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Ne lisez pas, dansez ! dit Nietzsche

L’élan vital n’a que faire des mots, il est le « sang » – la vie qui bat sourdement en l’être humain. C’est pourquoi Nietzsche n’a que faire des livres, pour penser : « De tous les écrits, je n’aime que ceux que l’on trace avec son propre sang ». Or « il n’est pas facile de comprendre un sang étranger : je hais tous les oisifs qui lisent ». Car ils se font perfuser la vie des autres plutôt que de vivre la leur ; ils prennent au lieu de donner ; ils sont dépendants, addicts, drogués. Les « oisifs » sont ceux qui ne font rien, n’agissent pas. Or la vie est action. Le droit d’apprendre à lire gâte la pensée, dit Nietzsche un peu rapidement – car on ne pense plus par soi-même, selon son propre élan de vie, mais selon l’opinion des autres, lues dans les livres.

Encore que… L’être fort se nourrit des pensées des autres, des livres des autres, comme des actions des autres. Pourquoi Nietzsche écrit-il, justement, si ce n’est pour perfuser dans les esprits son « sang » (son élan vital, sa volonté de vie) ? Sauf que les esprits ne sont plus guère esprits libres d’eux-mêmes mais opinion, doxa, préjugés. « Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace. » Dieu créait le monde par son esprit ; l’homme créait sa propre volonté par son esprit, comme Alexandre ou César ; la populace ne crée plus rien, elle subit, ballotte au gré des courants, de ce qui se fait, elle lit (ou regarde des écrans) pour ne plus penser mais se divertir, oublier. « Celui qui trace des maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais veut être appris par cœur ». Seule la passion, l’élan vital instinctif, est vraie, force authentique. On l’imite, on ne la lit pas pour l’analyser et la soupeser, on la suit. Comme en art martial on imite le maître, qui parle peu et ne dissèque pas les mouvements ; pour saisir, il faut être « pris » par le style.

« L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté, voilà ce qui s’accorde », dit Nietzsche dans un raccourci (qui demande explication dans l’ignorance commune croissante). Le méchant est le mes-choir de l’ancien français, celui qui tombe mal, hors piste, en dehors des normes admises – celui qui critique et qui a du mordant, qui pense par lui-même et agit selon ses convictions et non selon l’image qu’il devrait donner selon le moralisme. Nietzsche aime la grandeur, il veut élever l’homme ; pour lui la montagne – les sommets d’Engadine où il écrit en marchant Zarathoustra – est la métaphore de ce point de vue élevé. L’air raréfié, le danger des abîmes et du climat changeant, la force personnelle du montagnard soumis aux épreuves, voilà ce qui avive l’esprit libre. Pas la cordée, ni le boulet des incultes à traîner malgré eux. « Dans la montagne, le plus court chemin va d’un sommet à un autre ; mais pour suivre ce chemin, il te faut de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des hommes grands et bien venus ». Autrement dit des hommes complets, esprits sains dans des corps sains, obstinés à suivre le chemin d’un sommet à l’autre – pas des touristes « oisifs ».

D’où la métaphore des lutins. Ce sont des êtres légers et malicieux, « méchants » selon la morale religieuse et bourgeoise, espiègles et changeants comme la mer : savez-vous que lutin vient de Neptune ? « Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire ». Le fantôme fait peur, frissonner ; le lutin fait rire, sa joie entraîne. Or le rire est le propre de l’homme, le rire est la manifestation physique, instinctive, de la passion qui veut et de l’esprit qui pétille. « Insoucieux, moqueur, violent – tels nous veut la sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier ». Qui se soucie sans cesse ne fait rien, vivant dans le « et si » d’un futur hypothétique au lieu de vivre au présent et de prendre les « problèmes » comme ils viennent ; qui ne sait pas rire se soumet à la morale commune, aux choses « sérieuses » qui ne le sont pas, à la « crise » permanente ; qui n’a pas la violence intime d’oser ne progresse jamais. A noter que, depuis Nietzsche, nous avons réappris que les femmes aussi pouvaient être des guerrières et savoir rire.

« La vie est dure à porter » : et alors ? « Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu’une goutte de rosée pèse sur lui ? » ironise Nietzsche. La vie est tragique, l’existence souvent un chemin de Sisyphe mais « nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ». Or, qu’est-ce que l’amour sinon la passion vitale, la volonté de se reproduire et de protéger ? Et rappelons qu’il faut être deux pour aimer.

« Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. » La raison (la cause, la logique, l’impulsion première) de l’élan vital, de la volonté de vivre, du vouloir aimer. Ce n’est pas rationnel mais instinctif, « fou » car hors de raison rationnelle. Éphémère mais vital. « Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semblent le mieux connaître le bonheur ». Celui de danser de vie, de briller éphémère comme Achille ou Napoléon, de laisser une trace lumineuse. « C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » Comme devant les enfants, qui jouent, en toute innocence des droits et des devoirs, par instinct, par passion, par raison première.

Le démon est « l’esprit de lourdeur » qu’il faut « tuer », dit Nietzsche. Il pense à son père pasteur pour qui tout était sérieux et grave (ce qui ne résout rien), à sa sœur extrêmement conformiste (au point d’épouser un futur hitlérien), à Wagner le magicien de la musique (qui s’est alourdi de badaboums, de cuivres et autres démonstrations trop allemandes), à son peuple (qui ne sait pas rire et dont l’ironie ne parvient pas à se hausser à la fantaisie française, à la légèreté italienne ou à l’humour anglais).

« Ce n’est pas par la colère, c’est par le rire que l’on tue. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Ken  Follett, Le scandale Modigliani

« Roman policier enjoué », selon les dires de l’auteur dans son introduction, cet opus du milieu des années 70 n’a pas réussi son objectif qui était de montrer « l’état de subtile dépendance dans lequel se retrouve la liberté individuelle lorsqu’elle est en butte à des mécanismes plus puissants qu’elle ». Mais le résultat est un roman léger, exubérant et pétillant qui se lit avec grand plaisir et au galop.

L’auteur fait une satire des milieux artistiques de son époque qui est réjouissante. Les galeries de tableaux jouent plus sur le snobisme des clients qui ont de l’argent que sur l’intérêt des offres qu’elles présentent. Pour les marchands, il s’agit de vendre, pas de participer à la culture. Et c’est là que le roman prend tout son sens.

Une étudiante en thèse histoire de l’art à Londres entend parler par un vieux défoncé à Paris d’un tableau ignoré de Modigliani, juif italien qui a vécu l’Occupation perdu dans la campagne. Avec son compagnon Mike, elle se lance sur ses traces. Elle a cependant la légèreté d’envoyer de cartes postales mentionnant sa quête, l’une à son oncle, riche lord collectionneur lancé dans les affaires, et l’autre à une amie récemment maquée avec un escroc viril au look ouvrier. C’est tout ce petit monde qui va se mettre à la recherche du tableau, l’oncle mandatant un détective pour mener l’enquête, Julian, l’ex-mari de l’amie Samantha suivant carrément la jeune fille, tandis que Dee et Mike suivent les traces du tableau ignoré, du sud de la France au centre de l’Italie.

Le plus drôle est que chacun se retrouve à la fin avec un faux, sauf un, l’authentique, dont je ne dirais pas qui l’a trouvé. Il faut laisser le suspense. Le roman se lit très bien, surtout pour sa peinture des parasites qui gravitent autour de la peinture justement, le snobisme des riches tout à fait ignorants et d’ailleurs indifférent à l’art, la bêtise des malfrats qui ne pensent qu’à voler, le talent des faussaires qui ne songent qu’à s’enrichir sur la mode.

Doublant cette quête, une opération de communication et de dénonciation de deux peintres temporaires ignorés des galeries est mise en scène pour prouver l’indigence des galeristes et forcer leur communauté de nantis à financer une collection dédiée aux peintres contemporains qui doivent vivre de leur peinture. « Ils ont démontré que les prix colossaux des œuvres d’art reflétaient le snobisme des acheteurs plutôt que la valeur artistique de l’œuvre, ce que nous savions tous déjà, et qu’un authentique Pissarro ne valait pas mieux qu’une bonne copie » p.309.

Les faux sont partout et les fausses pistes innombrables dans cette chasse au trésor. J’ai beaucoup aimé la façon qu’a Dee, la jeune étudiante en quête du Modigliani, de parcourir les églises à la recherche du tableau en enlevant son slip pour essuyer les peintures poussiéreuses. Nous sommes dans l’ambiance des années 70 où tout était à l’optimisme et à l’érotisme. Une cure de jouvence.

Ken  Follett, Le scandale Modigliani, 1976, Livre de poche 2021, 343 pages, €7.90 e-book Kindle €7.49

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Muriel Barbery, L’élégance du hérisson

Vous avez probablement lu ce livre, fort à la mode à sa sortie en 2006. J’ai attendu que la mode passe, pour voir ce qu’il en reste. La lourdeur médiatique des ignares, des jaloux, des visés, des toujours-dans-le-vent, des consensuels, des adeptes du tout le monde il est beau, finit par agacer. Je ne lis pas parce que tout le monde le fait. Quelques années après son badaboum médiatique, le livre fut oublié, l’auteur n’a rien publié d’autre et les médias, volages, sont allés se payer de mots sur d’autres. Eh bien, j’ai aimé l’élégance de ce roman. Sauf la fin, trop facile, conventionnelle et mélo.

Nous sommes en présence de deux personnages improbables : une concierge venue de la campagne, qui a 54 ans, lit Tolstoï et les philosophes et se passionne pour les natures mortes hollandaises du 17ème siècle – et une préado mal dans sa peau et surdouée de 12 ans qui songe à se suicider et à mettre le feu à l’appartement. Tout cela se passe dans un immeuble de la rue de Grenelle à Paris, chez les « bourgeois » du Ve arrondissement.

Il y a beaucoup d’air du temps et de sensiblerie sociale à la mode début 2000 dans ce décor. Les bourgeois sont (presque) tous des égoïstes, méprisants et incultes, en bref des « salauds » à la Sartre. Les gens du peuple sont (presque) tous des aristocrates incompris, bien plus soucieux des autres et amoureux de la culture qu’on le dit. Telle était la gauche idéaliste version années Jospin. Mais, s’il y a une Portugaise et deux Asiatiques, aucun Noir ni Arabe, restons entre nous quand même ! Donc le vrai peuple (de gauche) contre les fausses élites (de droite).

