Art

Tom Wolfe, Acid test

Un document ! Celui de la génération qui a eu 20 ans dans les années soixante en Californie – le laboratoire du siècle. Les États-Unis étaient à leur apogée, vainqueurs incontestés de la Seconde guerre mondiale, ayant contenu le communisme en Corée et tentant de le faire au Vietnam, première puissance militaire et industrielle de la planète. Après les Atomic boys des années cinquante, place aux hippies et aux freaks. Un mélange de mystique et de technologie unique à l’univers américain. La drogue de synthèse LSD, la musique électro et le cinéma se mêlent dans un trip d’enfer pour briser les gaines des conventions sociales et découvrir l’au-delà de la perception.

L’expérience est l’aboutissement des années d’après-guerre américaines, ce sentiment que tout est possible, que tout reste à explorer. « Il n’avaient que 15, 16 ou 17 ans, et portaient des chemises Oxford roses, style haute couture, des pantalons tirés, des ceintures étroites et souples, des chaussures de sport – avec tout ce Straight et ce V8 en poudre dans le coffre et cette splendeur de néons au-dessus. Cela rejoignait les supers-exploits technologiques des jets, de la TV, des sous-marins atomiques, des supersoniques – les banlieues américaines de l’après guerre – un monde merveilleux  ! Et merde pour les intellectuels délicats de la civilisation américaine qui dégénère… Ils ne pouvaient comprendre, à moins de lui avoir donné le jour – cette impression – ce que c’était que d’être des Super-Kids » p.43.

Tom Wolfe, décédé à 88 ans en 2018, était un essayiste inventeur du Nouveau journalisme. Il s’agissait d’écrire ses enquêtes comme un roman, tout en conservant la vérité des faits. « L’investigation est un art, laissez-nous juste être des sortes d’artistes », disait-il. Ce pourquoi Acid test est sous-titré « chronique ». « Je me suis efforcé non seulement de raconter l’histoire des Pranksters mais aussi d’en recréer l’atmosphère mentale, la réalité subjective. Je ne crois pas que l’on aurait pu, sinon, comprendre quoi que ce soit à pareille aventure. Tous les événements que je rapporte, tous les dialogues ici consignés, j’en ai été témoin » p.407.

La chronique raconte l’odyssée en 1964 des Merry Pranskters à bord d’un vieux bus scolaire peinturluré psychédélique, comme les hallucinations colorées du LSD. Le personnage principal, sans être « le chef », est l’écrivain Ken Kesey (auteur en 1962 de Vol au-dessus d’un nid de coucouqui donnera le film avec Jack Nicholson) avec sa femme Faye et leurs quatre petits blonds, ainsi que le célèbre Neal Cassady (héros de Sur la route de Jack Kerouac, bible de la Beat generation publiée en 1957). D’autres suivent, agglomérés à la suite des expériences ddu psychologue Vic Lovell sur les drogues modifiant l’état de conscience. Kesey a été volontaire et a la sensation, avec le LSD, de voir s’étendre son état de conscience. « De fait, comme tout le reste ici, cela ressortit à la même… expérience, celle du LSD. Cet autre monde auquel le LSD ouvrait votre esprit n’existait que dans l’instant – maintenant – et toute tentative de planification, de composition, d’orchestration, d’écriture, ne pouvait que vous le dérober, vous rejeter dans un monde de conditionnement et de routines où l’esprit n’était plus qu’une soupape de sûreté… » p.62.

C’est dès lors un voyage vers « l’Hailleur » (Further) en bus à travers le sud-ouest américain qui commence, dans un déluge de guitares électriques, de sons remixés et de peinture Day-Glo (fluorescente). Il s’agit de coller à l’instant pour le vivre intensément, défoncé donc sans plus aucune contrainte. Un film de quarante heures est tourné sur le vif pour montrer « juste la vie ». Les fondateurs de religion sont tous comme Kesey : tout commence par une Expérience, puis sa communication avec un rituel de chants, danses, liturgie à l’acide pour communier ensemble, donc un sentiment de communauté conduite à l’extase, les êtres synchronisés. Pour convaincre les autres, rien de mieux que le Test de l’acide (Acid test). « Les tests étaient à l’origine du style psychédélique et de pratiquement tout ce qui en était sorti. (…) Les Spectacles complets – il procédaient directement de leur combinaison de lumières, de projections cinématographiques, des stroboscopes, des bandes magnétiques, du rock’n’roll et de la lumière noire mêlée. Le Rock acide – aussi bien Sargent Peppers des Beatles que les vibratos électroniques aigus des Jefferson Airplane, des Mothers of Invention, et de tant d’autres groupes – c’étaient les Grateful Dead (traduit par les Morts reconnaissants) qui avaient tout inventé, au cours de ces Tests » p.246.

Ce voyage aboutira aux Trips festivals de San Francisco et Los Angeles en 1966 après avoir attiré les Beatles et les Hells Angels, et contribué à créer le groupe des Grateful Dead. Ken Kesey voudra « dépasser la drogue » pour aboutir à l’état de conscience augmentée sans LSD. Ce sera le mouvement psychédélique des « acid tests » où les sons et les effets de lumière, les projections d’images sur les murs et au plafond permettront la transe puis l’extase – sans extasy. Quoique… chacun arrive déjà défoncé et le FBI veille.

Une expérience, une impasse mais féconde.

Tom Wolfe, Acid test (The Electric Kool-Aid Acid Test), 1968, Points Seuil 1996, 412 pages, €8,90 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Musée Van Loon à Amsterdam

Dans un hôtel particulier du XVIIe siècle à la façade de grès classique, dans le canal de l’empereur – KeisersGracht – la famille Van Loon a installé un musée d’ambiance. Elle occupe toujours la maison, mais à partir du second étage, laissant le rez-de-chaussée et le premier étage aux visiteurs. Il s’agit d’un intérieur bourgeois riche ou, dès l’entrée, sur la droite, un salon tendu de tissu offre ses fauteuils Louis XV et ses bergères garnies de toile de Jouy, ainsi que des portraits d’ancêtres et des photos de famille récentes encadrées.

Sur la gauche, la salle à manger avec une grande table dressée pour le dîner aux multiples couverts et verres, les plats à salade, à légumes et à viande. La table fait face aux deux hautes fenêtres sans rideaux qui donnent sur le canal. Ni rideau, ni volet, les Hollandais n’ont rien à cacher, chacun peut regarder chez eux sans que cela les gêne. Derrière, près de la porte, un dressoir où repose la vaisselle précieuse, les services à thé, à café et à gâteaux.

Après ces deux pièces, dans le couloir d’entrée, s’ouvre l’escalier principal, monumental, dont les hautes marches permettent depuis le palier du premier étage de toiser les arrivants en imposant sa présence. Sous l’escalier, sur la droite une pièce de service et, sur la gauche, une cuisine au robinet à pompe et aux casseroles de cuivre bien astiquées.

En montant au premier étage, s’ouvrent les chambres des enfants car la famille était nombreuse, ce pourquoi les descendants actuels ont été capables de conserver le patrimoine. Dans la chambre de gauche côté jardin, ont été installés des panneaux de bois peints de décors romantiques et exotiques donnés par la reine à sa suivante Van Loon. Sur la droite, une chambre au grand lit, probablement pour des amis, ou de grands enfants.

Côté canal, une grande chambre avec lit à baldaquin à la polonaise, les rideaux étant rassemblés en une sorte de chignon au-dessus du lit. On dit que le baldaquin servait à retenir les bestioles qui pouvaient tomber des poutres rongées par les vers. Les gens auraient eu la terreur d’avaler un insecte en dormant la bouche ouverte. C’était aussi, probablement, pour garder la chaleur dans une pièce où le feu s’éteignait durant la nuit. Dans la chambre de droite, deux lits jumeaux d’enfants très mignons avec des portraits de jeunes garçons et de petites filles.

Au second étage, la chambre des parents.

En redescendant, nous accédons au jardin à la française, tout de buis taillés, après une terrasse ou prendre le soleil avec une table et des bancs à dossier, entouré de putti nus flanqué d’arbustes. Au-delà du jardin, l’orangerie. Elle servait aussi d’écurie pour les chevaux. Selon une photo en noir et blanc, les plus petits des enfants attelaient un bouc à leur carriole.

Après cet intermède musée, dans l’Amsterdam fortuné de la bourgeoisie commerçante, nous allons par les rues et en traversant les canaux sud jusqu’au quartier des musées. Sur Led Zeppelin, ou plutôt Leidseplein, s’ouvre toute une série de cafés et de restaurants où nous avons toute liberté de déjeuner durant une heure et demie. Nous sommes sept à nous installer au café De Waard pour déguster une salade ou un plat de pâtes, ou de sandwiches avec une petite bière Bavaria à huit euros. Le café espresso est très ristretto et coûte quatre euros. J’ai pris pour ma part une salade du chef avec beaucoup de verdure et diverses choses dedans, dont un jaune d’œuf mollet (mais pas le blanc), tout cela pour 31 €.

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Musée Prinsenhof à Delft

Le Prinsenhof – la cour des princes – est le bâtiment où Guillaume de Nassau est venu se réfugier en 1583 avant d’y être assassiné un an plus tard par Balthazar Gérard ; il était originellement le couvent Sainte-Agathe. Nous y voyons le couloir où il a été arquebusé, deux trous de balle encore conservés dans le mur. Le prince d’Orange, dit « le Taciturne » car il parlait peu, chef de la révolte des Pays-Bas espagnols contre le roi d’Espagne Philippe II, fils de Charles Quint. Les Espagnols offriront une prime à qui l’assassinera et, après avoir échappé à plusieurs tentatives, la dernière sera la bonne. Poutine n’a rien inventé.

Le bâtiment organise une exposition consacrée au Delft de Vermeer. Elle présente le contexte culturel et historique de l’époque du peintre. J’en ai parlé antérieurement. Des tableaux de ses contemporains montrent que les sujets qu’il traitait était ce qui plaisait au public, quelques documents prouvent que non seulement il a existé mais qu’il a eu une vie et laissé des peintures en héritage.

Quelques paysages de Delft sont présentés, mais pas aussi vivants que celui de Vermeer. Il y a les mêmes filles, les mêmes intérieurs, les mêmes portraits et les mêmes scènes de genre, mais d’un talent moins affirmé.

Les tableaux d’autres peintres présentent des scènes de bordel avec les mêmes codes esthétiques : les perles, le petit sourire, la chaufferette pour se faire des sensations sous les jupes, les lèvres pulpeuses, le regard direct, la lettre. Pour moi, la Jeune fille à la perle est peut-être prête à s’offrir, mais elle a à peine 13 ans et reste virginale. Comme le guide dérape parfois dans des envolées émotionnelles d’inverti lyrique, laissons-lui son avis. En tout cas, nous en saurons plus sur Vermeer en revenant parce que nous y aurons réfléchi.

Une salle est consacrée à la fabrication de la faïence, parfois affinée pour ressembler à la porcelaine avec plusieurs cuissons successives.

Le musée ferme à 17h30. À la sortie, un joli petit garçon–fille de 4 ans, ou peut-être fille–garçon. « Iel » a les cheveux longs, blonds, un pantalon de jean mais une chemise fleurie à col rond sous le pull. « IIe » a une attitude décidée de garçon mais les jeunes parents sont peut-être branchés, adeptes du sans–genre.

Il y a de la circulation sur l’autoroute pour rentrer à Amsterdam en ce samedi soir. De très nombreuses voitures sont de couleur noire, peut-être un reste du vieux fond austère calviniste. Les champs sont séparés par les canaux de drainage et d’irrigation. On cultive surtout des fleurs. Nous revenons à l’hôtel vers 18h30, fatigués d’en avoir trop vu d’un seul coup. J’ai besoin de décanter. À l’arrêt du bus, au retour, toute une bande de Chinois attend le car. Ils sont venus peut-être pour l’exposition du siècle. La plupart portent encore des masques, le tourisme reprend.

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Musée Mauritshuis à La Haye 2

Je retiens une scène délicieusement morale de Jan Steen, 1665, où des adultes font n’importent quoi, pervertissant les gamins par leur exemple : le père rigolard donne à fumer une pipe à son fils, la femme au décolleté défait se fait verser à boire tandis qu’une chaufferette lui émoustille les dessous, la vieille chante sans savoir lire les notes, les autres font du tapage, le bonnet de travers. Le titre donne la leçon du tableau : les vieux chantent, les enfants fument – soit il ne faut jamais donner le mauvais exemple aux gamins.

Le même a peint vers 1658 une Fille mangeant des huîtres avec une manifeste gourmandise. Elle semble céder à la tentation, en cachette des personnes à l’arrière-plan, et inviter du regard le spectateur à partager avec elle la fraîcheur sexuelle et aphrodisiaque du coquillage délicieux. Une manière de vanter sa moule.

Du même toujours, la Vie humaine de 1665 est comme une scène de théâtre. Le rideau se lève sur une vaste salle où toutes les activités ont lieu, depuis la petite enfance jusqu’à l’âge avancé : cuisiner, élever des enfants, jouer de la musique, badiner, converser, servir…

Le Démocrite en philosophe rieur, de Johannes Morceles vers 1630, a un rire plus satirique ou frappé de folie que libérateur. Il est matérialiste et sceptique, ce qui est fort peu chrétien et pas très catholique. Selon Juvénal, « toute rencontre avec les hommes fournissait à Démocrite matière à rire. » Il regarde ici la mappemonde et se gausse des vermisseaux humains qui font de leurs bagatelles des questions métaphysiques alors qu’elles n’ont aucune importance.

De Frans Hals, le Jeune garçon riant (vers 1627) dont la bonne bouille ronde pleine de dents s’étire en grenouille tellement il est joyeux de vivre. Les tableaux de fleurs additionnent toutes les saisons en un méli-mélo artistique.

Mais c’est le tableau de Paulus Potter, Le Taureau (1647), qui fait grimper aux rideaux le guide : la vache a de beaux yeux alors que le paysan est banal et balourd. Quant au taureau, il n’en parle même pas : il a un problème avec les mâles.

Le Chardonneret de Carel Fabritius (1654), peintre de Delft mort lors de l’explosion de la poudrière en pleine ville, qui le ravit. La bête est fine, le plumage bien lissé, les couleurs sobres.

Il y a des Rembrandt, pléthore de Rembrandt célèbres. Par exemple La Leçon d’anatomie du docteur Tulp où le cadavre en premier plan est une anamorphose. Il est de taille réelle uniquement si l’on regarde le tableau depuis la gauche.

Il a peint également une Andromède (vers 1630), matrone aux gros seins et au ventre arrondi de bourgeoise, dénudée jusqu’au sexe et pendue par les deux mains le long d’un rocher. Elle attend le monstre qui viendra la violer, ou le prince charmant Persée qui viendra la délivrer. Mais il faut de l’imagination devant cette rentière égarée dans la mythologie.

Même chose pour Homère (1663), fort peu grec mais plus vieillard de ghetto.

Suzanne qui peigne ses cheveux, en 1636, est plus dans le ton.

D’autres « trönies » – trognes ou portraits. Celui d’Un vieux.

D’un Jeune homme au béret à plume.

D’un Homme qui rit. Lough out loud !

De Hendrick ter Brugghen, La Libération de Pierre, en 1624, fait du premier apôtre un vieillard frileux et effrayé devant la jeunesse impétueuse de l’ange resplendissant de jeunesse fougueuse qui vient le délivrer. Il croise les mains en vieux conservateur et a un mouvement de recul face à l’audace d’oser. L’ange, l’épaule droite dénudée, s’est approché jusqu’à presque le baiser sur la bouche, afin de lui insuffler un peu de cette énergie vitale qui le quitte.

La boutique présente beaucoup de gadgets à la vente, frappés du logo de la Jeune fille à la perle : des chaussettes, des cravates, des mugs, des porte-clés, des carnets, des reproductions. Même une chatte en même. Il va de soi que je n’achète aucun « souvenir ».

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Musée Mauritshuis à La Haye 1

Nous visitons le musée de peintures de la Mauritshuis, ancienne résidence du comte. C’est ici qu’est présentée habituellement La Jeune fille à la perle de Vermeer, prêtée pour l’exposition à Amsterdam. J’en ai parlé antérieurement. Le Siècle d’or hollandais présente sa peinture, de Rembrandt le géant aux petits maîtres peu connus. Une horde de petits enfants écoute une conférencière accordée à leur âge, assis par terre ou blottis entre les bras d’une maman. Les Hollandais semblent aimer les enfants.

