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Colette Portelance, Au cœur de l’intelligence

Enseignante en secondaire puis éducatrice, l’autrice a développé une expérience pratique qu’elle a approfondi avec passion par des études théoriques. L’échec scolaire n’est pas une fatalité mais un manque de motivation. Lequel est lié intimement à l’affectif. Jamais un enseignement purement rationnel ne suffit pour apprendre ; il lui faut l’intelligence du cœur pour adhérer à celui qui enseigne, donc à sa matière.

Il existe de multiples formes d’appréhender le monde pour le comprendre et s’y adapter, ce que l’on appelle « l’intelligence ». Notre approche occidentale, venue des Romains via l’Eglise, est hiérarchique et autoritaire : le sachant est l’intermédiaire qui « délivre » la vérité issue de Dieu même. Avec ça, si vous ne comprenez rien, c’est que vous êtes une bête, pas à l’image du Créateur. Le rationnel comprend, l’ambitieux fait des efforts, l’affectif cherche ailleurs, dans les amitiés particulières au lieu des leçons – en bref très peu suivent.

Portelance synthétise en première partie les types d’intelligence en trois formes pratiques : les esthètes, les pragmatiques et les rationnels. Chacun a en soi un peu des trois tempéraments mais l’un domine en général. Eduquer veut d’abord dire aimer et respecter avant d’encadrer pour que l’élève puisse se réaliser.

Les esthètes sont des artistes qui fonctionnent aux sentiments et à l’imagination ; ils ont de l’intuition et des idéaux. Les éducateurs devront respecter leur monde imaginaire et l’aider à apprivoiser leurs peurs ; toutes les méthodes d’expression créatrices sont utiles (dessin, sculpture, poésie).

Les pragmatiques ont une intelligence orientée vers la pratique, le faire ; ils sont visuels et ont le sens de l’orientation comme du bricolage ; comme ils ne savent pas quoi faire de leurs émotions, ils agissent avec des solutions concrètes plus ou moins appropriées. Très sociables, ils auront intérêt à travailler en groupe et à réaliser des exercices concrets.

Les rationnels sont les « bons élèves » de l’institution scolaire héritée des scolastiques. Cérébraux et matheux, ils ont le don d’abstraction tout en étant à peu près inaptes en émotions. D’où cette propension des « grandes » écoles à croire tout calculable, y compris les risques humains, et à négliger les affects de ceux qui en subissent les conséquences. L’éducation consistera à leur faire ressentir ce qui se passe en eux pour qu’ils ne soient pas menés sans le savoir par leurs émotions.

Quant aux intelligences irrationnelles, qui font l’objet de la seconde partie, elles se distinguent en : émotionnelle, motivationnelle, intrapersonnelle, spirituelle.

L’émotionnelle fait collaborer tête et cœur de façon à contrôler les émotions et les faire servir aux pensées et aux actes. Elle permet les relations et la faculté de rassembler les autres.

La motivationnelle est une énergie interne qui pousse à agir. Elle est liée aux émotions (la passion) mais aussi aux besoins, aux valeurs, aux pensées, aux relations. C’est ainsi que l’attachement permet l’apprentissage, le lien social de se sentir intégré et reconnu, la compétence d’approfondir sa passion.

L’intrapersonnelle est la faculté de se comprendre soi-même, de mettre des mots sur les émotions éprouvées ici et maintenant pour découvrir les ressources personnelles dans la raison, la spiritualité et la création. Être conscient, c’est être « éveillé ». Quand la tête n’est pas en relation avec le cœur, se répètent les mécanismes défensifs qui font souffrir et tourner en rond. D’où dépression, burn out et sentiment d’abandon. Les expériences déjà vécues permettent les réponses à la situation à condition d’accepter ce qui est, notamment sa propre part de responsabilité dans la situation. Pour cela, il est nécessaire de faire attention au ressenti et d’en prendre conscience afin de s’adapter aux changements.

La spirituelle est plus vague, faculté de connexion à soi, aux autres et à l’univers, Dieu ou pas. Elle permet de vivre en étant pleinement soi et d’en comprendre le sens. Ouverture d’esprit, empathie, éthique, sincérité, créativité et générosité sont associées à cette forme d’intelligence. Elle permet d’aller plus loin.

Un chapitre particulier est consacré à l’intelligence irrationnelle à l’école : vaste programme en France tant « l’esprit » même du prof est orienté vers la délivrance intellectuelle du savoir au détriment de son affective acquisition ! Or il ne saurait y avoir éducation sans relation personnelle.

Ce livre est un manuel de développement personnel à l’américaine, orienté vers la pratique. Il sera utile aux parents et aux enseignants avant tout, mais aussi à soi et aux rapports humains en entreprise, en association, dans les bureaux. Le diplôme n’est pas tout, ni la position sociale ; les qualités humaines sont de plus en plus sollicitées et reconnues dans les CV. Pour bien travailler, bien créer et bien diriger, il faut être soi et se connaître tout en développant des qualités d’ouverture et d’empathie qui permettent de comprendre les autres afin de mieux se faire comprendre.

Colette Portelance, Au cœur de l’intelligence, 2021, Editions du CRAM (Canada), 294 pages, €20.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com  

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L’Antre de la folie de John Carpenter

La fin du monde vue par John Carpenter est à la fois très américaine et très horrifique. Les pouvoirs d’un écrivain vont-ils jusqu’à faire croire à sa fiction comme d’une réalité ? Stephen King était alors à son acmé et ses livres, devenus des films, faisaient croire à une « autre » réalité, une « vérité alternative » comme dira plus tard le macho à mèche platine. Des monstres existent, qui dominent le monde (ou le voudraient bien), lâchés par « le diable » biblique, éternel opposant au Bien. Le Complot est partout et, comme dans H.P. Lovecraft, le mort saisit le vif pour le faire s’entretuer.

John Trent est rationnel (Sam Neill). Enquêteur indépendant pour les assurances, il a du métier pour traquer les fraudeurs et dénicher les arnaques. Lorsqu’un autre assureur veut l’engager au nom de l’éditeur Arcane pour tout savoir de la disparition de l’auteur à succès Sutter Cane, dont les livres d’horreur s’arrachent, il est pris à partie dans le café par un dément armé d’une hache (comme dans Shining). Il se révélera comme l’agent littéraire de Sutter Cane, contaminé par son auteur. L’éditeur (Charlton Heston), qui attend le dernier manuscrit de Cane et a déjà vendu les droits pour un film, engage John Trent pour le retrouver. Il lui joint son assistante, une executive nymphowomane (Julie Carmen) plutôt cynique. Tous deux doivent rechercher la ville de Hobb’s End où Sutter Cane situe ses romans.

Trent est un incurable sceptique, il ne croit pas à une « vraie » disparition mais à un coup de pub. Rien de tel que de s’évanouir sans donner de nouvelles, comme Agatha Christie en son temps, pour faire parler de soi et revenir en triomphe. Le général de Gaulle l’a réussi en 1968. Mais Styles lui affirme que les lecteurs de romans de Cane sont atteints psychologiquement, il n’a qu’à lui-même essayer. De fait, Trent est sujet à des hallucinations répétitives pendant qu’il lit les romans d’horreur de Cane, genre qu’il n’a jamais abordé ni aimé. Il voit un flic tabasser une raclure dans une ruelle se transformer en zombie sanglant, ou même s’asseoir à ses côtés sur le canapé.

Mais, comme il réfléchit par lui-même au lieu de se laisser influencer, John Trent découvre que les dessins des couvertures des livres, découpés, composent en puzzle les contours du New-Hampshire (région favorite de Stephen King pour ses romans). La ville de Hobb’s End, non répertoriée sur les cartes ni même au service postal, pourrait s’y trouver. Rien de mieux, pour « toucher » la réalité, que de s’y rendre. C’est un long chemin et le couple de travail doit rouler de nuit. Or c’est la nuit que les cauchemars rôdent. Un gamin en vélo qu’un carton dans les rayons fait vibrer, un vieux qui se jette sur la voiture puis repart comme si de rien n’était, un tunnel interminable qui ne dure que trente mètres.

Au matin, c’est Hobb’s End. Ils sont arrivés et la ville inconnue est déserte. Dans l’hôtel cité dans les romans de Cane, ils prennent chacun une chambre. La tenancière est une petite vieille qui repousse du pied quelque chose sous le comptoir, le spectateur verra bientôt quoi. Un étrange tableau voit ses personnages changer dès qu’on tourne la tête. La réalité se distord subtilement comme s’il existait un « autre monde possible ». En pire, un indicible comme chez Lovecraft.

L’église de la ville a des clochers en bulbe, comme les églises orthodoxes, ce qui n’apparaît pas très catholique : l’orthodoxie russe n’a-t-elle pas accouché du communisme soviétique ? Lorsqu’ils s’y rendent, un phénomène étrange se produit : une bande d’enfants fuit dans la campagne. Des pick-ups emplis d’adultes armés se présentent à la porte de l’église. Un commerçant somme la créature à l’intérieur de lui rendre son Johnny, un petit blond à la Stephen King, mais les portes s’ouvrent et se referment et le gamin impassible est aspiré à l’intérieur. Des rottweilers sortent de nulle part et attaquent les adultes, qui s’enfuient en désordre. Ici le Mal se répand et commence par les enfants, non encore civilisés par l’église.

Plus tard, Linda Styles peut rencontrer Sutter Cane (Jürgen Prochnow) dans la sacristie fermée d’une porte en bois, après une série de croix à l’envers. Il met la dernière patte à son dernier roman, intitulé L’Antre de la folie. En l’obligeant à lire la dernière page, il la rend folle, comme le lecteur moyen. Si la disparition était à l’origine un coup de pub, l’auteur a réussi à distordre la réalité pour la rendre vraie. Il suffit d’y croire. Désormais elle et John sont dans le monde à l’envers, celui de Cane, qui réveille des monstres assoupis dans les profondeurs de la terre (ou de la psyché). Ce sera la fin de l’humanité, peu digne de subsister en raison de sa propension à la tuerie. Cane dira même à Trent qu’il est un personnage inventé de ses romans, un avatar qui n’a aucune autre réalité que celle qu’il lui donne. Il se prend pour Dieu, le dieu du Mal, et se prépare à lâcher ses légions sur le monde.

Linda ne peut revenir au monde réel car elle « sait » pour avoir lu, comme Eve a mangé le fruit. John y revient en étant poursuivi par des monstres lovecraftiens et se retrouve au carrefour de deux routes de campagne. Un gamin à la Stephen King – 13 ans, blond, en vélo et livreur de journaux – lui apprend où il se trouve. De retour à New York, l’enquêteur rend compte de sa mission à l’éditeur et lui dit avoir brûlé le manuscrit qui lui a été confié par Linda sur ordre de Cane. Mais, distorsion du réel, le manuscrit a bien été livré un mois avant, par Trent lui-même, il est dans toutes les librairies et le film sort en salles.

Effondré, John Trent est interné comme fou après avoir massacré à coup de hache un jeune qui sortait d’une librairie avec un roman d’horreur de Sutter Cane. « Vous aimez ? – Beaucoup. – Alors vous savez comme cela doit finir » – et il le tue. Son histoire est racontée à son psychiatre, le docteur Wrenn (David Warner) – ce qui fait le début du film. Le psy juge à la fin du film qu’il s’agit d’une hallucination mais sort de la cellule capitonnée avec un doute. De fait, Trent s’éveille le lendemain aux bruits d’une jacquerie à la Trump, la foule des fans se ruant sur les institutions à coup de battes de baseball et de haches pour démolir « le système » et traquer les tenant du Complot pseudo maléfique. La radio annonce que le monde est envahi de lecteurs mutants qui massacrent et s’entretuent tandis que des monstres sortent de l’enfer – ou de l’espace.

Dans un cinéma désert, qui passe L’Antre de la folie tiré du roman, John Trent assis avec un gigantesque seau de pop-corn dans les mains (la Malbouffe par excellence du Système), rit de se voir à l’écran dans les aventures qu’il vient de vivre. La fausse réalité du cinéma n’est pas reconnue par lui comme vraie, il fait partie des rares non contaminés de l’espèce humaine.

Ce qui rend le film « culte » aujourd’hui est qu’il a prédit la tendance à croire plutôt qu’à voir, la folie complotiste et l’invasion du Capitole par des hordes de trumpistes convaincus de combattre le Mal déguisés en chamanes barbares. Eux qui réveillent les démons de la discorde et de la pulsion de mort, l’envers du Beau, du Vrai, du Bien que les chrétiens non superstitieux ont repris des Grecs.

DVD L’Antre de la folie (In the Mouth of Madness), John Carpenter, 1995, avec ‎ Sam Neill, Jürgen Prochnow, David Warner, John Glover, Julie Carmen, Metropolitan video 2007, 1h31, €9.99 blu-ray €10.00

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Thierry Paulmier, Homo emoticus

On connaissait homo consumans, homo economicus, homo democraticus, homo faber, homo festivus, homo loquens, homo ludens, homo reciprocans, homo sovieticus – entre autres : voici homo emoticus. L’homme émotionnel. Ce sont les multiples faces du genre homo, sans oublier homo eroticus. A noter pour les ignares complotistes qu’homo désigne le genre humain tout entier, et pas seulement le mâle ; il comprend donc aussi les femmes, et les enfants avant qu’ils « choisissent » un sexe.

Thierry Paulmier a étudié l’économie et la politique, il a trouvé sa voie dans la formation et la consultance pour les écoles de l’élite en France, au Brésil, au Liban et même au gouvernement, au Secrétariat général, à la Guerre. Il a été formé à la négociation à l’Academy of Dramatic Arts de New York après un passage par les plus fins spécialistes de la manipulation douce, la John Kennedy School of Government d’Harvard.

Ce qu’il dit ? Que l’être humain n’est pas purement rationnel comme le voudrait le concept d’homo economicus au XIXe siècle, mais que quatre émotions universelles orientent les « choix » rationnels : l’envie et l’admiration, la peur et la gratitude. Ce que savaient les philosophes antiques, que la raison est mue par la passion poussée par les instincts, a été « oublié » sous le millénaire de chrétienté où la foi devait remplacer tout. Le succès relationnel est de se connaître soi et autrui selon quatre vertus : l’optimisme, la douceur, la patience et la sagesse – et cela par quatre moyens d’action sur les émotions : le corps, la pensée, la parole et l’action. Vous avez en cette première partie l’essentiel de l’intelligence émotionnelle.

La suite est résolument pratique. Après avoir étudié les diverses bandes des quatre (phénomènes essentiels, émotions premières, sentiments d’infériorité, soucis de soi, points cardinaux de l’existence), puis les douze émotions secondes, place au « management » – autrement dit la manipulation (positive ou négative) sur les autres pour les faire agir conformément à vos vœux. Le terme management viendrait de l’italien qui signifie « manier » en parlant de la prise en main et du dressage des chevaux… C’est dire combien l’organisation du travail en commun et les ordres sont menés par les émotions animales : le désir de service côtoie le désir d’abus de pouvoir, l’isolement du manager les équipes au travail.

L’homme-machine a été celui de l’âge industriel où fordisme et taylorisme les ont transformés en robots (métro-boulot-dodo) tout comme les totalitarismes en politique (soviétisme, fascisme, maoïsme). Désormais la robotisation supprime carrément des emplois et l’homme intelligent (sapiens) requis par l’économie se heurte à la politique qui pousse les castes à conserver le pouvoir. L’algorithme et le traitement massif des données devrait transformer « l’intelligence » en artificielle et évacuer encore un peu plus l’humain. C’est du moins ce qu’on nous prévoit. D’où la difficulté (et c’est peu dire) de motiver les nouveaux entrants au travail qui sont encore appelés de la « ressource » humaine – comme une vulgaire matière à traiter.

« Le modèle homo emoticus espère convaincre les managers de la nécessité d’accorder la priorité à la dimension humaine et relationnelle de leur fonction et les guider dans une meilleure prise en compte de la vie émotionnelle de leurs collaborateurs et dans l’amélioration de leur bien-être au travail » p.15.

Suivent alors trois chapitres de management : de projet, de personne, d’équipe, forts utiles à ceux qui veulent réussir. Puis plusieurs chapitres de comportement, par la parole et l’action, par la peur, par l’envie, par l’admiration, par la gratitude – qui agitent les figures totémiques du Tyran, du Magicien, du Maître, du Parent. Deux chapitres portent sur la communication interpersonnelle et la négociation, points-clés de tout management efficace, qui n’est au fond qu’une situation de « vente ». Le dernier chapitre, mais pas le moindre, porte sur le management de crise, de plus en plus actuel ces dernières décennies entre krachs, guerres, attentats, catastrophes naturelles ou industrielles, pandémie… Aux causes courantes dans les équipes, les remèdes à la crise d’autorité, d’unité, d’identité. Tiens, vous avez dit identité ? Dommage que cela ne prenne qu’une seule page. Ce simple thème devrait faire l’objet d’un chapitre entier. Tant en politique que dans les entreprises, où « limage » compte de plus en plus.

Anne Lauvergeon, ancienne sherpa de Mitterrand avant de présider Areva, a préfacé cet ouvrage, fruit de sept ans de recherches et de présentations. Il est clair, organisé, sans jargon et immédiatement utile dans sa vie personnelle et professionnelle.

Thierry Paulmier, Homo emoticus – L’intelligence émotionnelle au service des managers, 2021, éditions Diateino (groupe Guy Trédaniel), 495 pages, €23.00 e-book Kindle €15.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Pourquoi l’écologie à la française reste un échec ?

Les nantis appellent à la restriction, les émergents trouvent légitime leur consommation, tandis que les plus pauvres attendent une fois de plus une sempiternelle « aide » internationale pour conforter les élites corrompues. L’Europe, divisée, moraliste, repue – a disparu. Le monde tourne autour du duo des hyperpuissances : les Etats-Unis et la Chine. Tant pis pour nos écolos.

Une fois de plus, ils n’ont rien compris. Trop bourgeois, trop chrétiens, trop social-moralistes, ils ont cru que réaliser des happenings en société du spectacle suffisait à galvaniser le monde. Eux donnaient la direction, révélée d’en haut ; les autres devaient suivre, convaincus par le marketing vertueux. Donc les pauvres restent pauvres, on leur fait la charité ; les émergents n’émergent plus, coincés sous le plafond de verre de la pollution ; les nantis restent nantis, tout au plus prendront-ils le vélo plutôt que la voiture… Eh bien, ce n’est pas comme ça que ça se passe.

Si « nos » écolos s’auto-intoxiquaient moins par leurs fumeux battages, s’ils secrétaient moins de moraline, s’ils analysaient les intérêts et les potentialités en réalistes plutôt qu’en histrions télégéniques, peut-être parviendraient-ils à comprendre un peu mieux le monde pour mieux le changer ? L’écologisme a pris la suite du communisme comme religion laïque. Mais s’il s’agit seulement de croyance, qui croira ? Qui y aura « intérêt » ? Pour quel « au-delà » ?

Or il importe d’analyser cette croyance. Fondée en apparence sur les scientifiques et leur « consensus » autour des travaux du GIEC (groupe international d’études sur le climat), la croyance récuse toute contestation, même venue de scientifiques. Comme si la science et sa méthode devaient s’arrêter aux convenances. Non, écolos dogmatiques, le doute reste fondamental ! Le savoir avancé exige la liberté de penser, de chercher et de dire. Le tropisme stalinien venu du passé gauchiste de trop d’écolos européens tend à faire de chaque climatologue un petit Lyssenko (dont on se rappelle tout le bien qu’il a pu faire à l’agriculture). La science est sans cesse en mouvement, elle progresse par essais et erreurs, par accumulation et confrontation. Figer le savoir en une vérité définitive, c’est nier la science et l’utiliser comme pancarte dans une manif – avec le même débat au degré zéro, la même tentative d’imposer sa vérité en force.

Alors qu’il suffirait de parler de la balance des risques pour rester rationnel, donc convaincant :

· Postulat n°1 : on ne sait pas (déjà, prévoir le temps local à trois jours, alors le climat planétaire dans 50 ans !…

· Postulat n°2 : quand on ne sait pas, on fait comme si le risque existait ;

· Postulat n°3 : dès que l’on en sait un peu plus, on corrige le tir, mais on est préparé.

C’est bien mieux pour susciter l’adhésion que la terreur millénariste !

Car si la science ne se confond pas avec la croyance, elle n’est pas non plus scientisme. La vérité ne sort pas tout armée et de façon définitive de la bouche des savants. Ceux-ci ne sont pas les exégètes d’une Parole éternelle qu’il suffit de « découvrir » comme on le fait d’un drap. Ils sont des chercheurs, ceux qui soumettent à expérience sans cesse une réalité mouvante. Il y a déjà eu des glaciations et des réchauffements, bien avant que l’homme ne fasse un feu ni ne domestique une vache ! Bien avant les centrales à charbon et le moteur à explosion ! Pourquoi le minimiser ? Cessons donc de nous croire le centre du monde, maîtres et possesseurs de la nature, ayant vocation à tout contrôler.

Chinois, Indiens, Japonais, Nigérians, ont une autre conception que celle, binaire, hiérarchique et impériale, qui est la nôtre dans le monde occidental (même pauvre), celle des religions du Livre. Eux voient la nature comme cyclique, les existences comme des réincarnations, le cosmos comme sans cesse mouvant et sans cesse à parcourir. Ce que disait Héraclite avant l’idéalisme de Platon, repris avec délectation par le christianisme (dont il confortait le Dieu unique) puis par le positivisme (qui voulait bâtir une ‘cité de Dieu’ laïque). Ce mouvement, cette infinitude, cette relativité, c’est bien ce qu’ont redécouvert Einstein, Bohr et Heisenberg après l’échec du rationalisme face aux passions de 1914. Les écolos ont, à l’inverse, la pensée régressive.

Que devient l’histoire, justement ? La tradition grecque, reprise par l’humanisme Renaissance puis par le libéralisme des Lumières, fait de l’être humain un animal inachevé, sans cesse en apprentissage, créant son propre destin par son histoire et en aménageant son milieu. Or les écolos remplacent l’histoire de chacun comme l’histoire des peuples ou même celle de la planète par un engrenage unique : l’Apocalypse ! C’est une régression à la pensée antimoderne, celle des légitimistes d’Ancien régime. Finie l’histoire en construction, l’être humain est réduit à sa seule condition naturelle, il doit subir. La Nature, substitut du Dieu tonnant d’hier, le punira. Il sera chassé du Paradis et condamné à errer dans les limbes laissés par la montée des eaux, l’assèchement des terres fertiles et des énergies fossiles, les forêts rabougries ravagées par les incendies et les tempêtes – comme s’il n’y en avait jamais eu avant. Il verra en tout frère un Caïn en puissance, prêt à lui sauter dessus pour lui prendre son eau, son blé ou le pucelage de sa fille. Est-ce la loi de la jungle dont se réclament les écolos ?

Il y a du ‘no future’ dans l’écologisme en Europe. D’où l’échec devant la planète. Le monde entier n’est pas prêt à croire à ce malthusianisme de développés, à cette morale de nantis issue du Dieu proche-oriental, à cet histrionisme médiatique en cercle fermé. D’autant qu’il y a collusion de système : médias comme consultants, labos comme industries spécialisées, crient après le financement. Plus ils font de bruit, plus ils parlent catastrophe, plus ils ont de retentissement dans cette société du zapping et du spectacle permanent ! Pour exister, faire peur ; pour obtenir des financements, manipuler l’opinion ; pour acquérir du pouvoir, faire pression médiatique sur les gouvernants.

Pour ma part, il n’est pas question de suivre les histrions, ni de naturaliser l’histoire, ni de dissoudre l’humain dans la mécanique scientiste. En revanche, soyons réalistes, c’est bien plus réconfortant et bien plus efficace. Il y a quelque chose à faire. Le défi de l’environnement est une nouvelle frontière :

  • Face aux ressources limitées de la planète, nous avons besoin de faire des économies.
  • Face aux défis climatiques et alimentaires, nous avons besoin d’innover et de faire avancer plus encore le savoir scientifique.
  • Face aux rumeurs, croyances et autres complots « pour le Bien », nous avons besoin de véritable information scientifique, de rationnel et de travailler en commun sans obéir aux diktats des clercs de la nouvelle mode, ni aux prophètes d’Apocalypse.

Economie, innovation, science – vous avez bien lu. Quelle est la méthode la plus efficace capable de réaliser l’un et l’autre ? L’autoritarisme d’Etat ? La dictature du parti unique ? Une nouvelle théocratie d’écolos initiés ? L’anarchie de petits groupes réfugiés dans leurs grottes en montagne bouffant bio ? Vous n’y êtes pas… Les Chinois le redécouvrent depuis plus de 40 ans, il n’y a qu’un seul système d’efficacité, apte à fonctionner sous tous les régimes politiques : le capitalisme.

Je ne parle évidemment pas des traders et autres financiers manipulateurs, qui doivent être régulés par des autorités responsables, mais du capitalisme industriel : celui qui sait produire le mieux avec le moins à condition qu’on l’oriente (loin de la mode, du fric et des paillettes, du sport-spectacle et autres histrionismes infantiles). Quand les écolos reconnaîtront que le savoir scientifique, appliqué à la technologie, et que la méthode capitaliste, appliquée à l’économie, sont capables à la fois de réaliser la sobriété nécessaire et d’innover pour vivre bien – alors on les écoutera.

Daniel Cohn-Bendit, en vrai politique, le savait déjà. Reste à convaincre tous les illuminés qui ne servent pas la cause de la planète avec leurs glapissements effrayés. Ni la cause de l’Europe, rendue inaudible aux Etats-Unis, comme en Chine ou en Inde, par sa propension à la morale et son appel à la décroissance. Mais, comme le disait de Gaulle d’un autre travers (la connerie) : « vaste programme ! ».

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Huysmans, Un dilemme

Dans ce petit roman ou grosse nouvelle balzacienne, avec une ironie à la Flaubert, Huysmans vilipende le bourgeois – de province. Il illustre son « inaltérable saleté », selon une lettre à Zola.

Un notaire de la Marne, Maître Le Ponsart, a bien réussi en affaires et se pique de mode parisienne. Son petit-fils Jules vient de mourir de fièvre typhoïde à la capitale ; il n’était pas marié mais une « bonne » faisait son ménage et l’a soigné jusqu’à la fin. Pauvre jeune homme faible, il n’a laissé aucun legs ni testament, rien que de bonnes paroles à la fille – qui se retrouve quand même enceinte. Tout l’art du notaire sera d’éviter que la fille-mère puisse invoquer un quelconque droit, suivant le Code civil qui ne reconnait pas à l’époque la recherche de paternité.

L’héritage – car tel est l’objet des convoitises – reste aux ascendants des deux côtés en l’absence de descendant reconnu. Me Le Ponsart, confit en bonne chère, bonne conscience et importance, va donc débarquer à Paris pour liquider le bail et faire emporter les meubles, donnant ses huit jours à la « bonne » pour 33.75 francs comptés juste.

Ce qui révolte la grosse commère du quartier Mme Champagne, papetière experte en cancans et entremises. Mais ni sa grande gueule ni ses appels aux sentiments ne feront quoi que ce soit. La loi est la loi et l’héritage ira où il doit, sans même un dédommagement pour enfant. D’ailleurs, engendré juste au début de sa maladie, qui prouve qu’il soit du décédé ? Le dilemme qui donne son titre au roman est le suivant : « ou vous êtes la bonne de Jules, auquel cas vous avez droit à une somme de trente-trois francs soixante-quinze centimes ; ou vous êtes sa maitresse, auquel cas vous n’avez droit à rien du tout ».

Où l’auteur prouve que l’homme rationnel du libéralisme théorique n’est pas l’homme complet de l’humanisme qui l’a engendré.

