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Francine Mallet, Molière

C’est « la » biographie de notre auteur national, apprécié du Roi-soleil et vilipendé par les dévots en cabale. Son autrice, née en 1909, a obtenu en 1987 le Prix Roland de Jouvenel décerné par l’Académie française pour cette œuvre. Elle avait déjà écrit, dix ans auparavant une biographie remarquée de George Sand et est restée jury Médicis de 1958 à sa mort, en 2004.

Le livre est divisé en quatre parties complémentaires : sa vie, son théâtre, son temps, ses thèmes et personnages. Suivent une généalogie, une chronologie et une biographie, outre les notes, qui permettent à quiconque d’approfondir et de retrouver rapidement un détail.

Molière est né Jean-Baptiste Poquelin le 15 janvier 1622 sous le prénom de Jean ; Baptiste lui sera ajouté à la naissance deux ans plus tard de son frère prénommé Jean lui aussi. Quant à Molière, son nom de scène pris en 1644 pour ne pas entraver les affaires de son père, son origine est inconnue ; lui-même n’en a rien dit. Tout juste peut-on formuler l’hypothèse (que l’auteur ne reprend pas) d’un mot latin de cuisine si l’on fait l’anagramme syllabique de Molière : re-liè-mo. Cela ressemble au subjonctif du verbe latin religere – langue que Jean-Baptiste parlait couramment grâce au collège de Clermont, tenu par les Jésuites rue Saint-Jacques (aujourd’hui lycée Louis-le-Grand), où cette langue morte était une langue vivante : tous les cours avaient lieu en latin et les écoliers se parlaient latin entre eux ! Reliémo pourrait signifier « que je relie », du verbe religere dont le g a été élidé dans les langues modernes (l’italien foglio se prononce folio). Mais ce n’est que spéculations.

Poquelin est un nom d’origine écossaise, dont un ancêtre est venu en France sous Charles VII. Le grand-père, picard, est devenu marchand tapissier à Paris. Son fils, le père de Jean-Baptiste, reprend l’affaire, se marie avec Marie, d’une famille de marchands du quartier, et réside désormais au 93 rue Saint-Honoré au pavillon des Cynges (singes), ainsi nommé pour une sculpture en bois. Jean-Baptiste est l’aîné de six enfants, sa mère meurt lorsqu’il a 10 ans. Il suit de 7 à 12 ans les cours de l’école paroissiale de Notre-Dame avant d’intégrer jusque vers 19 ou 20 ans le collège de Clermont en externe. Outre l’apprentissage d’un catholicisme raisonné et humaniste, il fréquente assidûment les classiques latins (expurgés de tout ce qui est sexe ou matérialisme !) et s’initie à la rhétorique, à l’éloquence et au théâtre, divertissement éducatif fort prisé pour être à l’aise et briller en société. Le collège de Clermont éduque en effet beaucoup des fils de Grands.

La documentation sur la vie de Molière est rare, notamment les correspondances avec sa famille ou ses amis, et reste entachée des ragots et libelles produits contre lui en raison de ses écarts avec la dévotion ultra-catholique alors de rigueur. Le catholicisme sous Louis XIII et Louis XIV fut en effet un ascétisme de réaction, analogue à l’islamisme d’aujourd’hui, groupant les rescapés de la Ligue antiprotestante, les ex-Frondeurs et les conservateurs choqués de la liberté de mœurs de leur souverain qui n’hésitait pas à danser en société. Molière ralliera les Précieuses qui ne sauraient voir un homme nu, les Tartuffe qui ne sauraient voir un bout de sein tout en s’excitant fort à cette idée, mais aussi un Dom Juan égoïste, athée et violeur, vautré dans le matérialisme sans perspectives. Molière, en avance sur les réactionnaires de son époque, sera un catholique humaniste selon François de Sales et La Mothe Le Vayer qui fut son ami. Pour lui, le plaisir ici-bas n’est pas incompatible avec la vertu pour l’au-delà.

Remplir ses devoirs selon l’honneur est le principe de l’existence. Molière « déclare méprisable tous ceux qui nient les obligations, tant celles des lois humaines que divines, auxquelles tout homme doit se plier. Il insiste sur la responsabilité des Grands » p.206. Il respecte le roi, autour duquel tout tourne, « l’amour de Molière pour son souverain, c’est à la fois l’amour du métier et de la réussite. Les deux se confondent » p.217. Louis XIV est complice et l’utilise : « Les femmes, plus ou moins précieuses ou savantes, qui ont contesté sous la Fronde et affirmé la force de leur personnalité, n’ont pas plu au Roi. Molière s’en est souvenu. Quant à Tartuffe, il est l’exemple de ce qui déplaît au souverain. Il ruine une famille, trahit un bon sujet sous prétexte de religion et se joint à une cabale qui veut imposer son point de vue même au monarque » p.227. Après avoir fait interdire de jouer Tartuffe, mesure rapportée sur ordre du Roi, la Compagnie du Saint-Sacrement va s’attaquer à Dom Juan avant que Louis XIV ne la dissolve. « L’Eglise connaissait les âmes, voulait les malaxer comme de la cire et ne tolérait pas le pouvoir qu’exerçaient les comédiens sur les spectateurs à travers la magie de la rampe » p.233. Tartuffe sera interdit au Québec durant des siècles et les polémiques sur Molière ne s’apaiseront qu’à l’extrême fin du XIXe siècle en France.

Reste toujours la résurgence des hypocrites qui veulent « cacher ce sein » qu’ils « ne sauraient voir » tout en en mourant d’envie. La France « éternelle » de la rigueur et de l’austérité expiatoire subsiste chez nos communistes, socialistes, écologistes, gauchistes : « Tout ce qui était spiritualité catholique, et plus encore janséniste, ne cultivait pas le goût de la prospérité. Pascal, après Jansen, allait jusqu’à considérer comme presque vaine l’activité intellectuelle qui risquait de détourner le chrétien de la contemplation » p.234.