Le Portrait d’une femme d’Allemagne du sud, vers 1520, d’Hans Holbein II est strict mais coloré. La femme, en coiffe de nonne jaune, arbore une paire de seins moulés au-dessus de son corset serré que laisse voir amplement le manteau sombre ouvert. Elle est chez elle, elle se montre. Les mains croisées, elle est sage, compassée.

Le Portrait d’un homme à barbe rousse de Lucas Cranach II, en 1548, est plus sévère, le manteau noir prenant presque toute la place, comme pour éteindre la chevelure et la longue barbe qui flamboient. Les sourcils sont un peu froncés, dans un effort de faire sérieux, tandis que le regard erre au loin, vers les hauteurs, et que la bouche se serre. Pas question d’être assimilé à Judas, l’apôtre traître.

Anthony van Dyck peint en 1627 le portrait de Peeter Stevens, calvitie naissante, moustache et bouc, la main gauche fortement gantée, habit noir et fraise blanche. Tout le conventionnel du temps.

Hans Holbein II peint encore vers 1540 Jeanne Seymour, troisième épouse d’Henri VIII d’Angleterre. La femme était laide mais il l’embellit, jusqu’à tromperie sur la marchandise. Elle donne naissance au futur Edouard VI, ce qui suffisait à Henri VIII, dit Barbe bleue, avant de mourir de fièvre puerpérale.

Encore un Saint Jérôme de Paul Bril, en 1592. Le saint est tout petit sur un coin et tourne le dos à la nature grandiose ; il lui préfère ses fantasmes, qu’il rêve nu, tourné vers l’obscurité d’une grotte. Il symbolise tout le renoncement au monde en même temps que les affres de l’imagination. A l’inverse, que la nature est belle, avec son couple normal, assis en pleine lumière contre un rocher !

Rubens fait des effets de lumière avec la Vieille femme au garçon avec des chandelles, de 1617. Il est inspiré du Caravage mais en moins tourmenté et plus vivant. C’est une scène paisible qui est là, une vieille qui songe à sa jeunesse tandis que le gamin lui sourit.

David Teniers II, en 1644, peint l’Intérieur d’une cuisine dans laquelle officient Anna Brueghel sa femme et David son jeune fils. La tourte au cygne et le cygne farcis, mis en évidence, sont symboles d’amour, sinon de sexe. Le gibier, le jambon, les poissons, les pommes, sont autant de fruits qui rappellent le paradis, mais il est ici terrestre : bien manger et bien baiser avant tout. La femme comme l’enfant n’ont d’yeux que pour le cygne en majesté sur la table.

Il peint aussi l’Alchimiste, qui montre une autre sorte de cuisine, distillant la matière pour découvrir la pierre philosophale.

L’Adoration des bergers de Jacob Jordaens, 1617, vous fait entrer dans le tableau comme si vous étiez l’un des bergers, ainsi que Caravage le faisait. Le visage de la Mère, heureuse, et celui de l’Enfant, repus, sont un trésor pour les bergers alentours, du plus jeune qui se tord les mains d’émotion au plus âgé empli de componction. Le vieillard au-dessus est probablement Joseph.

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Rikjsmuseum d’Amsterdam 2

Thomas de Keyser a peint en 1628 Le portrait de Jan, Simon et Hendrick Verstegen, manifestement catholiques dans la république. Le petit au centre, est le bébé Simon tout nu comme le Christ enfant. Potelé, il porte la croix d’or ; il mourra peu après la réalisation de la peinture. Les deux grands l’entourent, 10 et 12 ans peut-être, l’aîné protecteur avec le bras derrière le petit frère.

Heindrick Avercamp peint Un paysage d’hiver avec des patineurs qui fait rêver, aujourd’hui que le climat qui se réchauffe raréfie drastiquement la neige. Vers 1600, les hivers étaient rudes en Europe du nord et les lacs comme les rivières gelaient. Chacun pouvait patiner, emmitouflé et chapeauté ; chaque déplacement était un jeu à condition qu’on fut encore jeune.

Barend Cornelis Keokkoek, au nom croassant comme un corbeau, a peint lui aussi un Paysage d’hiver entre 1835 et 1838 situé vers l’embouchure du Rhin. Tout est calme, les gens travaillent, la maison assoupie sous la neige fait face au Rhin entre les arbres.

Anthony van Dyck a fait en 1641 le Portrait de Guillaume II prince d’Orange, 14 ans, et de sa fiancée Marie Stuart, 9 ans. La très jeune fille porte le cadeau de l’adolescent au-dessus de son cœur, une broche en diamants. Les visages sont beaux, reposés, les lèvres ourlées, avec toute la fraîcheur de la puberté.

Des peintures italiennes du XVIIIe siècle donnent une chaleur au musée. Telle cette Grotte du Pausilippe à Naples d’Antonie Sminck Pitloo, peinte en 1826. Il y a une lumière au fond du tunnel et les humains bistres le long de la falaise ocre n’iront pas en enfer.

Cornelis Kruseman, en 1823, peint la famille italienne sous la forme d’une Piété. Toute la hiérarchie humaine est respectée, le fils aîné, énergique et décolleté est le plus grand, le vieux père en second, la mama au centre, la petite fille virginale aux boucles d’or en dernier. Si les mâles dominants sont peints à la façon réaliste hollandaise, les femelles jeunes sont idéalisées à l’italienne. Toute la diagonale conduit vers le trésor qu’est la petite fille, tandis qu’un regard contraire va de la grande sœur au grand frère – la génération d’après.

Les Cascades de Tivoli avec l’orage qui approche, d’Abraham Teerlink, peint en 1824, montre que le loisir s’oppose aux éléments, que le tourisme ne se fait pas au paradis mais sur une terre changeante à la nature profuse et menaçante. L’atmosphère est électrique, exaltante.

Maria Mathilda Bingham et deux de ses enfants, de l’Anglais Thomas Lawrence vers 1810-1818, est une scène d’intimité familiale. Les enfants ne sont pas complètement habillés, la petite fille a la bretelle droite qui lâche sur son épaule nue tandis que le petit garçon n’a pas attaché sa chemise pour se frotter à la fourrure du gros chien. Le père est absent, la famille divorce ; peut-être est-il sur la gauche, hors du tableau, là où les regards de l’ex-épouse et du fils convergent.

Lawrence Alma-Tadema peint en 1872 la Mort du premier né de Pharaon selon la Bible, livre de l’Exode. Moïse et Aaron contemplent le deuil du roi dû aux Sept plaies d’Égypte envoyées par Dieu, le jaloux et nationaliste Jéhovah, le Yahvé des Juifs. Le père est triste et grave, la mère désespérée, l’enfant gît quasi nu, un bijou sur sa gorge tendre, il est innocent mais frappé cruellement.

Un tableau de chat est mignon et très réaliste. Henriette Ronner-Knip peint un Chat jouant vers 1878. Un noir et blanc joue avec des dominos sur une table où un cendrier plein et un cigare incandescent risquent de tomber à tout moment. Instant suspendu, catastrophe possible, scène de contraste.

Une salle est consacrée aux marines, puis aux maquettes de navires à voile et à vapeur avec la coupe de la motorisation. Le Naufrage sur la côte rocheuse de Wijnand Nuijen, en 1830, est de style romantique, présentant la faiblesse de l’homme face aux puissances de la nature. La mer est déchaînée sous le soleil qui pointe parmi les nuages. Les naufragés à demi-nus gisent sur le sable, comme des épaves, tandis que la coque navire, écrasée sur les rochers, ballotte encore sur les flots. A propos du commerce oriental, une boite avec de l’opium présenté en différente doses, rappellent le monopole sur l’opium instauré par l’Etat à la fin XIXe.

Cornelis Claesz van Wieringen montre en 1621 l’Explosion du navire amiral espagnol à la bataille de Gibraltar, le 25 avril 1607. Ce fut la première victoire navale hollandaise. Le tableau montre le navire éventré par le feu, des débris projetés en l’air, un navire de conserve éperonné et des barques emplies de soldats qui fuient.

L’époque est dure. Les corps des frères De Witt, attribué à Jan de Baen entre 1672 et 75 pendent la tête en bas, nus, éventrés le 20 août 1672 à La Hague par leurs opposants politiques de la république batave. Ils ont été les boucs émissaires de « l’année du désastre » 1672.

De nombreuses maquettes de bateaux, voiliers aux mâts délicats de divers modèles.

Des armes navales et de poing sont en vitrines, dont deux curieux pistolets à crosse d’ivoire dont l’extrémité représente une tête humaine. Il y a aussi un kriss malais ondulé comme un serpent, et une couple de longues épées à deux mains, immenses et peu pratiques ; elles devaient demander une grande force pour être maniées et être peu efficaces en défense de près. Je vois des gamins fascinés.

Suit une salle de porcelaines et de biscuits de Meissen. Les personnages ont la nudité délicate et nacrée, les joues roses et les tétons placés haut.

Des carreaux de faïence de Delft écrivent par leur succession une véritable histoire dessinée, montrant la construction d’un bateau ou un naufrage, les trois étages de la fabrique de porcelaine ou des putti musiciens.

Des bijoux précieux en or et pierres précieuses.

La partie d’art asiatique contient de belles statues de bodhisattvas et de dieux ou gardiens, des torses de déesses.

Ajita le luohan sage suiveur de Bouddha. Shotoku Taishi à 2 ans qui a répandu le bouddhisme une fois adulte, des estampes,

Maitreya le Bienveillant, le Bouddha du futur.

Des porcelaines décorées en bleu de Delft dont, sur un vase, des femmes jouant au foot !

Devant les deux gardiens musculeux statufiés, un vivant gamin à lunettes et doudoune fait des effets de muscles pour que sa mère le photographie.

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Rembrandt au Rikjsmuseum d’Amsterdam

Le cœur du musée est représenté par les salles Rembrandt dont La ronde de nuit (au titre exact de La Compagnie de Frans Banning Cocq et Willem van Ruytenburch), peinte vers 1640, tient tout un mur. Seule une copie est visible, peut-être à cause du vandalisme qui sévit parmi les écolos tarés.

Rembrandt Harmenszoon van Rijn, né en 1606 à Leyde d’un père meunier sur le Rhin, est l’auteur prolifique de près de 300 peintures et plusieurs centaines de dessins et d’eau-fortes. Il a touché tous les thèmes et s’est fait une spécialité du clair-obscur, adapté du Caravage. Même des paysages, bien que le portrait lui ait été le plus demandé.

Il peint rugueux, charnel, vivant. Il aime les gens, même les plus humbles et les plus vieux.

Il s’est installé en 1631 à Amsterdam et a habité un temps le quartier juif, bien qu’étant lui-même chrétien réformé. D’où le titre d’un de ses tableaux, La Fiancée juive, peut-être son fils Titus et Magdalena van Loo qu’il a épousé en 1668, date approximative de la peinture.

Il a en tout cas côtoyé Baruch Spinoza, le célèbre philosophe juif, et a inspiré nombre d’écrivains, penseurs et artistes juifs comme Max Liebermann et Marc Chagall.

Il n’a eu qu’un enfant vivant, son fils Titus, représenté les yeux baissés, portant l’habit d’un moine franciscain. Il survivra au gamin qui, lui-même, avait mis enceinte sa femme d’une fille.

Rembrandt s’est présenté lui-même en apôtre Paul avec tous les attributs, démontrant que Paul, bien que saint, est une personne ordinaire avant tout.

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Rikjsmuseum d’Amsterdam 1

Nous prenons le tram avec un forfait pour trois jours, ce qui nous permettra de l’emprunter pour revenir à l’hôtel. Il y a foule à l’entrée du musée. Nous ne faisons heureusement pas la queue, grâce aux billets de groupe déjà pris. Des scolaires en primaire et en collège arpentent les salles mais aussi des familles en ce vendredi. Nous allons d’abord visiter le musée dont la rénovation s’est terminée en 2013. Je ne peux rendre compte de tout, le musée est trop riche. Je ne vous donne qu’une sélection de ce qui m’a marqué.

Le Louvre des Pays-Bas est un musée qui se visite en une journée, heureusement. Il retrace l’histoire de l’art hollandais, ce qui permet de resituer Vermeer dans la lignée et l’époque. Ce sont les primitifs flamands qui ont maîtrisé la peinture à huile et ont fait tellement attention aux détails. Le réalisme de Frans Hals vient d’eux, tout comme la minutie de Vermeer.

Des scènes bibliques, comme il se doit, jalonnent le 16ème siècle. Une tablette mémoriale vers 1500 montre combien la vie est brève et que le destin est le tombeau.

Jan Cornelisz Vermeyen, Sainte famille v.1528, expose un Bambin musclé nu en sa nature humaine, déjà adulte dans son regard, prêt pour sa Mission de sauvetage du genre homo.

Jan Mostaert, Adoration des mages XVe

Les peintres de genre sont Jan Steen et De Hoogh, tandis que Ruysdael ou Van Goyen ont rendu l’atmosphère particulière des canaux, des plaines humides et des ciels tourmentés.

Dans la partie d’art ancien, j’apprécie grandement les petits bijoux que sont les noix sculptées en buis de scènes bibliques ou d’église, comme les anges musiciens. Elles viennent de l’atelier d’Adam Theodrici et ont été réalisées entre 1500 et 1530.

De facture un peu plus ancienne, fin XVe siècle, le bon et le mauvais larron dansent sur leurs croix dans le même bois de buis.

Vers 1400, c’est un Christ au corps très étiré, en bois, qui vient de Bunde, un village près de Maastricht.

Le Dernier souper, vers 1520, provient d’Ulm et sculpte le Christ et ses apôtres lors de la Cène. Le très jeune Jean se penche pour baiser la main de Jésus, juste au-dessus du sexe, comme avide de dévorer déjà la chair du Christ qui est dans le plat devant lui, tandis que celui-ci donne à manger à Judas qui va le trahir. Les dix autres apôtres, tous barbus et à la chevelure ondulée, regardent ailleurs.

Étrange histoire que celle de saint Vitus, sculpté en bois vers 1500. C’était un gamin sicilien de 12 ans qui avait la foi chrétienne et n’a pas voulu abjurer malgré sa torture, flanqué nu dans un chaudron d’huile et de résine bouillantes. Il a survécu aux épreuves, soutenu par sa foi.

Autre étrangeté cet Episode de la conquête des Amériques par Jan Jansz Mostaert, peint en 1535. Dans un décor aride aux falaises sculptées par la mer, une horde d’indigènes tout nus qui surgissent de partout combattent une section d’Espagnols casqués, armés et vêtus de fer, fraîchement débarqués. C’est un choc des civilisations quasi extraterrestre.

La Vénus couchée de Lambert Gustris, vers 1540, est une belle femme nue voluptueusement allongée sur son matelas avec la main sur son sexe, tandis que d’autres femmes vaquent, habillées, à leur musique ou aux soins du linge, au fond de la pièce. Ce contraste érotique rend le spectateur voyeur d’une intimité qui, pourtant, devrait être morale, puisque les humains, dans les Provinces unies, « n’ont rien à cacher ». Les gamins s’amusent devant ; cela les émoustille.

Vers 1560, Pieter Pietersz offre à voir un Homme et une femme au fuseau qui est à la fois un portrait et une morale : l’homme sans conteste désire la femme, son regard exclusivement tournée vers elle et tenant un vase à la main, tandis qu’elle est tournée vers le spectateur, comme pour l’interroger sur ce qu’elle doit faire : choisir la vertu ou le vice. Mais elle a déjà choisi : son fuseau, clairement phallique et piquant au bout, s’est tourné vers son vagin.

C’est carrément un bordel que figure Pieter Aertsen en 1552, sous le titre gai de Danse de l’œuf. Il faut tout en dansant, retourner une écuelle en bois sur l’œuf qui roule, sans le casser. Tout le tableau désincite les mineurs à la débauche. Un jeune garçon se tient en effet sur le seuil et regarde.

Joachim Beucklaer, en 1566, présente une Cuisine bien garnie. Mais c’est la visite du Christ à Marie et Marthe, en tout petit et en gris, en fond de tableau, qui est le sujet principal. Le contraste entre la profusion de nourritures terrestres colorées et la voie spirituelle chrétienne austère en noir et blanc est mise en évidence pour édifier le spectateur.