Le bourgeois n’est pas humain mais machine à calculer. Un message brut mais pas si faux en cette fin XIXe où les « classes dangereuses » avaient montré leurs capacités de nuisance. Encore que l’expérience du notaire avec la pute parisienne qui lui a fait cracher ses louis pour peu de plaisir le soir précédent montre que la raison est bien mal partagée et pas toujours constante. L’homo economicus ne résiste pas longtemps aux instincts de paillardise. La province se méfie de Paris – la Haute-Marne de Mme Champagne (trait d’humour) ; le bourgeois de la populacière ; l’homme de la femme.

Le droit n’est peut-être pas l’acmé de la civilisation (il reflète la société en son temps), mais la méthode démocratique pour avancer. Ce sera tout le progrès des décennies qui suivront. « On voit bien que les lois sont fabriquées par les hommes ; tout pour eux, rien pour nous », s’écrie la Champagne. Les femmes n’auront le droit de vote en France qu’en 1945… mais Huysmans n’aurait probablement pas voté pour.

Joris-Karl Huysmans, Un dilemme, 1884, in Nouvelles : Sac au dos ; A vau-l’eau, Un dilemme, La Retraite de Monsieur Bougran, GF Flammarion 2007, 272 pages, €6.40 e-book Kindle €0.99

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Maxime Chattam, La patience du diable

Rendu à l’éditeur le 6 mars 2014, ce thriller policier français hume l’air du temps avec une rare intuition. A peine un an plus tard, les attentats islamistes des psychopathes de banlieue vont ensanglanter la France. Pour Maxime, c’est normal, le pays se délite et la société ne tient plus qu’à de moins en moins de fils. Le bonasse Hollande, socialiste par métier comme on est boulanger, n’a rien fait, rien changé, laissant la réalité en marche comme devant.

Tout commence dans le livre par un attentat en TGV. Deux adolescents blancs, l’un blond, l’autre brun, ont acquis des armes de mains intéressées à propager le chaos et décident de massacrer tous ceux qui se présentent entre deux wagons : 53 morts. Pour rien, juste pour apaiser l’esprit tourmenté du leader et le cœur solidaire d’amitié du second. Un désespéré par l’accident d’auto qui a coûté la vie à sa femme et sa fille descend tout ce qui bouge dans le restaurant où ils avaient l’habitude d’aller dîner. Un autre fait sauter les cinémas à la bombe artisanale, recette trouvée sur Internet, faisant plus de morts que dans le film hollywoodien qui passe sur l’écran. Cela se poursuit dans un supermarché où un tordu organisé lance des ballons remplis d’acide sulfurique qui explosent sur la tête des acheteurs en semant la panique, tandis que des pistolets à eau sont complaisamment mis à disposition des jeunes garçons pour s’asperger… d’acide mortel ! Maxime Chattam a tendance à supplicier ceux qui sont les plus vulnérables, les plus mignons, ceux que l’on a envie de protéger au mieux. Un marginal poussé à bout prend en otage un car scolaire avec 42 enfants de 7 à 9 ans et leur demande de se foutre à poil avant qu’il jouisse de les faire sauter. Un boucher de supermarché enlève et dépèce ses victimes vivantes, notamment une jeune fille de 16 ans, leur arrachant la peau soigneusement avant de la vendre à des réseaux d’amateurs qui en font des coques de téléphone ou des reliures de livres ; quant à la viande, il la conditionne sous vide comme du bœuf à la vente dans son centre commercial.

Ludivine, lieutenante de gendarmerie à la section de recherches de Paris a fort à faire pour coordonner les enquêtes dans ce qui semble un chaos organisé. Par qui ? Pour quoi ? Nul ne sait. Les témoins invoquent le diable. Certaines victimes sont en effet mortes de peur, littéralement, sans antécédents cardiaques ni blessures apparentes. Le diable de nos jours ? C’est l’autre nom du Mal, ce repoussoir protestant qui sévit surtout dans les mentalités étroitement rigides américaines – et le lecteur sait que Maxime a vécu son adolescence à Portland, dans l’Oregon, ce qui lui a inspiré L’âme du Mal. (Chroniqué sur ce blog)

Ce qu’il appelle « le mal » est cette pulsion de mort qui ressurgit des profondeurs de la psyché quand la situation personnelle et sociale se dégrade. « La détresse croissante qui plombait la France comme la plupart des nations industrialisées depuis plusieurs années avait atteint son apogée avec la succession de coups d’éclat criminels sur lesquels Ludivine travaillait. Elle en était convaincue » p.379.

Comment aborder le sujet ? Le particulier sadisme, que l’auteur se complait à détailler, semble le fait de dérangés – mais est-ce si sûr ? Quel est le point commun entre les tueurs, ceux qui se sont tués après leur forfait et ceux qui ont été arrêtés ? C’est le Maître, le diable évidemment, qui n’attend que nos faiblesses pour déstabiliser, imposer le désordre, mettre le chaos, moissonner des âmes à la faux. Mais Ludivine ne croit pas au diable des religions du Livre, et elle a bien raison. Il y a forcément une explication rationnelle. Elle la trouvera, non sans se mettre elle-même en danger pour fuir on ne sait quoi, pour prouver on ne sait quoi. Les procédures elle s’en bat, les horaires elle s’en fout, son équilibre mental elle joue avec. D’où les grosses conneries qu’elle fait en ne verrouillant pas la porte de chez elle ou en allant seule explorer l’antre d’un pervers manipulateur particulièrement doué qu’elle a mis naïvement sur sa piste. On la bafferait avec allégresse si elle ne réussissait in extremis à retomber sur ses pattes comme si elle avait neuf vies – ou comme si elle était dans un roman. Celui-ci fait partie d’un « cycle » avec le même personnage principal, mais l’ordre de lecture est sans importance.

Hormis l’hémoglobine qui coule à flot durant le premier tiers, selon la mode ado sataniste ou vampire, la suite est plus haletante et la fin intéressante, même si le lecteur perspicace devine avant la fin qui est qui. Chacun est quand même pris. La philosophie sociale, trop tendance, est bas de gamme mais l’atmosphère de peur est si bien rendue que l’année 2015 semble révélée avant l’heure. Le nazisme des trop sûrs d’eux-mêmes ressurgit des profondeurs à chaque recul de l’ordre de la civilisation et des principes de l’humain.

Maxime Chattam, La patience du diable, 2014, Pocket 2018, 574 pages, €8.60 e-book Kindle €8.49 CD €19.02

Les thrillers de Maxime Chattam déjà chroniqués sur ce blog

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Individualisme monstre

La modernité est une libération : l’individu est reconnu en tant que personne plutôt qu’en tant qu’appartenant à un seigneur, un royaume, une religion, un clan, une lignée. L’éducation vise à le libérer de l’obscurantisme, des superstitions et des préjugés pour l’amener à penser par lui-même et à rester critique sur l’opinion commune. Le travail le libère des exigences minimales de manger, dormir et se soigner en lui assurant un salaire. La démocratie lui donne une voix dans les affaires de la cité (la politique), tandis que la fiscalité prélève pour assurer les services collectifs tels que la défense, la police, la justice, la formation, les accidents de l’emploi, la retraite et la santé. Tout devrait donc aller au mieux dans le meilleur des mondes.

Mais ce n’est pas ainsi que cela se passe. L’éducation est trustée par une caste de profs qui savent mieux que vous ce qui est bon pour vos enfants et qui sont restés longtemps minés par l’idéologie à la mode, le marxisme. Il ne s’agissait pas d’amener les élèves à penser par eux-mêmes mais à penser idéologiquement « juste », c’est-à-dire à déformer leurs esprits en inoculant des préjugés tenaces sur l’économie (forcément exploiteuse), les riches (non méritants et forcément méchants), le travail (un esclavage), l’égalitarisme (démocratique, forcément démocratique), la révolution (évidemment nécessaire pour « changer le monde »). Le travail est vu comme une corvée, pas comme un épanouissement – sauf chez les artistes, artisans et professions libérales peut-être. Chacun attend avidement la retraite (patatras, on la taxe d’une CSG supérieure !).

La démocratie, tout le monde s’en fout et, puisqu’elle règne depuis plus d’un siècle en France, elle est considérée comme « normale », tel un air qu’on respire. Participer ? Surtout pas ! Voter ? Bof, l’offre commerciale des candidats ne fait plus jouir depuis la grande illusion du « Changer la vie » de Mitterrand en 1981. Les idéologies sont mortes, comme les religions sauf une, la plus violente.Les gens passent donc lentement du tout social de la collectivité, de l’entreprise à vie, de la patrie, au chacun pour soi, dans sa famille, sa bande de potes, son association, son village ou son quartier, parfois sa région lorsqu’elle a gardé une identité. L’individualisme exacerbé atomise la personne en la rendant monade solitaire : divorce aisé, enfants sous pension alimentaire, compagne ou compagnon changé comme de kleenex, travail non investi sauf par peur du chômage, papillonnage politique, manifs pour rien. Le règne du « moi je » ne vise que la satisfaction de ses propres désirs.

D’où la « post-vérité », moment où les faits objectifs sont remplacés par les affects émotionnels et les croyances personnelles. Un fait est « vrai » si l’on ressent qu’il est vrai et qu’on le croit vrai, pas s’il l’est réellement. Chacun sa vérité, c’est mon ressenti, des goûts et des couleurs… Comment faire société de ces aveuglements ? Rien ne tient plus si chacun voit midi à sa porte. Du libéralisme politique avant-hier est né le libertaire des mœurs et l’ultralibéralisme économique d’hier, allant jusqu’aux libertariens américains d’aujourd’hui, parents des anarchistes européens du XIXe en plus radical. Autrement dit la société est passée du collectif ensemble au chacun pour soi. Ce qui signifie qu’un homme est un loup pour l’homme et que règne le droit du plus fort. Dont Trump, cette pointe avancée de l’hyper-individualisme anglo-saxon est le représentant clownesque : un égoïsme sûr de lui et dominateur.

Dès lors, chacun s’agglomère à nouveau en clan, en tribu, car la solitude fait peur si chacun menace tous les autres. Les « réseaux sociaux » remplacent dans leur anonymat les vrais gens. Le panurgisme est plus facile si l’on suit le mouvement, la mode, le flux. Il l’est moins lorsque l’on débat entre quatre yeux. On en revient au féodalisme, l’allégeance à un chef de circonstance qui dit tout haut ce que chacun croit penser tout seul. D’où l’auto-enfermement du refus chez les plus craintifs, qui sont aussi les plus bornés par hantise de se faire avoir. Ce sont les extrêmes à droite, à gauche et ailleurs puisque ceux qui portent gilet n’ont choisi ni le brun, ni le rouge, mais le jaune, la couleur du joker. Rappelons-nous qu’à la dernière élection présidentielle de 2017, plus de 47% des électeurs ont voté extrémiste au premier tour avec 78% de participation ! Le vécu émotionnel a remplacé le vote rationnel et le mouvement anarchique des gilets jaunes n’en est que la lamentable continuation. La démocratie d’opinion remplace la démocratie de compétence. Mais peut-on faire une politique durable avec une opinion forcément versatile ?

Car le durable est dévalué. La culture générale a été délaissée au prétexte qu’elle était sélective et « bourgeoise » – mais par quoi l’a-t-on remplacée ? Par les listes de chien savant des jeux télévisés ? La tête bien faite a été éliminée au profit du savoir se vendre, bien dans l’esprit de marchandise contemporain. Or il existe des souffrances morales et psychiques des individus en France, que la société délaisse ou traite de façon anonyme ou méprisante (les relations épistolaires avec Pôle emploi en sont un triste exemple !). Mais les exclus de l’horreur économique qui râlent contre « le capitalisme » sont à fond dans ce qu’il exige : le vide des esprits pour remplir leur temps de cerveau disponible de toutes les choses à consommer. L’information en continu privilégie ce qui choque et qui fait vendre au recul et à l’analyse. La mise en scène théâtrale et le storytelling sont un grand remplacement de l’intelligence par le tout-formaté, prêt à consommer et à penser. Qu’en disent les écolos, qui prônent la décroissance et le durable ? On ne les entend guère, tout enamourés qu’ils sont devant les manifs où ça pète.

La violence dont font preuve les plus radicaux des embrigadés jaunes est admise, voire admirée par nombre de gilets qui n’iraient pas eux-mêmes casser. Être violent serait une preuve de sincérité, ce serait se mettre physiquement en cause. Mais au mépris des autres, de leur travail et de leurs droits à eux aussi : approuve-t-on le saccage d’un kiosque à journaux qui prive de son salaire de smicarde la kiosquière ? Approuve-t-on la mise en danger d’une femme et de son bébé qui ont le tort d’habiter au-dessus d’une banque ? Approuve-t-on cette haine de classe qui fait d’une habitante du 8ème arrondissement un ennemi à griller comme un vulgaire cochon ? J’y vois pour ma part un jeu dangereux avec les limites acceptables en société. Ces casseurs incendiaires sont dans le chacun pour soi : il ne faudra pas s’étonner le jour où un autre face à eux, tout aussi légitime dans sa « colère » et prêt à défendre violemment sa vie en se mettant en cause comme eux, leur balancera à bout portant une batte de baseball dans la tête. Lorsqu’il n’y a plus de droit, chacun crée son propre droit, avis aux intellos fascinés par la violence des autres.

Ils ont la culpabilité honteuse d’avoir trop peur de se mettre en cause physiquement et d’en rester aux idées générales, confortablement assis à leur bureau. L’intello comme individu peut être intelligent et critique ; les intellos en bande deviennent bornés et totalitaires – communistes, nazis, maolâtres et islamo-gauchistes l’ont montré à l’envi ces dernières décennies. Les idolâtres des gilets jaunes le prouvent aujourd’hui. Pourquoi tant d’autoproclamés intellos n’analysent-ils pas et ne mettent-ils pas en perspective cette jacquerie fiscale qui dégénère en illusion révolutionnaire pour le pire (des poutiniens d’extrême-droite aux anarchistes d’extrême-gauche black bloc) ? Par suivisme de tribu ? Par intimidation de leurs pairs encore plus révolutionnaires (en chambre) que les révolutionnaires (dans la rue) ? Par souci de rester à l’avant-garde, dans le vent de l’histoire ?

Or, plus l’individu est libre, plus il se sent victime. D’où la paranoïa galopante de tous sur tous les réseaux. On « se méfie », toute initiative est forcément prise pour « vous gruger », toute réforme faite pour « le pire ». Comme si figer la situation actuelle était la solution.Mais oui, l’individu est plus libre aujourd’hui qu’hier ! Ce qui implique qu’il s’implique au lieu de tout attendre de maman ou de l’Etat – ou de ne rien attendre de personne. Liberté exige responsabilité – et la liberté fait peur malgré les matamores qui en ont plein la bouche. La monade urbaine se sent vulnérable, désarmée ; l’autiste des banlieues se sent menacé, persécuté ; le solitaire des campagnes se sent incompris, isolé, matraqué par les taxes. L’individualisme en excès engendre des monstres. La méfiance de tous contre tous règne en maître.

Telle apparaît désormais la France au monde entier, cette pauvre nation parmi celle qui prélève le plus d’impôts et qui redistribue le plus aux plus démunis de toute l’OCDE, celle où les « inégalités » ont le moins augmenté sur les dernières décennies…

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Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque

C’est un petit bijou de synthèse et de clarté commandé par Georges Dumézil que nous a laissé l’historien anthropologue de la Grèce antique Jean-Pierre Vernant, premier à l’agrégation de philo 1937, accessoirement colonel Berthier dans la Résistance avant d’être nommé professeur au Collège de France. En trois parties, il part de l’histoire pour aborder l’univers de la cité et l’organisation du cosmos humain. La pensée grecque était l’émanation d’une culture originale, une façon de voir le monde.

Lors de l’invasion achéenne entre 2000 et 1900 avant notre ère, des indo-européens importent un nouveau style de mobilier et de sépulture, donc un autre mode de vie ; ils s’étendent dans tout le Proche-Orient du XIVe au XIIe siècle avant. La vie sociale est centrée autour du palais dont le rôle est religieux, politique, militaire et administratif, économique. Tous les pouvoirs sont concentrés en la personne du roi (anax) qui contrôle un territoire étendu, soumis à la comptabilité et aux archives des scribes, une caste fermée qui fixe la langue écrite. Le roi s’appuie sur une aristocratie guerrière liée par une fidélité personnelle d’allégeance. Ce n’est ni une royauté bureaucratique comme à Sumer, ni une monarchie féodale comme au Moyen Âge, mais un service du roi. Les dignitaires du palais manifestent, partout où la confiance du roi les a placés, le pouvoir absolu de commandement qui s’incarne dans le fief non héréditaire.

L’invasion dorienne du XIIe siècle avant détruit le système palatial achéen et l’écriture dite Linéaire B. L’anax disparaît, la distance entre les hommes et les dieux devient incommensurable et deux forces sociales sont laissées en présence : les communautés villageoises et l’aristocratie guerrière. Cet état de fait n’est pas sans nous rappeler certains états sociaux contemporains.

La recherche d’un équilibre entre ces deux forces antagonistes fait naître, au début du VIIe siècle avant, une « sagesse » fondée en ce monde-ci.

Pour la guerre, le char a disparu avec la centralisation politique et administrative qu’il exigeait pour le payer et l’utiliser. En religion, chaque clan familial (genos) s’affirme possesseur de rites et de récits secrets qui leur confère du pouvoir. En politique, la joute oratoire devient une méthode publique d’échange d’arguments. La ville se bâtit autour de l’agora et non plus autour de la forteresse du roi ; la citadelle est remplacée par le temple de la cité. L’Exécutif se scinde en fonctions spécialisées : le basileus (roi) voué aux fonctions religieuses, le polémarque chef des armées, l’archontat qui exerce la magistrature élu pour dix ans, puis chaque année.

Dans l’univers de la polis règne la parole (divinisée en Peitho, force de persuasion). Ce n’est plus énoncer des mots rituels mais débattre, ne plus formuler un verbe définitif mais soumettre des arguments rationnels dans un double mouvement de démocratisation et de divulgation. Le savoir n’est plus secret, réservé à une caste, mais répandu par l’écriture et les controverses : les plus anciennes inscriptions en alphabet grec remontent au VIIIe siècle avant. La rédaction des lois (diké) est soustraite à l’autorité du roi pour être publique, objective et annoncée ; il s’agit d’établir une règle commune à tous, pleinement humaine et non plus divine, mais supérieure à tous par sa force rationnelle. La loi reste soumise à discussion et est modifiable par décrets.

Les anciens sacerdoces sont confisqués par la polis qui en fait des cultes officiels dans des temples ouverts et publics, sans plus de salles secrètes réservées à des initiés. Les vieilles idoles perdent leurs mystères et n’ont plus d’autre réalité que leur apparence. La lumière grecque – que mon prof de philo disait être à l’initiative de la clarté philosophique – chassait l’obscurité, l’obscurantisme et les obscurs complots. Les associations purement religieuses fondées sur le secret et dont le but est de faire son salut personnel prennent le relai, mais en marge, indépendamment de l’ordre social. Les philosophes ont alors un rôle ambigu, entre l’élitisme de n’enseigner qu’à quelques disciples choisis et aimés, et les débats publics qui sont la seule façon de se qualifier pour diriger la cité. Apollon ou Dionysos ?

Les citoyens se conçoivent abstraitement comme interchangeables dans un système où la loi est l’équilibre et la norme l’égalité (isonomia). A noter que les esclaves et les métèques sont exclus du statut de citoyen, sauf à le devenir par leurs mérites pour la cité. Le hoplite ne connaît plus le combat singulier et la gloire personnelle (eris) mais la bataille en rang et la discipline dans le groupe (philia). Les grands guerriers nus gaulois n’ont pas connu cet enrôlement collectif, ni la société celtique l’objectivation des règles par l’écriture – ce pourquoi ils n’ont pas survécu à la puissance romaine organisée. L’idéal de comportement grec devient la réserve et la retenue qui effacent les différences de mœurs et de conditions entre les citoyens dans le but de les unir comme une seule famille.

Le cosmos humain s’organise autrement qu’avant. La cité entre en crise en raison de la poussée démographique qui fait rechercher par mer de nouvelles terres, du métal, et qui ouvre vers l’Orient dont le luxe séduit l’aristocratie. Naît alors une opposition entre les propriétaires fonciers qui concentrent la richesse et les paysans périphériques qui s’appauvrissent. L’argent remplace l’honneur, mais il ne comporte aucune limite et pousse à la démesure (hubris). C’est alors que, par contraste, nait l’idéal de juste milieu (sophrosyne), un équilibre social de classe moyenne incarné par le législateur Solon. La justice lui apparaît comme un ordre naturel se réglant de lui-même, dont le désordre n’est dû qu’à l’hubris personnel. L’idéal libéral en est la continuation historique, les vices humains devant être disciplinés et les écarts corrigés par la loi, l’Etat arbitre définissant les règles communes. Les affects (humos) se doivent, en Grèce ancienne, d’être disciplinés par la raison.

L’égalité géométrique de proportions (isotes) conduit à une cité harmonieuse si chacun est à sa place et a le pouvoir que lui confère sa vertu : le mérite est ici moral et pas uniquement intellectuel. L’homme grec est total, incluant volonté, courage et caractère en plus des capacités cérébrales – l’intelligence est la logique mais aussi la ruse (metis). Vers 680 avant notre ère apparaît la monnaie d’Etat, substituant à l’ancienne image affective l’abstraction de la nomisma, un étalon social de valeur pour égaliser les échanges.

Au VIe siècle avant naît un mode de réflexion neuf avec Thalès, Anaximandre, Anaximène : le divin et le monde font partie d’une même nature (physis) ; l’origine et l’ordre du monde ne sont plus la souveraineté d’une puissance magique mais une question explicitement posée, susceptible de quête scientifique et de débat public. Les religions du Livre reviendront sur cette avancée de la pensée. Pour les Grecs, il existe une profonde analogie de structure entre l’espace institutionnel humain et l’espace physique naturel. Platon avait fait graver au fronton de son académie cette maxime : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». L’univers est connaissable car il est mathématique et l’intelligence peut appréhender sa logique, même si elle reste limitée face à l’incommensurable de l’univers. Et si homo sapiens est homo politicus (zoon politicon en grec), c’est que la raison est d’essence politique : elle n’est pas purement individuelle et ne progresse que par le débat ouvert ; elle ne se soumet en tout cas pas au diktat d’un prétendu divin que ses interprètes autolégitimés captent pour assurer leur pouvoir !

Ces origines grecques nous font mesurer aujourd’hui combien le balancement est éternel entre le fusionnel et le rationnel, l’autorité d’un seul par la bouche duquel parlent les dieux et l’autorité collective construite par l’approbation de la majorité aux règles communes après débat public et transparent. Nous n’en sommes pas sortis : les forces tirent aujourd’hui sur le repli, l’abandon au plus fort, la protection royale ; elles rejettent la curiosité et l’exploration, la discipline et la construction de soi, la participation démocratique. Communauté ou société ? L’éternel combat des Doriens modernes contre l’ancien régime achéen.

Relire ce petit livre d’anthropologie historique est un bonheur pour penser l’essentiel.

Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, PUF 2013, 156 pages, €10.00

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Macron face au délire de la raison

La France, ce pays qui se croit cartésien, se veut rationnel contre les brumes germaniques, planificateur contre le pragmatisme anglo-saxon et organisé contre le souk méditerranéen. Cette position est légitime. Sauf lorsqu’elle dérape et oublie la mesure.

Voltaire a eu raison de fustiger la superstition et l’arbitraire ; mais nos critiques du soupçon depuis les années 60 ne voient que domination de classe voire Complot mondialisé en tout exercice d’autorité ou tout recours à la tradition. Mélenchon est le porte-parole du Complot plus que tout autre, qui soupçonne toujours une domination des « riches » via… le suffrage universel (évidemment manipulé !)

Les savants ont eu raison d’imposer la méthode scientifique aux illusions et croyances des temps mal éduqués ; mais les savants emportés par la politique ont voulu imposer les départements carrés et les semaines de dix jours au détriment du naturel des reliefs comme des phases des astres, avant d’opter pour le communisme, cette Vérité révélée « scientifique », ou pour le scientisme où le savoir scientifique est considéré comme le guide naturel du peuple. Bien que la science soit un processus cumulatif d’essais et d’erreurs vers une vérité toujours approchée et jamais atteinte, certains affirment et essentialisent – comme si « la Vérité » absolue avait été « découverte » (car jusqu’ici cachée), et ne changera donc jamais plus.

Les économistes ont eu raison de décrire les mécanismes de l’épargne, de la consommation et de l’investissement, de montrer que l’Etat jouait un rôle ; mais les saint-simoniens ont voulu régenter hier la société par la technocratie et les économètres s’enlisent aujourd’hui dans les modèles. Ils font du calcul la seule valeur du réel et de la production intérieure brute (PIB) la seule mesure du bonheur.

Les banquiers ont eu raison d’introduire les mathématiques dans leurs activités, de la comptabilité en partie double dès la Renaissance jusqu’aux calculs de risques en Black & Scholes pour évaluer le coût d’assurance ; mais les traders français, renommés dans le monde entier pour leur formatage mathématique ès écoles, gèrent les hedge funds comme des jeux vidéo. Entièrement immergés dans le virtuel, ils inventent des « machins » sur des abstractions totales comme hier Fabrice Tourre chez Goldman Sachs, ou jonglent avec les milliards comme Jérôme Kerviel à la Société générale sans penser une seconde qu’il existe derrière l’argent des gens réels qui pâtissent des erreurs.

Les profs ont eu raison d’organiser l’éducation pour le citoyen dès la IIIe République (sur le modèle prussien), de vouloir l’égalité des chances et d’offrir dans les campagnes ou les banlieues les plus ignorées une formation égale pour tous ; mais l’école d’aujourd’hui, centralisée, égalitariste, offre le même nombre de cours à chaque élève, la même dotation horaire à chaque établissement, les mêmes profs interchangeables à n’importe quelle classe, en banlieue illettrée comme dans les beaux quartiers cultivés, le même programme inatteignable – sauf aux enfants sages… qui ne sont qu’idéaux platoniciens du ciel des idées.

Tous ces exemples sont des dérives de la raison :

  • de la critique légitime au soupçon perpétuel ;
  • de la rationalité scientifique au scientisme ;
  • d’une science humaine à la comptabilité abstraite ;
  • de la gestion des capitaux aux instruments virtuels qu’on ne comprend même pas soi-même ;
  • de l’éducation à l’emboutissage égalitariste pour la seule convenance de la corporation.

Toutes ces dérives ont des conséquences humaines. De la paralysie à l’abstraction, du délire dans l’imaginaire à l’explosion des inégalités :

  • les intellectuels français ont rétréci en intello-médiatiques ;
  • les savants en spécialistes enfermés en tour d’ivoire ;
  • les économistes en communicants perpétuels de ce qu’il aurait fallu faire ;
  • les banquiers en spéculateurs hors contrôle pour leur propre compte ;
  • les profs en caste préoccupée de « moyens » à leur avantage, plus que des élèves tels qu’ils sont, de leurs rythmes et de leurs besoins différenciés…

Le rationnel est bénéfique, le rationalisme est un délire mental. Or tout est lié en mentalité.

La France a fait de la remise en cause du donné, dans les années soixante, sa croix et sa bannière : il fallait soupçonner pour rétablir la vérité. Mais le soupçon s’est infecté de social-politique et désormais tout ce qui est classique est connoté d’une valeur de classe. D’où l’abandon de la sélection par le latin, la dissertation, l’orthographe ou le vocabulaire : tout cela sent le bourgeois, le nanti, le blanc, le bien-pensant catholique ! Reste quoi ? Les mathématiques, bien sûr : abstraites, neutres, quantifiables, elles offrent le confort de notations vérifiables et d’évaluations incontestables (…quand les énoncés sont écrits en français correct, ce qui n’est pas toujours le cas, vu l’illettrisme de la profession et le filet très bas des notes aux concours de profs !).