Son père aurait voulu que son aîné reprit son affaire et sa charge d’écuyer du roi, mais Jean-Baptiste se passionne pour la scène et il n’insiste pas, allant même jusqu’à lui léguer à ses 21 ans sa part par avance d’héritage. Molière prend alors son nom de scène et s’éprend de Madeleine Béjart, bonne comédienne, de quatre ans son aînée. Un arrêt de Louis XIII en 1641 a rendu le théâtre respectable, malgré les dévots rigoristes qui mettent les acteurs au même rang que les putes et les infâmes (invertis). Jean-Baptiste monte alors sa troupe avec Madeleine, l’Illustre théâtre, et entreprend une tournée de treize ans en province sous la protection du duc d’Epernon puis du prince de Conti, amoureux de l’actrice Du Parc. Ils jouent ici ou là selon les contrats des villes, des nobles ou des bourgeois.

De retour à Paris, ils deviennent les comédiens de Monsieur, qui a tout juste 18 ans. La troupe – et son auteur Molière – connait le succès en 1659 avec Les Précieuses ridicules, comédie de mœurs sur les travers du temps. Molière ne réussira jamais dans la tragédie, fort à la mode alors et où règne Corneille, mais inventera la comédie à la française, lui ajoutant même du ballet. L’échec de la tragédie obligera Molière à écrire des pièces pour que sa troupe joue.

Il se marie en 1662 avec Armande Béjart, de vingt ans plus jeune que lui, pour onze ans et trois enfants dont une seule survivra. L’Ecole des femmes connaît le succès et suscite des jalousies, ce qui fait dire en vers à Boileau : « Si tu savais un peu moins plaire / Tu ne leur déplairais pas tant ».

Mais ses deux fils, Louis parrainé par Louis XIV et Pierre, vont mourir en leur enfance, ce pourquoi Molière s’intéressera tellement à Michel Baron, introduit dans la troupe à 13 ans. Il assouvira avec lui sa paternité frustrée dans un complexe de Pygmalion pour élever l’adolescent au métier d’acteur. Les dévots vont gronder et publier moult libelles contre lui, accusant sa femme d’être légère et lui-même de caresser Michel. Le roi, qui l’a soutenu comme un pion pour sa politique anti-Ligueurs va devenir plus dévoué à la religion avec sa dernière maitresse. Molière va se sentir plus seul, il écrit le Misanthrope. Il meurt après avoir joué le Malade imaginaire – non pas en scène comme on le croit, mais dans la soirée qui suit. Nous sommes le 17 février 1673, Molière a 51 ans. On parle aujourd’hui de tuberculose et de neurasthénie ; l’époque des charlatans parlait de fluxion de poitrine à soigner par clystères et saignées. Il laisse dix-huit pièces en prose et quatorze en vers ainsi qu’une fille, Esprit-Madeleine.

« En 1674 (…) le comédien Brécourt, qui a fait partie de la troupe avant de rejoindre le théâtre concurrent, a écrit l’Ombre de Molière où il fait son portrait : « il était dans son particulier ce qu’il paraissait dans la morale de ses pièces, honnête, judicieux, humain, généreux et même, malgré ce qu’en ont cru quelques esprits mal faits, il tenait un si juste milieu dans de certaines matières qu’il s’éloignait aussi sagement de l’excès, qu’il savait se garder d’une dangereuse médiocrité ». » p.290. Rien d’étonnant à ce que la couleur de Molière soit le vert, dont il porte les rubans, vert comme la couleur centrale de l’arc-en-ciel, symbole de la vie qui renaît, de la création, de Dieu, de l’alliance contre la mort. Il a mis en scène ses propres passions, les exposant, les discutant, en humaniste soucieux de comprendre par la raison. Ainsi sa jalousie envers Armande, la passion d’Elvire, le bon sens de Madame Jourdain, la tolérance de Cléante, le sens de l’humain de Clitandre, la misanthropie d’Alceste, le pur.

Tartuffe comme Dom Juan restent actuels, le premier pour son moralisme affiché par envie des autres et ses fake news, le second comme Moi je en premier : « Se servant de son pouvoir pour faire tout ce qui lui plaît, ne respectant ni sa parole ni son père, se jouant des femmes et du pauvre, obligeant son valet à le suivre dans le mal, refusant toute obligation de quelque sorte que ce soit et voulant plier tous et toutes à sa loi, ce grand seigneur horrifie » p.108. Mais oui, vous l’avez reconnu de nos jours : Dom Juan c’est Trump !

Francine Mallet, Molière, 1986 nouvelle édition augmentée 2014, Grasset, 478 pages, €29.59, e-book Kindle €15.99

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François Jullien, Un sage est sans idée

Sauf quelques îlots de pensée – les Stoïciens, Pyrrhon, Montaigne, Nietzsche – l’Europe a sombré dans l’ontologie. La Chine nous aide à retrouver la voie de la sagesse où le sage est sans parti pris, donc ouvert.

Il faut tenir les idées également possibles, accessibles, sans qu’aucune ne vienne cacher l’autre. Tout est ouvert car tout est ensemble. Confucius : « Il n’y a rien de plus visible que le caché » p.60. L’auteur commente : « Le sage est effectivement sans moi puisque, comme il ne présume rien à titre d’idée avancée (1), ni ne projette rien à titre d’impératif à respecter (2), ni ne s’immobilise non plus dans aucune position donnée (3), il n’est rien, par conséquent, qui puisse particulariser sa personnalité (4) » p.23. Une idée est par définition partielle, donc partiale, trop restrictive et trop abstraitement extensive. En se conformant au moment, Confucius réussit à maintenir une cohérence sans qu’elle soit exclusive ni catégorique. C’est en variant d’un pôle à l’autre qu’il peut réaliser le juste milieu continu de la régulation.

Dans la pensée occidentale, juste milieu rime avec demi-mesure. Confucius en fait une pensée des extrêmes variant d’un pôle à l’autre, permettant de déployer le réel dans toutes ses possibilités. Le changement est la réalité du réel et on ne peut l’appréhender qu’en considérant ses deux pôles. La « possibilité » du milieu est de ne s’enliser d’aucun côté. « Une remarque n’a pas pour mission de dire la vérité comme on le sous-entend d’un énoncé ordinaire ; ni non plus d’induire ou d’illustrer (comme le ferait un exemple) – elle n’expose pas une idée (…) mais elle souligne ce qui pourrait échapper, elle attire l’attention » p.48. Elle est souci du moment et des circonstances. La Chine, au lieu de représenter un aspect du monde, de peindre un objet, actualise plutôt l’immanence continue du procès.