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Musée Frans Hals de Haarlem

Il est situé dans un hospice de 1608 aux salles dallées de marbre lisse, racheté en 1908 par la municipalité pour y loger les collections d’art néerlandais des XVIe et XVIIe siècles, dont les biens des couvents, congrégations ou institutions religieuses catholiques de la ville, confisqués après 1578.

Frans Hals a fait le portrait des administrateurs, ou régents, un homme pour les vieux et une femme pour les vieilles. Le peintre s’était spécialisé dans ce que voulait sa clientèle : du portrait, le plus souvent collectif.

Les officiers des arquebusiers sont attablés pour leur banquet annuel et le peintre les a rendus vivant grâce aux couleurs de leurs habits, à la diversité de leurs expressions et aux bonnes choses à manger sur la nappe.

Les régents et régentes de l’hospice de vieillards sont au contraire en vêtements noirs et ont l’air austère. Un gamin à la bonne bouille ronde s’esclaffe dans un recoin.

Le guide nous donne quelques clés de lecture des tableaux. Les personnages qui regardent le spectateur sont les notables. Les gens les plus importants sont ceux qui sont assis. La diagonale guide le regard et la perspective est donnée par la table ou par la position des pieds de ceux qui sont représentés. Les mains sont assurées sur les accoudoirs et en bord de table, ou bien accueillantes et ouvertes, dirigées vers le spectateur pour l’inviter à participer, ou encore affectives, placées sur le cœur pour témoigner de sa bonne foi.

Les Douze membres de la Fraternité des pèlerins de Jérusalem, peints par Jan Van Scorel en 1528, alignent leurs têtes. Celles-ci étaient peintes et disposées au dernier moment selon la hiérarchie des Importants : ceux qui vous regardent le sont plus que ceux qui ne vous regardent pas. Chacun est surmonté de son blason pour bien les reconnaître.

Frans Hals, en peignant en 1541 les Régents de l’hôpital St Elisabeth, a fait qu’aucun des personnages ne regarde le spectateur, ni ne se préoccupe du dernier arrivé ; tout se concentre sur le Régent assis en bout de table, toutes les mains vont vers lui et les siennes ont un mouvement d’enfermement sur sa personne. C’est un instant suspendu, comme surpris, un instantané. Le tableau est beaucoup plus vivant que l’alignement de têtes pur et simple.

Ces tableaux étaient exposés soit à l’entrée des hospices pour inspirer confiance, soit à l’entrée des guildes de commerçants pour donner une idée de l’importance et de la prospérité de ceux avec qui l’on venait signer des contrats commerciaux. Chacun connaissait les codes et pouvait ainsi savoir à qui il avait à faire avant même de le rencontrer.

Frans Hals n’a par exemple pas été tendre avec les vieilles régentes de sa fin de vie lorsqu’il a peint, à plus de 80 ans, les Régentes de l’hospice des vieillards en 1664. Il a dû se retirer à l’hospice lorsqu’il fut tombé dans la misère et a peint un tableau commandé par les régentes. Il ne les aime pas et les peint de façon très réaliste, sinon lucide : elles sont plutôt un repoussoir.

Outre les Frans Hals, on y voit aussi le Triptyque de la Naissance, de la Flagellation, de la Crucifixion et de la Résurrection du Christ d’un suiveur d’Hans Memling.

Une Madone au Bambin blond.

Le Mariage de Thétis et Pélée avec profusion de personnages à poil de Cornelis Cornelisz van Haarlem

Le Moine et la Béguine où un moine pince le sein d’une nonne devant le raisin et le vin (tous deux de 1591).

Un Massacre des Innocents montre de jeunes enfants torturés et égorgés, hurlant, tandis que les corps musculeux nus des mâles qui les massacrent arborent des fesses et des torses en pleine euphorie sexuelle. Le contraste est un raffinement de sadisme, mêlant la cruauté au plaisir dans un paganisme tourmenté.

Une Tentation de saint Antoine de Jan Mandijn (1555) est, à la Jérôme Bosch, un grouillement de bestioles infernales issues de l’imagination enfiévrée de l’ermite continent qui peine à se concentrer sur sa Bible.

Jan de Braij peint en 1663 Peter de Braem et sa famille, accueillis par le Christ qui déclarait : « laissez venir à moi les petits enfants. » Il y a en effet profusion de petites filles blondes, outre deux garçons adultes.

La mère et l’enfant de Peter de Grebber (1622) reprend les codes de la Vierge à l’Enfant, mais version protestante, terre-à-terre : il s’agit d’une véritable mère qui donne le sein à son bébé déjà grand, tout en lisant un livre. Le démarquage du catholicisme se fait avec le livre – petit pour une Bible – et la coiffe de la femme – qui évoque l’auréole de Marie.

J’aime bien l’Accueil des enfants à l’hospice de charité pour les orphelins de Jan de Braij en 1663. Il figure trois des sept vertus de charité : nourrir les affamés, abreuver ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus. Un robuste gamin de 12 ans, en premier plan sur la droite, a déjà ôté toutes ses guenilles pour commencer à enfiler une culotte ; son copain vis-à-vis, déjà vêtu, s’enfile avidement de la nourriture dans la bouche.

La Partie à l’intérieur de Dirk Hals en 1628 met en garde le spectateur contre le libertinage, la gaieté et la fièvre du jeu en présentant des personnages rigolards, paillards et soiffards qui braillent, éclusent et se bâfrent dans un tintamarre de plats heurtés et de viole. Pendant ce temps, un couple de petit garçon et petite fille, tous deux vêtus comme les adultes, se prennent la main au-dessus d’un gros chien placide aux yeux fatalistes. C’est truculent et plein de vie.

Pieter Brueghel II, en 1625, peint ses fameux Proverbes hollandais dans un village imaginaire : humains et animaux font ce qu’il ne faut pas faire et mettent le monde sens dessus-dessous. Près de 90 proverbes moralisateurs sont ainsi illustrés et l’on passe plusieurs minutes à les chercher et les deviner. Il y a : jeter l’argent par les fenêtre, tenter de faire de l’ombre au soleil, qui trop embrasse mal étreint, tondre la laine sur le dos, et ainsi de suite.

En face, la Maison de poupée de Sara Rothé van Amstel, du XVIIIe siècle, donne une idée des Intérieurs de maison dans la bourgeoise marchande prospère. Au rez-de-chaussée la cuisine d’un côté de l’entrée, la salle à manger de l’autre, au premier étage le salon et la bibliothèque, au second étage les chambres, au dernier étage les cellules des bonnes et nurses.

Les natures mortes me ravissent par leur minutie et par le traitement de la lumière. Elles ont un sens moralisateur, montrant la brièveté de la vie qu’il faut saisir à pleines dents, l’huître encore vivante offerte à la mort sans coquille, un citron à demi-épluché doux en apparence mais astringent aux gencives, comme la vie. Les fleurs vives se fanent, la nourriture se gâte, la belle argenterie se ternit. La tarte aux mûres de la nature morte peinte par Willem Claeszoon Heda (1660) est crevée et dégouline de fruits cuits parfaitement morts. Les harengs sont fumés et le gibier faisande. Parfois est ajouté un crâne pour insister sur le symbole.

La nature morte aux fruits, noix et fromages de Floris van Dijck, peinte en 1613, offre du dessus un empilement de fromages flanqués de fruits et de pain, une épluchure pendante au premier plan. Le tout soigneusement coloré, de façon à sentir la texture de chaque bonne chose. Le guide nous fait remarquer que souvent les plats sont en déséquilibre, on dirait qu’ils vont tomber. C’est une façon de happer le spectateur qui a le réflexe immédiat de tendre la main pour le rattraper.

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Martin Fahlen, Le tableau de Savery

Un médecin suédois à la retraite évoque un tableau du flamand Roelandt Savery, Paysage de montagne avec animaux, peint en 1608. Il est en effet toute son enfance. Il l’a eu en face de lui dans la salle à manger, quand il était petit. Il s’y perdait lorsqu’il était réprimandé, oublieux du réel pour se plonger dans l’artificiel de l’art.

Car cet opuscule sans prétention est « un livre sur l’art, et la connaissance, mais aussi sur l’enfance et le temps qui passe ». Un « texte qui tente de redonner vie à la mémoire de Roelandt Savery, lui qui ne figure pas dans l’Encyclopédie nationale de Suède » p.83. Savery en madeleine de Proust ? Mieux, un éducateur : « l’œuvre a formé mon goût pour les beaux-arts, le bel ouvrage » p.9. L’auteur va donc s’efforcer de « suivre le destin d’un tableau comme si cette recherche devait pénétrer l’œuvre elle-même, élargie, plus proche et compréhensible » p.13. Cette quête est aussi la sienne.

Six chapitres sur le peintre né à Courtrai, le contexte de l’époque et l’empereur du saint-empire romain germanique Rodolphe II de Habsbourg à Prague, petit-fils de Charles Quint, collectionneur dans sa Kunstkammer et bipolaire, alchimiste et protecteur des arts et des sciences, la grand-mère Martä flanquée du grand-père Arnold un temps ministre des Affaires étrangères de Norvège, qui avaient acheté l’œuvre, le cadre confectionné avec son père à 13 ans, âge où l’on a envie de devenir un homme auprès de son géniteur, le regard d’un tableau et au final, la fissure.

« Les œuvres d’art qu’achetaient mes grand-parents étaient comme des enfants supplémentaires, affichés aux murs » p.56. Ils étaient plus que des décorations, des choix par amour. A force de le contempler chaque jour, lors des repas, il semblait au garçon que « le tableau avait de l’humour, du fait qu’il suggérait quelque chose au-dessus de ce qui apparaissait comme évident, invitait à changer de perspective » p.71. Après avoir vu les arbres et les animaux, l’œil va plus loin. « La partie centrale et lumineuse du tableau ne comprend pas seulement un ciel et un paysage bleutés, mais définit les contours d’une grande tête de profil » p.86. Une femme couchée est une autre image cachée. La construction est centrée en escargot selon le ratio de Fibonacci.

De l’observation à la philosophie : « L’intention était de marquer sa dévotion et son appartenance à la nature divine «  p.87 par les correspondances de l’œil humain et des éléments naturels. De même lorsque l’on doit changer le cadre trop doré et trop chargé pour lui en donner un neuf, mieux adapté à la peinture. C’est un choix dans les musées puis un travail manuel en commun au garage avec son père chirurgien pour donner un cadre adéquat au tableau. « Mon papa avait cinquante ans et moi treize » p.74, écrit l’adulte qui se remémore ce moment privilégié d’initiation.

Le tableau a été volé par les nazis durant la guerre, retrouvé, il a été vendu pour payer les frais médicaux de la grand-mère en 1963, puis retrouvé au musée de Boston aux États-Unis, où il reste souvent dans les réserves. Mais quand il retrouve le tableau 22 ans après, dans un pays étranger et placé là comme un objet de collection, ce n’est plus la même chose. La magie d’enfance s’est effacée ; ce tableau n’est plus le sien. Il est exposé en public. Son cadre amoureusement collé s’est fissuré, il a vieilli, comme l’auteur.

D’où cette réflexion d’homme mûr : « Ce n’était pas de l’art dont on jouissait, mais du renouvellement » p.105. L’art en soi n’existe pas, il n’existe que des façons de le regarder, de le faire sien. Et elles changent avec les époques. L’enfant n’est plus, on ne ne retrouvera pas.

Martin Fahlen, Le tableau de Savery (Märtas tavla – Ett oväntat möte med konst), 2016, traduit du suédois et notes par Nils Blanchard, Exakta Print 2023, 124 pages, disponible auprès du traducteur nils.m.blanchard@gmail.com €15 + €6 de frais de port

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Vermeer, La Jeune fille à la perle

Ma peinture préférée reste La jeune fille à la perle qui affiche à l’oreille le microcosme du monde en même temps que sa goutte de rosée pubertaire. C’est une perle de rosée virginale qui sourd au moment où les lèvres s’entrouvrent et où le regard vous croise. La jeune fille à la perle, si pure et virginale d’apparence, ne serait qu’une simple pute. La perle était l’insigne des courtisanes, et la grosseur de celle qu’elle porte est disproportionnée par rapport à celles que l’on trouve habituellement. Elle est comme une enseigne à l’entrée des maisons closes et dit que la fille est prête à baiser. Je suis un peu dubitatif sur cette présentation de guide. La perle semble être en chrétienté un symbole de pureté, à la fois trésor caché et vanité terrestre. Mais ce pourrait être aussi, vu la grosseur, une perle de verre argenté ou d’étain poli, à moins que ce soit un effet spécial du peintre. Tout l’intérêt de l’art est justement de provoquer le spectateur à avoir sa propre vision. De plus, il semble que la fameuse Jeune fille ait été l’une des filles du peintre, âgée de 12 ou 13 ans et non pas une servante de 16 ans comme le romance Tracy Chevalier.

J’observe que les lèvres pulpeuses des filles de Vermeer rappellent les lèvres entrouvertes des garçons du Caravage à la fin du XVIe siècle, comme Le garçon mordu par un lézard ou Les musiciens. La façon dont est tourné le visage de la jeune fille à la perle de Vermeer rappelle également la façon dont est tourné le visage du Joueur de luth du même Caravage, peint en 1595. Il a la même coiffe, la même lumière, le même regard, les mêmes lèvres pulpeuses semi entrouvertes. Le Caravage a influencé les peintres de Delft, l’école caravagesque d’Utrecht rassemble les peintres néerlandais partis à Rome au début du XVIIe siècle pour parfaire leur formation. Réalisme et clair-obscur sont les principaux apports de l’Italie, ainsi que les scènes de genre et les buveurs ou musiciens. L’Entremetteuse de Dirck Van Baburen (1622) est inspirée des Tricheurs du Caravage (1595) ; elle a peut-être inspiré Vermeer, dont on sait qu’il a été influencé par l’utilisation de la couleur par cette école.

La fille au chapeau rouge, dans la même veine, me plaît moins car elle arbore trop de sensualité ouvertement et n’a plus rien de virginale. Il s’agit d’une claire invite sexuelle et non pas d’une envie affective d’admiration ou de protection. L’infrarouge montre que la première esquisse était un homme. L’inverse de la très jeune fille en fleur.

Le tableau de la Jeune fille, peint vers 1665, ne portait pas de titre, on l’a appelé successivement le Portrait turc ou la Jeune fille au turban et c’est le roman paru de 1999 de Tracy Chevalier, La jeune fille à la perle, qui lui a assuré son titre actuel dans le grand public. Le tableau était peut-être destiné à Pieter van Ruijven, un riche percepteur de Delft ami de la famille du peintre. Dans cette société prospère grâce au commerce, l’art est un marqueur social et un placement financier. Elle a refait surface lorsqu’un collectionneur, un Français, l’a achetée pour deux florins, soit moins d’un euro. Une fois nettoyée, il a vu que c’était un Vermeer et en a fait don à sa mort en 1902 au Maurithuis. L’œuvre a été restaurée en 1994 pour lui ôter son vernis qui s’était assombri, permettant de remettre en valeur les petites touches blanches qui ornent la commissure des lèvres.

L’usage du sfumato à la Vinci permet chez Vermeer que l’arête du nez de la jeune fille soit fondue dans sa joue. Le fond était vert sombre et nous paraît noir à cause du vernis ; ce vert représentait initialement un rideau. La torsion du buste crée une tension qui invite le regard du spectateur tandis que le fond sombre uni semble faire émerger le visage du néant. La couleur bleu-gris des yeux répond à la nuance de la perle. La jeune fille est mise en situation, le torse en rotation donne le sentiment qu’elle ne pose pas, qu’elle est surprise. Le tableau est fait pour nous attirer, au sens optique comme sexuel. Il instaure une relation et laisse du mystère, ce qui retient. Cette peinture reste universellement humaine avec ses trois couleurs primaires (rouge des lèvres, bleu et jaune du turban) et l’effet qui fait surgir la lumière de l’obscurité. Elle est aussi un fantasme, la manifestation du désir surpris, interdit. Comme il subsiste un mystère, la (très) jeune fille attire – elle a toujours attiré les hommes faits.

