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Louis-Ferdinand Céline, Guerre

On sait que Céline a fui Paris en 1944 et que son appartement a été « saisi » et occupé par un résistant, Yvon Morandat. Ce gaulliste de gauche devenu brièvement secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires sociales, chargé de l’Emploi dans le dernier gouvernement de Georges Pompidou, a occupé l’appartement montmartrois, rue Girardon de 1944 à 1946. Les 5 316 feuillets de la main de Céline sur une étagère sont mis au garde-meuble. Le journaliste culturel Jean-Pierre Thibaudat affirme que Morandat aurait proposé au retour en France de l’écrivain de lui restituer ses écrits, à condition de payer la facture du garde-meuble dans lesquels ils se trouvent. Céline a fait sa mauvaise tête, Morandat aussi – les manuscrits sont restés dans une malle… mais dans la famille Morandat (et non pas au garde-meuble). Volés/sauvés, ils ont été redécouverts par sa fille en 1982, dix ans après sa mort.

Ce sont ces feuillets qui sont publiés en 2022, après transcription difficile, certains mots restant illisibles, d’autres peu clairs. Guerre est le premier tome de la série de redécouvertes et a le mérite de donner une description très proche du réel de la blessure de Louis Ferdinand Destouches en 1914, à 18 ans, dans les Flandres belges, alors qu’il était brigadier des transmissions. Il a été atteint sévèrement d’une balle au bras et projeté par une explosion qui le blessera à la tête ; il aura de constants bourdonnements d’oreille et déclaré invalide à 70 %. Il sera décoré de la médaille militaire.

Le récit, commencé dans le réel, diverge très vite vers le fantasme à la Céline. Le garçon n’a encore que 18 ans et s’engager a été un moyen de s’évader de sa prison parisienne, entre des parents très petit-bourgeois et un métier étriqué dès 14 ans de ciseleur en bijouterie. Il a bien rempli sa mission à la guerre. Lorsqu’il se retrouve à l’hôpital, son obsession, comme celle des autres blessés, est le sexe. Dès le premier soir, il se fait d’ailleurs branler par l’infirmière nommée L’Espinasse, qui se prend d’affection sexuelle pour lui. Une transposition de la véritable infirmière Alice David, affectueuse mais très prude, qui n’aurait certainement pas violé les convenances.

Mais Céline jeune ne pense qu’à ça, son compagnon le plus proche est même qualifié de maquereau qui fait travailler pour lui une jeune Angèle de 18 ans bien roulée. Les bordels et la prostitution sont interdits dans la ville belge proche du front, mais « Cascade » (son nom n’est pas fixé) fait venir sa pute et la met au turbin. Elle se fait les Anglais de l’état-major installé dans la ville. C’est une gagneuse et elle aime baiser. Elle aime aussi arnaquer et fait jouer au jeune Destouches le rôle du mari qui surgit en pleine action pour faire honte au client avide et lui extorquer la forte somme. Un Écossais très blanc et très musclé la chevauche si bien et si longtemps que le pseudo-mari en est fasciné et ne joue pas son rôle. Il est meilleur dans le cas suivant, avec un Anglais propriétaire d’usine qui l’invite à Londres. Ce sera l’objet du prochain manuscrit.

La guerre a été l’épreuve initiatique qui a profondément marqué (et perturbé) Céline l’écrivain. Il en est probablement devenu cynique et pacifiste, découvrant tout ce dont l’humain est capable lorsque les barrières sociales et morales s’effondrent. Il en a pris sa vocation de médecin, désireux de remédier à la misère humaine. Mais aussi probablement sa paranoïa contre les germes qui attaquent la santé, tant les virus et microbes dans le corps que « les Juifs » dans le corps social. Profondément défiant, blessé au point d’être constamment offensé, il ressort de l’expérience brutale de la guerre empli de ressentiment contre la société bourgeoise, la morale conventionnelle et l’hypocrisie sociale. Il sera tenté par le grand remplacement de tous les politicards incapables et affairistes de son temps par l’espoir viril et vigoureux du nazisme. Il n’en a pas mesuré les effets, ni analysé l’esclavage de masse.

Ce manuscrit enfin publié montre aux lecteurs de Céline son style encore en formation, argotique mais sans plus, éjaculatoire constamment, le mélange de comique qu’il voit toujours dans le tragique, germe de ses romans futurs. Guerre a été écrit après Voyage au bout de la nuit mais avant les autres œuvres. Se lit bien pour tous (avec glossaire d’argot en fin de volume) et ravit les céliniens (avec fac-similé de quelques pages manuscrites).

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, 1934, Gallimard 2022, Folio 2023, 217 pages, €8,30, e-book Kindle €7,99

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Les œuvres de Louis-Ferdinand Céline déjà chroniquées sur ce blog

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Peter Handke, Histoire d’enfant

J’avoue ne pas avoir été pris par le style de ce poète, romancier et théâtreux allemand d’avant-garde, prix Nobel de littérature 2019. Le thème de la paternité et de la place de l’enfant pourtant, sont universels et invitent à l’empathie. La naissance d’un rejeton modifie la vie ; il rend adulte, responsable, protecteur (du moins en général).

Mais l’histoire racontée ici est inexistante, les pays mêmes ne sont pas désignés, Paris n’est par exemple que « la grande ville » et le français « la langue étrangère ». Même le père n’est que « l’homme » et le gamin « l’enfant » ; ce n’est que par hasard que l’on finit par apprendre qu’il a un sexe – féminin. Comme si le fait d’avoir une fille ou un garçon était la même chose pour un père. Surtout séparé de la mère, on ne sait pourquoi dans l’histoire.

Le style est minimaliste, genre Nouveau roman mal digéré. Nous sommes dans l’absurde, l’expérimental, avec une haine toute particulière pour tout ce qui est réaliste. Même le langage est mis à distance, ce qui ne favorise pas la communication…

Certes, être né allemand en 1942 et bâtard d’un soldat avant que sa mère n’en épouse un autre, alcoolique, ne prédispose pas à une conception du monde cohérente ni à une vie stable. L’auteur a déménagé maintes fois en divers lieux d’Allemagne, de France et des États-Unis. C’est un déraciné de lui-même et de la vie. Par tempérament, ces êtres me sont indifférents, je n’accroche pas. Je me demande ce que la récompense Nobel a voulu prouver.

Peter Handke, Histoire d’enfant, 1981, Gallimard l’Imaginaire 2019, €8,00 e-book Kindle €6,49

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Alejo Carpentier, Le siècle des Lumières

Alejo Carpentier est un romancier cubain, né en 1904 d’un père breton, et qui a passé onze ans à Paris de 1928 à la veille de la guerre. Il a travaillé avec Robert Desnos, Antonin Arthaud, Jean-Louis Barrault, a côtoyé Queneau, Leiris, Prévert. Il écrit depuis l’île caraïbe, au carrefour entre nord et sud américains et entre Europe ex-coloniale et Nouveau monde. Il est multi-culture – ce qui ne veut pas dire multiculturel. Car il est lui-même : poète lyrique, conteur tragique, romancier luxuriant. Le siècle des Lumières se termine en 1800, mais il a bouleversé le monde. Tout le monde. L’auteur raconte la Révolution française devenue universelle depuis les Caraïbes.

Trois adolescents de La Havane, Carlos et Sofia, plus leur cousin orphelin un peu plus jeune Esteban, vivent dans l’insouciance et l’aisance, leur père tenant un comptoir de négoce prospère. Mais il meurt. Les adolescents, dont le plus âgé peut avoir 18 ans et le plus jeune 15 (il se rase tout juste les poils) sont déboussolés. Ils sont mineurs, sous la tutelle d’un Exécuteur testamentaire qui les gruge, mais font la fête comme des enfants terribles. Esteban est asthmatique et connaît des crises effroyables où il reste pantelant, nu, accroché à la grille de la fenêtre et étirant son corps pour aspirer un peu d’air. Sa cousine Sofia le soigne, le baigne, l’apaise. Puis, un soir, on frappe à la porte.

Entre Victor Hugues – un personnage qui a vraiment existé dans l’histoire et qui s’écrit Hugos en espagnol comme notre Victor de l’an II… Il est négociant à Port-au-Prince et est venu prospecter La Havane. Plus âgé, sûr de lui et moderne, il apporte le souffle de l’aventure aux adolescents en même temps que les idées révolutionnaires des Lumières. Il est franc-maçon et méprise les religieux ; il voue un culte à Robespierre, l’Incorruptible, dont le charisme le fascine.

Le vrai Victor Hugues est tout cela, accusateur public à Rochefort pour le compte des Jacobins, nommé en Guadeloupe pour y apporter la Révolution et en chasser les Anglais qui ont pris les comptoirs. Il apporte le décret du 16 Pluviôse an II qui abolit l’esclavage – et en même temps la guillotine : la liberté et la contrainte. Car la démocratie jacobine est fusionnelle, pas libérale ; les minorités n’y ont aucun droit et sont vite raccourcies. J’veux voir qu’une tête ! Les autres, au panier ! Cela n’a guère changé en France, surtout à gauche…Mais si « l’Investi de Pouvoir » était idéaliste, il est devenu politique. Inféodé à Robespierre, il applique sa doctrine de façon rigide – on ne transige pas avec les Principes. Lorsque Robespierre est à son tour guillotiné, Victor Hugues suit le virage. Rappelé à Paris, ses états de service dans la guerre de course contre les Anglais et les Espagnols qui ont rendu la Guadeloupe prospère lui permettent d’être nommé gouverneur de Guyane. Là, il va appliquer, sans plus d’état d’âme que huit ans auparavant, le décret du 30 Floréal an X qui rétablit l’esclavage. Les frères Noirs devenus citoyens redeviennent des Nègres enchaînés. L’âme est détruite par le pouvoir ; administrer rogne l’idéal car il faut faire avec les ignorants, les profiteurs, les populistes. L’événement submerge.

Sofia est fascinée au début, comme les garçons, par cet homme jeune et enthousiaste ; il lui prendra sa virginité et elle l’aimera de tout son corps (description lyrique p.416). Elle quittera tout pour lui, le confort de la maison familiale et sa richesse, pour le rejoindre en Guyane où elle croit qu’il peut réaliser tant de choses, faisant passer la révolution de la vieille Europe à la neuve Amérique ; mais elle le quittera lorsqu’elle constatera qu’il n’est plus qu’un politicien qui exécute les ordres d’en haut, renchaînant les Nègres, réhabilitant les curés, rétablissant les Grands Blancs propriétaires fonciers. Billaud-Varenne déporté, ancien président des Jacobins, achète lui-même des esclaves – tout comme les « communistes » au pouvoir se sont empressés à chaque fois, dans chaque pays, de rétablir les privilèges – à leur profit.

Victor Hugues entraîne les trois vers Port-au-Prince lorsqu’une émeute contre les francs-maçons menace – mais Port-au-prince est incendié par les Nègres révoltés et son propre comptoir détruit. Si Carlos, l’aîné, retourne à La Havane pour surveiller les affaires de la famille, Sofia malgré son désir de passer outre lui est confiée ; seuls Victor Hugues et Esteban, à peine 16 ans, s’embarquent pour la France. Victor prend vite du poids dans la politique grâce aux francs-maçons et trouve une place de traducteur à Esteban son disciple. Il est envoyé à Bayonne pour traduire la Constitution de 1793 et la Déclaration des Droits de l’Homme (avec pléthore de majuscules, comme il se doit) en espagnol, afin de miner la vieille monarchie castillane. Mais la barbarie des révolutionnaires finit par le révulser ; le peuple en vrai est moins riant et plus grossier que le peuple des philosophes.

Il suit Victor en Guadeloupe comme secrétaire, craignant de passer lui aussi sous la guillotine pour déviance politique ; puis passe en Guyane, mandaté par Victor, avant de revenir à La Havane où il retrouve Sofia mariée et Carlos grossi, la maison de négoce plus prospère qu’avant. Mais cela l’ennuie, il a trop goûté du grand large et trop vécu l’aventure pour se caser dans la boutique. Victor Hugues a été successivement, selon ses dires : « boulanger, négociant, maçon, anti-maçon, Jacobin, héros militaire, rebelle, prisonnier, absous par ceux qui ont tue celui qui m’a fait [Robespierre], agent du Directoire, agent du Consulat » p.444. Cela donne le tournis, mais tel est le Système : il dévore ses propres enfants. « Prenons garde aux trop belles paroles ; au monde meilleur créé par les mots. Notre époque succombe sous un excès de mots. Il n’y a pas d’autre terre promise que celle que l’homme peut trouver en lui-même » p.349. Et Esteban de renchérir face à Sofia la peu sage : « Attention ! ce sont les croyants béats comme vous, les naïfs, les dévoreurs d’écrits humanitaires, les calvinistes de l’idée, qui élèvent les guillotines » p.351. Aujourd’hui les écolos.

Esteban devient enfant du siècle, la désillusion de Musset, après avoir été enfant des Lumières, le Huron de Voltaire. Il préfère la solitude contemplative à la politique populacière. L’auteur prend alors une langue somptueuse et sensuelle pour décrire l’adolescent de nature devenu homme naturel. « La clarté, la transparence, la fraîcheur de l’eau, aux premières heures du matin, produisaient chez Esteban une exaltation physique qui ressemblait fort à une lucide ivresse. (…) C’est ce qu’il appelait se saouler d’eau ; il offrait alors son corps nu au soleil qui montait dans le ciel, à plat ventre sur le sable, ou étendu sur le dos, jambes et bras écartés, en croix, avec une telle expression d’extase sur le visage qu’on aurait dit un mystique bienheureux recevant la grâce d’une vision ineffable. Parfois, poussé par la vigueur nouvelle qu’une telle vie lui infusait, il entreprenait de longues explorations des falaises, grimpant, sautant, barbotant, s’émerveillant de tout ce qu’il découvrait au pied des rocs » p.235. Amoureux de sa cousine, qui fuit rejoindre Victor avant de le quitter, amère, Esteban finira entraîné par elle dans un combat idéaliste désespéré, à Madrid – pour rien. Que peut-on contre les forces de l’Histoire ?

Quant au style de l’auteur, il est clairement baroque sud-américain avec de longues phrases à la Garcia Marquez et la luxure des plantes, des bêtes et des corps. Il est aussi surréaliste avec des rapprochements incongrus, « révolutionnaires », entre l’esprit encyclopédiste des Lumières et l’absurde des réalités décrites par les explorateurs. Il y a un goût du mot rare, presque pédant, pas toujours bien traduit comme cette « cécine » qui n’a aucun sens dans les dictionnaires français mais qui est la cecina espagnole, une viande séchée de bœuf ou d’âne. Il faut aimer le style, le prendre à grandes goulées de pages. J’aime bien.

Alejo Carpentier, Le siècle des Lumières (El Siglo de las Luces), 1962, Folio 1977, 463 pages, €9,20

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Olivier Rolin, Méroé

Pour conter l’Amour ruiné et la ruine qu’a été d’ailleurs sa vie adulte depuis qu’il s’est fourvoyé étudiant dans une lutte armée sectaire avec des idéologues maoïstes de la branche militaire, le narrateur, qui est un peu l’auteur, a choisi le trou du cul du monde. Un endroit improbable en cette fin du XXe siècle où le Nil s’enchevêtre en multiples sources d’une chevelure indescriptible : le Soudan. Dans ce « pays des nègres » (traduction arabe du mot soudan) s’affrontent depuis toujours le nord et le sud, les pharaons noirs et les tribus, les islamistes et les chrétiens. Dans les marais de Khartoum au confluent du Nil blanc et du Nil bleu, habitant un vieux rafiot qui date du siècle avant et qui achève de rouiller dans le dédale des végétaux pourrissant parmi les pythons et les crocodiles, le narrateur attend « la police ou la fin du monde ».

Il a aimé trois femmes, decrescendo ; ou plutôt il se targue de les avoir baisées. Alfa était l’idéale, mais plus jeune que lui elle est partie pour ne plus le revoir. Il a loué alors Dune dans une agence de mannequin, ayant vu sa silhouette de pub sur un abribus ; mais la carrosserie moderne cachait un moteur deux temps poussif qui calait au-delà de mille cinq cents mots, et il l’a jetée. Les circonstances ont fait qu’il a alors rencontré Else, une Allemande archéologue venue d’Europe à la demande du doktor Vollender, Heinrich de son prénom, qui a choisi de fouiller l’improbable : le chrétien en terres d’islam.

Vollender est né sur les ruines nazies et a grandi dans la RDA sous la botte soviétique, deux décadences du siècle, avant de devoir repasser tous ses diplômes dans l’Allemagné réunifiée. Il est donc voué à expier ses erreurs de destin, tout comme l’auteur après 68, tout comme ce Charles Gordon, « pédophile victorien » anglais, resté le dernier officier à défendre Khartoum contre les troupes du Mahdi en 1885, et décapité par les fanatiques deux jours seulement avant que n’arrivent prudemment les canonnières de secours. Trois hommes, trois destins, trois enfoncements dans une vie qui se ruine. Avec ses trois personnages, Rolin tente de rejouer Au cœur des ténèbres de Conrad,sans avoir la plume assez puissante.

Car son style, mal maîtrisé, dérape trop souvent dans un délire de mots qui croient créer par leur profusion de la littérature, alors que se perdent à la fois le sens, le sentiment et la sensation. Un éditeur aurait dû sabrer et demander la réécriture de pans entiers. La diarrhée verbale fait sauter au lecteur lassé des phrases, des paragraphes entiers, pour aller enfin au chapitre suivant, au style redevenu plus serein et plus clair. « Les histoires n’ont pas de commencement, ni d’endroit ou d’envers, on peut les retourner comme les pieuvres que les pêcheurs battaient sur les rochers, les dire autrement », dit l’auteur p.230.

Vollender a découvert à Méroé une cathédrale saint-Georges chrétienne et entreprend de la dégager avec l’aide de son assistante Else et du narrateur volontaire, qui s’ennuie d’enseigner la langue française au centre culturel. Else est venue en remplacement de la fille du doktor, décédée lors d’un accident de fouilles, sans plus de précision. Vollender, qui voulait en faire l’héritière de ses notes jamais publiées et de ses travaux qui n’intéressent personne, s’est résigné à choisir quelqu’un d’autre, mais il la hait de ne pas être sa fille. Il est pressé et hâte les travaux, au point que les ouvriers, un jour qu’une fresque du Jugement dernier est dégagée, refusent de continuer le travail. C’est dangereux, les murs ne sont pas étayés et le doktor devient fou. Shaytan, le Satan arabe, rôde. C’est d’ailleurs un mur qui s’écroule le matin suivant, entraînant la mort d’Else sous les décombres, peut-être un meurtre. Le narrateur attrape un vieux camion à ridelle et fuit courageusement vers Khartoum, laissant en plan le vieil Allemand. Il retrouve son marigot et monologue avec un pélican qu’il nomme Harald en attendant « la police ou la fin du monde ».