En se fixant sur « la vérité » on passe à côté du « cela » à réaliser. La pensée chinoise ne se braque pas sur le vrai, elle reste itinérante. Elle ne vise pas tant à faire connaître qu’à faire réaliser. Elle « élucide des cohérences » p.96 et ne veut pas prouver. Elle rejoint par là la critique de Nietzsche sur la fixation à la vérité comme idéologie. « Derrière l’ombre du logos s’amasse toujours l’ombre des mythes, en dépit de la critique de la raison, leur emprise ne disparaît pas » p.97. La philosophie grecque visera à tirer le mythe au clair pour établir une pensée exclusive (ou vrai, ou faux). Le monde chinois, sans trace de cosmogonie, n’a pas eu une pensée à construire contre le monde ondoyant des puissances mythiques. Et, « dès lors qu’on sort d’une perspective identitaire du sujet, telle qu’elle s’est développée en Occident, pour passer à celle d’un procès continu, comme c’est le cas en Chine, l’unité et la complémentarité des contraires, bien loin de faire problème, sont pensés au principe même de la marche des choses » p.99. La sagesse n’exclut rien et n’a donc pas d’histoire. Elle admet le « à la fois » mais cet apprentissage, s’il n’est pas progrès, est une discipline. C’est ce que n’a cessé de développer la pensée chinoise.

La philosophie a besoin de parler pour dire le vrai ; le sage ne parle guère. Son silence n’est ni ascétique (pour mieux se concentrer), ni mystique (pour mieux communiquer), mais ce qui se passe se passe de parole, « no comment ».

Plus intéressantes, à mon sens, sont les considérations de Jullien sur les sociétés induites par les pensées ainsi décrites. La cité grecque s’est construite sur un face-à-face des discours. La Chine n’a pas ignoré la controverse mais par des discours obliques et allusifs qui visent moins à convaincre les adversaires par des arguments qu’à les fléchir en les manipulant. « La tactique est de tourner cet adversaire contre un autre adversaire, en reconfigurant leur position de façon telle que, en s’opposant, elle laisse voir par là ce qui manque à l’autre, et réciproquement » p.114. Le contraire de la sagesse est donc non le faux mais le partiel. « Tous ont raison, mais d’un certain point de vue ; aucun d’eux ne se trompe, mais tous sont réducteurs car ils ne prennent pas le faux pour le vrai, mais un coin pour le tout » p.116.

La sagesse est la voie par où c’est possible, par où la conduite ne cesse d’être en accord à chaque moment avec la réalité. Est sage celui pour qui le monde et la vie vont de soi. La question de son sens ne dit rien, « il n’y a pas promotion d’une vérité supérieure, mais affranchissement intérieur par absence de parti pris » p.139. Ne pas être objectif (connaître la vérité) mais compréhensif (voir du côté où c’est justifié). Laisser être, laisser venir, sans troubler l’ainsi par son ingérence. « Accompagner le soleil et la lune, embrasser le monde dans son étendue et sa durée » p.165. Ni relativisme, ni scepticisme, ni différence – mais harmonie, immanence et disponibilité. En Occident, Montaigne a le mieux traduit cette disposition.

D’où l’absence de politique « radicale » issue de la pensée chinoise. Il a fallu que Mao aille chercher à l’étranger Marx et Lénine pour bouleverser le consensus confucéen ambiant. Peut-on « penser » sans prendre position ? Le Grec est politique car il débat en public sur des arguments tranchés. Le Chinois, en tant que sage, est toujours disponible et bienveillant. Mais, par là, il s’est toujours privé de cette possibilité de résister au pouvoir. La sagesse est apolitique et c’est « bien l’échec de la pensée chinoise » p.224. Car « toute philosophie se révèle révolutionnaire en son principe – par la rupture qu’elle opère sur le naturel » p.225.

François Jullien, Un sage est sans idée, 1998, Points Seuil 2013, 256 pages, €8.30

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Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque

C’est un petit bijou de synthèse et de clarté commandé par Georges Dumézil que nous a laissé l’historien anthropologue de la Grèce antique Jean-Pierre Vernant, premier à l’agrégation de philo 1937, accessoirement colonel Berthier dans la Résistance avant d’être nommé professeur au Collège de France. En trois parties, il part de l’histoire pour aborder l’univers de la cité et l’organisation du cosmos humain. La pensée grecque était l’émanation d’une culture originale, une façon de voir le monde.

Lors de l’invasion achéenne entre 2000 et 1900 avant notre ère, des indo-européens importent un nouveau style de mobilier et de sépulture, donc un autre mode de vie ; ils s’étendent dans tout le Proche-Orient du XIVe au XIIe siècle avant. La vie sociale est centrée autour du palais dont le rôle est religieux, politique, militaire et administratif, économique. Tous les pouvoirs sont concentrés en la personne du roi (anax) qui contrôle un territoire étendu, soumis à la comptabilité et aux archives des scribes, une caste fermée qui fixe la langue écrite. Le roi s’appuie sur une aristocratie guerrière liée par une fidélité personnelle d’allégeance. Ce n’est ni une royauté bureaucratique comme à Sumer, ni une monarchie féodale comme au Moyen Âge, mais un service du roi. Les dignitaires du palais manifestent, partout où la confiance du roi les a placés, le pouvoir absolu de commandement qui s’incarne dans le fief non héréditaire.

L’invasion dorienne du XIIe siècle avant détruit le système palatial achéen et l’écriture dite Linéaire B. L’anax disparaît, la distance entre les hommes et les dieux devient incommensurable et deux forces sociales sont laissées en présence : les communautés villageoises et l’aristocratie guerrière. Cet état de fait n’est pas sans nous rappeler certains états sociaux contemporains.

La recherche d’un équilibre entre ces deux forces antagonistes fait naître, au début du VIIe siècle avant, une « sagesse » fondée en ce monde-ci.