Le partage est cependant plus subtil que l’apparence. Il distingue ceux qui sont sensibles aux gens, au monde, au réel – et les autres, ceux qui ne vivent que pour le regard social, pour le statut social, pour la position sociale. Renée la concierge est du peuple, mais Paloma la collégienne est de la haute. Arthens père est bourgeois (mort de gastronomie), mais le fils Jean est ailleurs (ressuscité de la drogue). Le Japonais Ozu est richissime et ex-commerçant, mais soucieux de la vérité des êtres. Comme quoi chacun peut trouver une enfance en lui-même s’il le souhaite. « Moi, je crois qu’il y a une seule chose à faire : trouver la tâche pour laquelle nous sommes nés et l’accomplir du mieux que nous pouvons, de toutes nos forces, sans chercher midi à quatorze heures et sans croire qu’il y a du divin dans notre nature animale » p.299. Voilà qui est bien dit.

Pour résister à l’air du temps, aux injonctions de la mode, aux immixtions dans la vie privée, pour échapper aux regards inquisiteurs et moralisateurs des autres, une seule solution. Non, pas la révolution (les bobos vieillissants tiennent à leur confort) – mais le hérisson. « A l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes » p.175. Ernst Jünger (écrivain allemand fort aimé de François Mitterrand), avait inventé « l’anarque » qui est à l’anarchiste ce que le monarque est au monarchiste : quelqu’un qui ne revendique pas avec ressentiment mais qui règne sur lui-même, en dépit de la pression sociale. La mère Michel et la colombe Paloma sont des anarques : de ceux qui laissent la société à la porte et font semblant tout en n’en pensant pas moins. C’est cela qui est séduisant dans ce roman.

La mère de Paloma, grande bourgeoise et socialiste, voit son psy régulièrement depuis des décennies, sans résultat notable autre que de faire chic et de pouvoir en parler. La môme Paloma, 12 ans, démonte le psy en une phrase dans l’intimité du cabinet, en évoquant son pouvoir, qu’elle menace s’il ne la juge pas conforme. D’ailleurs, sont-ils conformes, ces collégiens qui se défoncent à tout ce qui peut s’acheter parce qu’ils n’ont pas de problème d’argent ? Qui baisent dès la sixième – Paloma le dit – parce qu’ils ont vu faire ça sur Canal+ après minuit ? Vous avez donc tous ceux qui se croient – avec bonne conscience – les Parisiens, les bobos, les bons bourgeois « de gauche » normaliens, psy, critiques dans les médias, donateurs aux bonnes œuvres. Tous sont impitoyablement éreintés. C’est tellement vrai que c’est toujours pour les autres et la bonne égérie parisienne en psychanalyse a encensé le livre : il l’a fait rire sans jamais la menacer. Nul ne se croit en vrai comme ça, bien sûr, ah ! ah ! Sauf que…

Muriel Barbery est normalienne et agrégée de philosophie, fascinée par le Japon et sa culture. Elle parle donc de ce qu’elle connaît bien. Elle revendique ses humeurs, ses menus plaisirs au quotidien, la culture comme bien commun qui n’est pas réservée aux riches et aux salonnards. Elle prône une philosophie bonne, faite non pour se prendre la tête ou flatter les mandarins de la caste intello, mais pour « trouver des toujours dans les jamais ».

Et c’est écrit joyeux, jubilatoire, d’une langue souple. Sauf la fin qui sombre dans le mauvais théâtre à la française avec drame et tremblement. La légèreté d’Ozu (le cinéaste japonais), est désertée au profit des grandes orgues de l’enflure Hugo (au triste Panthéon français). Malgré ce dommage, le lecteur passe un bon moment. Je ne suis pas sûr que la légèreté cultivée du texte passe bien dans le film qui en a été tiré (et que je n’ai pas vu).

2006 : Prix Georges Brassens

2007 : Prix Rotary International

2007 : Prix des libraires

2007 : Prix des Bibliothèques pour Tous

2007 : Prix Vivre Livre des Lecteurs de Val d’Isère 2007

2007 : Prix de l’Armitière (Rouen)

2007 : Prix « Au fil de mars » (Université de Bretagne-Sud)

2007 : Prix littéraire de la Ville de Caen 2007

Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, 2006, Folio 2015, 416 pages, €9.20 e-book Kindle €8.99

DVD Le Hérisson, Mona Achache, avec Josiane Balasko, Garance Le Guillermic, Togo Igawa, Anne Brochet, Ariane Ascaride, Pathé2010, 1h36, €3.80

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L’Hôtel de la Plage de Michel Lang

Qui veut comprendre ce qu’a produit Mai 68 doit se débarrasser des toiles gluantes du mythe, fantasmes manipulatoires d’une génération qui va bientôt lâcher la main, atteinte par la limite d’âge. La « révolution » 68 ne fut pas celle du pouvoir ; tout juste a-t-on remplacé dans les années qui ont suivi un vieux général né à l’ère victorienne par un prof intelligent (Pompidou), puis par un jeune fort en thème (Giscard) avant de renouer avec le vieux de la vieille Mitterrand (né en 1916). Mais l’emprise des élites grandes écoles, sélectionnées par les maths et la cooptation sociale, n’a pas été bouleversée. En revanche, les mœurs le furent bel et bien.

En témoigne ce film indéracinable, primesaut et véritable document d’époque : L’Hôtel de la Plage de Michel Lang, sorti en 1977.

Oh, certes, les critiques de ‘l’Hâârt’ font toujours la fine gueule devant un succès populaire ; le tropisme de ‘gôch’ a le réflexe du dédain contre tout ce qui ne ressemble pas au militantisme orienté, sérieux bon poids ; et le fait que l’histoire ait plu à Marcel Dassault (ex-Bloch, patron d’armement et pilier du gaullisme) ne peut que susciter un mouvement réactionnaire chez toute la frange ‘anti’. Il n’en reste pas moins que cette bluette d’une heure quarante-cinq est enlevée, drôle, et qu’elle brasse toute une sociologie de la France moyenne des années post-68.

Le thème en est l’amour : le flirt, le jeu, les caresses, le baratin, la drague, les sentiments, la baise – mais celle-ci en dernier, à sa place, entre consentants.

Tous les âges sont concernés, du petit blond de 10 ans (Lionel Mellet beau comme une poupée) au quadragénaire pré-calvitie (Daniel Ceccaldi), avec leurs copines ou épouses respectives. Après Mai 68 et avant 1986 et le SIDA, ce qui reste révolutionnaire est l’amour. Pas seulement le sexe, même s’il a été libéré par l’autorisation du divorce, de l’avortement, de la pilule. Mais l’amour sous toutes ses formes, du spleen poétique aux liaisons dangereuses.

Un hôtel de bord de mer, dans une contrée encore un peu sauvage (Locquirec en Bretagne), durant cette parenthèse libertaire des ‘vacances’, voilà un lieu clos hors du temps propice à tous les échanges. De bateau ivre en Titanic, tous et toutes vont faire connaissance, jouer, permuter, conclure ou remettre. Il y a de la tendresse, du non-dit, une certaine légèreté française.

L’approche du petit 10 ans envers la blonde de son âge est touchante ; le spleen de la vamp de 15 ans lâchée par son petit ami snob de 16 est poignant ; la défaite du dragueur (Daniel Ceccaldi) pour cause intestine est hilarante ; lorsque le macho type (Guy Marchand) aperçoit sa femme (réputée froide) embrasser le jeune Cyril de moitié son âge, c’est vache ; et lorsque la soirée se conclut par un cadeau… pour son anniversaire, c’est émouvant. L’écart de Léonce, vieux garçon quinqua avec sa maman, dont le seul loisir est non pas le flirt mais le jacquet, est le contrepoint absolu de ces années-là. Ce qui était « normal » avant (respect aux anciens, relations sociales réservées, jeux innocents) ne l’est plus.

Il y a aussi cette pesanteur petite-bourgeoise du statut procuré par ‘la bagnole’ (symbole de cette époque), par les vêtements (belles chemises et robes moulantes), par le fait de parler anglais (scène désopilante du train), par le chic citadin de la chine aux vieux objets campagnards. Les quadras et quinquas installés dans la vie avec bobonne et mioches, halètent en cadence au matin sur la plage, entraînés par un athlète pour faire fondre leurs formes empâtées de vin blanc et bonne bouffe. Le machisme tranquille des années 70 se poursuit, loin des « femmes en lutte » des barricades de Mai. Guy Marchand, prototype du beauf pré-68, avoue un matin de pêche qu’on « n’est bien qu’entre mecs ». Il prépare les « coups » des autres mais ne raconte rien des siens, croyant qu’on ne le voit pas. Sa fille lui avoue placidement que tout le monde est au courant, à commencer par elle.

C’est avec une force tranquille que femmes et filles prennent leur liberté neuve, sans le dire, par les actes. De la petite blonde de 10 ans qui rend jaloux son boy pour l’appâter, à la vamp de 15 ans qui caresse l’un et l’autre avant de prendre le plus séduisant d’apparence (aussi léger qu’elle), l’épouse surveillée qui s’en laisse conter par téléphone avant d’accepter un rendez-vous à l’hôtel, et la moitié du macho qui se laisse attirer, enfermer en lit clos… par un gamin de l’âge de sa fille. Chacun joue, entre divertissement et roulette selon le degré où il s’implique. On aime toujours qui vous préfère un autre. Être seul est la pire des choses. La bonne fortune vous tombe dessus quand on ne s’y attend pas.

L’après-68, c’est surtout cette libération des mœurs, ces gens tout occupés au flirt comme des gosses devant un présentoir de friandises. Les petits imitent les grands et ce soupir de 10 ans devant la ‘boum’ des jeunes et des adultes a tout le poids de l’espoir : « ah ! je voudrais avoir quelques années de plus ! » Nous sommes avant l’ère SIDA qui verra le retour de la morale et bercés par la chanson de Richard Anthony So hard to forget.

La réaction victorienne survenue depuis empêche la génération trentenaire d’imaginer ce que fut cette liberté légère, ce jeu de l’amour et du hasard, cette proximité affective et poétique qui pouvait naître entre presque inconnus, dans ces lieux clos hors du temps. Il y a le mythe 68 – et il y a la réalité. Mais pourquoi cette dernière devrait-elle être moins belle ?

DVD L’Hôtel de la Plage de Michel Lang, 1977, avec Sophie Barjac, Myriam Boyer, Daniel Ceccaldi, Michèle Grellier, Guy Marchand, Gaumont 2008, 1h50, €13.00

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Henry de Montherlant, Les jeunes filles

montherlant les jeunes filles
ÉvoquerLes jeunes filles de Montherlant aujourd’hui est une gageure ; rappelons cependant que ceux qui le critiquent ne l’ont jamais lu – ils en ont entendu parler par quelqu’un dont les préjugés lui ont fait tirer un trait définitif sur toute lecture. Or ce roman a été commencé en 1936, année du Front populaire et du grand vent de liberté qui semblait souffler alors sur la jeunesse et la modernité. On ne voulait pas voir le fascisme au sud-est, le franquisme au sud-ouest, ni le nazisme ou le stalinisme à l’est. Ce qui préoccupait était le bonheur. Mais comment trouver le bonheur dans l’inégalité ? Or l’époque restait très macho et emplie de convenances bourgeoises… et les femmes n’avaient pas encore le droit de vote !