Olivier Rolin, Méroé, 1998, Seuil, 238 pages, €17,60

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Raymond Radiguet, Le bal du comte d’Orgel

L’auteur du Diable au corps poursuit selon son âge l’exploration des sentiments d’amour, la grande affaire humaine. Alors qu’il avait entre 16 et 18 ans lorsqu’il écrivit les frasques sensuelles et sentimentales d’un adolescent de 15, il en a entre 18 et 20 lorsqu’il décrit cette fois les relations amoureuses d’un jeune homme de 20 ans.

François – le « je » du Diable au corps devait porter ce prénom selon les brouillons – est devenu Séryeuse et a acquis une particule. Il reste un côté potache chez Radiguet, l’enfant terrible des années folles qui fit tourner la tête de Cocteau. François de Séryeuse aime Mahaut, créole de la noblesse émigrée sous Louis XIII, qui aime son mari Anne d’Orgel, comte dont le nom remonte aux croisades, cité dit-il par Villehardouin. A noter encore qu’Orgel est l’anagramme de Legro… une autre potacherie. Lequel aime d’amitié mondaine François.

Radiguet adore décortiquer les sentiments et tenter de comprendre les actes de chacun plus que les actes eux-mêmes, qui semblent dictés par le destin – ou les pulsions. L’amour est irrésistible, même s’il n’est ni « convenable » ni « moral », ni mêle parfois souhaité. Les faux-semblants et les ambiguïtés abondent dans les relations humaines, surtout entre les hommes et les femmes.

Le canevas est celui de La princesse de Clèves, que Radiguet prisait fort (contrairement à Sarkozy). Ceux qui ont aimé les quiproquos, les relations bancales et le style amoureux de ce roman du XVIIe aimeront le roman de Radiguet. Il se passe dans les années folles, juste après la Grande guerre imbécile de 14-18 qui a ravagé cul par-dessus tête toutes les croyances, valeurs et vertus jusqu’ici admises. Rien ne valait plus après la boucherie absurde de la guerre industrielle provoquée par des badernes à l’honneur aussi archaïque et incongru que chatouilleux. L’après-guerre a été par opposition résolue à la fête, aux étourdissements des distractions, à la remise en cause sociale. L’usage du prénom Anne pour un homme, attesté durant la période féodale (Anne de Joyeuse, favori d’Henri III), apparaît comme un renversement du monde bourgeois au début des années 1920 tout comme un rappel de La princesse de Clèves, avec une discrète allusion à l’ambiguïté des amitiés masculines.

Le comte d’Orgel est de ces oisifs qui possèdent château et hôtel particulier et font des bals, aiment briller dans la conversation, tout en futilités et plaisirs. Il invite tous ceux qui sont de son milieu mais aussi ceux qui l’amusent. François de Séryeuse, oisif paresseux à la fortune familiale assuré est de ceux-là (un adolescent prolongé). Rencontré au cirque Medrano (encore une potacherie), Anne, François et Mahaut organisent une mise en boite du trop sérieux et prudent Paul Robin, diplomate arriviste, ami de Séryeuse, qui aime faire étalage de ses relations tout en faisant des cachotteries. A cachotterie, cachotterie et demi : ils lui font croire qu’ils se connaissent depuis longtemps alors qu’ils viennent de se rencontrer. Radiguet s’amuse.

Mais de fil en aiguille, de bals en dîners, de sorties en bord de Marne aux spectacles, le sentiment d’être bien ensemble se développe pour le triangle amoureux en amitié chaude puis en amour fantasmé des uns pour les autres, y compris d’Anne pour François. Il ne se passera rien, tout sera plus « convenable » que le diable au corps du garçon de 15 ans, mais tout sera aussi plus subtil et compliqué. Contrairement au premier, ce roman sera publié après la mort de l’auteur par son grand (petit) ami Cocteau.

Il est écrit simple et direct à la Stendhal, voué à l’analyse psychologique à la Madame de La Fayette. Un exemple de phrase concernant un personnage secondaire dit le style et me ravit : « Pensait-elle faire succéder ses séances de pose à d’autres séances ? François de Séryeuse entendit innocemment la phrase : pas une seconde la pensée ne l’effleura que Mrs Wayne pouvait disposer, pour le fatiguer, d’autres moyens que sa conversation. Il oubliait que cette Américaine était femme, et fort belle » p.44 La litote et la logique amènent une douce ironie qu’un lecteur empathique sait goûter.

Raymond Radiguet, Le bal du comte d’Orgel, 1924, Livre de poche 2003, 190 pages €7,20

DVD Le bal du comte d’Orgel, Marc Allégret, 1970, avec Jean-Claude Brialy, Sylvie Fennec, Bruno Garcin, Micheline Presle, Gérard Lartigau, LCJ éditions, 1h31, €10,18

Raymond Radiguet, Oeuvres complètes, Omnibus 2012, 896 pages, €19,00 e-book Kindle €18,99

Le diable au corps a été chroniqué sur ce blog.

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O’Macron, un variant très contagieux

Le président hier a parlé, dommage que ce fut sur TF1 et non pas sur une chaîne du service public. La soirée aura quand même empêché les accros au petit écran d’écouter les sempiternelles téléfilms yankees qui diffusent la propagande féministe et puritaine du colonisateur d’Occident. Le format était original par rapport à ce qui s’est fait jusqu’à présent, en courtes séquences successives ponctuées d’images et parfois d’émotion.

Le tout a duré 1h52 mn et non pas « deux heures » comme répètent à l’envi les médias – chacun peut le vérifier sur le replay de la chaîne. Dans l’ordre, les séquences les plus longues ont été celles consacrées à la crise sanitaire (20 minutes), aux réformes (17 minutes), à l’endettement de la France (12 minutes), à la république (11 minutes), et au style du président (10 minutes). D’autres séquences ont concerné les institutions, les inégalités, la parole des femmes, le terrorisme, et le « quoi qu’il en coûte » assumé.

Le président ne « voulait pas faire de politique » mais présenter une rétrospective des cinq ans passés à l’Élysée. Sa candidature viendra probablement, mais plus tard, au début de l’année prochaine, alors qu’il lui reste encore quatre mois pour prendre des décisions, peut-être difficiles. Nul ne doute qu’il ne soit candidat, sauf si un événement exceptionnel devait le conduire à renoncer.

Le ton général a été celui d’une certaine satisfaction pour le travail entrepris, mais aussi une reconnaissance des difficultés imprévues. Un « en même temps » qui a permis d’apprendre et de résister. Emmanuel Macron est passé de la situation « d’aimer la France » en début de quinquennat à celle « d’aimer les Français » en fin de quinquennat. Il a toujours « envie de faire », même s’il a commis des erreurs – il a le souci de ne pas les répéter. La philosophie du « en même temps » est celle d’être à la fois « efficace et juste ».

Cela se décline sur tous les sujets :

  • Sur la crise sanitaire où le confinement a été nécessaire alors que personne ne savait comment la pandémie allait se développer (« tous les pays ont confiné », à commencer par la Chine, pourtant productrice de masques). Pour les autres vagues, la vaccination a pris le relais et le confinement est devenu moins nécessaire (jusqu’à présent).
  • En économie, où le « quoi qu’il en coûte » est assumé et, en même temps, les réformes concernant la fiscalité et l’encouragement à l’investissement des personnes aisées – car le mérite doit aller avec la solidarité pour « un pays juste ». Pourquoi reconnaître le mérite dans les arts ou le sport et pas en économie ? Une phobie morale de « l’argent » ? « Je n’ai pas l’obsession de l’argent » (comme Nicolas Sarkozy – c’est moi qui rajoute) mais la culture du succès économique (pas comme François Hollande – idem).
  • Sur le chômage, où la réforme a permis des créations d’emplois et des entrées en apprentissage beaucoup plus fortes qu’auparavant.
  • Sur le débat démocratique avec les nombreuses lois débattues au Parlement et le Grand débat sur le climat qui a permis aux « invisibles » et aux « empêchés » de découvrir qu’ils avaient leur place alors que des décisions bureaucratiques concernant la taxe carbone et les 80 km/h avaient été prise par des fonctionnaires depuis Paris.
  • Sur le pouvoir d’achat, source d’inégalités – compensées pour les classes moyenne et populaire par le chèque énergie, l’allocation adulte handicapé, le minimum vieillesse agriculteurs, la suppression de la taxe d’habitation, la prime d’activité… Mais en même temps permettant l’investissement qui crée de la richesse pour financer le modèle social.
  • Sur la parole des femmes contre les violeurs et les maris violents, mais avec la présomption d’innocence et le respect des procédures judiciaires plutôt que le lynchage médiatique et des réseaux.

Inutile de récapituler tout ce qui a été accompli durant cinq ans malgré les grèves, les gilets jaunes et le Covid. Aucune réforme n’a été vraiment marquante mais une suite de réformes allant dans le même sens, vers la responsabilité et le mérite, en faveur du travail et du goût du risque.

La dette est importante mais on la remboursera par plus de travail, pas par les irresponsables « on l’annulera » ou par « les générations futures s’en débrouilleront », ni par la posture de « père fouettard » en augmentant massivement les impôts et les taxes – « cela a été essayé et cela n’a pas marché » (ce qu’a tenté François Hollande avec le désastre qu’on connait et ce que propose Valérie Pécresse un peu légèrement). Plus travailler implique une réforme des retraites afin d’être en emploi plus longtemps et mieux aux deux extrémités des âges, des jeunes comme des seniors. La réforme sera simplifiée en trois régimes plutôt que les 42 existants pour réduire les inégalités de privilèges historiques.

Le service public devra être modernisé pour être plus efficace mais le problème n’est pas « le nombre de fonctionnaires » comme le répète la droite. Ou peut-être (le président ne l’a pas évoqué) dans les régions et les départements où les postes sont mal définis et les horaires pas toujours respectés. Au niveau national l’armée, la police, les magistrats, l’enseignement, l’hôpital, sont des fonctions régaliennes qui manquent de fonctionnaires – et aussi de simplification bureaucratique.

Le simplisme des propos des extrêmes-droites comme de la droite qui se durcit, est plaisant même s’il ne s’agit que de promesses électorales qui seront sans lendemain parce qu’irréalistes :

  • Diviser les Français n’augmentera pas la sécurité.
  • Accuser « l’islam » ne résoudra ni le terrorisme, ni l’obligation de laïcité.
  • Proposer de dépenser encore et de fournir toujours plus de moyens ne résoudra pas la question de l’organisation des rôles et des fonctions des services de l’État.

Il faut augmenter les moyens, certes, mais selon ce que l’on peut et non pas selon ce que l’on désire. Il faut surtout former et réformer avant de lancer des slogans irresponsables. Or il n’y a aucune responsabilité dans les braillements violents des extrémistes, qu’ils soient gilets jaunes ou zemmouriens. Incendier une préfecture ou casser les sculptures de l’Arc de Triomphe ne démontrent ni un sens civique développé, ni un amour de la France.

Les peurs existent, le ressentiment global augmente, la méfiance aussi – et les réseaux sociaux amplifient les comportements de foule, tel le lynchage de Samuel Patty comme les ralliements complotistes que l’on constate ici ou là. Le président a raison de garder raison face à ces débordements infantiles que quiconque parvenu au pouvoir ne pourrait plus tolérer.

Il regrette un certain nombre de propos malvenus, mais souvent sortis de leur contexte. Ainsi le jeune homme à qui il conseillait de traverser la rue pour trouver un nouvel emploi lui avait demandé s’il avait un poste d’horticulteur ou tout autre boulot, alors que le patron du restaurant en face cherchait des serveurs. Le président ne l’a pas dit, mais les médias sont souvent dans la caricature, faute de professionnalisme. Le scoop immédiat plutôt que le contexte, le buzz valorisant plutôt que l’effort de rechercher, réfléchir et recouper.

À chacun, il demande d’être pleinement citoyen, ce qui implique certes des droits, mais « d’abord des devoirs » – ce que déclarait justement Joséphine Baker. Il parle aux jeunes indifférents à la politique, à ceux tentés de se radicaliser, aux musulmans qui se demandent s’ils peuvent exercer leur religion, aux femmes qui ont peur de porter plainte. « Tout ce qui divise affaiblit » rétorque-t-il au polémiste Zemmour. La démographie change, en effet, mais ce qui compte n’est pas de fermer les frontières, slogan illusoire, mais de maîtriser à la fois les flux qui entrent et l’intégration de ceux qui sont là. Il faut des frontières, notamment européennes, et en même temps développer l’Afrique, continent qui envoie ses pauvres et sa démographie en surplus vers l’Europe.

Sur son style personnel, le président évoque sa « vitalité », sa « volonté de bousculer et de transgresser » mais est plus conscient du respect qu’il doit aux gens, et aux mots qui peuvent blesser. « J’ai appris », répète-t-il plusieurs fois. La photo où il pose avec un Noir torse nu qui fait un doigt d’honneur n’aurait jamais dû être diffusée, c’était une erreur. « J’ai été naïf », dit-il. C’était à la suite de l’ouragan à Saint-Martin, lorsqu’il avait été convié par une famille à visiter son appartement. Là encore un instant sorti de son contexte.

Sur l’avenir, qu’il évoque à grand traits : « où va la France ? ». Elle va :

  • vers la transition écologique et sociale qu’il faudra organiser,
  • vers l’innovation pour garder une place dans la mondialisation,
  • vers le niveau nécessaire pour résister à la guerre technologique qui ne fait que commencer.

Ce qui implique de réformer l’éducation et l’apprentissage pour s’adapter à un monde en changement. « Nous sommes le pays de tous les possibles » dit-il en conclusion.

À part sur l’international, où la séquence n’a duré que deux minutes à propos du contrat australien révoqué, tout le reste a été consacré aux affaires et questions intérieures que tout le monde se pose. C’était pédagogique et varié, très illustré, même si les journalistes comme le président portaient curieusement la même couleur de costume bleu pétrole – couleur incongrue en transition écologique.

Le président est jeune, intelligent et pédagogue, dynamique et capable d’apprendre. Il se dit « affectif » mais en même temps apparaît comme cérébral, ce qui paraît un bon compromis lorsque l’on doit prendre des décisions pour le pays.

S’il est à nouveau candidat, il sera à mon avis un variant redoutable car très contagieux.

Je ne crois pas qu’Éric Zemmour, Marine Le Pen, Anne Hidalgo ou Yannick Jadot fassent le poids contre lui. Pour Jean-Luc Mélenchon ou Valérie Pécresse, c’est peut-être différent mais le premier a peu de chance d’accéder au second tour. La droite veut prendre sa revanche sur la victoire qu’elle escomptait avec François Fillon, mais ce n’est pas gagné, surtout si elle se crispe sur l’illusoire (moins de fonctionnaires, restrictions budgétaires, fermeture culturelle).

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Raphaël Passerin, Le Cas Van Noorden

Un beau jour parisien, le commissaire Damrémont découvre dans un trois-pièces haussmannien quatre corps à demi nus placés en rose des vents, morts. Le plus gros désigne le nord. Ça commence comme ça car nous sommes en polar. L’auteur s’y lance avec délices et y réussit assez bien.

Son originalité est que l’enquêteur n’est pas un flic (qui n’arrive qu’après coup), ni une journaliste (qui est présente mais nulle), mais un livreur de sushis d’origine iranienne qui veut devenir avocat au pénal – et a déjà raté deux fois son examen du barreau.

Mais reprenons au début. Trois amis sont conviés par un quatrième qui rentre du Canada où il s’est exilé sept ans. Il a fauté en fac étant étudiant et a dû mettre les voiles. Mais il s’est taillé une réputation (un brin surfaite) d’érudit sur Le voyage de Flaubert en Egypte, et il est convié à une conférence en Sorbonne. Il en profite pour renouer avec son club d’âmes damnées de la fac, l’un devenu prof de lettres en secondaire, l’autre auteur de docu-fictions, le troisième syndicaliste. Carl, Audric, Victor, Tony. Audric reçoit dans sa garçonnière bourrée de livres après divorce, « un homme seul malgré lui, avec une fêlure, un esprit foisonnant qui survit en transmettant ce qu’il a appris et en spéculant sur le reste ; un prof quoi ! » p.38.

Survient Léa, pièce rapportée venue pour rencontrer Victor l’auteur ; elle est journaliste – évidemment au Monde – « une fille de son temps, juge-t-il, moins encline à vivre le moment qu’à l’archiver » p.131. Mais Carl est en retard. Le lapin brûle, il était pourtant mitonné à la moutarde. Pourquoi ne pas avoir éteint le feu ou minuté la plaque ? Ces profs sont maladroits…

Pire, en allant aux toilettes, Léa se trompe de porte et pénètre dans la chambre bureau d’Audric. Elle y trouve Carl – étendu mort. De quoi ? Nul ne sait et Audric ne tarde pas à être accusé par les autres qui en savent long sur leur passé commun. De plus, Carl avait niqué aussi l’épouse d’Audric. De quoi imaginer la pire vengeance ! Mais pourquoi chez lui ? Et pourquoi au moment où il invitait ses amis ? Le coupable évident serait trop simple. Dès lors, qui l’a fait ?

Ne sachant comment se dépêtrer de cette situation, et se méfiant à raison de la police qui est expéditive pour désigner un coupable sans trop chercher, Audric séquestre les trois autres dans son appartement. Survient Sadegh, le livreur de sushis, commandés parce que le lapin a brûlé. Audric le connait un peu et l’enrôle aussitôt pour l’aider à faire la lumière.

Le jeune Sadegh, avocat raté, va résoudre l’énigme de la mort dans un bureau du fond de Carl Van Noorden, venu en avance pour finir de préparer sa conférence. Ce ne sera pas sans mal, ni sans rebondissements, mais la fin est assez bien amenée pour qu’on reste captivés. Les caractères sont bien typés et brossés par petites touches, suffisantes pour en faire le tour. Le style est enlevé, avec parfois des accélérations inédites. Un bon roman dans le genre policier d’un auteur incontestablement à suivre.

Raphaël Passerin, Le Cas Van Noorden, 2021, éditions du Val, 213 pages, €12.00 e-book €3.99

Raphaël Passerin est aussi l’auteur de Prince de Galles, chroniqué sur ce blog

Attachée de presse Bérénice Paget editionsduval@yahoo.com

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Jules Vallès, L’argent

Jules Vallès, né en 1832, est surtout connu pour ses œuvres majeures d’après la Commune de Paris, L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé, où il raconte au travers du personnage de Jacques Vingtras sa vie, son milieu et son époque. Mais avant que l’Histoire n’ait rencontré son talent, sa première publication fut consacrée à la littérature… sous le titre de L’argent. Lire Vallès pour les 150 ans de la Commune, est une bonne introduction mais la Pléiade publie deux tomes de Vallès : le premier avant 1870, le second après.