Pour la guerre, le char a disparu avec la centralisation politique et administrative qu’il exigeait pour le payer et l’utiliser. En religion, chaque clan familial (genos) s’affirme possesseur de rites et de récits secrets qui leur confère du pouvoir. En politique, la joute oratoire devient une méthode publique d’échange d’arguments. La ville se bâtit autour de l’agora et non plus autour de la forteresse du roi ; la citadelle est remplacée par le temple de la cité. L’Exécutif se scinde en fonctions spécialisées : le basileus (roi) voué aux fonctions religieuses, le polémarque chef des armées, l’archontat qui exerce la magistrature élu pour dix ans, puis chaque année.

Dans l’univers de la polis règne la parole (divinisée en Peitho, force de persuasion). Ce n’est plus énoncer des mots rituels mais débattre, ne plus formuler un verbe définitif mais soumettre des arguments rationnels dans un double mouvement de démocratisation et de divulgation. Le savoir n’est plus secret, réservé à une caste, mais répandu par l’écriture et les controverses : les plus anciennes inscriptions en alphabet grec remontent au VIIIe siècle avant. La rédaction des lois (diké) est soustraite à l’autorité du roi pour être publique, objective et annoncée ; il s’agit d’établir une règle commune à tous, pleinement humaine et non plus divine, mais supérieure à tous par sa force rationnelle. La loi reste soumise à discussion et est modifiable par décrets.

Les anciens sacerdoces sont confisqués par la polis qui en fait des cultes officiels dans des temples ouverts et publics, sans plus de salles secrètes réservées à des initiés. Les vieilles idoles perdent leurs mystères et n’ont plus d’autre réalité que leur apparence. La lumière grecque – que mon prof de philo disait être à l’initiative de la clarté philosophique – chassait l’obscurité, l’obscurantisme et les obscurs complots. Les associations purement religieuses fondées sur le secret et dont le but est de faire son salut personnel prennent le relai, mais en marge, indépendamment de l’ordre social. Les philosophes ont alors un rôle ambigu, entre l’élitisme de n’enseigner qu’à quelques disciples choisis et aimés, et les débats publics qui sont la seule façon de se qualifier pour diriger la cité. Apollon ou Dionysos ?

Les citoyens se conçoivent abstraitement comme interchangeables dans un système où la loi est l’équilibre et la norme l’égalité (isonomia). A noter que les esclaves et les métèques sont exclus du statut de citoyen, sauf à le devenir par leurs mérites pour la cité. Le hoplite ne connaît plus le combat singulier et la gloire personnelle (eris) mais la bataille en rang et la discipline dans le groupe (philia). Les grands guerriers nus gaulois n’ont pas connu cet enrôlement collectif, ni la société celtique l’objectivation des règles par l’écriture – ce pourquoi ils n’ont pas survécu à la puissance romaine organisée. L’idéal de comportement grec devient la réserve et la retenue qui effacent les différences de mœurs et de conditions entre les citoyens dans le but de les unir comme une seule famille.

Le cosmos humain s’organise autrement qu’avant. La cité entre en crise en raison de la poussée démographique qui fait rechercher par mer de nouvelles terres, du métal, et qui ouvre vers l’Orient dont le luxe séduit l’aristocratie. Naît alors une opposition entre les propriétaires fonciers qui concentrent la richesse et les paysans périphériques qui s’appauvrissent. L’argent remplace l’honneur, mais il ne comporte aucune limite et pousse à la démesure (hubris). C’est alors que, par contraste, nait l’idéal de juste milieu (sophrosyne), un équilibre social de classe moyenne incarné par le législateur Solon. La justice lui apparaît comme un ordre naturel se réglant de lui-même, dont le désordre n’est dû qu’à l’hubris personnel. L’idéal libéral en est la continuation historique, les vices humains devant être disciplinés et les écarts corrigés par la loi, l’Etat arbitre définissant les règles communes. Les affects (humos) se doivent, en Grèce ancienne, d’être disciplinés par la raison.

L’égalité géométrique de proportions (isotes) conduit à une cité harmonieuse si chacun est à sa place et a le pouvoir que lui confère sa vertu : le mérite est ici moral et pas uniquement intellectuel. L’homme grec est total, incluant volonté, courage et caractère en plus des capacités cérébrales – l’intelligence est la logique mais aussi la ruse (metis). Vers 680 avant notre ère apparaît la monnaie d’Etat, substituant à l’ancienne image affective l’abstraction de la nomisma, un étalon social de valeur pour égaliser les échanges.

Au VIe siècle avant naît un mode de réflexion neuf avec Thalès, Anaximandre, Anaximène : le divin et le monde font partie d’une même nature (physis) ; l’origine et l’ordre du monde ne sont plus la souveraineté d’une puissance magique mais une question explicitement posée, susceptible de quête scientifique et de débat public. Les religions du Livre reviendront sur cette avancée de la pensée. Pour les Grecs, il existe une profonde analogie de structure entre l’espace institutionnel humain et l’espace physique naturel. Platon avait fait graver au fronton de son académie cette maxime : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». L’univers est connaissable car il est mathématique et l’intelligence peut appréhender sa logique, même si elle reste limitée face à l’incommensurable de l’univers. Et si homo sapiens est homo politicus (zoon politicon en grec), c’est que la raison est d’essence politique : elle n’est pas purement individuelle et ne progresse que par le débat ouvert ; elle ne se soumet en tout cas pas au diktat d’un prétendu divin que ses interprètes autolégitimés captent pour assurer leur pouvoir !

Ces origines grecques nous font mesurer aujourd’hui combien le balancement est éternel entre le fusionnel et le rationnel, l’autorité d’un seul par la bouche duquel parlent les dieux et l’autorité collective construite par l’approbation de la majorité aux règles communes après débat public et transparent. Nous n’en sommes pas sortis : les forces tirent aujourd’hui sur le repli, l’abandon au plus fort, la protection royale ; elles rejettent la curiosité et l’exploration, la discipline et la construction de soi, la participation démocratique. Communauté ou société ? L’éternel combat des Doriens modernes contre l’ancien régime achéen.

Relire ce petit livre d’anthropologie historique est un bonheur pour penser l’essentiel.

Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, PUF 2013, 156 pages, €10.00

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Christophe Bardyn, Montaigne

christophe bardyn montaigne
Michel Eyquem de Montaigne aimait fort la vie avec tout ce qu’elle offre ; le principal en était la liberté. Cette biographie nouvelle, par un agrégé docteur en philosophie est à la fois érudite, pleine de sel et de trouvailles, et fort bienvenue. « L’époque des guerres civiles a façonné sa pensée et son style au point qu’ils entreront toujours en résonance avec les périodes troublées, inventives et inquiètes. Tel est notre temps… » p.478.

Sa pensée de doute et de balance porte à juger par soi-même plutôt qu’obéir aux dogmes ou suivre l’opinion commune. Son style de beau langage allie la précision des mots à l’allusion, voire au cryptage pour érudits, afin de dissimuler ce qui choquerait trop les âmes faibles. Car il y a en tous temps des professionnels du choqué, dont la seule vertu est de dénoncer la paille dans l’œil du voisin. Particulièrement dans les périodes troublées et inquiètes où le recours à la « croyance » est reine au détriment du réel. Penser comme tout le monde rassure, en rajouter sur l’orthodoxie pose à bon compte et donne parfaite conscience. Mais de là à inventer le neuf, il n’y faut point compter !

« Il est manifeste que l’homme [Montaigne] est d’abord un amant, amoureux de la vie, d’un unique ami et de quelques femmes. De toutes ses passions, l’écriture est à la fois le médiateur et la substance, et c’est pourquoi les Essais sont consubstantiels à leur auteur » p.471. Presque tout est dit, hors l’aristocrate et le politique. Car Montaigne fut aussi engagé largement dans l’histoire de son siècle. Élu en son absence maire de Bordeaux malgré ses réticences, puis réélu pour un second mandat, il avait l’oreille à la fois de Catherine de Médicis et d’Henri de Navarre, jouant les médiateurs avec talent et discrétion entre les deux Henri, l’actuel III et le futur IV.

Bien que le grand homme fut de taille petit, « Montaigne a toujours fait, autant qu’il le pouvait, ce qu’il voulait, sans se préoccuper à l’excès des jugements moraux, sociaux ou religieux. L’absence de repentir qu’il revendique hautement signifie qu’il assume tous les aspects de sa vie, parce qu’il les a tous voulus, pour autant que cela dépendait de lui » p.473. Outre sa libre pensée, Montaigne valorisait l’expérience plus que le savoir, la vie se faisant – plus que les grands principes. En ce sens il était libéral. Sur l’exemplaire de la dernière édition des Essais qu’il a annoté de sa main juste avant sa mort, il a fait figurer cette citation de Virgile : « il prend des forces en allant de l’avant ». Il ne se réfère pas avant d’agir, il va et pense en chemin.

Ce pourquoi il est antithétique avec un certain esprit de cour français, hiérarchique, soumis, moraliste et langue de bois. Christophe Bardyn a fort raison d’affirmer : « Il est évident, ne serait-ce que pour des raisons de style, qui touchent ici au plus intime de la pensée, qu’un philosophe nourri exclusivement de Kant, de Hegel ou d’Auguste Comte n’est pas en mesure d’entrer dans la pensée de Montaigne » p.469. La plupart de nos intellos, perclus de grands principes et de dogmes idéologiques, ne peuvent saisir le sel de ce penseur du XVIe siècle qui ne se voulait pas philosophe. Ils sont bien trop enfermés dans leurs bornes mentales, leur morale étroite et leur idéal absolu placé au-dessus des hommes – ils sont bien trop contents d’eux. Ce pourquoi Montaigne fut plus célèbre en Angleterre qu’en son propre pays, plus pragmatique que dogmatique, plus accommodant que servile, plus utilitariste qu’idéaliste.

Lorsque Michel de Montaigne meurt le 13 septembre 1592 à 59 ans d’une amygdalite phlegmoneuse, ses héritiers spirituels sont immédiatement Pierre Charron et Marie de Gournay, jeune Picarde « transie d’admiration » devenue après plusieurs mois de rencontres « fille d’alliance ». Mais plus tard Descartes et Pascal, avant Hume et Voltaire, reprendront son flambeau. Tous penseurs qui pensent par eux-mêmes, maniant la langue précise autant que l’ironie, sceptiques et prudents. Le gisant de Montaigne repose ses pieds sur un lion de pierre à la langue bifide, signe de dissimulation comme de neutralité, de loyauté sans naïveté.

Les siècles XIX et XX en France ont réduit Montaigne à la sagesse rassise du personnage qui s’isole en sa librairie pour méditer au coin du feu. Les moraleux de ces temps idéologiques avaient peur de la verdeur charnelle de l’auteur du XVIe siècle, de son scepticisme en tout, de la relativité de sa morale. Ils ont caché ce sein qu’ils ne voulaient voir, alors que Montaigne avait pour ambition de se « dépeindre tout nu ». Libertin, libéral et libertaire, Montaigne aimait le sexe et la conversation, les libertés de croire, de penser et de dire, et surtout pas les conventions sociales au-delà de la civilité.

Christophe Bardyn relit Montaigne avec l’œil neuf du XXIe siècle et la documentation fournie des historiens. Il entend le latin et grec, ce qui lui facilite les choses… « Les Essais contiennent tout, absolument tout, du début à la fin et pour tous les aspects de son existence » p.15. D’où il peut déduire que Montaigne était (ou se sentait) un enfant illégitime, né à 11 mois de grossesse, peut-être fils du palefrenier ; que cette situation l’a rapproché d’Étienne de La Boétie, orphelin trop tôt, sans que cette passion d’amitié soit en rien homosexuelle – comme certains esprits trans, gais et lesbiens le voudraient aujourd’hui pour augmenter leur camp. Montaigne a énuméré, plus ou moins dissimulés, les noms de ses maitresses : Diane de Foix-Candale (dont il fut le père probable du premier enfant), Madame de Duras, Diane d’Andouins qui se fera appeler Corisandre et sera la maitresse du futur Henri IV, Madame d’Estissac et Marguerite de Valois qui épousa Henri de Navarre (p.296).

