Paradis des mythes du Livre. L’énergie nucléaire a fourni de l’électricité plutôt propre et pas chère – mais aussi des bombes, des accidents et des déchets. La médecine a accru l’espérance de vie – mais aussi les années de vie dépendante, indignes et souffrantes (d’autant que le droit de mourir volontairement n’est toujours pas accordé en France aux personnes conscientes qui en manifestent la volonté, sur l’inertie des interdits catholiques !). Notons que l’auteur cède à cette confusion courante entre « espérance de vie » (à la naissance) et durée de vie moyenne ! Contrairement au mythe, les hommes préhistoriques ne mouraient guère plus jeunes qu’il y a un siècle ! Seuls les progrès de la médecine depuis quelques décennies ont amélioré la fin de vie et fait reculer les décès des bébés ou des femmes en couche.

« Ce qui est bizarre chez les citoyens actuels ne vient pas du progrès de leur espérance de vie : il provient de leur angoisse de mourir ». Plus la science et la médecine reculent l’âge probable du décès, plus l’angoisse croît, ce qui ne fait pas le bonheur des gens. D’où probablement cette crispation sur « l’âge de la retraite » que le gouvernement voudrait (rationnellement) augmenter, à l’image des pays voisins, mais que les salariés refusent (irrationnellement), par crainte de ne pouvoir « en profiter ». Cette « angoisse de la mort est bien plus forte que lorsque les religions régnaient et nourrissaient les âmes », note avec raison l’auteur. Comme s’il fallait « croire » pour mieux vivre, en méthode Coué pour l’élan vital. Après tout, il existe bien un effet placebo des l’homéopathie et des « miracles » de Lourdes…

Mais les humains (des trois sexes +) sont peu armés pour la logique. « Lorsque tu fondes la mort de ton enfant ou de ton conjoint sur la maladie, tu cherches une cause à la mort, voire un responsable ; tu refuses au fond d’être toi-même res-ponsable, c’est-à-dire capable de répondre de la mort de ce proche. Attention : être responsable ne veut nullement dire « coupable ». La responsabilité signifie ici que tu comprends et acceptes les événements qui arrivent parce que tu les as anticipés. Tu réponds donc des événements avant qu’ils arrivent et, lorsqu’ils arrivent, tu les accueilles. «  Trouver une cause, un coupable, mandater un bouc émissaire de tous les péchés, est un réflexe atavique – mais inutile et vain. Condamner un « méchant » ne fera pas revenir l’assassiné, ni accuser « le gouvernement » de ne pas vacciner, puis de trop vacciner, puis d’obliger à la vaccination lors d’une pandémie sur laquelle personne ne sait grand-chose. C’est se défouler pour se faire plaisir, et se dédouaner de ses propres responsabilités.

« Le mal est un « possible » et non une exception. En considérant cet acte criminel comme une exception, la victime se trompe logiquement : elle prend ce qui arrive comme une anomalie. Or le vol, le viol et le crime sont aussi normaux que l’accident, la maladie et la mort de vieillesse. En les déclarant normaux, ces événements ne sont nullement valorisés : ils sont seulement considérés comme des réalités que nous devons anticiper. » La norme veut dire que cela arrive souvent. Le malheur est culturel : notre société moderne refuse la mort, l’accident, le viol et les ennuis, tout simplement parce que la mathématisation du monde des savants et des technocrates lui a assuré que tout était calculable, donc prévisible, donc évitable. Mais le malheur survient et « la douleur morale n’est pas une souffrance dans la mesure où elle ne provient pas du corps, mais de l’âme : elle est l’effet de notre imagination qui considère qu’un événement aurait dû ne pas arriver. »

Dès lors, écrit l’auteur sagement, « pour essayer de ramener les citoyens dans la réalité, il convient de distinguer le méchant et le malheur. Le premier pratique le mal et finit, la plupart du temps, beaucoup plus mal qu’il a commencé. Le second, en revanche, n’est pas une réalité : il est une interprétation de ce qui nous arrive et dont nous attribuons la responsabilité à un méchant ou à la nature. »

Si le livre n’en parle pas (pour ne pas fâcher les élèves dans l’Education nationale et les classes du prof ?), le terrorisme est ici clairement visé. Il profite de l’interprétation que les Occidentaux font de ce qui leur arrive, il veut les sidérer, les angoisser – en bref les terroriser pour mieux imposer sa loi arbitraire et étroitement religieuse. Mais, « si le méchant réalise que nous sommes au-dessus de ce qu’il a fait, il ne comprendra bien sûr pas notre force, mais il finira par constater sa faiblesse face à l’indifférence que nous éprouvons pour lui.  » Survivre et poursuivre dans nos pratiques, nos coutumes et nos valeurs est le meilleur antidote au terrorisme (sans parler bien-sûr de la traque policière et des représailles militaires si besoin est).

Le sage accompagne la réalité avec intelligence. « Inversement, celui qui est rivé à ses désirs ne voit rien arriver et ignore, au fond, qui il est : il n’est ni un moi, ni un ça, ni un surmoi. Il est un non-sage. » Autrement dit étourdi ou crétin ; c’est-à-dire un fétu de paille au vent, qui se laisse ballotter par la mode, les dominants qui passent et les circonstances qui viennent. Donc un con – un connard ou une connasse pour suivre la pente genrée de l’auteur.

Contrairement aux croyances les mieux ancrées, ni l’amour, ni l’argent, ni la santé ne font le bonheur. L’amour est un mot-valise qui comprend le désir, l’affection, la tendresse, la charité ; seul le don permet le bonheur, mais ni l’envie, ni la jalousie, ni la possession, ni le fusionnel. Combien se sont suicidés par amour déçu ? L’argent révèle la nature humaine, cupidité et égoïsme – au cœur de sa famille, de son conjoint et de ses amis. « La générosité par l’argent n’a pas d’odeur et ne sent pas l’amour. » Combien se sont suicidés parce que la richesse éloigne des gens et ne « paye » pas l’amour ? « Pourquoi les riches ne sont pas mécaniquement heureux et les pauvres mécaniquement malheureux ? La réponse est bien sûr liée au bonheur qui découle de l’esprit, d’un équilibre intérieur de la personnalité, autrement dit d’une force de l’âme. Dès lors, si un riche est heureux, il doit son bonheur à sa richesse spirituelle, non à sa richesse matérielle. « 

Les apparences ne sont pas la réalité, pas plus que l’habit ne fait le moine. « Ce que tu prenais pour des biens – gloire, richesse et santé – ne sont que des préférables et qu’il est nécessaire que tu t’intéresses à la liberté si tu veux sortir de l’indifférence pour atteindre le Bonheur. « 

Le bonheur, justement. Citant le film Quatre mariages et un enterrement, l’auteur conclut : « Contrairement aux coups de foudre, le bonheur est à la fois capable de s’adapter au réel et de résister au temps et aux difficultés. «  Le bonheur n’est pas un but mais une récompense de ses actes.

Le désir est une excitation, une tension qu’il faut résoudre en la déchargeant. Il n’est pas un état de bonheur mais une libération du désir pour retrouver, le calme, l’équilibre ». « Les buts raisonnables et sensés que tu atteins génèrent du bonheur là où les buts irrationnels et excités engendrent plaisirs ponctuels et conséquences négatives ». Baiser ne fait pas plus le bonheur que devenir riche.

Les stoïciens avaient avancé dans la voie de la sagesse, Montaigne les a repris, et de nos jours entre autres André Comte-Sponville et Clément Rosset. « Marc-Aurèle était empereur, Sénèque était sénateur et Epictète était esclave. Mais ce qui les rendait heureux, tenait moins à leur situation sociale qu’à leur sagesse.  » Le stoïcisme, étudié jadis dans les classes, est aujourd’hui vulgarisé sous forme de bouddhisme à l’usage des bobos et bobotes dans les « stages » de méditation et de « développement personnel ».  Ils apprennent, avec l’exotisme du storytelling marketing de la sauce mercantile yankee, ce qu’est le bonheur acheté en kit. Selon l’auteur, qui ne les cite pas, « il y a dans la liberté (stoïcienne) une capacité à anticiper les événements te permettant de les accueillir sans pour autant penser que tu en serais la cause. Lect-rice/eur, tu sculptes ta liberté en mettant en œuvre ton pouvoir d’accepter ce qui arrive. «  A noter l’écriture inclusive adoptée sans raison par Emmanuel Jaffelin ; elle est très agaçante à l’usage, n’apporte absolument RIEN au propos et ne montre aucun respect pour le lecteur dont elle limite les sexes à deux seulement ! C’est une fausse galanterie qui gêne l’œil pour obéir à une passion passive – celle de la mode – et se soumettre à une colonisation – celle des Etats-Unis.

Chacun est déterminé par ses gènes, sa famille, son milieu, sa religion, son pays et sa race. Nul n’est libre, pas même le plus puissant ou le plus riche. Même Trump ou Poutine n’ont pas fait ce qu’ils ont voulu, pas plus qu’Hitler ou Mao. Mais il y a un domaine dans lequel le destin n’intervient pas : la pensée de chacun. Il s’agit de « positiver » ! Par exemple, à propos de la mort d’un proche : « tu t’ouvres à nouveau sur la réalité pour voir son immensité et son infinité afin de raisonner et te dire que la vie de la personne qui vient de mourir était un miracle puisque tu aurais pu ne jamais la connaître. »

Ni maître et possesseur de la nature, ni pure Volonté de réaliser l’Histoire, mais la fin de la démesure et de l’orgueil de Fils de Dieu. « La personne qui renonce à maîtriser le monde, accepte en revanche de se maîtriser elle-même, ce qui donne lieu à une sagesse. En suivant ce but – la sagesse, Sophia – le sage a pour récompense le bonheur  » – avis à ceux qui ont la prétention de « changer le monde » au lieu de le connaître. En général, ils aboutissent à des catastrophes…

Au fond, « trois moyens nourrissent la sagesse : d’abord bannir l’espérance (qui fait souffrir) ; ensuite, ne pas regretter le passé ; enfin vivre ici et maintenant. » C’est tout simple ! Cela veut dire bannir les illusions, qu’elles soient sur l’avenir ou le passé, et même au présent. « La vertu ne consiste donc pas à suivre un idéal hors du monde ou une réalité transcendante : elle est cette vue exacte que la raison a de la nature et de nous-mêmes.  » La nature n’est pas celle des écolos mais le cosmos lui-même et son ordre, dont les mathématiques les plus poussées ne nous donnent encore qu’une vague idée. Cette nature « est une réalité dont nous ne sommes pas les maîtres, mais dont nous pouvons anticiper les phénomènes, non pour la transformer comme le fait superficiellement la technoscience, mais pour forger notre âme. » Sagement dit.

Mais qui touchera peu de monde, même s’il le faudrait : « dans la civilisation de l’égo, de l’égoïsme, de l’égotisme et du tout-à-l’égo qui caractérise notre civilisation au XXIe siècle, il est difficile d’expliquer à une personne que son MOI est une fiction et une invention de sa culture ». Je corrigerais en « sous »-culture, tant l’emprise de la mode et des mœurs anglosaxonnes imbibent les mentalités et les comportements, allant jusqu’à singer ce qui n’a rien à voir avec notre propre culture : Halloween, le puritanisme exacerbé, la haine entre hommes et femmes, la grande prosternation envers les cultures « dominées » et toutes les imbécilités à l’œuvre dans les universités américaines.

Un petit livre intelligent et sans jargon qui fait penser et dit sur le bonheur plus que des bibliothèques entières. Il remet les pendules à l’heure sur les mots, leur définition et ce qu’est véritablement le bonheur – qui ne résulte que de la sagesse.

Emmanuel Jaffelin, Célébrations du bonheur, 2020, Michel Lafon 2021, 176 pages, €12.00 e-book Kindle €9.99

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Tout vient du corps, dit Nietzsche

« L’âme » est un enfantillage, un moi détaché du corps – ce qui est biologiquement et physiquement inepte. Pas de corps sans âme – ou bien on est mort ; pas d’âme sans corps – car ce n’est qu’une croyance. Le corps est tout, début et fin en soi. Ce sont les « contempteurs du corps » – les chrétiens, les adeptes de toutes les religion du Livre, les ascétiques, les suicidaires, qui déclarent le corps impur et pourriture. Les humains sains, les êtres qui sont bien dans leur peau, ne se posent pas la question. Ils vivent et c’est ainsi.

« Celui qui est éveillé et conscient dit : ‘je suis corps tout entier et rien d’autre ; l’âme n’est qu’un mot désignant une parcelle du corps’ ». Une émanation du corps, une chair intelligente – qui n’est rien sans son support biologique. Ce que nous appelons « l’âme » est tout simplement le vital qui « anime » un corps de chair. Elle n’est pas lorsqu’il n’y a pas corps. Avions-nous donc une « âme » avant de naître ?

C’est l’esprit humain qui a distingué des morceaux dans le multiple de ce qu’il vit. « Le corps est une grande raison, une multitude univoque, une guerre et une paix, un troupeau et un berger », dit Nietzsche. La petite raison (ce que nous appelons raison) est un instrument de la grande raison qui est celle du corps animé. Même le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. « Ce que les sens éprouvent, ce que l’esprit reconnaît, n’a jamais de fin en soi [au sens de finalité]. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : telle est leur fatuité. » Ils ne sont qu’instruments et jouet du « soi ».

