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Valy

Lorsqu’il était petit, vers 1930, Valéry Giscard d’Estaing se nommait lui-même Valy. Ce petit nom d’enfant le rend plus familier, ce qu’il savait être avant que le pouvoir ne l’isole.

Je l’ai rencontré pour la première fois avant qu’il ne devienne président, lors d’une conférence qu’il fit sur l’inflation à l’université Paris II Assas. Avec la pandémie et les gestes barrière, on ne se rend plus compte de l’attrait incomparable d’une ville comme Paris pour côtoyer des gens qui vous apprennent quelque chose sur la vie et la société. Je n’étais pas élève d’Assas mais j’étais venu, avec d’autres camarades de Science Po, poussé par la curiosité. Avec Valéry Giscard d’Estaing l’économie devenait claire, immédiate, bien loin du jargon à prétentions matheuses du corps professoral qui cachait souvent une ignorance du terrain par une théorisation inutile. Sans parler de l’idéologie, à l’époque toute au marxisme, nouvelle bible des intellos qui y puisaient la scolastique et la morale sans chercher plus loin. Heureusement, nous avions Raymond Barre comme prof.

Giscard est élu président après avoir passé deux bacs à 16 ans, s’être engagé dans l’armée de Leclerc à 18 ans et être décoré de la croix de guerre 1939-45 à 21 ans, avoir été reçu à Polytechnique puis à l’ENA, avoir été élu député du Puy-de-Dôme en 1956 à 30 ans puis secrétaire d’État aux Finances du général de Gaulle auprès d’Antoine Pinay à 32 ans puis plusieurs fois ministre des Finances. Il bat Mitterrand de 425 000 voix en mai 1974. La France de l’ouest, de l’est et du centre a voté pour lui, ainsi que Mireille Matthieu, Jacques Chirac et Johnny Hallyday. Moi pas, je n’avais pas l’âge requis pour voter et, sept ans plus tard, j’ai choisi un autre candidat. Mais j’ai pu côtoyer sa nièce Olivia lors des réunions d’analystes financiers à Paris.

Ce fut, avec le recul, un bon président, initiant les réformes de société indispensables après l’émergence de la jeunesse comme état d’esprit en 1968. Les vieux conservateurs, qui se disent « gaullistes » en figeant l’image du général, vont très vite regimber, comme ils continuent de le faire aujourd’hui sur toute évolution de la société. Giscard était, au contraire d’eux, un « libéral », ce qui signifie qu’il ne refusait pas la marche du monde mais l’accompagnait en la régulant. Les réformes qui vont de soi aujourd’hui datent de son septennat : majorité à 18 ans, divorce par consentement mutuel, dépénalisation de l’avortement, intégration des handicapés, politique plus verte de la ville, fin des saisies de presse et de la censure des films, fin des écoutes téléphoniques ordonnés par l’exécutif (que Mitterrand s’empressera de rétablir), saisine du Conseil constitutionnel par 60 députés ou sénateurs. Il va donner une impulsion nette à l’Europe, que Mitterrand prolongera, et créer l’embryon de la monnaie unique.

Ce sont malheureusement les chocs pétroliers dus à la géopolitique contre Israël et au réveil religieux islamiste (déjà..) en Iran, qui vont faire grimper le chômage et l’inflation, créant le mal être dans la société après les Trente glorieuses et l’euphorie post-68. Si Giscard supprime l’immigration de travail en 1974, son premier ministre Chirac rétablit le droit au regroupement familial en 1976, et le Conseil d’État annule le décret de 1977 qui suspend le décret Chirac pour consacrer le « droit de mener une vie familiale normale » en principe général du droit selon les alinéas 5 et 10 du préambule de 1946 à la Constitution. De là date le robinet ouvert, avec l’appui de la gauche sans frontières.