Né le 28 février 1533 aîné de 8 enfants, son père officiel est de noblesse récente, maire de Bordeaux, d’ancêtres enrichis dans le commerce de pastel et de harengs. Sa mère descendrait probablement de marranes montés d’Espagne en 1492. Comme Gargantua, livre qu’il affectionnait fort, le jeune Michel « confie qu’il ne se souvient même plus du début de sa vie sexuelle, tellement elle fut précoce » p.28. Il disait suivre la règle des moins de Thélème qui est de n’en suivre aucune !

De sa naissance à 3 ans il est confié en nourrice au village, revient au château de Montaigne jusqu’à 6 ans pour être élevé, avec son frère cadet d’un an Thomas (le préféré de son père) par un précepteur allemand assisté de deux autres qui lui parlaient latin et jouaient en grec. De 6 à 15 ans, il est envoyé au collège de Guyenne à Bordeaux où il lit les classiques, aidé de son précepteur Muret de 4 ans plus âgé que lui, un rien sodomite mais qui semble s’être contenté de caresses mutuelles avec le jeune Michel – comme le faisaient les Romains. De 16 à 21 ans, Montaigne se perfectionne à Paris, ville qu’il a tant aimée, auprès des humanistes et notamment de Turnèbe. Il déteste le droit mais en sera néanmoins licencié, son père lui obtiendra une charge à la cour des aides de Périgueux, avant de monter à Bordeaux.

Michel rencontre Étienne à 24 ans et La Boétie, qui mourra à 33 ans, écrit vers 16 ans un Discours de la servitude volontaire encore fameux quatre siècles après. « La rencontre entre les deux jeunes magistrats bordelais ressembla donc à un coup de foudre amoureux, parce que pour la première fois chacun d’eux sortait de sa solitude psychique et trouvait un interlocuteur à qui il n’avait pas besoin d’expliquer ce qu’il ressentait, mais qui le comprenait intuitivement parce qu’il avait vécu de son côté une épreuve similaire. Le bâtard reconnaît dans l’orphelin un compagnon d’infortune, et leurs sensibilités exacerbées les conduisent aussitôt à une entente qui, le plus souvent, n’eut même pas besoin de mots » p.129. Étienne mettra en garde Michel contre sa frénésie sexuelle avec des femmes mariées, ce qui présentait à tout moment le risque d’être découvert et tué. Nul que la tempérance de son ami n’influençât le jeune homme pour le reste de sa vie.

Montaigne se marie en 1565, 4 ans après la mort de son père, pour récupérer son héritage, dont le titre. C’est un mariage de raison qui donnera six enfants mais dont une seule fille survivra, Léonor, à laquelle Montaigne ne s’est guère attaché. Il n’aimait pas les « petits enfants » et préférait parler d’égal à égal sur les idées. Après 13 ans de vie parlementaire, il se retire à 37 ans sur son domaine, qu’il est soucieux de faire rendre. De sa tour librairie, il peut surveiller les alentours et les soins de ses gens à sa vigne.

C’est là qu’il commence à écrire ses Essais, à 39 ans. Christophe Bardyn nous révèle que leur plan est calqué sur Saint-Augustin, non pour le démarquer mais pour s’en inspirer – et prendre le plus souvent des opinions contraires, étayées par des citations d’auteurs latins. « En utilisant les thèmes de la Cité de Dieu comme canevas, et en brodant ses propres motifs par-dessus, Montaigne se donnait une structure invisible qui lui permettait d’échapper à l’emballement en tous sens de son ‘cheval échappé’ et lui fournissait un discret fil conducteur. Mais, en même temps, il saisissait l’opportunité d’affirmer ses propres thèses par contraste avec celles du plus célèbre et du plus influent père de l’Église d’Occident » p.257. Il procède de même avec le Livre III, qu’il écrit en miroir des Confessions.

Il ne publiera les Essais qu’en 1580 mais passera deux années à publier les œuvres de son ami La Boétie, en même temps qu’il écrit probablement le pamphlet le plus virulent et le plus intelligent sur Catherine de Médicis, appelé le Discours merveilleux. Il ne l’a pas signé, ni revendiqué jamais, mais l’on y découvre son style. Avec l’Apologie de Raymond Sebond, il exprime aussi sa conviction de « moyenneur », partisan du juste milieu sur l’interprétation des dogmes catholiques.

Femme et homme à chapeaux 17ème

Il est nommé gentilhomme ordinaire de la chambre du roi de France en 1573, puis obtient le même titre auprès du roi de Navarre en 1577 grâce à Marguerite de Valois, l’une de ses maitresses. « En réalité, Montaigne fut un très grand séducteur. Certes il était petit, et ses attributs virils manquaient d’envergure, mais il avait bonne figure, était très vigoureux [six postes par nuit], et avait assez d’esprit pour faire oublier tout le reste » p.305. Le chapitre 5 du Livre III des Essais s’intitulera même Sur des vers de Virgile, dont l’innocence champêtre masque une érotique contrepèterie !

Il voyage en Italie 17 mois et 8 jours, où il apprécie la bonne chère mais moins les femmes, trop grasses pour son goût. Il apprend dans une ville près de Pise où il prend les eaux contre les calculs rénaux, que ses collègues l’ont nommé maire de Bordeaux et, après un premier refus et quelques tergiversations, un ordre du roi le fait accepter. Il rentre en France pour n’en plus repartir, lui qui a eu la tentation de Venise, s’y voyant volontiers ambassadeur sur la fin de sa vie.

Être maire n’est pas de tout repos lorsque la guerre civile menace, les dogmatiques des deux religions se haïssant comme communistes et capitalistes. Montaigne négocie, s’entremet, anticipe. Il se sortira de tous les mauvais pas, même de la peste, qui vida Bordeaux de la moitié de sa population. Il reçoit en son château de Montaigne le roi de Navarre le 19 décembre 1584, avant d’être obligé de fuir en roulotte avec sa famille jusque vers Paris, où Catherine de Médicis le renfloue pour ses talents politiques et lui confie quelques missions secrètes dont il ne peut parler en ses livres, mais dont les correspondances historiques font foi.