Dans L’argent, il s’agit, au travers de la bourse et de la spéculation, de condamner dans un pamphlet persiffleur la littérature « morale » de son temps. Si l’on ne veut pas être rejeté par son temps, il faut être de son temps. Or, le temps du Second empire est celui de la bourgeoisie, dont le seul intérêt et le seul passe-temps est l’argent. D’où le titre, d’où l’œuvre. Comment en faire plus, comment connaitre les acteurs, comment pénétrer dans les coulisses ? L’auteur livre les clés.

L’artiste ne doit plus être romantiquement pauvre et bohème, vivant affamé en habits râpés dans les soupentes, criblé de dettes envers son logeur – comme Jules Vallès l’a connu. L’artiste dans le monde doit s’intéresser au monde, à son monde. Sans argent, pas de littérature et c’est l’argent qui juge la littérature, ceux qui font l’opinion sont riches et ont le temps de lire, pas les pauvres qui se contentent des journaux et des feuilletons (avant aujourd’hui la télé et les séries). Jules Vallès, auvergnat monté à Paris après avoir enfin réussi son bac après trois échecs pour commencer son droit qu’il ne finira jamais, est un aigri. Il a voulu devenir écrivain, il n’est que journaliste. Il se venge. Le ressentiment social est un puissant ressort de la littérature, notamment pamphlétaire (voyez Céline). La Commune lui promettra des lendemains qui chantent mais il déchantera devant la répression, les Prussiens et la réaction provinciale. Mais nous ne sommes encore qu’en 1857, en plein Empire prospère et quinze ans avant la défaite ignominieuse, l’occupation (déjà…), et la révolte parisienne. Jules Vallès veut exister et son pamphlet littéraire sur l’argent le rend célèbre.

Ce n’est pas une grande œuvre, l’auteur a recopié la partie technique sur ses prédécesseurs, dont le Manuel du spéculateur à la bourse de Pierre-Joseph Proudhon,mais il impose un style. Plus de pauvre romantique, pur et innocente victime de la méchanceté sociale, plus de misérabilisme à la Cosette ni de moralisme à la Dumas fils. Vallès rend hommage à la spéculation et distingue « les habiles » des « moutons ». La bourse est un théâtre où chaque personnage tient son rôle, des agents de change aux coulissiers en passant par les commis, des grands banquiers qui brassent des millions aux petits vieux qui viennent miser leurs économies. Vallès y met le diable au corps, « attache un pétard à la queue du chapitre », parsème « d’adjectifs écarlates » le manuel pour faire de l’argent, y « fourre des accents d’insurgé », dira-t-il (Le candidat des pauvres, 1880, cité p.1162).

Si le livre est dédié au millionnaire français juif Mirès (1809-1871), ce n’est pas par antisémitisme comme l’époque en était infestée (et Proudhon le premier), mais par une certaine admiration pour l’habileté et pour l’industrie. Voltaire comme Beaumarchais furent des spéculateurs dans le joyeux XVIIIe siècle. Pourquoi pas aujourd’hui ? Rousseau ne fut méchant que par pauvreté, nous dit Vallès, tant pis pour lui. « Mieux vaut être un bon boursier qu’un méchant écrivain », va-t-il jusqu’à écrire (p.10 Pléiade).

C’est du second degré, le cri d’un écorché qui a raté sa poésie, son théâtre et sa littérature ; qui a raté l’éphémère révolution de 1848 parce que le peuple n’a pas suivi, votant massivement pour Napoléon le Petit ; qui a raté ses études et n’a pas su rester dans un métier. Vallès n’est pas spéculateur, il ne sera jamais riche, mais sa dérision à vanter la spéculation et la richesse imposent un ton hardi, une force bien loin des jérémiades humanistes (dont nos « droit de l’Homme » sont l’héritier et la mode victimaire le dernier avatar). Vallès est tout négation, ressentiment majuscule, il est enfin lui-même, réconcilié avec sa nature. Il a mis le pied dans la porte, comme on apprend aujourd’hui en formation de vente ; il est reconnu comme journaliste incendiaire, on lui confie de la copie. Le lecteur peut ne pas aimer l’homme ni sa vie, il est une force littéraire.

Jules Vallès, L’argent, éditions Paléo 2014, édition de 1857, préparée et préfacée par François Marotin 212 pages, €25.00

Jules Vallès, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1975, 1856 pages, €68.00

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Gabriel Matzneff, Vanessavirus

Malgré les furies bourgeoises brandissant la Morale (après l’avoir piétinée durant leur adolescence antibourgeoise post-68), j’ai lu le livre interdit, le dernier Matzneff. Les Italiens ont osé ce que la France phare du monde démocratique n’a pas osé : publier.

L’archange aux pieds fourchus chérit le rôle. Ne vous attendez pas à du neuf, l’auteur ressasse. Du haut de ses 84 ans, il persiste et signe. Il a bien joui, bien vécu, et son existence s’achève. Nous pouvions nous attendre à un saint Michel terrassant le dragon de la bêtise, nous avons devant nous un saint Sébastien percé de flèches et qui semble aimer ça : « je mourrai anathématisé, cloué au pilori » p.9. Le rôle de l’agneau pascal ou du Christ tout nu sur la croix, offrande du sacrifice, va bien à ce chrétien orthodoxe athée.

Ce « récit », publié à compte d’auteur car, par peur du boycott, aucun éditeur français n’a osé le faire, commence par un poème pas terrible tiré de Super flamina Babylonis, vantant les étreintes juvéniles. Aucune considération pour l’autre, pour la fragilité adolescente, pour les conséquences étalées (certes, 44 ans plus tard) par sa maitresse d’alors 14 ans, Vanessa. Gabriel se cache derrière son grand âge, son cancer de la prostate, son œuvre, la sincérité de ses instants vécus. Sauf que ses Carnets sont comme le net : tout reste et tout reste opposable. Ce qui était pratique courante (encore que réservée à certains milieux minoritaires) est aujourd’hui honni ; ce qui amusait comme «l’exquis plaisir d’irriter les imbéciles » p.37 il y a trente ou quarante ans fait peur aujourd’hui ; les très jeunes sont des êtres trop précieux pour les livrer aux premiers venus. Il faut en être conscient, « les imbéciles » gagnent toujours car leur nom est Légion.

« Ne pas répondre », dit-il p.18 – et il répond.

L’essai en réponse à Springora, écrit semble-t-il sans aucun plan et au fil de la plume, garde un beau style mais se nourrit plus de citations narcissiques de l’œuvre passée qu’il n’est une réflexion d’aujourd’hui sur ce qui fut expérimenté jadis. Il se fâche parfois et prend un ton acéré, mais régresse presque aussitôt vers le passé idéalisé des souvenirs ou l’intemporel des auteurs classiques. Manière de se cacher pour ne pas affronter ce qui est, ici et maintenant. Le lecteur qui a aimé certaines œuvres et qui considère Matzneff comme un écrivain, est un brin frustré. Quel égoïsme !

« Je n’ai ni lu le livre de Vanessa, ni ne l’ai feuilleté, ni même tenu entre les mains », déclare-t-il p.15, affectant comme lord Byron d’« ignorer les mauvaises nouvelles » p.12. Cela bien « qu’une ex restée proche, gentille mais zinzin, ne résistait pas, malgré mes adjurations, à l’équivoque plaisir de me lancer à la figure les noms de ceux qui s’étaient toujours réputés mes amis mais qui, dans l’épreuve, se révélaient de misérables traîtres » p.13. Matzneff cite cinq personnes qui l’ont défendu ; j’aurais plutôt cité les autres, les veules qui se sont défilés et qui en ont fait tout autant et plus, peut-être. Impliquer les protagonistes est de bonne guerre lorsque ces derniers vous trahissent.

La meilleure défense étant l’attaque, l’écrivain aurait dû lire le livre de son adversaire au lieu de dénier à l’adolescente dont il a conservé le souvenir le droit d’avoir grandi et de pouvoir juger. Il aurait dû réfuter point par point ses arguments, se fondant sur des exemples précis d’époque et sur les dizaines de lettres d’amour indéfectible reçues en son temps de ladite amante soi-disant « sous emprise ». Laquelle ressort plus de la psychiatrie que de la responsabilité, mère démissionnaire trop snob du milieu littéraire, père absent dont elle projette l’image sur son initiateur et duquel elle veut se venger – par procuration. La vengeance des femmes par ressentiment n’a rien d’une découverte due à la « libération » de la parole par le Moi-aussi venu de l’Amérique puritaine en déclin. En témoigne le dernier avatar d’actualité, d’une vulgarité de harcèlement, qu’est cette ex qui use du net pour poursuivre sa vengeance sur des années – et qui s’en vante ! alors qu’elle est passible des tribunaux.

Il aurait pu en faire un roman, soigneusement ironique car le ridicule est ce qui tue le plus sûrement dans la France littéraire. Mais en a-t-il encore le talent ? Dans cet essai, nous sommes loin de Voltaire.

Il aurait pu aussi faire entier silence jusqu’au non-lieu final probable de cette affaire où la reconstruction du passé, la morale rétroactive et le souci personnel de se faire mousser et de gueuler plus fort que les autres pour cacher ses propres turpitudes constitue semble-t-il l’essentiel du dossier. L’affaire Oliver Duhamel, bien plus grave car il s’agit d’inceste, dans le même milieu hédoniste post-68, vient d’aboutir à un non-lieu. Matzneff écrit quelque part que les jaloux et les envieux s’en donnent à cœur joie pour lyncher ceux qu’ils auraient aimé être eux-mêmes – et ce n’est pas faux. Se taper une minette de 14 ans toute fraîche, quel pied ! Mais « un homme, ça s’empêche », disait le père de Camus, qui s’opposait dans L’Homme révolté aux « tortionnaires humanistes », ceux qui veulent faire le bien des autres malgré eux, qui vous imposent leurs normes, leur morale, leurs conduite – et qui vous dénoncent à l’inquisition d’église, d’État ou des médias si vous n’êtes pas comme eux. Fantasmer n’est pas réaliser. De même que se venger de ce qu’on n’a pas osé n’est pas la justice, mais le ressentiment de l’envie. Pas bien beau, comme sentiment, même s’il est de foule – donc médiocre.

Cela n’excuse en rien les amours trop tôt pubères qui imprègnent les êtres pour leur vie durant. Une simple considération que le plaisir, même partagé, ait pu faire un mal durable n’effleure même pas l’esprit de Gabriel, hédoniste diagnostiqué un brin schizo dans sa propre jeunesse. Il aurait pu s’en dire navré, inconscient à l’époque car tout se passait au mieux en apparence. Il aurait pu surtout se préoccuper de ses amantes et amants très jeunes, les aider à grandir, suivre leur évolution, au lieu du plaisir personnel pris à la va vite sans aucun affect. Je suis pour ma part malheureux quand des plus jeunes qui me sont proches sont malheureux et je ne voudrais surtout pas leur faire de mal – non Matzneff. Pas plus qu’à un vieillard de 84 ans d’ailleurs. Qui est donc cette Vanessa pour l’oser sans vergogne, forte de sa moraline toute neuve ? Est-elle meilleure que son ancien amant ? Elle n’apparaît certainement pas comme une personne honorable, ni même une bonne personne. Attendre 44 ans, quelle vilenie… quelles arrière-pensées… quel arrivisme d’autrice éditrice !

Sur le fond, ce « récit » n’apporte rien qu’une lamentation d’un nouveau Jérémie dont l’instruction reste en cours. Je ne vais pas faire la recension pas à pas de ces 85 pages (108 en italien qui parle plus) car tout est dit, le reste est ressassement. Un résumé de l’ensemble est fait un journaliste de France Inter qui fait bien son boulot (mieux que l’Obs par exemple), vous pouvez vous y référer.

Ce qui m’intéresse plus est le climat de lynchage dans ce pays – la France – qui se vante d’être à la pointe des libertés démocratiques. Importer des mœurs à la Trump est non seulement une soumission veule à la mode venue du pays capitaliste dominant (hein, la gauche !) mais un reniement des deux siècles « de progrès démocratiques » qui nous ont précédés. Dans le dernier numéro de la revue L’Histoire, Michel Winock (pas vraiment de droite) cite Benjamin Constant à propos de la révolution de 1830 : « par liberté, j’entends triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité » p.46 (n°484, juin 2021). L’éditeur italien ne dit pas autre chose dans sa « note de l’éditeur ». Nul ne peut juger sans procès équitable, le droit à la parole est le même pour l’accusation et pour la défense et refuser de publier un écrivain parce que cela déplairait aux divers lobbies de la société est une lâcheté indigne du pays qui adore donner des leçons de liberté d’expression et de justice au monde entier. A la mode anglo-saxonne et surtout yankee, les lobbies prospèrent en France : lobby féministe pour Springora, lobby lesbien-gay-bi-trans-queer-zoo+ contre Matzneff, lobby juif pour les écrits de Céline comme pour cette farce de 1500 pages de commentaires talmudiques sur Mein Kampf d’Hitler récemment republié en français sous un titre moraliste et un prix prohibitif. Faut-il restaurer la censure préalable comme sous Charles X ou le Second empire pour désormais pouvoir publier un livre ?

Dans un demi-siècle Gabriel Matzneff sera peut-être dans la Pléiade chez Gallimard, son éditeur si audacieux qui a « retiré de la vente » tous ses livres sans trier les romans des journaux ou essais. Mais les œuvres de l’homosexuel Jean Genet (mort en 1986), y compris ses années de sexe lorsqu’il était enfant de chœur en primaire, viennent d’être publiées en Pléiade, et les œuvres de Casanova, Sade et Gide sont en vente libre, de même que la Bible (avec ses récits d’inceste) et le Coran (qui prône la défloration des petites filles dès l’âge de 9 ans)  – comprenne qui pourra.

Pour Matzneff, c’est une « condamnation à mort civile sans jugement, avec imposition de peines supplémentaires », écrit carrément l’éditeur italien – et il a pleinement raison. C’est cela qui me gêne, plus que le chant du cygne avec couacs d’un vieil écrivain déjà jugé par l’opinion ignare et versatile, mais pas encore par les tribunaux officiels et contradictoires – qui prennent leur temps.

Gabriel Matzneff, Vanessavirus – récit, 2021, édition Aux dépens d’un amateur, à compte d’auteur et en français, 85 pages (souscription close, pour collectionneurs)

Gabriel Matzneff, Vanessavirus, édition italienne (en italien !), Liberilibri 2021, 108 pages, €14.00

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Album Flaubert

Le 12 décembre prochain naîtra Flaubert, il y a deux cents ans – le premier Napoléon vient de mourir et le troisième abdiquera avant sa mort. Né sous la monarchie, Gustave verra trois révolutions et quatre régimes avant de quitter ce monde sous la République. Il vivra ce bouleversement sans précédent de l’autre révolution, l’industrielle, de la presse et du feuilleton, de l’essor des théâtres au détriment des poèmes, de la photographie au détriment de la peinture réaliste, et du roman comme savoir-faire français. Né vingt ans après le siècle, Flaubert est mort vingt ans avant l’Exposition universelle du Progrès et de la Science, le 8 mai 1880, à 58 ans et demi – d’une « attaque ».

J’aime beaucoup Flaubert, ce Normand parisien, ce grand nerveux épileptique qui vivait littéralement les scènes qu’il imaginait pour les écrire, qui somatisait les affres de ses personnages. Outre sa Correspondance en cinq tomes, qui est un délice sur le temps et les hommes, mon œuvre préférée reste Un cœur simple, touchant portrait de la générosité humaine sous la bêtise ignorante, de la maternité par procuration sans espoir de retour, d’amour aveugle d’une obstination de brute. Ce qui m’ennuyait au collège lorsque nous devions l’étudier me ravit aujourd’hui tant le style est épuré et précis, sans un mot de trop, sans aucun jugement de la part de l’auteur qui décrit, comme détaché, démiurge.

Quant à Madame Bovary, elle fut Gustave comme le dit un mot apocryphe, imaginant toujours autre chose que le réel, désirant s’évader sans cesse de son milieu campagnard, de sa condition bourgeoise et de sa soumission de femme de notable. Bovaryser est passé dans le langage courant (cultivé). C’est s’illusionner sur ce qui pourrait être, rêver au prince charmant, à l’amour impossible, à l’ailleurs paradisiaque. Non sans une certaine hystérie, refoulement des pulsions sexuelles qui ne demandent qu’à s’assouvir, sublimation parfois, débauche brutale souvent. Les femmes y étaient plus aptes lorsqu’elles étaient cheptel bourgeois ; les hommes y sont sujets depuis qu’ils ont été dévalorisés par l’égalité des sexes. C’est aujourd’hui le Disney mièvre des stars, les plages de cocotiers, le club Med pour femmes seules – ou l’ecstasy de la jeunesse avide d’extase, la « croyance » qui légitime un soi minable, la fausse aventure des télé-réalités où l’on se met en scène, les paillettes cocaïne et ciné… Toujours être autre que soi-même, vivant un enchantement, une illusion, couvert du voile de Maya.

Yvan Leclerc signe un court album très illustré, où figurent des dessins du Croisset disparu et les rares photos du grand Flaubert, lui qui fuyait la représentation de soi et les images pour ne laisser au public que ses œuvres : la Littérature. Ce pourquoi il contraignait sa plume, réécrivait sans cesse, gueulait ses phrases pour vérifier comme elles sonnent. Plus de 4500 pages pour Madame Bovary qui n’en compte qu’un dixième. Tout doit passer par les mots. Une illustration, une photo, ce sont des faits précis qui s’imposent tandis qu’une description littéraire, un portrait psychologique, c’est tout un être qui surgit, avec son aura de milieu et d’époque. Ecrire pour recréer le monde dans l’imaginaire, plus vrai que nature – voilà ce que voulait Flaubert.

D’où son réalisme cru sans tomber dans le voyeurisme excité à la Zola, ou son lyrisme panthéiste devant le spectacle total de la nature ou d’un paysage. Il n’est pas romantique, il n’est pas naturaliste, mais entre deux. Il sera le modèle des écrivains fin de siècle et il reste l’un des grands du sien.

Yvan Leclerc, Album Flaubert, 2021 Gallimard la Pléiade, 252 pages et 189 illustrations, offert pour l’achat de trois livres de la Pléiade – ou en vente pour €35 sur les sites

Gustave Flaubert chroniqué sur ce blog

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Maurice Rheims, Le Saint Office

Fils de général né à Versailles en 1910, Maurice Rheims a été longtemps commissaire-priseur ; c’est dire combien il connait la haute bourgeoisie, de la traditionnelle à la parvenue, de la provinciale à la parisienne. Par les yeux d’un larbin stylé caméléon comme son auteur, il conte les dessous de la France des années 1960 et 70, juste avant la gauche au pouvoir, sa hantise du fisc, les petits arrangements entre amis, les protections. Oscar est maître d’hôtel, autrement dit domestique. Mais il ne sert que qui il veut, n’hésitant pas à quitter son maître lorsqu’il en a fait le tour ou que cela sent le roussi. Il n’est attaché à rien qu’à l’ordre social. Il est devenu expert en convenances, en costumes, vins et en gastronomie – bien plus que ceux qui donnent le ton. Il s’est fait quelques maitresses (ou non), a tué peut-être quelques maîtres devenus gênants (ou pas), a cambriolé sur ordre (ou pour lui-même) sans jamais s’enrichir, a dénoncé ou célébré qui ou quoi par lettres à l’écriture bien imitée. Il est l’histrion et le joker, celui qui n’existe pas mais sans qui rien n’existe.