Cette charge de Montherlant sur les femmes de son temps, je l’avais lue pour la première fois à la veille de la Terminale au début des années 1970, à cette période du secondaire français qui rend cuistre, comme le dit justement l’auteur. La relecture a ceci de bon qu’elle permet d’aller au-delà de la prime impression ; le jugement que l’on porte se dégage du goût que l’on a pour le texte. Je trouvais alors la peinture assez juste. Je me délectai de retrouver les traits haïs des jeunes bourgeoises bovarysantes qui empoisonnaient mes classes de leur idéalisme psychologique. Depuis j’ai connu d’autres filles et surtout des femmes sorties d’adolescence, au travail, à l’université, en bateau, en voyage, loin de ce lieu d’irresponsabilité et d’oisiveté malsaine du lycée.

Dans Les jeunes filles, Montherlant prend position : sur la femme telle qu’il la voit, sur la société bourgeoise de son temps, sur l’enfant qui est promesse. Il dessine d’autre part un caractère : celui de Costals, qui est l’un de ses masques.

montherlant pitie pour les femmes

Tout en marquant sa différence d’avec la femme, Montherlant rêve d’elle comme d’un être au même niveau que l’homme. Si pour lui le mâle n’a pas de conception du bonheur (« un état négatif », « dont on ne prend conscience que par un malheur caractérisé »), s’il ne s’intéresse à la femme que par désir des sens ou par volonté d’enfant, s’il est un être actif, ouvert et curieux, insouciant, guerrier – la femme lui apparaît plus stable, plus renfermée, plus « sérieuse », plus attentives aux états psychologiques qui conduisent à la paix et au bonheur. Elle en fait « une réalité substantielle extrêmement, vivante, puissante, sensible. » Fondamentale distinction des sexes : l’homme pointu, fait pour percer, chercher, vaincre ; la femme fendue, faite pour recevoir, attendre, concevoir. Homme en pic et femme en creux ; homme qui chasse et prévoit, femme qui s’attache et s’enferme.

Il ne faut pas attacher trop d’importance à ces oppositions de couples qui sont des métaphores et, comme les mots eux-mêmes, des images. L’homme n’est pas toujours montagne ni la femme vallée. Mais il reste que la différence existe, qu’elle n’est pas uniquement culturelle, et que toute dissemblance n’est pas nécessairement contradiction à résorber. Un couple fécond est union des contraires et certainement pas fusion de deux semblables. L’homme n’est pas la femme, il l’épouvante, l’apitoie et la fascine ; la femme n’est pas homme, ni dominée, ni identique.

« Presque toutes les fois qu’une femme se dégrade – par une mode qui l’enlaidit, une danse qui l’encanaille, une façon imbécile de penser ou de parler – c’est l’homme qui l’y a poussée ; mais pourquoi ne résiste-t-elle pas ? » Désarroi et colère de Montherlant, taxé sans fondement de misogyne, auquel les féministes depuis, à travers leurs excès, ont heureusement répondu. La bourgeoise de son époque, qui ne fait rien par standing (pour montrer qu’elle n’a pas besoin de travailler), devient vaine, cancanière, ignorante, simple femme-objet pour un faire-valoir social. Quand la femme n’a d’autre rôle que de parure pondeuse, ses parents la poussent nécessairement au mariage, seul moyen de lui faire acquérir un statut.

Costals, comme Montherlant, « rêvait d’étreintes plus dignes de lui, d’égal à égal, sur le plan héroïque ». Non point la femme garce (clope, pantalon, cheveux courts, ongles rongés et manières de charretier), mais la femme puissante, aussi libre que l’homme. Non point amazone, Jeanne d’Arc ou Walkyrie, ces créations d’homosexualité refoulée des sociétés autoritaires, mais Reine morte, Mariana fille du Maître de Santiago, Pasiphaé ou sœur Angélique de Port-Royal, des femmes dignes comme Iseut ou Chimène. Telle est Rhadidja, la jeune maîtresse marocaine de Costals, aussi insouciante dans la vie que dans la mort, trouvant plaisir à donner sans demander en retour, vivant le présent et non l’avenir ou le passé, jouissant de l’instant sans idéaliser l’ailleurs.

Car ce qui agace le plus Montherlant est l’Hâmour raillé par Flaubert, cette caricature monstrueuse du sentiment féminin agrémentée par les littérateurs et considérée avec sérieux par la bêtise bourgeoise à la Bovary. Il ne faut pas dévoyer l’amour comme le font à longueur de temps ces romans pour midinettes, ces chansons pour teen-agers et ces films hollywoodiens. Comme sont méprisables ce commerce du sentiment, cette enflure du cœur pareille à une drogue dont il faut augmenter la dose pour qu’elle fasse encore effet !

Costals ramène l’amour à ce qu’il est : « d’une part de l’affection à nuance de tendresse, et de l’estime ; et, d’autre part, du désir ». Rien de plus – mais quel couple peut se vanter de vivre DÉJÀ ces sentiments ?

Parfois l’affection « va proprement à l’infini », en ces rares cas où les êtres se reconnaissent et se choisissent. Ils veulent s’aimer « comme le chrétien (intelligent) veut croire » : par pari. Ainsi Costals et son fils. Ainsi Rodrigue et Chimène. Mais ce sont là des miracles qu’on ne peut prostituer. Certes, l’amour existe, mais il ne faut pas qualifier ainsi le seul mouvement du désir ou l’affection d’un soir. Aussi, « l’un des devoirs de l’Européen moderne, qui veut vivre raisonnablement » est-il « d’opposer avec la dernière fermeté une légèreté systématique à ces complications et à ces sublimations malsaines ».

On ne peut aimer « à fond » qu’un être libre, qui échappe miraculeusement à sa condition sociale. « Ce qu’on aime est toujours un enfant », dit Costals. L’enfant ontologique au sens de Nietzsche : l’être de la dernière métamorphose, innocence et oubli, jeu, roue qui roule sur elle-même, oui sacré à la vie. Ainsi Guiguite, la maîtresse juive, ainsi Rhadidja, la maîtresse arabe. Ainsi les bêtes, les primitifs, les gosses. Rien de pesant, de sérieux, de nécessaire. L’amour aussi infini que l’eau de la mer mais, comme elle, indifférent, comme elle, en mouvement. « Quelle ivresse de vivre sur cette eau mouvante, jamais épuisée, jamais fidèle, jamais désespérée, qu’est la vie d’un autre ! »

montherlant le demon du bien

Fi des convenances et de l’idéalisme bourgeois. Le mariage ? Comme une dernière extrémité, après promesse de divorce par consentement mutuel. Mieux que le mariage est la liaison libre, qui préserve la liberté des partenaires et l’indépendance du plaisir. Quelle misère que ces couples de Nénette et de Rintintin, ces « pénuries frissonnantes qui ont besoin de se réchauffer l’une à l’autre ». Ne jetons pas la pierre : si le mariage aide à vivre, tant mieux, mais il est trop souvent le lot des médiocres qui ne sont rien tout seul. Rares sont les amours qui durent, où la sexualité se transforme en affection, où l’on connait le bonheur de vieillir ensemble…

Quant à l’enfant… Refus de la lapinerie sociale, refus de l’héritier bourgeois. L’enfant est chose sérieuse, qu’on ne doit pas « faire » sans y penser. « Avoir » un enfant parce que tout le monde le fait, parce que la société l’attend de vous, parce qu’il sera nounours entre les mains d’une femme déçue, ou parce qu’il fournira les futurs citoyens pour occuper les bataillons de profs et autres spécialistes ? Non ! Un être se respecte, il se construit comme une œuvre. « J’imagine très bien que j’aurais pu, depuis dix ans, ne faire rien d’autre que me consacrer à l’éducation de mon fils », dit Costals. Lorsqu’on veut qu’il vienne au monde, lorsqu’on veut être son père et le reconnaître pour fils, on ne le laisse pas à la charge des institutions. Spécialisées et anonymes, elles feront déteindre sur lui « l’ignominie du siècle ». Vouloir d’un fils, c’est vouloir l’aimer, donc l’estimer et qu’il s’en montre digne. Donc le modeler soi-même, tâche difficile, belle, et qui suffit à justifier une vie.

Positions scandaleuses pour l’époque – et qui nous sont sympathiques aujourd’hui. Elles prennent leur relief lorsque l’on considère le caractère particulier de Costals. La conduite de sa vie est une conséquence de sa nature et du libre choix de soi-même. Le roman Les jeunes filles analyse le rapport entre soi et les autres. Le mot-clé est « dépendance ».

Si les rencontres avec les autres sont nécessaires (« on ne vit pas sur soi seul impunément »), et si le repli sur soi, lorsqu’il n’est pas commandé par de hautes raisons spirituelles ou intellectuelles, n’a le plus souvent pour cause que l’impuissance ou la peur de vivre. « Je n’aime pas qu’on ai besoin de moi, intellectuellement, sentimentalement, ou charnellement », dit Costals. Car le besoin fixe l’être, le réduit à l’un de ses moments, alors qu’il doit garder la liberté du mouvement. « Je redoute ceux qui me comprennent », car ils n’ont saisi qu’une image de moi, seulement l’un des masques, et ils s’imaginent m’avoir tout entier. Or « je suis une âme de grâce, et les âmes de grâce se communiquent comme la grâce même, qui prend toutes les formes. Et je suis – essentiellement – celui-qui-prend-toutes-les-formes ».

L’amour, l’admiration, font dépendre et obligent à se conformer. La grâce qui séduisait ne peut que s’épuiser car elle ne peut s’enfermer dans les formes sans perdre sa qualité essentielle qui est la légèreté. Les âmes de grâce sont comme ces oiseaux à qui l’on ne peut rogner les ailes sans qu’ils deviennent de stupides oiseaux de basse-cour. L’albatros du poète…

montherlant les lepreuses

L’existence de Costals est de plaisir et de sagesse, une vie bonne à l’antique, où la liberté se préserve par un certain égoïsme, permettant l’amour du fils et la genèse d’une œuvre. Costals se rend libre pour aimer et pour écrire, non par pur nombrilisme. Sa sensibilité vive, qui est celle de Montherlant, le pousse à porter une attention exigeante aux autres – à ceux qu’il choisit. Ce qu’il appelle sa charité, que ceux qu’elle vise ne comprennent pas, y voyant autre chose que la gratuité du don. Andrée Hacquebaut croit que c’est par amour pour elle que Costals répond à ses lettres, comme Thérèse Pantevin et Solange. L’Hâmour toujours… pareil à celui de ces chiens errants qui viennent se frotter à vous en remuant la queue et vous suivent partout parce que vous leur avez jeté un regard.