En 1981, Valéry Giscard d’Estaing est battu sur un mélange d’isolement du pouvoir monarchique (qui sera pire sous Mitterrand avec la Cour et le Château), d’affaires montées en épingles par les médias (les fameux « diamants » qui n’étaient que des éclats pour quelques milliers de francs) mais surtout par l’arrogance de l’intelligence. Difficile de se mettre à la portée des gens moyens lorsque vous êtes très intelligent, que vous détenez le pouvoir et que les courtisans vous adulent. Sept ans, c’était long et le sphinx florentin qui lui a succédé a bien manipulé les naïfs de gauche pour parvenir au sommet, les laissant faire joujou avec le franc, les industries et l’économie avant, 18 mois et trois dévaluations du franc plus tard, de mettre en demeure ses candidats premier ministre de choisir : le modèle Corée du nord ou l’arrimage socio-libéral à l’Europe. Il les a roulés dans la farine et a maté la gauche des utopies pour longtemps. Son double septennat a créé « la génération Mitterrand » (dite la génération Y par les Yankees), ce qui a éclipsé l’œuvre de Giscard. A tort à mon sens, mais l’histoire est impitoyable.

A presque 95 ans, il aura bien vécu. Le Covid l’a tué, achevant son insuffisance cardiaque. Le centrisme qu’il affichait, reflet de son intelligence des situations et plus Maupassant que Hugo, a du plomb dans l’aile avec la montée des ressentiments, des intolérances et des extrémismes aujourd’hui. Il reste cependant un modèle.

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Echec du social et du démocrate

La revue Gallimard Le Débat, dans son numéro 209 de mars-avril 2020, propose un dossier de réflexion sur « la gauche face à l’avenir ». Les contributions sont inégales, parfois se répètent, mais émergent quelques idées fort intéressantes à qui veut comprendre pourquoi la social-démocratie est en échec dans toute l’Europe, et particulièrement en France.

L’idée générale est que le mouvement économique du monde, porté par les Etats-Unis, dérive vers l’inégalité sociale (les plus qualifiés parisiens et la finance revalorisés, les moins qualifiés et les provinciaux dévalorisés par le numérique) et vers la destruction accrue de l’environnement (produire toujours plus, vendre toujours trop, remplacer artificiellement par obsolescence programmée), tout en évidant la souveraineté nationale par des traités internationaux, depuis l’Union européenne aux normes juridiques contraignantes jusqu’aux traités de « libre-échange » négociés par les technocrates loin du peuple. D’où chômage des vieux ouvriers et précarité des jeunes mal qualifiés… qui se tournent alors vers les partis extrêmes : extrême-droite pour les vieux peu cultivés, extrême-gauche pour les petits intellos déclassés.

« L’échec de la gauche de gouvernement s’explique d’abord par l’incapacité de ses représentants à rendre intelligibles les profondes mutations des sociétés occidentales au cours des quatre dernières décennies » (1980-2020), martèle Benjamin Vendrand-Maillet, diplômé de Cambridge. L’échec de Jospin l’avait montré, l’échec de Hollande fut pire.

Les deux chocs pétroliers (1973 et 1979) ont terminé les Trente glorieuses de la croissance forte et inclusive, tandis que l’échec du communisme à l’Est jetait la suspicion sur les injonctions d’Etat, potentiellement totalitaires. Par effet de balancier, l’individualisme libéral a chassé le progrès collectif et les luttes sociales au profit de l’autonomie de l’individu rationnel, donc responsable de lui-même. A la puissance publique de lui donner les capacités, pas des emplois, ce que prônaient le centre droit et la droite. D’où Macron après Sarkozy ; Fillon serait allé probablement au-delà, vers plus de responsabilité individuelle et moins de sécurité sociale.

L’illusion du PIB fait que la croissance moyenne – déjà faible – ne dit rien de ses bénéficiaires : or la croissance est forte pour une frange de plus en plus étroite d’individus (financiers, informaticiens, consultants en organisation, stars des médias et de l’écran, chanteurs vendus comme des paquets de lessive, footeux portés au pinacle de la société du spectacle…) tandis qu’une stagnation allant vers la précarisation et la marginalisation est le lot d’une majorité de plus en plus vaste. D’où la révolte fiscale en « sac de pommes de terre » des gilets jaunes, composés principalement des classes moyennes déclassées, des petites villes et des petites retraites – mais incapables de s’unir pour proposer une alternative collective.