La sélection par les maths forme des têtes raisonneuses, pas des têtes chercheuses. Si elles peuvent être bien pleines, elles se trouvent rarement rarement bien faites. Les bons élèves donnent des ego surdimensionnés, sûrs d’eux-mêmes et dominateurs… mais impuissants à réparer un évier bouché, à prévoir le temps demain, à écouter le subalterne ou – pire – à négocier pour agir avec les autres. Alors le citoyen, le salarié, l’élève, deviennent la « variable d’ajustement ». Cela donne des :

  • Alain Badiou, intello pour qui yaka supprimer la démocratie et instaurer la dictature des intellos. Beaucoup de technocrates pensent pareil sous le manteau.
  • Jack Lang qui, n’ayant jamais peur des mots, voyait en Mitterrand le passage de l’ombre à la lumière ; notez que le PS a récidivé en voulant créer une nouvelle civilisation – rien que ça.
  • Alain Minc pour qui yaka faire payer les malades sur leur patrimoine.
  • Alain Juppé, droit dans ses bottes, pour qui il n’y avait jamais qu’une seule solution – évidemment technique – à tous les problèmes.
  • Ségolène Royal, télévangéliste quaker du politiquement correct et du socialement acceptable, qui victimisait à tout va et sourit à la caméra sans que jamais le rire ne naisse derrière les dents.
  • Jérôme Kerviel, trader, pour qui yaka transgresser les règles puisque tout le monde le fait.
  • Fabrice Tourre qui invente des machins qu’il ne comprend pas lui-même (il l’avoue dans un mail) – mais qui rapportent gros (surtout quand lui-même spécule contre).
  • L’acharnement thérapeutique pour garder en « vie » des années un cadavre végétatif comme Vincent Lambert ;
  • L’acharnement médiatique à « retrouver » des boites noires d’Airbus plus d’un an plein après la catastrophe ;
  • L’acharnement judiciaire à refaire le progrès du petit Gregory, une génération après (à quand le procès du traître qui a vendu Vercingétorix ?) ;
  • L’acharnement mémoriel à ressasser encore et toujours les mêmes « péchés » de colonialisme, d’impérialisme, de pétainisme ;
  • L’acharnement théorique à construire le « plus grand » accélérateur de particules du monde pour un coût pharamineux, ou le réacteur expérimental ITER au prix d’une immobilisation de moyens et de dégâts environnementaux inouïs, ou l’EPR de Flamanville, jamais au point, affecté de normes toujours plus « sûres » – à quel prix ?
  • L’acharnement impérial à « intervenir » partout sur la planète – au Mali, en Syrie, en Libye, en Irak, en Centrafrique, en Somalie (et en France même !) – sans en avoir les moyens militaires et en budget de plus en plus contraint !
  • Les syndicats de profs pour qui yaka mettre toujours plus de moyens, payer plus de salaires, embaucher plus de personnel et traiter tout le monde pareil (SNES) – non pour des raisons raisonnables (démocratiques) mais pour qu’il n’y ait pas de jaloux… parmi la corporation fermée des profs ! Et les élèves ? quoi les élèves ? ils ont à subir l’éducation, non ? D’où le retour à la semaine de 4 jours pour bien fatiguer les petites têtes – mais donner un jour de vacances complètes aux instits et autres profs. Contrairement à ce que font les pays européens apaisés avec leur jeunesse.

Ce ne sont que quelques exemples dont les rapports de la Cour des comptes ou du Sénat sont remplis… Toujours plus, toujours plus pareil, toujours plus abstrait ! J’veux voir qu’une tête, scrogneugneu !… Formatage idem et portion congrue égalitaire forment l’identité française. Bonapartisme et caporal-socialisme forment le lait et le miel de la gent gauloise, volontiers bordélique. Et surtout ne changeons rien, on est tellement content de nous en France…

Il y a bien une exception française : le délire de la raison. Une maladie mentale, ne croyez-vous pas ?

Les électeurs ont viré le bonapartiste Sarkozy, puis le social-moraliste Hollande. Ils ont élu le ET droite ET gauche Macron, pour le meilleur et pour le pire – en tout cas pour 5 ans. Sera-t-il :

  • social-bonapartiste (mais ce serait plutôt le modèle Valls) ?
  • caporal-démocrate (à la Delors, mais un peu ancien) ?
  • paternaliste-démocrate (à la De Gaulle, mais avec les formes « participatives » de la nouvelle com’) ?
  • ou va-t-il inventer enfin la « présidence normale », celle qui est prévue par les textes de la Ve République et que les Français attendent ?

Il lui faudra alors dompter la raison en délire de ses fonctionnaires, éduquer les média pressés et peu lettrés qui ne retiennent qu’une seule phrase sur tout un discours, convoquer le bon sens citoyen, faire participer les civils aux expertises, ajuster les yeux diplomatiques au ventre de plus en plus plat militaire, remettre à leur place les technocrates – en bref faire comme tous les autres pays européens démocratiques, mais qui apparaît si étonnant en France !

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Vide socialiste

Le monde a changé, pas le socialisme.

Idéologie dominante du siècle dernier, née au siècle encore avant en réaction à l’individualisme croissant dû à l’essor démocratique et industriel, le socialisme est désormais mort et Macron vient de l’enterrer. Il restera désormais comme une secte de gauche parmi d’autres, un parti-croupion analogue au parti radical, cet ex-faiseur de rois de la IIIe République.

J’ai connu cette génération socialiste qui a intronisé Mitterrand en 1981 – ex-ministre de l’Intérieur hostile à l’indépendance de l’Algérie puis ministre de la Justice donnant les pleins pouvoirs à l’armée – avant de crever sous Hollande, secrétaire de parti une bonne décennie à gérer les egos entre 1997 et 2008. Ceux qui ont poussé le machiavélien né camelot du Roy, présenté à Pétain avant de virer résistant, gaulliste puis ministre, étaient ces petit-bourgeois arrivistes des années 1980 qui avaient fait quelques études et avaient soif de participer aux décisions. Fils amers de ceux qui n’avaient pas su résister durant la guerre de 40, ils ont cru bon de porter les valises des terroristes FLN, futurs dictateurs soigneusement planqués jusqu’aux accords d’Evian – et toujours au pouvoir en Algérie. Comme la « résistance » allait bien pour les autres ! Comme la bonne conscience jouissait à s’éclater pour « les pauvres, les déshérités, les damnés du colonialisme… justement terminé » !

A ceux-là, leurs ados ont « fait » 68 contre la guerre et la consommation, avant de se réfugier dans la prébende d’Etat comme profs ou politiciens. Ce sont ces ados jamais vraiment grandis qui ont joué du synthétiseur hollandais contre l’agitation sarkozyste, croyant apaiser le pays par un train de réformettes que la revancharde Aubry a taclé via les députés qu’elle fit nommer. Car ce n’était « jamais assez à gauche, ma chère ! » comme Jospin – qui n’avait pas démérité – l’apprit à ses dépens en avril 2002. Le socialisme battu par Le Pen, quelle honte déjà ! Les « frondeurs » ont achevé l’ouvrage en faisant battre au premier tour de la présidentielle tous les socialistes – le frondeur Hamon comme le radical Mélenchon – à la fois par Le Pen et Fillon.

Car le ver était dans le fruit… Qu’a donc « le socialisme » à dire sur le monde actuel ?

De plus en plus globalisé, faisant la place à l’ancien « tiers » monde qui lui taille des croupières à marche forcée, emporté par le numérique, l’informatique, la robotique, les algorithmes et les nanomachines, le monde change à grande vitesse – et pas le socialisme. Le libéralisme au contraire – et c’est là sa vertu – sait s’adapter puisqu’il accepte par construction ce qui vient, « liberté » étant le maître-mot.

Mais le socialisme, loin de pencher vers les associations de base du modèle français selon Proudhon, a vivement préféré les grandes idées philosophiques du prophète juif qui prenait la suite des Evangiles : Marx. Lequel a été récupéré par tout ce que l’Allemagne compte de fumeux et de proto-totalitaires sous la houlette de l’hégélianisme, avidement repris par les Sartre et autres petits intellos français qui avaient honte d’apparaître trop rationnels (comme Bergson, Valéry ou Alain) à l’époque où l’Allemagne dominait l’industrie mondiale. Les années antitotalitaires post-68, après les révélations de Soljenitsyne puis de Solidarnosc, ont emporté le marxisme en acte du « socialisme réel » (ainsi se disait-il)… et tout le socialisme avec !

La société de cour, idolâtre du Mitterrand-soleil, a fait le reste, remplaçant les militants enthousiastes et la fraîcheur des idées par les technocrates d’appareil et les slogans de parti. Comment penser le monde quand vous faites allégeance à une bande où l’entre-soi compte plus que l’universel ? D’où ce « gauchisme culturel » décrit par Jean-Pierre Le Goff, qui acheva de faire divorcer les intellos bourgeois urbains du populo des périphéries et des villages. Le « socialisme » réduit aux bons sentiments et aux mot-valise, avec l’écologie comme nouvel horizon de croyance.

Libéralisme des mœurs adulé, libéralisme économique honni : quelle magnifique contradiction ! Car cela signifie « tolérance » aux intolérants – par exemple poutiniens, trumpiens ou islamistes ; ouverture des frontières – juste pour les migrants, pas pour les marchandises ni pour les capitaux ; incantation au « collectif » – et préoccupations uniquement focalisée sur les « droits » aux minorités infimes (homo, voilées, féministes).

La plus vaste blague a été la candidature de Benoit Hamon. Lui, un renouveau du socialisme ? Apparatchik né dans le système, dont le seul métier a toujours été la politique, adepte de l’entre-soi fanatique par ses réseaux multiples cultivés depuis toujours – comment aurait-il pu représenter un homme neuf dans « le système » ? Quant à son programme, il reste l’utopie-reine de toute croyance millénariste : demain on rase gratis (revenu universel, hédonisme, RTT avant retraité, annulation de la dette, taxation de tous ceux qui dépassent la norme d’Etat, imposition des robots – avant de leur accorder des « droits » en tant que minorité visible ? -, loi contre la torture des chatons, agnelets et autres petits veaux). Comment gouverner dans la réalité si l’on reste guidé par le principe du plaisir ?

Que reste-t-il en 2017 du « socialisme » ? Rien. Ce vide est le vide de « la croyance » face aux faits.

Et c’est tant mieux : le champ est enfin libre pour créer autre chose.

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Magic in the moonlight de Woody Allen

Avec Woody Allen, il faut s’attendre à ce que l’humour soit grinçant, le rire grave et la métaphysique juste au-dessus du monde matériel. Nous ne sommes pas déçus par cette magie au clair de lune.

Car Stanley Crawford (Colin Firth), qui joue sur scène le magicien chinois Wei Ling Soo, est dans la vie civile un pur rationnel. Il ne « croit » pas aux croyances, suivant Nietzsche pour qui « Dieu est mort » et selon lequel les vérités sont des volontés. Ce pourquoi lorsque son ami d’enfance Howard (Simon McBurney) le convie à démasquer la médium Sophie Baker (Emma Stone) dans le sud de la France, il ne résiste pas au défi.

Ce qui conduit le film de l’illusion scénique (où disparaît un éléphant) à l’illusion bourgeoise (où de riches oisifs flattent leurs corps dans la piscine, se murgent au whisky sec servis par demi-verres et rêvent de croisière en yacht de luxe en Grèce et jusqu’à Bora Bora). Même l’image donne illusion, forçant sur le jaune orangé, rendant l’herbe trop printanière et les peaux trop bronzées. Comme si tout devait être excessif pour être signifiant.

Stanley est un Anglais vu par un Américain, un aristocrate sec vu par un Juif sensible ; il est donc arrogant et misanthrope, se sentant au-dessus de la foule sentimentale des crédules en tout qui se pâment en Dieu au lieu d’agir et croient converser avec les défunts au-delà par des coups frappés au plafond. Le magicien va donc chez les Catledge, propriétaires d’une vaste villa sur la Côte d’Azur. Son ami le fait passer pour un homme d’affaires, voyageur et rationnaliste, sceptique devant les manifestations des ectoplasmes et autres esprits. Ce qui nous donne une bouffonne définition de défunt apparaissant sous forme de yaourt flasque, représentant « l’esprit ».

Mais il est surpris des dons de Sophie, qui lit dans le passé des choses privées et presque secrètes. Le sel est dans le « presque », qui fera évoluer l’intrigue. D’autant que ces détails sur ce qui s’est produit masque l’abyssale ignorance sur l’avenir : combien de fois la « médium » n’a-t-elle pas prévu l’orage brutal, l’accident stupide ou même l’amour entre deux êtres ?

C’est pourquoi ce film est de raillerie. Il se moque à la fois des croyants et des incroyants, en bref de tout excès (à l’américaine). Ce pourquoi Woody Allen est-il mieux reçu en Europe qu’aux Etats-Unis : les Européens sont volontiers sceptiques, les Américains trop crédules ; les premiers rationnels, les seconds volontaires ; les uns pessimistes (donc réalistes et lucides), les autres d’un optimisme à tout crin (donc idéalistes et aveuglés).

Le point central est représenté par la vieille et sage bourgeoise riche Vanessa, tante de Stanley, qui croit aux esprits comme tout le monde mais pas plus, réservant son avis. Elle croit surtout aux manifestations de l’amour – qui emportent la raison – et qui représentent pour elle les « vraies » illusions (si l’on tente cet oxymore). Le magicien se fera prendre par la médium, cette dernière accrochée avant que l’autre s’en aperçoive, mais le touchant malgré tout par un renversement trop humain.

Je ne vous dévoile pas l’intrigue, qui tient du trucage comme de la volonté de croire aux illusions, mais que l’amour emporte comme illusion suprême. Car, après tout, l’amour est une magie qui enrobe le désir sexuel et sublime la sensualité des peaux. D’où l’allusion au clair de lune, à la fois souvenir d’enfance de Stanley et image romantique pour Sophie. La lune, astre froid et mort, éclaire la nuit et propose un raison de vivre à deux – sans les adjuvants faciles que sont le whisky, la fortune ou le yacht vers Bora Bora.

DVD Magic in the moonlight de Woody Allen, 2014, avec Colin Firth, Emma Stone, Eileen Atkins, Marcia Gay Harden, Hamish Linklater, TF1 vidéo 2015, €14.99 blu-ray, €7.76 normal

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Démocratie et algorithmes

Les Lumières avaient du bon, elles visaient à découvrir en l’humain ses possibilités cachées et à les révéler au grand nombre. La raison est la chose du monde la mieux partagée, disait Descartes. Mais chaque mouvement connait le risque de sa dérive. De la raison nait le raisonnable, mais aussi le rationnel et le rationalisme.

Si chacun peut être raisonnable, s’il maîtrise ses passions et sublime ses pulsions, le rationnel est déjà plus ambigu. Connaître en raison le monde est le but du savoir scientifique qui fonctionne par essais et erreurs, hypothèses et tests. Mais cette méthode rationnelle est elle-même une croyance, comme l’a montré Nietzsche, une « volonté de savoir ». Cette volonté côtoie d’autres volontés, toutes aussi légitimes qu’elle, comme la volonté de se préserver et la volonté de puissance. Faire de la rationalité l’alpha et l’oméga de l’être humain, c’est le réduire. Croire au tout mathématisable, c’est amputer l’humain.

Le rationaliste croit que tout est calculable, que tout est paramétrable et qu’il suffit d’accumuler des masses de données (Big data) pour en calculer les probabilités selon les circonstances, et définir des modèles algorithmiques pour décider. Exit l’humain, place aux machines ; exit la politique, cet art de concilier les contraires par la négociation et le compromis, place au rationnel pur.

Déjà, les politiciens montrent qu’ils maîtrisent de moins en moins les décisions. Les grands problèmes de notre époque ne sont plus à la mesure des élus, souvent professionnels de la politique avec une vue étroite des choses et des gens, faute d’expérience dans la réalité vécue. Leur temps est celui de l’élection, pas du long terme – qui seul importe pour le climat, les ressources, les migrations, la démographie, la santé, et ainsi de suite. Ils ne sont plus audibles parce qu’ils fonctionnent entre eux, en petits jeux tactiques, tout en se servant au passage dans l’argent public et vivant largement. Une fracture entre peuple et élite se double d’une perte de légitimité du régime représentatif : pourquoi élire des prébendiers s’ils sont impuissants à faire quoi que ce soit d’utile ?

La tendance longue est à la bureaucratie, remplacer l’action politique par la gestion des choses. Elle est amplifiée, depuis des décennies, par la technocratie : c’est pas moi, c’est « on ». Les hautes autorités, Bruxelles, la Cour de justice, la Banque centrale, le FMI, l’ONU… sont autant de démission apparente du politique, qui noie les décisions sous l’anonymat et la machinerie bureaucratique. Ce pourquoi, avec ses gros sabots, Donald Trump touche une corde sensible : lui veut réhabiliter la décision politique, même si c’est avec une insigne maladresse et avec un mépris total des conséquences. Le Brexit est l’expression de la même tendance, en plus subtil.

Bureaucratie, technocratie, ne restait à venir que l’automatisme. Le voilà qui vient. La personne disparaît au profit de la donnée, le gouvernement au profit de la gouvernance, le pouvoir de décider à l’abandon aux machines. Ce vieux mythe de la société autorégulée, harmonieuse, cette République de Platon ou ce Phalanstère de Fourier, renaissent avec l’idéologie transhumaniste, transdémocratique. Le destin historique du marxisme rejoint la main invisible du libéralisme pour enfumer le peuple par un opium puissant : celui du tout-calculable par la puissance informatique, du tout-prévisible par les algorithmes du Big data, du non-travail grâce aux machines, robots et autres applications numériques. Et les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) – tous américains… – de se réjouir du monde qui vient, tout entier voué au divertissement, au temps de cerveau disponible, au paraître, à la futilité – et à l’International Business Machine.

Big Brother is watching you !

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Economie irrationnelle

C’est la grande idée libérale, dit-on : l’homo oeconomicus est un être rationnel, ce qui veut dire qu’il fonctionne comme un calculateur, soupesant chaque issue avant de prendre une décision. Le 18ème siècle, qui a inventé le libéralisme en politique avant de le décliner dans l’économique avec Adam Smith, était le siècle des « animaux machines » de La Mettrie et du cogito de Descartes. L’esprit de géométrie d’un Pascal (inventeur d’une machine à calculer) l’emportait sur l’esprit de finesse.

Mais le savoir scientifique a ceci de puissant qu’il ne cesse d’aller de l’avant, remettant cent fois sur le métier tout ouvrage. Le calcul s’est développé à des complexités inconnues des savants lettrés, les hypothèses sont testées, retentées, vérifiées.  Ces dernières années, il est ainsi montré que la raison l’emporte sur la logique dans les choix économiques. Contrairement à ce que prenaient pour hypothèse les libéraux. Est-ce à dire que le libéralisme est condamné ? Non pas ! La caricature simpliste véhiculée par la vulgate marxo-jacobine, peut-être – mais pas le libéralisme en acte, aux États-Unis, en Angleterre ou en Chine notamment. Ces pays se moquent des théories abstraites, ils préfèrent le bel et bon concret. Les actes utiles sont pour eux pragmatiques, ils collent au terrain et ne s’accrochent pas aux vieilles lunes comme si leur statut social ou universitaire en dépendait.

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Le mathématicien Von Neumann et l’économiste Morgenstern ont inventé en 1944 la théorie des jeux : dans leurs interactions, les acteurs sont réputés tous logiques. Depuis 20 ans, les neurosciences prouvent le contraire : chaque individu ne prend une décision qu’en fonction des autres. Les choix raisonnés l’emportent toujours sur les choix rationnels…

C’est que raison n’est pas logique. La différence entre ces deux tient au poids de l’humain.

  • La logique est ce qui est conforme aux règles, une cohérence, une nécessité.
  • La raison est cette faculté humaine qui permet de connaître, de juger et d’agir ; elle va du bon sens à la sagesse, en passant par l’acceptable.

On reconnaît là les trois étages imbriqués de l’homme : les instincts et les sens (bon sens), les affects de l’émotion (l’acceptable) et l’intelligence de l’esprit (la sagesse). L’humain n’est pas une machine à calculer, ce pourquoi un ordinateur assez puissant parvient à le battre aux échecs. L’humain va parfois droit au but, dans ce que nous appelons l’intuition ; l’humain court-circuite le calcul pour inventer du neuf, qu’il ne vérifie qu’après coup pas à pas ; l’humain n’est pas insensible à l’entour ni aux autres, il interagit – ce pourquoi il a survécu depuis des centaines de milliers d’années.

Dans la théorie des jeux, le premier joueur doit proposer une règle maximisant ses gains. Le second joueur a tout intérêt à accepter même très peu plutôt que rien, en logique c’est toujours ça de gagné. Sauf que les acteurs réels ne sont pas « rationnels », ils sont « raisonnables » : les expériences réelles montrent que le deuxième joueur rejette presque toujours les offres qu’il trouve inéquitables, celles qui s’éloignent trop du ‘tout pour lui’ et ‘rien pour moi’. Le devinant par avance, le premier joueur se garde bien, le plus souvent, de proposer une telle part du lion ; il se rapproche du négociable. Le patronat français pourrait en tirer d’utiles conclusions sur les rémunérations qu’il affiche.

Ce qui est amusant est que les rejets sont plus fréquents si le premier joueur est un humain et pas un ordinateur ! L’examen des aires cérébrales, durant l’exercice, montre que celles impliquées dans l’émotion sont fortement activées lorsque les propositions sont faites par un autre individu et pas par une machine. Une offre négociée devenue acceptable active plus fortement le cortex préfrontal, engagé dans les processus de raison, et moins l’insula inférieure, liée aux émotions. C’est l’inverse lorsque le partage est inéquitable.

La confiance, de même, s’apprend par interactions. Chaque échange est particulier, lié aux individus et pas aux principes abstraits. D’où l’importance de l’émoi, du sentiment, de la psychologie. La culture chinoise est experte en la matière. Chacun s’habitue aux autres et anticipe leurs comportements et réactions ; ils s’y adaptent. C’est ce qu’on appelle l’empathie – qui demande du temps pour se flairer, se connaître et s’évaluer. Se mettre à la place des autres n’est pas une vertu héroïque, c’est un processus automatique chez les êtres humains. La raison est qu’ils n’existent depuis toujours qu’en société. Est-ce à dire que l’émotionnel l’emporte, comme dans le romantisme ? Non plus, là encore ! Les trois dimensions de l’humain sont indissociables : sens, cœur et cerveau. Les choix économiques font l’objet d’un raisonnement réflexif, dans un dispositif affectif et sensuel, dominé par les interactions sociales.

Au fond, les vrais libéraux le savaient, d’Adam Smith à John Maynard Keynes. Smith lui-même expliquait, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), que les actions des hommes sont largement déterminées par l’idée qu’ils se font de ce que les autres en pensent… Et Keynes notait dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1935) que le choix des actions en bourse ressort plus d’un « concours de beauté » que de savants calculs d’analystes.

Même en politique, les acteurs ne sont pas rationnels – ils sont raisonnables.

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Qu’est-ce que le capitalisme ?

Le « capitalisme » – mot-valise – pas grand monde ne sait vraiment ce que c’est. Il est utilisé comme injure par les privilégiés d’Etat, comme explication totale de tout ce qui ne va pas par les petits intellos, par le grand méchant marché pour les écrasés de la domination. Or le capitalisme n’est pas « à bout de souffle », comme certains le prétendent, qui préfèrent leurs rêves à la réalité, imaginer un souverain Bien abstrait plutôt que creuser un tantinet cette même réalité.

Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas un système « scientifique » ressortant d’une quelconque « loi de l’Histoire » (qui n’existe pas) – comme « la gauche » depuis le marxisme a pris l’habitude de le penser, dans le confort d’une doctrine toute faite qui évite d’observer et de réfléchir.

On retient en général six critères du capitalisme :

  1. propriété privée des moyens de production (au détriment des non-possédants)
  2. division du travail pour assurer la productivité (mais aliène le travailleur qui ne voit pas l’ensemble de son travail)
  3. employés non propriétaires des moyens de production (induisant une « inégalité »)
  4. entreprise comme aventure et risque (avec pour sanction la faillite)
  5. mesure du succès selon le profit (récompense de l’innovation et du pari) mais monopole temporaire (donc pousse à l’investissement, à l’innovation, à la recherche et à la prise de risques)
  6. liberté du marché où se confrontent offre et demande de produits et services (mais tendance au monopole, donc exigence d’une instance supérieure – l’Etat – pour faire respecter la concurrence)

Avant tout c’est un système économique efficace, mais le capitalisme induit une sociologie des acteurs entre possédants, non-possédants, fonctionnaires, enfin influe sur la politique par sa volonté de règles du jeu établies par les Etats.

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Le capitalisme est avant tout un système d’efficacité économique.

Il a toujours existé ; il existera toujours car il tend à produire le maximum (de biens et services) avec le minimum (de matières premières, de capital et d’humains), ce qui est à la fois rationnel, économique et même écologique (réfléchissez un peu). Pour Max Weber, le capitalisme est la rationalisation même des activités collectives, loin du bon-plaisir dépensier du pouvoir féodal ou des superstitions magiques des agriculteurs.

Le capitalisme, comme outil d’efficacité de la production, est politiquement neutre, en ce sens que des sociétés très différentes utilisent le capitalisme : les Etats-Unis république impériale, la Chine communiste à parti unique, la Russie démocrature, l’Allemagne social-démocrate, la France jacobine et étatiste, le Royaume-Uni monarchie parlementaire libérale, la Suisse fédérale et d’initiatives citoyennes…

Le capitalisme, comme appropriation privée a émergé dès le néolithique, lorsque les populations de chasseurs-cueilleurs ont troqué leur prédation nomade sur la nature sauvage contre l’exploitation d’un capital (cheptel, terre, forêt, lieu de pêche, carrière de silex, de sel ou de minerai) – en le protégeant de la prédation des autres. Sont ainsi nées au moins deux classes sociales distinctes : les pillards nomades et les propriétaires sédentaires. Coiffées parfois par un Etat, comme en Mésopotamie ou en Egypte, qui a inventé la comptabilité pour mieux prélever l’impôt sur la production et le soldat pour les armées. Le mot capitalisme provient d’ailleurs du latin « caput » – la tête de bétail.

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Car cette façon de produire capitaliste induit nécessairement une sociologie des acteurs, un régime de propriété et un mode de comportement.

L’appropriation privée des moyens de production distingue ceux qui possèdent de ceux qui ne possèdent pas. Les premiers ont (par héritage, prédation ou effort personnel) le cheptel, la terre, le capital, les machines, les brevets ; les seconds n’ont que (par origine sociale défavorisée, éducation pauvre ou manque d’effort personnel) leur force de travail – déclinante avec l’âge – ce qui conduit Karl Marx entre autres à en faire une catégorie « exploitée ».

Ce jugement philosophique (et non économique, ni sociologique) entraîne la condamnation morale des possédants, censés être avides d’accumuler toujours plus d’argent. Mais cette dichotomie simpliste ne résiste ni à l’histoire, ni à l’observation du présent : l’éthique protestante de Max Weber a fait de la morale austère l’une des conditions de réussite du capitalisme industriel ; l’honneur du travail bien fait a créé, selon Michel Albert, la variante du capitalisme rhénan qui fait le succès de l’industrie allemande et suisse ; aujourd’hui, les plus gros capitalistes de la planète, Bill Gates, Steve Jobs, Warren Buffet, Elie Broad (de Kaufman and Broad), George Soros, ont pris la suite des Carnegie, Rockefeller, Kellog, Guggenheim, Getty – pour financer massivement des organisations caritatives mondiales. En France, le chef étoilé Thierry Marx a permis dès 2002 aux détenus de Poissy de bénéficier d’une formation en bac professionnel Restauration et il crée en 2012 une formation gratuite à la restauration destinée aux jeunes sans diplôme et aux personnes en réinsertion ; Xavier Niel, patron de Free, a créé une école d’informatique gratuite ouverte aux sans-diplômes.