Les produits dérivés et les imitations dérisoires contemporaines gâchent un peu la vraie jeune fille, mais c’est l’époque : tout doit être rabaissé au niveau démocratique de celui qui regarde.

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Vermeer à Delft

Parallèlement, le musée Prinsenhof à Delft présente une exposition sur Le Delft de Vermeer, du 10 février au 4 juin 2023 ouverte de 11.00 à 17.00.

Le Prinsenhof – la cour des princes – est le bâtiment où Guillaume de Nassau est venu se réfugier en 1583 avant d’y être assassiné un an plus tard par Balthazar Gérard ; il était à l’origine le couvent Sainte-Agathe. Nous y voyons le couloir où il a été arquebusé, deux trous de balle encore conservés dans le mur. Le prince d’Orange, dit « le Taciturne » car il parlait peu, fut le chef de la révolte des Pays-Bas espagnols contre le roi d’Espagne Philippe II, fils de Charles Quint. Les Espagnols offriront une prime à qui l’assassinera et, après avoir échappé à plusieurs tentatives, la dernière sera la bonne. Poutine n’a rien inventé.

Le bâtiment organise une exposition consacrée au Delft de Vermeer. Elle présente le contexte culturel et historique de l’époque du peintre. Des tableaux de ses contemporains montrent que les sujets qu’il traitait était ce qui plaisait au public, quelques documents prouvent que non seulement il a existé mais qu’il a eu une vie et laissé des peintures en héritage.

Quelques paysages de Delft sont présentés, mais pas aussi vivants que celui de Vermeer. Cornelis de Man a peint un Intérieur avec trois hommes assis autour d’un globe en 1668, qui rappelle l’Astronome, mais Vermeer a resserré la scène sur la personne. Dirk van Baburen a aussi peint une Entremetteuse vers 1592, mais Vermeer l’a traité autrement, de façon plus morale peut-être, avec une jeune fille plus jeune et une entremetteuse dans l’ombre. Pieter de Hooch a peint un Homme lisant une lettre à une femme en 1629, mais plus statique que Vermeer, avec La femme en rouge, probablement une catin aux lèvres pleines, qui se recule en faisant s’agiter ses boucles d’oreille en perle.

Il y a aussi les mêmes filles, les mêmes intérieurs, les mêmes portraits et les mêmes scènes de genre, mais d’un talent moins affirmé. Les tableaux d’autres peintres présentent des scènes de bordel avec les mêmes codes esthétiques : les perles, le petit sourire, la chaufferette pour se faire des sensations sous les jupes, les lèvres pulpeuses, le regard direct, la lettre. Pour moi, la Jeune fille à la perle est peut-être prête à s’offrir, mais elle a à peine 13 ans et reste virginale. Notre guide belge dérape parfois dans des envolées émotionnelles de grande folle, aussi lui laissons-nous son avis sur le fait qu’elle était pute prête à s’offrir.

Parmi les documents présenté dans l’exposition, le registre des enterrements, où Vermeer est mentionné au 16 décembre 1675, inhumé dans la Oude Kerk. L’inventaire des biens de Vermeer figure aussi en vitrine, daté de 1676, montrant la relative pauvreté de Vermeer lui-même ; les objets précieux utilisés dans ses tableaux étaient à sa belle-mère.

Si Vermeer était bien de Delft, sa ville natale de laquelle il n’est pas probablement jamais sorti, il ne s’appelait pas Vermeer. Ver Meer (abréviation de Van der Meer) veut dire « du lac ». On ne sait pas pourquoi il a pris ce pseudonyme. Son vrai nom était Johannes Janszoon. Il est né en 1632 et est mort en 1675 à 43 ans de mauvaise santé, ce qui lui a donné environ 25 ans de métier. Nous n’avons recensé que 35 ou 37 toiles de lui, ce qui paraît très peu. Dès lors, deux hypothèses au moins : la première est que nous n’avons pas retrouvé tous les tableaux signés Vermeer ; la seconde est que Vermeer était quelqu’un qui voulait faire de beaux objets de luxe, payés fort chers et donc extrêmement travaillés – il produisait peu afin de faire monter la rareté et le désir. Ces deux hypothèses ne sont pas exclusives l’une de l’autre, d’autant que la peinture était devenue un placement financier des bourgeois de l’époque.

Nous ne savons pas grand-chose de la vie de Vermeer sinon que ses parents étaient tisserands devenus aubergistes et marchands de tableaux, dans une ville prospère grâce à la faïencerie de Delft en imitation chinoise. Digna Baltens, la mère de Johannes Vermeer, aurait reçu une compensation financière pour les dommages causés à l’auberge où il a passé son enfance et son adolescence, après l’explosion de la poudrière de Delft le 12 octobre 1654. Vermeer n’avait qu’une sœur, Geerthruyt, de douze ans plus âgée que lui. Il a appris le dessin et la peinture dès l’enfance avec ses parents marchands de tableaux dans leur auberge et les amis peintres comme Leonaert Bramer (1596-1674). Mais il a dû attendre l’école à la Guilde de Saint-Luc pour être à même de devenir peintre lui-même.

Le garçon a fait un mariage de raison avec Catharina Bolnes, née en 1631 d’une famille catholique nantie. Le couple a eu 15 enfants dont quatre morts en bas âge ; en restent 11, trois garçons et sept filles, mais tous n’ont pas survécu. Sa belle-mère Maria Thins, née en 1593 et décédée en 1680, chez qui le couple vécu pendant quinze ans, était catholique, le couple a été habiter chez elle dans le quartier catholique de Papenhoek, et le principal possesseur de tableaux de Vermeer dans la ville Peter van Ruijven était lui aussi catholique. Cela ne veut pas dire que Vermeer s’est lui-même converti au catholicisme, ni que le possesseur des tableaux en question ait été son mécène. Il a pu en acquérir sur le marché, car les tableaux étaient vendus comme des légumes ou du poisson sur des étals, ou bien de seconde main lorsqu’ils lui ont plu. Ou encore sur commande expresse, ce qui était plus rare au vu des sujets traités par le peintre.

Vermeer a en effet figuré ce qui se vendaient le mieux, à l’imitation de ses collègues des autres villes alentour. Le plus facile était le portrait, le plus vendable la jeune fille en fleur, le plus moral la tronie (ou trogne, physionomie exemplaire) et le plus agréable des scènes d’intérieur ou de paysage. Il a pris sa femme et ses filles comme modèles, parfois sa belle-mère ; cela lui coûtait moins cher que de payer une personne. Mais il n’en a pas fait des portraits réalistes, il a réalisé des types dont la Jeune fille à la perle qui est le type même de la jeunesse au bord de l’adolescence. Ce côté intemporel a plu, continue de plaire et plaira sans doute encore.

Il faut remettre le peintre dans son contexte, nous dit l’historien d’art. Les Pays-Bas étaient à l’époque une république et la notion d’artiste était très différente de celle des royaumes comme la France ou l’Angleterre. Dans les royaumes, l’artiste passe un concours et devient peintre officiel. Il peut dès lors avoir un atelier, faire école et attendre les commandes car il est pensionné par la cour. Dans une république, l’artiste est seul et exerce un métier libéral, il gagne sa vie avec ses œuvres. Il produit ce qui plaît, n’a pas les moyens d’engager des apprentis, et ne fait donc pas école. Vermeer est probablement allé étudier le dessin à la Guilde de Saint-Luc qui est le patron des dessinateurs parce que l’on croyait que Luc avait dessiné la vierge Marie. Pour accéder à la guilde, il fallait être citoyen de la ville, propriétaire et marié, s’acquitter en outre d’une cotisation annuelle. La guilde assurait la formation de l’artiste, le contrôle de qualité de ses œuvres, assurait sa réputation sur le marché, et servait d’assurance sociale en cas de coup dur. Vermeer en est devenu membre le 29 décembre 1653 puis syndic en 1662 et 1663 puis en 1672.

Vermeer, qui a beaucoup d’enfants à nourrir, est très juste financièrement. Les guerres de 1672 ont tari les revenus fonciers de sa belle-mère et provoqué la chute brutale du marché de l’art. Selon sa veuve, l’accumulation des soucis a affecté la santé de Johannes et l’a conduit à la mort, à 43 ans seulement.

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Vermeer « exposition du siècle » à Amsterdam

Le Rijksmuseum d’Amsterdam organise l’exposition du 10 février au 4 juin 2023, ouverte tous les jours de 9h à 17h, avec 28 tableaux originaux de Johannes Vermeer de Delft (sur les 37 attribués au peintre) dont la fameuse Jeune fille à la perle, la « mascotte des pays-Bas ».

Dans une suite de salles à part du musée, les 28 tableaux retenus sont exposés par thème. Les salles sont tendues de rideaux bleu sombre mais les tableaux sont petits et la foule ne cesse de s’y agglutiner. Des vieilles restent ainsi trois ou quatre minutes devant chaque tableau sans bouger, à commenter les petits détails dans les coins, sans aucun égard pour ceux qui voudraient bien voir aussi. Une maman explique à ses deux petits garçons pourquoi la dame fait ça ou est comme ci. Je ne comprends pas le batave, mais je trouve cette éducation à l’art national tout à fait sympathique.

Comme d’habitude, les cartels d’explications qui donnent le titre et la date, agrémentés éventuellement de quelques commentaires, sont écrits en petit, alors qu’il est difficile déjà de voir. Il faut prendre son mal en patience, s’immiscer dans la foule pour arriver enfin devant le tableau et pouvoir l’examiner à loisir et prendre quelques vues. Cela demande de la patience, d’autant que si les dames peuvent être surmontées par les deux bras tendus afin de photographier, c’est impossible pour les hommes car les Hollandais sont vraiment très grands. Ce sont évidemment les petits détails qui comptent dans l’œuvre de Vermeer et observer de près les tableaux est indispensable pour bien les repérer et s’imprégner de la couleur véritable. Les photographies, en effet, ne rendent jamais les couleurs originales.

Les mêmes objets récurrents reviennent dans les tableaux, souvent empruntés à la maison de la belle-mère, des pichets, des vases, des chaufferettes, des instruments de couture ou de cuisine, des robes ou des châles. Chaque tableau transmet une morale, donne une leçon. Certains étaient destinés à des catholiques, comme Sainte Praxède ou le Christ entre Marc et Marie, ou encore l’Allégorie de la foi. Mais, dans ses débuts, Vermeer avait du mal avec les perspectives, en témoignent les seins mal placés de Diane. Le liant de sa peinture est de l’huile de noix, ce pourquoi les analyses scientifiques contemporaines ont déclassé certaines attributions dont le liant était au blanc d’œuf. Mais pourquoi Vermeer n’aurait-il pas aussi utilisé le blanc d’œuf comme liant si, par exemple, l’huile de noix était devenue rare ou trop chère ? Le blanc de plomb en fond de tableau donne un glacis à la couleur pour la lumière tandis que les petites touches de pinceau en pixel de certains tableaux dénotent l’usage de la camera obscura venue d’Italie, ce procédé optique qui grossit à l’aide d’une lentille.

Les objets symboliques au XVIIe siècle sont par exemple les instruments de musique. Le virginal (sorte de petit clavecin destiné aux jeunes filles, d’où son nom) est considéré comme pur tandis que tous les instruments à cordes comme le violon, la viole, le violoncelle, ou encore les instruments à vent comme la flûte, était considérés comme impurs. Pour la flûte (phallique), on devine pourquoi, mais pour les cordes, c’est moins évident. Le luth figure un vagin mais le sexe pouvait tout simplement être évoqué par un oiseau. Ce pourquoi La fille en bleu qui joue du virginal devant un violoncelle est dans l’entre-deux sexuel : va-t-elle céder ? Cette énigme suspendue plaisait beaucoup aux mécènes. Quant aux chaussures, et aux cruches, ce sont également des codes du sexe que tous les contemporains de Vermeer connaissaient.

La chaufferette est souvent représentée dans les tableaux du temps, pas seulement chez Vermeer. Elle n’était pas seulement destinée à chauffer la pièce, mais, placée sous les jupes, établissait un courant d’air chaud qui titillait agréablement le sexe de la servante en train de s’activer, ou de la jeune fille en train de coudre, sans culotte à l’époque. La seule présentation d’une chaufferette à proximité d’une jupe donnait à imaginer immédiatement les sensations de la fille. Pour le tableau intitulé La laitière, le symbole est accentué par le fait que cela se passe dans l’arrière-cuisine, où les amours ancillaires étaient courants, et avec le lait qui coule, figurant les flots de sperme.

La lettre est un autre objet symbolique du siècle ; Vermer en use et en abuse, manière de présenter des femmes plus ou moins « compromises ». Car de nombreuses femmes de bonne bourgeoisie, le mari ou les fils partis sur la mer durant des mois, voire des années par la Compagnie des Indes orientales, devaient vendre leur corps pour subsister en attendant leur retour, faute de ressources. C’était admis par la société, et reconnu comme honorable. Dans l’un des tableaux, le rideau théâtralise la scène et le regard du spectateur se fait indiscret. Il pénètre dans l’intimité d’une femme qui lit une lettre à sa servante, laquelle a un petit sourire en coin de connivence. La femme n’est pas vertueuse car elle porte une viole. Un balai et des chaussures sont placés en premier plan, ce qui n’est pas par hasard. Il s’agit tout simplement de la scène d’un bordel, présenté depuis l’entrée.

La jeune fille au chapeau rouge est clairement en train de draguer, les lèvres humides entrouvertes et le regard dirigé droit vers le spectateur. Elle l’invite à venir la voir de plus près et même à s’accoupler.

La joue sur la main est une attitude qui signifie la pensée ou le songe, pas la mélancolie. Elle n’a pas ce sens négatif du spleen que donnera le romantisme.

La Femme à la balance ne pèse rien. Le tableau en arrière-plan est le Jugement dernier, les perles devant elle figurent les richesses matérielles. La jeune fille hésite, résiste à la tentation. Elle balance, vêtue de bleu comme la Vierge. Tout comme la fille, de dos à la fenêtre, debout devant son virginal mais avec un Cupidon tout nu en peinture au-dessus d’elle. Vertu ou désir ?

Le « petit pan de mur jaune » qu’a évoqué Proust dans la Vue de Delft très détaillée, est l’auvent d’un toit mais Proust avait vu le tableau avec son vernis ancien qui l’avait foncé. La restauration l’a rendu plus clair. Le paysage présente le Schie Canal encadré par les portes de Schiedam (à gauche) et de Rotterdam (à droite), ainsi que la Nouvelle Église (Nieuwe Kerk) éclairée par le soleil. Les détails, vus de près, montrent le pointillé du peintre, peut-être dû à la caméra obscura. Selon Jan Blanc, auteur de Vermeer : La fabrique de la gloire chez Citadelle & Mazenod, cette Vue de Delft serait une représentation symbolique de la Jérusalem céleste. Le ciel immense, les clochers plus hauts qu’au naturel, la Niewe Kerk éblouie par le soleil levant, le canal plus large que dans la réalité, seraient une déclaration d’amour à sa ville natale. La minutie des détails serait comme une prière car, dans la conception calviniste, Dieu est partout.

Pour Jan Blanc, trois enjeux capitaux ont dominé Vermeer : le respect des traditions artisanales de la peinture néerlandaise ; la valeur de ses œuvres, à laquelle le peintre accorde de l’importance en développant des stratégies sociales, commerciales et symboliques habiles ; enfin le prestige personnel qui le conduit à se présenter comme un artiste universel, voulant égaler des plus grands de son époque. Le jeux de lumière, les instants volés et l’ébauche d’une histoire rendent les scènes peintes par Vermeer universelles et éternelles : elles sont humaines.

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Erik Andler, artiste-peintre contemporain

Né à Langres voici 58 ans, le jeune Erik s’interrogeait enfant sur les planètes, l’espace infini et le paradoxe du temps. Comment naît l’univers ? Comment naissent – et meurent ! – les étoiles ? Quelles sont ces forces qui meuvent la matière et façonnent ces formes que nous admirons ?

La peinture est pour lui un intermédiaire entre deux mondes, celui de la matière et celui de l’esprit. Comment émouvoir par l’art à partir de matériaux picturaux ? Étudiant à la fois les maths et la peintures, Erik Andler passe par Dijon, Paris, New York, Rome, Barcelone, Lyon – Saint-Etienne.

Une question vitale le taraude : est-ce que ce que nous ressentons est bien ce que nous voyons ?