Le « soi » de Nietzsche est le corps tout entier, le corps vivant, animé d’un élan vital, tiré par un vouloir de « puissance », celle de survivre, de mieux vivre, et de déborder de vie. « Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. » La pensée qui est moi est issue du vital qui est soi, « un souffleur de ses idées ». Il n’est aucune pensée, aucun moi, sans la vie qui l’anime – et elle vient du corps, de la biologie, de la matière.

Nous faisons, dans notre orgueil de mortel qui voudrait s’égaler aux dieux (qui sont nos projections idéales), de notre petit moi une « âme » étincelle divine. Or nous ne sommes qu’une parcelle du grand tout qu’est l’univers. « Le corps créateur a créé pour lui-même l’esprit comme une main de sa volonté. » Et la sagesse antique reconnaît que l’homme sage est un esprit sain dans un corps sain, autrement dit les trois étages humains que distinguait Pascal hier comme les neurobiologistes aujourd’hui.

Ceux qui méprisent le corps méprisent la vie, le vivant, le vital. Ils préfèrent l’au-delà à l’ici-bas, la croyance au réel. Ils vivent dans l’illusion consolatrice d’un monde qui est pour eux souffrance. Mais il ne tient qu’à eux de ne plus souffrir. Quelle est leur volonté ? « Créer par-delà lui-même », répond Nietzsche. Créer la joie pour contrer la souffrance, entreprendre pour contrer la faim et le froid, chercher pour contrer l’ignorance… En bref avancer, s’élever, se transformer, s’adapter. Tout ce que les suicidaires que sont pour Nietzsche les chrétiens, et pour nous les islamistes, les puritains et les écolos intégristes, ne veulent plus faire. « Votre soi veut disparaître, et c’est pourquoi vous êtes devenus des contempteurs du corps », analyse Nietzsche.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Le magnifique de Philippe de Broca

Tout commence comme un roman pour ado de la série Bob Morane : un agent secret – reconnaissable à ses lunettes noires et à son costume anglais – se fait enlever dans une cabine téléphonique pour être jeté dans la mer où des plongeurs approchent une double cage contenant un requin. Sophistication raffinée des moyens pour tout simplement éliminer un espion… Nous sommes déjà dans le grand guignol et cela n’est pas près de s’arrêter. Belmondo est à son affaire, carrure bodybuildée, bronzage huilé et sourire en calandre de 404 Peugeot. A 40 ns, il est au plein de sa forme, pas encore ridicule avec la gonflette qui entachera la suite de ses années.

Il est donc le James Bond français, vantard et macho, toujours au théâtre devant les méchants et les belles pépées. Une seule balle descend cinq adversaires, toujours habillés de noir, tandis que le pistolet semble contenir une centaine de balles sans être rechargé. On n’y croit pas. Nous sommes dans la caricature, mais est-ce vraiment de l’ironie ? Car Bob Saint-Clar et François Merlin ne font qu’un (Jean-Paul Belmondo). Le premier est agent secret fringant et sportif, un tombe les filles les plus sexy qui paraissent. Le second est écrivaillon de gare, quarante deux romans à son actif, gros succès populaire avant les séries télé et Tik Tok, harcelé par son éditeur, divorcé et père d’un ado qui a raté son bac (José Paul), gros fumeur essoufflé par trente neuf marches. On n’y croit guère.

C’est Madame Bovary années 70, le pâle mâle enfermé dans Paris sous la pluie qui rêve de plages exotiques au grand soleil des tropiques dans la liberté du sexe. Raillerie des Anglais qui se croient encore un empire ou désillusions de l’impuissance française ? Belmondo fait toc face à Sean Connery ou ses épigones. D’où le parti-pris du film d’allier la romance urbaine à l’action exotique. François Merlin est un pauvre soutier de l’édition, cette machine à illusion où les mieux payés sont encore les éditeurs parisiens. Il crée du fantasme en laissant courir ses doigts sur le clavier, happant au passage sa voisine du dessus Christine (Jacqueline Bisset), étudiante en sociologie, pour en faire une sexy Tatiana au sein quasi nu que le colonel Karpov « albanais » (pour ne pas fâcher les Soviétiques) veut charcuter au couteau. Il donne à ce veule cruel les traits de son propre éditeur (Vittorio Caprioli), qui lui a refusé une avance et attend son tapuscrit pour lundi.

Sa libération – concept très à la mode juste après 68 – interviendra par l’étudiante, encouragée par la femme de ménage (Monique Tarbès). Elle dévore ses bouquins et découvre « un homme, un vrai » dans ce Bob Saint-Clar : la carrosserie impeccable et la sûreté d’action certes, mais aussi la fragilité intérieure, la solitude du métier et l’exigence d’être toujours en représentation. Ce Bob, c’est le François qui écrit, insignifiant d’apparence mais riche à l’intérieur. Ces deux-là se rencontrent mais le spectateur y croit-il vraiment ? Plus qu’il n’a cru à l’agent invincible ? Merlin bâcle son Saint-Clar et lui donne une fin comme Conan Doyle avec son Sherlock. Il jette même ses feuilles manuscrites par la fenêtre à son éditeur qui est venu en bande abuser de Christine qui lui a refusé une soirée. Encore du théâtre, de la représentation, de la frime. Incurable Belmondo. François Merlin change de vie pour devenir lui-même – ou ce qui en reste.

Cette déviation et ce retournement rattrapent le film. Ils lui donnent une certaine profondeur. Le magnifique devient normal. Mais au fond une normalité d’illusion, comme le reste.

DVD Le magnifique, Philippe de Broca, 1973, avec Jean-Paul Belmondo, Jacqueline Bisset, Vittorio Caprioli, Monique Tarbès, StudioCanal 2007, 1h37, €5,99 blu-ray €15,00

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Maxime Chattam, L’illusion

Recentré sur la France pendant le confinement, l’imagination reste un peu faible pour ce nouvel opus… jusqu’à la fin. Il faut en effet persévérer avant de voir brutalement, dans les toutes dernières pages, les pièces du puzzle s’assembler dans le tragique et le sadique – à la Chattam. Mais, durant tout le thriller, l’auteur se veut dans la mode tendance d’aujourd’hui, avec ésotérisme, terreur viscérale enfantine, isolement du monde et baise politiquement correcte. C’est un roman pour ados qui me rappelle la série des Mystères d’Enid Blyton avec aventures entre copains et copines et rebondissements convenus. Mais avec la patte du thriller à l’américaine et un montage adéquat. Ça se lit, ce n’est pas un grand cru, trop délayé du ventre avant le finale grandiose.

Hugo est un jeune homme sensible et inquiet, acteur qui n’arrive pas à percer et écrivain raté à ses heures perdues. Il vient de se ramasser dans son couple après sept ans et veut trancher son ancienne vie. Il répond pour cela à une petite annonce, aiguillé par un forum sur le net, qui consiste à être polyvalent d’entretien d’une station de ski familiale l’été dans les Alpes du sud, sur les hauteurs de Guillestre. Une avenante Lily l’accueille à la gare la plus proche, puis le conduit à toute vitesse par une route en lacets à vous rendre malade, vers la station désertée par les touristes de Val Quarios. Elle a été construite par un original, dit-on, Lucien Strafa, un magicien autrefois célèbre selon sa page Wikipedia, qui a brusquement quitté la scène pour créer la station il y a des années après sa 666ème représentation. Elle est en forme de gigantesque A avec un phare sur la pointe, le Vaisseau-mère en guise de trait et les deux bâtiments du Gros B et du Vioc en prolongement. A son habitude, l’auteur fournit un dessin pour situer le paysage. Et Hugo finit par découvrir que le plan est un pentacle.

Sitôt présenté à l’équipe, qui mêle tous les âges au-dessus de 25 ans ainsi que des locaux, Hugo se voit attribuer un appartement. Il peut faire ses courses à l’épicerie ouverte le matin ou manger à la cantine avec les autres, chacun faisant la cuisine à son tour. Sa tâche consiste au début à débiter des sapins trop vieux, malades ou susceptibles de tomber sur la station avec JL, un local, fils de Simone l’épicière. Il passera ensuite avec le vieux moustachu Max pour réparer les chaussures de ski à louer pour la saison.

En ce vaste lieu désert dans la nature, qui rappelle inévitablement Shining, d’ailleurs cité par Lily, d’étranges impressions lui viennent. Un je ne sais quoi de menaçant qui enflamme son imagination au point de parfois lui faire sentir des présences. Comme une araignée géante toute prête à le manger ; ou ce monstre dans la piscine de verre ouverte sur le paysage lorsque l’orage a fait claquer la lumière. « Toujours aller plus loin que la réalité, combler les manques, anticiper le pire, l’horreur de préférence… Si mon cerveau n’avait pas cette déviance, je ne pourrais pas écrire. C’est de ce genre de projections tordues que naissent les romans. Sinon, ce n’est que le monde tel que nous le connaissons, insipide, sans surprise, d’une banalité normalement suicidaire » p.129. Je n’adhère pas à cette conception à la Stephen King de l’existence, révélatrice des angoisses profondes de la psyché que la raison ne peut dompter. L’homme heureux n’a pas d’histoire ; il n’en écrit pas, ajoute Maxime Chattam. Mais Hugo l’impressionnable mal grandi n’est pas au bout de ses surprises.

Il est fasciné par le solitaire magicien qui vit non loin de la station dans un manoir interdit d’accès, gardé par d’étranges sculptures d’être torturés sur les troncs des arbres. Il ne peut que désirer le rencontrer, au point d’enfreindre les interdits, arrimé à la main amicale de Lily avec qui il couche après avoir hésité sur Alice qui s’en va. C’est très gamin, Chattam reprend d’ailleurs des expressions d’ado contemporain venu du vocabulaire gay en évoquant « les bras autour de son torse » alors qu’il ne s’agit que de sa poitrine – à moins d’avoir des tentacules aptes à faire le tour du tronc. Le chapitre 29 écrit en outre une somptueuse description de baise politiquement correcte après le mitou marketing, la montée de l’extrême-femme empêchant de jouir jusqu’au dernier moment, au cas où la fille aurait décidé, entonnée pendant l’acte, qu’il s’agit finalement d’un viol non consenti.

L’une des employée, Alice, est repartie en catimini après ses six mois, alors qu’elle devait dire adieu à tout le monde. Elle a anticipé avec un jour d’avance, soi-disant parce qu’elle n’aime pas les adieux. Mais ne voilà-t-il pas un mystère de plus ? Hugo regrette de l’avoir laissée seule son dernier soir alors qu’il aurait pu baiser – et peut-être en savoir plus. Car Alice ne répond pas au téléphone ni à sa boite mél. D’autres disparitions inquiétantes ont d’ailleurs eu lieu au fil des années dans la station. Quelques personnes sur des milliers, dit la raison, mais quand même, dit l’angoisse imaginaire. Hugo cherche, Hugo entraîne Lily – dont le prénom complet est Lilith, le démon femelle qui a précédé Eve aux côtés d’Adam dans la Bible, et qui peut-être joue Lily pute pour mieux enserrer Hugo dans ses rets. Le jeune homme entraîne aussi Jina dans son délire paranoïaque, l’autre fille qui aime à se faire peur mais pas trop, comme Annie dans le Club des Cinq. Luc Cifer est-il le diable ? Lucien Strafa est en effet un anagramme du démon. Val Quairos est-il conçu comme une gigantesque toile d’araignée qui emprisonne dans sa toile les proies dociles prêtes à être sucées dans leur âme et leur corps ? Hugo a de ces fantasmes d’arachnide géante tapie dans les recoins sombres. Ou y a-t-il plus prosaïquement un tueur en série qui sévit depuis des années, incognito ? Mais alors qui ?

A moins que ce soit pire… Mais tenez jusqu’au bout pour le savoir, si le chemin est banal et parfois répétitif avec ses hallucinations cassées nettes à la fin du chapitre, le finale vaut la lecture.

Maxime Chattam, L’illusion, 2020, Pocket 2022, 538 pages, €8,75 e-book Kindle €8,49

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Victor Victoria de Blake Edwards

Un film drôle qui est une réflexion sur la condition des femmes au début des années Mitterrand, décentré en 1934 pour éviter les polémiques – une reprise du film allemand Viktor und Viktoria de Reinhold Schünzel, sorti en 1933 à l’avènement d’Hitler. Victoria la chanteuse n’a aucun succès, Victor le chanteur en aura (Julie Andrews pour les deux) – ce que c’est que le genre… L’homosexualité commençait à être reconnue et le film en rit, la suite de gags qui ponctuent l’histoire servant à mettre dans de bonnes dispositions le public envers les mœurs qualifiées jusque-là par toutes les religions d’inversion.

D’autant qu’il s’agit ici d’une double inversion, un renversement des codes des « pédés » habituels (ainsi disait-on dans les années 1930 jusqu’aux années 2000). Victoria devient Victor pour percer (sans jeu de mots) mais elle se déguise en femme, le « compte Grazinsky » s’exhibant en travesti. Ce rôle n’a rien d’ambigu, sauf pour les apparences. Et ce sont justement ces apparences qui sont sur la sellette.