Les bêtes, les primitifs et les enfants, Costals, sont plus simples – plus légers – que vous ne dites. Quelle pesanteur que ce sérieux bourgeois que vous gardez encore, malgré juin 36, malgré mai 68, malgré la libération de la femme !

Henry de Montherlant, Romans 1 (dont les 4 tomes des Jeunes filles, 1936 à 39), Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages €59.00
Tome I Les jeunes filles, Folio 1972, 224 pages, €6.50
Tome II – Pitié pour les femmes, Folio 1972, 224 pages, €6.50
Tome III – Le démon du bien, Folio 1972,256 pages, €6.50
Tome IV – Les lépreuses, Folio 1972, 256 pages, €9.93
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Tuer le rire ?

L’un des tueurs voulait massacrer du juif ; les deux autres faire rentrer le rire dans la gorge. Car pour ces raccourcis du cerveau, on ne peut rire de tout. Si le rire est le propre de l’homme (Rabelais), Dieu l’interdit – ou plutôt « leur » Dieu sectaire, passablement fouettard, Dieu impitoyable d’Ancien Testament ou de Coran, plus proche de Sheitan et de Satan. Ange comme l’islam, mais déchu comme l’intégrisme.

Comme le Prophète ne savait ni lire ni écrire, il a conté ; ceux qui savaient écrire ont plus ou moins transcrit, et parfois de bouche à oreille ; les siècles ont ajoutés leurs erreurs et leurs commentaires – ce qui fait que la parole d’Allah, susurrée par l’archange Djibril au Prophète qui n’a pas tout retenu, transcrite et retranscrite par les disciples durant des années, puis déformée par les politiques des temps, n’est pas une Parole à prendre au pied de la lettre. Le raisonnable serait de conserver le Message et de relativiser les mots ; mais la bêtise n’est pas raisonnable, elle préfère ânonner les mots par cœur que saisir le sens du Message.

rire de mahomet

La bêtise est croyante, l’intelligence est spirituelle. Les obéissants n’ont aucune autonomie, ils ne savent pas réfléchir par eux-mêmes, ils ont peur de la liberté car ce serait être responsable de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Ils préfèrent « croire » sans se poser de questions et « obéir » sans état d’âme. Islam veut-il dire soumission ? Un philosophe musulman canadien interpelle ses coreligionnaires : « une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l’islam ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l’islam de la tradition et du passé, l’islam déformé par tous ceux qui l’utilisent politiquement, l’islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? »

Il ne faut pas rejeter la faute sur les autres mais s’interroger sur sa propre religion, distinguer sa pratique de la foi.

Mahomet s’est marié avec Aisha lorsqu’’elle avait 6 ans (et lui au-delà de la cinquantaine) ; il a attendu quand même qu’elle ait 9 ans pour user de ses droits d’époux : c’était l’usage du temps mais faut-il répéter cet usage aujourd’hui ? L’ayatollah Khomeiny a abaissé à 9 ans l’âge légal du mariage en Iran lorsqu’il est arrivé au pouvoir… Les plus malins manipulent aisément les crédules, ils leurs permettent d’assouvir leurs pulsions égoïstes, meurtrières ou pédophiles, en se servant d’Allah pour assurer ici-bas leur petit pouvoir : Khomeiny, Daech, mêmes ressorts. Trop d’intermédiaires ont passés entre les Mots divins et le texte imprimé pour qu’il soit à prendre tel quel. Croyons-nous par exemple que Jésus ait vraiment « marché sur les eaux » ?

voies du seigneur

Il ne faut pas croire que le Coran soit la Parole brute d’Allah. Que font les intellectuels de l’islam pour le dire à la multitude ?

Toute religion a une tendance totalitaire : n’est-elle pas par essence LA Vérité révélée ? Même le communisme avait ce tropisme : « peut-on contester le soleil qui se lève ? » disait à peu près Staline pour convaincre que les lois de l’Histoire sont « scientifiques ». Qui récuse la vérité est non seulement dans l’erreur, mais dans l’obscurantisme, préférant rester dans le Mal plutôt que se vouer au Bien. Il est donc « inférieur », stupide, malade ; on peut l’emprisonner, en faire son esclave, le tuer. Ce n’est qu’une sorte de bête qui n’a pas l’intelligence divine pour comprendre. Toutes les religions, toutes les idéologies, ont cette tendance implacable – y compris les socialistes français qui se disent démocrates (ne parlons pas des marinistes qui récusent même la démocratie…). Les incroyants, les apostats, les hérétiques, on peut les « éradiquer ». Démocratiquement lorsqu’on est civil, par les armes lorsqu’on est fruste.

kamikaze se fait sauter

Le croyant étant « bête » parce qu’il croit aveuglément, comme poussé par un programme génétique analogue à celui de la fourmi, ne supporte pas qu’on prenne ses idoles à la légère. Toutes les croyances ne peuvent accepter qu’on se moque de leurs simagrées ou de leurs totems : la chose est trop sérieuse pour que le pouvoir fétiche soit ainsi sapé. C’est ainsi que Moïse va seul au sommet de la montagne et que nul ne peut entrevoir l’Arche d’alliance ou le saint des saints du temple, que Mahomet est-il le seul à entendre la Parole transmise par l’ange et que nul infidèle ne peut voir la Kaaba. Dans Le nom de la rose, dont Jean-Jacques Annaud a tiré un grand film, Umberto Ecco croque le portrait d’un moine fanatique, Jorge, qui tue quiconque voudrait simplement « lire » le traité du Rire qu’aurait écrit Aristote. Ce serait saper la religion catholique et le « sérieux » qu’on doit à Dieu… Les geôles de l’Inquisition maniaient le grand guignol avec leurs tentures noires, leurs juges masqués, leurs bourreaux cagoulés devant des feux rougeoyants. Pas question de rire ! Même devant Louis XIV (sire de « l’État c’est moi »), Molière devait être inventif pour montrer le ridicule des médecins, des précieuses ou des bourgeois, sans offusquer les Grands ni Sa Majesté elle-même.

Il ne faut pas croire que le rire soit le propre de l’homme ; ce serait plutôt le sérieux de la bêtise. Que font nos intellectuels tous les jours ?

rire beachboy

C’est cependant « le rire » qui libère. Il permet la légèreté de la pensée, le doute salutaire, l’œil critique. Rire déstresse, rend joyeux autour de soi, éradique peurs et angoisses – ce pourquoi toute croyance hait le rire car son pouvoir ne tient que par la crainte. Se moquer n’est pas forcément mépriser, c’est montrer l’autre en miroir pour qu’il ne se prenne pas trop au sérieux. C’est ce qu’a voulu la Révolution française, en même temps que l’américaine, libérer les humains des contraintes de race, de religion, de caste, de famille et d’opinions. Promotion de l’individu, droits de chaque humain, libertés de penser, de dire, de faire, d’entreprendre. Dès qu’un pouvoir tend à s’imposer, il restreint ces libertés-là.

rire de tout

Est-ce que l’on tue pour cela ? Sans doute quand on n’a pas les mots pour le dire, ni les convictions suffisamment solides pour opposer des arguments. Petite bite a toujours un gros flingue, en substitution. Surtout lorsque l’on a été abreuvé de jeux vidéos et de décapitations sans contraintes sur Internet : tout cela devient normal, « naturel ». C’est à l’école que revient de dire ce qui se fait et ce qui ne se fait en société : nous ne sommes pas dans la jungle, il existe des règles – y compris pour la diffamation et le blasphème. Il est effarant d’entendre certains collégiens (et collégiennes) dire simplement « c’est de leur faute ». Donc on les tue, comme ça ? C’est normal de tuer parce qu’un autre vous a « traité » ? Est-ce ainsi que cela se passe dans les cours de récré ? Si oui, c’est très grave…

rire de tout france

L’écartèlement entre les cultures, celle de la France qui les a partiellement rejetés, celle de l’Algérie qu’ils n’ont connue que par les parents et cousins, ont rendu les frères Kouachi incertains d’eux-mêmes, fragiles, prêts à tout pour être enfin quelqu’un, reconnus par un groupe, assurés d’une conviction. La secte est l’armure externe des mollusques sans squelette interne. Ils se sont créé des personnages de héros-martyrs faute d’êtres eux-mêmes des personnes.

Il ne faut pas croire que la multiculture enrichit forcément. Que font les politiciens pour établir les valeurs du vivre-ensemble sans les fermer sur l’extérieur ; pour faire respecter les lois de la République sans faiblesse ni « synthèse » ?

Comment faire pour « déradicaliser » les individus ? Une piste de réflexion intérieure, européenne et géopolitique. Lire surtout la seconde partie.

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Guillermo de La Roca, Connaître et apprécier

guillermo de la roca connaitre et apprecier
Seize nouvelles d’un auteur inconnu, voilà qui pourrait rebuter. Il n’en est rien : contradictions et oxymores suscitent un univers magique où la réalité est bien là, ondoyante et jamais telle qu’on l’attend. Le rationnel en prend un coup, mais telle est la vraie vie, jamais logique comme une épure. Nous sommes ici-bas et non au-delà, comme Satan et autres mythes aiment de temps à autre à nous le rappeler.

Il faut connaître et apprécier cette existence qui nous est offerte. Certes, il est utile de se méfier des modes et de la langue de bois. Ainsi de la première nouvelle, déconcertante, qui se moque du tourisme bobo : « L’organisation Connaître et apprécier nous avait fourni des places de figurants payants dans la coproduction interaméricaine El Macho-Le Mâle. Cette formule réservée à quelques cadres de l’industrie permettait de passer des vacances originales et utiles en Amérique latine » p.9. En effet… il s’agit d’assister les guérilleros marxistes à lutter contre le gouvernement. La seconde nouvelle conte le voyage de Mathurin le lapin : sorti de sa cage parce que sa maitresse avait oublié de la refermer, le lapin domestique est effrayé de la liberté. Tout lui fait peur et se prendre en pattes pour exercer sa responsabilité l’ennuie. Il n’aura de cesse de retrouver sa cage et ses repas de fonctionnaire à heures fixes… jusqu’au bouquet final où sera le héros de la table de mariage – mais pas comme il le prévoyait.