Oscar est invisible, Oscar est le fantôme d’office, Oscar indic est messager de la Vertu. Il exerce son métier comme un sacerdoce, il fait un office de son office, il singe en bourgeoisie le tribunal de l’Eglise catholique combattant l’hérésie et l’apostasie, la Sacrée congrégation du Saint-Office qui définit la bonne doctrine. Lui le domestique sait mieux les usages que les maîtres, il corrige les déviants, accuse les fraudeurs, favorise les victimes. Culture autodidacte mais étendue, ironie douce et parfois féroce, distance prudente mais engagement envers les maîtres et les maitresses qui le servent, Oscar est celui qui tient la maison. A l’entendre, rien ne se ferait sans lui : il est partout, il est errant, il est plusieurs, car son insignifiance fait qu’on croit l’avoir déjà vu dans d’autres maisons, à différentes époques.

« Unique survivant d’un monde social aboli » (p.485) – surtout depuis 1981 avec la gauche présidant – Oscar le sonné est dingue de sonnettes, il les collectionne, s’attache à un collectionneur, ancien conseiller maître ; il sera lui-même sonné, parlant « cloche » et se déguisant en fait clochette plus qu’en clochard. En 58 chapitres, il s’étend sur son métier, ceux qu’il a côtoyé, ses activités dévotes ou complices. Il a de l’ironie, de la verve, du style à la troisième personne. Le lecteur ne s’ennuie pas malgré plus de 500 pages en dévorant ce vieux roman à la française qui n’a que faire du « nouveau » roman des années révolte ou des affres névrosées des petits maîtres d’aujourd’hui colonisés par les Ricains. Son auteur est décédé en 2003 mais son œuvre demeure, un petit bijou de lecture à qui aime le classique.

Maurice Rheims, Le Saint Office, 1983, Folio 1985, 524 pages, €10.90

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Ecris avec ton sang dit Nietzsche

« De tous les écrits, je n’aime que ceux qu’on trace avec son propre sang. Ecris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit ». Ce chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra donne la méthode de Nietzsche, sa façon de composer ses œuvres.

Le philosophe anti-chrétien ne croit pas à l’autre monde ; il ne croit pas à une âme immortelle. Pour lui, tout est matière, y compris l’esprit qui est une sorte de danse de la matière comme « les papillons et les bulles de savon. (…) C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » C’est l’effet, souvent, que nous font les enfants à leurs jeux ou les chatons enjoués entre eux.

L’enfant est la troisième métamorphose de Nietzsche, l’acceptation de la vitalité en soi, du destin qui vous pousse, l’amour du la vie contre la pulsion de mort, le oui tragique à l’existence. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. » L’enfant est tout instinct, poussé par sa vitalité ; de même, l’esprit est poussé par sa propre volonté, cette force en soi qui rend curieux et incite à observer, analyser, rendre intelligible. L’instinct n’est pas esprit, il vient de la matière brute, de la force de vie ; la volonté n’est pas esprit, elle vient de l’instinct et pousse à sortir de soi et à connaître ; mais l’esprit ne serait rien sans la volonté ni l’instinct. Un « pur » esprit n’est qu’une invention de mots, il ne désigne rien de réel dans notre monde : montrez-moi un pur esprit !

Ce pourquoi l’esprit est « le sang », c’est-à-dire la volonté irraisonnée, la vitalité instinctive, l’affection qui remue. Ecrire avec son sang, c’est écrire avec son corps, son vécu de cœur et de muscles, son regard aiguisé et curieux des êtres et des choses, sa mémoire olfactive, auditive, affective. Les abstractions sont pesantes et rien n’est pire que l’esprit de lourdeur, « grave, minutieux, profond et solennel » – tous ces défauts que Nietzsche prête à ses compatriotes allemands, tellement fiers de leur Hegel, de leur Kant, de ceux qui bâtissent un système totalisant et éternel sur le modèle de l’Eglise. Car qu’est-ce que Hegel sinon le christianisme laïcisé, la Raison devenue Dieu dans l’Histoire ? Qu’est-ce que Kant, sinon les postulats chrétiens que Dieu existe, qu’il faut une morale et que l’on n’est pas homme sans obéir ?

Au rebours, Nietzsche s’inscrit dans la lignée d’Epicure, celle des tragiques : il n’y a qu’un seul monde et tout vient de la matière ; ce que nous appelons esprit ou âme est cette flamme qui brûle dans les êtres comme ces follets sur les marais, jolie mais éphémère, photons issus de boue changée en gaz ; il n’y a rien d’autre à espérer que vivre notre existence – autant la vivre pleinement, sans haïr le présent au nom d’un avenir illusoire.

Contre ces fantômes qui engluent dans la nostalgie ou le spleen et empêchent de vivre le moment présent, il nous faut être « insoucieux, moqueurs, violents », dit Nietzsche. Tranchant comme Apollon, lucide comme son œil, vif comme sa flèche ; rire comme Dionysos, gai et insoucieux comme lui, profiter du jour qui passe en buvant, aimant et dansant comme lui – tout ce qui rend plus léger, intermédiaire entre la terre et le ciel. « Il est vrai que nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ».

Car la vitalité – la volonté vers la puissance – n’a rien trouvé de mieux que l’amour pour ancrer les hommes dans leur condition d’être vivant parmi les autres êtres vivants – tout en le faisant flamber par tous ses sens, son cœur et son esprit. « Il y a toujours un peu de folie dans l’amour », ce vouloir-vivre qui pousse sans raison ; « mais il y a toujours un peu de raison dans la folie », sinon l’esprit tournerait à vide, comme un logiciel sans base de données. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, reconnaissait Pascal.

Qui veut écrire pour dire quelque chose écrit avec son sang, avec tout son corps ; il brûle de toutes ses passions ; il y met toute son âme, poussé par sa volonté unique. Seuls ceux qui parlent de ce qu’ils ont vécu, qui trempent leur plume dans leur sang, passent la postérité. Qui se souviendrait de Socrate s’il n’avait pas vécu ce qu’il enseignait ? Que seraient les Essais de Montaigne s’il ne parlait de lui ? Et Chateaubriand sans ses Mémoires d’outre-tombe ? Et Casanova ? Flaubert ? Stendhal ? Proust ? Que serait Montherlant sans ces passions vécues qui sourdent dans les répliques maîtrisées de son théâtre ? Et Sartre sans Les Mots ? « J’ai appris à marcher ; depuis lors, je me laisse courir », écrit Nietzsche. C’est le corps tout entier qui écrit et exprime la quintessence de son vécu ; sans cela point de succès car point d’authentique.

Aussi, que peuvent comprendre les lecteurs qui n’ont jamais vécu ? D’où l’inanité des critiques, la médiocrité de la mode : « Quiconque connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, se moque des lecteurs guidés par les critiques de presse qui ne font métier que de commenter, pas de vivre. Il écrit parce qu’il veut exprimer, pas pour être à la mode. Voyez Gustave Flaubert et Maxime du Camp : le premier a été ignoré, mis en procès, rejeté par la « bonne » société – mais la postérité en fait l’un des plus grands écrivains français ; le second a été adulé, élu à l’Académie française, accueilli dans tous les salons et les journaux à la mode – il est bien oublié aujourd’hui… « Jadis, l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, reste Dieu pour son esprit. Il est un créateur et pas un arrangeur de mode, ni un traducteur d’opinion.

« Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire. » Le lutin est un esprit follet, espiègle et moqueur. Son nom vient de Neptune ancré au fond des mers, fils de Saturne le mélancolique. Qui écrit avec son sang est véridique, il dit ce qu’il a vécu et nul ne peut le remettre en cause. Flaubert ne disait pas autrement lorsqu’il déclarait : « la Bovary, c’est moi ». Le courage de l’écrivain qui écrit avec son sang se rit des critiques ; ils sont comme des lutins qui jouent, sans plus de cervelle que la luciole. Ce qui reste de celui qui crée est son univers – sa vie faite de sang et d’amours – et son style. Car le style, c’est l’homme même !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Georges-Arthur Goldschmidt, Livre de poche, 1972, 410 pages, €4.60  

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Gabriel Matzneff, Séraphin c’est la fin !

Ce recueil de chroniques polémiques qui s’étalent de 1964 à 2012 a reçu le prix Renaudot essai en 2013 – et suscité l’ire envieuse de l’ex-maitresse Vanessa, une trentaine d’années après ses premières frasques. Le titre, un brin gamin, est emprunté à Edmond Rostand dans L’Aiglon. Ce fils de Napoléon 1er cherche à se définir face à son père : ainsi fait Gabriel face aux pères de substitution que furent les grands auteurs qu’il affectionne et les pères de l’église orthodoxe à laquelle il se complait à demeurer fidèle.

L’auteur se dit « par indifférence aux modes, obstinément lui-même » p.10 – ce qui déplaît aux moralisateurs qui voudraient que tous fussent réduits à leur austérité étriquée. Matzneff se veut « écrivain épris de liberté » en un siècle qui en a fort manqué. Le XXe, avec la militarisation des mœurs due à la guerre de 14 « célébrée » par Hollande, le lénino-stalinisme des camps et de la pensée partisane célébrés par Sartre et les intellos compagnons de route, le fascisme et le nazisme suivi par d’autres intellos activistes, le conservatisme chrétien de Franco, Horthy et Pétain suivi par la majorité silencieuse, la pensée unique « de gauche, forcément de gauche » scandait la Duras, qui empoisonna la politique des années soixante à deux mille dix, l’hygiénisme moral au prétexte de « social » ou « d’écologique » qui tend à savoir mieux que vous ce qui est bon pour vous et à vous l’imposer par injonction sans débat, le retour à l’ordre moral que véhicule la mondialisation yankee – rien de cela ne penche pour un siècle de liberté ! En bref, l’auteur bien de son temps est opposant à son siècle. Il a épousé la révolution libertaire de mai 68 – à déjà 32 ans – par haine de la famille (la sienne surtout qui l’a laissé écartelé enfant entre parents divorcés) et du confort paisible bourgeois. Il n’a pas perçu que cet anticonformisme de santé est devenu avec les années un conformisme de plus, celui de la transgression permanente.

Le plus cocasse dans l’affaire Vanessa Springora, est que Matzneff, orateur invité à la librairie bordelaise Mollat le 13 décembre 2007 dans un colloque sur « le viol », ait déclaré : « J’ai publié chez Gallimard le journal intime de mes amours avec cette jeune Vanessa, La prunelle de mes yeux, amours pleines de péripéties avec lettres anonymes de dénonciation à la brigade des mineurs et tout le saint-frusquin. Vanessa me disait : « S’ils te mettent en prison, j’irai me jeter aux pieds du président de la République, je lui dirai que je t’aime à la folie, je le supplierai de te libérer ». p.91. Mais ni en 2007, ni en 2013 à la parution de Séraphin, la Springora ne s’est manifestée. Ce n’est qu’à la toute fin de 2019, pressée par la moraline ambiante et exigeant plus de rigueur qu’elle n’a eu personnellement pour sa fille de désormais 13 ans, elle porte l’affaire dans l’édition d’abord, puis en justice. Lorsque l’on a une telle « morale » à éclipse, lorsque l’on « croit » que le plaisir pris jadis avec délices « doit » être qualifié d’inqualifiable et que l’on retourne sa veste, reniant ce qu’on a adoré, peut-on encore faire la leçon aux autres ? Je trouve une telle attitude pitoyable et la personne qui l’incarne méprisable. Le « moi aussi » à la mode a encore frappé : être comme la horde, être « une victime », quel bonheur moral !

Si Gabriel Matzneff se dit « révolutionnaire » comme tant d’autres, c’est moins en politique et encore moins en économie : c’est avant tout sur les mœurs. Après tout, la « révolution de mai » a débuté à la fac de Nanterre lorsque les garçons ont voulu rejoindre le dortoir séparé des filles au printemps 68. Les laisser baiser aurait été une mesure d’ordre et de conservatisme politique, tout changer pour que rien ne change ; il n’en a rien été et les barricades dans la rue, la contestation de toutes les institutions, l’épithète « fasciste » appliquée à toute contrainte (y compris de la langue) a été la réponse à la répression sexuelle. La liberté est devenue la licence, puis le « droit obligatoire » de baiser en tout temps, n’importe où, avec quiconque. Comme Michel Houellebecq l’a excellement montré, cette liberté-là est devenue contrainte. Il fallait faire comme tout le monde, un « tout le monde » générique fantasmé. Pour exister, il fallait donc sans cesse en rajouter dans la « libération », aller plus loin que ce fameux « tout le monde ». Gabriel Matzneff, par solitude et carence affective s’est intéressé adolescent à ses pairs plus jeunes puis, à peine adulte, aux très jeunes filles pubères. Il s’en est vanté auprès de ses amis, s’est étayé de références littéraires romaines et Renaissance, a chanté le soleil et la chair, les corps et la bonne chère, célébré Vénus, Priape et Bacchus. Il a fait des jaloux, les aigris qui n’avaient pas son talent lui sont tombé dessus sous des prétextes « moraux ». Car la morale (qui est opinion commune fluctuante) sert à vilipender qui ne vit pas comme vous, ne pense pas comme vous, ne baise pas avec autant de plaisir que vous, a plus de talent que vous. L’envie réclame l’égalitarisme : si je ne parviens pas, que personne n’y parvienne !

Ces chroniques rassemblées sont inégales et souvent répétitives : mettez une pièce dans la machine à écrivain et tout un paragraphe vient en entier, d’un coup, réitéré tel quel de chronique en chronique. L’auteur se défend au prétexte de pédagogie qui exige de répéter les idées, au prétexte qu’une chronique est un tout qui ne peut être amputé : n’empêche, le lecteur commence à se dire qu’il radote.

Leur intérêt tient surtout au style, qui est le propre de l’écrivain. Et Matzneff en est un, qui écrit d’une langue solide et littéraire, avec des élans primesautiers à la Montherlant lorsqu’il devient familier. « Je ne suis pas un politique », avoue-t-il p.32 et ça se voit. Ses notes sur les Palestiniens laïcs, un Kadhafi troisième voie entre américanisme et soviétisme, les vertus d’un Saddam Hussein et d’un Bachar El Hassad pour tenir les communautés et protéger « les chrétiens d’Orient » sont des prises de position un peu naïves et hors de tout contexte. Son antiaméricanisme primaire est estampillé extrême-droite et tradition française, il hait moins la domination économique et l’impérialisme politique que la contrainte morale puritaine qui contamine désormais plutôt la gauche « de gouvernement » avide de l’opinion des ménagères de 50 ans gavées de téléfilms partiaux, féministes et moralistes (voir TF1 !). Elles font le gros de l’opinion selon les datas. Les goûts de Matzneff vont vers le plaisir et « Camus n’a jamais été un de mes auteurs de chevet », avoue-t-il p.43. Dommage, ce méditerranéen l’aurait peut-être fait réfléchir.

« Ma génération aura vécu une brève période d’euphorie libertaire qui, en France, dura une douzaine d’années – de 1970 à 1982 environ – au cours de laquelle, pour ce qui me concerne, je pus écrire et publier des romans tels qu’Isaïe réjouis-toi et Ivre du vin perdu, des essais tels que Les moins de 16 ans et Les passions schismatiques, mon journal intime d’adolescence, Cette camisole de flammes. (…) Ce printemps de liberté ne dura pas. Promptement, Tartufe et Caliban revinrent au pouvoir, se faisant spécialement bruyants, contraignants. Dans les médias on n’entendait qu’eux » p.221. Il faut dire que son cercle d’amis tournait autour du sexe, des déviances à la bien-pensance morale, de la « libération » des mœurs : « Carole et Paul Roussopoulos, Georges Lapassade, Guy Hocquenghem, René Schérer, ces noms sont indissolublement liés à la part la plus enthousiasmante, heureuse, de ma vie d’écrivain, de citoyen engagé dans les luttes et les espoirs de son temps » p.144. Il était surtout engagé à fond dans la bouche, le cul et le con de ses mignons et mignonnettes. Matzneff écrit en 1981 déjà, à propos de Heidegger – mais cela peut s’appliquer à son cas : « Un écrivain est comptable de tout ce qu’il signe, et son œuvre est une » p.63. Sauf qu’il pointe aussi une chose très juste : « Ceux qui, dans mes romans, mes essais, mes poèmes, mon journal, s’appliquent à ne retenir que les passages libertins, scandaleux, et font silence sur tout le reste, pour mieux me condamner, me clouer au pilori, ne font que révéler les passions inavouées qui dévorent leurs méchants cœurs, ils dévoilent leur propre infamie » 2012, p.218.

« Nous étions convaincus que nos livres pouvaient contribuer à rendre la société plus lucide, et donc plus libre ; nous voulions convaincre nos lecteurs de ne pas avoir peur de leurs passions, nous voulions leur enseigner le bonheur » 2011 p.196. Ce temps libéral libertaire a passé – et le prix Renaudot essai marque sa borne miliaire. Il récompense un bilan révolu, dont le « c’est la fin ! » du titre dit l’essentiel. Une fin qui s’étire puisque le Journal est définitivement clos « le 31 décembre 2008 » selon la page 113. « L’originalité de mon journal intime est de ne pas être le journal de ma vie intellectuelle et sociale, mais essentiellement celui de ma vie érotique, de mes amours. Dieux du ciel ! cette imprudence (certains de mes amis la nomment « inconscience ») fit scandale » 2009, p.125. Eh oui… pour vivre heureux, vivons caché. Casanova a publié ses mémoires à la toute fin de sa vie, quant à Gide, il n’a publié qu’un journal expurgé, le reste étant réservé au demi-siècle qui suivrait. Peut-être étaient-ils moins narcissiques ou pressés d’engranger une provende sonnante et trébuchante à claquer ?

Gabriel Matzneff, Séraphin c’est la fin ! 2013, La Table ronde, 267 pages, €18 e-book Kindle €12.99

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Gabriel Matzneff, La lettre au capitaine Brunner

Je n’avais pas lu Matzneff depuis dix ans, après le Carnet noir. La censure des vagins outragés (mais un peu tard pour être honnêtes…) m’incite à lire la production non encore censurée (avant qu’elle le soit définitivement). Si je retrouve dans ce nouveau roman une atmosphère, je suis plutôt déçu. C’est un roman du grand âge, séduisant et radoteur, où il ne se passe rien. Les personnages créés il y a des années continuent à vivre, ils vieillissent. Ils n’arpentent plus le monde neuf ni ne cherchent à découvrir de nouveaux livres, ils jouissent de ce qu’ils ont, cantonnés à Paris et aux grandes villes italiennes : Naples, Venise, Rome.