Une femme se doit d’être pomponnée comme une Pompadour, maquillée comme un clown, savamment moulée et dénudée là où il faut comme une putain pour exciter le désir mâle. Sans parler de leur constante parlotte, caricaturée ici par la Norma (Lesley Ann Warren) entre hystérie et logorrhée, émotion à fleur de peau passant sans aucune raison de l’hostilité à Victoria la vedette à l’adulation pour Victor lorsqu’iel ôte sa perruque pour paraître coiffée en homme.

Un homme se doit d’être viril, autrement dit agressif, dans sa vie comme en affaires, sans cesse dans la cour de récré pour s’imposer et dominer. King Marchand (James Garner), un producteur de spectacles américain fricotant avec la mafia qui est tombé raide dingue de Victoria, « ne sait plus où il en est » lorsque se dévoile Victor, le faux garçon. Est-il atteint de cette contamination de l’abomination réprouvée par Dieu, la Bible, l’église et toute la société ? N’est-il qu’un être humain comme les autres, ni ci ni ça mais toujours entre deux, tenté un jour par une femme et un autre jour par un jeune homme ? Il va tenter de se laver du « péché » de désir homoérotique en se soumettant à l’épreuve de la violence pour prouver sa virilité, la bagarre étant destinée à le rassurer sur son appartenance au genre mâle. Son garde du corps même (Alex Karras), meilleur de l’école au rugby durant l’enfance lui avoue : il « en est ». Tous les repères vacillent.

Le contraste des rôles sociaux est présenté par les spectacles ou Victor et King vont ensemble : le dancing pour homme, très sage, avant pour lui le bar ouvrier où déclencher une bonne baston entre mâles ; la boxe pour lui où les corps demi nus, en sueur, prennent des coups sourdement sexuels à faire gicler le sang, et l’opéra pour elle, la plus grande émotion de sa journée. Incompréhension réciproque, écartèlement culturel construit pour séparer les genres. Seul le chanteur de charme d’âge déjà mûr Toddy (Robert Preston) comprend Victor et Victoria dans le même corps, tout comme King est à la fois mafieux et amoureux. Il est l’intermédiaire généreux, affable, attentif, le meilleur rôle du film.

Une histoire longue qui se complaît aux revues de cabaret du Gai Paris, ici plutôt « gay ». L’illusion est reine, le factice, le faux-semblant, ce qui peut rappeler le cabaret Michou à ceux qui connaissent. La Belle de Paris est convoitée par l’hidalgo parmi un bataillon de danseurs–danseuses. L’irruption de fêtards de la haute société, sans gêne et arrogants comme il se doit, déclenche des bagarres générales, faisant fermer le cabaret – où d’ailleurs Victoria a échoué à être embauchée lorsqu’elle était dans la dèche en femme, et où Toddy le chanteur de charme sur le retour, s’est fait virer pour avoir sciemment insulté son ex-jeune amant bourgeois devant le patron ignare en spectacle.

Le souvenir retient les moments de pur plaisir, une anthologie de drôlerie comme le dit mi bémol qui casse les verres, le garçon de café sartrien, le cafard dans la salade, le vieux gras qui bouffe un gâteau à la crème en vitrine, le client de l’hôtel qui n’ose pas laisser ses chaussures à la porte, le ballet des portes de placards où se planquent les espions de Victor–Victoria, les aléas de l’enquêteur (foudre sur parapluie, doigts dans la porte, gelée sur le balcon refermé), les hystéries de la putasse blondasse réexpédiée aussi sec à Chicago, les « vérifications » pour savoir si Victoria est un homme.

Le spectateur ne s’ennuie jamais et le message 1982 passe alors que l’homosexualité est dépénalisée sous Mitterrand : il est des hommes différents et des femmes qui peuvent être plus libres dans les rôles d’hommes. Ce qui n’empêche pas l’amour entre un homme moins viril et une femme moins féminine, sans parler du reste.

DVD Victor Victoria, Blake Edwards, 1982, avec Julie Andrews, James Garner, Robert Preston, Lesley Ann Warren, Alex Karras, Warner Bros 2002, 2h09, €10.49 blu-ray €28.85

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Gustave Flaubert, Le château des cœurs

Flaubert adorait le théâtre ; il aurait bien voulu être auteur joué. Malheureusement, son tempérament baroque rendait ses pièces injouables : il y avait trop de tout, trop de personnages, trop de dialogues, trop de décors. Il imagine ici une féérie, genre alors à la mode – qui met en scène des fées bénéfiques opposées aux gnomes maléfiques. Ces derniers ont confisqué les cœurs des hommes, avec leur assentiment égoïste. Les fées veulent reconquérir le pouvoir du cœur et rendre aux humains ces organes vitaux trustés. L’intrigue est élaborée principalement par son ami Louis Bouilhet mais c’est Gustave qui écrit les dialogues.

La pièce est un peu bêta, populaire, mais le comique Gustave fait passer aisément son message : le repli sur soi, le confort à tout prix (matériel comme moral), dessèchent l’humanité. Et les trois régimes depuis Napoléon n’ont fait qu’illustrer combien la politique n’y change rien, ce qu’est qu’illusion idéaliste : la Restauration légitimiste férue de mode futile, la monarchie de Juillet qui instaure la société bourgeoise libérale, puis la tyrannie bonapartiste sur l’Empire de Napoléon le petit.

Mais Flaubert porte sa verve sur son sujet social favori : le « bon » bourgeois. A ses yeux, c’est un triste sire, homme d’habitudes qui dîne immuablement à six heures et se couche à huit en bonnet de coton contre les courants d’air ; vêtu avec austérité comme tout le monde d’une « redingote à la propriétaire », la « barbe en collier » et « le chapeau tromblon », surtout ne pas déroger ! Mémère à la maison à astiquer le plancher, mignoter les gosses et mitonner le pot-au-feu. Car ledit pot-au-feu, « emblème des intérêts matériels, autrement dit des plus chers ! » (VI-1), est la version bourgeoise de la poule au pot paysanne d’Henri IV. Un plat niais par excellence : foutez tout en casserole et attendez que ça se passe ! Et ça se passe toujours comme prévu, tranquillement, légumes et viandes servis après le bouillon par économie (l’estomac déjà lesté) et aucun reste. Toutes les vertus de petitesse, d’avarice et d’obstination de la classe bourgeoise selon Flaubert. Qui réclame la tranquillité politique pour vaquer paisiblement à ses affaires et s’enrichir par le travail et par l’épargne.

« Vous vous êtes tenus philosophiquement dans vos maisons, ne pensant qu’à vos affaires, à vous-mêmes seulement, et vous vous êtes bien gardés de lever jamais les yeux vers les étoiles, sachant que c’est le moyen de tomber dans les puits. Continuez votre petit bonhomme de chemin, qui vous mènera au repos, à la richesse et à la considération ! Ne manquez point de haïr ce qui est exorbitant ou héroïque – pas d’enthousiasme surtout ! – et ne changez rien à quoi que ce soit, ni à vos idées, ni à vos redingotes ; car le bonheur particulier, comme le public, ne se trouve que dans la tempérance de l’esprit, l’immutabilité des usages et le glouglou du pot-au-feu ! » (VI-1). Tout est dit du conservatisme et de l’esprit étroit, tout entier orienté vers l’égoïsme matériel.

Avec pour vertu le conformisme et le puritanisme, comme en témoigne cette tirade à un artiste qui veut réussir : « Agenouillez-vous devant le public, servilement, et ne lui donnez rien qui dépasse la force de son esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de son mur ! (…) Alors (…) vous serez un maître, une gloire, presque une religion. Le despotisme de votre médiocrité pourra abêtir toute une race ; il s’étendra même sur la Nature, car vous la ferez haïr, ô grand homme, puisqu’elle rappellera de loin vos barbouillages » (II-3).

Le mot, la chose et le réel, une combinaison qui hante Flaubert écrivain. C’est l’illusion sociale, l’illusion de la langue, l’illusion de l’esprit. Il suffit de rêver à la mode pour se croire une princesse, parler affiquets pour s’imaginer séduisante. Ainsi de Jeanne, humble paysanne et sœur du domestique Dominique, qui voudrait se faire aimer de Paul de Damvilliers, vicomte au nom bien français déchu de son héritage par l’escroquerie du banquier Kloekher au nom judéo-germanique et élevé par le couple de paysans parents de Dominique et Jeanne. Pour séduire Paul, aidée par le roi des gnomes, Jeanne se travestit à la dernière mode dans l’Île de la Toilette, affecte les clichés de la morale bourgeoise dans le Royaume du Pot-au-feu, se mue en reine impérieuse au pouvoir absolu dans les Etats de Pipempohé  – mais Paul résiste aux apparences. Sur la suggestion des fées, il cherche l’authentique.

Il était là sous ses yeux mais, en idéaliste, il ne l’a pas vu et c’est par une véritable initiation qui passe par l’héroïsme chevaleresque de vaincre les gnomes pour rendre leurs cœurs aux humains qu’il parviendra à voir les choses telles qu’elles sont et Jeanne comme une jeune fille aimable et aimante, l’amour de sa vie. « Plus on s’aime, plus on devient bon ; l’habitude seule de la tendresse conduit à l’intelligence de tout », dit-il (VI-6).

Lors du dernier tableau, le prêtre philanthrope Letourneux, « homme de bien », est le dernier à avaler un cœur – ce qui en dit long sur l’hypocrisie sociale : tout dans la gueule, rien dans les actes ; la vertu affichée haut et fort, la conduite individualiste et antisociale ; les mots du Bien, les actes du Mal. Une peinture criante de nos « bobos de gauche », au fond.

Il faut relire Flaubert.

Gustave Flaubert, Le château des cœurs, 1863 revu 1880, Arvensa éditions 2019, e-book Kindle €0.99

Gustave Flaubert, Œuvres complètes IV 1863-1874 : Le château des cœurs, l’Education sentimentale 1869, le Sexe faible, le Candidat, La queue de la poire, Vie et travaux du RP Cruchard, Gallimard Pléiade, édition Gisèle Séginger, 2021, 1341 pages, €64.00

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Philippe Zaouati, Applaudissez-moi !

Roman du confinement, moment qui met face à soi et à sa solitude lorsque l’on s’aperçoit que l’on n’est indispensable à personne ni au monde. Un financier débarqué de Lehman Brothers lors de la crise de 2008 a créé des fonds internationaux de finance durable grâce à un algorithme de choix des valeurs. Il se retrouve devant la Brigade financière…

Il déroule alors devant l’inspecteur du 36 – non plus quai des Orfèvres mais rue du Bastion dans le 17ème – le pourquoi des soupçons d’escroquerie dont il est l’objet. Il ressortira libre, faute de preuves, après une démonstration brillante d’escroquerie philanthropique pour les infirmières.

Durant son existence de bon élève des grandes écoles aspiré par les montages financiers de haute volée, il s’est laissé vivre, faisant partie de « la caste » comme disent les Italiens. L’effondrement du château de carte de la finance mathématisée à outrance en 2008, l’équivalent de la crise de 1929, lui a fait prendre conscience que la prédation sur les gens, sur l’économie et sur la planète faisait courir à la catastrophe. « Chaque automne, j’explique à mes étudiants de Science Po pourquoi la finance a fait fausse route, comment nous avons voulu éliminer l’émotion et l’intervention humaine de notre métier, comment nous avons érigé les modèles mathématiques et les programmes de trading en dieux suprêmes, et à quel point tout cela était une bêtise. Ils ouvrent de grands yeux étonnés » p.33. Il s’est converti, comme en religion, dans l’écologie à la mode. Il a fondé des fonds « durables » comme il en existe de plus en plus, voués à ne financer que les entreprises dont le projet est éthique, respectueux de l’environnement et contre l’obsolescence programmée.

Les crises du système ont lieu tous les sept ans. « 2001-2015. Un cycle se terminait. Le siècle avait débuté par une explosion de haine. Ce choc foudroyant avait engendré un sursaut collectif, sept années de croissances folles, de dérégulation financière et de guerre contre l’axe du Mal. Pour conjurer le mal, nous avions succombé aux sirènes de la croissance, à la fuite en avant de nos rêves, toujours plus d’objets connectés, de voitures, de voyages, de vêtements, et pour financer cela, toujours plus de dette » p.92.

Et puis le Covid a surgi. Un complot chinois comme le soupçonne l’un de ses adjoints, laissé seul lui aussi. Une interrogation métaphysique pour le dépressif PDG qui s’est mis en retrait de ses conférences, réunions, symposiums et autres présences « indispensables » qui ne le sont en fait pas du tout. « Depuis l’apparition du virus, les privilèges avaient été rétablis. En quelques semaines, notre société avait fait un bond en arrière de plusieurs siècles. Nous étions revenus à l’Ancien régime. L’aristocratie oiseuse s’était installée en télétravail sous des lambris parisiens ou dans le confort discret de riches demeures provinciales, alors que chaque matin, aux aurores, le Tiers-état était jeté dans les rues des villes désertées pour servir, nettoyer faire la police, ramasser les ordures » p.47. Qui est utile dans la société ? Le financier ou l’infirmière ? Le matheux qui joue avec les milliards abstraits ou la technicienne qui soigne au cas par cas ?