L’illusion de la technologie, née à la Renaissance et florissante au XIXe siècle jusque dans les années soixante dans la science-fiction, est que seul vaut ce qui est calculable, probabilisable et contrôlable. Tout le reste n’est rien, à commencer par l’humain. La société influe-t-elle sur la technique ? En tout cas la technique influe sur la société : tout ce qui est techniquement possible sera un jour réalisé, malgré les comités d’éthique et autres garde-fous provisoires. L’informatisation de tout a ceci de cocasse que les « services publics » ne suivent plus : réseau encombré, serveurs sous-dimensionnés, embouteillage au traitement (l’Assurance-retraite bloque dès l’envoi de deux ou trois documents numérisés, la Mairie de Paris a déconnecté ses « services en ligne » tant vantés sur le site officiel). D’où aussi la dévolution progressive du pouvoir aux algorithmes (ainsi Pôle emploi vous « désinscrit » automatiquement sans prise de contact préalable si certains critères automatiques sont remplis), et le « capitalisme de surveillance » qui vise à prédire les comportements pour vendre, surveiller et punir (notamment en Chine où le parti unique domine la technique d’efficacité capitaliste à son profit). L’homme-machine de La Mettrie redevient d’actualité, les travailleurs n’étant plus guère que des auxiliaires des ordinateurs, smartphones et oreillettes qui guident leur temps. Ce qui ne se mesure pas n’existe pas. D’où les « évaluations » sans cesses sollicitées pour un oui ou pour un non, du e-commerce au salarié, de l’image de marque au produit acheté, du service commercial aux gîtes ruraux. Les Français, formatés très scolaires, adorent : sans mesurer combien cela se retourne contre eux. Quand ils « donnent leur avis » ou cliquent sur « j’aime » en croyant être libres, ils sont fichés, mesurés, paramétrés – en un mot empêtrés dans une suite de liens qui font sens à qui veut les contrôler. Des courriels et des démarchages téléphoniques suivent. Et ils s’en étonnent !

L’illusion de la mondialisation fait que l’on exige de s’adapter toujours plus vite et toujours au mieux. Les voyages sur les plages paradisiaques au bout du monde – quinze jours par an – ne sont que la faible contrepartie d’un dressage permanent pour éviter tout retard au rythme de vie trépidant exigé par le système, ou de décalage sur les compétences requises sans cesse étendues. « Il faut » rester en forme, performant, au top, branché, jeune, à la page, à la mode, in – en bref sans cesse plus royaliste que le roi, à la pointe de la tendance. Mouvement qui va comme un donné, sans discussion ni débat, du « c’est comme ça » au TINA (there is no alternative). Vers quel mur ? Humain ou ressources ?

Les institutions démocratiques ne sont plus qu’apparence car de plus en plus de choses se décident en dehors d’elles, d’où l’impression de Complot planétaire de mystérieux « maîtres du monde » qui rejoignent souvent le faux grossier russe des Protocoles des sages de Sion. « Ils » sont partout, « ils » nous volent notre sang, notre travail, nos enfants, « ils » nous méprisent et nous tuent par leurs cadences, leurs poisons et leurs impôts. Le doute est mis par les « vérités alternatives » (ce qui est vrai est ce que je crois, pas les faits), les détournements de vidéos et les trucages de photos sur le net, les rodomontades des coqs politiciens à la Trump, Bolsonaro et Erdogan (chacun trouvera en son propre pays des exemples). Les outils d’autonomie collective sont accaparés par une élite autoproclamée de technocrates et techniciens qui contrôlent l’agenda, les règles, les finances et l’action publique. La réforme ou l’innovation se substitue au progrès, le projet électoral court-terme remplace une certaine idée de la France.

Avec tout ça, comprenez que votre fille est muette ! La « gauche » est aussi gauche que son nom et seuls les chamboule-tout qui naissent attirent l’attention. Alors que ce que veut le peuple, au fond, reste toujours la même chose : économie de gauche, culture de droite – participation et redistribution de la valeur ajoutée et maintient d’une identité culturelle ouverte.

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