Il y a certes des Bernard Madoff et autres « loups de Wall Street », mais qui n’a pas ses moutons noirs ? L’Eglise et ses pédophiles ? L’Administration et ses Cahuzac ? Le service public et ses profiteurs pris dans les « affaires » ? Les parlementaires avec leurs prébendes ? S’il fallait condamner « le capitalisme » parce qu’il existe des avides et des méchants, il faudrait condamner tout Etat, toute administration et toute église parce qu’ils en ont autant en leur sein… Le capitalisme est-il moral ? s’interrogeait le philosophe André Comte-Sponville – il montrait qu’en logique, c’est non ; le capitalisme n’est ni bien ni mal, il est seulement utile ou inefficace. A chaque ordre son rôle : l’économie n’est pas la politique – c’est à la politique de réguler le capitalisme – pas de le « condamner » ; c’est à la justice de faire respecter les règles – et de condamner les écarts – et c’est à la politique de définir ces mêmes règles et de donner les moyens à la justice.

Par-dessus les deux catégories des possédants et des exploités de Marx s’en est créée une autre, issue de la complexité croissante des sociétés organisées en Etats : la bureaucratie. Les fonctionnaires ou les managers salariés ne possèdent aucun capital (autre que celui – scolaire – d’avoir passé un concours ou d’avoir réussi des études) ; mais leur force de travail salariée est garantie à vie (retraite comprise), ce qui n’en fait pas des « exploités » mais des instruments des règles de droit d’une Administration. Comme hier les clercs de l’Eglise.

On ne peut donc pas affirmer que le capitalisme « se maintient en creusant le fossé entre les nantis et les pauvres », ni qu’il « fait endosser par l’Etat les effets d’une déroute financière ». Ce sont bien les politiciens qui ne font pas leur boulot de dire le droit et de surveiller et sanctionner les écarts à la loi, les politiciens qui cèdent aux lobbies de la finance, de la pharmacie ou du nucléaire – pas les « capitalistes » : ceux-ci ne font que maximiser l’efficacité de leur outil entreprise.

Ce que l’on peut dire en revanche, c’est que la mathématisation du monde, l’orgueil de la rationalité poussé au rationalisme, conduisent à la dérive de la raison, au tout-calculable, tout-quantifiable ; avec cet espoir utopique de tout prévoir et de tout contrôler. Jusqu’au transhumanisme visant à remplacer tout ou partie de l’humain par l’informatique et le robot. Les délires de la finance ont montré en 2007 combien la rationalité sans affect, l’outil sans ouvrier, l’économie sans politique, peut dégénérer. Mais cette finance n’a été contrôlée par personne, et surtout pas par les organismes d’Etat dont c’était pourtant le travail ! – aussi bien aux Etats-Unis adeptes de la transparence qu’en France étatiste donneuse de leçons. Quant au mot de François Hollande, « mon ennemi la finance », on sait bien ce qu’il est devenu : la démagogie électoraliste s’est heurtée à la réalité des choses. Pourquoi « honnir » plutôt que contrôler ? La faillite du politique est ici totale.

D’ailleurs, ceux qui disent le capitalisme fini ne savent pas comment il serait « remplacé »… Ni la décroissance prônée par certains, ni le troc proposé par d’autres, ni la vie en autarcies communautaires rêvée par quelques-uns ne peuvent remplacer la production de masse qui propose à tout le monde des biens et des services, l’organisation du commerce mondial qui évite la pénurie et les aléas climatiques, et l’innovation qui incite à proposer de nouveaux biens. Peut-être ceux qui rêvent de la vie monastique ou de la thébaïde à la Rousseau, sont-ils d’un âge déjà mûr pour aspirer à la tranquillité, ont-ils trop goûté aux fruits de la consommation pour s’en être lassés, ou sont-ils fatigués des changements au point de désirer la quiétude du pavillon avec petit jardin pour la retraite ? Je ne crois pas que les pays émergents, ni la jeunesse émergente ou développée, aient un quelconque désir d’austérité ou de contrainte.

Cela ne signifie en rien que leurs achats ne soient pas réfléchis, ni qu’ils ne veuillent pas éradiquer l’obsolescence programmée. Mais il existe des groupes de pression des consommateurs pour cela, des associations qui influent sur les lois – et des intellos qui, lorsqu’ils font leur boulot, mettent en garde contre les manipulations du marketing, de la pub, de la collecte des données, du panurgisme des réseaux sociaux, de la démagogie politicienne et ainsi de suite. Encore faut-il convaincre intelligemment, avec des arguments, et non se contenter de faire peur en prophétisant l’Apocalypse. L’écologie devra se faire avec les outils du capitalisme pour être efficace et « durable » ; ou elle ne sera qu’une religion de plus.

capitalisme-de-la-seduction

Pour s’épanouir, le capitalisme a besoin de la liberté des échanges. Ce que seule la politique peut lui donner, via l’organisation de l’Etat, l’élaboration du droit et un régime de droit libéral.

Les anarcho-capitalistes considèrent que l’État est dangereux et qu’il est possible de s’en passer en s’appuyant sur le « droit naturel », sa propre capacité de défense, et des organismes privés rémunérés. Dans la réalité, il n’existe pas de société capitaliste pure où tous les moyens de production seraient propriété privée et seraient exploités par leurs propriétaires de façon totalement libre sans concours et influence de l’État (via le droit de propriété, la justice pour faire respecter les contrats, les règles de concurrence et d’exploitation, les normes sanitaires et de pollution, les impôts, les infrastructures d’éducation, de santé et de transports…).

Pour les libéraux classiques, comme Alexis de Tocqueville ou Raymond Aron, le marché est un moyen de satisfaire les désirs, pas une fin en soi. Une économie dirigée, planifiée, autoritaire, n’a jamais résolu les inégalités ni les abus, l’histoire entière du XXe siècle le montre à l’envi en URSS, en Chine, à Cuba, en Corée du nord… Le respect des libertés fondamentales et des contrepouvoirs institutionnels permet d’éviter – en démocratie – la constitution de monopoles, ou la corruption des fonctionnaires par les industriels. La tentation existe (le lobby pharmaceutique sur les autorisations de mise sur le marché des médicaments, par exemple), mais le fait qu’il y ait « scandale » et que des mesures législatives fermes soient prises, montre que le système peut se corriger. Bien sûr, ceux qui sont persuadés de faire le bien des autres malgré eux, considèrent l’interventionnisme d’Etat comme seul instrument « moral » – montrant par là-même combien ils font peu de cas de la démocratie (le dernier exemple est le référendum sur Notre-Dame des Landes, dont ils refusent le résultat).

Le capitalisme n’est pas la liberté, mais partout où il y a liberté, il y a capitalisme. Ce pourquoi tous ceux qui préfèrent l’égalité honnissent le capitalisme ; ils lui préfèrent le clientélisme de parti et les privilèges de nomenklatura.

L’histoire du capitalisme montre ses capacités de mutation et d’adaptation :

  1. capitalisme foncier (mésopotamien, grec, romain, châtelains et gentilshommes fermiers, bourgeois propriétaires et gros fermiers, agriculteurs « industriels »)
  2. capitalisme commercial = fin moyen-âge (Venise 14ème) – mi-18ème (marchés, magasins, foires, changeurs et banquiers). Les sociétés par actions ont permis aux riches négociants de prendre un risque et de financer leurs expéditions (route de la soie, route des épices, route du thé). Le grand négoce est toujours resté sous le contrôle des gouvernements nationaux (doctrine mercantiliste). La dynamique du capitalisme a été bien décrite par l’historien Fernand Braudel.
  3. capitalisme industriel et bancaire = 19ème (révolution industrielle en Angleterre fin 18ème par le textile puis machine à vapeur, l’entreprise privée organisée)
  4. capitalisme multinational = début 20ème et surtout après 1945 (grande entreprise parfois transnationale, production et consommation de masse, concentration et lois anti monopoles, recours à l’épargne et émergence d’actionnaires différents des managers (John Kenneth Galbraith), régulation de la monnaie et du marché par l’Etat (John Maynard Keynes), les excès interventionnistes contrecarrés par la dérégulation Reagan et Thatcher – qui a conduit à l’excès inverse de la spéculation financière 2007 – et à la re-régulation des banques et des paradis fiscaux.)
  5. capitalisme monopoliste d’État = fin du 20ème siècle, tentative socialiste de transformer le capitalisme pour lui faire accoucher du communisme. A l’exemple de l’URSS et des pays de l’Est, il a été très à la mode en France sous la gauche Mitterrand (jusqu’au tournant de la rigueur… dès fin 1983) et en Chine post-maoïste (jusqu’à la crise récente).
  6. capitalisme cognitif = nouveau, il serait issu de la mutation des conditions de production, qui font de plus en plus appel au capital-savoir plutôt qu’au capital financier ou industriel. Inventer aux Etats-Unis et produire en Chine pour en faire le marketing aux Etats-Unis et dans le reste du monde permet de capter l’essentiel de la plus-value sur le produit fini. Mais l’émergence des pays et les coûts de transport croissants n’en font peut-être pas un modèle pérenne.
  7. capitalisme libertaire = est un réseau réel de travailleurs indépendants, de coopératives et mutuelles (adhésion volontaire, capital commun, décision une personne une voix, profit traduit en nature), de financement participatif (crowfunding). Mais le collectif reste bien capitaliste, l’efficacité primant sur la production, seule l’éthique (par exemple franc-maçonne pour les mutuelles d’assurance en France) pouvant assurer une redistribution différente du profit.

Le capitalisme est un outil qui prend de multiples formes, pourquoi donc rêver sans cesse d’un monde idéal où il n’existerait pas et qui serait sans aucun problème ? Ce sont les humains qui créent les problèmes, pas les outils. Car, malgré les tentatives libertaires (coopératives ouvrières) ou collectivistes (les « démocraties » populaires), ce monde idéal n’existe pas – sauf au monastère. Pourquoi ne pas se poser plutôt la question de savoir quel est le système qui donne le plus de chances à tous de poursuivre efficacement ses propres objectifs ?

Le capitalisme, système d’efficacité économique inégalé, fait fond sur la discipline et sur la responsabilité individuelle parce que l’erreur est sanctionnée et parce qu’il incite à la recherche, à la création, à l’innovation pour le bien de tous. Dans l’histoire, le développement des villes, de l’artisanat, l’apparition de la bourgeoisie sont liés à l’existence de la propriété – Marx l’avait bien noté, encensant le capitalisme et n’appelant qu’à son dépassement.

Est-ce pour cela que certains rêvent de déporter tous les bourgeois à la campagne, comme le fit Pol Pot ? Ou de revenir avant le néolithique pour empêcher la « propriété privée » ? Le rapport salarial entre patrons et employés selon le prix de marché du salaire (rapport contractuel) est un progrès par rapport à la contrainte d’Etat (socialisme « réalisé »), au servage (rapport féodal) ou à l’esclavage (rapport de force) – ne croyez-vous pas ? Surtout si chacun s’entend (par son vote) pour que l’Etat – au-dessus des intérêts particuliers – définisse des règles démocratiques valables pour tous. Encore faut-il avoir les politiciens au bon niveau.

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Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça

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Sauf le titre – vénal – ce livre de science politique en action mérite mieux que les « petites phrases » arrachées de leur contexte que les médias – vénaux – ont surtout retenu. Il est écrit sec, sans état d’âme, sur le mode du constat par deux grands reporters du Monde, auteurs déjà de Sarko m’a tuer en 2011. Issu de 61 rencontres sur quatre ans et demi (la dernière in extremis en juillet), ce livre se fonde sur plus de 100 heures d’enregistrement verbatim. Le président a vraiment dit ce qui est entre guillemets. Fallait-il le dire, en sachant que ce serait publié en fin de mandat ? C’est toute l’hypocrisie de la caste médiatico-politique française que de penser que non – alors que « la transparence » est ce qu’elle fait vertu d’afficher sans vergogne.

François Hollande ne ressort pas grandi de cet exercice de vérité sur sa pratique, ses doutes, ses analyses – mais il a au moins le mérite de le montrer en toute transparence – comme un message. Y compris ses dénis, ses refus de voir combien sa personnalité a obéré la fonction. Il déplore de n’être pas compris, mais à qui la faute ? Ayant horreur du conflit, il croit tout négociable, accessible au compromis : est-ce clair pour les citoyens ? N’est-ce pas l’origine même de la fausse « normalité » une fois devenu président, de la cacophonie et autres querelles de bac à sable entre ministres, députés « frondeurs » et autres petits ego plus préoccupés de leur image médiatique que de bonne politique ?

L’erreur initiale : « d’avoir accepté la mise en place, dès avant son élection, d’une majorité hétéroclite, composée de ministres dont l’expérience est inversement proportionnelle à l’ego. En moins de deux ans, on a recensé pas moins de 20 couacs d’importance, dont 13 ont nécessité un recadrage présidentiel » p.45. « Entre les ministres insoumis, en désaccord avec la ‘ligne’ Hollande-Valls (Montebourg, Hamon, Filippetti…), les frondeurs du PS, Martine Aubry et ses amis, sans même parler des états d’âme de la famille écolo ou de la radicalisation de la gauche dure, il n’a pas manqué de procureurs, dans son propre camp, pour juger sévèrement l’action du chef de l’État » p.162.

Faiblesse du premier ministre, laxisme présidentiel, il s’agit « d’un triple déficit de préparation, d’autorité et d’incarnation a conduit à un affaiblissement sans précédent de la fonction de président de la République. Les ministres se sont cru tout permis – un peu comme sa compagne, Valérie Trierweiler » p.46. Le président et ses 3 femmes, Ségolène, Valérie, Julie : aussi indécis et mou que par ailleurs – ce qui n’améliore pas son image ; 73 ministres en moins de 5 ans : un record sous la Ve République ! « Significatif, car il illustre l’amour de François Hollande pour le maquignonnage politique, cet art fondé sur la subtile répartition des ego, l’évaluation des rapports de force et le goût de l’intrigue » p.60. Comment ne pas reconnaître que ces subtilités sont illisibles au public, lui qui se moquent de l’idéologie si les mesures sont claires, efficaces et prises par des gens qui savent où ils vont ? Le gouvernement n’est jugé enfin correct que… fin 2015 !

Quant à la gauche, ce tas de ruines, Manuel Valls résume son apport en 2014 : « Ce qui est aujourd’hui mis à nu, nous assure-t-il, c’est l’impréparation du PS. Ces deux années sont ratées, au-delà du problème sérieux de méthode, car en fait on ne s’est pas préparés » p.38. Les auteurs : « Le PS est équipé pour gérer des villes, des départements, des régions, mais gouverner un pays, traiter une opinion fragile, c’est autre chose ». Hollande : « Ça m’a toujours frappé sur le plan parlementaire qu’une agrégation de gens intelligents peut faire une foule idiote. C’est ce que Marx appelle le ‘crétinisme parlementaire’, c’est-à-dire, en gros, un corps qui se défend. Vous mettez des gens dans une salle, ils sont tous intelligents, et ensemble ils deviennent bêtes… » p.328. « Je pense qu’on a une gauche – une partie de la gauche – qui n’a pas compris qu’il y avait des mutations, je ne parle pas que des mutations économiques. Par exemple, on ne traite pas l’immigration avec ou sans la religion musulmane, telle qu’elle est devenue. Avant, cette question ne se posait pas. Aujourd’hui, vous êtes obligé de l’intégrer, avec les risques que l’on sait de djihadisme, de départs – une toute petite minorité » p.332.

Le problème de François Hollande est que son pouvoir, au sens de Max Weber, n’est ni traditionnel, ni charismatique, mais rationnel. Le parti socialiste reste traditionnel – épris de la sainteté des traditions séculaires (même si le monde a changé…) ; les citoyens aspirent à un président charismatique – à un chef qui entraîne avec un projet cohérent et dynamique ; alors que Hollande reste désespérément rationnel : contraint par les règles, autocensuré affectivement, technocrate jusqu’au bout des ongles…

« Je fonctionne par cercles, sans que jamais ils ne se croisent », explique-t-il, théorisant ainsi la technique du cloisonnement dont il est le maître incontesté » p.24 – mais qu’il a piqué à son mentor Mitterrand. Stéphane Le Foll : « Il est très urbain et sympa, mais c’est un dur, une lame. Une carapace douce, et un noyau de métal. Il peut être très dur, ce salopard, sans te le dire franchement ! » p.12. Sauf qu’il est atteint d’une double incapacité : « créer un authentique lien avec les Français et définir sa conception du rôle de président de la République » p.87. L’affaire Leonarda, Kosovare expulsée avec sa famille, que Hollande tente de ramener en France – et qu’elle refuse, poussant le ridicule au comble : « en tentant de ménager tout le monde, une nouvelle fois, François Hollande a fait l’unanimité contre lui » p.86.

Le livre est écrit en 7 parties : le pouvoir, l’homme, la méthode, les autres, les affaires, le monde, la France. Je ne peux tout évoquer, ce serait trop long, ce qui prime à mon avis est la personne, ce « puzzle Hollande » dont il importe de connaître la trame. Social-libéral, adepte du pragmatisme, partisan de la politique de l’offre, républicain apaisé, habile en politique étrangère – ce président avait tout pour plaire, surtout après la dernière période Sarkozy, agitée et affairiste. S’il a raté son quinquennat, c’est moins pour avoir mal géré la France (cela s’est plutôt bien passé), que pour n’avoir pas su imposer une stature. Il n’a été président, pour les Français, qu’au lendemain de l’attentat à Charlie, soit vraiment très tard dans son quinquennat. Il est trop lent, trop indécis, trop ambigu – trop technocrate analytique – pour incarner véritablement la fonction très particulière qu’a créé de Gaulle et que Mitterrand avait su immédiatement adopter. Fait significatif de son manque de capacités relationnelles avec les vrais gens : « il ne lit jamais de romans, tout juste s’il feuillette parfois quelques récits historiques… » p.99.

Inversion de la courbe du chômage, mon ennemi la finance, renégocier le compromis européen, sauver la Grèce, les trublions Batho, Montebourg, Hamon, Duflot (l’ado attardée, auteur d’une loi illisible de 100 pages qui a plombé durablement le logement au détriment de l’emploi…), les fraudeurs Cahuzac, Aquilino Morelle, Thévenoud, Arif, Lamdaoui (irénisme ou aveuglement ?), la déchéance de nationalité, la loi El Khomri : « C’est le Houdini de la politique, un magicien de l’esquive, un professionnel de l’escamotage. Le genre de type qui, dans chaque situation périlleuse, trouve toujours une échappatoire. Le chef de l’État, qui fuit l’affrontement, n’a qu’une idée en tête lorsqu’il se présente à lui : le désamorcer en douceur, en essayant de ne mécontenter personne » p.142.

« Mais il se trouve que je suis président… » p.14 est sa phrase fétiche, comme s’il ne croyait pas en être arrivé là. Un spécialiste de la politique à gauche a parfaitement cerné le personnage : « Dans sa dernière interview, publiée par Le Point en juin 2016, Michel Rocard, décédé le 2 juillet 2016, avait émis ce diagnostic implacable : « Le problème de François Hollande, c’est d’être un enfant des médias. Sa culture et sa tête sont ancrées dans le quotidien. Mais le quotidien n’a à peu près aucune importance. Pour un politique, un événement est un “bousculement”. S’il est négatif, il faut le corriger. S’il est positif, en tirer avantage. Tout cela prend du temps. La réponse médiatique, forcément immédiate, n’a donc pas de sens. Cet excès de dépendance des politiques aux médias est typique de la pratique mitterrandienne, dont François Hollande est l’un des meilleurs élèves. Or le petit peuple de France n’est pas journaliste. Il sent bien qu’il est gouverné à court terme et que c’est mauvais » p.97.

Son avenir ? Vague, il n’a pas décidé, comme d’habitude ; il le fera selon les circonstances, sans rien fermer. Si Sarkozy est investi par la primaire à droite il ira sûrement, afin de protéger les Français des excès de l’autre. S’il s’agit de Juppé, pas sûr qu’il se décide, vu les sondages catastrophiques – et constants. Selon les auteurs, « Un soir de juin 2015, François Hollande nous livre une troublante confidence. Paraphrasant très involontairement l’aveu apocryphe prêté à Flaubert, il lâche : « Emmanuel Macron, c’est moi » p.203. « Je pense que Macron est authentiquement de gauche, redit-il. Et qu’il l’est depuis très jeune. Après, il est plutôt de l’inspiration qu’on a appelé la ‘deuxième gauche’, qui pense, et ce n’est pas tout à fait faux, que les partenaires sociaux sont parfois mieux placés pour déterminer leur avenir que le législateur. Il veut faire bouger les choses, c’est le rôle que je lui ai assigné » p.205. « Emmanuel m’a dit : “Moi j’ai envie de faire quelque chose, il y a des gens qui me demandent. Je peux toucher des électeurs, loin de la politique.” Je lui ai répondu : “Oui, fais-le » p.208. Macron se présentera-t-il contre lui ? Probablement pas, « par contre, si je n’y vais pas, c’est autre chose… » p.211.

Au total un bon livre. Pour comprendre le quinquennat, relativiser l’utile et le raté, saisir l’anguille Hollande. Un bilan…

Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça, 2016, Stock, 672 pages, €24.50

e-book format Kindle, €16.99

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Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique

michel tournier vendredi ou les limbes du pacifique
Premier livre publié de l’auteur, il obtint aussitôt le Grand prix du roman de l’Académie française. C’est qu’à la fin de ces années 60 structuralistes, Michel Tournier parvient à faire entrer en littérature les grands mythes de l’humanité, revisités de manière allégorique et gourmande. L’époque était Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, René Girard, tous partisans d’observer non le monde mais ses structures, non les gens mais leurs interrelations. Michel Tournier se pose en philosophe écrivain : il reprend le mythe de Robinson et celui du Bon sauvage pour les mêler et voir ce qui en résulte.

Contrairement à ceux qui ne l’ont probablement pas lu, il ne « décalque » pas Daniel Defoe, mort en 1731 ; il fait de Robinson Crusoé un homme plus proche des Lumières, naufragé en 1759, retrouvant ses compatriotes du voilier hors des routes en 1787, deux ans seulement avant la prise de la Bastille. Ce n’est pas par hasard : l’individualisme croissait, l’humanité cherchait à se libérer des chaînes et des carcans, du couple obligé, du féodalisme et de la religion. Solitaire sans l’avoir voulu (encore qu’on ne s’embarque pas pour le « Nouveau » monde en laissant femme et enfants sans volonté de rupture), Robinson explorera les confins de la solitude absolue (enfin libre !) avant de s’apercevoir combien autrui est nécessaire et doux (entre égaux).

Contrairement au commentaire répugnant laissé par un obsédé sur Amazon, Robinson ne « s’amourache » pas d’un jeune sauvage (qu’il veut tout d’abord tuer pour ne pas être dérangé, ce que son chien fait rater), ni « d’une chèvre » (le commentateur a-t-il seulement « lu » le livre ?), ni ne « récupère un jeune enfant de 10 ans » (le mousse en a 12, à l’aube de la puberté, et a choisi lui-même de quitter le navire où il était, en fils de pute, dressé à coup de garcette) ! Il est étonnant de voir combien la hantise sexuelle peut déformer la lecture et voir d’une autre couleur la réalité même. On peut admirer la ligne d’un bel animal sans avoir envie de le baiser ! Pourquoi en serait-il autrement d’un sauvage adolescent ou d’un mousse malheureux ? L’ordure est dans l’œil de l’obsédé, pas dans le livre, et laisse entrevoir chez le monomaniaque d’Amazon tout un monde obscur de pulsions refoulées que Gilles Deleuze décrit très bien dans sa postface (par ailleurs indigeste).

Débarrassé des scories d’une lecture trop datée et superficielle, Vendredi conte le choc des civilisations avec la sauvagerie – ou plutôt du préjugé occidental sur la supériorité biblique et technique de sa culture, confronté à la vie de nature où les mœurs sociales existent, mais différentes (passant par le meurtre de la victime émissaire), et où la relation au milieu naturel n’est pas d’en être « maître et possesseur » mais de s’y fondre, en harmonie. « Le fond d‘un certain christianisme est le refus radical de la nature et des choses, ce refus (…) qui a failli causer ma perte » p.51.

Dès les premières pages, le ton est donné : Robinson se voit dévoiler son avenir au tarot, par un capitaine luthérien plus soucieux de son confort que d’observer la route. Le Démiurge est à la fois organisateur et bateleur, son ordre est illusoire. « Rien de tel pour percer l’âme d’un homme que de l’imaginer revêtu d’un pouvoir absolu grâce auquel il peut imposer sa volonté sans obstacle » p.8. D’ailleurs, dès sa première rencontre avec un être vivant sur l’île, il tue.

C’est qu’il a été élevé Quaker, « pieux, avare et pur » – ces trois tares induites par la religion du Livre. Au lieu de révérer la nature et de s’y couler, il pose un Être extérieur au monde qui le commande a priori ; au lieu de jouir paisiblement de ce qui l’environne, il dresse, il torture, il amasse, il s’enclot en forteresse ; au lieu d’accepter le monde tel qu’il est et sa propre nature, il se fait une image à laquelle il doit obéir. D’où névrose, refoulement, tourments. « Je veux, j’exige que tout autour de moi sait dorénavant mesuré, prouvé, certifié, mathématique, rationnel » p.67. Il se roule nu dans la boue de la souille, il se rencogne au creux le plus profond de la grotte comme dans un ventre de mère, dénombre toutes les « richesses » de son île qu’il nomme Speranza, cartographie et baptise les lieux, il emprisonne les chèvres pour les traire, laboure la terre pour planter, déplante des cactées pour en faire un jardin, entoure de palissade et de pièges sa demeure, met en place une clepsydre pour décompter le temps, instaure des lois (au chapitre IV) et se fait un « devoir » d’obéir à des règles administratives et morales – alors qu’il est tout seul. « Ma victoire, c’est l’ordre moral que je dois imposer à Speranza contre son ordre naturel qui n’est que l’autre nom du désordre absolu » p.50.

Les vêtements ne lui sont d’aucune utilité dans ce climat tropical mais il les garde, éprouvant « la valeur de cette armure de laine et de lin dont la société humaine l’enveloppait encore un moment auparavant. La nudité est un luxe que seul l’homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s’offrir sans danger » p.30. Seul, il est vulnérable et sans défense. Au point d’avoir une hallucination, un galion espagnol qui pique sur l’île et long la plage avec sa fille défunte à la poupe. Sa solitude explore la voix minérale du ventre de la grotte, la voie végétale de jouir dans la terre pour y voir naître des mandragores – mais rien de cette expérience aux confins (dans les « limbes ») n’est satisfaisant : il lui manque autrui.

C’est autrui qui va lui faire découvrir un autre monde – ou plutôt une autre façon de voir le même monde, plus libre, plus apaisé. Il avait confusément perçu cette autre façon d’être, mais son être social et religieux le refusait de toutes ses forces. « Pendant un bref instant d’indicible allégresse, Robinson crut découvrir une ‘autre île’ derrière celle où il peinait solitairement depuis si longtemps, plus fraîche, plus chaude, plus fraternelle, et que lui masquait ordinairement la médiocrité de ses préoccupations » p.94.