Le gamin normal d’une autre nouvelle est jugé anormal par tout ce que la société compte de décideurs autorisés : ses parents, le prêtre, le psychiatre, le gourou. C’est qu’il ne veut pas entrer dans les cadres étriqués et abstraits de ses ingénieur et prof de maths parentaux, ni dans les religions fixées des clercs et spécialistes de la psyché. Autoportrait de l’auteur ? On nous dit qu’il a « débuté comme ouvrier dans la banlieue de Buenos Aires », ce Français né en 1929 devenu « musicien réputé et nouvelliste ». Tout comme le cheval Quiproquo, fils de personne, qui s’est ingénié à retrouver la liberté loin des contraintes du haras et des courses, pour choisir le maquis révolutionnaire et emporter la victoire par une charge qui ne lui était pas demandée.

Il y a de la sagesse dans ces contes sur le mode de Voltaire ; de la légèreté aussi dans la moquerie des grands mots et du jargon à la mode ; de l’humour souvent dans les petits détails, comme ces « trois garçons d’écurie [qui] durent quitter le haras sur le champ » après qu’une jument fut trouvée enceinte (p.133). De l’absurde aussi, comme ces rôles convenus que la société nous fait jouer, rôle de patriote (Le Rhin), rôle de pouvoir (Davel le Yasa), rôle de savant-gourou (Le congrès d’Ankashttica, Le chaman et le professeur), rôle du rationaliste (La chapelle du vallon), rôle de gagnant (L’oiseau-mouche), rôle de bon garçon (Un gamin normal).

La chute, qui fait le sel de toute nouvelle, n’est pas toujours à la hauteur, parfois bâclée comme pour le chat dans Arthur et son maître, mais le style est vivant et l’imagination emporte. Entre l’Amérique du sud où règne la pensée magique chère à Lévi-Strauss et les paysages français adeptes de la raison cartésienne, l’écartèlement de l’auteur produit de belles histoires.

Un autre regard sur le monde.

Guillermo de La Roca, Connaître et apprécier, 2013, éditions Chroniques du ça et là, 159 pages, €12.00

Attachée de presse Guilaine Depis http://www.guilaine-depis.com/

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Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

Nietzsche Par dela le bien et le mal

Zarathoustra voulait séduire, Par-delà veut attaquer, il s’agit d’un livre de combat contre l’esprit moderne (à fin XIXème) : la morale kantienne, la politique hégélienne, l’esprit plébéien, la foi scientiste. Nietzsche y est excessif, il démontre au marteau. Il s’agissait d’ébranler les certitudes – et avec raison puisque nous vivons encore avec…

Or l’homme est pour Nietzsche un être en devenir. Va-t-il devenir animal de troupeau à droits égaux ou aristocrate créateur de valeurs ? La discipline force à aiguiser ses instincts et à sublimer ses passions qui naissent avec l’exubérance d’une plante tropicale. Il ne faut ni les réprimer ni les haïr, mais les faire servir : procréer, entreprendre, créer. Le livre s’étend en neuf parties, suite de causeries cycliques sur la vérité et l’esprit libre, le phénomène religieux et l’histoire naturelle de la morale, nous les savants et nos vertus, les peuples et l’esprit aristocratique.

La vérité n’existe pas, car « qu’est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? » Les philosophes sont les penseurs de leurs préjugés : « Toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Un jugement peut être faux mais utile s’il permet la vie et améliore l’espèce. Exemple : « les fictions de la logique » qui « ramènent la réalité à la mesure (…), la notion de nombre ». La science physique n’est que l’adaptation à nous-mêmes, à nos capacités de compréhension ; elle n’est pas une explication mais une croyance sur les données des sens. Expérimenter, c’est voir et toucher, donc un sensualisme populaire, une technique démocratique – opposée à la pensée platonicienne conceptuelle, aristocratique. Certaines fonctions grammaticales d’une langue sont des « sortilèges » qui influencent la façon de voir le monde. Les langues ouralo-altaïques développent mal la notion de sujet ; la relation de cause et d’effet leur paraît absurde ; ils mélangent toujours interaction et dialectique. Nietzsche critique donc le ‘libre-arbitre’ des Lumières, tout comme le « serf-arbitre » des conditionnements. Cette « balourdise du mécanisme régnant, qui imagine la cause comme un piston qui pèse et pousse jusqu’au moment où l’effet est obtenu ». La nature n’est pas soumise à des lois mais à des forces. Et « toute force, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses conséquences ».

L’esprit libre est celui qui « se cherche instinctivement une forteresse » Chez l’homme moyen, rencontrer le cynique est un bien. « Le cynisme est la seule force dans laquelle les âmes vulgaires touchent à la probité ». Il faut être tout oreille dès qu’on entend parler sans indignation, car « nul ne ment autant que l’homme indigné » (prenez-en leçon, lecteurs du pamphlet à la mode). Vertu de la légèreté, celle du monde antique : « l’élan, le souffle, l’ironie libératrice d’un grand vent salubre qui vivifie toutes choses en les faisant courir ». Exemple Aristophane et Pétrone. Plus près, Machiavel et Stendhal. « Pour être philosophe, dit ce plus récent des grands psychologues, il faut être clair, sec, sans illusion. Un banquier qui fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. » De quoi remettre pas mal d’intellos sur les rails. Et pas mal de blogueurs aussi : « Il faut renoncer au mauvais goût de vouloir être d’accord avec le plus grand nombre. Ce qui est ‘bon’ pour moi n’est plus bon sur les lèvres du voisin. Et comment pourrait-il y avoir un ‘bien commun’ ? Le mot enferme une contradiction. Ce qui peut être mis en commun n’a jamais que peu de valeur. »

Le phénomène religieux est préférence pour la servitude : « ce qui a révolté les esclaves chez leurs maîtres et les a soulevé contre eux, ce n’a jamais été leur croyance, mais leur indifférence à toute croyance, leur insouciance mi-souriante mi-stoïque à l’égard du sérieux de la foi. » D’où le délire de pureté pour punir (et se punir) : « En quelque lieu de la terre qu’apparaisse la névrose religieuse, nous la trouvons liée à trois dangereuses prescriptions diététiques : solitude, jeûne et chasteté ». A l’inverse, « ce qui surprend dans la religiosité des anciens Grecs, c’est l’exubérante reconnaissance dont elle déborde ». Vertus de la religion :  « un moyen, pour les forts, de dominer ; pour les aristocrates de l’esprit, un moyen de se préserver du vacarme de l’action politique. Pour les moins forts, elle est une discipline, un guide pour dominer un jour, un ascétisme qui éduque. Pour le vulgaire, la religion les rend content de leur sort, ennoblit leur obéissance. Revers de la médaille, christianisme et bouddhisme conservent tous les souffrants, les ratés de la vie. » D’où une détérioration de l’espèce, « le christianisme a empoisonné Éros – il n’en est pas mort, mais il est devenu vicieux ».

exuberance irrationnelle ephebe

La morale est une cristallisation provisoire de sentiments et valeurs. ‘La’ morale passe pour donnée parmi les philosophes, alors qu’elle n’est le plus souvent que celle de leur milieu (Marx reprendra l’idée). « L’essentiel de toute morale, ce qui en fait la valeur inestimable, c’est qu’elle est une longue contrainte » – exemples : le langage en vers pour le poète ou la méthode pour le savant, l’étiquette de cour, les postulats d’Aristote, le long vouloir de l’esprit pour justifier jusque dans le moindre hasard le Dieu chrétien. « Tout cet effort violent, arbitraire, dur, terrible, déraisonnable, s’est avéré comme le moyen d’inculquer à l’esprit européen sa vigueur, sa curiosité sans frein, son agilité ; avouons que du même coup des trésors irremplaçables de force et d’esprit ont été irrémédiablement étouffés et détruits ; car la ‘nature’, ici comme partout, se montre telle qu’elle est, grandiose dans sa prodigalité et son indifférence qui nous révoltent, quelle qu’en soit la noblesse. » Ni bien ni mal, la contrainte est utile, mais dommageable… Aux vertueux de la faire servir.

« Qu’est-ce qu’un homme de science ? C’est d’abord une variété roturière de l’humanité, avec les qualités d’une race roturière, ni autoritaire, ni dominatrice, ni assurée de sa propre opinion ; il a l’assiduité au travail, la docilité de rester dans le rang, la régularité et la médiocrité des aptitudes et des besoins ; il flaire instinctivement ses pareils et sait de quoi ils ont besoin ». Attention à l’objectivité, l’esprit scientifique, l’art pour l’art : « tout cela n’est que paralysie du vouloir et scepticisme généralisé. C’est là, je l’affirme, mon diagnostic de la maladie européenne. » La science est un outil qui doit servir la civilisation humaine, la meilleure et la pire des choses, car RIEN n’est jamais bon ou mauvais ‘en soi’. « Le savant idéal chez qui l’instinct scientifique, après une multitude d’échecs totaux ou partiels, est enfin parvenu à croître et à fleurir, est certainement un des plus précieux instruments qui soient ; mais il faut qu’un plus puissant le manie. Il n’est qu’un instrument… » Car l’homme est un être qui doit évoluer vers un être supérieur : « Notre pitié (…) ne s’adresse pas à la ‘misère sociale’ (…) Notre pitié est d’essence plus haute et voit plus loin ; nous voyons l’homme rapetisser et nous voyons que c’est vous qui le rapetissez. (…) Le bien-être tel que vous l’entendez n’est pas pour nous une fin ; c’est la fin de tout, un état qui rend aussitôt l’homme ridicule et méprisable (…) Cette tension de l’âme dans le malheur, qui lui donne l’énergie, son sursaut devant le grand naufrage, son inventivité, son courage à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter et à l’utiliser, tout ce qui a jamais été donné à l’homme de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ? » Se contraindre pour s’affiner, mieux réussir, pas pour en jouir. Pas question d’être maso, mais de faire un effort pour arriver à quelque chose.

Nos vertus : « une haute intellectualité n’a de valeur que si elle (…) est une synthèse de toutes les qualités attribuées à l’homme ‘simplement moral’, (…) acquises une à une, au prix d’une longue discipline, d’un long exercice, peut-être au cours de chaînes entières de générations ; une haute intellectualité, ajouterai-je, n’est jamais que la forme quintessenciée de la justice et de cette sévérité bienveillante qui se sait chargée de maintenir la hiérarchie dans le monde, entre les choses et non seulement entre les hommes. » Tout ne vaut pas tout. « Si à l’hérédité et à l’éducation s’ajoutent des instincts puissants et intraitables, avec leur virtuosité propre et l’art subtil de se faire la guerre à soi-même, c’est-à-dire l’empire sur soi et l’art de s’abuser soi-même, alors naissent ces hommes prodigieux, insaisissables, insondables, ces hommes énigmatiques, prédestinés à vaincre et à séduire, dont les plus beaux exemples sont Alcibiade et César (j’y ajouterai volontiers Frédéric II de Hohenstaufen, (…) et parmi les artistes peut-être Léonard de Vinci). » Mais dès que la société est bien assise, les vertus utiles que sont « des instincts forts et dangereux comme l’esprit d’aventure », sont calomniés car on les craint.