Le temps ? – il est relatif.

La matière ? – elle se transmute et se transforme.

Le regard ? – il appartient à chacun avec son histoire et son tempérament.

Une toile est un objet, mais aussi un objet de réflexion, mais encore un objet du temps, dans le temps. Elle sera vue aujourd’hui différemment d’hier et probablement que demain. Que signifie une date ? Même la « norme » ISO ne définit qu’une forme, pas un moment du temps. Un arbitraire qui devient subjectif dès lors qu’on le regarde et qu’on pense. Chacun a son temps propre, son passé et ses souvenirs, son avenir et ses possibilités.

Regardez bien ces peintures : elles sont chacune une toile qui décore, une forme de cerveau, une couleur vive qui interpelle les émotions, une date qui fait sens… Regardez bien : il y a vraiment une date, « écrite » dans la peinture.

La science n’est qu’un processus sans cesse mouvant d’appropriation du monde, une tentative jamais aboutie de comprendre les forces de l’univers, bien trop vaste pour nos humbles capacités humaines.

Erik Andler explore tout cela, en autodidacte qui se forme progressivement au dessin, aux concepts. Il se réapproprie notamment l’esthétique des Date paintings d’On Kawara, japonais obsédé de dates et mort en 2014, qu’il a vu à New York. On ne crée jamais du neuf qu’en imitant du vieux.

le site de l’auteur

sa collection NFT

Exposition « Distorted Date » jusqu’au 23 février 2023 à L’ Hotel La Louisiane, 60 rue de Seine, 75006 Paris. Entrée GRATUITE.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Ken  Follett, Le scandale Modigliani

« Roman policier enjoué », selon les dires de l’auteur dans son introduction, cet opus du milieu des années 70 n’a pas réussi son objectif qui était de montrer « l’état de subtile dépendance dans lequel se retrouve la liberté individuelle lorsqu’elle est en butte à des mécanismes plus puissants qu’elle ». Mais le résultat est un roman léger, exubérant et pétillant qui se lit avec grand plaisir et au galop.

L’auteur fait une satire des milieux artistiques de son époque qui est réjouissante. Les galeries de tableaux jouent plus sur le snobisme des clients qui ont de l’argent que sur l’intérêt des offres qu’elles présentent. Pour les marchands, il s’agit de vendre, pas de participer à la culture. Et c’est là que le roman prend tout son sens.

Une étudiante en thèse histoire de l’art à Londres entend parler par un vieux défoncé à Paris d’un tableau ignoré de Modigliani, juif italien qui a vécu l’Occupation perdu dans la campagne. Avec son compagnon Mike, elle se lance sur ses traces. Elle a cependant la légèreté d’envoyer de cartes postales mentionnant sa quête, l’une à son oncle, riche lord collectionneur lancé dans les affaires, et l’autre à une amie récemment maquée avec un escroc viril au look ouvrier. C’est tout ce petit monde qui va se mettre à la recherche du tableau, l’oncle mandatant un détective pour mener l’enquête, Julian, l’ex-mari de l’amie Samantha suivant carrément la jeune fille, tandis que Dee et Mike suivent les traces du tableau ignoré, du sud de la France au centre de l’Italie.

Le plus drôle est que chacun se retrouve à la fin avec un faux, sauf un, l’authentique, dont je ne dirais pas qui l’a trouvé. Il faut laisser le suspense. Le roman se lit très bien, surtout pour sa peinture des parasites qui gravitent autour de la peinture justement, le snobisme des riches tout à fait ignorants et d’ailleurs indifférent à l’art, la bêtise des malfrats qui ne pensent qu’à voler, le talent des faussaires qui ne songent qu’à s’enrichir sur la mode.

Doublant cette quête, une opération de communication et de dénonciation de deux peintres temporaires ignorés des galeries est mise en scène pour prouver l’indigence des galeristes et forcer leur communauté de nantis à financer une collection dédiée aux peintres contemporains qui doivent vivre de leur peinture. « Ils ont démontré que les prix colossaux des œuvres d’art reflétaient le snobisme des acheteurs plutôt que la valeur artistique de l’œuvre, ce que nous savions tous déjà, et qu’un authentique Pissarro ne valait pas mieux qu’une bonne copie » p.309.

Les faux sont partout et les fausses pistes innombrables dans cette chasse au trésor. J’ai beaucoup aimé la façon qu’a Dee, la jeune étudiante en quête du Modigliani, de parcourir les églises à la recherche du tableau en enlevant son slip pour essuyer les peintures poussiéreuses. Nous sommes dans l’ambiance des années 70 où tout était à l’optimisme et à l’érotisme. Une cure de jouvence.

Ken  Follett, Le scandale Modigliani, 1976, Livre de poche 2021, 343 pages, €7.90 e-book Kindle €7.49

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Exposition Au fil de l’eau de Catherine Bonnet Litzler

Parisiennes et Parisiens ressortent après Covid comme les escargots après la pluie. Ils ont besoin de prendre le frais et de se frotter aux autres après des mois de confinements successifs. Les terrasses des trottoirs sont bondées, surtout dans le quartier des artistes, Saint-Germain des Prés. C’est dans une petite galerie sur deux niveaux de la rue Jacques Callot, derrière l’Hôtel des Monnaies et les longs bâtiments de l’Institut de France rue Mazarine, en face d’un café à la terrasse débordant avec exubérance sur la rue, que se tient « le jaillissement joyeux du mouvement », selon les mots de l’artiste.

Au fil de l’eau, ce ne sont que poissons à l’horizontale ou fleurs à la verticale, tous sur fond bleu. Catherine Bonnet-Litzler, 58 ans, approfondit depuis une quinzaine d’année son art, « une seconde vie ». Ce n’est pas bien faire qui compte, mais faire selon son plaisir. Ne vous trompez cependant pas ! Le plaisir n’est rien sans la technique, qui s’apprend. Il s’agit donc d’abord de bien faire, durant de longues années, avant de se lancer dans l’inconnu de soi. Et le soi de Catherine, c’est la joie d’être en vie, de faire envie de fleurs et de poissons. Un bonheur en sortie de Covid !

A l’école de Patrice de Pracontal à Issy-les Moulineaux puis d’Edgard Sailen à Montrouge, notre peintre a appris au final l’art du « lâcher prise » : se retrouver seule dans le grand bain des formes et des couleurs, faire passer sa propre émotion face à la beauté des choses, des êtres et du monde. Car bien voir est un travail empli d’humilité et de persévérance. Voir va plus loin que regarder car il ajoute la profondeur de l’être. Il s’agit d’une vision « au-delà » des apparences, une essence des choses si l’on veut, mais subjective, propre à chaque artiste.

Qui, bien entendu a en commun avec le reste de l’humanité sa capacité d’observation, d’analyse et d’émotion, ce pourquoi des peintures de chevaux ou de bisons d’il y a 20 000 ans nous parlent encore aujourd’hui. Si « la beauté est un signe », comme le croit François Cheng (chroniqué sur ce blog), il est celui des capacités humaines à s’émerveiller devant le monde, la nature et les êtres. Une transcendance sur cette terre avant tout. Les croyants peuvent y ajouter autre chose, mais cet étonnement face au monde et son admiration, en soi suffisent.

Cet élan exubérant de la vie qui jaillit dans les fleurs dressées vers le soleil, ou dans ces poissons libres qui passent en banc dans le bleu de l’océan, est un hommage au vivant, un hymne au vital qui nous constitue tous. Cet hymne-là me touche personnellement, moi qui le cherche et le voit en chaque être.

Catherine Bonnet-Litzler ne présente ici de son œuvre que les poissons et les fleurs, alors qu’elle a peint aussi des paysages et des portraits. C’est que cette quarantaine de toiles, peintes à différents moments et suivant des inspirations diverses, compose une unité. Elle est certainement la part la plus aboutie de son travail.

Au fil de l’eau ou la naissance d’un peintre.

Galerie 5

Du 7 au 17 octobre 2021

5 rue Jacques Callot, 75 006 Paris

Du lundi au samedi de 11h à 19h30

Site Internet de l’artiste

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Visite nocturne du mont Saint-Michel

Nous avons rendez-vous à 18 h à l’entrée du Mont pour aller dîner avant d’aller faire la visite en nocturne, où il y a nettement moins de monde. Le restaurant est La Croix blanche, situé sur les remparts côté nord avant la tour du Roi. Le menu du forfait comprend trois plats imposés, un bol aux sept crudités, un gratin de morue breton et une part de tarte normande plutôt industrielle, genre flan gluant de saccharose. C’est plus cher et moins bon qu’à Granville. Hier nous étions entourés de Flamands, aujourd’hui d’Espagnols avec encore un couple et deux petits garçons derrière nous.

La marée qui remonte est une attraction et nous sommes aux premières loges. La légende veut qu’elle « monte à la vitesse d’un cheval au galop » et je m’inscris en faux : c’est plutôt à la vitesse d’un homme au pas – mais c’est déjà beaucoup. Avec le coefficient de 103 actuel, la passerelle n’est pas inondée mais tout juste. Nous verrons au retour que l’écume a pénétré jusque sous le porche d’entrée du Mont. Une affiche sur une vitrine fait un « appel aux dons pour nourrir les chats de Saint-michel », photos à l’appui.

La visite nocturne donne une atmosphère différente de celle le jour ; elle est magique, les jeux de couleurs du son et lumière et sa musique toujours dramatique mettent dans une ambiance sinon propice au recueillement, du moins ouverte au mystère.

Les images religieuses défilent sur les murs ou dans les alcôves, racontant toujours plus ou moins la même histoire : l’archange et la légende de la création du sanctuaire, l’arbre de vie, Jésus.

Des familles comprenant un, deux, trois, quatre et même cinq enfants visitent. Les plus nombreuses sont probablement catholiques pratiquantes mais les gamins échelonnés sont jolis avec leur ressemblance dans les comportements. Il y a de l’entente avec les parents, de la tendresse souvent.

Sur la terrasse de l’ouest de l’église abbatiale, des familles se prennent mutuellement en photo, des enfants jouent, le soleil descend. Deux petits Anglais chahutent et le grand brun torture un brin le petit blond bouclé, trop joli, pour l’aguerrir avant le bizutage qu’il subira bien plus rude au collège privé de l’année qui vient.

Le cloître, visité lorsqu’il faisait encore jour, est un lieu calme de recueillement orienté vers le large. Il incite à la méditation et fait le lien entre les espaces : le terrestre et le céleste. Son jardin se veut une évocation du paradis originel. Les moines y passent entre leur dortoir, leur réfectoire et l’église. Il est suspendu au sommet de la Merveille et a été probablement achevé vers 1228. Granite de Chausey, ardoise en schiste vert pour la toiture, calcaire de Caen pour les arcatures, calcaire marbrier de Purbeck venu d’Angleterre pour les colonnettes, bois de chêne pour la charpente.

Une grande salle nous attend à la sortie pour nous vendre des livres, cartes et souvenirs. Je note une tisane tonique épicée nommée Secret d’Hildegarde qui comprend galanda, origan, maniguette, girofle, cannelle et pétales de roses ; elle doit être infusée à 95° durant 5 mn.

A la porte, le soleil est une boule de glace rose fulgurante qui s’affale dans un nid de nuages. Nous longeons les puissants contreforts de la Merveille pour rejoindre les degrés et descendre vers la cité basse. Les rues étroites ont une atmosphère médiévale dans leur obscurité à peine éclairée par une lanterne. L’enseigne de l’hôtel Saint-Pierre grince au vent du soir comme une potence de pendu.

La nuit tombée, nous attendons longuement la navette tant il y a de monde dans la queue – et les navettes arrivantes sont pleines de touristes ! Le Mont est ouvert jusqu’à minuit, me dit-on, et il n’est que 22 h. Même pleine, une navette ne démarre pas ; il y a sans doute des horaires définis à respecter, un bureaucratisme typiquement français. Ce n’est qu’à la troisième, après 150 personnes, que nous pouvons rejoindre le parking des visiteurs et attraper nos taxis qui attendent déjà. Il fait frais le soir à la nuit, même en plein mois d’août caniculaire. D’après le chauffeur du taxi, le tarif du parking est passé d’une année sur l’autre de 6.40 à 14 €, ce pourquoi il y aurait un peu moins de monde cette année. Il discute avec le guide et raconte qu’il a créé son entreprise après avoir été plusieurs années ambulancier. Il travaille surtout avec des agences américaines qui veulent du sur-mesure et du service de qualité : voitures cossues, bouteilles d’eau, dépose jusque devant la porte. Elles payent ce qu’il faut, surtout lorsqu’elles font voyager des VIP comme des acteurs d’Hollywood. Il reste qu’aucune autorisation, même exceptionnelle, n’est donnée pour l’accès des voitures jusqu’à l’entrée du Mont : il faut prendre la navette comme tout le monde !

Quand nous revenons à l’hôtel, il est déjà demain et nous avons grasse matinée.

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Camille de Thierry Caillat

Tout commence en décembre 1864 et se termine en octobre 1943 : Camille Claudel est née, a vécue, est morte. Thierry Caillat en fait une biographie romancée qui la suit pas à pas, de date en date, attentif à son itinéraire. Point de synthèse ni de fresque mais le jour le jour, ou presque. Ce parti-pris pointilliste a ses avantages, qui sont de faire pénétrer le lecteur dans l’intimité du modèle. Mais aussi ses inconvénients, dont le premier est la fabulation pour ce qui n’est pas renseigné par les archives.

Il s’agit de la vie rêvée de Camille, plutôt que de la vraie, « l’héroïne telle que l’auteur l’imagine, au-delà des actes relatés par les spécialistes » avoue l’écrivain page 7. Mais c’est une réussite.

La reconstitution humaine par la mémoire, à partir des lettres et documents laissés par le temps, rend plus vivante la femme, plus inspirée l’artiste, plus pitoyable la folle paranoïaque. Car Camille, comme Protée, est tout cela à la fois et successivement. Sa volonté de dominer se révèle dès son enfance lorsqu’elle régente son petit frère Paul, de quatre ans plus jeune, qui deviendra l’écrivain catholique Paul Claudel, accessoirement diplomate, converti un beau jour de ses 19 ans par une révélation au côté d’un pilier de Notre-Dame. Camille sculpte ce frère à 13 ans, à 16 ans, à 37 ans… Le travail du sculpteur est décrit minutieusement par l’auteur qui s’est mis au métier pour mieux comprendre comment une caresse du pouce sur une pommette permet de donner de l’ironie aux traits ou de creuser l’expression.

Elève à 20 ans d’Auguste Rodin, le mâle dominant de la sculpture fin XIXe en France, Camille s’agace de n’être qu’une « femme », c’est-à-dire un bien de patrimoine pour les bourgeois du siècle. Elle veut exister par elle-même, sans être constamment rabaissée au niveau d’épigone du grand maître. Après au moins un avortement, elle rompt en 1892. Mais Rodin est amoureux d’elle, de son corps, de son talent, de son caractère affirmé. Il le restera sa vie durant et la soutiendra toujours, même s’il se méfiera toujours de cette féminité volcanique auprès de qui il ne fait pas bon vivre et se reposer du labeur. Ce qui rend l’icône féministe que voudrait la mode aussi bête que vaine. Rodin n’est pas marié avant 76 ans et épouse alors son ancien modèle Rose, la compagne discrète de toute sa vie, rencontrée en 1864, l’année de la naissance de Camille ; il ne veut pas d’enfant et ne reconnaîtra aucun de ceux qui naissent malgré lui.

Cette attention du maître, son appui financier et relationnel constant, l’admiration distante qu’il lui voue, entretient la paranoïa de Camille. Elle croit qu’il lui vole ses idées, qu’il la fait espionner pour copier ses modèles, trop occupé et trop mondain pour avoir encore de l’inspiration. Camille Claudel invente le croquis d’après nature, ce qui ne plaît pas toujours aux bourgeois qui préfèrent « l’idéal » à la réalité trop crue. Elle n’obtient pas de commande de l’Etat malgré l’entremise de Rodin et elle crie au complot. Elle a pourtant des commandes régulières de mécènes comme le baron de Rothschild ou la comtesse Arthur de Maigret, mais elle ne sait pas les garder. L’Etat ne peut pas tout, l’artiste, s’il est grand, doit savoir se faire reconnaître. Or ce n’est pas le caractère de Camille que de communiquer. Elle est une force qui va et qui l’aime la suive… Ce n’est pas ainsi que l’on réussit. D’où la paranoïa accrue.