Dans le Livre III des Essais qu’il entreprend à ce moment, il fustige les catholiques zélés de la Ligue, aussi sûr de leur bonne foi que vantards : « Ils nomment ‘zèle’ leur propension vers la malignité et violence : ce n’est pas la cause qui les échauffe, c’est leur intérêt. Ils aiment la guerre, non parce qu’elle est juste, mais parce qu’elle est guerre » cité p.387. Il faut dire que huit guerres civiles en 25 ans peuvent rendre sceptique quiconque pense par soi-même sur le ‘bon droit’ d’une cause. Les choses n’ont guère changé depuis, les catholiques ont laissé la place aux jacobins puis aux communistes avant tous les avatars du gauchisme et de l’écologisme, mais le ‘zèle’ est toujours aussi borné…

Montaigne, lui, reste « le premier empiriste sceptique de notre histoire » p.404. Il adopte un point de vue raisonnable sur la vérité : « Il n’y a pas de science certaine, puisque tout est sujet au doute, mais nous devons nous faire une opinion sur tout ce qui concerne notre vie, sans quoi nous serons paralysés et inactifs » p.407. L’utilité pratique sur le moment est bien ce qui importe, ce à quoi jamais les dogmatiques ne pourront se soumettre, soumis à « la peste de l’homme, l’opinion de savoir ».

Lire et relire Montaigne est une cure de santé instinctive, affective, mentale et spirituelle. « Récapitulons : il est hédoniste dans sa vie privée (de tendance néocyrénaïque), néocynique dans sa vie publique (il s’inscrit dans le courant érasmien de dénonciation de la folie politique), empiriste sceptique du point de vue de la connaissance, naturaliste radical pour envelopper le tout, c’est-à-dire ne connaissant et ne suivant que la nature » p.410. Que voilà un homme séduisant que l’on peut prendre pour modèle ! Surtout en notre époque de vanité et d’ignorance, où faire le paon suffit à contenter une vie.

Une bonne et lourde biographie écrite avec gourmandise et beaucoup de savoir que tout homme libre goûtera – et où les femmes pourront reconnaître cette civilité française que l’obscurantisme méditerranéen conteste aujourd’hui.

Christophe Bardyn, Montaigne – La splendeur de la liberté, 2015, avec 16 illustrations en cahier central, Flammarion, 543 pages, €25.00
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François Jullien, Un sage est sans idée

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François Jullien arpente la pensée chinoise depuis des décennies. En 1998, il lance un petit livre au titre provocateur pour les illettrés français. Un sage sans idée est peut-être aussi provocateur peut-être que le Christ lançant aux Juifs romanisés « heureux les pauvres en esprit ! » La pensée européenne, précise François Jullien, a sombré pour la plupart dans l’ontologie. Rares en sont les rescapés : les Stoïciens, Pyrrhon, Montaigne, Nietzsche… En Chine à l’inverse, la sagesse est la voie, pas la doctrine : il suffit de voir ce qui reste de dogme « communiste » au Parti dirigeant. Le sage est « sans idée » parce qu’il n’en a pas de préconçues. Il est sans parti pris, donc ouvert. L’intérêt d’aller voir en Chine est de mieux comprendre la raison européenne, ou son délire pathologique en écho dans les media.

Toutes les idées ne se valent pas, mais elles sont toutes possibles ; elles doivent être toutes accessibles pour établir le chemin de sagesse. Tout doit rester ouvert car tout demeure ensemble. « Le sage est effectivement sans « moi » puisque, comme il ne présume rien à titre d’idée avancée (1), ni ne projette rien à titre d’impératif à respecter (2), ni ne s’immobilise non plus dans aucune position donnée (3), il n’est rien, par conséquent, qui pourra particulariser sa personnalité » p.23. Cela signifie-t-il que « le sage » est l’idiot du village, l’ado zappeur qui saute d’un désir à l’autre au gré de son humeur, ou la candidate experte en « rien » ? Est-ce à dire que tout vaut tout ?

Non pas ! Au contraire, la sagesse est une voie d’expérience, pas la culture d’une ignorance. Elle est un chemin qui ne cesse jamais, pas un logiciel défaillant. Il faut donc des idées, mais être pénétré qu’elles ne sont jamais ni intangibles, ni absolues. Car « une idée est paradoxalement viciée des deux côtés : à la fois trop partielle et donc aussi partiale (« une » idée, « mon » idée) ; et trop abstraite (en tant qu’« idée ») ; à la fois trop restrictive (parce qu’elle privilégie) et trop extensive (en subsumant des cas trop divers). Tandis qu’en se conformant à la possibilité du moment, au point d’effacer tout moi personnel, Confucius réussit à maintenir une normativité, mais sans qu’elle soit plus exclusive et catégorique ; et c’est en variant ainsi d’un pôle à l’autre, d’un extrême à l’autre, qu’il peut réaliser le juste milieu continu de la régulation » p.27.

« Juste milieu » : ceux qui ne voient le monde qu’en polémique, ceux pour qui « tout est politique », voici un terme qu’ils ne sauraient comprendre ! Ils le haïssent donc, sans plus avant réfléchir et, pour eux, le juste milieu devient la demi-mesure. Les Chinois, à qui nul Occidental n’a rien à apprendre en politique, suivent plutôt Confucius quand il fait du milieu juste une pensée des extrêmes. Car cette pensée n’est pas rigide comme le « Souverain Bien » platonicien ou « le Mal » chrétien ; elle varie d’un pôle à l’autre et permet, par ce que les Américains appellent désormais les « stress tests », de déployer le réel dans toutes ses possibilités. Car ce qui « est » le réel, c’est le changement incessant : le présent n’est pas sitôt dit qu’il est déjà passé. Or, ce changement ne peut s’opérer que s’il y a deux pôles, deux champs de forces qui s’affrontent, non parce que l’un a plus « raison » que l’autre, mais parce que l’essence du changement pour la matière réside en cet équilibre sans cesse remis en cause : ainsi « la vie » résiste à « la mort » (l’entropie pour les intimes) parce qu’elle isole sa cellule avec de l’énergie.