Il sauve malgré lui son sauvage p.144, à peu près à la moitié du livre. Désormais, c’est Vendredi qui va devenir le personnage principal, autre glissement avec Defoe. Il nomme l’Araucan (« mâtiné de nègre » p.146) du jour de la semaine (encore qu’il ait oublié le calendrier durant ses premiers mois). Mais Vendredi est le jour de Vénus, la déesse nue sortie de l’onde, tout comme l’adolescent (« je serais étonné qu’il ait plus de 15 ans » p.147) venu de la mer en pirogue avec ses tortionnaires et dénudé d’un coup de machette pour le sacrifice.

Il va au début le coloniser, étant maître de sa vie puisque ses congénères l’ont symboliquement tué. Mais le jeune homme est svelte, nu, animal et son rire explose devant toutes les simagrées bibliques et corsetées du Blanc. Il marque le contraste du sauvage et du civilisé, de la liberté et de la contrainte, du jeu et du travail, de l’aisance du corps et du carcan des vêtements, du présent et du futur, de la joie et de la méchanceté, de la dépense et de l’avarice, de l’innocence et du péché. Rien de moins. Exit la Bible comme corset moral et la technique comme contrainte sur la nature, place à l’harmonie avec le milieu, au développement durable ! L’aventure hippie mourait de ses derniers feux, après l’explosion de mai 68.

« Vendredi redressé, cambré dans la lumière glorieuse du matin, marchait avec bonheur sur l’arène immense et impeccable. Il était ivre de jeunesse et de disponibilité dans ce milieu sans limites où tous les mouvements étaient possibles, où rien n’arrêtait le regard » p.160. Vendredi va initier Robinson à la vie « sauvage », à cette Grande santé solaire d’avant le christianisme, au message de Nietzsche. Robinson devient Zarathoustra (cité p.237), brûlé au désert, ahanant en montagne, avant de redescendre, apaisé, vers la vallée pour enseigner aux hommes. Robinson était le chameau « tu-dois », Vendredi est le lion qui se rebelle et inverse l’ordre moral et l’ordre imposé artificiellement à la nature par Robinson. Robinson ne pourra opérer sa troisième métamorphose en enfant, « innocence et oubli, un nouveau commencement » selon Nietzsche, que lorsque son sauvage l’aura quitté.Vendredi fornique la terre aux mandragores et fume la pipe par imitation ironique, gaspille la nourriture amassée et tourne en dérision les cérémonies grotesques du dimanche. Il va faire exploser par inadvertance la réserve de poudre de la grotte, pulvérisant toutes les constructions du naufragé.

Il agit naturellement, sans volonté de nuire, innocent. Dès lors, Robinson va être obligé de vivre comme lui, en égal. Vendredi est un être solaire, hanté par l’espace. Il grimpe au sommet des arbres, s’élance sur les rochers comme un cabri, lutte avec le vieux bouc (qui ressemble au Robinson barbu des origines) et le vainc, fait de sa peau un cerf-volant et de son crâne et de ses boyaux une harpe éolienne. Il choisira de rester sur le voilier lorsqu’il accostera, émerveillé de la cathédrale de cordages et de toiles de la mâture. Vendredi est analogue à Apollon, dieu de la lumière et fils de Zeus.

Robinson découvre la nature, et son corps. « Il découvrait ainsi qu’un corps accepté, voulu, vaguement désiré aussi – par une manière de narcissisme naissant – peut être non seulement un meilleur instrument d’insertion dans la trame des choses extérieures, mais aussi un compagnon fidèle et fort » p.192. Les deux sens du mot grâce, « celui qui s’applique au danseur et celui qui concerne le saint » p.217 peuvent se rejoindre dans la vie Pacifique. Vendredi va, « drapé dans sa nudité. Il va, portant sa chair avec une ostentation souveraine, se portant en avant comme un ostensoir de chair. Beauté évidente, brutale, qui paraît faire le néant autour d’elle » p.221. Le Vendredi est le jour de Vénus et le jour de la mort du Christ. Michel Tournier en fait un symbole – et donne son titre au livre : naissance de la beauté païenne et mort du moraliste puritain (p.228).

A l’attention des obsédés sexuels hantés par la baise toujours et partout, il est clairement écrit p.229 que « pas une seule fois Vendredi n’a éveillé en moi une tentation sodomite ». Il est « arrivé trop tard », la sexualité de Robinson étant « devenue élémentaire », mais c’est surtout parce que Vendredi l’a fait changer d’élément, il l’a converti à son panthéisme solaire, Ouranos étant le ciel du panthéon grec, le symbole de l’énergie vitale. Une « libido cosmique », dit Gilles Deleuze.

michel tournier vendredi ou la vie sauvage

Et voici qu’au bout de 28 ans aborde pour l’aiguade un voilier anglais racé. Vendredi se laisse tenter par l’aventure, mais pas Robinson, qui s’est trouvé lui-même. Il a peur d’être seul mais il découvre dans un trou de rocher le mousse de 12 ans Jaan, maladroit et cinglé de garcette, qui s’est sauvé et veut rester avec le seul être qui l’ai regardé d’un œil bon. Désormais, il sera Jeudi, fils de Jupiter (Zeus), dieu du ciel, de la lumière et du temps. Le presque adolescent est roux comme Robinson, son double de chair. Tel Zarathoustra, l’on imagine qu’il va élever le mousse vers la lumière et la sagesse, en même temps que vers l’âge adulte. Après s’être trouvé, transmettre.

Ce beau roman symbolique, mûri des années avant publication, garde son succès, conforté par une langue étincelante et ciselée. Le monde sans autrui est un monde pervers, analyse Deleuze dans sa postface datée de 1969 (première édition de Vendredi). Avis aux narcisses contemporains qui croient se suffire à eux-mêmes dans leur égoïsme…

Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, édition augmentée 1972, Folio 1974, 283 pages, €7.10
e-book format Kindle, €6.99
La version allégée en forme de conte pour enfant :
Michel Tournier, Vendredi ou la vie sauvage, Folio junior 2012, 192 pages, €5.50

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Korkhonen et Partanen, Pari sur le climat

korhonen et partanen pari sur le climat
Cet essai qui a eu un grand succès en Finlande a été traduit en français pour la COP 21. Le nom du traducteur n’est pas indiqué, mais il semble avoir quelques difficultés avec le vocabulaire financier, traduisant par exemple taux d’actualisation par taux d’escompte. Quoiqu’il en soit, ce livre n’est pas comptable, il fait le point sur l’exigence du climat ET sur nos moyens réalistes d’y parvenir. Il n’est ni pro-nucléaire ni féti-schiste, mais fait feu de tout bois.

« Le message-clé de ce livre (…) : si nous voulons parer aux dangers du changement climatique, nous devrons utiliser tous les moyens à disposition. Il nous faut des politiques et des actions robustes pour promouvoir l’énergie renouvelable, la conservation et l’efficacité de l’énergie, l’énergie nucléaire ainsi que le captage et le stockage du carbone » p.129.

TOUS les moyens car il y a urgence. Non seulement parce que les peuples émergents croissent et qu’ils sont de plus en plus nombreux à vouloir établir un niveau de vie semblable au nôtre, mais aussi parce que notre mode de vie, même plus économe et plus efficace, continuera à exiger de l’énergie en grande quantité pour nous nourrir, nous chauffer, nous loger, nous donner du travail et éventuellement du loisir.

Parmi tous les moyens, il y a évidemment les énergies réputées « propres » (encore qu’il faille construire en béton des barrages, en acier des turbines marémotrices ou éoliennes, en métaux rares des panneaux solaires, et confiner la biomasse). Mais il y a aussi le nucléaire, que rejettent pour des raisons qui n’ont rien de rationnel les mouvements écologistes issus de la fin des années 60 et de l’idéologie de l’époque. Comme le disait Dada, « si chacun dit le contraire, c’est qu’il a raison ».

Les auteurs allient donc leurs connaissances et leurs savoir-faire pour démonter les arguments politiques des anti-nucléaires et examiner surtout si les solutions du tout-renouvelable à horizon 2050 sont réalistes (date où le climat pourrait être réchauffé de manière irréversible). Janne Korkonen est en doctorat d’ingénierie, chercheur en innovation sur l’énergie et l’environnement, Rauli Partanen a une licence d’administration des affaires et est consultant en environnement, énergie et société. Ce qu’ils veulent est alimenter le débat démocratique – donc avec des arguments de raison – pour que chacun puisse juger en toute connaissance de cause la voie possible.

Le livre est articulé en trois parties, 1/ Le plus grand des paris sur la critique argumentée du tout-renouvelable, 2/ Du pari au risque calculé sur le moindre risque d’user encore du nucléaire (en attendant mieux), 3/ Que pouvons-nous encore faire sur l’aspect social et politique. Cette dernière partie est la plus bavarde, mais les deux premières sont passionnantes car elles dépassionnent le débat. Les auteurs montrent, exemples à l’appui, combien les WWF, Greenpeace et d’autres organisations brassant des millions ont intérêt à masquer les vrais chiffres à manipuler les statistiques, à orienter la communication du GIEC, tout à leur combat de croyants contre le nucléaire et à leur intérêt bien compris pour les subventions.

Or manger une banane serait pire que passer une journée à proximité de Fukushima, habiter le beau quartier de Pyynikki, près du centre-ville de Tampere en Finlande (ou vivre en Limousin) expose à dix fois plus de radiations qu’ailleurs à cause du gaz naturel radon issu des roches volcaniques, les morts induits de Tchernobyl le sont plus pour des causes psychologiques (engendrant alcoolisme, divorces et suicides) que dus aux radiations…

C’est moins la planète qui est polluée par le nucléaire que le débat. Tous les arguments des antis sont examinés un par un et discutés. On peut être en accord ou non avec les auteurs, leur mérite est celui de tout mettre sur la table.

Et de laisser soupçonner (eux-mêmes ne l’évoquent qu’à peine) que l’écologie politique est plus aujourd’hui une néo-religion qu’un courant démocratique. Les ressorts de la peur, de l’incertitude et du doute sont systématiquement instillés pour peser sur les citoyens. Le charbon tue plus d’humains que le nucléaire mais ce dernier est réputé « militaire » depuis Hiroshima, donc détesté par les hippies et autres libertaires des années 60, donc les écolos d’aujourd’hui sont les descendants directs, faute de christianisme sexy à vivre ou de communisme généreux à mettre en marche.

Ces mêmes écolos qui exigent que nous prenions les transports en commun (qui roulent à l’électricité, au gaz ou au pétrole) chassent d’un revers agacé toute référence au nucléaire – qui fournit pourtant une énergie sans gaz à effet de serre et dont les surgénérateurs savent brûler désormais la majeure partie du combustible avec un rendement qui dépasse les 80%. Imagine-t-on, pour remplacer les 87% d’énergies fossiles actuellement utilisées, un bus ou un train alimenté à l’éolien ? ou au solaire ? Ces énergies ont leur intérêt, mais pas partout, ni tout le temps. Elles ont aussi leurs inconvénients, tels la grande étendue de terrain nécessaire à leur déploiement et le bruit des pales qui tournent au-dessus de nos têtes, le paysage historique défiguré ou encore leur renouvellement complet à effectuer au bout d’une trentaine d’années (contre le double pour une centrale nucléaire).

Tout chapitre commence par un résumé bien utile, des schémas illustrent les principales idées, des notes renvoient à des livres, des articles et des sites Internet où compléter son opinion.

L’ensemble incite à faire son avis par soi-même, sans oublier la raison, en listant les avantages et les inconvénients de chaque mode de production d’énergie tout en rappelant que les scénarios actuels ne sont tous que des hypothèses plus ou moins étayées – mais que nous DEVONS faire quelque chose avant que le changement climatique n’engendre des maux bien plus grands que les positions de principe.

Janne Korkhonen et Rauli Partanen, Pari sur le climat – Le mouvement anti-nucléaire met-il notre avenir en péril ? 2015, EDP Sciences, 143 pages, €14.00

Attachée de presse : Guilaine Depis, contact presse guilaine_depis@yahoo.com ou 06 84 36 31 85

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Rüdiger Safranski, Nietzsche – biographie d’une pensée

rudiger safranski nietzsche biographie d une pensee
L’auteur de cette biographie contemporaine d’un auteur sulfureux du siècle 19 est docteur en lettres et philosophie en Allemagne, il a déjà consacré des biographies à Schopenhauer et Heidegger.

Mais le « philosophe au marteau » (ainsi se décrivait Nietzsche) est moins un théoricien de système total, comme Kant ou Hegel qu’un explorateur. Pour lui, la vérité est une illusion, certes parfois utile, mais qu’il ne faut jamais prendre au sérieux. « Nietzsche était un laboratoire de pensée et il n’a pas cessé de s’interpréter lui-même », dit Safranski dans sa conclusion. « C’était une source continuelle d’énergie qui produisait des interprétations. (…) Celui qui considère la pensée comme une composante de la vie ne pourra jamais en finir avec Nietzsche » p.322. Ce pourquoi ce philosophe est bien plus vivant aujourd’hui qu’un Hegel ou qu’un Kant.

Et en effet, nul n’en a jamais fini : Thomas Mann, les dadaïstes, Stefan George, Bergson (« c’est par Bergson que la France fut rendue réceptive à Nietzsche » p.302), Ernst Jünger, Oswald Spengler, Hermann Hesse, les psychanalystes, Ernst Bertram, Bauemler (qui tire Nietzsche vers le nazisme en n’en prenant qu’une part), Karl Jaspers, Martin Heidegger, Theodor Adorno, Max Horkheimer, Georges Bataille, Michel Foucault. À cette liste citée par le biographe, j’ajoute Jacques Derrida et Michel Onfray ; tant d’autres encore lui doivent beaucoup, « même les adorateurs du soleil et les nudistes » dit l’auteur p.297. Non pas pour l’imiter ou le suivre – mais pour penser d’après lui.

Nietzsche lui-même conseillait de le lire ainsi, que le biographe met en exergue de son livre : « Il n’est nullement nécessaire, pas même souhaitable, de prendre parti pour moi : au contraire, une dose de curiosité, comme devant une plante étrange, avec une résistance ironique, me semblerait une manière incommensurablement plus intelligente de m’aborder » (à Carl Fuchs, 29 juillet 1888).

Qui était Friedrich Nietzsche ? Un homme du XIXe siècle avant tout, entre élan romantique et scientisme darwinien. Né le 15 octobre 1844 d’un pasteur villageois près de Lützen en Saxe-Anhalt, il s’effondre nerveusement en janvier 1889 à 44 ans lorsqu’il voit un cheval de fiacre battu par son cocher à Turin. Il mourra le 25 août 1900 sans avoir recouvré la raison. Son père était mort de même lorsque Friedrich avait 5 ans, puis son petit frère de 2 ans un an plus tard. Le jeune Nietzsche a été élevé par cinq femmes, sa mère et sa grand-mère, ses deux tantes célibataires et sa sœur… Bon élève, passionné mais discipliné, ses copains l’appellent à 12 ans « le petit pasteur ». En internat d’élite à Pforta dès 14 ans, il aime la poésie et se noie dans la musique, il écrit des vers dont certains dédiés au poète vagabond dionysiaque Ortlepp (avec lequel certains soupçonnent qu’il ait eu une « liaison »). Mais « la sexualité passe pour la vérité de l’individu », dit le biographe, « c’est la forme fictive dominante donnée à la vérité par le XXe siècle… » p.231. Autrement dit, l’explication n’explique rien, une multitude de causes, dont cette rencontre (et cette hypothétique liaison) ont construit la pensée nietzschéenne – en tout cas la cause unique ne suffit pas.

Après l’adolescence, Nietzsche étudie la théologie et la philologie à Bonn, effectue son service militaire à 23 ans dans l’artillerie à cheval, avant d’être honoré docteur sans présenter de thèse et nommé professeur à l’université de Bâle. Ses auteurs favoris sont Jean-Paul et Hölderlin adolescent, puis Schopenhauer et Wagner jeune adulte. Il se détachera de tous pour suivre sa propre voie, mais ces imprégnations ne le quitteront jamais.

Sils-Maria Engadine

Car il est hypersensible et cyclothymique, passant de périodes d’euphories à de noires dépressions, sujets aux douleurs nerveuses, à des troubles de la vue, à des migraines, des vertiges, des vomissements. Il aime la marche (qui l’aide à rythmer sa pensée) et les orages (qui l’emportent vers le sublime), mais aussi le soleil (qui l’apaise et éclaircit ses idées). Ses lieux de prédilection seront Sils-Maria dans les hauteurs suisses, Nice et Turin au bord de la dolente Méditerranée. Volontiers rigoureux et austère, il s’abime parfois dans la musique et se laisse emporter par la danse, comme en témoigne sa logeuse en 1888, qui le voit « danser nu » dans sa chambre par le trou de la serrure (p.217).

Prude envers les femmes (Lou Andrea Salope sera son tourment et son échec, moins féminine que vraie garce), il est sensible aux jugements des hommes, empli de compassion pour les malheureux et pour les bêtes (p.153), il souffre de la critique humiliante de ses amis. Il se sent un génie appelé à prophétiser un renversement de toutes les valeurs de son époque : démocrates et chrétiennes mais aussi nationalistes et antisémites. Il a du mal à écrire « à la Socrate », de façon magistrale, préférant juxtaposer les aphorismes comme une mosaïque appelée à faire sens.

nietzsche page manuscrite

Ses principaux concepts sont :

Le couple Apollon et Dionysos : la pensée rationnelle organisatrice et claire, tranchant dans le vif, disciplinant le bouillonnement vital des monstrueux instincts dionysiaques Il y a pour Nietzsche « parenté intérieure entre onde, musique et le grand jeu universel de ‘meurs et devient’, croître et passer, régir et être terrassé. La musique conduit au cœur du monde » p.15. Il en fera plus tard l’écart entre Kultur et Civilisation opposant l’Allemagne et la France, la première plus enchantée – au risque de dériver dans le Mythe national (« la culture vit de l’esprit tragique et dionysiaque de la musique » selon Bertram, p.307), la seconde trop rationnelle – au risque de se dessécher dans la technocratie et la machine sociale (« la civilisation si nécessaire soit-elle, demeure liée au clair et optimiste domaine de ce qui est vivable », idem). L’équilibre est rompu depuis les Grecs : « Socrate est le commencement d’un savoir sans sagesse » p.55. Or il s’agit de tenir la balance entre la tête et le ventre via la volonté pour se construire soi-même, « la production d’une ‘seconde nature’ » p.47. On appelle cela l’éducation pour un être et la civilité pour un peuple.

La volonté de puissance : instinct de vie aveugle et impérieux, il commande toutes les autres volontés : d’aimer, de connaître, de créer. Il y a « des » volontés de puissance (p.269), une pluralité de désirs, « un combat d’énergies » p.278. Mais cette puissance doit être maîtrisée en soi : « on doit devenir le metteur en scène de ses impulsions vitales, on doit pouvoir rester en équilibre au-dessus de ses failles et devenir un chef de chœur dans la mêlée de ses voix » explique le biographe p.171. Faire de soi « une personne toute entière » est la tâche de chaque individu dans sa vie, une « seconde nature » (que les psys appelleront plus tard le Surmoi). Après sa mort, la sœur de Nietzsche et son ami Peter Gast éditeront un livre intitulé La volonté de puissance composé des notes du philosophe et d’un plan tracé auparavant, mais ce n’est pas un livre de Nietzsche. Lui avait dit tout ce qu’il voulait sur le sujet de 1885 à 1888 dans ses diverses œuvres, du Gai savoir à l’Antéchrist.

Le concept de surhomme : avant tout la formation de soi et l’intensification de soi-même, mais aussi l’évolution de l’espèce dans la lignée de Darwin – plus une utopie d’humanité augmentée qu’une sélection naturelle d’éleveur. « Nietzsche admire en Byron cette mise en scène de la vie et la métamorphose de celle-ci en œuvre d’art » p.27. Aristocrate plus que démocrate, Nietzsche considère qu’« un État est légitimé quand ‘les exemplaires supérieurs peuvent vivre et exister en son sein’ » ; « ils n’améliorent pas l’humanité, mais ils incarnent ses meilleures possibilités et les offrent à la contemplation » p.64. Contre la « décadence » de son siècle qui transforme toute joie en velléité de joie, tout art en imitation de l’art, la pensée qui ne fait plus un avec ce que l’on pense (p.288). L’ère contemporaine pourrait rajouter la (fausse) « culture » comme seul divertissement et les œuvres « d’art » comme seul investissement. La situation, depuis l’époque de Nietzsche, n’a fait que développer son mouvement.

L’éternel retour : « une incitation à vivre chaque instant de la vie de telle manière qu’il pût vous revenir sans terreur » p.166, un éternel recommencement comme le jeu d’enfant d’Héraclite. En tout cas la preuve d’aucun au-delà consolateur : il s’agit de vivre ici et maintenant en adulte, sans la protection d’un quelconque Être suprême devant lequel on resterait enfant éperdu de refuge.

Son biographe le suit pas à pas dans l’épanouissement et la floraison de sa pensée, dans ses déviations et ses retours, dans ses fulgurances et ses impasses. « Entre Nietzsche et ses pensées se joue une histoire d’amour passionnée, avec toutes les complications habituelles aux histoires d’amour » p.168. Safranski raconte moins la vie du philosophe (renvoyée en chronologie de fin de volume) que le cheminement incarné de ses idées, jamais achevées, jamais en repos, montrant « comment les pensées jaillissent de la vie, se répercutent sur la vie et la changent » p.47.

Rüdiger Safranski, Nietzsche – biographie d’une pensée, 2000, Solin/Actes sud, 381 pages, €19.84
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Nul n’est rationnel

Le savoir scientifique a ceci de puissant qu’il ne cesse d’aller de l’avant, remettant cent fois sur le métier son ouvrage. Le calcul s’est développé jusqu’aux complexités inconnues des savants lettrés, les hypothèses sont testées, vérifiées. Les erreurs finissent par être corrigées, les fraudes par être détectées, les mythes idéologiques battus en brèche. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un Lyssenko pourrait affirmer que la génétique est fausse puisque issu de savants « réactionnaires » d’une classe bourgeoise aux abois…

La science avance sur une méthode. Elle est faite d’observations aussi rigoureuses que possible et de tests reproduisant des invariants qui deviennent des « lois », sans que jamais observations ni tests ne s’arrêtent. Les « lois » ne sont ainsi jamais définitives mais corrigées, complétées ou infirmées. Le calcul ne serait rien sans l’intuition des hypothèses, ni sans la faculté de synthèse des observations. C’est ainsi que l’esprit de finesse est aussi utile à la science que l’esprit de géométrie.

prof de chimie

L’économie se veut depuis toujours une « science ». Elle aspire aux observations neutres et aux tests dont les invariants produiraient des « lois ». Elle a même créé cet être abstrait ni n’a jamais existé : l’homo oeconomicus rationnel, sensé fonctionner comme un calculateur sur le modèle des abeilles cher à Mandeville. Las ! L’humain est difficilement calculable, même avec les machines les plus puissantes ; il est mû par autre chose que par la pure logique… Et les êtres justement les plus froids et les plus calculateurs se révèlnt des monstres d’égoïsme ou des tueurs en série.

Ces dernières années, le libéralisme en acte aux États-Unis ou en Angleterre délaisse les théories abstraites pour le bel et bon pragmatisme, le concret de ce qui fonctionne. Ces peuples collent au terrain, ce pourquoi ils inventent l’Internet et pas le Minitel, le Boeing 737 et pas le Concorde, le skate et pas la patinette, Amazon et pas la loi de protection du prix du livre, ou encore Google et pas le site centralisé gouv.fr. Ils ne s’accrochent pas aux vieilles lunes comme si leur statut de pouvoir, social ou universitaire en dépendait. Leur monde bouge, pas le nôtre ; leurs jeunes sont en mouvement et inventent, pas les nôtres.

skate 13 ans

Le mathématicien Von Neumann et l’économiste Morgenstern ont inventé en 1944 la théorie des jeux : dans leurs interactions, les acteurs sont tous théoriquement logiques. Depuis 25 ans les neurosciences prouvent le contraire en pratique : chaque individu ne prend une décision qu’en fonction des autres. Les choix raisonnés l’emportent sur les choix rationnels…

C’est que la raison n’est pas la logique. La différence entre ces deux termes tient au poids de l’humain :

  • La logique est ce qui est conforme aux règles, elle est une cohérence, une nécessité.
  • La raison est cette faculté humaine qui permet de connaître, de juger et d’agir ; elle va du bons sens à la sagesse, en passant par l’acceptable. On reconnaît là les trois étages imbriqués de l’homme : les instincts et les sens (bon sens), les affects de l’émotion (l’acceptable) et l’intelligence de l’esprit (la sagesse).

L’humain n’est pas une machine à calculer, ce pourquoi un ordinateur assez puissant parvient à le battre aux échecs. L’humain va parfois droit au but, dans ce que nous appelons l’intuition ; l’humain court-circuite le calcul pour inventer du neuf, qu’il ne vérifie qu’après coup ; l’humain n’est pas insensible à l’entour ni aux autres, il interagit – ce pourquoi il a survécu depuis des centaines de milliers d’années.

Dans la théorie des jeux, le premier joueur doit proposer une règle maximisant ses gains. Le second joueur a tout intérêt à accepter même très peu plutôt que rien, en logique c’est toujours ça de gagné. Sauf que les acteurs réels ne sont pas « logiques », ils sont « raisonnables » : les expériences menées sur ce sujet montrent que le deuxième joueur rejette presque toujours les offres qu’il trouve inéquitables, celles qui s’éloignent trop du ‘tout pour lui’ et ‘rien pour moi’. Le devinant par avance, le premier joueur se garde bien, le plus souvent, de proposer une telle part du lion ; il se rapproche du négociable. Ce qui est amusant est que les rejets sont plus fréquents si le premier joueur est un humain et pas un ordinateur !

Pascal Picq France metaphysique

L’examen des aires cérébrales, durant l’exercice, montre que celles impliquées dans l’émotion sont fortement activées lorsque les propositions sont faites par un autre individu et pas par une machine. Une offre négociée devenue acceptable active plus fortement le cortex préfrontal, engagé dans les processus de raison, et moins l’insula inférieure, liée aux émotions. C’est l’inverse lorsque le partage est inéquitable.

La confiance, de même, s’apprend par interactions. Chaque échange est particulier, lié aux individus tels qu’ils sont et non aux principes abstraits de morale. D’où l’importance de l’émotion, du sentiment, de la psychologie. Les uns s’habituent aux autres et anticipent leurs comportements et réactions ; ils s’y adaptent. C’est ce qu’on appelle l’empathie. Se mettre à la place des autres n’est pas une vertu héroïque, c’est un processus automatique chez les êtres humains qui n’existent qu’en société depuis toujours.

Est-ce à dire que l’émotion l’emporte, comme dans le romantisme à la Rousseau ? Non plus, là encore ! Les trois dimensions de l’humain sont indissociables à l’équilibre : sens, cœur et cerveau. Les choix économiques font l’objet d’un raisonnement réflexif, dans un dispositif affectif, dominé par les interactions sociales.

Mais au fond, les vrais libéraux le savaient, d’Adam Smith à John Maynard Keynes. C’est Adam Smith lui-même qui expliquait, dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), que les actions des hommes sont largement déterminées par l’idée qu’ils se font de ce qu’en pensent les autres… Et Keynes notait dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie que le choix des actions en bourse ressortait plus d’un « concours de beauté » que de savants calculs d’analystes financiers.

C’est à ce moment que l’on mesure le handicap mental des Français : toute leur éducation formatée au pur rationnel, sélectionnée par les seuls maths, aspire à l’immobilité de la « loi » définitive en science, égale pour tous en économie, répandue partout dans un monde où chacun serait rationnel. Sauf que d’autres savent exploiter nos inventions, produire de meilleure qualité, imposer leurs règles de négociation.