Au point de s’enfermer dans son atelier et de ne créer que pour elle, détruisant le soir le travail du jour afin qu’on ne vienne pas le voler durant son sommeil ! A la mort de son père, qui l’a toujours soutenue mais probablement pas vraiment élevée, laissant passer trop de traits asociaux de caractère, sa mère et son frère Paul la font interner en 1913. Elle terminera sa vie à l’asile, refusant tout contact avec les autres, quémandant sans relâche d’être relâchée mais sans mettre une seule goutte d’eau dans son vin parano.

Au total, un destin tragique, que l’auteur montre construit brique après brique. Il aurait pu tourner autrement car « le milieu » n’excuse pas tout. Certes, le siècle bourgeois était misogyne et machiste, mais la sculptrice s’est fait reconnaître par son talent. Elle l’a gâché par son intransigeance et son délire de persécution. Elle n’a jamais accepté, au fond, que Rodin ne fasse pas d’elle « sa » femme, exclusive, vouée à son entière admiration.

Thierry Caillat, Camille, 2019, L’Harmattan, 251 pages, €23.00

Musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine à 1 h de Paris dans l’Aube, tarif 7

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Une petite histoire de l’opéra…

Ils sont six dans une bande de Normands. Ils revivifient la « grande » musique sous couvert du jazz. Ils usent de nombreux instruments incongrus tels qu’accordéon, balafon, banjo, batterie, boite à rythme, clarinette, cornemuse, cymbalum, glockenspiel, guimbarde, guitare, marimba, piano et piano « séparé », saxophone, soubassophone, trombone, tuba, vibraphone – sans parler de la Voix. Elle est celle de Tineke Van Ingelhem, soprano.

Leur projet ? Composer des morceaux inspirés de morceaux d’opéras : la toccata de l’Orfeo de Monteverdi, la Habanera de Bizet, Tristan de Wagner. Ils sont drôles, inventifs, joyeux. L’opéra se réinvente comme aux beaux jours du XIXe siècle où il était fredonné dans les rues.

Laurent Dehors est le directeur artistique et explore dans cet opus 2 ce qu’il avait débuté dans l’opus 1. Une histoire et ses cassures, une composition et un décalage. Une image renversante de l’opéra trop sérieux.

« Tous dehors » est le nom du groupe et la région Normandie le soutient, tout comme le Ministère. On se demande ce que deviendrait « l’Art » sans l’Etat en France…

L’album est sorti hier 20 septembre, après un concert de lancement le 18. A Paris.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Tous Dehors, Une petite histoire de l’opéra opus 2, 2019, €13.99

Tous Dehors, Une petite histoire de l’opéra opus 1, 2011, (indisponible pour le moment)

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Roland serait le fils de Charlemagne

Roland « le beau neveu », massacré à Roncevaux par des Vascons (Basques) dont les siècles ont fait des Sarrasins pour alimenter la Reconquista, serait le fils bâtard du grand Charles avec sa sœur Gisèle.

C’est ce qui ressort de l’étude de Rita Lejeune et Jacques Stiennon sur la légende de Roland dans l’iconographie du Moyen Âge. La philologue belge Rita Lejeune fut la deuxième femme du pays à enseigner à l’université de Liège entre-deux guerres.

Plusieurs écrits parlent du « péché de Charlemagne » dès le IXe siècle. Ce n’était pas l’adultère : il avait moult bâtards et bâtardes qu’il chérissait au vu de tous, selon la coutume germanique. C’était bien pire : un péché « biblique ».

La Vision de Wetti écrite entre 842 et 849 par Walafred Strabo de Reichenau, qui a séjourné à Aix-la-Chapelle, représente l’empereur Charles le Magne enfermé au Purgatoire à cause de sa sensualité hors Commandements.

Eginhard, panégyriste de Charles, a évoqué à mots couverts certains scandales à la cour impériale.

Mais la Vie de saint Gilles (ou saint Egide) est le premier écrit à faire explicitement mention du « péché ». Son auteur est moine à l’abbaye de Saint-Gilles en Provence et a puisé son histoire dans une tradition ancienne qui courait dans le nord de la France. L’inceste avec sa sœur aurait eu lieu en Avignon. Gaston Paris le résume ainsi : « Le roi de France Charles, ayant entendu parler des vertus de saint Egide, le mande à Orléans dans son palais. Charles et saint Gilles s’entretiennent et, à la fin, le roi demande au pieux anachorète de prier spécialement pour lui à cause d’un péché honteux qu’il a commis, péché dont il n’a jamais pu se confesser et qu’il n’ose avouer à saint Gilles. Mais ce dernier n’a pas besoin d’entendre Charles lui parler de son crime. Le dimanche suivant comme le saint homme, célébrant la messe, priait le Seigneur pour le roi, un ange lui apparut et déposa sur l’autel un parchemin relatant en détail le grand péché de Charlemagne. Cependant, grâce aux prières de Gilles, ce péché du roi pouvait lui être remis, pourvu qu’il se repentît de sa faute et qu’il n’y succombât plus désormais. Le serviteur de Dieu, voyant cela, rendit grâce au Seigneur et, l’office terminé, tendit au roi le parchemin. Le roi, en ayant pris connaissance, et avouant le crime qu’il avait commis, tomba aux pieds de Gilles en lui demandant d’être, auprès du Seigneur, son avocat par ses prières. Alors, l’homme de Dieu recommanda Charles au Seigneur, puis l’avertit avec une sévérité bienveillante de ne plus renouveler son péché. »

La nature du péché est connue depuis le XIIIe siècle par des textes précis : le Myreur des histoires de Jean d’Outremeux fin XIVe, l’épopée Tristan de Nanteuil au XIVe (« Que ce fut le péché quand engendra Roland en sa sœur germaine »), la Karlamagnus Saga de 1230, et le Ronsasuals en langue d’oc. Ce dernier écrit le fait avouer explicitement à Charlemagne lorsqu’il retrouve le corps de Roland mort à Roncevaux en 778 : « Beau neveu, je vous ai eu par mon grand péché de ma sœur et, par mon manquement, je suis ton père, ton oncle également, et vous, cher seigneur, mon neveu et mon enfant. »

La fresque de Saint Gilles au Loroux-Bottereau se situe dans la nef droite de l’église Saint Jean-Baptiste et date de l’an 1200. Charlemagne, agenouillé aux pieds du saint, est remis du péché d’inceste par Gilles tandis que la sœur du roi, Gisèle, donne, sur les conseils du saint, la main à Milon d’Angers qui deviendra le père nourricier de Roland.

Le psautier de Lambert le Bègue, prêtre réformateur liégeois qui voulait lutter contre les vices de son époque, est daté entre 1255 et 1280. Enluminé vraisemblablement par une béguine, il représente lui aussi la scène où saint Gilles, édifié par le parchemin, pardonne à Charles au nom de Dieu.

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Kakuzô Okakura, Le livre du thé

Le thé, au Japon, n’est pas qu’une boisson énergétique, il est toute une philosophie. La voie du thé est l’expression conviviale du zen, un rituel qui permet de s’ouvrir en commun à sa vie intérieure, en harmonie avec la nature. Car le thé est une conception intégrale des relations homme-nature : son hygiène oblige à la propreté, son économie montre que le bien-être réside dans la simplicité, sa morale définit notre proportion dans l’univers.

Préparer le thé est célébrer un culte de pureté et de raffinement. L’hôte a une fonction sacrée et ses invités s’unissent pour réaliser ensemble la plus haute béatitude de la vie en société. Chacun fait silence dans la maison de thé, admire la qualité artistique des bols et des instruments, suit des yeux la lente élaboration de la recette d’un breuvage parfaitement infusé, puis goûte dans la chaleur du récipient le thé vert servi brut, au goût d’herbe et de nature. La pièce où s’élabore le thé est une oasis d’harmonie où l’art rituel est un moyen d’harmonie avec les autres et de communion avec le naturel.

Ancêtre du zen japonais, le Tao chinois est l’esprit du changement cosmique, l’éternelle croissance qui revient toujours à elle-même pour produire de nouvelles formes. Elle s’enroule comme le dragon. Le Tao est l’effort individualiste de l’esprit chinois méridional en contraste avec le grégarisme de la Chine du Nord qui a son expression dans le confucianisme.

Pour le Tao, l’absolu est le relatif. L’éthique reconnaît un bien et un mal selon les temps et les sociétés et non en soi ; ils sont vécus plus comme le bon et le mauvais de circonstance que comme des absolus moraux. Car définir une morale est toujours un arrêt du développement, donc une dictature du passé et de ses modèles – ainsi Confucius en Chine, Platon chez les philosophes et les Commandements divins pour les croyants du Livre. Le Tao comme le zen encouragent à l’inverse une conduite plutôt qu’une conformité. Le taoïste comme l’adepte zen accepte le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Il s’y adapte et s’efforce d’y trouver de la beauté, ce qui signifie conserver leurs proportions aux choses et faire de la place aux autres humains sans perdre la sienne.

L’essentiel est le vide. Non le vide de la forme mais le vide comme encouragement à tout contenir, comme attente, comme éveil. Ainsi la chambre ou la cruche sont vides, mais elles peuvent accueillir quiconque ou quoi que ce soit. Ce vide existe par exemple dans l’art martial du jiu-jitsu qui s’efforce d’aspirer la force de l’adversaire par l’effacement de soi, ce qui crée un vide, tout en conservant sa propre force pour la lutte finale. Le vide existe aussi par la suggestion. En ne disant pas tout, l’artiste laisse au spectateur l’occasion de compléter son idée et de s’approprier ainsi l’œuvre. Il s’agit d’un vide à pénétrer, d’un désir à combler, le plaisir de tout ce qui est incomplet, inachevé, asymétrique, en devenir, sans cesse en mouvement. Telle la mer qui sans cesse bouge, ou l’enfant que l’appétence pour tout ne fait pas tenir en place, ou encore l’esquisse, les saisons, la musique, la poésie, la curiosité scientifique, l’exploration et l’aventure, la simplicité, la peur des redites, de la redondance et du baroque.

Pour avoir tout son prix, l’art doit être incarné dans la vie. D’où la voie du thé qui joint l’avenir au passé dans le présent immédiat. Car il faut jouir du présent, s’adapter aux instruments, s’accorder au moment – mais dans la coutume millénaire et en suivant la tradition des étapes rituelles. Ou encore l’ikebana, souvent associé au thé dans le décor de la pièce où se passe la cérémonie. Les légendes japonaises attribuent le premier arrangement floral à ces vieux saints bouddhistes qui ramassaient les fleurs fauchées par l’ouragan et qui, dans leur sollicitude infinie pour toutes les choses vivantes, les mettaient dans des vases pleins d’eau pour qu’elles vivent encore un peu.

Le thé est un art de vivre, un art de penser, un art d’être au monde purement japonais. Mais chacun, partout ailleurs, peut se mettre en situation de calme, faire silence en soi-même et avec les autres, pour accomplir un rituel comme celui du thé. Le vin, le fromage ou même l’eau peuvent remplacer le breuvage doré. Car tout est culture à qui veut vivre et penser son propre rapport à la nature.

Depuis plus d’un siècle, ce petit livre est constamment réédité et parle toujours, surtout à nos oreilles sensibilisées au devenir de la planète et de notre espèce, aspirant à vivre en harmonie avec le cosmos.

Kakuzô Okakura, Le livre du thé, 1906, Piquier poche 2006, 170 pages, €6.10 e-book Kindle €1.99

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François Berthier, Le jardin du Ryoanji

A Kyoto, le temple du Ryoanji est un mystère. J’ai eu l’occasion de le visiter deux fois au début des années 2000. Ce qui m’a ravi est moins le temple en lui-même que son jardin sec. Le jardin japonais traditionnel est fait, comme les nôtres, de plantes et d’arbustes. C’était le cas à l’époque Heïan. Mais l’école bouddhique zen Rinzai a bâti son temple en 1450 et l’a adjoint d’un kare sansui – un jardin-sec.

Il est composé uniquement de pierres sur 200 m², enclos d’un mur sur deux côtés. Sur les graviers blancs se dressent quinze roches de basalte mais l’on n’en peut voir que quatorze au maximum, autre mystère. Il a été dessiné par le peintre et paysagiste Soami Shinso en 1499, presque un demi-siècle après l’érection du temple de bois. Il est désormais inscrit au Patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO.

François Berthier, décédé en 2001, est un historien de l’art français spécialiste du Japon. Il a écrit cet opuscule sur le jardin du Ryoanji en 1989 qui fait toujours autorité. Le zen est un mode de pensée ; ni une religion ni une philosophie mais une sorte d’humanisme austère. Il a pour origine le Tao chinois qui voulait libérer du carcan des règles et faire retrouver à l’adulte la spontanéité de l’enfant, sa nature initiale, son être originel. C’est ce que le zen appelle sa « nature de Bouddha ». Les moines zen ne sont pas idolâtres, ils méprisent le culte aux objets comme la récitation de soutras : ce sont pour eux des actes superficiels. Ils recherchent l’au-delà des apparences.

Dans leur jardin, les moines ont rejeté les phénomènes transitoires : ils ont dévêtu la nature pour en révéler la substance. L’idée est que l’essence de la nature révèle à l’homme sa propre nature originelle. Les pierres sont comme les os d’un squelette. Les blocs posés sur un lit de sable ou de gravier n’ont pas d’auteur, ils disent le silence, ils sont inertie. Ils renvoient à la beauté brute du naturel sans artifice, le regard face à lui-même sans illusion, et le moment à son éternité. Le jardin zen est donc tout le contraire de l’ikebana, cet art du bouquet qui conjugue l’harmonieux et le contradictoire, le tranquille mais éphémère, une éclaboussure de beauté fragile et violente.

La richesse peut naître d’une extrême sobriété, d’une anecdote peut s’épanouir une philosophie, de l’émotion d’un instant toute une poésie – et de quelques pierres un sentiment d’infini. Pour créer, il faut trouver le calme en soi-même, être attentif, plein d’attention et d’amour envers les éléments choisis. Il faut les respecter. Comme le bouquet est composé selon un rythme adapté aux lois cosmiques, le jardin dispose les pierres dans un certain ordre qui n’est pas au hasard. Il vise à exprimer un souffle de la beauté suprême pour trouver en soi l’harmonie.

Il dit un monde où le moi n’a pas d’importance, ni l’exigence tyrannique de l’ego. Le jardin n’a pas d’artiste, il est art brut né des éléments mêmes. Le zen encourage l’effacement du moi, il récuse l’individualisme pour l’intégration de l’individu dans la communauté : le moi est faible mais le nous est fort. Les mots sont souvent illusion, aussi le zen se méfie-t-il des mots et préfère le silence. L’intuition capte le message exprimé dans la parole et la poésie est à base de pauses, tout comme l’élévation de l’âme naît de la disposition des rochers sur le gravier. « Devant l’œuvre d’art, l’Occidental bavarde et interpose l’écran de son moi ; le Japonais reste muet et transparent sous le choc de la beauté » p.47. Du sentiment esthétique nait l’harmonie qui est ouverture vers le sacré, la sensibilité à la présence universelle de l’esprit.

Il faut sortir de soi et faire silence pour tenter se saisir ce qu’est un jardin zen. Ce dont nous n’avons pas l’habitude et qui est d’autant plus précieux. Parcourir le Ryoanji avec François Berthier est une initiation à un autre monde.

François Berthier, Le jardin du Ryoanji, 1989, Adam Biro 2004, 64 pages, €17.93

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Exposition Camille ailleurs d’Isabelle Béné

Camille Claudel a signalé avec force sa présence au monde contre son maître Rodin par une sculpture toute empreinte de sa démesure. Isabelle Béné aime à explorer les intérieurs comme le marin fouille la mer pour y trouver au hasard des perles ou du poisson. C’est la rencontre de ces deux femmes d’art, se colletant à la matière et éperdues de voyages intérieurs, qui donne lieu à cette exposition.

Architecte des Beaux-Arts de Paris, Isabelle Béné aime à toucher la substance de la terre et de la pierre « depuis l’âge de 4 ans », me dit-elle. Elle dessine pour le regard mais surtout elle sculpte pour ajouter aux sens le toucher et la couleur. Originaire de Paimpol, elle aime le bleu et l’or, ces nuances que le ciel et la mer ont avec le soleil. La Piste du goéland est une aile d’or attachée toute prête à l’envol vers l’astre solaire.