Le « milieu » n’est donc pas l’immobilisme du ni trop ni trop peu, ni le conservatisme du tout est bien – mais de pouvoir passer d’une extrémité à l’autre sans s’enliser : de voir la réalité par les deux bouts. Pour Confucius, « une remarque n’a pas pour mission de dire la vérité comme on le sous-entend dans un énoncé ordinaire ; ni non plus d’induire ou d’illustrer (comme le ferait un exemple) – elle n’expose pas une idée (…) Mais elle souligne ce qui pourrait échapper, elle attire l’attention » p.48. Le « commentaire » a ainsi le souci du moment et des circonstances, pas une prétention à révéler un quelconque Plan divin. Contrairement à ce que voudrait faire croire l’orgueil occidental, les différentes civilisations sont autant de façons humaines d’appréhender le monde. Chaque pensée fait partie d’un ensemble historique particulier, mais considéré comme le monde vécu. Y compris le savoir « objectif » ou « scientifique », dont on sait bien qu’il dépend étroitement de son milieu de production comme d’utilisation pour opérer.

L’Occident tend à penser par concepts en fonction de « la vérité » à découvrir. Pour les Chinois, la polémique détourne de l’essentiel : en se fixant sur la vérité, on passe à côté de ce qui est à réaliser (c’est d’ailleurs le travers bien connu de la gauche française, intellectuels comme politiciens). La pensée chinoise ne fait pas une notion totalitaire du « vrai », elle ne s’immobilise jamais et reste itinérante, toujours en recherche. Car elle ne vise pas tant à faire connaître qu’à faire tout court ; elle ne vise pas à « prouver », mais à « élucider les cohérences » (p.96). Elle rejoint la critique nietzschéenne de la fixation sur « la » vérité, la seule vérité d’une Science idéalisée, réductrice, qui ignore « le gai savoir ». « Tandis que la philosophie pense sur le mode de l’exclusion (opinion/vérité, changeant/immobile, vrai/faux, être/non-être), tout son travail étant ensuite de dialectiser les termes de l’opposition, (…) la sagesse se pense sur le mode d’une égale admission (en tenant l’un et l’autre sur le même pied : non pas sur le mode du soit l’un, soit l’autre, mais de l’à la fois). Aussi, la sagesse (…) est sans progrès, mais c’est pour atteindre le stade de la sagesse qu’il faut auparavant progresser » p.100.

La cité grecque s’est construite sur un face à face des discours. La Chine n’a pas ignoré la controverse mais continue de préférer les discours insinuants, obliques et allusifs. Ils visent moins à convaincre l’adversaire par des arguments qu’à le fléchir en le manipulant. « La tactique est de tourner cet adversaire contre un autre adversaire, en reconfigurant leurs positions de façon telle que, en s’opposant, elles laissent voir par l’un ce qui manque à l’autre et réciproquement » p.114. Le contraire de la sagesse n’est donc pas le faux – mais le partial. Car tous ont raison – mais d’un certain point de vue, et en partie seulement. Tous sont réducteurs, non qu’ils prennent le faux pour le vrai, mais un « coin » pour le tout. A chaque fois, leur esprit se « borne » ; ils ne veulent voir qu’un seul aspect des choses. La « voie » de la sagesse tente en revanche d’aller jusqu’au bout de chaque aspect différent, de toutes les possibilités de variation du réel.

Est « sage » non pas qui a raison, mais qui voit le monde et la vie comme allant « de soi ». Il y a non-attachement, pas abandon ; le sage ne se laisse accaparer par aucune des thèses en présence, il veut évoluer librement entre elles. « Il n’y a pas promotion d’une vérité supérieure, mais affranchissement intérieur par absence de parti pris » p.139. Le réel n’est pas un immuable qu’il suffirait de connaître (comme le Bien abstrait de Platon) mais un ensemble de processus qu’il faut tenter de comprendre (comme l’encyclopédisme d’Aristote). Pas de relativisme – mais une harmonie ; pas un scepticisme – mais une compréhension des phénomènes ; pas une indifférence – mais une disponibilité. Montaigne est sans doute celui qui a le mieux traduit, en Occident, cette disposition de l’esprit humain qu’a développé particulièrement la sagesse chinoise. « Comprendre » le passage continu des choses, s’en faire le contemporain, c’est bel et bien vivre « à propos ».

Il ne s’agit certes pas de se renier, ni de se convertir à la pensée d’Asie. Notre raison vient des Grecs et a produit la politique dans la cité, c’est-à-dire la démocratie et l’essor des sciences expérimentales. On ne se refait pas. D’ailleurs, le sage chinois se veut « apolitique » puisqu’il reste toujours disponible ; il ne peut « prendre parti », se privant par là même de toute résistance aux pouvoirs. C’est d’ailleurs, selon François Jullien, « l’échec de la pensée chinoise » p.224. A l’inverse, toute philosophie à l’occidentale « se révèle révolutionnaire en son principe – par la rupture qu’elle opère sur le ‘naturel’ » p.225. La dépendance à la partialité, nécessaire pour argumenter et convaincre, est politiquement libératrice.

Mais il faut savoir où vous vous situez et à quel « moment » :

  • Chercheur, vous devrez rester humble devant le réel pour le « comprendre » ; il vous faut le « laisser être » afin de ne pas plaquer vos idées préconçues sur ce qui advient.
  • Politicien ou militant, vous devrez au contraire stratégiquement affirmer et tactiquement opposer vos opposants, sans vous soucier outre mesure du vrai.

Vous pouvez être l’un et l’autre, mais en des lieux et à des moments différents. A condition de chaque attitude soit « à propos », comme Max Weber l’a théorisé. L’homme d’action cherche l’efficacité et la puissance ; un chercheur se doit d’émettre toutes les hypothèses possibles selon ses convictions formées par les méthodes scientifiques et un littérateur dire en belles phrases ses sentiments pour l’humanité. L’éthique de responsabilité ne doit pas être confondue avec l’éthique de conviction. Un détour par l’ailleurs de la pensée chinoise ramène à la pensée de sa propre civilisation. Et c’est ainsi que la sagesse explore.

François Jullien, Un sage est sans idée, 1998, Points essais 2013, 241 pages, €8.00

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