Nous avons beaucoup plus de mal que les autres à équilibrer instincts, émotions et raison, parce que nous croyons – à tort – que la seule raison nous fait humains (élus ? missionnaires ?). Au lieu de se lamenter à longueurs de commémorations sur les valeurs si vivantes « avant », ou à longueur de programmes scolaires sur les horreurs si condamnables « avant », ne serait-il pas temps d’encourager une éducation moins logique et plus raisonnable ?

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Guillermo de La Roca, Connaître et apprécier

guillermo de la roca connaitre et apprecier
Seize nouvelles d’un auteur inconnu, voilà qui pourrait rebuter. Il n’en est rien : contradictions et oxymores suscitent un univers magique où la réalité est bien là, ondoyante et jamais telle qu’on l’attend. Le rationnel en prend un coup, mais telle est la vraie vie, jamais logique comme une épure. Nous sommes ici-bas et non au-delà, comme Satan et autres mythes aiment de temps à autre à nous le rappeler.

Il faut connaître et apprécier cette existence qui nous est offerte. Certes, il est utile de se méfier des modes et de la langue de bois. Ainsi de la première nouvelle, déconcertante, qui se moque du tourisme bobo : « L’organisation Connaître et apprécier nous avait fourni des places de figurants payants dans la coproduction interaméricaine El Macho-Le Mâle. Cette formule réservée à quelques cadres de l’industrie permettait de passer des vacances originales et utiles en Amérique latine » p.9. En effet… il s’agit d’assister les guérilleros marxistes à lutter contre le gouvernement. La seconde nouvelle conte le voyage de Mathurin le lapin : sorti de sa cage parce que sa maitresse avait oublié de la refermer, le lapin domestique est effrayé de la liberté. Tout lui fait peur et se prendre en pattes pour exercer sa responsabilité l’ennuie. Il n’aura de cesse de retrouver sa cage et ses repas de fonctionnaire à heures fixes… jusqu’au bouquet final où sera le héros de la table de mariage – mais pas comme il le prévoyait.

Le gamin normal d’une autre nouvelle est jugé anormal par tout ce que la société compte de décideurs autorisés : ses parents, le prêtre, le psychiatre, le gourou. C’est qu’il ne veut pas entrer dans les cadres étriqués et abstraits de ses ingénieur et prof de maths parentaux, ni dans les religions fixées des clercs et spécialistes de la psyché. Autoportrait de l’auteur ? On nous dit qu’il a « débuté comme ouvrier dans la banlieue de Buenos Aires », ce Français né en 1929 devenu « musicien réputé et nouvelliste ». Tout comme le cheval Quiproquo, fils de personne, qui s’est ingénié à retrouver la liberté loin des contraintes du haras et des courses, pour choisir le maquis révolutionnaire et emporter la victoire par une charge qui ne lui était pas demandée.

Il y a de la sagesse dans ces contes sur le mode de Voltaire ; de la légèreté aussi dans la moquerie des grands mots et du jargon à la mode ; de l’humour souvent dans les petits détails, comme ces « trois garçons d’écurie [qui] durent quitter le haras sur le champ » après qu’une jument fut trouvée enceinte (p.133). De l’absurde aussi, comme ces rôles convenus que la société nous fait jouer, rôle de patriote (Le Rhin), rôle de pouvoir (Davel le Yasa), rôle de savant-gourou (Le congrès d’Ankashttica, Le chaman et le professeur), rôle du rationaliste (La chapelle du vallon), rôle de gagnant (L’oiseau-mouche), rôle de bon garçon (Un gamin normal).

La chute, qui fait le sel de toute nouvelle, n’est pas toujours à la hauteur, parfois bâclée comme pour le chat dans Arthur et son maître, mais le style est vivant et l’imagination emporte. Entre l’Amérique du sud où règne la pensée magique chère à Lévi-Strauss et les paysages français adeptes de la raison cartésienne, l’écartèlement de l’auteur produit de belles histoires.

Un autre regard sur le monde.

Guillermo de La Roca, Connaître et apprécier, 2013, éditions Chroniques du ça et là, 159 pages, €12.00

Attachée de presse Guilaine Depis http://www.guilaine-depis.com/

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Yukio Mishima, Le temple de l’aube

yukio mishima le temple de l aube folio

Après le Japon ancestral 1912, la réaction fasciste 1932, nous voici dans la défaite et l’après-guerre, 1941 et 1952. Mais cette chronologie en forme de saga de réincarnation peut se lire autrement. Mishima a livré son roman du sexe avec Neige de printemps, son roman du cœur avec Chevaux échappés, il nous livre son roman de l’esprit avec Le temple de l’aube. Restera le domaine de l’âme pour le dernier tome, L’ange en décomposition. Ce qui relie l’ensemble, c’est bien sûr l’auteur, mais aussi le personnage masculin qui traverse les périodes : Honda le rationnel, celui qui veut comprendre.

Le temple de l’aube est un temple thaï de Bangkok, mais aussi la princesse Ying Chan fille du prince siamois qui a fait ses études au collège des Pairs avec Kiyoaki et Honda, enfin la forme du mont Fuji lui-même qui symbolise le Japon et la japonité. L’âme du Japon se réincarne toujours dans des êtres beaux qui se sacrifient : Kiyo, Isao, Ying… Car il y aura trois morts dans ce tome, dont l’héroïne mordue par un cobra, serpent royal protecteur de Bouddha. Les deux autres sont de pâles caricatures des deux héros précédents : un poète sexuellement actif et personnellement minable, et une mère toujours éplorée dix ans après d’avoir perdu son fils à la guerre. Mishima montre que ce ne sont pas les situations qui font le tragique d’une destinée mais la qualité des êtres.

Honda part pour affaires en Thaïlande l’an 1941. Il se laisse envoûter par la chaleur du climat et la luxuriance de jungle des jardins comme par le baroque doré des temples. Il voit la princesse de sept ans, fille de son condisciple ; elle se croit japonaise réincarnée. Mais, bien que l’observant se baigner nue avec ses gouvernantes, il ne parvient pas à distinguer si elle a ces trois grains de beauté qui sont la marque de Kiyoaki, en-dessous du sein gauche. Il n’aura dès lors de cesse de le savoir. Lorsqu’en 1952 la princesse viendra étudier au Japon, Honda la poussera dans les bras d’un étudiant pour qu’il lui dise ; mais le rendez-vous n’aboutit pas. Il fera construire une piscine, invitera la jeune fille, jouera au voyeur en perçant un trou dans le mur de sa chambre, comme le préado du Marin rejeté par la mer. Vieil homme de 57 ans, il tombera amoureux de cette jeunesse – mais découvrira vite qu’elle est gouine ! La réincarnation a parfois de ces pieds de nez…

grains de beauté sous sein gauche

La réincarnation, justement, forme le plus pesant du roman. Honda, en bon juriste (comme Mishima le fut), explore les centaines de textes des centaines de sectes bouddhistes qui évoquent ce mystère, des origines indiennes aux applications japonaises. Je soupçonne la traduction du japonais en anglais puis de l’anglais en français de rendre parfois difficilement compréhensibles les concepts bouddhistes. Une nouvelle traduction serait bienvenue, malgré le vœu de Mishima que ses œuvres soient publiées en français à partir de leur traduction anglaise. Les années 1960 ne connaissaient probablement pas beaucoup de japonisants littéraires en France, mais ce temps est révolu (et pourquoi pas en Pléiade ? Il y a bien la Duras, nettement au-dessous en termes d’universel). Honda s’applique aussi à lister tout ce qui, dans la philosophie occidentale, pourrait venir conforter la tradition bouddhiste : des Upanishad aux lois de Manou qui filtrent vers Pythagore et Héraclite, repris par Campanella et Vico jusqu’à Nietzsche.

Honda le raisonnable n’a certes pas eu le destin météoritique d’Achille, mais il est là pour analyser tous les excès du Japon – et ceux de Mishima. L’auteur agit et s’observe en même temps ; il a déjà choisi son destin, qui est de mourir selon la tradition, mais il n’incite pas tout le monde à faire de même. « Si l’on veut vivre, on ne doit pas se cramponner à la pureté comme l’avait fait Isao. (…) Y avait-il moyen de vivre honnêtement avec le Japon sinon en répudiant toutes choses, sinon en répudiant le Japon d’aujourd’hui et les Japonais ? N’était-il pas d’autre moyen de vivre que celui-là, si difficile, qui, finalement, conduisait à l’assassinat, puis au suicide ? (…) En y réfléchissant, la tribu la plus pure avait en elle l’odeur du sang et la tare de la sauvagerie » (chap.2). Mishima se montre ici non pas fasciste, mais égotiste : c’est lui qui veut mourir, avec des compagnons choisis, il ne veut pas entraîner le pays tout entier dans l’orgueil névrosé de « la simplicité et de la pureté des choses au Japon (…) La soie blanche, l’eau froide et claire, le papier blanc en zigzag du bâton de l’exorciste qui flotte dans la brise, l’enclos sacré que borne le torii, la demeure marine des dieux, les montagnes, le vaste océan, le sabre japonais à lame étincelante, si pure et si effilée » (chap.2). L’obsession perfectionniste, l’austérité maniaque, le souci simplificateur du détail, sont des excès culturels ou éducatifs qui frappent le visiteur attentif du Japon. Kimitake Hiraoka en a été torturé tout enfant et n’est devenu Yukio Mishima que par cet art du bonzaï éducatif. Adulte, par la voix de Honda, il analyse ce travers : « Les gens ont trop longtemps vécu dans la crainte de trop de liberté, de désirs trop charnels » (chap.3).

Or la « vie est action. La conscience alaya fonctionne. Cette conscience est le fruit de toutes récompenses, elle entrepose toutes semences qui résultent de toutes actions. (…) Cette conscience est en flux constant comme la chute d’eau, blanche d’écume. Tandis que la cascade est toujours visible à nos yeux, l’eau n’est pas la même d’une minute à l’autre » (chap.18). Le motif de la cascade revient dans chaque roman, celle du chien mort dans le premier, la purificatrice dans le second, les flots thaïs en crue dans celui-ci. Elle montre que tout passe, bien que tout paraisse éternel. Telle doit être la tradition, revivifiée pour rester vivante, telles sont les réincarnations des êtres qui cherchent l’ultime conscience (alaya), au-delà du moi qui – lui – ne se réincarne pas.

Chaque tome qui passe est un peu moins bon. Mishima excelle dans la sensualité de la jeunesse, peine à nous emporter dans la passion de la pureté sacrificielle, il englue ici le lecteur dans l’exégèse bouddhiste. Restent ces personnages bien croqués piqués dans la société japonaise, réalistes et parfois amusants, que l’auteur peint d’un regard critique.

Yukio Mishima, Le temple de l’aube, 1970, Folio 1992, 416 pages, €7.98

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55

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Aron Gourevitch, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale

aron gourevitch la naissance de l individu dans l europe medievale

La collection Faire l’Europe, publiée dans cinq pays, a demandé en 1997 à un historien russe d’analyser de l’extérieur la naissance de l’individu. Une vision slave d’un grand empire ne pouvait que renouveler la vision latine et chrétienne de l’histoire à l’œuvre dans nos pays trop étroitement traditionnels. Et, de fait, Aron Gourevitch réintroduit une dimension – oubliée mais réelle – après l’usage politique qui en a été fait entre 1920 et 1945 : la dimension germanique.

Cette réévaluation n’est pas inutile à qui veut comprendre. C’est ainsi que Gourevitch évoque le héros des sagas scandinaves. Il est un individu mais n’est pas libre de choisir son destin. Celui-ci est programmé et lui est prédit, mais chacun a à l’assumer pleinement. Les préceptes de l’Edda sont destinés à un homme « qui doit se frayer seul un chemin dans un univers hostile, dangereux, en ne comptant que sur sa débrouillardise et ses propres forces » p.46. Tout à fait l’univers des paysans germaniques vivant en famille dans des fermes isolées et, pour cela, soucieux de relations sociales. L’individu naît de la « réputation » qu’il a. Mais « sa conscience n’est pas encore individualiste (…) ses catégories mentales sont celles de la totalité qu’est son groupe » p.72.

Le registre personnel des scaldes, ces poètes scandinaves qui chantent les hauts faits des puissants, s’affaiblit avec le temps. C’est l’influence chrétienne. « L’exigence d’humilité personnelle a entravé l’expression du principe individuel » p.85. Car, seul dans son époque, saint Augustin apparaît comme un individu dans ses « Confessions ». Ce genre littéraire qui s’épanouit au 12ème et 13ème siècle décrit surtout les écarts par rapport à LA norme religieuse à atteindre. « L’éthique chrétienne condamne l’individu à des luttes intérieures dont il ne peut sortir vainqueur » p.96. Saint Augustin opère seul une « vraie percée (…) vers l’introspection psychologique » p.117 Pour lui, la conscience de soi mène à la connaissance de Dieu, les errances pécheresses mènent à la sagesse.

En 1215, le 4ème concile de Latran ordonne à chaque Chrétien de se confesser une fois l’an à son curé. Ceci nécessite une introspection. Dans le même temps, le développement de l’artisanat et du commerce exigent plus d’initiatives individuelles et de rationalité que les travaux des champs. Les villes multiplient les rencontres et stimulent les potentialités. Dès le 13ème siècle, les auteurs commencent à se soucier du nombre et de la mesure précise du temps dans leurs récits. Guibert de Nogent expose ses visions personnelles, Pierre Abélard le conflit entre l’individu et le monde, disant sa foi en la puissance de la raison. Il marque la naissance d’une nouvelle couche sociale : celle des individus qui ont pour talent l’intelligence plutôt que la naissance. L’homme simple approche les statues et les vitraux des cathédrales et, dès cette époque, les visages ne sont plus sur le même modèle intemporel abstrait mais prennent vie, ils s’individualisent, sont expressifs. Dans les sermons de Berthold, chacun a sa place dans la société. Le chevalier lui-même, homme de guerre rustre, apprend à la cour du duc ou du roi « à se contrôler et à brider l’expression de ses sentiments » p.221. L’économie se développant, « le caractère rationnel du marchand s’oppose à l’impulsivité irrationnelle du chevalier » p.228. Cet antagonisme a trouvé son expression dans les fabliaux et le Roman de Renart où le noble est le loup Ysengrin, fort mais nigaud, alors que le marchand a l’intelligence et sa ruse du renard.

« Certes, à l’aube du Moyen-âge, il existait déjà de riches villes marchandes dans l’empire byzantin, telles Constantinople ou Thessalonique, avec lesquelles les cités de l’Occident ne pouvaient prétendre rivaliser. Mais le contrôle tatillon et absolu du pouvoir central bureaucratique empêche l’épanouissement de ces villes byzantines, les condamnant au déclin » p.231. Les villes occidentales surent protéger leur autonomie politique et économique en s’opposant aux évêques et autres seigneurs grâce au pouvoir du roi. Une leçon que la France jacobine d’aujourd’hui, de gauche comme de droite, devrait méditer longuement. Il suffit de remplacer les « seigneurs » par les divers corporatismes syndicaux et administratifs et les « villes » par les entreprises qui semblent avoir, seules aujourd’hui, le pouvoir d’initiative. Le « roi », ce pourrait être l’État s’il jouait son rôle de seul arbitre ; ce serait plutôt « l’Europe », voire « les marchés ».

jeune homme arbre

L’initiative économique et l’essor de l’épanouissement individuel se sont produits malgré la Croyance. Au nom du Dogme, l’Église condamnait le prêt à intérêt, le réservant aux parias, tels les Juifs. Les sermons regorgeaient d’analogies aussi douteuses que celles qui ont cours aujourd’hui parmi les antilibéraux, tel ce fameux – et inepte – « renard libre dans un poulailler libre ». En régime de liberté, les poules prennent le maquis, elles ne restent pas dans une prison d’État volontairement, à attendre le bourreau. L’Église médiévale usait de semblables ficelles, imagées mais fausses. Même les assassins et les débauchés ne pèchent pas constamment, disait-elle, ils dorment au moins la nuit ; au contraire, les usuriers pèchent 24 h sur 24 car les intérêts continuent à s’accumuler en dormant. On le voit, cette parabole populiste mitterrandienne vient du plus obscur de la catholicité médiévale… Les « anecdotes rapportées par les prédicateurs à leurs paroissiens façonnaient une opinion publique hostile aux riches et aux hommes d’argent. Elles valaient aux usuriers et aux marchands d’endurer de véritables tortures morales et leur suscitaient de nombreuses difficultés dans leur vie professionnelle » p.234. C’est un marchand, Pierre Valdo de Lyon, qui fonda la secte de pauvreté évangélique des Vaudois. C’est le fils d’un riche marchand d’Assise, Giovanni Bernardone, qui fonda l’ordre des Franciscains. Le mouvement post-68 vers les chèvres, l’engouement pour ATTAC et pour la décroissance procèdent de la même culpabilité d’exister et de faire.

Ce n’est pas par hasard que la contestation millénariste trouve son terreau dans les pays catholiques, surtout en France, cette « fille aînée de l’Église ». Aron Gourevitch avance « l’hypothèse suivante : l’une des raisons pour lesquelles la Réforme – avec son insistance à présenter la chance et le succès dans les affaires terrestres comme un signe de l’élection de l’individu par Dieu, a triomphé essentiellement dans les pays germaniques et a été mise en échec dans les pays de culture romaine – tient à la présence du concept actif du destin dans les « replis » de la conscience sociale » p.239. Où l’on retrouve l’individu des sagas et des scaldes, tard christianisé, bien mieux adapté à la modernité que les vieux pays d’autorité romaine soumis à la hiérarchie infantilisante du césaro-papisme. D’où sans doute, aujourd’hui, l’illusion que se prépare la France en pensant adapter les « modèles » suédois ou danois à la résorption du chômage, faute d’une mentalité de la société qui va avec. La technocratie se contente toujours de mesures techniques, à la portée de ses raisonnements et de sa formation – mais on ne gouverne pas un peuple par la technique ; il faut son adhésion.

Conclusion de l’historien russe : « L’individualité s’épanche donc spontanément aux marges de la culture chrétienne médiévale et non en son centre, là où le contrôle éthique, exprimé dans l’exigence de retenue et d’humilité, n’avait pas encore pris la forme d’un impératif » p.301. A l’aube de la modernité, les pays latins formaient déjà des individus peu sûrs d’eux-mêmes, culpabilisés par l’Autorité morale et par les dogmes intangibles de la Croyance. Je ne suis pas sûr que certains hommes politiques ne rêvent pas en France de conforter un tel système, bénéfique aux seuls « évêques » ou « seigneurs » régnant sur la masse infantile des ouailles.

Aron Gourevitch, La naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, Seuil 1997, 321 pages, €23.56

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Ian McEwan, Solaire

ian mcewan solaire

Roman très anglais d’un auteur insolent, Solaire est un missile jouissif tiré sur les écolos-narcissiques qui se repaissent comme des chrétiens angoissés de l’an mil de la Grande catastrophe annoncée. L’abord est déconcertant, le lecteur français prend plusieurs pages à réaliser par exemple que Patrice est une femme. Mais les Anglais font tout à l’envers et le personnage principal a tout de l’antihéros, gros chauve, laid et content de lui. L’humour anglais perce ça et là, au point qu’on se surprend à rire tout seul.

Bien sûr, il faut « lire », et ne pas survoler quelques pages pour faire semblant et en parler ensuite dans les cercles littéraires ; bien sûr, il faut s’accrocher, les débuts de l’auteur ne sont jamais très flamboyants ; bien sûr, il faut être sensible aux êtres et ne pas en rester aux apparences. Ce pourquoi « l’époque » Internet-jeux vidéo-zapping n’est pas vraiment faite pour Ian McEwan. Mais il reste de vrais lecteurs, dont vous êtes certainement, vous qui me lisez jusqu’ici (les autres se sont contenté de planer sur les images).

Michael Beard est un physicien qui a connu son heure de gloire avant trente ans en obtenant (par hasard et par politique) un prix Nobel. Il vit désormais dessus, plus préoccupé de ses bonnes femmes que de recherches nouvelles. Il en est à son cinquième divorce, et l’on se demande pourquoi « se marier » est donc si utile lorsque l’on n’est pas fait pour ça. Le divorce d’avec « Patrice » donc, se passe mal, chacun provoquant l’autre en affichant ses liaisons. Mais c’est à un retour de voyage que tout va se jouer – par hasard, évidemment. Car le physicien, qui devrait être pur rationnel, est balloté sans cesse par ce qui survient, ne maîtrisant rien de son existence, ni de sa recherche scientifique. Il suit le mouvement, profite des circonstances.

L’histoire se compose en trois années, 2000, 2005 et 2009. A chaque fois la vie de Beard bifurque, sans qu’il l’ait le moins du monde voulu, mais sans qu’il ait non plus une quelconque volonté de l’orienter. Pas plus que l’humanité ne veut le dérèglement du climat, mais qu’elle ait un quelconque désir de faire quelque chose. Chacun se veut rationnel dans sa sphère, mais retombe dans les ornières répertoriées et les schémas de comportement humains. McEwan réalise une satire féroce de ces moments de naïve bonne conscience.

Par exemple sur le climat : « Cet écho des fléaux de l’Ancien Testament, avec ses pestes et ses pluies de grenouilles, illustrait une profonde tendance, réactivée au fil des siècles, à croire que la planète vivait ses derniers jours, que la fin de chacun était liée de manière imminente à celle du monde, ce qui la chargeait de sens, ou la rendait un peu moins absurde. L’apocalypse n’était jamais pour aujourd’hui, où l’on aurait pu démasquer l’imposture, mais pour demain et, quand elle n’arrivait pas, une nouvelle menace, une nouvelle date, avait tôt fait de la remplacer » p.32. Le physicien est conscient des effets de l’industrialisation sur l’atmosphère et prêt à chercher de nouvelles énergies ou des technologies durables, mais il observe combien les écolos sont eux-mêmes emplis de vent, sinon de légèreté intellectuelle. Invité comme scientifique de renommée à constater avec une vingtaine d’autres « artistes », journalistes et faiseurs d’opinion les effets de la fonte des glaces au Spitzberg, il n’a pas de mots assez durs pour fustiger cette inconséquence. « Quand aux coupables émissions de dioxyde de carbone causées par vingt vols aller-retour, vingt trajets en motoneige et soixante repas quotidiens servis chauds dans ce froid polaire, on les compenserait en plantant trois mille arbres au Venezuela dès qu’on aurait identifié un site et acheté les responsables locaux » p.74.

Ces moments désopilants, observés d’un œil anglais, se multiplient dans le livre. Ainsi lorsque le gros Beard tente de pisser au Spitzberg, par -26°, et qu’il se gèle vite le bout. « Quelque chose de dur et de froid s’était détaché de son entrejambe et avait glissé… » p.94. Ou lorsqu’un ours blanc se dirige vers le groupe sur la banquise et que Beard ne parvient pas à démarrer la motoneige. « Au même instant, il reçut un coup violent dans l’épaule… » p.108. Dans le sas vestiaire du navire où ils logent, les accessoires grand froid sont déposés et repris n’importe comment, au point que personne n’a plus l’équipement à sa taille complet alloué au départ. Comment une telle indiscipline en petit groupe pourrait-elle devenir une discipline collective pour l’humanité contre le réchauffement  ?

Vous trouverez encore hilarant le moment des chips dans le train p.176 ; l’expérience de bouc émissaire de la part de croyants intellos-féministes lorsqu’il expose les raisons pour lesquelles, selon lui, moins de filles que de garçons se consacrent à la recherche en physique p.198 ; les « contes de fée » des freudiens qui croient scientifiques leurs analyses du comportement humain p.238 ; les jumeaux insomniaques, bébés des voisins, qui répandent dans toute la maison « leurs miasmes aussi pénétrant qu’un curry sur le feu ou des crevettes vindaloo, mais aussi pestilentiels que ceux d’un marécage, comme si leur religion leur imposait un régime à base de moules et de guano » p.292.

Ian McEwan réalise un roman décalé irrésistible où, si toute la raison du monde ne peut donner un sens à la vie, un petit enfant le peut. Où toute prévision reste à jamais hasardeuse – surtout si elle concerne l’avenir : « Écoute, Toby. La catastrophe est imminente. Détends-toi ! » p.307.

Force est de constater que plus les catastrophes sont annoncées, pré-vues, moins elles surviennent… Laissez donc dire les écolos et autres théoriciens en chambre du complot naturel. C’est ce que personne n’a imaginé qui est la véritable catastrophe.

Ian McEwan, Solaire (Solar), 2010, Folio 2012, 397 pages, €7.12

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Dangereux vide politique

François Hollande élu depuis un an… un abyssal vide politique ! Après la crise économique de la finance et de l’industrie, la crise sociale du chômage et des impôts, la crise morale DSK et Cahuzac, la crise sociétale de la filiation sans cause, la France va-t-elle vers une crise politique ? La « rue », pour une fois de droite (et bien peu à gauche), voudrait bien cristalliser le mécontentement en mouvement politique sur l’exemple des Tea parties américains. Je l’avais suggéré dans une précédente note, malgré les flèches de ceux restés bloqués sur la petite politique politicienne : « La France pourrait connaître une évolution à l’américaine, avec une droite de plus en plus à droite mais refuge du collectif national, et une gauche de plus en plus anarchiste-bobo, exaspérée de tout est permis. »

La médiocrité du personnel politique et leur panne idéologique font que l’imagination n’est surtout pas au pouvoir et que la refondation des idées est plus que jamais nécessaire.

nouvel-observateur sont ils nuls

Médiocrité des politiciens

Hollande pourrait se contenter de régner, à la Mitterrand, mais le quinquennat (voulu par la gauche) et le Premier ministre (voulu par lui) l’obligent à être dans l’arène. Son tempérament procrastinateur, édredon ni oui ni non, ne convient pas à la fonction. Un président doit se prononcer, il n’est pas dans la synthèse d’un secrétaire général de parti. Il tient bon sur quelques sujets économiques, mais sans aucune pédagogie, laissant les roquets au gouvernement lâcher la soupape du discours de gauche. Est-là une « politique » ? Les citoyens ont l’impression de ne pas être entendus, qu’aucun parti au Parlement ne les représente plus. D’où la rue et les tiraillements au PS.

Dans ce vide politique, la droite pourrait s’engouffrer, mais elle manque de discours cohérent et de chef légitime. Chacun joue sa partie, les « vieux » usés par leurs clowneries de candidats à la présidence de l’UMP, les nouveaux aux dents longues à longueur d’antenne pour la mairie de Paris. Coppé n’est pas crédible, Fillon est dépassé, Juppé reste sur ses terres, NKM se barricade à Paris et Raffarin en Chine… Au total, la droite s’est trop déportée à droite avec Buisson et Coppé. Elle a été battue de peu à cause de cela et du style Sarkozy ; mais les socialistes sont allés trop loin avec la procréation assistée et le laxisme sur les mœurs (cannabis, abolition des peines bloquées etc.), ce qui fait revenir au galop les régions catholiques vers l’anti-Hollande – Hervé Le Bras le dit très bien. 

C’est la chienlit, comme disait de Gaulle, expert ès querelles de bac à sable, fomentées par des « minables » qui ne voient pas plus loin que le bout de leur mufle, « cuisant à petit feu leur petite soupe dans leur petit coin ». Vous avez reconnu les partis : ces « machins » qui devraient sélectionner des candidats valables, comme partout ailleurs dans les démocraties, mais qui ne servent plus en France qu’à se hausser entre soi dans un jeu de l’ego. Coppé n’est pas légitime, Désir est nullissime, les deux jouant leur petit dictateur au mépris des statuts et des règles. Comme si la légitimité résidait dans l’oukase, comme si le charisme se résumait à la grande gueule. Ont-ils compris quelque chose au pouvoir ?