Promenades et récriminations : dans ce roman, pas d’histoire. Le titre évoque une vague intrigue où le passé familial viendrait gâcher le temps présent au détriment du Carpe diem. Avec le parfum de scandale du célèbre Hauptsturmfürher (aussi difficile à lire qu’à écrire en français), le capitaine SS Brunner dont le prénom était Aloïs. Le héros – en deux personnages en quête d’un même auteur – diverge sur l’importance à accorder au passé : Cyrille se suicide, son cousin Nil s’en débarrasse. Les deux font Matzneff, pareillement Russes blancs parisiens, élevés souvent ensemble, délaissés par leurs familles. Tous deux ont été déniaisés par leur nounou vers 14 ans et ont eu, dix ans plus tard, une amante de 14 ans. Mais Cyrille est le Gabriel de jeunesse, celui qui a eu la tentation du suicide sur les falaises de Dieppe au début des années 1960, tandis que Nil survit en hédoniste, attentif à son plaisir et à ses amis, égotiste selon Stendhal, multipliant les conquêtes et ne les gardant jamais.

Dont « Delphine (…) de droite catholique (…) récemment montée à Paris (…) originaire de Dordogne [qui] adorait les poules, celles en chair et en os, mais aussi les poules en peluche. De même que Nil était un professionnel de la soupe au lait, Delphine était une professionnelle de l’angoisse. (…) Il ne supportait plus son inaptitude à l’insouciance, au bonheur (…) ce mixte de narcissisme et de surexcitation qui formait le fond de son caractère. (…) Elle le soûlait » p.43. Le portrait littéraire du personnage réel, pour qui le connait, est assez bien brossé.

Les individus des précédents romans les moins recommandables selon la morale en vigueur, adeptes de gamins philippins ou arabes, sont morts ou suicidés. Ne subsistent que les cultivés avec qui Nil peut échanger de l’érudition : Raoul, Mathilde, Nathalie – comtesse de La Fère comme Athos dans les Trois mousquetaires -, le père Guérassime. L’auteur se délecte des noms exotiques de l’église orthodoxe tels hiéromoine, archimandrite, higoumène, omophore, saint Agapit, saint Barsanuphe. Mais il se perd et perd son lecteur dans les méandres byzantins de la politique ecclésiastique entre la rue Daru et Moscou. Le snobisme « d’appartenir » à l’orthodoxie est une coquetterie qui peut vite devenir lassante.

Nathalie se marie au consulat français de Rome avec Lioubov, une femelle comme elle, et c’est le premier mariage homo en Italie autorisé par les lois de la République. Prétexte aux italianismes et aux promenades dans Rome, Naples ou Venise, de spritz au Harry’s Bar ou autres lieux, des agapes rapicolantes arrosées de vins locaux dans les restaurants populaires avec limoncello « bourré d’hydrate de carbone » pour terminer. Ne pas oublier que Matzneff est lettré : en grec, agapè est un nom de l’amour et les agapes où l’on banquette l’entretient – comme chez Platon.

C’est la vie, sans histoire – en somme le bonheur. Car les gens heureux n’ont pas d’histoire : ni passé encombrant, ni activisme au présent, ils se laissent vivre en cueillant le jour présent. Carpe diem ! Rien à voir avec Stendhal qui nouait une intrigue dans les décors complaisants du romantisme. Reste un style, une atmosphère. Ceux qui ont lu Matzneff en leurs jeunes années les retrouvent, enrichis, et apprécient ; les nouveaux s’ennuieront. D’autant que nombre de pages sont carrément recopiées des chroniques publiées dans le recueil Séraphin c’est la fin ! et que relire une fois de plus ces redondances datées agacent un brin.

Quelques remarques fort justes ponctuent le roman, comme celle sur la bêtise humaine : « N’oublions pas la bêtise, très important, la bêtise. Pour échapper à tout ça, il faut fermer les yeux, se boucher les oreilles, ne rien voir, ne rien entendre, adopter une règle de conduite fondée sur l’égoïsme le plus strict » p.179. La lamentable histoire de l’arroseur arrosé, de la séquence sexe, mensonge et vidéo d’un Griveaux pris la main sur son anatomie alors qu’il professe en public la pudeur effarouchée est de ce type. A quoi cela sert-il de « savoir » que le candidat baise et s’excite ? S’il a réalisé et posté une vidéo à une personne qu’il croyait de confiance, pourquoi Griveaux n’assume-t-il pas ses grivèleries, plaisir pris et donné entre adultes consentants ? « Assumer » est pourtant un maître-mot de la macronie qui se veut force tranquille. Soit il est niais d’avoir pensé échapper aux hackers qui traquent tout ce qui peut desservir un candidat, soit il est arrogant pour s’être cru au-dessus de la fameuse transparence en se donnant une image qui ne reflète pas la réalité, soit il conforte la moraline puritaine inepte, surtout à Paris ! Mais c’est trop bête pour en parler. Faute de Griveau, on ne manque pas de perles : les candidats passent, ils se renouvellent toujours. Laissons les « polémiques » aux envieux qui n’ont personne à foutre.

Gabriel Matzneff, La lettre au capitaine Brunner, 2015, Table ronde poche La petite vermillon 2019, 264 pages, €7.30 e-book Kindle €11.99

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Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008

AgoraVox le vendredi 27 mars 2009

Noirs, ils le sont doublement, ces Carnets d’auteur : physiquement parce qu’ils sont de moleskine entourée d’un élastique, le tout tenant en poche ; littérairement parce qu’ils présentent la face sombre d’une existence inapte au bonheur, perpétuellement décalée, amère à la Cioran. Inapte au bonheur parce que cet état est installation durable dans le tiède et la sécurité – mais pas inapte à la joie, qui est toute d’instant, irradiant au plus profond de l’être. Carpe diem est la devise de cet épicurien contemporain qui préfère Lucrèce, Horace et l’abbé de Saint-Cyran, entre autres, à mainte littérature du temps. Matzneff est tourmenté, du côté de Pascal plutôt que de Descartes, de Nietzsche plutôt que de Kant, de Bakounine plutôt que de Lénine, bien plus anarchiste libertaire que partisan de l’État bourgeois.

Or la société a changé. La jeunesse soixante-huit a pris 40 ans, le baby-boum s’est étiolé en papy-boum et la liberté est désormais contrainte par la frilosité de l’âge. Le libertinage adolescent, casanovesque et Renaissance, qui a refleuri dans les années 70 après les années 20, se casse les dents sur le SIDA, la xénophobie et le protectionnisme. Matzneff a surfé sur la vague libertaire, il s’est obstiné à publier le journal de ses conquêtes – souvent de moins de 16 ans – mais avec 20 ans d’écart. C’était louable pour les personnes, dont ne subsistaient que le prénom et l’initiale ; c’était en complet décalage avec le social, travaillé d’ordre moral et de sécurité. L’archange Gabriel s’est vu affublé de pieds fourchus, surveillé d’avocats par ses ex et par la police des mœurs, ostracisé par le marigot lâche et les jalousies du très étroit milieu littéraire. Pourquoi ne pas carrément user de la fiction romanesque, laissant le Journal reposer pour le futur ? Son précédent Carnet, évoquant 1988, ressassait ses caracoles de la cinquantaine avec des lycéennes. Gallimard, avec la tartufferie de règle dans les élites parisiennes, a laissé traîner les corrections, d’où le Gallimatias ; il a fait s’abattre un vol de juristes pour veiller au politiquement correct, d’où le Gallimatois. Échec inévitable du livre, répétitif, dissimulé, presque vide. L’auteur déclare que l’existence est faite de répétitions – certes ! mais une œuvre n’est pas un copié-collé – elle exige un style, et le style, c’est un choix qui tranche. L’auteur déclare aussi que Désir n’a point de loi, comment donc croire à la subite « sagesse » 1988 de ses amours ? Etait-ce l’angoisse de la cinquantaine ? Toujours est-il qu’agir ado lorsqu’on a l’âge d’être grand-père, libertiner comme à 20 ans quand on en a plus du double, et ce dans une société qui est devenue hystérique de Salut moral et de frileux comportements – voilà qui passait mal.

Loin de cette impasse d’hier, les Carnets Noirs 2007-2008 chez un éditeur moins bureaucratisé ont la fraîcheur de l’adéquation. L’auteur accuse son âge, restreint ses amours, beaucoup moins mécaniques, il se donne le temps d’observer, de sentir et de penser. Rattrapé par ses 70 ans bien sonnés, il ne captive plus les lycéennes et ses maîtresses ont désormais la correction d’afficher la trentaine ou la quarantaine. Bien loin des frasques contemporaines à la Catherine Millet ou des partouzes à la Houellebecq, Matzneff apparaît désormais plus proche d’un Philippe Sollers, en moins pontifiant. La période toute récente qu’il raconte le rend plus familier, mieux ancré dans la réalité d’époque avec internet, téléphone mobile et blogs. Le littéraire qu’il est adopte d’ailleurs des mots charmant pour ces nouveautés TIC : émile pour e-mail, telefonino pour mobile. Il ne voyage plus lointain comme dans les années 70-90 mais tout près, en Belgique, au Maroc, en Italie surtout dont il a appris la langue. La musique des mots s’infiltre dans son français, lui donnant saveur nouvelle. Il évoque toujours ses amours féminins, ses dîners avec Untel et sa précieuse santé (jusqu’à trois chiffres après la virgule pour son poids au jour le jour !), mais ces aspects concrets, ancrés dans la réalité vivante, sont entrelardés de réflexions sur les livres qu’il lit, les articles de journaux auxquels il réagit, les paroles des messes orthodoxes qu’il médite. Tout cela fait écho à sa culture classique et nous ravit. Ces Carnets Noirs sont bien meilleurs que les précédents, fors ceux de ses premières années. Ils transmettent un style, nous entraînent dans un univers d’auteur – ce qui est vraie littérature.

Gabriel Matzneff reste égotiste, anarchiste, tourmenté. Mais ce ne sont là qu’étiquettes car ce sont les passions et les tourments qui font la littérature : l’homme heureux n’a pas d’histoire. « Ce mixte d’indifférence et d’hostilité… Je ne pense pas qu’il y ait un seul écrivain français vivant qui soit autant tenu à l’écart que je le suis » (23 avril 2007). C’est pour cette phrase que j’ai envie de parler de Matzneff sur ce blog. J’avais, en son temps (1981), aimé Ivre du vin perdu (indisponible sauf occasion à 200€), l’une de ses meilleures œuvres à ce jour, à mon goût, avec Les lèvres menteuses et Boulevard Saint-Germain (ces deux toujours disponibles). Ma copine de fac, Dominique M., prof à l’université de R. (ainsi qu’on écrit en Gallimatois) l’aimait beaucoup elle aussi. De même que Philippe Sollers, qui s’était fendu d’un article dans Le Monde sur ce « libertin métaphysique ». Et Mylène Farmer, dit-on ! Cette joie de vivre, cette légèreté de pensée, cette ivresse des sens qui conduisaient aux idées saisissantes, étaient en phase avec l’époque optimiste, avec les utopies libertaires issues de mai 68 portée par l’espoir politique de la gauche au pouvoir. La gauche, pas la social-démocratie tiède toujours prête à se coucher devant le premier homme fort venu. Matzneff a aimé la grandeur de Gaulle, apprécié Mitterrand ; il n’a que révulsion, en revanche, pour « la Royal », « cette quakeresse, sortie tout droit des ligues puritaines américaines, sotte, sectaire et méchante » (20 avril 2007). Il a voté Bayrou aux présidentielles, puis blanc, Sarkozy ayant « tonné contre l’hédonisme, l’esprit de jouissance avec des accents rappelant (…) les paladins de la Révolution nationale qui, sous l’occupation allemande, expliquaient que si la France avait perdu la guerre c’était la faute d’André Gide et d’autres artistes sulfureux pourrisseurs de notre belle jeunesse » (2 mai 2007). C’est pour ce genre de remarque que Matzneff nous séduit : « Sans cette liberté absolue, de refus de faux devoirs, cette victorieuse allergie aux corvées de l’arrivisme, cette indifférence au ‘status symbol’, je n’écrirais pas les livres que j’écris, je n’aurais pas la vie amoureuse qui est la mienne » (14 mai 2008).

Il parle très bien des femmes, de la psychologie du sexe, aimant à sauter sans mollir du plume à la plume. Il note fort justement « cette maladie spécifiquement féminine qu’est la réécriture, la réduction du passé » (17 mai 2008). Or la société ne se contente pas de vieillir, ses valeurs se féminisent : voilà qui explique en partie pourquoi les galipettes joyeuses des adolescentes années 70 sont aujourd’hui niées par les mêmes, comme si elles n’avaient jamais eu lieu. « Dieu merci, je n’ai pas eu dans ma vie que des renégates, des truqueuses, des petites-bourgeoises superficielles et oublieuses ; j’ai eu aussi des femmes au cœur généreux et tendre, qui dans leur âge adulte ne se croient pas obligées de calomnier leur premier amour, d’avoir honte du poète qu’elles ont, à l’aurore de leur vie amoureuse, passionnément aimé » (8 septembre 2008). Tartuffe ne gagne jamais tout à fait, malgré les intégristes, les ayatollahs et les ligues de vertu. Pourquoi cacher ce sein que je ne saurais voir, s’il est joli et créé ainsi ? La turpitude n’est-elle pas plutôt dans le regard ?

C’est pourquoi Matzneff, descendant de comte russe blanc, préfère tant l’orthodoxie : « Le catholicisme semble avoir irrémédiablement réduit la sublime folie de l’Incarnation, de l’Esprit qui se fait chair, à un catalogue de quéquettes interdites (…) Plus que jamais, j’ai conscience que seule une bonne théologie de la liberté, c’est-à-dire une bonne théologie du Saint-Esprit, pourrait délivrer l’Église romaine de la tentation moralisatrice, de l’obsession sexuelle » (27 juillet 2008). Tentation qui a contaminé les laïcs ! « Les intellos franchouillards y vont eux aussi très fort : les ‘droits de l’homme’, c’est leur spécialité. Hier c’était au gouvernement russe qu’ils expliquaient doctement ce qu’il convenait de faire. Aujourd’hui, Jeux olympiques obligent, c’est au gouvernement chinois. Le grotesque de ces perpétuels donneurs de leçons (droite libérale et gauche caviar confondues) me fortifie dans la satisfaction de n’être pas un Français pur sucre, dans le bonheur d’être un métèque. Né et grandi en France, c’est sans nul doute à mon sang russe que je dois d’être immunisé contre cette maladie française de la vanité, de la suffisance, de la ridicule prétention à morigéner les autres nations » (8 août 2008). Convenons que « milieu » aurait été plus adéquat que « sang » mais l’idée y est bonne. Elle motive une vision non anglo-saxonne du monde réjouissante et pleine de bon sens, notamment sur la Palestine (p.310, 504, 506), la Syrie, la Géorgie… En politique comme en amour, Matzneff a « horreur de la coercition, seule me captive la réciprocité, le plaisir de l’autre est à mes yeux aussi important que le mien » (16 mai 2008).

« Venere, Baccho et Sol invictus (Vénus, Bacchus et le Soleil invaincu) sont les trois divinités les plus importantes de mon Olympe personnel » (28 mars 2007). Je n’ai pour ma part ni les mœurs ni le genre de vie de l’auteur, mais par quel mystère apprécier une lecture forcerait à en imiter l’auteur ? Lecteurs de romans policiers, devenez-vous meurtriers ? « Nous devons au contraire nous opiniâtrer à demeurer celui que nous sommes, à persévérer dans notre singularité. Si mes carnets noirs présentent un intérêt humain (…) c’est que de la première à la dernière page on y voit vivre un homme en proie à lui-même et à ses passions » (28 septembre 2008). Il y aurait beaucoup à citer et à commenter mais, pour cette invitation à se découvrir tel qu’on est, dans la lignée de Montaigne, pour sa langue fluide, classique et inventive, pour le plaisir de lecture érudite et primesautière qu’il nous donne, lisez donc ce gros livre – il incite à bien vivre. Pourquoi bouder notre plaisir ?

Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008, éd. Léo Scheer, mars 2009, 513 pages

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Huysmans, Marthe – histoire d’une fille

Ce court premier roman d’un employé du Ministère de l’Intérieur sous la IIIe République a été publié à Bruxelles par précaution, la censure morale de l’époque ne permettant pas de parler de putes ni de sexe « dès avant la puberté ». Le peut-elle plus aujourd’hui ? A peine, si l’on en juge par la « polémique » intello typiquement germanopratine à propos de M le Maudit et de sa muse énamourée à l’époque de ses 14 ans. Mais Huysmans est devenu un classique, ce pourquoi il reçoit la consécration dans la bibliothèque de la Pléiade ; gageons que M s’y trouvera peut-être dans cinquante ou cent ans car il écrit classique et sa littérature dépasse de loin son époque et ses particularités personnelles pour atteindre à l’universel.

C’est le cas pour Marthe, écrit sur 71 feuillets manuscrits à partir de lettres et de documentation en plus des souvenirs de l’auteur. Marthe devient pute parce qu’elle perd toutes ses « protections » : parents, mari, patron, amis. Ouvrière en perles artificielles à partir d’écailles de poisson, elle voit mourir amant et bébé fille (qui n’était pas de lui) la même nuit de froid glacial à Paris (c’était la fin du « petit âge glaciaire » et le climat ne se réchauffait pas malgré l’industrialisation galopante depuis un siècle déjà).

Elle saute du lit au ruisseau comme un rien, pensionnaire de claque avant d’en avoir sa claque de subir vingt bites par jour à défoncer sa « fleur de mari ». Elle s’entiche de théâtre, repérée par le maquignon Ginginet pour son spectacle minable à Bobino. Elle se trouve un petit ami, littérateur journaliste fauché mais doux et bon au lit, un double de l’auteur. Sauf que la cohabitation à deux, une fois le théâtre en faillite et le journal disparu, engendre de l’agacement puis de la haine, la pauvreté exacerbant les frottements.

Marthe sombre dans l’alcool, puis doit trouver un autre pigeon pour l’entretenir. Mais elle ne trouve que des vieux ou des fats qui finissent par la lourder à grands coups dans son faubourg (fessier). L’auteur emploie ainsi des préciosités de plume qui sonnent étranges et souvent pittoresques, tel « fioler une tasse de café et un verre de camphre » pour boire café et eau de vie, ou se ventrouiller pour se vautrer – ce qui est plus imagé. Marthe est une pauvre fille dont la jeunesse fait eau de toutes parts. Elle se résigne donc à pratiquer une fois de plus le seul métier qu’elle sait faire : la pute. Quand on est peuple, fin XIXe, et que l’on ne sait pas travailler, c’est la chute finale – un destin.