« Mais c’est la traversée du Sahara que j’ai faite seule avec mon mari pendant un mois et demi, qui a modifié le ressenti que j’avais du monde : dans l’espace sans fin des dunes de sable, des roches sombres et lunaires lorsque la Land Rover s’arrêtait en fin de journée, avant la venue de la nuit, notre immersion dans le silence du désert devenait initiatique », écrit-elle. De quoi s’interroger sur ses propres abimes – ce que le désert accomplit sur tout être intelligent, au risque de déstabiliser les âmes fragiles.

Le travail dans les pays d’Asie et l’approche de leurs cultures a permis au voyage intérieur d’Isabelle Béné de s’affiner. Elle a découvert « le féminin de l’être » qu’on appelle le Yin dans la coque historiquement plutôt masculine des œuvres humaines. Elle a voulu approfondir et Camille Claudel a surgi comme une évidence : sa relation fusionnelle avec son maître Rodin l’a forcée à introduire cette petite graine de Yin dans le grand œuvre trop mâlement sculpté. Par Isabelle, le visage de Camille apparaît voilé, comme peinant à respirer – à exister – sous la toile de son mentor ; elle crie et cet appel silencieux s’envole vers le futur, en interrogation.

Celte, Isabelle Béné baigne dans la dualité cosmogonique. La vie ne surgit du chaos qu’en tension et toute œuvre créatrice garde quelque chose en elle de la pression vivante. Les sculptures ne sont pas des objets mais des concentrés d’énergie qui font réagir le spectateur, à quelque sexe qu’il appartienne. La couleur provoque ou attire, le mouvement des formes entraîne et tourbillonne, l’esprit se meut avec le regard et se frotte à la matière.

La spirale est le grand thème du sculpteur car elle est le mouvement même de l’énergie, celle au cœur de l’univers comme celle qui fait germer et croître toute vie. Le coquillage est spirale, comme notre galaxie – peut-être comme notre esprit même, qui use de dialectique pour se frayer un chemin de raison parmi les contraires.

L’or est feu, fusion nucléaire et soleil qui fait germer. D’où peut-être cette Camille souriante, apaisée, qui apparaît sous les doigts d’Isabelle comme sortant de l’onde bleutée, les cheveux en spirale, le sourire énigmatique, le petit point du Yin comme le joyau de l’être au centre du front. C’est la shakti, l’énergie féminine de la déesse Parvati.

Rien n’est dû au hasard dans les œuvres d’Isabelle Béné. La pierre vibre, Camille Claudel renaît.

Un bel hommage.

L’exposition se tient du 12 mars au 13 avril 2019 de 13h à 19h à la Galerie Marie de Holmsky 80 rue Bonaparte à Paris 6ème du mardi au samedi.

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Fabienne Verdier, Passagère du silence

L’art contemporain paraît trop souvent surfait, entre spontanéisme snob et prise de tête. Les artistes ont-ils quelque chose à DIRE plutôt que des façons à VENDRE ? C’est ainsi que Fabienne, jeune artiste peintre en recherche au début des années 1980 s’envole pour la Chine Pop. Elle retrace en ce livre « le récit d’une peinture, le cheminement suivi pour arriver à ce que je crée aujourd’hui » p.10. Premier temps : les études en France et le refus du factice ; second temps, la découverte de l’univers pictural chinois avec le livre de François Cheng, Vide et plein. Si des Chinois viennent en Occident apprendre les techniques, pourquoi une Occidentale n’irait-elle pas en Chine faire de même ?

Fabienne avait entrepris les beaux-arts à Toulouse mais elle trouvait l’enseignement vide : « La psychanalyse avait fait des ravages au sein de l’Education nationale. Le problème de savoir s’exprimer quand on n’a pas appris diverses sortes de langages pour y parvenir me rendait folle. A quoi servaient donc les enseignants ? » p.16. La seule rengaine était de « s’exprimer » – mais comment le faire quand on n’a pas les méthodes et – pire ! – quand le prof ne sait pas s’exprimer lui-même ? « Le n’importe quoi était érigé en art du Beau. (…) A l’Ecole, je ne jugeais mes camarades ni très malins ni brillants, sans humour aucun. Il leur manquait l’intelligence du cœur, cette curiosité passionnée qui pousse l’être jeune à découvrir la face cachée du monde, l’ivresse et la poésie du jour » p.16. Misère de la prétention artiste… « Lors de l’examen, les autres élèves, confiants en leur art, se sont lancés dans des abstractions lyriques ou des sujets morbides. Il en résultait une facture simpliste, une violence surfaite. Ils se croyaient les échos des expressionnistes allemands qui avaient souffert et exprimaient leur misère. Eux n’étaient le plus souvent que des petits-bourgeois de province désireux de se faire plaisir. Il eût fallu transcender ces angoisses ou ces visions pour parvenir à un langage plus subtil » p.23.

Fabienne obtient une bourse pour aller étudier à l’université de Chongqing où aucun Occidental n’a vécu depuis 1949 ! C’est dire combien elle se trouve plongée au cœur de la Chine communiste, son caporal-socialisme où tout le monde surveille tout le monde pour se faire bien voir des aînés du Parti, où toutes les « vieilleries » sont regardées comme réactionnaires et à dénoncer devant tout le Peuple. Mais, dans cette province reculée loin du centre, une fois la confiance des autres acquises, Fabienne peut manœuvrer pour rencontrer les anciens maîtres des arts traditionnels chinois, les révoqués et torturés de la Révolution « culturelle » qui arasa la culture millénaire chinoise au niveau du savoir de l’Instituteur en chef, le Mao bien-aimé, plus grand amateur de très jeune chair que d’art.

Les officiels le glorifient aujourd’hui, montrant leur crispation sur un pouvoir qui leur échappe. « On ne joue pas impunément avec la folie ou la bêtise : à force d’abêtir les gens, ils deviennent vraiment bêtes et, à force de les fanatiser, ils deviennent vraiment fanatiques » p.79. C’est par les dessins qu’elle donne que Fabienne montre combien elle est capable de comprendre les vieux paysans. C’est parce qu’elle est curieuse et avide d’apprendre qu’elle fait s’ouvrir les vieux professeurs repliés sur leur passé. « Alors que chez nous, trop vite, les étudiants veulent faire œuvre originale, eux continuaient à peindre comme jadis en Chine, en copiant d’anciens maîtres. Il n’existe pas là-bas, comme en Europe, ce mépris pour la copie ; au contraire » p.88.

L’enseignement chinois se heurte à la mentalité occidentale et du choc naît l’étincelle. « Il ne s’agissait pas seulement d’images : il m’interdisait de peindre [un caillou qui roule] sans avoir à l’esprit le roulement du tonnerre, le déferlement de la vague ou le caillou qui dévale. ‘Ils doivent être présents dans ton esprit avant que tu poses le pinceau sur le papier ; sans cela, tu ne parviendras pas à les traduire. Ce n’est pas un problème de technique.’ » p.111. L’artiste occidental se complaît à la technique, en bon artisan du travail bien fait que les bourgeois récompensent en l’évaluant en heures de besogne. Pas l’artiste chinois, pour qui l’unité l’emporte : « Tu as voulu traiter ta phrase en oubliant l’harmonie de la composition ; on sent le labeur ; ton travail est mort avant même d’avoir vu le jour. Pars toujours d’une intuition poétique et essaie d’exprimer la substance des choses ; tel est le principe constant. Où sont les manifestations du mystère merveilleux ? Tu as laissé échapper le naturel. C’est trop élaboré dans ta tête » p.114.

Tout est question d’énergie intérieure et de proportion des forces. « Il répétait sans cesse : Pour trouver l’unité du pinceau, il faut apprendre l’opposition et la complémentarité. Je ne veux pas d’un trait trop souple ou trop enlevé ou trop rugueux ; il doit être preste et retenu ; empreint ni de force ni de mollesse. Il faut allier puissance et délicatesse (…) Il faut trouver le juste milieu pour saisir la vie. Tout est dans la juste mesure des oppositions. En Occident, vous aimez les extrêmes ; pour vous, le juste milieu est synonyme de fadeur. Pour nous Chinois, le juste milieu, c’est épouser la vie, la paix. L’harmonie de la nature est basée sur le juste milieu. Travaille dans cette direction et une dynamique naturelle naîtra dans tes œuvres. » p.119.

L’étudiante française s’initie donc avec les maîtres : Cheng Jun de l’Ecole des beaux-arts de Chongqing, Li le maroufleur, Huang Huan du Sichuan, Li Guoxiang de Shanghaï, Wu Zuoren de Pékin, Shao Mengai calligraphe, Lu Yangshao peintre et tant d’autres. De cet apprentissage, elle tire une œuvre originale. Nous retenons surtout sa démarche d’aller vers l’autre sans a priori, ni politique ni documentaire, pour découvrir sa propre personnalité par le choc d’une culture millénaire. S’épanouir soi, pas copier la mode : telle est la leçon que les aspirants « artistes » d’Occident devraient méditer avant de se croire inspirés.

Fabienne Verdier, Passagère du silence, 2003, Livre de poche 2006, 311 pages, €7.70 e-book Kindle €7.99

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Matisse

Un vieil ami aujourd’hui décédé, une exposition, des livres m’ont fait redécouvrir l’œuvre peinte. Matisse est un peintre que j’aime parce qu’il peint le bonheur. Bonheur de vivre : luxe, musique, danse, harmonie – tous ces titres d’œuvres qui font état du bouillonnement vital et de la joie de peindre. Bonheur de créer, de remuer le fond sensuel des hommes, de réconcilier l’humain avec la nature dont il est issu, par le biais du regard. La couleur n’est qu’une sensation et c’est dans la lumière que la sensation est la plus forte. D’où l’attirance de Matisse pour le sud : la Corse, le Maroc, Tahiti, Nice. Le sud où l’on sait vivre, nu ou presque sans contraintes et baigné de lumière.

Bonheur de l’urgence, comme un élan vital qui court dans sa peinture. Le « dépêche-toi » d’un tard-venu à l’art de peindre, la puissance virile d’un vieux sensuel qui aime les femmes et les couleurs. Urgence qui se ressent par le regard qui glisse et papillonne d’un coin à l’autre de ses toiles colorées au relief écrasé comme sur les tapisseries. Urgence des couleurs vives qui se choquent et se changent sans cesse. « On n’a jamais fini » : ni d’aimer, ni de créer, ni de survivre. La vie, comme la lumière du jour, éternellement se recommence. C’est ce que doit traduire la peinture.

Matisse a eu une très vive perception du Maroc, de cette lumière bleue du ciel qui envahit tout. Tanger : Paysage vu d’une fenêtre. Ce qui est vivant est jaune et rouge : le vase, les fleurs, les gens sur la place où se réverbère le soleil. Le vivant baigne dans la lumière qui est bleue ou verte selon qu’elle est du ciel ou du végétal. Zohra, le Rifain, présentent le même contraste. Les poissons qui sont vivants sont rouges et roses, de même que les parures humaines : les broderies, les babouches. Les vêtements prennent la couleur du bain lumineux par osmose. Les êtres sont intégrés dans leur environnement, ils font corps avec lui, ils y sont heureux comme des poissons dans l’eau.

Une atmosphère déjà ressentie en Europe l’année d’avant, avant cette Grande guerre qui annihilera pour longtemps le bonheur, le sentiment que l’on peut s’épanouir dans un monde en paix, créé pour l’homme. Matisse est un peintre « d’avant » la guerre, d’un âge d’or qui nous paraît, aujourd’hui désirable et lointain. La conversation nage dans le bleu, l’homme debout, rigide et prêt à l’action (n’importe laquelle) parle à la femme assise qui attend (et laisse peut-être mûrir en elle un bébé). Par la fenêtre s’étend le jardin du monde, décors et terrain de jeu pour Adam et Eve 1911.

Le monde est un paradis. Matisse l’avait peint ces mêmes années : la Danse, la Musique, les Joueurs de boules. Des humains nus et lumineux s’ébattent dans un décor éthéré, simple figuration colorée comme une atmosphère ou un bain. Poissons rouges ou roses dans un bocal vert et bleu, les humains sont tels que la nature les fait, ils nagent et jouent, ils sont heureux.

Les intérieurs sont traités comme des tapisseries où tous les détails sont sur le même plan, les humains dans leur aquarium intérieur. Les poissons rouges ressemblent à La famille du peintre et à La desserte rouge. Les personnages baignent dans leur bain coloré, ils y nagent.

Matisse veut « donner à une surface très limitée l’idée d’immensité. » Sa pensée sait capter librement les formes, sans imiter, libéré de tout académisme. Il a l’intelligence de son exaltation, la maîtrise de son euphorie. Il travaille sa toile comme une femme, longuement, patiemment, brassant et grattant en rythme pour faire monter peu à peu la grande jouissance de la création. Orgasme des couleurs dans un tourbillon de formes. L’amour est communion ; il participe au mouvement de la nature et de la vie.

Xavier Girard, Matisse une splendeur inouïe, Découvertes Gallimard 2008, 176 pages, €6.54

Volkmar Essers, BA Matisse, Tashen Basic Art 2016, 95 pages, €10

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Auguste Rodin

Auguste Rodin : je visite ces jours-ci son musée, situé au milieu d’un calme jardin dans un quartier voué aux fonctionnaires. Mon regard se retrempe aux œuvres du sculpteur bûcheron, parmi les lycéens du midi et les étrangers venus visiter Paris au printemps.

Il y a du Victor Hugo en Auguste Rodin, tant il se collette à la matière, taille fiévreusement à grands coups dans le matériau brut pour faire émerger la forme. Ses torses d’hommes sont musculeux, anguleux, robustes. Ils sont de force brute, comme ces modèles multiples que les étiquettes muséographiques nomment « adolescent désespéré », « Mercure », « fils prodigue » ou « homme qui tombe ».

Rodin aimait un geste qu’il modelait, sculptait et assemblait en divers exemplaires qui sont autant d’œuvres à thème. Ses jeunes mâles aux bras levés ont le corps maigre aux muscles longs et durs ; ils s’offrent d’un élan sauvage au destin comme aux regards. Ses femelles n’en sont pas moins barbares, gisant cuisses écartées comme La martyre ou Le torse d’Adèle, poitrine tordue aux seins puissants, os saillants, colonne arquée. On peut les voir aussi en buste, sternum en avant comme si leurs bras étaient maintenus par derrière, une main invisible les forçant à exhiber leur chair rendue plus nue encore par cette outrance. Iris, Centauresse ou Figure volante, ont des corps irradiant la force et le mouvement. Une énergie émerge, comme si la matière était devenue électrique.

La forme, chez Rodin comme chez les romantiques, révèle les passions de l’âme. Les Bourgeois de Calais taillés à la serpe apparaissent torturés, déjà vieux et soumis. De même L’homme qui marche ou Saint Jean-Baptiste prêchant, sans tête ni bras comme une statue antique redécouverte sous la terre. Les muscles sont modelés de grands à-plats bruts sur lesquels s’aiguise la lumière.

L’œuvre se poursuit dans esprit qui s’attend inconsciemment à ce que le dieu polisse son œuvre. Mais l’inachèvement volontaire, la forme laissée brute, rendent les corps violents – ce qui se conçoit vite par contraste des statues de bronze sombre et des corps vivants des visiteurs. Que la jeunesse réelle apparaît donc fragile face à ces titans ! La chair souple qui joue sous le fin coton paraît celle d’enfant devant ces colosses barbares. L’inachevé est imparfait mais aussi infini ; le manque suscite l’imagination. Ainsi s’accroit l’impression du mouvement, de la vie, de la matière qui s’anime. Notre tension vers la complétude poursuit l’œuvre brute en ses élans et fait bouger le matériau.

Les Trois ombres tendent leur poing vers le sol, abandonnant leur tête sur la gauche en un même déplacement. Ils sont lourds et mouvants, d’une santé fatiguée rendue pathétique à nos yeux par ce contraste des gestes.

L’émotion naît de l’outrance et Rodin a su accoupler ses modèles pour que le choc produise son étincelle. Fugit amor juxtapose – de dos – les désespoirs complémentaires d’un Adolescent désespéré et d’une Figure volante.