Parmi les peuples et patries de son époque (1886), Nietzsche distingue deux sortes : « ceux auxquels est élu le lot féminin de la gestation et la tâche secrète de modeler, de mûrir, de parachever ; les Grecs étaient un peuple de cette espèce, pareillement les Français ; les autres qui se sentent appelés à engendrer, et à implanter dans la vie un ordre nouveau ; tels les Juifs, les Romains et, je pose la question en toute modestie, peut-être les Allemands. » La France garde : « au XVIe et au XVIIe siècle, sa force profonde et passionnée, sa noblesse inventive. Mais il nous faut tenir mordicus à cet équitable jugement historique (…) : toute la noblesse de l’Europe, celle du sentiment, du goût, des mœurs, bref la noblesse dans tous les sens élevés du mot, est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des ‘idées modernes’ est l’œuvre de l’Angleterre. » Pourquoi les Français ? Grâce à « leur vieille et très riche culture de moralistes qui fait que l’on trouve en moyenne, même chez les petits romanciers des gazettes, et chez le premier venu des boulevardiers de Paris, une sensibilité et une curiosité psychologique (…) ; si l’on veut chercher l’expression la plus heureuse d’une curiosité et d’une ingéniosité bien française dans ce domaine de frissons délicats, on peut citer Henri Beyle [alias Stendhal], cet homme étonnant, si fort en avance sur son temps »

nietzsche moustaches

Qu’est-ce que l’aristocratie ? « L’ardent désir d’établir des distances à l’intérieur de l’âme même, afin de produire des états de plus en plus élevés, rares, lointains, amples, compréhensifs, en quoi consiste justement l’élévation du type humain, le continuel dépassement de l’homme par lui-même », une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. Quand on dit « élever » un enfant, cela n’a pas d’autre sens que d’en faire autre chose qu’un sauvageon. Pour l’aristocrate, il s’agit de « rester le maître de quatre vertus : courage, lucidité, compréhension et solitude. Car la solitude, chez nous, est une vertu, une sorte de penchant sublime et violent, un besoin de propreté ». Bon = noble tandis qu’ignoble = mauvais. A l’inverse, « l’esclave voit avec défaveur les vertus du puissant (…) Inversement, il met au premier plan et en pleine lumière les qualités qui servent à alléger aux souffrants le fardeau de l’existence ; (…) Une morale d’esclaves est essentiellement une morale de l’utilité. » Pour lui, bon = bête (un bonhomme, un bon coup, un bon coin…).

Notre époque est plébéienne en paroles mais aristocrate en fait. On appelle cela méritocratie, avec raison. Sauf que l’argent et le copinage viennent corrompre la reconnaissance des mérites. Ce qui règne ? « Une répugnante impuissance à se maîtriser, une jalousie sournoise, une lourde façon de se donner toujours raison – trois traits qui de tous temps ont caractérisé le type plébéien ». Et Nietzsche d’ajouter, prémonitoire des histrions qui peuplent nos télés, radios et journaux : « A notre époque très populaire, je veux dire très populacière, ‘éducation’ et ‘culture’ doivent très essentiellement [promouvoir] l’art de faire illusion, de dissimuler ». La pub, le marketing, le storytelling, l’esbroufe, le « bon » coup médiatique. Avec Nietzsche, plus que jamais actuel – résister…

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Henri Albert révisée Jean Lacoste, édition Bouquins, Œuvres t.2, 1993, pp.549-741, €31.83

(citations ici tirées de la traduction Geneviève Bianquis, 10-18, 1970)

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Nietzsche, Le Gai savoir

Rien à voir avec une attitude sexuelle (pour ceux qui ignorent le philosophe), mais bien plutôt avec la ‘gaya scienza’ provençale au temps des troubadours. Friedrich Nietzsche, en effet, n’aimait pas la lourdeur de nourriture, de relations et de pensée des Allemands (pour lui, c’est tout un). Notamment celle des philosophes de l’idéalisme allemand comme Leibniz, Kant ou Hegel. Il préférait – et de beaucoup – la légèreté de cuisse, de cuisine, de conversation et de lumière du sud européen. Il écrit le ‘Gai savoir’ en 1882 et le complète en 1887 avec en sous-titre provençal la ‘gaya scienza’.

C’est une référence à l’unité humaine des trois ordres de l’existence : le troubadour de l’amour, le chevalier du courage et le savant du savoir. Pour lui, le savoir doit être « gai », léger et lumineux, parce qu’il est positif, signe de santé du corps, de vitalité des affects et de légèreté de l’esprit. Bien loin, du style pesant, pédant, empesé et structuré comme une scolastique des Hegel et avatars…

Ce pourquoi Nietzsche écrit en aphorismes, ces courts paragraphes où ne court qu’une idée à la fois. Ce n’est pas anarchie de pensée mais liberté d’explorer. Plutôt que de s’enfermer dans le carcan d’une méthode et d’une idée totale (totalisante, totalitaire), Nietzsche garde la pensée ouverte. Il procède à la Montaigne (qu’il aime fort), « par sauts et gambades ». Il ouvre des perspectives plutôt que de figer la pensée ; il teste ses idées, plutôt que d’en faire un monument d’immobilisme académique ; il éclaire le chemin, il ne donne pas le plan. Nietzsche n’est pas le laborieux laboureur (allemand) qui peine à creuser son sillon méthodique, mais le libre danseur (français, italien, grec) qui tente de s’élever dans les airs. Les paradoxes (ceux du comédien) servent à faire éclater les carcans dans lesquels se fige volontiers la « pensée ».

Nietzsche exècre – comme Flaubert – cette fameuse doxa, l’opinion commune dénoncée par Socrate. Le Savoir n’a pas le sérieux papal de « la Vérité », puisqu’il est sans cesse remis en cause par l’expérimentation scientifique, par l’évolution des relations humaines et par le mouvement du temps en histoire. La poursuite « des » vérités est allégresse, celle de « la » Vérité un renoncement confortable. Se réfugier dans une Bible, un Savoir unique, un Coran, une Vérité-en-soi, une Loi de l’Histoire, un Règlement, révèle une crainte du monde et du changement, un tempérament frileux et maladif – apparatchik, imam ou fonctionnaire. A l’inverse, explorer l’autre et l’ailleurs de ce monde-ci, d’une curiosité sans cesse en éveil, est signe de santé, d’un être bien dans sa peau, énergique et positif, d’une générosité qui déborde. Les vérités sont comme des enfants, dit Nietzsche dans Zarathoustra, « innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. »

Il n’existe pas de Vérité dans l’absolu, à tout prix, mais une vérité vivante qui change avec les perspectives humaines, trop humaines – et qui pousse à vivre ici et maintenant. La Vérité absolue est une croyance, les vérités ici et maintenant sont des hypothèses provisoires comme la science aime à en tester tous les jours, une interprétation qui s’impose jusqu’à ce qu’elle soit réfutée. Le doute rend gai parce qu’il appelle à l’illusion nécessaire, comme au théâtre.

L’être humain n’est pas parfait et tout ce qu’il fait est mêlé toujours de bon et de mauvais (qui sont relatifs à qui, quand et quoi). L’existence est donc tragique, comme l’avaient appris les Grecs, ce qui ne les empêchait nullement de bien vivre et d’en philosopher.

Le savoir – la science – est un outil de l’homme, une « volonté » de savoir pour mieux vivre, pas la révélation du Livre de Dieu. Ce pourquoi tout Dessein intelligent est une démission de la pensée : suffirait-il de « découvrir » le voile pour être en harmonie ? Chaque être vit dangereusement puisque l’existence même est une affection mortelle. Dans la connaissance, combattre l’erreur ou la vanité est un antidote utile au ‘croire savoir’, qui est bien pire qu’ignorer. C’est ce que Nietzsche appelle le « tempérament artiste », une conscience de l’apparence, le consentement à ne jamais connaître le cœur absolu des choses. Ceux qui ont une volonté radicale de « savoir » ont bien vite le dégoût de ce monde imparfait, provisoire, et rêvent d’un « autre » monde ailleurs ; ils ne vivent donc pas mais se réfugient au-delà et demain – l’ici et le maintenant leur étant insupportables.

Ce pourquoi Nietzsche décrète « la mort de Dieu ». C’est moins le Dieu historique des Chrétiens et autres religions du Livre que la fin en la croyance qu’il existe un absolu hors de ce monde ou une Vérité unique – universelle et de toute éternité.

La percée conceptuelle de la physique quantique et relativiste est fondée sur cette remise en cause nietzschéenne d’une Vérité absolue, « révélée » et intangible. Les vérités humaines ne sauraient être celles de dieux ; elles sont donc provisoires et appellent l’imagination au pouvoir pour naître et se renouveler. L’univers n’est pas figé, il s’étend ; il n’est pas stable, il se transforme ; il n’est pas intemporel puisque né du Big Bang et appelé peut-être à se contracter à nouveau un jour ; sans compter qu’il est peut-être multiple… Tout change, tout bouge, nul corpuscule n’est Un, mais composé de corpuscules plus petits, ou de cordes liant des forces qui s’intègrent comme des poupées russes dans de plus grandes – là où les règles physiques changent, de l’interaction faible à l’au-delà de la gravitation…

La connaissance n’est qu’un ensemble de vérités provisoires, d’affirmations à remettre en cause par d’autres. Sans cesse. Il n’y a pas de « paix » de la connaissance, mais une « guerre » perpétuelle du plus et du mieux. Sa valeur n’est pas la Vérité mais la façon qu’elle a de rendre la vie plus puissante, plus belle – plus vivable. Le concept n’est qu’une métaphore, une volonté qui se donne. L’homme du gai savoir doit se tenir à l’équilibre entre pessimisme et orgueil ; il doit admettre qu’il ne vit sainement qu’en tension entre ses propres contradictions : celles qui le poussent en avant et celles qui l’incitent à s’abandonner.

Question de tempérament : « car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne. » « Et de hasarder cette idée : chez tous les philosophes, il ne s’est jusqu’à présent nullement agi de ‘vérité’, mais d’autre chose, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… » (Avant-propos au ‘Gai savoir’, 2). La lucidité est la joie, l’illusion le pessimisme du ressentiment. Pas mal vu quand on observe les humains dans leurs idéologies.