Auteur du courant « naturaliste » qui comprendra Emile Zola, les Goncourt et Maupassant, Huysmans écrit baroque avec un pessimisme sur la nature humaine qui appellera Céline. « Une fille est perdue dès qu’elle voit d’autres filles : les conversations de collégiens au lycée ne sont rien près de celles des ouvrières ; l’atelier, c’est la pierre de touche des vertus, l’or y est rare, le cuivre abondant. Une fillette ne choppe pas, comme disent les romanciers, par amour, par entrainement des sens, mais beaucoup par orgueil et un peu par curiosité ; Marthe écoutait les exploits de ses amies, leurs doux et meurtriers combats, l’œil agrandi, la bouche brûlée de fièvre » p.12 Pléiade. Resté célibataire jusqu’au bout, devenu moine sur la fin de sa vie avant de mourir d’un cancer de la mâchoire, l’auteur méprise au fond les femmes. Sa langue riche, ses mots coruscants, la complaisance de ses descriptions précises des désirs peuples et de la misère des filles, font la morale sans l’exprimer. Les bourgeois sont horrifiés et fascinés par la gouaille, le leste, le nature. Encore aujourd’hui, le style frappe plus que le sujet.

« Vieil ovaire de jeunesse fécondé par un spermatozoïde égaré des Goncourt » selon l’auteur, ce roman de fange éclate à la face pour dire combien les mœurs de la société bourgeoise, prudes en surface, sales en dessous, restent attirées par celles de la populace dont elle se veut sortie. A preuve : les quartiers de Paris décrits ont bien changé aujourd’hui : ils se sont embourgeoisés. J’habite moi-même une rue qui était de vinasse et de claques où l’on se surinait en braillant le soir venu.

Huysmans, Marthe – histoire d’une fille, 1876, Les Editions de Paris – Max Chaleil 2002, 140 pages, €14.00 e-book Kindle €3.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal

Henri Beyle le Grenoblois, né en 1783, est devenu par lui-même en 1817 baron Frédéric de Stendhal il Milanese, officier de cavalerie. C’est qu’il est né avec la Révolution (6 ans en 1789) et qu’il a admiré Bonaparte parti de rien pour arriver à égaler Alexandre et César (il a moins aimé Napoléon, empereur autoritaire installé). Comme les révolutionnaires qui voulaient faire table rase du vieux monde et des « Vieux », Beyle a haï son enfance (ayant perdu sa mère en couches à 7 ans) et son père, distant et désirant modeler le Fils en enfant modèle ; il a haï son précepteur jésuite Raillane « hypocrite » ; haï Grenoble, ville provinciale et bourgeoise, coincée et conservatrice. Il « n’a jamais joué, jamais couru ou nagé librement avec les autres enfants, jamais disposé de son corps, que l’on voulait domestiquer et non laisser se dépenser et jouer » p.25.

Pour cela, il a dû se révolter contre le Père (prénommé Chérubin !) et inventer sa vie d’individu, hors des liens de naissance, de famille (excepté Pauline, sœur et âme-sœur) comme de milieu, « un Moi audacieux et sans freins (…) l’image même du Moi absolu évoqué par les philosophes et les libertins : ils se référaient pour le définir à l’enfant incestueux, parricide, homicide, être de la nature dans toute sa force et sa première et irrésistible impulsion » p.13. Seul le désir est loi (le Rouge), tout le reste est éteignoir, clérical, humide, sombre, moralisateur, persécuté, esclave des conventions et de la famille (le Noir). Mais le ressentiment est encore esclavage, la haine empoisonne et emprisonne. Pour se libérer, seule l’imagination le peut si elle prend son essor et ouvre à la « beauté » (qui est œil de l’amour). Car l’érotisme romantique n’est pas l’érotisme freudien (encore moins celui des puritains d’aujourd’hui qui voient de la saleté dans tout désir) : « fidèle à l’éros platonicien, le Romantique fait du désir le révélateur de l’idéal, la voie d’accès aux transcendantaux du Bien et du Beau ; l’image, ou vision de l’homme meilleur, de l’homme tel qu’il est dans sa nature profonde, c’est l’autre nom du désir ; il y a un sens du désir, il unit les sens au désir suprême qui est celui de l’âme et du rêve, ou du ‘romanesque’, qui est le rêve de l’homme » p.47. Le prime adolescent Beyle trouve cet élan dans les romans de chevalerie du Tasse, de l’Arioste, de Cervantes où l’aventure héroïque est ironique et voluptueuse à la fois – avant de découvrir Félicia ou mes fredaines le roman libertin de Nerciat : « Je devins fou absolument ».

Ce pourquoi il a dû inventer aussi un autre style littéraire – le romantisme, cette « maladie de l’azur » – où le réalisme du Moi en situation dérive vers l’imaginaire amplifié, où le mouvement fait confiance à l’expression libre de l’intériorité tout en mettant à distance de soi-même par l’objectivation de l’écriture. Car « toute sa famille est ‘cultivée’ : les lettres pour elle sont une œuvre de civilisation, de communication civile, un moyen d’approfondissement et d’amélioration de l’humanitas, qui met à parité le savoir et l’expression… » p.21 Ainsi l’Amour (dont Flaubert se moquera une génération après sous le vocable d’Hâmour) est-il moins inclination pour une personne réelle que pour la passion elle-même. Stendhal a l’amour de l’amour plus que « foutre » telle ou telle ; ou plutôt telle ou telle enflamme en lui l’imaginaire : il se fait du cinéma. « Avoir » ou pas la femme importe moins que les élans du cœur qui « cristallisent » sur une image, comme jadis l’image de Dieu. Il comptabilisera treize femmes « eues » qui ont compté dans sa vie (outre sa mère, Kubly, Angela, Victorine, Mélanie, Wilhelmine, Alexandrine, Angelina, Métilde, Clémentine, Alberte, Giulia I et II) et peut-être une quatorzième, sans parler des putes. Il aimera aussi beaucoup les enfants – ceux des autres – et leur racontera des histoires. Toujours l’imaginaire. Eugénie de Montijo, future impératrice, se souvient de Monsieur Beyle lorsqu’elle avait 9 ans et qu’il contait l’épopée de Napoléon, assise sur ses genoux ; adulte, elle apprendra qu’il s’agissait de ce « baron de Stendhal » devenu célèbre.

En tout cela il est « moderne » (ce qui signifie post-Ancien régime), donc plus ou moins « actuel » selon nos époques. Il a été peu connu de son vivant, adulé une génération après lui pour de mauvaises raisons (anti enflure hugolienne notamment), disséqué et délaissé début XXe siècle au profit de Proust, avant d’être réhabilité dans les années 1950 pour son style sec sans fioritures et qui va droit au but. Aujourd’hui ? La biographie date d’il y a vingt ans et c’était déjà une autre époque. Il semble que l’imagination revienne plus que l’action dans la sexualité de notre temps. Les femmes « ayables » comptent moins que les émotions qu’elles procurent par leur présence, même platonique. Mais à chacun de juger, Michel Crouzet se garde d’en parler.

D’autant que l’individualisme, s’il libère, exige de s’imposer : la liberté ne va jamais sans la responsabilité, ce qui répugne aux paresseux et met en face de leur veulerie les autres : « La mauvaise honte, la timidité, les tortures de l’amour-propre farouche et apeuré, c’est le calvaire du Moi moderne » p.68. Sous l’Ancien régime, la société exigeait le naturel (de naissance) ; la démocratie exige le convenable (socialement égalitaire). Stendhal s’en échappera par le voyage, étranger aux contraintes du civilisé français en Italie, manière d’être inconnu et amour du nouveau. Il s’en échappera par l’opéra, féérie sensuelle d’un soir par la musique et théâtre communautaire des regards. Mieux, il traitera dès lors la société comme un bal masqué pour s’en amuser et y trouver son plaisir, sans rien en attendre d’autre et surtout rien de durable. Et il se méfiera de ses intrusions au nom de la « transparence » égalitaire ; Stendhal chiffrera ses lettres, déguisera noms, lieux et dates dans son journal et sa correspondance. Être libre, c’est aussi rester masqué pour éviter de déplaire et écrire dégagé des contraintes sociales – d’où les quelques 350 pseudonymes que Henri Beyle prend au cours de sa carrière d’écrivain journaliste, une manière de rester aristocrate en démocratie.

Le pavé biographique de Michel Crouzet réjouira tous ceux qui aiment Stendhal, dont je suis. Laid et gros dès l’enfance, ses camarades se moquent de lui et l’appellent « la tour ambulante », il demeurera disgracieux et enveloppé toute sa vie, avec une « face de boucher ». Il compensera en se vêtant avec recherche et élégance selon l’adage que l’habit fait le moine. Mais il a les yeux vifs, un pli ironique à la bouche et sa conversation est toute de paradoxes et de moqueries. Il se taillera un succès dans les salons parisiens avec ses diableries – lui qui ne croit pas en Dieu – mais effraiera les bons bourgeois conventionnels et les bigotes. « Stendhal, c’est un style (de vie ou d’écriture indifféremment), né d’un immense travail sur soi dont les écrits intimes sont le dépositaire… » p.96.

Stendhal est né tard au roman, à 47 ans avec Le Rouge et le Noir (après l’échec d’Armance trois ans plus tôt). Son chef d’œuvre, il le publiera à l’extrême fin de sa vie (écourtée par le cœur, physiquement malade) : La Chartreuse de Parme fut écrite ou dictée à raison de 5 à 7 pages par heure. Le reste de l’œuvre romanesque est surtout inachevée ou composée de nouvelles. Mais Stendhal n’est pas que romanesque. Il compose un traité devenu célèbre, De l’amour, une Histoire de la peinture en Italie et des récits de voyages, en observateur incisif, qui eurent du succès : Mémoires d’un touriste, Rome, Naples et Florence, Promenades dans Rome. Il n’est pas un « intellectuel » (le terme n’a pas existé avant l’affaire Dreyfus) mais un « homme pensant » ; lui-même ne se dit pas littérateur ou écrivain mais « observateur du cœur humain » p.508. Faire de l’esprit c’est créer sa forme, entre l’énergie et la grâce, entre la vérité et le goût – en bref définir son propre style (« l’homme de gauche, toujours indigné, est sans esprit. Il lui manque le naturel de la pensée » p.526). Sa biographie (incomplète) La vie de Henry Brulard, informe plus ou moins sur ce qu’il a vécu (amplifié et déformé par la mémoire).

Pour le reste, élève à l’Ecole Centrale de Grenoble (fondée par son grand-père Gagnon), il aurait pu intégrer à Paris l’Ecole Polytechnique, récemment créée, mais s’est dégoûté. Bon en maths et en dessin, il a opté à 17 ans pour s’engager dans les dragons avec Bonaparte grâce à son cousin Daru. Arrivé souvent après les batailles, il romance son épopée adolescente dans La Chartreuse sous les traits du beau Fabrice del Dongo, son Moi idéalisé (emprunté aussi au réel Pierre Napoléon Bonaparte, cousin de Napoléon III, rencontré près de Civitavecchia). Car Stendhal se veut plus Milanais que Français, plus bonapartiste que Bourbon ou Juste-Milieu, plus Moi-Même que collectif.

Pour lui, chaque énergie doit faire son trou et inventer sa vie, jouant des « rôles » dans la comédie humaine sans investir son Moi profond. Il n’aura de cesse que d’appliquer cette maxime, faisant feu de tout bois pour obtenir un poste dans la foire aux vanités et réussissant assez bien dans la méritocratie napoléonienne comme auditeur au Conseil d’Etat à 27 ans puis Commissaire aux armées. Il fera même l’expérience de la défaite avec retraite de Russie en 1812. Hélas, les Bourbon reviennent et il devient demi-solde, courant après les louis pour vivre « décemment » (il suffisait à l’époque de 6000 francs par ans). Il obtiendra dans la douleur un consulat à Trieste, jamais rempli puisque refusé par les Autrichiens, puis à Civitavecchia dans les Etats du Pape, mais sera surveillé constamment par l’empire austro-hongrois et l’Eglise catholique comme subversif, « libéral » et athée. Ce n’est que lors de ses « congés » qu’il retrouvera l’élan pour écrire et que paraîtront les chefs d’œuvre. Sa maxime sociale était SFCDT : « se foutre carrément de tout » pour exister.

Il mourra le 22 mars 1842 à hauteur du 22 rue des Capucines à Paris, d’une attaque d’apoplexie, à 59 ans et trois mois, « esprit d’enfer et cœur angélique » comme conclut Michel Crouzet p.762. Il est inhumé à Montmartre sous une épitaphe composée par lui : « Arrigo Beyle Milanese, scrisse, amò, visse » (Henri Beyle Milanais, il écrivit, il aima, il vécut).

Ecrire contre son temps permet de durer ; dire le vrai de soi permet d’atteindre l’universel. « Tout livre écrit pour se plaire à soi-même, en pleine autarcie, pour trouver des semblables, un jour, en un lieu, est un acte de foi dans la chance du Moi » p.410. Mais l’état démocratique, en détruisant l’otium humaniste (le loisir de vivre pour soi) et en généralisant le negotium bourgeois (l’état constamment occupé et pressé), est-il compatible avec l’imagination, la littérature, le sens de la beauté ?

La pagination indiquée est celle de l’édition de 1999.

Michel Crouzet, M. Myself ou la Vie de Stendhal (nouvelle édition de Stendhal ou Monsieur Moi-Même, 1999), Kimé 2012, 728 pages, €30.00

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Gabriel Matzneff, Maîtres et complices

Dans les années 1990 post-SIDA et avec le retour de la droite au pouvoir, le balancier est reparti vers l’ordre moral (et nous n’en sommes pas sortis, malgré les incantations « à gauche » des histrions médiatiques). Matzneff le sulfureux, écartelé entre « jeunes personnes » et pompes orthodoxes, a éprouvé alors le besoin d’étayer sa position littéraire. Lui qui hait la famille, parce que la sienne fut un désastre, s’est donné des pères de substitution en Italie romaine, en Allemagne romantique, en Russie tsariste originelle, en Angleterre et tout naturellement en France, dont la langue qu’il trouve admirable lui est maternelle.

« Rendre hommage à ses éducateurs (…) c’est nommer la famille esthétique et spirituelle à laquelle on appartient ; c’est s’inscrire dans une lignée » p.13.

Bien sûr, lorsque l’auteur évoque ses maîtres et ses complices, il parle surtout de lui ; il les lit avec ses propres lunettes, cherche dans leurs œuvres des résonances. Mais qu’importe ? N’est-ce pas pour cela que nous lisons Matzneff plutôt que Weininger, Nicole, Bouhours ou Léontieff ? Matzneff peut nous servir de passeur si nous voulons en savoir plus sur ces inconnus ; il nous offre un autre regard sur les connus découverts avant lui, de Bossuet à Hergé, de La Rochefoucauld à Dumas.

Matzneff ne renie rien, ni les grandes lettres, ni les petites : « Athos captive les petits garçons par son pessimisme byronien ; Porthos par sa force ; d’Artagnan par son impétueuse générosité ; Aramis par ses amours » p.118. Il ne s’agit pas de poser à l’érudit mais de trouver des exemples de bien vivre. « J’avais déjà éprouvé une pareille sensation de me reconnaître dans quelque chose que je n’avais pas vécu, à onze ans avec Athos, à quinze ans avec Manfred, à dix-sept ans avec Stavroguine ; et voilà que le héros de Montherlant [Don Juan], comme ceux de Dumas, de Byron et de Dostoïevski, me tendait un miroir où je déchiffrais un visage inconnu et qui pourtant, j’en étais sûr, serait un jour le mien » p.291.

Qu’est-ce que bien vivre ? C’est occuper le temps en créateur « Une journée où le matin j’ai écrit une belle page, l’après-midi aimé une jeune personne, le soir vidé une bonne bouteille avec un vieux copain, est une journée bénie… » p.103. C’est que ce prônent justement Pétrone, Sénèque, Montaigne, Nietzsche, Baudelaire, Flaubert… « Pour Sénèque, le temps est notre bien le plus précieux, le seul qui nous appartienne en propre ; aussi se montre-t-il très sévère à l’égard des gens qui ne font aucun usage créateur de celui, si bref, si fugitif, que Dieu leur accorde ; qui, au lieu d’ordonner chaque journée comme si elle devait être la dernière, font des plans sur la comètes et laissent les fallacieuses promesses d’un hypothétique avenir les distraire de l’unique réalité : le bel aujourd’hui » p.72.

Car « la morale, le sens du bien et du mal, n’ont rien à voir avec le lit ou la table. Il y a des salauds chastes et des libertins au cœur noble et bon. Il y a des buveurs d’eau méchants et de charmants ivrognes » p.104. Il y a surtout des Tartuffe : ce personnage si bourgeois, si catholique Grand Siècle, si « français » au fond, abonde – chacun en reconnaîtra les traductions contemporaines. « Lorsque nous étions adolescents, nos professeurs nous ont appris que les plus grands écrivains français du XVIIIe siècle sont Montesquieu, Voltaire et Rousseau. Pour ma part, j’ai vite substitué à cet officiel triumvirat une trinité moins orthodoxe, formée par Saint-Simon, Casanova et Sade (…) Pour la défense de Rousseau, de Voltaire et de Montesquieu, il faut dire que la façon très rasoir dont nous les étudiâmes en seconde et en première était propre à nous dégoûter d’eux à jamais » p.129. La cuistrerie des profs et des programmes de l’Education nationale ne sont plus à démontrer.

On ne dira jamais combien l’enseignement « à la française », magistral et dogmatique, a fait de mal au plaisir de lecture des jeunes gens. « La vérité est qu’un artiste, qui est une âme multiple, se situe aux antipodes d’un homme de parti, qui est un esprit court. Si engagé qu’il paraisse, un artiste n’attache qu’un prix relatif à ses idées politiques : l’essentiel pour lui est ailleurs » p.164. Cette remarque à propos de Chateaubriand vaut pour les lycéens d’aujourd’hui : les profs veulent en faire des citoyens mobilisés, au lieu que les adolescents ne rêvent que d’épanouir leurs propres talents et de vivre leurs émotions en tentant de les comprendre.

Or il importe de bien vivre lorsque l’on veut bien écrire. « La littérature d’imagination vieillit vite : seuls résistent à l’usure les livres où l’auteur a mis son cœur à nu » p.209.

« Si je ne me suis pas laissé dévorer par l’arrivisme, le journalisme, le gendelettrisme et les autres pièges auxquels j’ai vu tant de jeunes hommes et de jeunes femmes succomber, c’est parce que j’avais Flaubert pour modèle et Maxime du Camp pour repoussoir. Celui qu’il ne fallait devenir à aucun prix, c’était Maxime du Camp ; celui dont il fallait imiter l’exemple, la rigueur, le dédain de l’opinion, l’amour du travail bien fait, l’indifférence aux modes, le courage esthétique et moral, c’était Flaubert » p.217. Mais qui lit aujourd’hui Flaubert ?