Même la finance convertie au vert, au durable, à l’écologique, « est un jeu, une comédie. Il y a des règles. Si vous les respectez, vous gagnez le droit à l’illusion d’avoir transformé les choses. Si vous ne les respectez pas, le jeu vous absorbe comme un sable mouvant » p.74. Les primaires, en retard d’un siècle, incriminent « le capitalisme » ; les plus primaires encore, qui ne comprennent pas et veulent à tout prix donner du sens en distordant toute vérité, croient au Complot mondial. Mais la réalité est pire : « J’ai pris conscience que le verrou ne se situait pas dans le capitalisme ou dans les marchés financiers, mais dans la cohésion sociale de la caste dirigeante. Il est difficile de lutter contre des hommes qui se croient détenteurs d’une légitimité naturelle » p.75. J’en témoigne : le capitalisme n’est qu’un outil d’efficacité économique, applicable au durable et à la préservation de la planète ; le complot n’est qu’une religion de ceux qui n’osent pas penser par eux-mêmes. La caste est toute-puissante – et il est difficile d’agir sans bain de sang : cela s’appelle une révolution…

« Nous ne sommes rien sans les autres. L’économie n’est qu’une coquille vide sans la santé de tous. Au bout du compte, mon intérêt, le vôtre aussi, c’est l’intérêt général » p.130. Depuis le message d’alarme de son contrôleur du système informatique, il invente l’arnaque sans parade et sans preuves, le détournement de quelques pourcents seulement des fonds déposés par les épargnants, mais pour le bien de toute l’humanité souffrante. Nous sommes tous solidaires est un slogan qu’il se contente d’appliquer selon son expertise. Ce n’est pas éthique mais peut-être moral ; le droit est contre lui mais pas le dieu. Peut-être. Le lecteur jugera… si sa propre épargne n’a pas été réduite.

L’auteur, qui dirige la filiale finance durable dans un groupe bancaire, tel un ancien président, ne devrait pas dire ça. Les clients pourraient perdre leur confiance, concept-clé de la finance. Le titre lui-même peut apparaître comme un brin narcissique, en subliminal bien-sûr.

Ecrit au galop, peut-être au dictaphone, ce roman ultra contemporain de la finance prédatrice confrontée à la pandémie remet les pendules à l’heure, rythmé par des paroles de chansons d’une culture plus populaire que classique. Il a de l’allant, il va de l’avant, il prépare les esprits au nouveau monde qui vient. Moins égoïste ?

Philippe Zaouati, Applaudissez-moi ! 2020, éditions Pippa, 133 pages, €15.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Joseph Kessel, Belle de jour

Un peu d’amour dans un monde de putes. Ce roman qui fit scandale entre-deux guerres met en scène une jeune bourgeoise belle, sportive et sympathique, épouse d’un jeune chirurgien beau, sportif et sympathique, qui est entraînée irrésistiblement à se prostituer chaque après-midi dans une maison tenue par une maitresse rive gauche à Paris, près du Pont-Neuf. La rue Virène où se situe le claque n’existe pas mais peut-être est-ce la rue Christine, courte et étroite, telle que décrite tout près de Notre-Dame ? Le quartier Saint-Augustin était réputé pour être mal famé jusque dans les années cinquante.

Séverine a tout pour être heureuse – sauf un vide qui la tourmente, « une attente subsistait en elle, vague, tenace et impérieuse » p.380 Pléiade. Elle fait l’amour et aime profondément son mari Pierre mais n’atteint pas l’orgasme. Le prologue l’explique par un traumatisme d’enfance, une fixation émotionnelle forte lorsqu’à 8 ans elle se fait caresser sous la robe par un plombier mal rasé dans son appartement, et qu’elle s’en évanouit. Sa sexualité est désormais fixée et elle est en quête du vulgaire brutal qui la fera enfin jouir.

Elle le trouve au claque de Madame Anaïs, après que la pipelette Renée lui ait annoncé avec des airs scandalisés et sous le sceau du secret que la petite Henriette se prostituait en maison pour arrondir ses fins de mois. Séverine en est tout excitée. Elle, ce n’est pas pour l’argent mais pour l’abîme de la jouissance qu’elle n’a pas connue et qu’elle finit par trouver deux fois. La première avec un ouvrier débardeur de péniche « au cou nu », qu’elle paye pour qu’il vienne lui acheter son temps chez Anaïs ; la seconde avec le jeune malfrat Marcel au corps mince et couturé mais puissant comme l’acier qui la veut pour femelle.

Comme souvent grâce à l’éducation chrétienne, l’être humain bourgeois oppose l’amour « pur et éthéré » qui est le Bien et le don pour connaître un degré de Dieu, de l’amour physique vulgairement sexuel qui remue la carcasse et les tissus érectiles mais qui n’est que frémissement éphémère de chair périssable, donc œuvre du Diable. Pierre ressort de l’amour pur, comme pour « un petit garçon » p.461 ; Marcel et l’ouvrier de l’amour bestial – un désir « massif, cynique et pur » p.405 et un « spasme sacré » p.433. Les deux ne se rencontrent plus après saint Paul et Séverine en est la victime. C’est assez sordide mais fort courant : « chaque homme, chaque femme qui aime longtemps (le) porte en soi », dit la préface. Kessel a rencontré une telle femme dans un bordel en Syrie, mue par « une nécessité intérieure » d’assouvir son désir animal jusqu’au bout. Du cœur à la chair, de la tendresse à la « joie bestiale », du remords au plaisir, du blanc de l’amour (la neige, la tenue de tennis, la blouse de chirurgien) au rouge du désir (les murs chez Anaïs, le sang), l’existence de Séverine alterne et clignote. La Belle de jour ne sait plus où elle en est, s’initie aux arcanes malades, possédées, animales, de sa sexualité balbutiante et refoulée mais, comme souvent chez Kessel, connait une rédemption finale en avouant tout à son mari.

Elle cède à ces penchants parce qu’elle se connait mal et n’a que l’illusion de se maîtriser, faute d’éducation adéquate. « Elle ne s’attachait qu’à la partie la plus superficielle de ses émotions, ne contrôlait que la part la plus manifeste d’elle-même. Ainsi, croyant se gouverner pleinement, Séverine n’avait aucun soupçon de ses forces essentielles, dormantes et, par là même, aucune emprise sur elles » p.387. Après la révélation de Renée sur Henriette, « Séverine avait été portée tout droit vers la grande glace qui lui servait à s’habiller » p.393. Comme Dorian Gray, elle y contemple son double secret, maléfique au point de la posséder ; comme lui, elle y succombe.

Ecrit à une époque naturaliste où triomphait la garçonne, le sexualisme et la psychanalyse dudit Monsieur Freud, le roman fit scandale. En même temps, des femmes se reconnaissaient en Séverine, Belles mues par un désir brûlant de s’unir à la Bête. Le fascisme mais surtout le nazisme allaient assouvir cet instinct primaire et faire jouir la belle Madame dans les bras de bourreaux musclés et sanguinaires au parler barbare.

Le film de 1967, tourné par Luis Buñuel, donne les traits de Catherine Deneuve à Séverine. Désormais, focale plus étroite qui dénature le roman, ce n’est plus l’emprise de la névrose mais l’oppression bourgeoise qui est à l’honneur. La prostitution est une libération car la pute baise avec qui elle veut quand elle veut et autant qu’elle veut. Ceci est mon corps, déclare la communion de mai 68. Notre époque en est revenue et la pute redevient une victime – de son corps, des désirs des autres, de ses souteneurs. Mais la bourgeoise aime à s’envoyer en l’air, même si ce n’est plus avec n’importe qui. Car elle reste névrosée.

Joseph Kessel, Belle de jour, 1928, Folio 2014, 189 pages, €5.49 e-book Kindle €5.49

Livre Joseph Kessel, Belle de jour + DVD Belle de Jour de Luis Buñuel, Folio cinéma 2009, €18.99

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Echec du social et du démocrate

La revue Gallimard Le Débat, dans son numéro 209 de mars-avril 2020, propose un dossier de réflexion sur « la gauche face à l’avenir ». Les contributions sont inégales, parfois se répètent, mais émergent quelques idées fort intéressantes à qui veut comprendre pourquoi la social-démocratie est en échec dans toute l’Europe, et particulièrement en France.

L’idée générale est que le mouvement économique du monde, porté par les Etats-Unis, dérive vers l’inégalité sociale (les plus qualifiés parisiens et la finance revalorisés, les moins qualifiés et les provinciaux dévalorisés par le numérique) et vers la destruction accrue de l’environnement (produire toujours plus, vendre toujours trop, remplacer artificiellement par obsolescence programmée), tout en évidant la souveraineté nationale par des traités internationaux, depuis l’Union européenne aux normes juridiques contraignantes jusqu’aux traités de « libre-échange » négociés par les technocrates loin du peuple. D’où chômage des vieux ouvriers et précarité des jeunes mal qualifiés… qui se tournent alors vers les partis extrêmes : extrême-droite pour les vieux peu cultivés, extrême-gauche pour les petits intellos déclassés.

« L’échec de la gauche de gouvernement s’explique d’abord par l’incapacité de ses représentants à rendre intelligibles les profondes mutations des sociétés occidentales au cours des quatre dernières décennies » (1980-2020), martèle Benjamin Vendrand-Maillet, diplômé de Cambridge. L’échec de Jospin l’avait montré, l’échec de Hollande fut pire.

Les deux chocs pétroliers (1973 et 1979) ont terminé les Trente glorieuses de la croissance forte et inclusive, tandis que l’échec du communisme à l’Est jetait la suspicion sur les injonctions d’Etat, potentiellement totalitaires. Par effet de balancier, l’individualisme libéral a chassé le progrès collectif et les luttes sociales au profit de l’autonomie de l’individu rationnel, donc responsable de lui-même. A la puissance publique de lui donner les capacités, pas des emplois, ce que prônaient le centre droit et la droite. D’où Macron après Sarkozy ; Fillon serait allé probablement au-delà, vers plus de responsabilité individuelle et moins de sécurité sociale.

L’illusion du PIB fait que la croissance moyenne – déjà faible – ne dit rien de ses bénéficiaires : or la croissance est forte pour une frange de plus en plus étroite d’individus (financiers, informaticiens, consultants en organisation, stars des médias et de l’écran, chanteurs vendus comme des paquets de lessive, footeux portés au pinacle de la société du spectacle…) tandis qu’une stagnation allant vers la précarisation et la marginalisation est le lot d’une majorité de plus en plus vaste. D’où la révolte fiscale en « sac de pommes de terre » des gilets jaunes, composés principalement des classes moyennes déclassées, des petites villes et des petites retraites – mais incapables de s’unir pour proposer une alternative collective.

L’illusion de la technologie, née à la Renaissance et florissante au XIXe siècle jusque dans les années soixante dans la science-fiction, est que seul vaut ce qui est calculable, probabilisable et contrôlable. Tout le reste n’est rien, à commencer par l’humain. La société influe-t-elle sur la technique ? En tout cas la technique influe sur la société : tout ce qui est techniquement possible sera un jour réalisé, malgré les comités d’éthique et autres garde-fous provisoires. L’informatisation de tout a ceci de cocasse que les « services publics » ne suivent plus : réseau encombré, serveurs sous-dimensionnés, embouteillage au traitement (l’Assurance-retraite bloque dès l’envoi de deux ou trois documents numérisés, la Mairie de Paris a déconnecté ses « services en ligne » tant vantés sur le site officiel). D’où aussi la dévolution progressive du pouvoir aux algorithmes (ainsi Pôle emploi vous « désinscrit » automatiquement sans prise de contact préalable si certains critères automatiques sont remplis), et le « capitalisme de surveillance » qui vise à prédire les comportements pour vendre, surveiller et punir (notamment en Chine où le parti unique domine la technique d’efficacité capitaliste à son profit). L’homme-machine de La Mettrie redevient d’actualité, les travailleurs n’étant plus guère que des auxiliaires des ordinateurs, smartphones et oreillettes qui guident leur temps. Ce qui ne se mesure pas n’existe pas. D’où les « évaluations » sans cesses sollicitées pour un oui ou pour un non, du e-commerce au salarié, de l’image de marque au produit acheté, du service commercial aux gîtes ruraux. Les Français, formatés très scolaires, adorent : sans mesurer combien cela se retourne contre eux. Quand ils « donnent leur avis » ou cliquent sur « j’aime » en croyant être libres, ils sont fichés, mesurés, paramétrés – en un mot empêtrés dans une suite de liens qui font sens à qui veut les contrôler. Des courriels et des démarchages téléphoniques suivent. Et ils s’en étonnent !

L’illusion de la mondialisation fait que l’on exige de s’adapter toujours plus vite et toujours au mieux. Les voyages sur les plages paradisiaques au bout du monde – quinze jours par an – ne sont que la faible contrepartie d’un dressage permanent pour éviter tout retard au rythme de vie trépidant exigé par le système, ou de décalage sur les compétences requises sans cesse étendues. « Il faut » rester en forme, performant, au top, branché, jeune, à la page, à la mode, in – en bref sans cesse plus royaliste que le roi, à la pointe de la tendance. Mouvement qui va comme un donné, sans discussion ni débat, du « c’est comme ça » au TINA (there is no alternative). Vers quel mur ? Humain ou ressources ?