Frédéric Nietzsche, Le Gai savoir, Folio 1989, 384 pages, €7.69

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Hiromi Kawakami, Les années douces

Le titre français dit mieux que le titre japonais l’impression que le roman nous donne. Mieux pour notre culture, plus abstraite, portée aux sentiments « élevés ». Mais probablement pas meilleure pour la culture japonaise, très concrète, portée aux sentiments évoqués par des objets matériels. ‘Sensei no kaban’ signifie en effet ‘la serviette du Maître’, objet emblématique de la relation entre Tsukiko, la jeune femme dans la trentaine qui parle, et Matsumoto, son ex-professeur de littérature durant ses années lycée.

Ces deux là se rencontrent par hasard au bar, entre bière et saké. Ils se reconnaissent, presque indifférents mais curieux l’un de l’autre. Comment chacun a-t-il évolué ? L’adolescente est-elle devenue adulte ? Le professeur pontifiant des poèmes est-il différent à la retraite ? Par petites touches, contées par la jeune fille, la rencontre de la génération ancienne et de la nouvelle s’opère. Pourquoi Tsukiko préfère-t-elle un vieux professeur au jeune Kojima de son âge ? Parce qu’il est trop normal, trop conforme, qu’il n’offre aucune surprise. « Par exemple, quand Kojima Takashi était au CP, je suis certaine qu’il était un parfait petit garçon. Hâlé, les mollets maigres. Lycéen, il était l’image même du jeune homme plein de promesses. L’adolescent sur le point de se muer en homme. Une fois étudiant, sûr qu’il était le jeune homme par excellence. Incarnant à la perfection le terme de jeune homme. Je l’imaginais sans peine. A l’approche de la trentaine, il ne fait pas de doute que Kojima s’est transformé en adulte. Il ne pouvait pas en être autrement » p.170.

Le patron du bar emmène un jour ces habitués touchants cueillir des champignons. Le maître a étudié son atlas avant de venir, il sait reconnaître les bons des mauvais et conte des anecdotes d’empoisonnement. Sa femme un jour – eh oui, il a été marié ! – a avalé tout cru un champignon hilarant, par espièglerie ; elle en a ri nerveusement toute la journée, effrayant le fils. Une autre fois, le maître achète des poussins au marché : un mâle et une femelle. Sait-il les élever ? Pas vraiment, mais il aime ce qui est vivant et se réunit.

Il invite son ancienne élève à venir avec lui dans leur ancien lycée à tous les deux pour célébrer les cerisiers en fleurs. Cette floraison éphémère est ce qu’il y a de plus touchant dans la culture japonaise. Les pétales, d’un velouté rose délicat, sont comme la joue des êtres jeunes : ils ne durent qu’un moment. Cette neige d’avril, qui tombe doucement avec la brise, est comme une caresse légère qui dit l’existence mortelle, le présent à célébrer tant qu’il en est encore temps. « Est-ce cela qu’on appelle la douceur ? Il me semblait que la douceur du maître venait d’un profond désir de se montrer impartial et juste. Cette gentillesse ne s’adressait pas à moi en particulier, elle découlait d’une attitude ‘pédagogique’ qui lui faisait écouter mon avis sans idée préconçue. C’était incomparablement plus agréable que d’être traitée avec une gentillesse ordinaire » p.271.

Étonnante et insoutenable légèreté de l’être. Pour apprendre à vivre, il y aura encore les vingt-deux étoiles d’une nuit d’automne, la savoureuse soupe de tofu au colin aromatisée aux feuilles de chrysanthème, ou ces lamelles de poulpe à peine cuites qui prennent des irisations grises et roses. Tout est dans la précision du temps de cuisson et le dosage du feu : trop cuite, la chair s’éteint et devient caoutchouteuse ; pas assez cuite, elle reste translucide et élastique. Le savoir-faire culinaire n’est-il pas analogue au savoir-être des relations humaines ? Trouver le ton juste, le bon moment, créer une harmonie. C’est très japonais, très humain et absolument séduisant.

Ce pourquoi vous aimerez ce livre, tout en demi-teinte et délicatesse. Pas d’amour fou mais de la tendresse, pas de frénésie sexuelle mais la palette des sentiments : il faut attendre la page 281 pour la première relation charnelle. Prenez garde à la douceur des choses… Mais offrez ce livre pour Noël !

Hiromi Kawakami, Les années douces (Sensei no kaban), 2001, traduit du japonais par Élisabeth Suetsugu, Picquier poche 2005, 284 pages, €7.22

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Robert Goolrick, Féroces

Familles, je vous hais ! Ce cri de Gide pourrait être celui de l’auteur car « cela m’arriva une nuit de septembre, alors que mes parents étaient saouls, et je ne pus jamais l’oublier » p.206. Je ne dirai pas quoi, au lecteur de le découvrir. Car le roman a son tempo, il commence misérable, il revient sur le passé d’illusions, puis va crescendo du blanc au gris, puis du gris au noir. Sa construction même participe de la mise en scène. Il s’agit d’une autobiographie, mais en tension.

Robbie est un garçon du sud, le petit dernier d’une fratrie de trois. Ses parents son profs de fac et chroniqueurs littéraires à l’occasion. Nous sommes dans les années 50 où l’apparence compte plus que tout, les cocktails mondains plus que l’argent. Chez les intellos, tout est en avance, le mépris de la comptabilité comme la légèreté des mœurs. Certes, les gamins ne voient jamais leurs parents nus, mais ils les voient saouls, méprisables et déchus. Ils se disputent, tirent le diable par la queue. Leur cruauté morale est sans nom, forts de leur égoïsme content de soi, dans cette mentalité hiérarchique dans laquelle un enfant n’est qu’un être inférieur. De vrais profs, comme cette maitresse d’école primaire qui fait honte aux enfants de faire pipi sous eux alors qu’elle leur refuse – par caprice d’adulte arrogant – de les laisser aller aux toilettes.

La Virginie est d’une beauté poignante mais les Virginiens de l’époque sont d’un sadisme répugnant. Il suffit d’un écart pour que ce soit la fin du monde (titre américain du livre), celui d’un enfant pour qui tout bascule. Les parents sont sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, en vrais profs, en vrais sudistes imbus d’eux-mêmes, en adultes ratés amers de leurs désillusions. Ils font souffrir un enfant qui ne voulait qu’aimer. Leur inconscience ne voit rien qu’eux-mêmes. Ils sont égocentrés, talents avortés, apparences décrépites. « Je raconte cette histoire (…) parce que je me suis hissé tout seul à bout de bras depuis l’âge de quatre ans et que cet effort me laisse malade, épuisé, et dans une colère que vous ne sauriez imaginer. Je la raconte parce que j’ai dans le cœur une douleur poignante en imaginant la beauté d’une vie que je n’ai pas eue, de laquelle j’ai été exclu, et cette douleur ne s’estompe pas une seconde » p.246. Parents, profs, grands, se conjuguent pour infantiliser et torturer les plus faibles. Pour exister, pour compenser leur existence minable, pour nier leur déchéance. Et ce n’est pas beau…

« Comment ont-ils fait ? » s’interroge l’auteur. « Elle savait. Elle avait vu. Il savait. Il l’avait fait. Ma grand-mère savait. Cela avait mis un point final à la mélodie d’un jour heureux. Et moi je savais. J’étais assez grand et je pouvais raconter. Aussi avaient-ils peur de moi, et ils prirent leur revanche… » p.207. La famille américaine unie, aux trois beaux enfants et à l’existence sociale riche et remplie, n’est que carton-pâte. Les parents sont bornés, ivrognes, despotiques. Ils pratiquent le déni quand les choses ne vont pas comme ils veulent, ainsi que font toutes les personnalités autoritaires (qu’on connaît trop bien en France). Les enfants grandissent comme ils peuvent, avec la résilience de grands parents ou d’amis. Car les émotions positives existent, qui laissent entrevoir ce qu’aurait pu être une enfance heureuse. Cette panoplie de Romain aux pectoraux et abdos bien dessinés qui séduit le garçonnet et son frère, les batailles de boue, le quartier de la Crique « violemment érotique » puisqu’on peut ôter ses vêtements au risque d’être vu. Ou cette fille blonde complaisante d’un an plus âgée qui le prend en elle à 13 ans, par deux fois le même jour : une fois seuls, une autre fois devant son frère et son copain qui ne le croyaient pas.

Il aurait suffit d’un peu d’amour parental, pas grand-chose. Mais Robbie ne sera jamais ce jeune adulte « normal » dont il admire le modèle chez un autre : « il avait cette beauté que seuls ont les jeunes hommes de cet âge, totalement soumis à ses passions, maîtrisant totalement son corps et la grâce de ses mouvements » p.225. Jamais : a-t-on conscience de ce que cet arrêt du destin a d’inéluctable ?

L’auteur égrène ses souvenirs en apparence comme ils viennent, en réalité après une construction soigneuse. Il a travaillé longtemps dans la publicité. Son style doux et l’air de rien passe bien à la traduction. Le lecteur curieux peut en voir une page en anglais sur le site de l’auteur. Le grand secret n’est révélé que sur la fin, après de nombreux chapitres sur la déchéance et la mort des parents, les scènes d’enfance, l’automutilation adulte (qui est une jouissance d’être aimé selon Goolrick). Le chapitre 5, ‘L’été de nos suicides’, est particulièrement dur et découragera maints lecteurs. N’hésitez pas à le sauter et passez outre ! Vous serez récompensés par le vif du sujet, ce qui fait de cette autobiographie en apparence assez banale, un récit original qui vous restera en mémoire. Humour, tendresse, poésie répondent à rigidité, cruauté, tragédie. Un cocktail étonnant, bien pire que ceux tirés du bourbon dont les Virginiens sont friands !

Robert Goolrick, Féroces (The end of the world as we know it : Scenes from a life), 2007, traduit de l’américain par Marie de Prémonville, Pocket, mars 2012, €5.80 

Site de l’auteur 

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Dessins de Rodin

François-Auguste-René Rodin est un sculpteur parisien bien connu, né en 1840 et mort en 1917. Il était très myope et quitté l’école pour le dessin à 14 ans et la sculpture à 15 ans avec Barye, le romantique sculpteur officiel de Napoléon III. L’adolescent Rodin réussira les Beaux-Arts en dessin mais échouera en sculpture, étant fort loin des canons classiques en usage dans le conventionnel bourgeois du temps.

Il commence donc à travailler comme aide dans les ateliers de sculpture. Sa première grande œuvre date de sa maturité, à 37 ans. ‘L’Âge d’airain’ est un jeune homme vivant, bien que de plâtre. Auguste Rodin trouve peu à peu son style propre, très affectif. Contre le rationalisme français et l’impressionnisme en peinture, il se rattache au courant expressionniste, qui sévit notamment en Allemagne. Il s’agit de déformer la réalité pour affirmer l’émotion. Les mains et les pieds des statues de Rodin sont ainsi Héneaurme, comme aurait dit Flaubert, plus que nature ; les torses et les cuisses sont quasi ‘néandertaliens’ alors que les têtes restent en proportions sapiens sapiens.