Matzneff trouve des leçons de style chez Pétrone, Bossuet, Chateaubriand, Littré, Flaubert. « Le style si pur dans lequel Pétrone décrit les pires impuretés, son désabusement des chimères de la passion, sa misogynie, le regard railleur et sceptique qu’il porte sur la comédie du monde, ce mélange de dépouillement et de voluptuosité, cet amalgame de luxe et de deuil, qui sont sa marque singulière, ont fait de lui l’auteur préféré des libres esprits du Grand Siècle. Il a été leur maître dans cet art trinitaire suprême qu’est l’art de vivre, d’écrire et de mourir » p.51.

Le style ne suffit pas, il faut accepter ses propres contradictions et aimer sa vie. « Le principal titre de Montaigne à ma gratitude est d’être un de ceux qui m’ont aidé à n’avoir pas peur de mes contradictions, de mes passions, et à oser les confesser dans mes livres » p.97. Religieux et libertin ? « Nietzsche, qui a écrit des pages émouvantes sur Pascal et sur Port-Royal, observe que le mérite cardinal du christianisme est d’avoir augmenté la température de l’âme. Un autre mérite de l’Evangile est d’être une aventure toujours renouvelée » p.93. « Ai-je tort de mêler Francesca et Port-Royal, mes amours et la religion, le profane et le sacré ? Je ne le crois pas. Le christianisme, c’est la fusion du divin et de l’humain, c’est Dieu s’incarnant et prenant un visage » p.121. Mais est-ce pour abaisser Dieu dans la chair ou à élever l’humain vers l’âme divine ? Pour Matzneff, russe de cœur et d’âme, la religion orthodoxe ne réduit pas l’Evangile à un code moral restrictif, comme le font selon lui catholicisme et protestantisme, « l’orthodoxie n’a rien à voir avec la religion d’esclaves que Nietzsche m’a appris à mépriser » p.259.

Il est nécessaire d’aimer les autres, de savoir les écouter comme l’ont fait Montherlant, Hergé et Cioran, dont Matzneff s’est honoré d’être l’ami. Montherlant, il l’a connu très jeune : « Ce prétendu solitaire avait cette vertu rare que les spirituels chrétiens nomment ‘l’attention à l’autre’. La plupart des conversations sont des monologues, car les gens suivent leur propre idée et n’écoutent pas. Montherlant, lui, écoutait » p.288. Qui écoute, de nos jours, en dehors de sa propre idée ? Le narcissisme est peut-être le pire défaut de notre époque ; il engendre le cynisme et l’indifférence, le mépris des autres et la fermeture aux idées venues d’ailleurs que la tribu. Le narcissisme est physiquement une provocation, affectivement un égoïsme, moralement une démission et spirituellement un enclos. Et trop souvent ceux qui accusent les autres de ne pas écouter n’écoutent eux-mêmes personne – en toute bonne conscience.

Décliné par ordre chronologique, débutant par les Romains et terminant par Cioran, ce panorama de l’univers matznévien ravira tous ceux qui aiment l’écrivain mais aussi ceux qui ne le connaissent que de (mauvaise) réputation. Il ne faut pas confondre littérature et morale (sauf à ne lire que des ouvrages édifiants comme sous Victoria), ni morale d’aujourd’hui avec morale d’hier (sauf à nier tout passé et à se croire par orgueil le premier humain sensé), ni encore romancé et réel (car ce serait nier la vertu de sublimation). François Mitterrand, qui appréciait l’auteur, n’avait aucun de ces travers ultra contemporains.

Gabriel Matzneff, Maîtres et complices, 1994 revu 1999, La Table Ronde petite Vermillon 2018, 320 pages, 8.70€

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Erwann Créac’h, La montée des marches

L’univers du cinéma (français) vous intéresse ? Un jeune auteur, mais déjà aguerri, vous fait pénétrer les arcanes de ce monde de paillettes qui masque des misères. C’est que l’on n’arrive pas sans efforts constants et obstinés, là comme ailleurs ! Le personnage a mis près d’une décennie à émerger, commençant tout en bas de l’échelle comme « renfort régie », éminemment précaire, avant de trouver de petits boulots çà et là, sans compétence aucune parfois. Il a fini par écrire et réaliser son propre film, mais non sans stress.

Monter les marches se fait en deux étapes : la première est d’être reconnu du métier pour accéder aux forums et au « statut » d’intermittent ; la seconde est d’être consacré par un prix pour un film ou un rôle. A chaque fois, de moins en moins d’élus. Ils se connaissent tous, se recommandent leurs protégés (souvent des filles), se défendent des importuns (évidemment trop nombreux). La couverture dessinée du livre montre un jeune homme à la coiffure nette, mâchoire carrée, regard volontaire porté vers le haut, nœud papillon mais torse nu, devant les marches rouges du tapis du festival à Cannes. Il en veut, vigoureux, amoureux. Tel l’auteur qui accouche de son roman au forceps.

L’ironie est que la promotion canapé joue pour le personnage comme le veut la tradition. Être homme ne dispense pas de coucher. Surtout avec des filles. C’est Anh qui lui met le pied à l’étrier, puis Nadia, Judith, Nathalie, Leila, Mina qui aurait bien voulu… Le multiethnique apparaît comme un parti pris trop systématique, sauf si l’auteur ne vise comme lecteurs que les bobos du 19ème arrondissement de Paris. Sacrifier à la mode n’est pas une façon de bien écrire car toute mode passe – très vite – avec le public versatile qui la soutient (qui se souvient encore du « réalisme socialiste » des années 50 ? ou du Nouveau roman des années 60 ?). Ecrire vrai sur une réalité authentique est bien préférable.

Un film « d’auteur » (dont la visée commerciale n’est pas la priorité) se tourne dans « l’urgence » et avec des « bouts de ficelle ». Il n’y a jamais assez d’argent, ni de temps. Notre époque aime l’urgence avec ce sentiment d’être à la pointe du présent et de donner tout ce qu’on a, comme si le travail dans la durée n’avait aucune importance. Quant à « l’artiste », il veut tout, tout de suite, ego narcissique surdimensionné : « Il faut faire un film comme on fait un braquage : la bonne volonté, le temps et même l’émotion des comédiens, il faut tout prendre. Et voler ce qu’on refuse de vous donner » p.268.

Né en 1973, Erwann a exercé plusieurs métiers tels que vétérinaire, acteur de théâtre, figurant puis auteur de cinéma, metteur en scène et producteur de films. Les 30 millions d’amis des bêtes lui ont déjà décerné leur prix littéraire en 2011 pour Carnivores domestiques. A 46 ans, il cherche encore sa voie dans l’écriture après le reste. N’a-t-il pas publié un CD de chansons d’une voix chaude sous le titre évocateur de Je nage en juin de cette année ? Ce second roman fait partie d’une œuvre encore en chantier.

Louons la précision des métiers, fort bien décrits, avec le vocabulaire technique adéquat ; tout comme le cheminement de l’idée de scénario jusqu’au film bradé en streaming trois ans après sa sortie, en passant par les préfinancements et les financements définitifs. Le lecteur a plaisir à s’instruire tout en étant captivé par une histoire à rebondissements. Car les scènes et les éclats ne manquent pas. L’humour masque les émotions de temps à autre, comme p.243 : « Mais… tu bandes ! s’exclame-t-elle comme si elle venait de découvrir une aubergine dans son lit ». C’est incongru, hilarant. L’histoire est plutôt bien contée, même si un style moins prosaïque l’aurait améliorée. Le lecteur a besoin de s’intéresser aux personnages et, si le narrateur est incarné, d’autres le sont moins : Judith est à peine effleurée malgré son abîme intérieur, Anh n’est que croquée bien que toujours présente, Nadia évacuée en une ou deux phrases. Restent Solange et Nathalie, que l’on a l’impression de connaître, ou Leïla, bimbo fragile qui court après son potentiel d’actrice sans encore le rattraper.

« Chaque enfant devrait avoir un certain droit d’écoute, d’attention. Ceux qui en ont été privés n’en finissent pas de réclamer leur dû. Plus tard, tous ces enfants qu’on a pas assez écoutés rêvent d’une scène ou d’un plateau de cinéma » p.302. Et l’écrivain qu’est Erwann Créac’h de rêver scénariser et réaliser, à l’image de ce vrai film cité en épilogue, Samson et Delilah, caméra d’or à Cannes en 2009, un film australien. L’imaginaire du désir est plutôt une réussite.

Erwann Créac’h, La montée des marches, 2019, éditions Encre rouge, 309 pages, €21.50

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Haruki Murakami, Le meurtre du commandeur 1

L’auteur a acquis la pleine maîtrise de son art et ce gros roman, en deux tomes aussi épais l’un que l’autre, se lit avec appétit. Je ne me suis pas ennuyé un seul instant dans ce récit à la première personne d’un Japonais au milieu de la trentaine (l’âge fétiche de Murakami), avenant mais incolore, que sa femme Yuzu au prénom acide a décidé de quitter après six ans de vie commune sans nuages.

Sidéré, sans voix, c’est lui qui la quitte, partant dans sa vieille Peugeot 205 rouge sur les routes du Japon pour un nomadisme sans but. Il y fait quelques rencontres, dont une sexuelle où il est passif, carrément « violé » par une jeune semi punk qui semble fuir un vieux mâle à la Subaru Forester blanche (que le lecteur retrouvera ultérieurement). Curieusement, cette chevauchée sexuelle qui lui a donné beaucoup de plaisir est analogue à celle que lui raconte Monsieur Menshiki, un voisin de l’autre côté de la vallée où il finit par s’installer pour tenter de peindre à nouveau. Le plaisir sexuel, chez Murakami, est à la japonaise, c’est-à-dire sans niaiserie ni « culpabilité » chrétienne. Le couple s’entend ou se désunit, les liaisons extraconjugales sont naturelles, les enfants viennent et sont aimés – sans que « la Morale » des Commandements du Dieu unique ne vienne interférer dans ces affaires tout humaines. Y compris l’étonnante et humoristique relation sexuelle par téléphone aboutissant à éjaculation et orgasme des deux partenaires p.300.C’est un bonheur de suivre Murakami et de quitter la moraline envieuse et souvent perverse de nos contemporains occidentaux.

Mais le sexe sain n’élimine pas la complexité des sentiments et Murakami excelle à distiller par petites touches leur imbrication. Le narrateur n’a pas de prénom ; il passe dans son existence comme un songe, toute volonté absente, laissant être les choses et advenir les événements. Attitude typique du zen et ancré dans la mentalité laïque japonaise. « Il me fallait avoir confiance dans le temps », dit-il p.293. De tempérament artiste et ancien élève des Beaux-Arts de Tokyo, il s’est mis à pendre des portraits pour gagner son pain dans le couple qu’il avait nouvellement formé. Il y a acquis un certain talent et une vraie réputation. La séparation d’avec sa femme le conduit à tout remettre en cause. Il quitte le métier comme le couple pour errer un mois ou deux sur ses économies avant de se fixer à nouveau, en solitaire, lorsque sa voiture rend l’âme sur les flancs d’une montagne isolée.

C’est son ami des Beaux-Arts Masahiko Amada qui lui propose la maison de son père à garder et à entretenir, car le vieux est atteint d’Alzheimer à 92 ans et termine sa vie en maison de retraite. Il fut un peintre réputé en style traditionnel nihonga, après une expérience en peinture occidentale qui l’a mené jusqu’à Vienne en Autriche entre 1936 et 1939. Il en a été « exfiltré » après l’Anschluss nazi et n’a jamais voulu évoquer cette période. L’auteur sème ainsi divers mystères qu’il laisse en suspens.

Le narrateur s’installe donc dans la villa des montagnes d’Aso, achète une Toyota Corolla d’occasion (l’auteur est très précis sur les voitures comme sur les vêtements) et désire trouver son propre style de peinture pour créer des tableaux qui sortent des portraits techniques qu’il réussissait si bien. Mais rien ne vient. Sinon une curieuse commande de son voisin d’en face, Wataru Menshiki (dont le nom veut dire « épargné par la couleur »). Il habite une grande villa sur l’autre versant de la vallée. C’est un homme de la cinquantaine, riche d’avoir créé et revendu une entreprise d’informations du net, un brin mystérieux car célibataire et solitaire. Le peintre a quelques réticences à accepter la commande mais le cachet est substantiel et l’homme curieux à connaître. Posant ses conditions, le peintre honore le contrat et se découvre en même temps un nouveau style personnel. Tout comme l’écrivain le peintre subit une lente rumination alimentée par les conversations et les croquis avec le modèle avant un brutal jaillissement de création, puis une décantation afin de trouver l’élément clé qui va donner sa cohérence à l’ensemble. Il peut désormais se targuer d’un style personnel. De plus, Menshiki est emballé par son portrait intime qu’il place dans son bureau.

L’intérêt mutuel des deux personnages se développe avec une mystérieuse affaire. A 1h30 du matin, le narrateur entend chaque nuit le tintement d’une clochette bouddhiste une heure durant, pas plus. Lorsqu’il suit le son, il est dirigé vers un vieux tumulus de pierres d’où il semble sortir. Lorsqu’il en parle à Menshiki celui-ci, intrigué et fortuné, décide de faire creuser à ses frais pour en savoir plus. Autorisation donnée par le fils du propriétaire, les ouvriers mettent au jour une fosse bien appareillée au fond de laquelle se trouve la clochette. Associée au dordjé, principe masculin qui guide la voie bouddhique, la clochette est le principe féminin complémentaire qui symbolise à la fois la connaissance et la vacuité. Certains moines zen ayant atteint un haut niveau de spiritualité se faisaient enterrer vivants pour arrêter leur cœur en récitant des sûtras, entrant ainsi volontairement en nirvana. Mais ici, rien de tel : la fosse est vide.

Sauf que la clochette, sortie de son contexte, sonne aussi dans la maison ! Et un curieux personnage apparaît, seulement au narrateur, déguisé comme le vieillard tué d’une peinture qu’il a trouvée au grenier, soigneusement emballée de papier brun japonais, cachée là par le peintre nihonga. Il s’agit du meurtre du Commandeur, scène tirée du Don Giovanni de Mozart dont le coffret figure dans la discothèque très fournie en classique laissée par le vieux peintre. La peinture est traitée à la manière du VIIe siècle japonais : un jeune homme transperce froidement de son sabre un vieux barbu tandis qu’un éphèbe paraît étonné et qu’une jeune fille se cache la bouche de la main. Un quatrième personnage surgit d’une trappe dans un coin du tableau mais son rôle reste (là encore) énigmatique ; il sera peut-être donné dans le second volume…

Le peintre donne des cours de dessin aux enfants et aux adultes dans le centre culturel de la ville voisine. Il est apprécié car il ne pontifie pas mais, fidèle à son caractère, laisse dessiner à leur guise les élèves et trouve toujours un compliment à leur faire. Il a deux liaisons successives avec des femmes mariées qui viennent à son cours et la seconde lui livre des renseignements villageois sur son voisin Menshiki. Lequel finit par avouer pourquoi il habite seul et pourquoi dans cette grande maison solitaire. Il sollicite une nouvelle faveur, un autre portrait d’un être qui lui tient à cœur.

Je laisse aux lecteurs le plaisir de découvrir l’intrigue, traitée avec ce surréel original de l’auteur qui est une véritable marque de fabrique. Loin de l’hyper-réalité du Nouveau roman comme du sordide de la description sans distance contemporaine, Murakami introduit de l’extraordinaire dans la vie ordinaire. Il laisse toujours une place au rationnel dans l’interprétation de ce qui arrive mais garde une marge d’irrationnel et de poésie. « En moi, le réel et l’irréel avaient encore du mal à s’accommoder l’un à l’autre » p.380.

Il conte le tout de façon fluide, agrémentée de retours en arrière au gré des souvenirs, ce qui permet une lecture sans temps mort fort agréable à suivre. Les 550 pages, coupées en chapitres assez courts, se dévorent à grandes goulées. J’en reste sous le charme. Si vous avez un peu de temps et un brin de solitude, n’hésitez pas à entreprendre le merveilleux voyage au pays du Japonais contemporain.

Haruki Murakami, Le meurtre du commandeur, tome 1 – Une idée apparaît, 2017, 10-18 2019, 548 pages, €9.60

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Patrick Deville, Peste et choléra

Alexandre Yersin, fils improbable d’une parpaillote cévenole et d’un évangéliste vaudois né en 1863 en Suisse, devient médecin après des études à Lausanne, Marbourg et Paris – où il intègre la bande à Pasteur en 1887 et devient français en 1889. Il découvre la toxine diphtérique en 1886 mais surtout en 1894 le bacille de la peste à qui il donne son nom : Yersinia pestis. Il élaborera un sérum en 1898. C’est pour cela qu’il est mondialement connu dans l’étroit petit monde des savants. Patrick Deville ouvre le personnage à la littérature.

Car la vie de Yersin est romanesque. « Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger », avait-il coutume de répéter. Curieux de tout, approfondissant avec une obstination toute suisse chaque domaine qui l’intéresse, il est l’un des derniers encyclopédistes – comme son maître Pasteur (qui n’était pas médecin). Alexandre Yersin sera successivement chercheur en microbie, chargé de cours, médecin maritime vers l’Asie, planteur d’hévéas et producteur de quinine en Indochine, éleveur, agriculteur, producteur de sérums, directeur d’école de médecine à Hanoï, directeur de l’Institut Pasteur, météorologue… Il est mort à presque 80 ans en 1943 en Indochine, où il s’était retiré près de la mer à Nha Trang.

Patrick Deville écrit en faisant des fiches et chacun de ses chapitres aborde un thème d’existence, présenté sans majuscule : « à Paris », « en mer », « la longue marche », « la controverse des poulets », « la petite bande » et ainsi de suite. Son écriture est parfois télégraphique, comme une prise de notes livrée telle quelle ou dictée sans plume : « Voilà, il a une idée. L’utile à l’agréable » (« en Normandie »). C’est familier et fait souvent pauvre, le lyrisme n’étant pas le fort de l’auteur, grandi en hôpital psychiatrique (son père en était directeur). L’introduction du « fantôme du futur », qui s’assoit familièrement dans les mêmes fauteuils pour prendre des notes sur un carnet à couverture taupe, devient vite agaçante, un brin narcissique tel un Hitchcock en passant dans ses films. Mais le lecteur n’a que faire de l’auteur groupie dans la biographie d’un génie !

Ce n’est donc pas la forme qui fascine en ce roman, mais la matière : la vie romanesque. Le milieu du XIXe siècle est fascinant parce qu’il marque l’essor de la science positive, célébrée dans les romans d’aventures de Jules Verne. Durant le second Empire, le mercenaire devenu président du Nicaragua William Walker est fusillé sur une plage du Honduras, Henri Mouhot découvre les temples d’Angkor et Louis Pasteur escalade la mer de Glace afin de prouver que la génération spontanée est un mythe. Yersin poursuit la lignée de ces découvreurs. Il est dans le mouvement d’une bande de jeunes capables de tout quitter pour suivre une cause. Ce sont souvent des orphelins qui y trouvent une famille, Yersin a perdu son père d’une rupture d’anévrisme juste avant qu’il naisse ; parfois des Juifs – mais l’auteur insiste un peu trop lourdement sur cet aspect, sacrifiant à la mode victimaire.