Je suis belle est aussi l’une de ces œuvres-là : le surmâle emporte la femelle comme un déménageur une caisse, ficelée sur sa poitrine. Il arque les reins, fait saillir ses fesses et bande les muscles de son dos. Il n’en est pas plus joyeux pour cela, de même que sa compagne que ce déploiement d’effort laisse manifestement indifférente. Elle regarde ailleurs en souriant vaguement, comme une déesse ou une pute qui n’a pas d’intérêt pour le rut du mâle humain. Cette outrance sans avenir, qui est trop souvent celle du romantisme, me laisse mal à l’aise. Qu’a-t-il à faire la roue pour cette catin ?

La bouche de poisson du Cri me fait le même effet : l’humain est ravalé au rang d’animal.

Combien ma préférence va à L’Eternel printemps en marbre translucide et croquant comme du sucre, où l’arc des coups est tension vers le baiser, embrassement goulu qui rapproche les visages au point de les fondre jusqu’à ce que leurs formes respectives disparaissent l’une dans l’autre. Les muscles de chair ferme s’alanguissent de sève, les seins ronds et dressés par le mouvement de la fille sont aussi durs que les pectoraux relâchés par l’accueil du garçon. Chacun fait un pas vers l’autre pour mieux fusionner, image même de l’amour désiré. Cette délicieuse jeunesse mûrira dans Le baiser, plus achevé, dans la même veine.

J’aime l’inachevé des marbres où, du bloc laissé brut, émerge une forme vague et lisse de jeune être ! Comme si la vie sourdait de la matière, faisait craquer la gangue de boue pétrifiée pour surgir en créature. Telle La Danaïde encore inéveillée dont la chevelure se confond avec le socle ; La main de Dieu qui façonne les premiers êtres ; La petite fée des eaux qui se déprend de sa source trop matérielle, à peine éclose de sa chrysalide de pierre.

La Convalescente renaît à la conscience, les yeux, le nez et les mains seuls distincts du bloc qui englue le corps comme le fait la maladie.

J’ai rêvé un moment devant ces délicieuses Fleurs dans un vase composé de filles-enfants, du marbre en bouton en une vasque d’où elles tirent leur substance, un bourgeonnement vivant du matériau.

Le Génie du repos est le pendant garçon de ces fleurs, offert dans sa nudité viride de naissance.

La pierre s’anime et le spectateur regarde la chair avec d’autres yeux. Quelle est douce et vivace, celle qui se meut librement entre les socles, carnée, colorée, fluide. Les envies de caresse pour ces statues lisses aux muscles bouillonnants, que la main s’étonne presque de sentir froids tant l’œil y voit le mouvement, se fondent avec celles que l’on a envie de prodiguer à cette jeunesse d’aujourd’hui qui passe, tendre et rose sous les tee-shirts de coton blanc qui luisent comme le marbre en moulant avec douceur les formes.

Le symbole de Rodin, le sculpteur qui anime la pierre, est peut-être La cathédrale, appellation pompeuse un rien baroque pour ces mains jointes qui bâtissent et protègent et célèbrent à la fois, nervures de chair irradiant l’énergie vitale, courbées en une torsion qui englobe comme pour façonner un espace, une spiritualité humaine issue de la vile matière. Ces mains qui caressent le vide imaginaire sont à mes yeux le plus beau monument du sculpteur athlète.

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Musée Rodin

Dessins de Rodin

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De l’art ou du cochon ?

Rist van Graspen est un non-plasticien anonyme qui récuse toute témoignage et toute individualité dans « l’Art ». Il est même tellement connu qu’il n’apparaît nulle part sur Gogol ou moteur approchant – il a volontairement « changé de nom » p.22 – graspen veut dire plume d’herbe en néerlandais. C’est dire combien son effacement derrière la neutralité « numérique » est d’une efficacité redoutable !

Car force est de conclure que Rist van Graspen n’existe pas. « Disparaître », dit-il p.26, « le paradoxe de la transparence (…) est aussi une absence ». Entre nous soit dit, cela me paraît heureux. Qu’a-t-on à faire avec le « ça » qui prend la photo ? « L’art » lui-même ne serait qu’une expression au hasard d’éléments contingents qui surtout refuse à s’imposer au regard ou aux autres sens. Quand Duchamps détournait des chiottes, cela gardait un sens. Il faut désormais « déconstruire » tout sens si l’on veut… quoi ? Progresser ? S’effacer ? Aller jusqu’au bout de l’impasse qui est celle du Rien ?

Les formes sont « illusion du sens ». La réalité, qu’est-ce ? « Une réalité historique marchande, point à la ligne » p.31. Au point que le numérique va lui-même faire œuvre d’art, créant ainsi le Trans-art.

On se demande en quoi ce faux artiste, qui récuse l’idée même d’artiste (« il faut éliminer l’artiste de la pseudo-œuvre » p.25), fait l’objet d’argent public sous forme de subventions !

« La photographie ou la vidéo est la matérialité sur laquelle repose la subvention (…) la preuve du geste plastique, c’est tout » p.21. Mais c’est encore trop ! Je propose que l’on déconstruise aussi l’idée de « subvention » afin que le Trans-art soit comme le genre : un choix personnel subi et assumé. Pour échapper à l’argent et au « système marchand » p.19, rien de tel que de ne pas en recevoir… non ?

A qui s’intéresse à l’art et à ses évolutions, ces « entretiens » peuvent offrir une grosse tranche de rigolade ! Et permettre de méditer sur le suicide européen des avant-gardistes les plus branchés qui découvrent qu’ils ne sont qu’absence, qu’ils ne créent rien et que seul le Néant est leur futur.

Rist van Graspen, Trans-art, 2017 PhB editions, 37 pages, €5.00 pour 400 g (même pas visible sur Amazon : un non-événement du non-art par un non-artiste qui n’a rien à dire !) 

Site de PhB éditions 

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Aujourd’hui saint Amour

Compagnon de mission de saint Pirmin en Allemagne, au 8ème siècle, cet Amour-là fonda l’abbaye d’Amorbach et est vénéré le 17 août, bien que le calendrier de l’Administration laïque d’Etat des Postes françaises situe la saint Amour le 9 août…

Un autre Amour plus tardif, du 9ème siècle, était natif d’Aquitaine où naquit la « fine amor ». Mais, névrosé par la Morale d’Eglise, il refusa le désir, le siècle et la vie, passant son existence en reclus à… Maastricht.

Du saint Amour de Bourgogne, on sait peu de choses, sinon qu’il fut copain de saint Viator et que leurs reliques sont enchâssées en la commune qui donna son nom au vin si bien connu.

Saint-Amour, commune du Jura à 28 km de Bourg-en-Bresse compte moins de 2500 Saint-amourains. Le petit-fils de Clovis y érigea une église pour les reliques de saint Amator et de saint Viator, soldats chrétiens de la légion thébaine massacrés à Saint-Maurice d’Agaune en Valais. Mais ont-ils existé ? Leur culte aurait probablement remplacé celui des dieux romains antiques Cupidon et Mercure. Comme quoi l’Amour chrétien ne serait que le petit-fils de l’Eros grec et le fils du Cupidon romain… rhabillé.

Le Gamay noir à jus blanc appelé saint-amour est vif, fin et équilibré, sa robe rubis dégage des arômes de kirsch, d’épices et de réséda. Son corps, dit-on unanimement, est tendre et harmonieux… Le saint-amour est un vin rouge AOC produit dans le Beaujolais. Il est voluptueux et particulièrement agréable en bouche. Avis aux amoureux(ses)…

Où l’on en revient donc aux « amours » de la symbolique. Aux temps anciens des Grecs, Amour dit Eros fut figuré comme un enfant de 6 à 8 ans gai, primesaut et tendre, d’une beauté harmonieuse : il était affection sans raison.

Lorsque la société se sophistiqua, que les gens eurent le loisir d’émerger d’une existence purement utilitaire, les relations humaines se firent plus complexes, tournant autour du sexe comme il se doit. Amour fut alors figuré comme un prime adolescent espiègle, cruel et fouaillé d’appétits. Beaumarchais en revivifia le caractère au grand siècle sous l’apparence de Chérubin : il est désir sans raison.

Mais l’Eglise, pour contrôler les âmes, se devait de mettre le holà à l’amour. Celui-ci n’est-il pas hors loi et foncièrement subversif ? N’écoutant que lui-même et tourné seulement vers l’objet de son appétit, il remet en cause toutes les morales, les raisons et les dieux. Inacceptable ! Il fallait donc châtrer Amour et l’on en fit un « ange ». Éthéré, sans appétits ni vouloir, pur messager de Dieu sans corps, il est affection sans désir. Bien que certains curés, célibataires par vœux, aient eu parfois le désir baladeur.

L’Eglise a retenu beaucoup plus de saints Ange ou Angèle que de saints Amour. Il a fallu Freud pour que l’on redécouvre en l’enfant une sexualité, même si elle reste en devenir. L’amour adolescent, Platon l’a montré, a de nombreux visages. Il ne se réduit en rien à la fornication, même si cet acte naturel n’est vilipendé par la Morale chrétienne (et bourgeoise) que pour de mauvaises raisons : celles du pouvoir, de l’économie, du contrôle des hommes.

« A force de parler d’amour, l’on devient amoureux… », croyait Pascal. Mais il n’a vraiment aimé que Dieu, selon les textes qu’il a laissés. Pour Tolstoï, dans son Journal en mars 1847, nul ne peut aimer Dieu : « Je ne reconnais pas d’amour de Dieu : car on ne saurait appeler du même nom le sentiment de ce que nous éprouvons pour des êtres semblables ou inférieurs à nous, et le sentiment pour un Être supérieur, qui n’a de limites ni dans l’espace, ni dans le temps, ni dans la puissance, et qui est inconcevable.» Dans la foi chrétienne, ce qui est appelé le Saint Amour, ce sont les deux grandes injonctions aimantes : l’accomplissement du message de l’Évangile et l’incarnation des Dix commandements.

Saint Amour du 9 août, que de turpitudes couvre-t-on en ton nom…

Si m’en croyez, fêtez Amour sous toutes ses formes : tendres ou passionnées, charnelles ou filiales, platoniques ou concluantes. Soyez ami et amant, ardent ou capricieux, conquérant ou enflammé, transi ou soupirant. Et mettez le tout au féminin ou au neutre selon votre genre.

Le pic des naissances est depuis 1991 en juillet (il était en mai de 1975 à 1989), ce qui veut dire fécondation en novembre. Au 9 août, fêtez le petit bébé tout frais pondu, Amour tout pur !

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Des anges dans les arbres

Dans certains endroits, des parcs publics, en levant des yeux le passant peut apercevoir de drôles d’oiseaux. Ils ne chantent pas, ils ne battent pas des ailes, ils sont immobiles comme des anges. Ce sont des sacs plastiques triturés pour figurer autre chose que la chose qu’ils figurent d’habitude. Ce sont des œuvres d’art.

Un art du quotidien, fait de matériaux de consommation, ces déchets qu’on jette après usage. Comment un sac plastique peut-il prendre son envol ? Mais par l’imagination, démontre Madorssane, nom d’artiste pour Dorothée Massé, plasticienne de Lorgies (pas de l’orgie), Pas-de-Calais.

Quand l’insignifiant signifie, n’est-ce pas la réalité qui est transcendée ?

Les anges n’existent pas, sauf dans les fantasmes des curés interdits de mariage et de procréation, mais ils existent en plastique, sacs en forme qui se posent sur les branches au-dessus des têtes de tous ceux qui passent. Silencieux, figés, attendant un regard. Car ils n’existent pas sans le regard, ni sans l’imagination qui travaille derrière.

Quand l’art contemporain se met au niveau du public, cela donne cet ange assis. Un genre à part de garçon-fille qui est issu du pétrole et du cerveau artiste.

Tout intéressé peut trouver ses œuvres dans quelques parcs un peu partout, je ne sais où. Pour une étrange rencontre.

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Elisa Haberer et Simon Hatab, Les couleurs des tumuli

Elle est photographe, lui dramaturge ; ils se sont rencontrés en courant aux Buttes Chaumont. Elisa lui parle de son projet en images ; lui recueille ses mots, façonne un texte. Elle est née en Corée et adoptée à quatre mois ; lui a un grand-père tunisien arrivé à Paris à un an – tous deux sont Français. Mais tenaillés par l’identité.

Le rêve est une réalité comme une autre, mais comment le composer ? Par le retour aux sources, « le projet ». Elisa est née dans une petite ville coréenne nommée Gyeongju, comme elle l’apprend aux archives de l’ONG américaine qui a favorisé son adoption. Une bonne sœur pousse même la complaisance jusqu’à lui indiquer la rue où elle est née, et même l’endroit exact où la sage-femme l’a accouchée. C’est désormais une boutique de vaisselle. Alentour, des gens qui vivent depuis 36 ans, l’âge de la photographe. Installés dans la vie coréenne qu’ils n’ont jamais quittée : c’est cela qui la fascine, l’exilée. « D’une certaine façon, on y croit pour toi » p.103. La société coréenne, très communautaire, reconnait les siens et les accueille avec joie.

Et ces tumuli, buttes herbues à proximité des maisons, soigneusement tondues par la tribu des employées municipales. Ce sont des tombes, plus ou moins importantes, sur lesquelles des enfants vont jouer, comme l’illustre la couverture du livre. Des enfants, justement : l’enfant qui pousse dans le ventre d’Elisa à son troisième voyage (peut-être la petite Aurèle à qui est dédié ce livre ?) ; l’enfant qu’elle était lorsqu’elle a quitté ce lieu. Le tumulus est un ventre de femme enceinte, même s’il renferme un mort. Mais qu’est-ce que la mort ? Une fin de vie définitive ou un recyclage des éléments du corps ? Qu’est-ce que l’exil ? Une séparation absolue ou un désir de revenir pour savoir ?

L’impression des photos sur papier mat qui boit un peu n’est pas de qualité glacée mais conserve un brin de cet amateurisme familial qui importe au propos. Est-ce un portrait en creux d’elle-même, ce qu’elle serait devenue si elle était restée, insérée dans cette existence que les autres mènent sans souci ? Madame Lee propriétaire du magasin de vaisselle en rez-de-chaussée, Madame Yang chef d’équipe de la société d’assurance du premier étage, Monsieur Song du temple bouddhiste au troisième étage, Madame Chae vendeuse de la boulangerie voisine, Madame Youn qui vend des fruits et légumes aux marchés des jours finissant par 2 et 5 ? « Elle dit que ce qui l’intéresse, dans un portrait, c’est le moment. Ce temps qui déborde juste après l’instant où elle appuie sur le bouton » p.85

De même veut-elle photographier ce monde en format carré, peu usuel à nos sens formatés par le nombre d’or. Pourquoi ? Par souci de « perfection » p.97, « le carré enferme le monde dans une forme close ». Comme une gestation, comme un rêve intime, comme une reconstruction volontaire de soi. « Mais si tu réussis à créer du mouvement dans cette forme close, alors tu donnes un sens à l’image, tu rends une lecture possible… »

Toute image « ne vaut que par l’affect que tu mets dedans », Roland Barthes le disait. La tentative d’épuisement du pays de sa naissance passe par l’image, les tumuli qui hantent la ville, ses rues commerçantes, « la » rue précise où elle est née, les gens qui y vivent, les métiers qu’ils pratiquent, les heures qui passent. Le livre commence par des enfants jouant sur un tumulus et se termine par la lune – symbole féminin – luisant en croissant au-dessus d’un tumulus, image d’une terre enceinte. Entre deux la vie réelle, la vie rêvée, la vie qui aurait pu être.

Comment s’élabore une œuvre ? Comment crée-t-on par tâtonnements un « projet » ? Par le voyage, le décentrement de soi, le mouvement, montre la photographe. Par réflexion de soi sur soi, sur ce qui nous a créé, sur le temps qui passe, écrit le narrateur. Chacun apporte sa pierre à l’édifice de la quête. Car, mystérieusement mais comme un donné, l’identité est ce qui vaut. Même pour des Français élevés en France, s’ils viennent d’ailleurs.

Elisa Haberer et Simon Hatab, Les couleurs des tumuli – Un jour, à Gyeongju, 2017, Atelier des Cahiers, 125 pages, €25.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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