Les institutions démocratiques ne sont plus qu’apparence car de plus en plus de choses se décident en dehors d’elles, d’où l’impression de Complot planétaire de mystérieux « maîtres du monde » qui rejoignent souvent le faux grossier russe des Protocoles des sages de Sion. « Ils » sont partout, « ils » nous volent notre sang, notre travail, nos enfants, « ils » nous méprisent et nous tuent par leurs cadences, leurs poisons et leurs impôts. Le doute est mis par les « vérités alternatives » (ce qui est vrai est ce que je crois, pas les faits), les détournements de vidéos et les trucages de photos sur le net, les rodomontades des coqs politiciens à la Trump, Bolsonaro et Erdogan (chacun trouvera en son propre pays des exemples). Les outils d’autonomie collective sont accaparés par une élite autoproclamée de technocrates et techniciens qui contrôlent l’agenda, les règles, les finances et l’action publique. La réforme ou l’innovation se substitue au progrès, le projet électoral court-terme remplace une certaine idée de la France.

Avec tout ça, comprenez que votre fille est muette ! La « gauche » est aussi gauche que son nom et seuls les chamboule-tout qui naissent attirent l’attention. Alors que ce que veut le peuple, au fond, reste toujours la même chose : économie de gauche, culture de droite – participation et redistribution de la valeur ajoutée et maintient d’une identité culturelle ouverte.

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André Comte-Sponville, Valeur et vérité – études cyniques

Le cynisme philosophique est le contraire de l’idéalisme qui prend la valeur pour la vérité, mais aussi le contraire du cynisme trivial qui prend la réalité pour norme. C’est un matérialisme en acte qui refuse de prendre ses désirs pour la réalité mais aussi de céder sur la réalité de ses désirs.

L’illusion, c’est espérer, désirer sans savoir. Les valeurs sont une illusion quand elles prétendent faire d’une vérité purement subjective (« j’aime le miel ») une vérité objective qui vaudrait en soi, pour tous (« tout le monde aime comme moi le miel »). Les valeurs sont au contraire relatives, historiques et variables.

Le « désespoir » (dé-espoir) est la désillusion poussée au bout pour laquelle aucune valeur n’est vraie et aucune vérité ne vaut. Le réel ne juge pas et il n’existe rien d’autre que le réel. La vérité, qui est une valeur, est donc illusoire – mais en tant que valeur, non en tant que vérité. Rien n’est certain, la vérité existe mais ne nous est pas assurée. Le sceptique aime la vérité mais sans certitude – c’est là son tragique.

Il est nécessaire de renoncer au rêve platonicien d’une science du Bien. Il s’agit plutôt de désapprendre le Mal, de libérer la volonté de ce qui l’aliène ou la corrompt. Il n’est pas d’autre « bien » que la volonté en acte. L’absolu est singulier, concret, sensible, mais n’est pas moins absolu pour autant. Tout est possible et – justement ! – nul ne peut s’y opposer que soi-même. Nul ne juge qu’à l’intérieur d’une certaine culture, mais nul ne renonce pour cela à juger. Héritage culture, éducation, permettent une fidélité de la volonté. Alain le disait : « la justice n’existe pas, ce pourquoi il faut la faire ».

Montaigne est un sceptique, ni sophiste ni nihiliste. Il n’affirme pas que rien n’est vrai, ni qu’il ne sait rien, mais que rien n’est certain. Toute croyance est de fait et d’opinion. D’un côté est l’ordre de la raison ou de la connaissance, qui prend les valeurs comme objets, historiquement relatifs ; de l’autre est l’ordre de la volonté ou de l’action, qui prend les valeurs comme normes et les vit comme absolues. Mais c’est parce qu’il n’y a pas de justice absolue qu’il est bon pour chacun de se soumettre à la justice relative de sa contrée et de son temps. Montaigne est sceptique en théorie, épicurien en pratique.

La leçon du cynisme philosophique est qu’il faut militer pour une « politique du pire ». Il est nécessaire de récuser l’optimisme idéaliste pour voir lucidement les choses telles qu’elles sont. Nous sommes attentifs au pire lorsque nous nous efforçons de comprendre non ce qu’il faudrait faire (une politique idéale) mais ce que l’on fait (la politique réelle). Ni le marxisme, qui voulait faire coïncider l’homme réel à l’homme idéal, ni le libéralisme, qui croit que la société laissée à elle-même s’autorégule au mieux, ne tiennent compte de la volonté. Il n’y a jamais d’autres politiques possibles pour les avant-gardes comme pour les technocrates experts (TINA : There is no alternative, disait Thatcher). La « vérité » ne se vote pas.

Nous y opposons un relativisme cynique : vouloir ne dispense surtout pas de connaître (contre le volontarisme), mais connaître ne dispense jamais de vouloir (contre la technocratie). La survie d’une société est dans la conservation, mais on ne peut conserver qu’en transformant. Il ne s’agit ni de révolutionner (utopie), ni de maintenir (conservatisme réactionnaire) mais de transformer la société telle qu’elle existe en réduisant le pire.

Pour Pascal, il s’agit de ne confondre aucun des quatre ordres : 1/ le réel, 2/ la chair, 3/ la raison, 4/ la charité. Les confondre est sombrer dans le ridicule ; les accepter est tragique – mais c’est être responsable et il n’est pas de responsabilité sans tension.

La transgression des ordres, c’est l’angélisme, la tyrannie de l’ordre supérieur. L’angélisme politique est dangereux en ce qu’il annule toute contrainte technique ou économique : il suffit de dire « je veux » ou yaka, comme si tout allait par magie se résoudre. L’angélisme éthique vise lui aussi à se libérer de toute contrainte politiques ou autres au nom d’un « amour universel » (Peace and Love, sans frontières). Autre transgression des ordres, la barbarie ou tyrannie de l’ordre supérieur : la réduction de la politique au seul marché, de la morale aux nécessités politiciennes, de la vérité à ce qu’on a envie de croire (storytelling, vérités alternatives ou fake news), de l’amour au seul respect des devoirs (moralisme).

Par exemple, le capitalisme est réel et rationnel, mais il n’est pas moral. Il est une technique économique efficace qui consiste à produire le plus avec le moins, pas une valeur (sauf peut-être en écologie… lorsqu’il s’agit d’économiser la planète et d’optimiser toute consommation des ressources).

Pour le groupe, les ordres inférieurs priment ; on peut ainsi construire le tableau suivant :

ORDRE TEMPERANCE VALEURS ECLAIRAGE DEGRES
Charité Miséricorde Amour L’interdit Ame
Raison Equité Morale L’esprit critique Esprit
Volonté Déontologie Politique L’expertise Caractère
Réel Nature Economie L’efficacité Chair

Dans le matérialisme, le supérieur domine l’inférieur quant à la valeur mais en dépend quant à l’être. L’amour ne doit pas se dégrader en morale, ni la morale en légalité ou en rapport de force, ni le droit ou la politique en simple technique du pouvoir. Le marxisme en sa gloire a réalisé le pire : angélique en réduisant l’économie à la volonté du Plan), barbare en réduisant la personne à la seule ligne du parti, et tyrannique parce que seule la politique compte – et sans débat puisque le Parti a toujours raison comme interprète « scientifique » de l’Histoire.

Notre époque disjoint l’humanisme théorique (l’essence de l’Homme) et l’humanisme pratique (ce qui est humain en l’homme n’a rien de naturel mais est culturel, historique). Or l’humanisme est une valeur : c’est vouloir que l’homme devienne humain par l’éducation, la tradition et le mouvement de la société – et non se contenter naïvement de « croire en l’homme ». Confondre valeur et vérité mène au pire.

Un livre aisément lisible qui fait penser et aide à percevoir le quotidien.

André Comte-Sponville, Valeur et vérité – études cyniques, 1994, PUF, 282 pages, €23.50 e-book Kindle €18.99

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George Sand, Les maîtres sonneurs

Nostalgie, quand tu nous tiens… Certains « adorent » ce livre car il parle des paysans de jadis, avant la Révolution, vers les années 1775. Le Berry de Sand est évoqué par une parisienne de la haute et cette bonne dame de Nohant se penche avec tendresse sur une part de son enfance et de ces éternels enfants que sont pour elle les simples. C’est à la fois ridicule et touchant.

Le parler berrichon, si fort vanté dans les salons pour dire « l’authentique », est un sabir reconstitué de Rabelais et de Montaigne avec quelques mots grapillés de patois, pas une étude ethnographique d’une langue locale. Les personnages principaux sont des héros beaux, grands, vigoureux, gentils au fond d’eux et pas des pécores avaricieux et jaloux de l’élévation du voisin. Même « l’ébervigé » Joset (l’étonné Joseph) à demi idiot mûrit à l’intelligence une fois adulte (mais c’est dans la réalité impossible) par la musique de cornemuse.

Le roman porte bien son nom : il enjolive d’illusion un imaginaire idéal qui n’est pas et n’a jamais été. Tiennet le simplet, Brulette la coquette, Charlot le poupon affectif issu d’amours clandestines amené par un Carmes, Huriel l’archange surgi des forêts, Thérence fille des forêts forte comme une nageuse est-allemande, le Grand bûcheux qui est père des deux derniers cités, sont autant d’archétypes de l’ami fraternel, de la femme de tête, de l’enfant page blanche, de la fiancée idéale et du pater familias généreux. Autrement dit des mythes. Ils ne sont, une fois de plus chez Sand, que des uniformes pour les sentiments préconçus, pas des êtres de chair et de sang. Et ça se sent.

Le roman est trop long, étiré sur trente et une « veillées » ; il est trop compliqué, soufflant sur chacun le chaud et le froid, les rendant peu sympathiques, voire même antipathiques. La belle Brulette n’est qu’une garce à jouer de sa belle mine pour faire tourner les têtes, même (et surtout) de ceux qui l’aiment d’enfance. Une image de George Sand elle-même ? Chacun commente à l’envi ses pensées et sentiments sans même avoir appris à lire, les décortique et se repend a posteriori en bon chrétien avant de s’enfoncer à nouveau dans l’erreur par ignorance. Puis se rengorge de sa vertu en jurant fraternité à ses proches comme si de rien n’était.

Le pauvre Joset en pâtira, gonflé d’orgueil d’avoir été trop aimé, puis de rancœur d’avoir été finalement délaissé. Tiennet mariera la Thérence et se fera forestier avant que le pater ne décide pour tout le monde qu’il vaut mieux cultiver la terre. Car l’opposition, un brin factice, du champ et de la forêt, du Berry et du Bourbonnais, des chanvreurs et des muletiers, est un ressort de l’action.

A l’inverse de La petite Fadette ou de François le Champi, de même inspiration rurale, je n’ai pas aimé Les maîtres sonneurs, cette reconstitution laborieuse d’une campagne idéalisée par une théâtreuse de salons parisiens qui produit du roman au kilomètre pour faire entrer l’argent.

George Sand, Les maîtres sonneurs, 1853, Folio Classiques 1979, 527 pages, €9.50 e-book Kindle €2.49

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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Préface aux souvenirs

Mes souvenirs ne sont pas tous écrits ni filmés car se souvenir, c’est actionner sa mémoire, sans laquelle la personnalité n’existe pas. Nombre d’images existent donc en moi sans être matérialisées. Ne vivre qu’au présent signifie rester dans l’instinct, sans morale ni sentiment. La conscience exige une vie intérieure et elle ne peut se fonder que sur les souvenirs vécus. Ils alimentent la sensibilité au-delà de la sensation pure. Chacun a sa forme privilégiée de mémoire ; la mienne est plutôt visuelle, presque architecturale. D’autres ont une mémoire plus auditive. La mémoire olfactive est pour ma part très importante, faisant remonter les images et les sentiments envers les êtres, aimés ou détestés. Mon goût pour la gastronomie vient peut-être de cette propension-là.

Je ne suis pas Marcel, encore moins Proust, mais je pense que chaque personne a quelque chose en lui de l’universel proustien. La « madeleine » (qui n’était, selon les textes alternatifs des éditions Gallimard dans La Pléiade, qu’une vulgaire tartine de pain grillé) évoque des souvenirs affectifs sublimés, des sentiments retrouvés d’un temps perdu. Nostalgie ou aliment de la création ? Chacun en fait ce qu’il veut. Marcel Proust a embelli en gâteau un morceau de pain ; pour ma part je préfère le pain nourrissant du peuple à l’illusion sucrée bourgeoise.

Le souvenir conserve les êtres aimés ; avec leurs images, leurs parfums, leurs musiques, ils restent présents durant notre vie entière. Ce pourquoi il est bon, de temps à autre, de se replonger dans les photos, les albums, les lettres et cartes postales, les cassettes ou (plus récemment) les vidéos. Ils sont les restes d’un présent enfui à jamais. Amour, amitié, admiration sont autant d’élans conservés dans la mémoire que ces objets matériels ravivent. Car rien n’est jamais perdu, mais enfoui au plus profond ; parfois, il suffit de réussir à ouvrir le tiroir… Evidemment, il faut en être conscient, le passé ainsi chanté est embelli : chacun ne garde que le meilleur, la mémoire fait office de passoire qui évacue le petit lait pour ne garder que la crème (positive ou négative). Mais n’est-ce pas cela qui forme l’utilité du souvenir ? Aider à vivre, donner un sens, apprécier la fuite du temps.