Panne idéologique

La gauche reste empêtrée dans la dépense publique, la redistribution clientéliste, la fiscalité incompréhensible et instable, le gros État à surtout ne jamais réformer, le tabou à accepter mondialisation et rationalisation, le jusqu’auboutisme dans le laxisme des mœurs ultra-individualistes. La droite n’a pas de vision d’avenir, elle en reste au passé, le recours à Sarkozy tenant lieu de projet politique faute de mieux. Comme toute réforme passe par ceux-là mêmes qui profitent du système (élus, technocrates, fonctionnaires, syndicalistes), il y a grande répugnance à ce que cela change. A l’arrogance intello de gauche répond en 2013 l’action directe à droite, qui rassemble bien plus que les groupuscules activistes catholiques ou étudiants. L’aspiration dans les sondages à faire ce que les Italiens font – un gouvernement d’union nationale – dit combien les électeurs ont, dans leur majorité, ras le bol de ces politiciens minables qui se croient légitimes. 2014 ou 2017 verront-elles la réforme forcée du millefeuille étatique dans l’urgence pour incapacité prouvée à résorber le déficit structurel ?

handicap france patrick artus 2013

Aujourd’hui, que reste-t-il ? La peur. Dans le délitement social, les politiciens qui devraient au contraire motiver le pays, montrer la voie de solutions à long terme ont aussi peur que la société – mais pour leurs privilèges.

  • Peur du changement : continuer contre vents et marées faute d’imagination.
  • Peur de la politique : droite ou gauche, surtout ne rien changer au logiciel, on perdrait des électeurs. Dommage que les socialistes ne l’aient pas compris avant le mariage gai.
  • Peur de la rue : accuser la droite de pactiser avec le diable, accuser la gauche d’assassiner des enfants – recours au « fascisme » ou au « couteau entre les dents », vieilles rengaines qui ne disent rien d’autre que l’abyssale stupidité de leurs auteurs.
  • Peur d’expérimenter d’autres canaux de communication entre les citoyens et les décideurs : et pourquoi pas le référendum d’initiative populaire, ou les consultations de citoyens, ou la pédagogie télé, comme Yves Montand l’avait fait sous Mitterrand ?
  • Peur de se remettre en cause : notamment les droits hors du commun des politiciens professionnels, qu’ils soient ministres, députés, sénateurs ou patrons publics (les travaux du siège de la BPI).
  • Peur de l’Europe : qui ose dire à l’Allemagne qu’on ne peut chaque année « attendre les élections » pour décider à 17 ou 27 ? mais qui ose dire aussi qu’il faut réformer chez soi pour converger avec l’Allemagne ?
  • Peur d’approfondir l’Union : à quand une Assemblée européenne élue directement au niveau européen, le même jour, sur des partis européens ? à quand la désignation d’un président élu par le Parlement européen à la tête de la Commission ? à quand le Conseil des chefs de gouvernement remplacée par un Sénat représentant les États-nations et les régions ?

L’imagination n’est surtout pas au pouvoir !

La gauche embourgeoisée depuis Mitterrand s’est installée dans le système, elle ne veut surtout pas le changer ; elle préfère d’ailleurs l’opposition, plus confortable : on peut critiquer sans avoir à choisir, donc promettre n’importe quoi pour se faire mousser. Mélenchon l’a très bien compris, même s’il rassemble peu avec ses rodomontades d’un autre âge. La droite en perte de repères (et surtout de chef qui fasse rentrer dans le rang les ados attardés), rejoue le monôme comme en 1934, encourageant des ligues de factieux malgré la modernisation gaulliste.

Or le monde a changé, les Français ont changé, les petits jeux entre nantis politiques n’amusent plus que les médias parisiens. Si l’opposition descend dans la rue, c’est qu’elle ne paraît pas dans les partis politiques. Le slogan « indignez-vous » n’est pas – ô surprise ! – réservé à la gauche. La droite se radicalise parce que personne n’écoute les classes moyennes qui ont peur du déclassement et se raccrochent aux ‘valeurs’. Circulez, dit Hollande incapable ; on attend 2017, dit Fillon impuissant. Résultat : 30 000 militants devant Mélenchon le 5 mai; 40 000 teufeurs à Cambrai pour une rave. Cherchez où est la politique !

Cette inertie fait surgir Marine Le Pen. La fille de son père a eu l’intelligence tactique de quitter la droite extrême ancrée dans le passé vichyste, OAS ou anti-68. Elle se présente comme la droite qui décide, plus à droite que l’UMP mais dans la tendance sociale-étatiste qui est l’un des aspects du bonapartisme, incarné aussi bien par de Gaulle que par Chevènement, Fabius ou Montebourg. Mélenchon, à côté d’elle, fait pâle figure, populiste racoleur poussant le contentement de soi jusqu’à proposer d’être calife à la place du calife (comme Sarkozy sous Chirac). Hollande, s’il ne réagit pas, la droite, si elle ne trouve pas de nouveaux repères avec un nouveau candidat légitime, laisseront proliférer les extrêmes. Parmi eux, pas difficile de deviner qui va l’emporter !

marine le pen tire ta langue

Quelle refondation des idées ?

L’individu n’est ni entièrement autonome, ni entièrement rationnel comme le croit la droite – mais un peu quand même. Il est mu par des forces invisibles pointées par le marxisme, le freudisme, le structuralisme, le foucaldisme, le bourdieusisme, comme le croit la gauche – mais il n’est pas pour cela une marionnette. Si l’individu est pris dans un champ de forces, il reste relativement autonome. Donc tout pouvoir ne peut décider à sa place ce qui est bon pour lui, ni les technocrates de droite, ni les idéologues de gauche. Pas de volontarisme anti-européen comme le prônent certains irresponsables pour faire la roue ; pas d’inertie suiviste de l’austérité morale allemande, comme d’autres le croient par paresse intellectuelle. Merkel en prétexte à tout balancer ou à ne rien faire ? Quelle blague ! L’économie n’est une science qu’humaine, pas exacte. Elle fonctionne sur la confiance – comme toute société politique. Encore faut-il que cette confiance se mérite et que la subsidiarité empêche l’État parisien ou le Machin bruxellois d’intervenir sur tout, à tous niveaux.

La traduction politique française en est certainement la rationalisation de la dépense publique, excessive et gaspillée (47% de prélèvement obligatoires en 2013 contre 43% en 2011) ; une fiscalité apaisée qui ne change pas tous les deux ans en inhibant l’investissement, l’épargne, la consommation, l’entreprise et l’emploi ; des lois et règlements moins nombreux, mieux rédigés par moins d’élus mais avec plus de moyens ; des lois moins rigides qui ne détaillent pas tout pour laisser une autonomie à la jurisprudence des cas réels ; une éducation moins jargonnante en français, moins nulle en langues et moins axée sur l’élitisme matheux ; une formation adulte ouverte à tous à tout moment ; l’encouragement à entreprendre  et pas le mépris pour « les riches » – cette race mystérieuse surgie des envieux. Le bouc émissaire allemand est bien commode aux pusillanimes de gauche qui attendent la croissance comme d’autres Godot. Bien commode aussi aux extrêmes qui croient que sans l’euro ni Schengen tout irait beaucoup mieux.

Sur ces sujets, il y a une sensibilité de droite et une de gauche – mais abordons enfin ces vraies questions au lieu du mariage gai et autres diversions sur la transparence des élus ou le vote des étrangers ! Depuis un an, combien de chômeurs en plus par laisser-aller de gauche sur la fiscalité aberrante et l’entreprise ignorée ?

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Eliot Pattison, Dans la gorge du dragon

Eliot Pattison Dans la gorge du dragon

Voici le premier roman policier tibétain. Écrit par un Américain, juriste, économiste et grand voyageur. Il s’est pénétré du Tibet d’aujourd’hui, occupé par les Chinois han, acculturé par le scientisme marxiste et les slogans à courte vue du Grand timonier. Que ses successeurs affairistes n’ont culturellement pas reniés. Enduits de positivisme au nom de la modernité, ils considèrent toute spiritualité comme superstition médiévale, « opium du peuple » (comme si le communisme ou le consumérisme n’étaient pas des opiums). La Chine agit en empire colonial au Tibet, attirée par ses énormes richesses naturelles en eau et métaux rares et par sa position stratégique au carrefour des influences (Inde, Russie, Iran).

Heureusement, tous les Chinois, même communistes, ne sont pas aussi primaires. Chou Enlai avait déjà retenu les artilleurs qui canonnaient avec enthousiasme les monastères et les temples millénaires. Ainsi le Potala, le palais sacré du Dalaï-lama à Lhassa fut-il sauvé. Le héros de Pattison, Shan Tao Yun, ex-inspecteur de Pékin relégué sans procès dans un camp de travail au Tibet, est lui aussi un Chinois han – mais pétri de culture – pour cela respectueux de l’âme du Tibet. Il va mener l’enquête après le meurtre du procureur de région, extirpé du camp de travail sur ordre exprès du général commandant militaire.

Tout est compliqué en Asie, les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent mais sont des illusions nées des imaginations trop promptes, enfiévrées par l’altitude. L’aspiration au réel est forte au Tibet parce que l’air y est cristallin et le paysage rude. Le soleil ne connaît pas la nuance, rendant tout blanc et chaud à la lumière ou bien tout glacé et sombre à son ombre. Ainsi la Voie est-elle étroite aux âmes pour se frayer un chemin parmi les démons. Mais la spiritualité est forte, enracinée au cœur de ce peuple d’élite. Les Tibétains résistent aux injonctions matérialistes et prosaïques des marxistes primaires parce que leur liberté est avant tout intérieure.

eliot pattison photo

Ce pourquoi l’Américain Eliot Pattison a écrit ces livres. Il déclare lui-même sur son site : « J’écris sur le Tibet non parce que je serais bouddhiste, mais parce que je ne suis pas bouddhiste, parce que les trésors ultimes du Tibet sont de ceux qui transcendent la religion et la philosophie, des leçons que le reste du monde a désespérément besoin d’apprendre. Se convertir à la cause du Tibet ne signifie pas se convertir au bouddhisme, il signifie se convertir à la compassion, à la conscience de soi, aux droits de l’homme et à l’égalité politique. J’écris sur le Tibet pour donner à ceux qui n’ont pas l’opportunité d’y voyager la compréhension de ce que ressent un témoin d’agression d’un moine qui prie par un policier armé ».

tibet drapeaux de priere

Il existe un lieu secret au plus profond de la montagne où un ‘gomchen’, un saint homme, vit en reclus pour le salut des hommes. Il est une sorte de Dalaï-lama caché, protégé comme un trésor depuis le XVIe siècle. Shan fera la rencontre du prochain élu sous la forme d’un berger encore tout jeune adolescent plein de vie, mais empli d’une sagesse immémoriale. S’il croit à la puissance de l’esprit, Shan ne croit pas aux miracles, étant en cela rationnel à la manière moderne. Il cherche à comprendre. Pour lui, la vérité est la voie. Peut-être en ce sens est-il très américain ? C’est pourtant un prêtre taoïste, sagesse chinoise différente du bouddhisme, qui lui a dit un jour que « notre vie est l’instrument que nous utilisons pour faire l’expérience de la vérité » p.429.

Est-ce le démon Tamdin qui hurle dans la montagne ? Est-ce son incarnation qui a tué le procureur Jao ? Ou bien sont-ce les purbas, ces résistants tibétains à l’occupation chinoise ? La Sécurité publique veut un coupable et peu importe si ce n’est pas le bon, « le Peuple » ne demande qu’à être édifié de la voie correcte entre le bien et le mal selon saint Marx. Shan le relégué, qui n’a jamais été condamné lors d’un quelconque procès mais a simplement fait l’objet d’une « lettre de cachet » d’un ministre communiste, est lâché en laisse par le général qui sent bien que les jeunes loups de la région sont avides de pouvoir. Et que l’exploitation économique des richesses minières, autorisées à une entreprise américaine, peut cacher de gros sous.

L’intrigue est compliquée, les voies pour parvenir à la lumière tortueuses, mais l’âme du Tibet dans ce roman est bien rendue. Il est difficile de s’en pénétrer en touriste. Même en y passant plusieurs fois plusieurs semaines, il reste quelque chose d’irréductible – qui passe bien dans ce livre. Tous ceux qui aiment le Tibet le liront.

Pour les autres, qu’ils méditent simplement cette analyse : « Là-bas [aux États-Unis], la vie est gâchée. Là-bas, les gens se contentent de vivre SUR le monde. Ici [au Tibet], vous pouvez vivre DANS le monde. Les bouddhistes ont huit enfers de feu et huit enfers de froid. Mais en Amérique, il existe un niveau infernal tout neuf. Le pire. Celui où l’on pousse tout un chacun à ignorer son âme en lui répétant à satiété qu’il est déjà au paradis » p.445.

Eliot Pattison, Dans la gorge du dragon (The Skull Mantra), 1999, 10-18 2009, 533 pages, 9.12€

La série Inspecteur Shan sur le site d’Eliot Pattison (en américain)

Six romans policiers tibétains sont parus jusqu’ici en français :

  • Dans la gorge du dragon, [« The Skull Mantra », 1999]
  • Le tueur du lac de pierre, [« Water Touching Stone », 2001]
  • L’œil du Tibet , [« Bone Mountain », 2002],
  • Les fantômes de Lhadrung, [« Beautiful Ghosts », 2004]
  • La prière du tueur, [« Prayer of the Dragon », 2007]
  • Le seigneur de la mort, [« The Lord of Death », 2009]
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Nietzsche succède aux romantiques

Frédéric Nietzsche est un philosophe qui remet les choses à leur place : l’esprit commande à la conscience, mais l’être entier est soumis aux instincts et aux passions. Sa force vitale vient d’eux. Que serait la tête sans le cœur et le ventre ? Nietzsche rééquilibre l’humain, que la Réforme et les Lumières avaient fait dériver vers le seul rationnel. En ce sens, Nietzsche est un successeur des romantiques allemands.

Ceux-ci ont insisté sur l’irrationnel en réaction à la raison absolue des Lumières et au raisonnable de la religion réformée. Ils s’opposent au scepticisme et à l’épicurisme des classes dominantes de leur temps. La vie, le destin, la mort, sont trop « sérieux » pour être laissés à la pensée de cour… On retrouve cela de nos jours chez les socialistes et les écologistes. Autant les grands bourgeois sont volontiers tolérants, épicuriens et sceptiques, autant l’écolo est hanté par les catastrophes climatiques et la mort de la terre, autant le socialiste est obsédé par l’égalité pure et parfaite, ceux qui ont moins que d’autres lui donnant comme des hémorroïdes.

Le romantisme allemand se voulait dans la tradition populaire : mystique de maître Eckhardt, révolte anticatholique, baroque, Sturm und Drang. Goethe opposait au rationalisme le démoniaque : ce que notre raison se refuse à résoudre. Faust est une tentative de chevaucher le tigre pour acquérir la liberté. Rêves, contes de fées, mythologie, chansons populaires, contiennent « l’âme du peuple », son instinct de vie dans les siècles. Les romantiques voulaient un retour à la pureté des origines, de l’enfance, la poésie comme résolution des secrets de la nature par l’image. Pour eux, la séparation entre le sensible et le spirituel est le péché capital. Retour au jardin d’enfance où présent, passé et avenir sont une seule et même réalité. Corps, âme et esprit sont en unité indissoluble, l’être humain doit tendre à une harmonie avec le grand tout.

Les Lumières sont le résultat de la Réforme et ont engendré la Révolution : la lutte contre catholicisme est devenue la lutte contre toute foi en même temps que haine contre la Bible et la pensée judaïque. Repousser la religion (ce qui relie) fait s’attaquer à tout ce qui enthousiasme : le sentiment, l’imagination, la poésie, la morale, l’amour et l’art. La rationalité mécanise le destin, rend raisonnable, prudent, modéré – vieux avant l’âge. Le romantisme est une réaction de jeunesse contre la génération rassise des pères et des vieux. C’est l’inspiration d’Hugo, les correspondances de Baudelaire, le rêve comme seconde vie de Nerval, la poésie de tous les sens de Rimbaud, le rêve de Breton, le futurisme, l’écriture automatique surréaliste, l’interprétation des rêves et le subconscient de Freud, l’an 01 de mai 68…

Dans le même temps, poètes, révolutionnaires et romantiques ont en commun de vouloir réaliser ici-bas le christianisme, l’amour par fusion de tous avec tous, frères au sein de la mère Nature. Ils ont le goût de l’amour et d’être aimés car ils sont faibles devant la vie. Ce pourquoi ils déifient Rousseau, pour eux le premier romantique. Sa Nature est une Mère qui fonde une nouvelle religion des origines. Il revient d’ailleurs aux origines de l’inégalité pour fonder son contrat social.

De tout cela, Nietzsche se méfie. Il est contre les dogmes et les tu-dois romantiques ou révolutionnaires ne sont pas meilleurs que les tu-dois de la morale raisonnable. Ce qui mène les êtres vivants, dit Nietzsche, c’est leur force vitale. Instinct de vie qui est accepté par la conscience humaine et donc « voulu », non plus simple élan vital des plantes ou instinct de reproduction des bêtes mais volonté de puissance. Non par passion de dominer les autres, mais pour épanouir pleinement ses capacités d’être. Ce pourquoi il préfère au pleurard Rousseau le roi Frédéric II de Prusse, éclairé, cynique et railleur, ami de Voltaire. Le souverain considérait la langue allemande « comme juste bonne pour les chevaux » et Nietzsche est bien près de le croire, lui qui se dit non-allemand.

Il prend des lubies romantiques ce qui lui convient, pas plus.

  • Union avec la nature et l’entourage ? Certes, comme des forces qui se reconnaissent et jouissent de s’étendre – pas pour s’y oublier.
  • Communion, mysticisme, interdépendance avec Gaia ? Certainement pas ! La nature n’est pas une volonté mais une indifférence; il n’existe aucune morale « naturelle » autre que celle de tout simplement… vivre. Avec la reconnaissance qu’esprit, passions et instincts sont naturellement liés.
  • Magie, surnaturel, au-delà de la raison humaine ? Au-delà oui, mais sans nier la raison. La magie uniquement comme masque pour l’art ou la politique. Ne pas être dupe : les meilleurs sociétés sont celles qui disciplinent la masse et encouragent les forts ; pour Nietzsche, l’élitisme est un devoir. Que les meilleurs gagnent, ils en feront profiter la société et l’espèce humaine tout entière. Ce pourquoi, comme les romantiques, il aime bien le moyen âge, mais sans avoir comme eux la nostalgie du catholicisme.

Il croit, comme les romantiques, qu’esprit et nature, âme et corps, sont inséparables. Pour lui, comme pour les romantiques, poètes et amants sont sur-humains ; ils transcendent par leur force la petite vie de vache à l’étable qui est le lot de la plupart. Nietzsche, comme les romantiques allemands, veut rendre leur sens originel aux mots, enchanter la parole (il est philologue d’origine). Mais la métaphore plus que le rêve, ou la musique plus que le raisonnement, sont pour lui un moyen de communication entre univers visible et invisible – ou plutôt entre l’univers conscient et les forces souterraines.

Nietzsche est en accord avec la plupart des romantiques allemands sur nombre de sujets :

  • Novalis : Tout le mal vient de la pensée consciente qui réduit, trop sûre de son propre pouvoir et fermant ainsi l’accès à toutes les forces inexploitées dont le rêve nous indique l’existence. Freud piochera ainsi chez Nietzsche cette grande idée de l’inconscient qui nous gouverne.
  • Kleist, Görres : la séparation absolue du monde des sens et du monde de l’esprit est le péché suprême. Ce pourquoi la Morale actuelle est suicidaire pour l’espèce (et les écolos viennent à cette idée lentement).
  • Jean Paul : le printemps, avec ses forces jaillissantes et agissantes, fait naître l’univers. C’est l’instinct de vie qui pousse l’être à émerger à la lumière et à irradier sa puissance créatrice.
  • Novalis : il faut l’ingénuité de l’enfant pour étudier la nature. « L’enfant est innocence et oubli, premier mouvement », dira Zarathoustra, l’ultime métamorphose après le chameau et le lion.
  • ETA Hoffman : la musique est l’expression la plus parfaite des aspirations humaines ; l’art est moyen de connaissance. C’est dans la musique que Nietzsche voit la naissance de la tragédie.
  • Hölderlin : amour brûlant pour la vérité, protestation exacerbée contre l’injustice. Sauf que, pour Nietzsche, la vérité est construite et jamais absolue, et que l’injustice majeure est celle de la morale des esclaves qui s’impose à celle des forts, au détriment du droit à exister, à s’épanouir et à faire avancer l’espèce humaine.

Nietzsche romantique ? Non pas, mais il a puisé à cette source vivifiante sa puissance et nombre de ses convictions, par-delà les idées mêmes.

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Reviennent les idées des années 30…

La hantise de la modernité, l’angoisse de la perte d’identité, la crainte du déclassement – tout ce qui a fait déraper l’Allemagne d’hier dans l’irrationnel, dans l’essentialisme et dans la haine envers un bouc émissaire (capitaliste et juif) – revient en force aujourd’hui. Le succès du ‘Da Vinci Code’, les thrillers de Maxime Chattam, l’habileté des avocats de DSK à le faire échapper à ses responsabilités, la croyance paranoïaque en de tout-puissants Complots, nous font replonger dans cette atmosphère ‘fin de siècle’ de l’Allemagne vers 1880. Sans parler de l’antisionisme des banlieues, et des intellos de gauche qui feignent de confondre identité nationale et essence ‘raciale’.

Un historien a étudié avec attention cette période. George Mosse est juif, allemand et américain. Exilé en 1933 à 15 ans, il est devenu professeur d’histoire à l’université du Wisconsin. Dans un ouvrage d’il y a presque 50 ans, Mosse étudie l’idéologie qui a permis au nazisme non seulement d’arriver au pouvoir, mais de dériver jusqu’à la Solution Finale. Il nous permet de comprendre le présent.

La préférence de notre époque pour l’épidermique, l’émotionnel et le superficiel est aussi fumeuse que l’idéalisme néoromantique Völkisch. La peur des banlieues-ghettos, la haine du Financier-Capitaliste-Américain-Juif, le sentiment de dépossession de soi dans la bureaucratie européenne ou la technocratie politique, les palabres interminables des institutions parlementaires – tout cela incite à s’évader du réel présent pour fantasmer un avenir « autre » :

  • Plutôt voter extrémiste que de conforter la bourgeoisie satisfaite !
  • Plutôt tout casser que d’accepter une quelconque réforme qui ne pourra qu’être au détriment du « peuple » !
  • Plutôt se réfugier dans le paranormal, l’inconscient, la mystique, que d’affronter le réel, déterminer le raisonnable et faire la part des choses !

Le nazisme a réussi parce qu’il a su marier l’organisation politique et la mobilisation des masses à cette nébuleuse idéologique :

  • Il s’agissait alors d’être anticapitaliste et antibolchevique, tous deux matérialistes et apatrides.
  • Il s’agissait de reconquérir la protection des frontières, d’enraciner le sang dans le sol pour exprimer son Modèle national, sa vraie ‘Natur’, de récupérer sa souveraineté mise à mal par le traité de Versailles.
  • Il s’agissait de retrouver l’harmonie avec le cosmos tout entier en vivant à la campagne, au soleil, en cultivant la terre et en respectant les valeurs posées de la glèbe. Le ‘bio’ d’hier étaient la randonnée Wandervögel, le naturisme hors des villes, le végétarisme (Hitler était végétarien), les produits de la ferme bien de chez nous, l’homéopathie anti-chimique, les chants populaires collectifs contre l’individualisme, les fêtes dans les champs plutôt que dans les boites.
  • Les ennemis étaient la science, la finance, le parlement, la modernité et la ville : tout ce qui est trop sèchement rationnel, calculateur et cupide, technocrate sans cesse à bavasser sans décider, impérieusement progressiste, industriellement aliénant.

Le concept fumeux de ‘race’ n’a plus son actualité dans le politiquement correct d’aujourd’hui ; mais il revient par les marges, en négatif, utilisé par les ‘minorités visibles’ qui fantasment une quête historique de reconquête d’identité en bricolant les revers sociaux du présent. L’idéologie völkisch fut, selon George Mosse, « d’opposition au progrès et à la modernisation qui transformaient l’Europe du 19ème siècle. Elle utilisa le romantisme en l’exacerbant, pour fournir une alternative à la modernité, à la civilisation industrielle et urbaine en expansion qui semblait dépouiller l’homme de son moi créateur, le coupant ainsi d’un ordre social apparemment épuisé et anémié » p.60.

Les concepts de ‘nature’ et d’harmonie cosmique sont remis au goût du jour par les écolos. Le retour à la terre et la vogue du ‘bio’ consolent de la production apatride délocalisée, aux mains de multinationales manipulatrices. Le « petit » producteur s’allie au « petit » commerçant contre les « gros » : grande distribution, multinationales agroalimentaires, capitalisme cosmopolite, impérialisme américain (Monsanto). Il y a de tout chez les écologistes aujourd’hui : des scientifiques qui mettent en garde fort justement sur la finitude des ressources, les dangers de la chimie tirée du pétrole ou du nucléaire, le nécessaire ajustement entre l’humanité et le milieu naturel. Mais il y a aussi des mystiques réactionnaires pour qui l’humain est un parasite de la planète, une engeance à surveiller et punir par le retour à la terre (qui seule ne ment pas, disait Pétain). Ceux qui s’expriment le plus vigoureusement ont un furieux air Völkish, pas très moderne…

Comme dans la communauté organique prônée par Hitler, chaque métier d’aujourd’hui se veut un ‘ordre’ corporatiste qui s’organise lui-même et récuse toute réforme venue de la légitimité démocratique : les banques veulent s’autoréguler, mais aussi les cheminots qui croient seuls avoir le sens de leur métier très technique, le corps enseignant qui sait mieux que parents ou spécialistes ce qu’il faut aux enfants, ou les universitaires qui s’émeuvent de tout ce qui pourrait toucher à leurs libertés de recherche ou de programmes. Même les Indignés réclament de réguler les élus. Et ceux-ci penchent vers le souverainisme pour garder leur petit pouvoir.

Le nombre démocratique, l’immigration ouverte, la circulation des capitaux, obligent chacun à être compétitif pour réussir. Les étudiants fourvoyés dans des filières sans débouchés forment aujourd’hui ce qui, en 1880 déjà, s’appelait le « prolétariat universitaire ». Aspirant au statut de petit-bourgeois, leur hantise est d’être déclassés. Ouverture, concurrence et chômage sont leurs ennemis. Les sectes sataniques, complotistes ou extrémistes permettent de se croire une élite tout en couchant en studio – exactement ce qu’Hitler ressentit à Vienne durant sa jeunesse pauvre et Breivic sur Internet avant de massacrer les jeunes Norvégiens.

N’y aurait-il pas un parallèle dans la façon de penser entre hier et aujourd’hui ?

Les frères Strasser résumaient ainsi leur programme dans les années 20 : « nationaliste, contre l’asservissement de l’Allemagne ; socialiste, contre la tyrannie de l’argent ; völkisch, contre la destruction de l’âme allemande » p.460.