Mais s’il est très connu par ses statues (dont celles du Totor national, aussi outré que Rodin dans son romantisme des mots), Auguste Rodin est au fond un dessinateur. Restent de lui plus de 6000 croquis et dessins finis, dont le musée Rodin à Paris recueille 4300. L’artiste aimait bien ces œuvres, il en a même exposé une sélection de quelques 300 à Berlin en 1903, puis à Paris en 1907. Ils sont « la clé de son œuvre ». C’est ainsi qu’il le déclare en 1910 au journaliste René Benjamin.

La raison ? C’est que l’œil sculptural passe par l’architecture des formes, que la main traduit en deux dimensions la structure avant de modeler la matière. L’artiste aime le modèle vif, la chair féminine et le muscle masculin, le squelette sinueux ou planté, l’attitude. Ses dessins sont des traits de l’érotisme des êtres, saisis dans ce qui fait l’essence de leur vie même. C’est dire si le cérébral a peu de place : il suffit de regarder la statue célèbre du Penseur pour observer ce qu’a de « sérieux » l’activité cérébrale dans la bourgeoisie Napoléon III – la même tronche de gravité sourcils froncés de certaines candidates de la course présidentielle aujourd’hui… Comme si, en France, penser était un effort et non une légèreté ; comme si le tropisme latino poussait naturellement à la paresse de l’affectif et des sens, bien loin de Voltaire ou de Montaigne.

L’exposition actuelle (jusqu’au 1er avril) permet au musée Rodin de passer l’hiver et la période de travaux entrepris dans l’hôtel de Biron, où les œuvres ne sont plus accessibles jusqu’au 3 avril. ‘La saisie du modèle’ présente 300 dessins de la période de la maturité 1890-1917, de l’âge de 50 ans à la mort de l’artiste. Elle se développe en 15 panneaux, sur des thèmes d’historien d’art que le grand public ne comprend pas toujours. Ainsi, quelle différence fait un néophyte entre le dessin « d’après nature », « instantané » ou « synthétique » ?… Plus clairs sont les passages du trait au lavis ou de l’aquarelle aux collages. Plus clairs aussi les ensembles sur les mythes, la figure de Psyché, les dessins érotiques (appelés avec pudibonderie bobo « les figures de l’indécence »), les portraits de personnages ou les danseuses cambodgiennes.

Ce qui intéresse Rodin est de saisir le mouvement. Le corps parle, érotique et vivant, justement vivant parce qu’érotique. Rodin aime à capter ces instants où le corps s’exprime et donne forme au désir dans des étirements, des contorsions ou des lascivités. La femme nue veut accrocher le regard, séduire par ce qu’elle est, chair matérielle qui appelle le ventre, fait battre le cœur et élève l’âme. Le dessin fixe à la fois l’instant et l’essentiel. Même si ces ébauches sont des brouillons d’artiste qu’il semble curieux de voir encadrés et cérémonieusement accrochés comme des icônes précieuses… L’un des miens, écolier d’art de vingt ans, m’a déclaré que tous les dessinateurs en faisaient des milliers, de ce genre de dessins, des crobars à la va vite pour fixer une forme, un sentiment, une idée, capter un détail à reprendre plus tard.

Il est vrai que le snobisme bourgeois prend parfois des proportions grotesques, on lui reproche par exemple de publier les ‘notes de blanchisserie’ d’un écrivain. Il est vrai aussi que le coupage de cheveux en quatre permet de justifier le métier d’historien d’art et que le cérémonial est l’essence même du conservateur de musée. Malgré tous ces penchants parasites de l’oeuvre, il reste que les dessins de Rodin méritent d’être vus, surtout par les non-spécialistes. La technique est une chose qui parle aux techniciens ; le dessin en est une autre qui est universelle. Même si sa ‘Femme nue couchée sur le ventre et dressée sur les mains’ laisse dubitatif, l’enroulement du torse sur les jambes dessine une vision : celle d’un ‘soleil rouge’ fait de chair éclatante, féminine, plantureuse. Un message qui va au-delà des simples mots mis sur les choses. Une explosion de vie dans la forme et la couleur.

Tout comme le corps féminin écartelé devient ‘pieuvre’, au sexe dévorant situé en plein milieu, les danseuses cambodgiennes attirent l’œil sur les figures expressives du corps ou l’étirement des mains. Le portrait de la secrétaire de Jules Vallès au ‘Cri du peuple’ capte la véhémence révolutionnaire de l’égérie figée dans le ressentiment.

Exposition ‘La saisie du modèle – Rodin : 300 dessins 1890-1917’, musée Rodin, 79 rue de Varenne, Paris 7ème jusqu’au 1er avril 2012

Du mardi au dimanche 10h-17h45, avec accès au jardin et aux bronzes.

Nocturnes tous les mercredis de 18h à 20h45.

Audioguide, conférences, visites thématiques collèges et lycées, formation enseignants, boutique, catalogue 39€.

Plein tarif exposition : 7€, jeunes de 18 à 25 ans et enseignants : 5€, gratuit jusqu’à 18 ans et pour les chômeurs.

Site www.musee-rodin.fr

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Haruki Murakami, Les amants du spoutnik

En japonais, spoutnik se dit soupûtonikou. Il s’agit du premier satellite artificiel envoyé dans l’espace par l’humanité par l’URSS le 4 octobre 1957. L’exploit fait travailler l’imagination de Murakami : comment être ici et ailleurs ? Sur terre et dans l’espace ? L’espèce humaine est-elle grégaire et collective, ou bien solitaire, enfermée en carapace d’acier comme ces spoutniks – cerveaux pamplemousse – qui se croisent dans les étendues glacées, sans jamais s’interpénétrer ?

Les personnages du roman sont du type spoutnik : ils ne font jamais l’amour ensemble. Pourtant ils s’aiment et se désirent, mais pas en bonnes paires. La distance, attitude mentale très japonaise, prend ici une valeur cosmique. Chacun établit « une frontière invisible avec les autres » p.77. Murakami recycle le trio vaudevillesque du mari, de la femme et de l’amant, mais il actualise le jeu. K aime Sumire (qui veut dire violette), mais Sumire en aime un autre, ou plutôt une femme, Miu. Laquelle ne peut aimer personne sinon en surface, « violée » dans l’imaginaire 14 ans avant, le lecteur apprendra comment. Ce jour-là ses cheveux ont blanchi d’un coup. Mais Miu se sent bien avec K lorsqu’elle le côtoie, elle pourrait presque l’aimer si elle ne s’était déjà « mariée » sans contact physique avec un autre. K prend donc des amantes, dont la mère d’un de ses élèves du primaire… ce qui pose des problèmes à l’enfant. Peut-être le devine-t-il, en tout cas vole dans les supermarchés pour se faire remarquer (honte suprême au Japon).

Pas simples, les relations humaines, lorsqu’elles sont recréées par Murakami ! Le réel évolue en surréel, sans jamais tomber dans le fantastique trop clinquant facile. La limite est ce qui convient à l’auteur, tout comme la légèreté. Pas de pesante philosophie allemande dont nos intello-romanciers paraissent si friands ; pas de psycho judéo-freudienne dont nos intello-méditerranéens semblent drogués ; pas de perversité qui remonte à l’enfance qui serait cause, selon nos intello-sociologues, de toutes réalités. K est un garçon banal, enfance habituelle, études sans excès, métier moyen. Sumire désire devenir écrivain mais elle ne vit pas pour enrichir son expérience. Elle clapote sur son clavier interminablement des pages et des pages sans en tirer une histoire. Miu était pianiste, mais ce qui lui est arrivé adulte, plus la mort de son père, l’a reconvertie dans les affaires. Tous ces personnages sont Murakami lui-même, un soi qu’il écartèle pour les besoins du roman. Il est ce garçon banal qui vit sans y penser et fait l’amour comme on déguste un croissant ; il est l’écrivain obstiné qui a eu du mal à émerger mais a découvert qu’il faut vivre avant d’imaginer ; il est cet homme d’affaires, créateur propriétaire un temps de bar à jazz.

Comment réussir sa vie, quoiqu’on désire ? Quel est le déclic ? « Eh bien, que l’attention est primordiale, peut-être. Il ne faut pas décider à l’avance qu’on va faire ceci ou cela, mais être à l’écoute, sincèrement, de tout ce qui nous entoure, garder le cœur et l’esprit ouvert… » p.59. C’est K qui parle à Sumire, Murakami qui parle au lecteur, la voie du zen qui parle aux Japonais. Car cette attitude est très zen, japonaise au cœur. Ce pourquoi Murakami, qui est un auteur enraciné dans son archipel, est universel. Il est à l’aune des prix Nobel pour cela. L’aura-t-il un jour ? On sait combien ces prix sont « politiques »…

Sumire, qui fréquente K comme étudiante, tombe brutalement amoureuse de Miu rencontrée dans un mariage. « Cet amour aussi dévastateur qu’une tornade dans une vaste plaine ravagea tout sur son passage » p.9. C’est ainsi que commence un roman. Miu va embaucher Sumire comme secrétaire, puis l’emmener en voyage visiter les vignobles de Bourgogne dont elle importe les vins. Un Anglais rencontré va leur proposer un bungalow dans une île grecque pour des vacances. C’est là qu’entre la mer et le soleil, un jour Sumire va disparaître. Évanouie dans le paysage. Cela à la suite d’une histoire de chats qui ont dévoré leur maîtresse morte dans un appartement fermé, ainsi qu’il est dit dans le journal. Et à la suite de l’histoire de viol schizophrénique de Miu, encore racontée à personne. Sumire a-t-elle voulu rejoindre la part de l’autre dans un ailleurs surréel ? L’auteur laisse le doute, son personnage K garde les pieds sur terre. Rêve-t-il lui-même lorsqu’il reçoit sur la fin un coup de téléphone de la disparue ?

Ce qui est fascinant dans ce roman est que tout est possible. Mais pas n’importe quoi. Tout reste réel, tout peut arriver. Ce tout n’a pas d’explications mais tout est plausible. Et c’est dit simplement, en phrases courtes qui vont comme la vie, dans cette légèreté de l’être. Pour un Japonais, la légèreté n’a rien « d’insoutenable » mais est comme la luciole par les soirs d’été : un passage.

Haruki Murakami, Les amants du spoutnik, 1999, 10-18 2004, 271 pages, €7.03

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