Connaître, au fond, c’est encore se souvenir : de ce qu’on a appris, de ceux qu’on a lu ou écouté, de ce qu’on a vécu. Y aurait-il savoir sans souvenirs ? Education sans réminiscence ? Une conscience et même un Moi sans la mémoire ? Le souvenir nous donne une raison d’être dans le présent pour préparer le futur : il est un trait d’union entre celui que nous étions jadis et celui que nous sommes à présent. Les bouddhistes l’appellent le karma, tout en affirmant que le « moi » n’existe pas mais n’est qu’un agrégat de souvenances et sensations dont les nuances changent sans cesse en fonction du présent. Pourquoi pas ? Mais raviver la mémoire permet au passé d’être présent ; à un certain passé mémorisé et sélectionné d’être dans un présent vécu, certes, mais interprété.

La nature n’a aucun souvenir, seulement des traces biologiques ou physiques de ses transformations. Seul l’humain, peut-être, a une mémoire consciente au présent. Elle lui permet d’interpréter le passé pour le faire servir à l’aujourd’hui et à élaborer des probabilités sur demain. Sans mémoire, un ordinateur ne sert à rien ; sans « datas », les algorithmes fonctionnent dans le vide – et « l’intelligence artificielle » ne saurait exister. Apprendre, c’est évoluer de ses expériences et erreurs, donc se souvenir.

La mémoire n’est donc pas un ressassement éternel du même mais une base de données utile à élaborer l’analyse, fût-elle morale, logique, sentimentale ou sensitive. La nature n’a pas conscience qu’elle existe, l’homme si – et peut-être (après-demain ?) l’intelligence artificielle. Bien sûr, les « artistes » tirent des violons nostalgiques sur l’enfance perdue, sur la jeunesse enfuie, sur les amours décomposées, sur ce qui aurait pu être et n’a jamais été. Mais le passé ainsi reconstitué par le souvenir est construit, embelli, recréé. Il est support à l’imaginaire, bien plus beau que le vrai. Trompeuse et inexacte, la mémoire n’est qu’humaine, tout magistrat instructeur le sait trop bien.

Mais l’illusion est support à l’élan qui, lui, est vérité, tel que Rousseau nous l’a montré. Ce pauvre orphelin éperdu de mère et « adopté » à 16 ans par une maitresse-maman qui l’initie au sexe, pleurera toute sa vie le bonheur jamais atteint ; le monde entier lui en veut, ses meilleurs « amis » ne sont que mauvaises gens qui complotent sa perte ; ses enfants sont donnés tout aussitôt à l’assistance publique… Mais quelle sensibilité pour son temps ! Quelle prescience des institutions à venir ! Quel style fluide et sensible ! Je n’aime pas la personne de Jean-Jacques mais j’aime la plupart de ses œuvres. Le musicien-écrivain-philosophe s’évade trop souvent dans l’imaginaire afin de ne pas agir ; il se fait des ennemis par crainte même que ses amis lui en veuillent ; il a peur d’aimer les enfants parce qu’il les voudrait selon l’Idéal. Donc il ne s’engage pas, il ne se construit pas, il reste à jamais inachevé, adolescent perpétuel, révolté épidermique. Ce qui est précisément pourquoi il est universel.

Le souvenir n’est pas un arrêt du temps mais une trace en mémoire, ce qui n’est pas la même chose. Jamais les êtres rencontrés ne reviendront tels qu’on les a vus ou connus. Si d’aventure nous parvenons à les retrouver (par moteur gogol et autres réseauziaux), nous sommes immanquablement déçus. Cela m’est arrivé : soit ils ne se souviennent pas de vous, soit ils n’ont pas envie de renouer un lien qui n’a plus de sens. Malgré les moments forts ou intimes vécus, c’est du passé. Chacun est désormais autre et il serait vain de vouloir régresser à celui que nous étions. Les photos figent le temps physique mais le temps moral, sentimental et sensuel passe inexorablement. La beauté du moment, la vie immédiate, les égarements des sens ne reviendront jamais. Une autre beauté, une autre vie, un autre bouquet de sensations existent mais la mémoire n’est que pour soi, les autres n’ont pas la même trace du même souvenir en eux.

J’aime avant tout suivre les êtres dans la durée, assister à leur transformation qui n’est le plus souvent, je l’ai constaté à l’envi, qu’une révélation de la personnalité en germe. Voir grandir des enfants, de tout bébé à l’âge adulte, est l’un de mes grands bonheurs dans l’existence. Surtout ceux que j’aime, mais pas seulement. Des voisins anonymes, à qui je n’ai jamais dit un mot, des inconnus qui vivent alentour. Voir comment ils épanouissent leur personne m’est une joie profonde – on ne se refait pas. La vie est un roman dont il suffit de feuilleter les pages. En garder des traces est mieux que parcourir un livre car c’est une œuvre qui n’est pas encore écrite et que l’on n’écrira peut-être jamais. Il s’agit moins de documenter son existence que de garder au vif les souvenirs qui nous constituent en tant qu’être humain : encore une fois l’amour, l’amitié, l’admiration, au détriment de tous les sentiments négatifs vécus mais volontairement oubliés ou minimisés. Il est des gens dont je retrouve le nom mais qui ne m’évoquent absolument rien alors que d’autres restent éternellement présents à mon souvenir : Florence, Nicole, Yann, Christine, Jean-Pierre, Olivier, Eliane, François, Camille, tant d’autres…

N’ayons pas peur de notre mémoire ni des traces futiles que nous conservons sous forme de photos, cartes, lettres, invitations, enregistrements – tout ce que nos héritiers jetteront sans remords. Ils forment ce que nous sommes, nous seulement. Après nous, le déluge.

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Paul Bourget, Le disciple

On a eu tort d’oublier le livre de Paul Bourget, Le disciple ; il ne le mérite pas. Certes, il se trouve marqué fortement par son siècle mais, comme tous les bons livres, il a quelque chose d’universel. Le roman me rappelle un peu Balzac par le style et Stendhal par les personnages ; mais il n’en a pas la profondeur. Peut-être est-ce sur cette comparaison inconsciente que l’on fonde son oubli ? Si le sujet du livre n’est plus ressenti avec une aussi forte actualité qu’il devait l’être au moment où il parut, s’y retrouve la peinture aigüe d’un certain comportement, d’une certaine manière d’être au monde, qui continue d’exister au présent. Je veux parler de cette tare française qu’est l’intellectualisme.

La fin du XIXe siècle a été marquée par un courant très fort en philosophie, en histoire des idées et dans les mentalités : le positivisme. Cette conception voulait que la Science, écrite à majuscule, fût l’unique méthode de connaissance du réel. Le monde était ainsi, plus ou moins consciemment, considéré comme un mécanisme aux rouages certes très complexes et encore mal connus, mais qu’il suffirait de découvrir pour tout expliquer. Dé-couvrir comme ôter les oripeaux magiques pour voir la vérité nue. Ainsi Charles Darwin a-t-il expliqué l’évolution et l’origine de l’homme. Ainsi Karl Marx estime-t-il expliquer les ressorts ultimes de l’Histoire. Ainsi Auguste Comte tente-t-il de démonter les ressorts des sociétés. Ainsi encore Taine, dont on a voulu voir le modèle d’Adrien Sixte dans le roman, le philosophe cher à Paul Bourget, prétendait expliquer l’art et la littérature par l’unique conjugaison des déterminismes de la race, du milieu et de l’époque.

Le jeune précepteur Robert Greslou, du haut de ses 20 ans intransigeants et « modernes », croit que les sentiments sont soumis aux lois de la matière. Ils ne sont que de la physique, entièrement explicables par les mathématiques. Nous pouvons reconnaître les dérives de l’économisme, de l’hygiénisme, de la finance dans ces prémices. Charlotte, la victime de cette expérience, meurt empoisonnée et Robert, le disciple d’Adrien Sixte, est accusé de meurtre ! Comme quoi, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » comme le disait Rabelais, ce moyenâgeux méprisé des intellos matheux…

Sans nier les bienfaits d’appliquer la méthode scientifique à des domaines jusqu’alors considérés comme hors de la connaissance objective, il faut reconnaître que le positivisme scientiste est une illusion. Il est un excès dont il faut se garder, une raison en délire. Or cette illusion reste d’actualité, malgré la publicité faite de nos jours aux savants qui contestent la science. Peut-être y a-t-il une visée directement politique : en sapant les fondements de méthode des élites actuelles, il serait plus facile de manipuler les faits pour parvenir au pouvoir. Toute visée totalitaire aime l’obscurantisme car il asservit, préfère la croyance car elle est manipulable à merci, joue sur les angoisses et le millénarisme car elle se pose en sauveur.

En terminale philo, j’avais un camarade remarquablement intelligent, Jean-Louis. Il avait le rare mérite d’allier le goût des spéculations abstraites au goût de fabriquer par le dessin et la peinture, et au goût de se mêler aux autres dans le sport. Il réussissait ce chef-d’œuvre d’une moyenne de 18 sur 20 en philosophie, d’une note supérieure à la moyenne en mathématique, d’une pratique assidue du rugby et de réaliser des tableaux au dessin très léché. Malheureusement, son goût pour l’abstraction l’avait déformé à un point tel que tout ce qui ne s’exprimait pas, pour lui, en termes rationnels et logiques, n’existait pas.

Ainsi, pour réussir un « bon » devoir de philo, il avait théorisé « les règles du jeu ». Pour lui elles étaient : 1/ les idées du professeur et ses goûts ; 2/ une présentation en paragraphes et une écriture esthétique. Il fallait pour cela : 1/ penser à l’effet produit sur le lecteur plus qu’au fond même du devoir ; 2/ se mettre soi-même dans un état de disponibilité parfaite, ainsi avoir mangé pour ne pas avoir faim en cours de rédaction mais pas trop pour garder la lucidité nécessaire, ne pas porter de vêtements trop serrés ou nouveaux qui créeraient de la gêne ou mobiliseraient l’attention, et ainsi de suite. Il m’a fait ces remarques alors que nous allions nous présenter au Concours général, sur l’instigation du professeur de philosophie. Elles sont certainement utiles, mais pas déterminantes. Elles peuvent aider à être mieux disposé à faire surgir les idées et construire un devoir, mais n’expliquent en aucun cas la note obtenue.

Jean-Louis soutenait aussi que la beauté plastique d’une peinture ou d’un dessin ne résulte que du respect de certaines règles de proportions, telles le Nombre d’or. Au lieu de ne considérer cette règle que comme une approche de la réalité, une approximation très schématique et réductionniste du « beau » associé au rectangle physique de la vision humaine, il en faisait une recette d’art pratique. Le plaisir physique causé à l’œil humain par des proportions qui lui sont adaptées ne crée en pas en soi la beauté. Il y faut à mon sens quelque chose en plus qui ressort de l’âme humaine. A entendre Jean-Louis, un peintre devrait analyser chaque trait et chaque touche de couleur qu’il porte sur sa toile en vue de l’effet d’ensemble sur le spectateur. Cela revient à dire que seul est « le » beau ce qui plaît. L’engouement est pourtant contingent, dû à une multiplicité de facteurs dont l’époque, le milieu et la culture. La beauté est une émotion universelle, mais elle touche de façon inattendue et surtout très personnelle le spectateur. Elle tient parfois à quelque dissymétrie ou imperfection qui agissent par contraste. Dire que l’on « fabrique » du beau selon des recettes qui pourraient être industrielles, c’est réduire la beauté à la proportion.

Dans les années 2000, lorsque je rechercherai Jean-Louis sur un moteur du net, je le retrouverai en peintre mystique chrétien, fresquiste et auteur de vitraux pour églises… Comme quoi l’hyper-rationalisme suscite par réaction la mystique, son contraire.

Je conçois aisément, ainsi que le disait Nietzsche, que la méthode scientifique ait balayé d’un coup de vent salubre tous les obscurantismes accumulés par l’Église pour conserver son pouvoir. Ayant conduit à la « mort » de Dieu, la Science a pu s’ériger en nouvel absolu. La raison humaine a eu l’ambition de remplacer celle du Grand Horloger. Mais le scientisme n’est qu’un réductionnisme, il ignore ou évite tout ce qui n’entre pas dans le schéma calculable, objet de la méthode expérimentale. Il n’est en fin de compte qu’une variante de nihilisme puisqu’il réduit tous les faits à des causes mécaniques ou chimiques, évacuant une bonne part de l’humain. En s’imposant comme vérité seule, cette conception aliène l’individu. Brimant les sentiments comme les pulsions corporelles au nom d’une raison abstraite et d’une logique artificielle, on comprend les ravages que peut exercer une telle théorie poussée à son ultime développement. Ce sont les philosophes-machines, les politiciens rouages de l’Histoire, les chefs charismatiques qui incarnent la race, les savants fous, les traders en délire, les médecins-qui-savent-tout.

Adrien Sixte, le héros de Paul Bourget, écrit des livres sur l’amour sans l’avoir jamais fait. Réglé comme une horloge, son existence est isolée de la plus élémentaire réalité. Il projette le regard de sa raison glacée telle une giclée d’acide. Il dissèque, analyse, détruit. Son esprit coupé du cœur et des sens réduit à quelques mécanismes secs et morts ce qui était auparavant foisonnement et vie. Il est robot pensant, bien loin du roseau évoqué par Pascal. La Raison pure, irréelle parce que soi-disant « détachée », brime au lieu de libérer. Elle aliène à la mécanique ce qui est richesse du vivant. Elle dessèche et détruit au lieu d’aider à vivre. Ainsi Robert, « le disciple », tombe-t-il amoureux de la femme qu’il voulait froidement étudier. Ainsi Adrien n’arrive-t-il pas à comprendre comment ses idées ont pu conduire au meurtre.