  • Les anti-européens souverainistes, protectionnistes et anti-américains français, sont contre l’asservissement de Bruxelles, contre l’économie libre-échangiste et contre la finance internationale. Ne ressemblent-ils pas aux nationalistes d’hier ?
  • Les socialistes de gauche, mélenchonistes et autres jacobins sont clairement contre la tyrannie de l’argent, souvent parce qu’ils sont fonctionnaires ou politiciens professionnels. « L’âme » du peuple n’est-elle pas aujourd’hui infuse dans l’écologie, cette harmonie Völkisch entre l’être humain sur sa terre et le cosmos ?
  • Si elle n’est pas ethnique, comme dans l’Allemagne d’hier, ne pourrait-elle pas le devenir ? A droite par hantise des banlieues et à gauche par haine du libre-échange apatride, toujours connoté américain et juif ? Goldman Sachs, Lehman Brothers, Madoff… Pourquoi les sites complotistes sont-ils presque toujours antisémites ? Pourquoi Mein Kampf se vend-t-il aussi bien en Turquie et dans tout le Moyen-Orient ? La Chine, modèle de Mélenchon, ou la Russie de Poutine, modèle de Marine Le Pen, ne sont-ils pas ouvertement xénophobes ?

Il ne s’agit pas d’un retour AUX années 30 mais un retour aux idées et façons de penser DES années de crise : 2008 a engendré la plus grande crise économique, sociale, politique et spirituelle depuis 1929.

Nous disons que les périodes de bouleversements induites par la modernité remettent en cause les acquis et les statuts, notamment ceux des petit-bourgeois hantés par l’arrêt de « l’ascenseur social ». Ce sont eux qui, jadis, ont fait le gros du vote nazi. Aujourd’hui ils se radicalisent, tirant Mélenchon vers Doriot et l’UMP vers dame Le Pen.

Nous disons que la lutte des places déclasse, surtout en récession économique – les places moins nombreuses étant réservées en priorité aux dominants possesseurs du capital social, culturel et économique. Le chômage de masse et le sentiment de déclassement suscitent les autoritarismes ou les fascismes, ce qui s’est passé en Italie, en Allemagne, en Espagne et même en France dans les années 20 et 30. Il s’agit d’une réaction de peur qui pousse vers l’ordre établi et appelle l’autorité qui peut le préserver.

Nous disons que les exclus se réfugient alors dans le fantasme, ce qui les dédouane de leurs échecs personnels. Ils ont le choix entre la paranoïa (« je n’y peux rien puisque le Complot est trop puissant, mais je suis malin parce que je décrypte »), ou l’utopie (« je ne peux rien sur mon destin, mais mon collectif élitiste me fait partager son rêve d’un « autre » monde, je nage en bande comme un poisson dans l’eau, bien au chaud dans le ‘tous d’accord’ »). Le Pen ou Mélenchon…

Nous disons que le mysticisme nature et le fantasme de la « pureté » (le bio, le sain et musclé, l’entre-soi, l’austérité morale) étaient typiques des mouvements Völkisch allemands des années 1880-1940. Ce n’est pas le « bio » en soi qui est condamnable, ni le torse nu, mais le fantasme de pureté dont le « bio » ou la nudité ne sont que la traduction narcissique cocoon la plus récente.

Hier, les dictateurs n’ont réussi que parce qu’ils ont su rallier dans un parti organisé les masses confusément en attente avec un programme politique attrape-tout. Ils ne l’auraient pas pu si la nébuleuse fumeuse des idées Völkisch, pétries d’irrationnel, de ressentiment et du fantasme ‘nature’ n’avaient travaillé les Allemands sur plusieurs générations. Il suffirait chez nous d’une aggravation de la crise, et d’un führer plus méchant que les politiciens d’aujourd’hui – mais tous les ingrédients sont là. Autant ne pas être naïf.

Sommes-nous moins manipulables aujourd’hui ? J’en doute. L’effondrement de l’éducation à penser par soi-même, la pression banlieue sur les « bouffons » qui travaillent bien en classe, la préférence pour le zapping plutôt qu’à « se prendre la tête » à lire un texte et à l’analyser, la facilité à croire aux complots comme dans les séries d’Hollywood, l’instinct grégaire à faire comme tout le monde, à « être d’accord » avec la bande, à dénier tout ce qui va contre – ne me rendent pas optimiste. L’extrême-droite monte en Europe, ses idées paranoïaques fantasmant la « pureté » se répandent, les passages à l’acte augmentent. Les attentats ne se font plus aujourd’hui pour libérer l’universel, ils se font pour assurer la domination ethnique, celle des islamistes ou de la Suprématie blanche.

Les États restent démocratiques mais la peur peut très vite engendrer ces contrôles étroits que réclament les gens. Surveiller les délinquants sexuels, traquer les pédophiles, accumuler les données personnelles pour la pub, c’est encore démocratique – mais les mêmes instruments peuvent servir à d’autres fins, politiques ou ethniques. Les médias peuvent être muselés en un temps record grâce aux nouvelles techniques : voyez la Chine, Cuba, la Birmanie, le Zimbabwe. Vous savez qu’ON vous piste sur toutes vos interrogations Google ou Yahoo – et les données sont gardées durant trois ans. Facebook ne détruit rien et, étant immatriculé dans l’État de Californie, le FBI y a accès sans limites grâce à la loi américaine. Pour quel contrôle absolu en cas de basculement ? Le Patriot Act américain a montré ses dérives graves en confondant les noms à consonance arabes pour les assimiler aux terroristes.

L’Occident perd son leadership. La puissance montante est la Chine, avec ses valeurs plus autoritaires et nationalistes… pas vraiment « démocratiques ». Demandez non seulement aux Tibétains mais aussi à ceux qui contestent les décisions des autorités à Shanghai ou Pékin. Mélenchon est « chinois » sur la langue bretonne ou la Dalaï lama. Le pétrole est menacé par des intégrismes musulmans qui ne brillent pas par leur tolérance, leur désir du bien commun universel ni leur relation avec les femmes. L’Europe reste impuissante faute de savoir ce qu’elle veut. Nous avons 27 criailleries à chaque débat fiscal, économique, politique, stratégique. La réaction des peuples est donc au repli frileux, à l’étroitesse de la famille, du clan, de la région, du national – bien avant l’Europe et l’universel.

Vague Europe dont les contours sont de plus en plus flous, menaçante mondialisation qui se dilue dans les rivalités, perte de l’information qui s’évanouit dans le superficiel, la copie et le zapping. Plus la cohésion est lâche, plus le désir fantasmé de voir surgir un ordre fort travaille. On ne se soude que contre d’autres. C’est ce que démontrent René Girard avec le ’bouc émissaire’ et Régis Debray dans ’Le moment fraternité’. Le nous n’existe que parce qu’il y a eux, les opposants. C’est ainsi qu’on se sent frères… Si vous avez des enfants, vous observerez très vite le phénomène : on se chamaille en famille mais, devant les autres, tous unis !

Les solutions sont connues : elles passent (comme sous Roosevelt) par l’action des États, la négociation internationale pour définir des règles, les filets sociaux de sécurité, et la réflexion démocratique de chaque citoyen dans le débat critique. Plus de transparence dans les négociations (et pas ces compromis de cabinet à la Aubry-Duflot), plus de participation démocratique locale, moins de pouvoir centralisé avec cour royale à la française. Avec pour lumière les acquis scientifiques plutôt que les fantasmes et pour guide l’empathie que l’on peut avoir pour ceux qui sont victimes. Cela suffira-t-il ?

George Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich – la crise de l’idéologie allemande, 1964, Points Seuil 2008, 510 pages, préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, €11.40

Cet article est la version revue et actualisée d’un billet publié dans mon blog précédent en mars 2009. J’ai tenu compte des objections, nombreuses sur AgoraVox, ce pourquoi la version actuelle est longue. Le thème est malheureusement encore plus d’actualité !

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Christianisme et paganisme

L’émérite professeur de Yale University Ramsay McMullen analyse avec forces notes et références (210 pages, presque la moitié du livre !) ce passage obscur entre paganisme au IVe siècle de notre ère et christianisme, définitivement majoritaire au VIIIe siècle. Occident et orient connaissent des évolutions contrastées en raison de la séparation de l’empire entre Rome et Byzance. Pour faire bref, disons que l’orient plus urbanisé et plus cultivé assimilera le christianisme plus vite et plus fort que l’occident resté largement barbare, surtout aux marges. La thèse de l’auteur est que les païens étaient trop loin de l’abstraction chrétienne pour adopter le monothéisme d’un coup ; c’est au contraire le paganisme des dieux proches et guérisseurs qui a progressivement phagocyté le christianisme pour en faire cette légende merveilleuse du moyen-âge.

 En 5 chapitres mais 3 parties, l’auteur examine la persécution des païens, la superstition endémique du temps, enfin l’assimilation du paganisme par le christianisme qui s’en trouve transformé.

Le dogme en histoire voulait qu’après Constantin (312), tous chrétiens. Cette légende dorée répandue par les moines est loin d’avoir été la réalité. Il a fallu en effet quatre siècles, des persécutions physiques, l’élimination par crucifixion et décapitation de toute une élite intellectuelle, son remplacement à la Staline par une nouvelle élite moins éduquée venue du peuple, la destruction par le feu et le martelage de grands centres de savoir antique (destruction du Sérapis en 390, iconoclasme après 408, martelage du temple d’Isis à Philae en 530), la manipulation de foules ignares et brutales pour écharper les bons orateurs philosophes (telle Hypatie d’Alexandrie lynchée en 415, dissolution de l’école d’Athènes en 529), l’interdiction par la loi, la confiscation fiscale et la terreur militaire… pour que la foi chrétienne s’impose contre les fois anciennes. Les Chrétiens d’alors n’avaient rien à envier en cruauté, brutalité et ignorance fanatique aux talibans d’aujourd’hui.

Car le paganisme était ancré dans les siècles, il était rationnel, décentralisé et tolérant. Remplacer cette foi personnelle, locale et guérisseuse par un dogme unique, irrationnel et lointain n’allait pas de soi. La tolérance est un bel exemple d’incantation inefficace quand elle n’est pas appuyée par la force. Prenons-en de la graine aujourd’hui ! « Avant le IIe siècle et après, des appels à la tolérance se font entendre des deux côtés. (…) Naturellement ils sont lancés aux forts par les faibles avec la plus grande honnêteté ; on les entend donc d’abord dans la bouche des porte-paroles chrétiens, puis chez les chrétiens comme les non-chrétiens (…), enfin chez les non-chrétiens avec le maximum de publicité. On connaît bien l’appel que Symmaque lança vainement à saint Ambroise. Alors, en 384, il était trop tard pour parler de tolérance » p.27. Quand un Tarik Ramadan en appelle à la tolérance entre islam et laïcité, c’est simplement qu’il est faible ; une fois la moitié de la population ralliée à sa cause (certaines projections démographiques parlent de 2050…), sa fameuse tolérance disparaîtra tout aussi vite que celle des chrétiens au IVe siècle. L’église unissait en effet près de la moitié de la population vers l’an 400.

La nouvelle religion n’avait pas réponse à tout, contrairement à l’ancienne. A la base, les gens étaient préoccupés, tout comme aujourd’hui, de santé et de prévoir l’avenir, d’où la force des dieux guérisseurs, des sources contre les maladies, des oracles et des rêves faits dans l’enceinte des temples. Tout ramener à Satan ne résout rien, il faudra le culte des martyrs puis des saints réalisant des « miracles » (Antoine Théodore, Basile, Gervais, Etienne, Félix, Martin, Foy…), les exorcismes et même une intervention d’archange contre le dragon (saint Michel) pour que les pratiques chrétiennes se rapprochent des pratiques païennes et soient donc acceptées… L’église tolèrera aussi les danses parfois, la musique souvent (dont les chœurs des vierges ou de jeunes garçons) et les banquets funéraires – tous usages très païens des temples antiques – pour que le peuple reconnaisse son autorité sur la communauté. Pour les païens, « la conduite juste, c’était la joie. La joie était culte » p.170. Le christianisme a dû ainsi se paganiser par la joie pour être accepté.

Au sommet, les élites sceptiques, cultivées et aptes à la critique rationnelle devaient être remplacées. Staline n’a pas procédé autrement au Parti communiste dans les années 1930 : il a fait monter des illettrés fidèles pour les mettre aux postes de commande, marginalisant brutalement l’ancienne élite. Dioclétien a donné l’exemple : « on assista sous Dioclétien à une augmentation très rapide des effectifs du gouvernement. Elle se poursuivit pendant une centaine d’années. (…) Le nombre des fonctionnaires, environ 300 sous le règle de Caracalla (211-217) était passé à 30 000 ou 35 000 à un certain moment du Bas-empire » p.132. Conséquence inévitable : « Le spectre des croyances fut amputé de son extrémité sceptique et empirique. Il ne restait plus que le milieu et l’extrémité la plus crédule » p.133.

On assiste donc à une formidable régression de la pensée humaine qui durera… mille ans, jusqu’à la Renaissance ! Non, le progrès de l’humanité n’est pas linéaire : la pensée rationnelle du monde a laissé place à la croyance aveugle durant plus de 33 générations… Tertullien : « Nous, nous n’avons pas besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherche après l’Évangile » (cité p.138). Saint Augustin : « Pour lui, toute enquête que nous dirions scientifique s’expose au ridicule. Les Grecs, sots qu’ils étaient, perdaient leur temps et leur énergie à identifier les éléments de la nature, etc. (…) Inutile de savoir comment la nature fonctionne, car cette prétendue connaissance n’a rien à voir avec la béatitude » (p.139). Une certaine mentalité écologiste ne fonctionne aujourd’hui pas autrement.

Anglo-saxon, Ramsay McMullen n’a rien de cette clarté à la française où les chapitres sont divisés en paragraphes dont chacun ne contient qu’une seule idée à la fois illustrée d’exemples. Lui est plutôt touffu, très proche des sources qu’il cite avec abondance et redondance. Ce pour quoi il s’est senti obligé de rédiger une conclusion longue, qui fait le chapitre 5 et dernier, pour récapituler les idées qu’il avance et étaie. Mais que cela n’empêche pas de lire cet ouvrage court, écrit d’une plume fluide jamais ennuyeuse, et qui apprend beaucoup sur cette époque laissée volontairement dans l’ombre par l’hagiographie chrétienne qui a fait la loi en histoire durant deux millénaires. Ce n’est guère que dans les années 1980 en effet, selon l’auteur, que l’étude plus précise des sources a permis d’y voir plus clair. Nous sommes donc dans l’histoire en train de se faire, dans la révision du mythe au profit de la science – ce n’est pas rien !

D’autant que nous avons des leçons politiques très actuelles à en tirer.

Ramsay McMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, 1996, collection de poche Tempus Perrin 2011, 453 pages, €10.45

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Zola, L’Argent

Émile Zola écrivit ‘L’Argent’ en 1891. Fidèle à sa méthode, il s’est documenté, a beaucoup interrogé, est allé voir les lieux mêmes de l’intrigue. Il compose son roman en trois actes, comme un drame classique : l’exposé des motifs, le nœud de l’intrigue, la conclusion édifiante. Ce n’est pas une tragédie, Zola est trop positiviste ; c’est bel et bien un ‘drame bourgeois’ avec le mari, la femme, l’amant :

  • Le mari c’est le banquier juif Gundermann, froid et rationnel.
  • La femme c’est la bourse, la passion laïque du jeu, incarnée d’ailleurs par la baronne qui se donne à qui en veut contre un tuyau.
  • L’amant c’est Saccard, le ‘héros’ dramatique catholique mené par son enthousiasme, féru d’activisme, mais qui ne sait pas se contrôler.

Au fond, Zola se moque bien de l’économie ; contrairement à Balzac, il n’y connaît pas grand chose. S’il décortique les techniques boursières de son temps après s’être documenté en journaliste, c’est pour leur plaquer l’a priori général qu’il a de « l’histoire naturelle » de la société : tout est sexe et fumier. On ne fait de beaux enfants que dans le stupre ; de bonnes affaires que par magouilles ; de belle politique que par trahison. C’est pourquoi Émile n’est pas Honoré, aux perspectives plus vastes ; ni surtout Gustave, ce Flaubert qui pousse le réalisme jusqu’au surréel. Zola reste englué dans ses préjugés envieux de petit-bourgeois ébahi par ce qu’il comprend mal : l’empire, la banque, l’élan vital. Tout reste chez lui coincé au foutre : pas de politique sans coucheries intéressées ; pas d’affaires sans viol ni maîtresses achetées ; pas d’amour sans boue ni saleté. Freud ne fera que rationaliser cet état d’esprit catholique-bourgeois du 19ème siècle où la chair (diabolique) commande tout et le sexe (faible) parvient à tout détruire comme Ève au Paradis…

La bourse ? Elle est pour Zola « ce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrent » chap. 1. Dès lors, tout est dit : puisqu’il n’y comprend rien, il traduit avec ses lunettes roses :

1. L’argent comme fièvre du jeu : « A quoi bon donner trente ans de sa vie pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opération de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? » chap. 3 Alors qu’il y a très peu de vrais « spéculateurs » en bourse. Même Jérôme Kerviel le trader n’en était pas un, mû par l’ambition de prouver aux gransécolâtres de sa banque qu’il réussissait mieux qu’eux – pas par l’appât du gain.

2. L’argent comme passion sexuelle : « Alors, Mme Caroline eut la brusque conviction que l’argent était le fumier dans lequel poussait cette humanité de demain. (…) Elle se rappelait l’idée que, sans la spéculation, il n’y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fécondes, pas plus qu’il n’y aurait d’enfants sans la luxure. Il faut cet excès de la passion, toute cette vie bassement dépensée et perdue, à la continuation même de la vie. (…) L’argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, servait de terreau nécessaire aux grands travaux dont l’exécution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. » chap. 7 Mais pourquoi l’argent serait-il « sale » – sauf par préjugé biblique du travail obligatoire dès qu’on n’obéit plus à Dieu ? Il n’est qu’un instrument, la nécessaire liquidité pour investir et l’outil de mesure du crédit ?

3. L’argent comme capacité positiviste : « Mais, madame, personne ne vit plus de la terre. L’ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d’avoir sa raison d’être. Elle était la stagnation même de l’argent, dont nous avons décuplé la valeur en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C’est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n’est possible sans l’argent, l’argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle… » chap. 4. Par là, Zola traduit le désarroi des « fortunes » traditionnelles, issues des mœurs aristocrates singées par les bourgeois accapareurs de Biens Nationaux à la Révolution : ils n’ont rien compris à l’industrie ni au commerce, ces Français archaïques ; ils ne désirent que des « rentes » pour poser sur le théâtre social. Alors que l’argent est liquide comme le foutre et que seule sa liquidité permet d’engendrer de beaux enfants, ils regardent avec jalousie ces financiers qui utilisent le levier du crédit pour créer de vastes empires industriels ou commerçants. C’est pourquoi son ‘héros’ devra chuter – car une réussite terrestre aussi insolente appelle une punition « divine » ou « de nature » (pour Zola, c’est pareil).

4. L’argent comme immoralité suprême : « Il n’aime pas l’argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non ! s’il en veut faire jaillir de partout, s’il en puise à n’importe quelles sources, c’est pour la voir couler chez lui en torrent, c’est pour toutes les jouissances qu’il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance… (…) Il nous vendrait, vous, moi, n’importe qui, si nous entrions dans quelque marché. Et cela en homme inconscient et supérieur, car il est vraiment le poète du million, tellement l’argent le rend fou et canaille, oh ! canaille dans le très grand ! (…) Ah ! l’argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l’amour des autres ! Lui seul était le grand coupable, l’entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines. » chap. 7.

Voilà, tout est dit : le credo de la gauche française est fixé pour un siècle et demi. Zola était radical, la gauche de son temps. Mesdames et Messieurs Aubry, Moscovici, Royal, Dufflot, Mélenchon et Besancenot ne parlent pas autrement aujourd’hui. Les immobilistes donneurs de leçons comme Messieurs Chirac et Bayrou non plus. Le dogme est que l’argent le rend fou et canaille – point à la ligne. Où l’on ramène l’économie à la morale, comme si c’était du même ordre. Est-ce de réciter le Credo qui produit le pain ? Ne serait-ce pas plutôt le travail ? Il y a un temps pour prier et pour faire la morale, et un temps pour travailler et produire. C’est même écrit dans la Bible…

Confondre les deux en dit long sur la capacité de penser. La moraline remplace la morale et les inquisiteurs les politiques. L’argent est un outil et un outil n’a pas de morale : seul l’être qui l’utilise peut en avoir une. Le bon sens populaire sait bien, lui, qu’un mauvais ouvrier a toujours de mauvais outils.

Que faire contre l’argent ? Zola a lu Marx et c’est pour cela que la gauche l’encense, malgré l’antisémitisme affiché de ‘L’Argent’. L’un des personnages est Sigismond Busch, louche apatride – juif russe émigré – dont le frère récupère sans merci les dettes signées par les gigolos pour les faire cracher. Mais Sigismond incarne chez Zola l’Idéaliste, le jeune homme, fiévreux de théorie, évidemment phtisique. Il ne rêve que collectivisme socialiste – et il mourra évidemment selon la morale de Zola, pour que le roman respecte « l’histoire naturelle » de son temps.

Zola, en exposant les bases du marxisme, a quand même cette incertitude salvatrice à laquelle JAMAIS le socialisme n’a pu répondre : « Certainement, l’état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualiste que l’émulation, l’intérêt personnel, rendent d’une fécondité sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette fécondité, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l’idée de gain sera détruite ? Là est pour moi le doute, l’angoisse, le terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s’y décide un jour… », chap. 1.

‘L’Argent’ ? Un roman porno autorisé fin 19ème : sans doute pas la meilleure explication de la bourse.

Émile Zola, L’Argent, Folio classique, €5.41

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Diderot, La religieuse

J’avais 14 ans lorsqu’une fille de ma classe m’a mis entre les mains ‘La religieuse’. La prise de voile m’a dévoilé la réalité du monde. J’ai dévoré d’une traite ce roman tant le style est haletant, sans aucun chapitre, contant d’une langue admirable les turpitudes d’une innocente injustement brimée. Le lesbianisme de la fin m’est bien sûr passé par-dessus la tête, je l’ai découvert à la relecture adulte. L’époque était à la libération, quelques années après 1968, et l’enfer décrit par Diderot avait tout du mythe.

Il a commencé comme un canular. Diderot, Grimm et Madame d’Épinay se languissaient du marquis de Croismare, jadis bon vivant, désormais retiré sur ses terres. Pour l’en sortir, rien de tel qu’une bonne intrigue au goût de vérité. En août 1760, nos compères inventent une aventure plus vraie que le réel d’une très jeune fille enfermée au couvent par ses parents. Elle n’est pas faite pour la vie cloîtrée, elle ne sait rien du monde ni de l’amour mais bataille pour résilier ses vœux obtenus sous la contrainte. Pour cela, elle fait agir la loi ; mais la loi ne suffit pas en régime du bon plaisir. Elle doit faire agir les grands, ceux qui comptent en société. Et ce bon marquis est touché. Les compères ne lui avouent la supercherie que deux ans plus tard, mais le marquis ne leur en veut pas. Le roman sera publié en feuilleton de 1780 à 1782 dans la ‘Correspondance littéraire’. Il ne le sera en volume sous le Directoire en 1797 qu’après la mort de Diderot, intervenue en 1784.

L’enfermement contre son gré était la scie de l’époque prérévolutionnaire ; il marquait le summum de l’arbitraire, le bon plaisir du prince, la lettre de cachet politique ou le vil intérêt financier des parents. Ici, sœur Suzanne a été enfermée à 16 ans parce que dernière de trois sœurs qu’on ne pouvait toutes doter. Mais surtout preuve vivante de la faute de sa mère, que le mari soupçonnait. Cachez ce sein que je ne saurais voir ! L’enfant de l’adultère n’aurait jamais dû naître, autant la faire mourir dans les caves des couvents. Le temps bruissait de telles mésaventures, dans les gazettes comme dans les romans licencieux.

Là où passe Suzanne, il s’en passe de belles. Comme dans tout groupe fermé, les passions bouillonnent : la vanité, le pouvoir, la sensualité, le sadisme… Qui n’agit pas comme tout le monde est vite rejeté, mouton noir à qui l’on fait subir toutes sortes de sévices, en exorcisme de ses propres démons. Suzanne est affamée, dénudée, fouettée, enfermée, ostracisée. La société s’en fout et la loi n’en peut mais : l’église et les parents sont tout-puissants. Où le lecteur compatit avec l’innocence bafouée, la beauté souillée, la solitude éprouvée, familiale et sociale.

L’adolescent que j’étais ressentait plus fort qu’adulte cette tyrannie. La persécution maître-esclave était encore  celle de certains profs, forts de leur petit pouvoir sur la classe ou de leur idéologie d’airain. Car la liberté n’est pas seulement de corps, elle est aussi d’esprit. Exprimer une idée différente vous expose en classe à la raillerie méprisante du corps enfeignant, arrivé et confortablement installé, qui jouit avec sadisme de réprimer le naturel par le dogme. En balançant cul par-dessus tête ces mauvaises habitudes, mai 1968 a donné une leçon à cette profitude sûre d’elle-même et dominatrice, matheux sadiques et historiennes confites en dévotions marxistes ou réactionnaires. Il faut lire Diderot à cet âge, il vous marque pour la vie car il dit vrai.

Il évoque en parabole la liberté contre les pouvoirs, l’individu contre la hiérarchie sociale, le corps bien vivant contre l’âme éthérée. Le roman captive comme un roman noir, sans la sensualité du ‘Moine’ de Lewis, ni la gymnastique torturée de Sade (que je n’ai toujours pas lu). Sœur Suzanne, appelée selon la coutume du temps « Sainte » Suzanne, est comme la Suzanne de la Bible devant les vieillards : nue et naïve, regardée avec concupiscence par la religion comme par les sens enfiévrés de la Supérieure. L’enfermement fermente. Ce sera de même dans les collèges, si l’on en croit la littérature, et pas seulement française. Les ‘Désarrois de l’élève Topless’ (comme demandait à la Fnac un illettré qui cherchait le film) ou ‘Kes’ et surtout ‘If » répondent à ‘La ville’ de Montherlant ou aux ‘Amitiés particulières’ de Peyrefitte. Sauf que Sainte Suzanne est frigide, d’une innocence asexuée qui frappe le lecteur adulte (l’adolescent la prend comme elle est). Elle n’éprouve rien de plus que l’affection, ne sait rien des émois du sexe, ne comprend pas les caresses appuyées et s’étonne qu’on devienne folle de désir… Diderot, en restant tout rationnel, veut convaincre son temps (et son vrai marquis) que si le diable peut se cacher dans le sexe, la réalité de l’enfermement est belle et bien sociale. Il s’agit de contraindre les corps, les cœurs et les esprits, de lier à jamais les âmes. Et cela même est inacceptable pour les êtres de Lumière adeptes de la raison.

Un bien beau livre à relire adulte et à mettre entre les mains de ses adolescents pour leur faire découvrir la réalité du monde qui est le nôtre. ‘Surveiller et punir’, ce titre bien trouvé de Michel Foucault, raconte comment notre temps est expert lui aussi en enfermements. Si le film de Rivette en 1966 a été longtemps interdit, c’est que les images sont plus réalistes que les mots, mais surtout que le gaullisme de tradition militaire, le paternalisme de la bourgeoisie d’époque, rejoignaient sans peine le machisme ouvrier autoritaire du Parti communiste. La liberté avait bien du mal à renaître entre ces redoutables censeurs du corps social…

Denis Diderot, La religieuse, 1797, Contes et romans, Gallimard Pléiade 2004, 1300 pages, €52.25

Denis Diderot, La religieuse, Folio, 1972, 367 pages, €6.93

DVD La religieuse de Guillaume Nicloux avec Pauline Etienne et Isabelle Hupert, France télévision 2013, €7.63

DVD Suzanne Simonin la religieuse de Jacques Rivette, 1966, Opening, €29.79 « interdit aux moins de 16 ans »…

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