Et pourtant… La dichotomie du corps et de l’esprit, issue de l’idée pure d’une âme immortelle dans une enveloppe périssable, n’est qu’artifice et fausseté. Le divorce du corps et de l’esprit est impossible chez les êtres vivants – ou bien ils ne « vivent » plus mais deviennent mécanique. C’est le mérite de Nietzsche, avant Freud et après Darwin, de s’y être opposé avec violence. L’esprit n’est qu’une manifestation du corps, il est le corps dont il utilise l’énergie, sublime les pulsions et oriente les passions. Opposer corps et esprit, c’est tuer l’un et l’autre.

Le scientisme est un suicide. En France, la révolte contre ce déterminisme sera conduite en littérature, par Gide avec sa conception de « l’acte gratuit ». Étouffé de rigorisme protestant, Gide aspirera à son contraire : la grande libération chantée plus tard en 1968, la disponibilité totale de l’être à la jouissance. Cette réaction est excessive, créant à son tour de nouvelles aliénations dont Houellebecq parlera dans les années 2000, mais il aura eu le mérite de réhabiliter la sensualité et le respect du corps chez les intellectuels anémiés. Il pourfend dans L’Immoraliste « la culture, née de la vie, tuant la vie » (II, 2).

Soyons donc positif, aimant la vie avec ivresse et raison, mais non positiviste, réducteur de tout à nos étroites méthodes.

Paul Bourget, Le disciple, 1889, Livre de poche classiques 2010, 384 pages, €7.90 e-book Kindle €0.99

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George Sand, Lélia

Roman poème philosophique, Lélia est non seulement difficilement classable mais aussi difficilement lisible en notre siècle. Deux personnages-types seulement : la femme et l’amant ; déclinés en deux binômes antagonistes comme l’auteur aime à créer, découvrant la dialectique avant Marx.

Lélia est une femme de 30 ans, frigide et revenue de tout ; son pendant est sa sœur chérie Pulchérie (qui sonne également comme sépulcre), jouisseuse du présent et multipliant les amants d’un soir, tentée même d’être gouine avec sa sœur par enivrement des sens (p.372 – tentation personnelle de l’auteur). L’amant de Lélia est Sténio, « l’enfant » (d’environ 17 ans au début, 20 ans à la fin), poète énamouré vibrant de désirs ; son pendant est Trenmor, vieux routard du sexe et de la vie, galérien cinq ans pour dettes de jeu, revenu de tout lui aussi mais avec énergie et volonté – le héros romantique sans sexualité. Un autre pendant noir est Magnus, prêtre par dépit de l’amour, hanté de macération et de sexe, le parfait négatif de toute foi chrétienne parce qu’il en accentue avec une discipline exacerbée toutes les injonctions d’église pour châtier la chair. Ni amour, ni poésie, ni religion : le siècle a tout détruit.

Et tous ceux-là monologuent à longueur de pages, déclament leurs hautes pensées dans une grandiloquence aussi vaste que creuse car le lecteur pense très vite que ce qu’il leur faudrait à tous, c’est baiser ardemment une bonne fois pour toutes afin de réconcilier « la chair », le cœur et « l’esprit » que le siècle fait divorcer. C’est ce que voudrait l’adolescent Stenio, empli de la santé du corps, des désirs du cœur et du bon sens de la jeunesse. Il est décrit frissonnant de sensualité, garçon « dont la beauté faisait concevoir la beauté des anges » p.478. Mais Lélia joue avec lui comme avec un bichon, se déclarant « sa mère » (dominatrice et castratrice), caressant sa peau nue par la chemise ouverte avant de flirter jusqu’au baiser, puis de repousser ses ardeurs avec horreur. « Tiens, laisse-moi passer ma main autour de ton cou blanc et poli comme un marbre antique, laisse-moi sentir tes cheveux si doux et si souples se rouler et s’attacher à mes doigts. Comme ta poitrine est blanche, jeune homme ! » p.322. Stenio ne sera heureux que dans l’illusion d’une seule nuit, lorsque Pulchérie, qui a la même voix que Lélia, le baisera jusqu’à plus soif sous couvert de l’obscurité. Sténio aura alors un sentiment d’accomplissement de tout son être qui le rendra heureux… jusqu’au matin où il s’apercevra de la supercherie. Il comprendra alors « la leçon de la vie » : le froid réalisme des êtres et des situations. « La poésie a perdu l’esprit de l’homme », conclut philosophiquement Lélia (l’auteur) p.378.

Faute de pouvoir aimer de tout son être, en harmonie des sens avec sa passion et toute son âme, le garçon ne sera plus qu’animal. Il se lancera dans la débauche, de fille en femme, de vin en élixirs, de fêtes en orgies. Trenmor, sur les instances de la frigide et orgueilleuse Lélia pleine de remords (l’idéal de George Sand), le retrouvera flétri dans la villa italienne de Pulchérie, la chemise défaite sur sa maigreur maladive. Il tentera de le sauver en l’emmenant au monastère des Camaldules mais ce sera trop tard. L’esprit s’est séparé de la chair et le cœur est devenu sec. Le « mal du siècle » XIX de cette « génération avide et impuissante » (p.296), a encore frappé. Nous sommes, selon ce romantisme corrosif de toute santé, « condamnés à souffrir, (…) faibles), incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous » p.260.

Le lecteur d’aujourd’hui comprend pourquoi George Sand a connu des échecs au théâtre car ces beuglements interminables sur l’aspiration vaine à l’inaccessible lasse vite tout public, même en belle langue. Le sublime n’a rien de naturel et ne peut être tenu constamment. L’amour platonicien est réservé aux sages, pas au tout venant ; et notamment à ceux qui ont beaucoup vécu et sont las des sens. Le spiritualisme poussant le christianisme à l’éthéré est une imposture qui masque la cruauté des femmes (d’Aurore Dupin elle-même avec Aurélien de Sèze) et souvent leur frigidité en cette époque de machisme tranquille où (contrairement au XVIIe siècle) l’homme prend son plaisir sans égard pour sa compagne, violée trop tôt selon les usages du temps. Ainsi « la princesse Claudia » sera amenée à Stenio débauché dans la fleur tendre de ses 14 ans à cause de « sa puberté précoce » p.455 ; le jeune homme ne la souillera pas, moins par scrupule d’user des femmes comme des objets après ce que Lélia lui a fait, que par impuissance due à l’épuisement de sa débauche. Lélia, c’est la Femme « telle qu’elle est sortie du sein de Dieu : beauté, c’est-à-dire tentation ; espoir, c’est-à-dire épreuve ; bienfait, c’est-à-dire mensonge. (…) Si tous les hommes n’étaient pas fous, (…) ils connaîtraient le danger, ils se méfieraient de l’ennemi » p.314. Lélia, c’est Aurore Dupin dite George Sand, une masculine avide de dominer les hommes plus jeunes qu’elle et de les efféminer par revanche : Jules Sandeau, Alfred de Musset, Sténio.

La leçon philosophique de George Sand sur la religion est loin du catholicisme d’Eglise de son temps et plus proche de la philosophie naturelle à la Rousseau : « Oh ! c’est que la nature est plus forte que votre faible cerveau, parce que la nature est Dieu, parce que votre foi n’est qu’un rêve doré, une folle ambition poétisée par le génie d’un sectateur enthousiaste ! » p.481. Il n’y a pas d’esprit du mal, « l’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu ; c’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés » p.260. Darwin évoquera l’hérédité, Spencer la société, Nietzsche l’illusion des croyances, Marx l’économie matérielle et la société, Freud l’éducation – mais George Sand qui ne sait pas grand-chose mélange tout ça dans la réponse chrétienne d’évidence : « Dieu ». Quand on ne sait pas, c’est Dieu ; quand on ne comprend rien, c’est Dieu ; quand on vit bien ou mal, c’est Dieu – même « le calme » qui est la fin de tout changement du monde et des situations, c’est Dieu ! p.282. D’où l’impuissance de ses personnages à prendre leur destin en main comme à nous intéresser à leur sort. Car d’intrigue : point. Et tout le monde meurt à la fin.

George Sand, Lélia, 1833, Folio 2003, 308 pages, €8.50 e-book Kindle €2.99

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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George Sand, Indiana

Le mari, la femme, l’amant, un thème classique du romanesque revu et moralisé par une femme auteur voulant peindre la psychologie. Delmare, un colonel de l’Empire en demi-solde à la fin de sa soixantaine, Indiana son épouse, une jeune créole de l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) de 19 ans seulement et Raymon, l’amant arriviste fils unique charmeur et égoïste. Voilà pour les protagonistes, auxquels il faut ajouter Ralph, le protecteur, mi-grand frère, mi-papa, qui s’est occupé d’Indiana orpheline lorsqu’elle avait 5 ans et lui 15, en butte à un père bizarre et violent. En quatre parties, chacun des personnages sera abordé dans ses profondeurs pour faire du tout un « roman de mœurs ».

Indiana est mal mariée, son époux est sans esprit, sans tact et sans éducation, un vrai militaire sorti du rang. Il a le sens des affaires – et de l’honneur, ce qui le ruinera. Il n’est pas tout mauvais mais mal adapté à sa tendre et chère qui, femme trop tôt, rêve et bovaryse pour le beau-parleur Raymon de Ramière (nom dans lequel l’on pense irrésistiblement au ramier), incarnation d’une société égoïste. Pour lui, faire tomber une femme est un jeu plus qu’une nécessité sexuelle. Ralph, qui aime profondément Indiana, fait ménage à trois en restant chaste et flegmatique, en baronnet anglais athlétique aux émotions renfermées. Raymon est tout d’abord subjugué par Noun, la servante créole d’Indiana, aussi naïve que lascive selon les conventions du temps. Mais lorsqu’il aperçoit sa maitresse, plus chic, il lâche la proie pour l’ombre et le drame se noue dans l’excès romantique et la mort romanesque. La chute du gouvernement Martignac en août 1829 incite Ralph, très investi comme Doctrinaire (conciliateur entre monarchie et révolution), à fuir en province et à chercher une compagne dans l’exil, donc à écrire à Indiana qu’il avait rejetée à Paris. La politique se mêle aux sentiments, George Sand tient à ce que les passions soient incarnées de façon réaliste dans leur époque et non pas dans l’abstrait.

Toutes les faces de « l’amour » sont abordées, du conventionnel bourgeois d’un mariage d’intérêt (la fortune pour elle, les soins des vieux jours pour lui) à l’amour fou romantique (illusoire et narcissique), et à l’amour fraternel ou paternel, filial, entre un être jeune et un plus vieux. Les trois peuvent-ils fusionner ? C’est ce que laisse entendre l’auteur sur la fin, dans une synthèse audacieuse qu’elle a soin de situer hors de la société, dans une sorte de paradis des amours enfantines à la Paul et Virginie.

Mais le roman est aussi social, voire « moral ». Tel personnage représente la loi qui « parque nos volontés comme des appétits de mouton » p.5 Pléiade (le mari colonel), l’autre l’opinion (la vieille tante parisienne), un troisième l’illusion (l’amant mondain). Le message transmis est « la ruine morale » de la société sous Charles X (le roman commence en 1827). Le type est « la femme, l’être faible chargé de représenter les passions opprimées, ou si vous l’aimez mieux, opprimées par les lois » (qui empêchent le divorce depuis la Restauration et soumettent comme mineure juridique depuis le code Napoléon, la femme au mari). C’est ce retour réactionnaire qui donne à l’époque sa « décadence morale » p.7. Aurore Dupin, alias George Sand, a eu plusieurs maris et pléthore d’amants. Elle écrit ce premier roman avec sa chair, sa passion et sa colère en quatre mois, sans plan préconçu. D’où le plan bancal mais surtout la souplesse du style et les envolées de certaines pages.

Le succès fut immédiat, près de 2000 exemplaires vendus, ce qui relativise les ambitions des auteurs d’aujourd’hui… C’est que les lecteurs étaient surtout des lectrices de « salons », ce qui perdure de nos jours, les salons d’hier étant aujourd’hui les profs des médiathèques et l’opinion de province. George Sand s’est trouvée surprise de son succès et pas très heureuse au fond. Pour elle, « le peuple des petites villes est, vous le savez sans doute, la dernière classification de l’espèce humaine. Là, toujours les gens de bien sont méconnus, les esprits supérieurs sont ennemis-nés du public. Faut-il prendre le parti d’un sot ou d’un manant ? Vous les verrez accourir. Avez-vous querelle avec quelqu’un ? ils viennent y assister comme à un spectacle ; ils ouvrent les paris ; ils se ruent jusque sous vos semelles, tant ils sont avides de voir et d’entendre. Celui de vous qui tombera, ils le couvriront de boue et de malédiction ; celui qui a toujours tort c’est le plus faible. Faites-vous la guerre aux préjugés, aux petitesses, aux vices ? vous les insultez personnellement, vous les attaquez dans ce qu’ils ont de plus cher, vous êtes perfide, incisif et dangereux » p.141, 3ème partie chap.19. Il n’y a rien à redire au portrait social de la France provinciale – si ce n’est qu’elle s’est désormais répandue sur « les réseaux sociaux » comme opinion commune.

L’auteur donnait son avis sur les personnages, intervenant comme le chœur antique version morale pour en guider la lecture. Cet aspect original a plus ou moins déplu et l’auteur l’a éliminé dans les éditions suivantes. Mais le roman s’en trouve déséquilibré et l’édition de la Pléiade reprend le texte de l’édition première, plus authentique. Il n’apparaît plus gênant aujourd’hui que l’auteur intervienne comme personnage à part entière ; cela lui donne une position d’observateur et donne du relief à la psychologie de chacun.

Au total, les phrases sont longues et le verbe abondant, comme au XIXe, ce qui peut rapidement lasser les illettrés pressés d’aujourd’hui. Mais la littérature y gagne et l’économie des passions reste prenante.

George Sand, Indiana, 1832, Folio 1984, 395 pages, €8.00 e-book Kindle €0.70

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Eternelle adolescence matznévienne

« Ce qui rend la vie sociale si ennuyeuse, c’est son hypocrisie. Chacun se compose un personnage, affecte une unité de surface. Celui qui ose avouer ses contradictions fait scandale. On le traite d’immature ou de débauché. Pourtant, c’est ainsi : coexistent en nous un spirituel et un sensuel, un cynique et un tendre, un égoïste et un généreux, un Don Juan et un amant capable de fidélité, un destructeur et un créateur. La lucidité nous invite à confesser notre nature contradictoire, fugitive, polymorphe ; mais la lucidité est une vertu infernale, c’est-à-dire une vertu qui autorise les pharisiens à nous envoyer rôtir en enfer » p.57. Certes mais, cher Matzneff, il ne s’agit pas de résoudre ses contradictions selon ce qu’on croit être « la » morale unique en tout temps et en tous lieux, comme si un Dieu unique omnipotent nous enjoignait de lui obéir sous peine d’enfer éternel. Si certains le croient, ils ne peuvent imposer à tous ce fantasme totalitaire.

Devenir adulte, c’est non pas « résoudre » mais « vivre avec » ses contradictions, inhérentes à la nature humaine et à ce monde ici-bas, mêlé et imparfait. L’idéal n’est qu’une image, il n’est jamais accompli. Cela dit, si au lieu d’en jouir il en avait élevé, Gabriel Matzneff aurait probablement une autre conception des « jeunes personnes ». Il les saurait fragiles, même si le plaisir ne doit pas leur être interdit.

Gabriel Matzneff en son enfance

L’un des modèles de Gabriel Matzneff est Giacomo Casanova, « un séducteur qui connait des succès, mais aussi de nombreux échecs, un amant qui fait l’expérience du plaisir, du bonheur, de la passion partagée, mais aussi  celle du dédain, de la trahison, de la douleur ; c’est un infidèle qui aspire à la constance, un cynique tendre, un écorché vif toujours encombré de nouvelles amantes et tourmenté par la nostalgie de ses amours évanouies, un bon chrétien disciple d’Epicure et du Sequere deum des stoïques, un hédoniste tenté par le monastère, un pédophile hétéro sensible à la beauté des jeunes garçons, un cavaleur plein d’énergie vitale qui manque de se suicider, un être que dévorent ses pulsions contraires et qui, de cette existence incohérente, hors norme, a tiré une œuvre qui nous émeut, nous amuse, nous captive, nous enseigne et nous enchante » 2010, p.158. Ne voilà-t-il pas un bon portrait de lui que Matzneff revendique pour la postérité ?

Un autre modèle est Montherlant. Mais celui-ci, adulte, vivait une « alternance », ainsi appelait-il ses actes contradictoires et successifs ; ils tournaient autour d’un axe : ce qui fait la morale de soi, l’image que l’on a de nous-mêmes à nos propres yeux. Il semble que Matzneff n’ait jamais vraiment mûri comme Montherlant l’a fait, voulant vivre « en même temps » ses contradictions. Est-ce un vice de son époque incapable de choisir ? Inapte à construire une personnalité ? Signe que mai 68 perdure, les marcheurs politiques se veulent « en même temps », façon plus subtile d’opérer une « synthèse » à la Hollande mais guère plus efficace. A certains moments, il faut décider, prendre un chemin et pas un autre, quitte à bifurquer ensuite. D’où le sentiment de flou de la politique actuelle du président Macron et les citoyens déboussolés. S’il est réaliste de naviguer à vue quand le brouillard se lève et d’actionner la barre pour éviter tout obstacle brusquement surgi, il n’en demeure pas moins qu’un cap doit être défini si l’on veut aller quelque part. L’adolescence prolongée, dans la vie comme en politique, est ridicule et stérile, Matzneff l’apprend à ses dépens.

En revanche, la foi est peut-être la part d’adolescence que nous pouvons garder jusqu’à un âge avancé. Elle est doute et impossibilité raisonnable à décider ; elle est curiosité et élan. « Nous pouvons, c’est mon cas, (…) avoir des doutes sur l’enseignement de l’Eglise et simultanément avoir le sens du sacré, de la transcendance » p.75. Raison et sentiments… L’adolescent subsiste dans l’adulte. « J’ai une unique certitude qui constitue le pivot et la justification de ma vie agitée : nous sommes sur cette Terre bénite et maudite pour créer de l’amour, pour créer de la beauté » 2009, p.130. Romantique, isn’t it ? Tellement « jeune » en tout cas. « Il n’y a pas de foi chrétienne sans une rencontre personnelle avec le Ressuscité » p.53.

Mais qu’un Dieu existe ou pas, au fond quelle importance ? Il s’agit seulement de « croire » car l’illusion aide à vivre, surtout à l’âge où l’on se construit. Nietzsche l’avait bien compris qui faisait de « l’artiste » le type humain le plus haut à l’âge adulte et de la lucidité contre toutes les croyances une sur-humanité. Dans « les prières (…) l’essentiel est le plaisir et la consolation que nous éprouvons en les formulant. Si Dieu n’existe pas, tant pis pour lui » déclare Matzneff p.156.

L’adolescence, même attardée, donne à penser. Mais elle semble de moins en moins socialement acceptable.

Gabriel Matzneff, Séraphin c’est la fin ! 2013, La Table ronde, 267 pages, €18 e-book Kindle €12.99

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Huysmans, A rebours

L’auteur rompt avec le naturalisme de ses précédents romans : plus de putes populacières, de mariages arrangés dans le médiocre ni de vieux garçons amollis dans le célibat. Il aborde le symbolisme avec un nouveau personnage : l’aristocrate décadent au raffinement épuisé, l’esthète réfractaire.

Des Esseintes, avec son nom précieux de fleur rare, a consumé sa jeunesse en frasques sensuelles de toutes sortes : avec les filles, le jeu, la gastronomie, le théâtre. Il est désormais repu, fatigué, détraqué. Il est atteint de la maladie de sa génération, le nervosisme, l’exacerbation des nerfs que l’auteur qualifie, selon les médicastres du temps, de « névrose ». Freud lui donnera un autre sens mais l’essentiel s’y trouve : l’inconscient agit sur le corps et le Pessimisme fin de siècle, théorisé par Schopenhauer à ce moment, n’aboutit qu’à la dépression mentale, à l’acédie affective et au délabrement physique. Un Schopenhauer étrangement proche de L’imitation de Jésus-Christ traduite par Lamennais en 1844, « la résignation avec la panacée future en moins », écrira Huysmans à Zola. Car la vie est désespérante pour qui n’a pas l’énergie suffisante. Des enfants ? Surtout pas ! « C’était de la gourme, des coliques et des fièvres, des rougeoles et des gifles dès le premier âge ; des coups de bottes et des travaux abêtissants vers les treize ans ; des duperies de femmes, des maladies et des cocuages dès l’âge d’homme ; c’était aussi, vers le déclin, des infirmités et des agonies, dans un dépôt de mendicité ou dans un hospice » p.670. De quoi se flinguer – ou se convertir pour se consoler dans l’imagination d’un autre monde possible.

Réalisant sa fortune en terres, notre aristocrate encore jeune est devenu misanthrope. « Il flairait une sottise si invétérée, une telle exécration pour ses idées à lui, un tel mépris pour la littérature, pour l’art, pour tout ce qu’il adorait, implantés, ancrés dans ces étroits cerveaux de négociants, exclusivement préoccupés de filouteries et d’argent et seulement accessibles à cette basse distraction des esprits médiocres, la politique, qu’il rentrait en rage chez lui et se verrouillait avec ses livres » p.558 Pléiade. Il investit dans une maison isolée à Fontenay-aux-Roses qu’il fait aménager selon ses plans. Tout doit être artifice pour éloigner « les nerfs » de la réalité trop crue. L’énergie vitale éthérée et vacillante du personnage ne peut supporter le vrai, le charnel, le réel. Il lui faut l’illusion de l’art, les préparations de la science, la cuisine prédigérée du « sustenteur » (ancêtre de la cocotte-minute), les supports littéraires et graphiques idoines à l’imagination, pour daigner vivre. Même le voyage à Londres s’arrête rue de Rivoli : le dépaysement imaginaire suffit à combler l’envie d’ailleurs.

Le soleil est donc tenu au-dehors comme la pluie, la lumière filtrée par un aquarium où composer des symphonies de nuances à l’aide de colorants. Il est vrai que le temps des pluies ne fait pas envie au déprimé chronique : « Sous le ciel bas, dans l’air mou, les murs des maisons ont des sueurs noires et leurs soupiraux fétident ; la dégoûtation de l’existence s’accentue et le spleen écrase ; les semailles d’ordures que chacun a dans l’âme éclosent ; des besoins de sales ribotes agitent les gens austères et, dans le cerveau des gens considérés, des désirs de forçat vont naître » p.633. De même l’orgue aux parfums permet d’ajuster l’odeur de la pièce aux états d’âme, tout comme la cave à liqueur contente le palais par des assemblages rares et les fleurs rares les bizarreries de la nature. Il n’est jusqu’à la bibliothèque qui ne soit sélectionnée, choisie et ordonnée selon les penchants intellectuels.

Dans cette thébaïde, des Esseintes vit reclus et solitaire, servi par un couple de vieux domestiques qui l’ont connu enfant, chargé des courses, de la cuisine et du ménage. Huysmans aurait pris pour modèle Robert de Montesquiou, croqué ultérieurement par Proust, lui aussi féru de chambre fermée où tout réel est banni, mais Montesquiou est fantasmé par l’imaginaire et le produit des Esseintes ne lui ressemble pas, qui apparaît plutôt comme un Werther névrosé, un précurseur de Dorian Gray, a-t-on dit.

S’ensuivent des chapitres entiers d’inventaires, très documentés avec les mots choisis, mais un brin fastidieux. Tout y passe du décor précieux, frisant le ridicule : les meubles, les souvenirs d’enfance, les livres en latin, l’agencement des pièces, les gravures et tableaux, les pierres précieuses, la religion, les fleurs, les maitresses, les parfums, la littérature contemporaine, la musique… C’est lassant à la lecture, même si l’on y trouve quelques pépites. Ainsi l’auteur préfère-t-il, parmi les auteurs de son siècle, Baudelaire, Villon, d’Aubigné, Bossuet, Pascal, Lacordaire, Goncourt, Verlaine, Poe, Corbière, Mallarmé et évidemment Zola son mentor.

Côté sexe, c’est plus ambigu. Des Esseintes est « à rebours » de tout le monde, donc plutôt porté à l’inversion. Deux épisodes avec de jeunes garçons sont saupoudrés comme en passant. Le premier, « un galopin d’environ 16 ans, un enfant pâle et futé, tentant de même qu’une fille » p.592 Il lui demande du feu et des Esseintes lui paie une pute, voulant l’accoutumer au plaisir et au luxe pour, en le privant quelques semaines plus tard, en faire un assassin. Déjà sadique, mais parfois tenté, comme souvent les catholiques, par « les anges » : « la religion avait aussi remué l’illégitime idéal des voluptés » remarque-t-il p.624. Le second, « un tout jeune homme », « échappé du collège ». « Du hasard de cette rencontre, était née une défiante amitié qui se prolongea durant des mois », dit l’auteur, elliptique p.624. Car il n’aime pas le sexe et il se contente des gravures de Callot ou des excentricités de Sade pour suggérer davantage. Ou se décentre chez Pétrone, l’auteur du Satyricon, qu’il prise fort avec sa description des mœurs de son époque, « la menue existence du peuple, ses épisodes, des bestialités, ses ruts » p.561. Mais c’est encore dans la Bible qu’il connait de troubles joies sensuelles avec Salomé qui danse nue devant le Tétrarque, couverte de pierreries qui pendouillent et dont le frottement fait ériger ses seins. Gustave Moreau la peint en « déité symbolique de l’indestructible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite » p.581.

C’est un roman somptueux, baroque et décadent qui fait date, constituant la rupture de l’auteur avec le naturalisme de Zola et l’ouvrant à la conversion catholique, huit ans plus tard. Tous ses romans ultérieurs sortent d’A rebours ; tous les thèmes y seront approfondis et développés. Fantaisie documentée, des Esseintes campe un type d’énervé devenu trop sensible, une « hérédité datant du règne de Henri III » p.624. L’histoire d’un détraqué fin de siècle, pessimiste sans Dieu qui finira par retrouver les bras de Maman selon la dernière phrase du roman : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir » p.714.

Joris-Karl Huysmans, A rebours, 1884, Folio Gallimard 1977, 430 pages, €8.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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