Le roman se lit avec un certain plaisir et se relit des années plus tard avec le même, ce que je viens de faire. Avec une vie à conter, l’auteur tient au moins une histoire qui se tient. Ne reste plus qu’à la dire en bousculant les périodes pour conserver l’attention, c’est la cuisine du littérateur.

Patrick Deville, Peste et choléra, 2012, Points Seuil 2013, 264 pages, €7.00 e-book Kindle €6.99

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Joseph Delteil, Jésus II

Lorsque l’on se prénomme Joseph, la pente naturelle est de devenir papa d’un Jésus. Père adoptif puisque Jésus est Dieu, à ce qu’il a dit ; et Jésus « II » puisque le premier est mort sur la croix voici deux mille ans. Mais l’écrivain Delteil a de l’imagination et l’envie de provoquer pour deux. Son « Jésus, le retour » vaut le détour. Il est absurde et loufoque, moins réaliste que surréaliste.

Si Delteil a quitté Breton, qu’il trouvait totalitaire, il est resté imprégné de cette atmosphère ludique et exploratoire qui est survenue après la Grande guerre, la guerre la plus con de tous les temps, celle qui a transformé le combat en boucherie industrielle. Joseph n’a pas fait la guerre mais a été mobilisé en 14, au régiment colonial de Toulon puis chez les tirailleurs sénégalais à Fréjus jusqu’à l’armistice en 18. Il n’a connu la boucherie que par ouï-dire mais il s’est trouvé imbibé de cette atmosphère, analogue à celle de mai 68, qui a saisi les lettrés au sortir des tranchées et de la discipline.

Volontiers potache, il est saisi par la débauche des mots et adopte un style goulu rabelaisocélinien, pour jouer des termes et surtout, en rhapsode, des assonances en voyelles. Sa plume primesautière saute de page en page, s’interrompant pour reprendre plus loin, moins avisée ou d’un souffle plus retenu – habitude de poète qui fait des œuvres courtes. Jésus II retrouve un peu la verve d’Au-delà du fleuve Amour, l’histoire en moins. Car il fait de Jésus II une sorte de Don Quichotte flanqué d’apôtres improbables qu’il cueille au fil du chemin avant de les perdre tous dans un bordel – y compris le gamin qu’il a nommé Charlemagne. Ne reste avec lui qu’une fille, Albine, avec qui il va voir le Pape.

Mais au final il échoue, comme l’Autre. Il a tenté « l’apostolat, l’action directe et l’appel à l’Autorité », en vain (p.125). Il se résigne à Voltaire, grand anticlérical s’il en fut, mais qui croyait peut-être en Dieu : « Cultiver son jardin » candidement est sagesse ; plutôt que vouloir changer le monde, se changer soi dans son pré.

La liberté, c’est la folie ; faire la bête, voilà le secret. Dans une variante de sa fin, il est rattrapé par « une bande d’ostrogoths » – qui étaient des Germains de l’est – et doit fuir, pourchassé comme espion, anarchiste, assassin, en tout cas pas clair. Fusillé, il tombe du haut d’un chêne – où l’on rend habituellement la justice – « s’empalant net sur une branche cassée… jusqu’au fondement » p.144. Le voilà de nouveau en croix, éternel retour.

« Le mensonge et la violence, voilà les deux couilles du Diable » p.120. Ce mot de génie reste d’une brûlante actualité. « En vérité je vous le dis, mieux vaut coucher avec cent pucelles qu’avec la lâcheté », dit encore Jésus II au Pape ébahi. Sauf que la lâcheté règne plus que le vice. « Une fille de dix-huit ans qui s’en va délivrer Orléans, est-ce fou ? Un garçon de trente ans qui s’en va conquérir l’Asie, est-ce fou ?… A l’échelle d’Alexandre, de Jésus, hein !… Ah !… pardi, à l’échelle de Tartempion, de Me Cudecuir, notaire, de l’épicier de la rue Froidequeue… » p.124. Au fond, la lâcheté si répandue est de la paresse morale. Delteil mérite d’être relu pour être un brin secoué.

Joseph Delteil, Jésus II, 1947, Grasset les Cahiers rouges 1998, €12.70 e-book Kindle €5.49

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Guyette Lyr, L’herbe des fous

Marion vit en Normandie dans les années 1970 ; elle devient femme. Le roman décrit ce moment de bascule hésitante entre l’enfance et l’âge adulte, les amitiés et l’amour, les caresses et le bébé. Mais aussi la lutte des classes entre le monde paysan traditionnel, celui de sa nourrice Baluchar, et le monde bourgeois de la ville et des études, celui de son père et de sa belle-mère Pauline.

La maison des Baumettes est un peu une prison car le père est marin, donc longtemps parti. Le hameau des Loupières est un peu la liberté car la bande des Mistous, qui s’est connue sur les bancs de la même école primaire, s’y réunit et tient conseil. Le Grand Gouleyeur est l’aîné et le chef, « Depuis toujours il marche en avant des autres, le premier sur son vélo puis sur sa mobylette, depuis cette année en moto. (…) L’idée d’avoir cet été dix-huit ans lui tient la tête haute par-dessus des foulards qu’il laisse pendre devant sa chemise ouverte déboutonnée jusqu’à la taille où baldingue une ceinture à clous. C’est lui qui fait la loi, assis sous le grand hêtre où les pas des Mistous ont couché l’herbe en rond » p.43. Tel est le style Lyr, précis et musical, bien tourné pour ce second roman.

Ce n’est pas du Grand Gouleyeur que Marion est amoureuse, mais de Sébastien, dit la Galoche. Il est costaud de corps et fragile dans sa tête, trop réservé peut-être, pauvre sans aucun doute. Il se veut menuisier, pas une belle position pour la fille d’un capitaine au long cours.

Ce pourquoi toute la famille va se liguer contre cet amour né des herbes où l’on se roule enfant puis adolescent, au printemps. Le pouvoir médical sait mieux que vous ce qui est bon pour vous et le père absent ne peut rien contre la voix de la bourgeoisie. Pauline est dolente, en mal de sexe car le marin part trop longtemps ; une infirmière, la Gratien dit la Gloutonne, vient organiser sa vie et imposer son régime à la maisonnée. Elle est aidée d’un docteur baron belge qui porte beau et parle à tout le monde – pas fier mais d’autant plus dangereux car il manipule les crédules.

C’est ainsi que Sébastien quitte la menuiserie pour un garage, puis pour un autre travail à la ville, guidé par le docteur baron qui fait copain pour mieux le circonvenir. Sébastien avait pour ami Joseph, un simple d’esprit que le baron fait interner. Comme Sébastien ressent mal cette perte, il le fait soigner par des médicaments en répandant l’idée, dans ce village normand crédule porté aux mauvais sorts, que sa folie a contaminé Sébastien. La réserve et les foucades de l’adolescent en mue font le reste : il sera interné lui aussi.

Marion est libérée de ses liens d’enfance, elle va pouvoir fréquenter ceux de sa classe, les Aldo du tennis et autre Patrice qui veut préparer Navale. Sauf qu’elle n’en veut pas ; elle est des Loupières et veut rester au pays. Elle et Sébastien font l’amour dans l’herbe avant qu’il soit « soigné » et Marion se retrouve enceinte. Ce bébé est sa révolte ; elle ne suivra pas sa belle-mère, ni l’infirmière Gloutonne, ni le docteur belge ; elle ne le fera pas « passer » : elle en appellera à son père et à sa nourrice, ses vraies racines.

La petite musique joue, campagnarde, sur des thèmes éternels : l’amour et la folie, le bocage et la ville, l’artisan et le marin, le bon sens et le savoir. Les personnages ont de l’épaisseur tout en gardant un certain mystère. Ce n’est pas un grand roman, mais il séduit, bien écrit comme on ne fait plus, en ces années post-68 où la culture résistait mais où la liberté traçait des voies nouvelles. Je l’avais lu à sa parution en 1978, je l’ai relu, il tient la route.

Guyette Lyr, L’herbe des fous, 1978, Folio 1982, 224 pages, €6.60

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Joseph Delteil, Choléra

Delteil a ravi André Breton et Louis Aragon mais surtout scandalisé Paul Claudel, ce qui est un bon point. Car il était païen, érotique, avide de vivre dans ce monde-ci. Il a chanté la joie du corps, la jeunesse en feu, panthéiste, pansexuelle, picaresque. Il conte épique, il galope du stylet, cisèle ses phrases comme des piques. Sauf que… parfois manque une histoire. Car le style n’est pas tout s’il ne s’applique pas à une aventure.

C’est le cas de Choléra, moins bon que Sur le fleuve Amour dans la même veine. Ne s’y déploie qu’une intrigue mince et les pages s‘étirent, écrites en gros, parsemées de poèmes et de citations, parfois de digressions pour faire volume. Si le lecteur ne s’ennuie pas toujours, il fait maigre et reste sur sa faim.

Un jeune homme de 16 ans, Jean, est amoureux de trois filles à la fois : Alice 15 ans, Corne 17 ans et Choléra 18 ans. Il ne peut donc choisir puisqu’aucune ne se prénomme Peste et qu’elles sont plus de deux. C’est vous dire le point de vue potache que tient ce roman en courant.

Ce qui n’empêche pas les exercices de style de ce boulimique de lecture adolescent : « La Marne, à Charentonneau, est bien jolie rivière, calme comme moi. Elle coule tout en profondeur, de l’est à l’ouest selon les rites, avec de la belle pâte et le meilleur dessin. Peupliers et platanes la pénètrent de feuilles et de racines. Berges peuplées de maraîchers et de gargotes ; sur une pelouse en pente, un troupeau de tonneaux de vin va s’abreuver à l’eau ; hangars en série et villas bourgeoises ; filles à pain et mauvais drôles couchés dans un beau gazon nourri de merde ; des Poulbots dans tous les coins ; casquettes, lilas, haridelles et ingénieurs ; enfin l’indispensable péniche : voilà les bords de la Marne ! (…) Alice, Corne et Choléra s’occupent de couture, de broderie » (ch. II). Les guinguettes à la mode des bords de Marne, où venaient s’encanailler les Parisiens des années folles en s’enivrant de vin descendant le fleuve, sont tournées en dérision. Charenton sur eau devient Charentonneau et le troupeau des urbains vient s’y abreuver à pleins tonneaux. Ne restent que les filles pour échapper au cliché – et l’érotisme, sinon l’amour, pour échapper au vulgaire.

Le héros culbutera avec l’une, avec l’autre, avec la troisième ; il les aimera toutes car elles sont toutes différentes. Corne, « douce comme un flan » (ch. XIII) lui « pinçait la peau », lui « chatouillait les mamelles » (ch.II) ; Choléra « est une fille de sel, nerfs chimiques et nez d’aigle » (ch. XIII) ; Alice « perpétuellement insatisfaite, elle s’épuisait à lire le marquis de Sade » (ch. XIII). Il faut dire qu’avant de rencontrer ces filles fantasques, il s’« allaitait à quelques amis sensibles, juteux et divinement malades. De tendres jeunes hommes sont ce qu’il y a de plus propre à embellir une vie terrestre » (ch. IV). Un bi adepte du triolisme, Delteil ne recule devant rien et pirouette en littérature, coquet, allusif. Comprenne qui pourra, ou plutôt qui a de la culture.

Je vous laisse découvrir l’œuvre, Elle tourne assez court car le héros semble se complaire à faire disparaître tout ce qu’il aime. Façon de dire, peut-être, que tout amour est éphémère, réduit au rêve et aux sensations, et qu’à l’existence même nul ne doit s’attacher.

Joseph Delteil, Choléra, 1923, Grasset Cahiers rouges 2013, 182 pages, €8.20 e-book Kindle €5.49 

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Haruki Murakami, Ecoute le chant du vent suivi de Flipper 1973

Ces deux premiers romans du célèbre Murakami sont restés longtemps inédits. Ils sont courts, 140 et 170 pages à peu près, et déroulent l’existence d’une jeunesse japonaise au début des années 1970. Le lecteur peut y trouver le style Murakami, ce présent inimitable où une certaine philosophie enseignée s’allie à l’observation poétique.

Le roman est pour Murakami ce qu’il était pour Stendhal, un miroir promené le long d’un chemin, avec le zen en plus, la vie intensément au présent. Le futur n’existe pas puisqu’il est chimère ; le passé n’existe que lorsqu’il est souvenir ramené au présent. Le chant du vent est ce souffle qui va, comme l’existence se déroule, et qu’il faut écouter pour en saisir le fil. Il n’a pas de sens, seulement un fil. « La seule chose que nous réussissions à connaître avec une certaine précision est le moment présent, lequel cependant ne fait que passer », dit le narrateur dans Flipper, p.306. Il faut le suivre, ce moment qui passe, sous peine de se perdre.

L’histoire se déroule donc comme au fil de la plume, un présent qui s’est passé, recréé par la mémoire ou l’imagination. Le narrateur d’Ecoute le chant du vent s’éveille un matin avec une fille dans son lit, à poil. Il ne la connait pas, elle ne le connait pas, et ce décalage engendre son lot de présent reconstitué sur une saoulerie la veille au soir. La fille enfile sa robe directement sur sa peau nue et part travailler. Ils vont se revoir, elle est vendeuse dans une maison de disques et le narrateur écoute beaucoup de disques, qu’il offre parfois à ses amis. Mais il se remémore : « du 15 août 1969 jusqu’au 3 avril 1970, (…) j’ai fait l’amour 54 fois » p.90. Ce qui ne fait guère que sept fois par mois si l’on compte bien, pas grand-chose dans ces années de b(r)aise.

Car le sexe est, avec la cigarette et l’alcool, la principale préoccupation des ex-teenagers des années soixante. L’université les ennuie ou les formate, le métier et le mariage arrangé les rebutent, ils préfèrent les petits boulots et les étreintes éphémères en attendant de choisir. Le fan de flipper recherche un modèle presque unique au Japon (trois exemplaires seulement) de machine à trois leviers ; il baise en attendant un couple de jumelles qui ne portent pour tout vêtement qu’un haut, et rien quand elles le lavent. Mais elles font divinement le café et caressent doublement.

Le J’s bar de Kobe accueille chaque soir le narrateur revenu pour l’été dans sa ville natale pour une bière (ou un Jim Beams) et le copain Le Rat étale son spleen de gosse de riche qui ne sait que faire de son existence. Il écrit des romans où l’on ne meurt ni ne baise… Au fond, ce sont des romans où il ne se passe rien, comme dans sa vraie vie.

Comment écrire se demande l’auteur ? En langue étrangère… car si l’on rédige avec un vocabulaire basique et des phrases simples, votre style s’épure de toutes les scories « littéraires » qui traînent inévitablement dans votre langue maternelle. Une fois cet exercice effectué (et avec un clavier différent puisque l’anglais de Murakami ne se tape pas en alphabet occidental), le retour à sa propre langue est plus simple : vous avez trouvé votre style.

Pourquoi écrire? Ça vous tombe dessus comme un destin, au bruit d’une balle frappé au baseball ou à la chaleur d’un pigeon blessé tenu au creux des mains. On « sent » qu’il faut écrire. Juste pour dire le bruit du vent et le chant des humains – ou l’inverse.

Ce ne sont pas de grands romans comparés aux suivants, mais un ton, doux-amer, apaisé, non sans humour parfois. Il vous donne envie de vivre simplement, tout simplement.

Haruki Murakami, Ecoute le chant du vent (1979) suivi de Flipper 1973 (1973), 10-18 2017, 309 pages, €7.80 e-book Kindle €12.99

Les œuvres de Haruki Murakami déjà chroniquées sur ce blog

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Pierre Desproges, Des femmes qui tombent

L’humoriste a écrit un roman policier féroce avec son humour noir et son gai désespoir. Des femmes disparaissent dans un village du centre en Périgord et Limousin. Eventration de la mercière, déchiquetage au train de la secrétaire de mairie, mortelles jambes en l’air du gynécée apothicairial : meurtres ? Suicides ? Tueur en série ? Nul ne sait et les langues vont bon train. Le féminisme s’en mêle, appelant en réunion les femelles du canton pour un débriefing au château, forteresse bien gardée par la police.

Mais au matin… ce sont des dizaines de cadavres qui jonchent le pied des remparts : les femmes ont sauté – hors des bras de leurs maris ou amants, directement au sol. Qu’est-ce ? Le misanthrope caustique s’en donne à plume joie. Il met en scène un médecin alcoolique flanqué d’un fils demeuré. Qui découvre un ficusien extraterrestre la nuit au bord de sa voiture, en train de dévorer sa durit. Il faut dire que le potard a un coup dans le nez, mais quand même ! Lorsqu’il entraîne un copain de beuverie journaliste dans le bois, le bouffeur de caoutchouc venu des étoiles avoue son plan : éradiquer les terriens en douceur pour prendre possession des richesses mangeables de la planète. Et pour cela inoculer un inoffensif moustique – qui va rendre folles les femmes, seulement les femmes, les poussant à se suicider. Diabolique, non ?

Il faut parfois « laisser traîner des mystères à la sortie des livres », disait l’auteur dans l’un de ses moments de lucidité sur ses semblables. Ulysse de retour à Ithaque se veut aveugle aux années des prétendants, qui n’ont pas dû faire que prétendre ; en ce roman du XXe siècle, Desproges suit les traces d’Homère et rend hommage à la cécité du poète.

Mais son style en est à cent lieues. Il massacre les convenances, piétine le politiquement correct, pulvérise d’une formule les prétentions. Et c’est jouissif, le lecteur en redemande, même si l’intrigue de gare est un peu faiblarde.

Pierre Desproges, Des femmes qui tombent, 1985, Points Seuil 2016, 160 pages, €7.50

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Ambivalence Marcel Proust

Proust, ce bourgeois maladif et languissant, cette plante de serre à la mémoire protéiforme, est malsain et fascinant. Malsain parce qu’on ne sépare pas l’homme de l’œuvre et que l’homme est déplaisant. Fascinant parce qu’il observe l’humaine comédie et que son regard est aigu. Ce qu’il représente est ambivalent.

J’ai abordé Proust tard, je n’ai lu Du côté de chez Swann qu’à 16 ans parce que la réminiscence via la madeleine dans le thé m’avait plu et que je voulais goûter à la fameuse longueur des phrases. Et je me suis aperçu que le thé était du café au lait dans les premiers brouillons, comme la madeleine n’était que du pain grillé ; le snobisme exigeait que cela fut changé. J’ai savouré ces souvenirs d’enfance parce qu’ils sont la seule fraîcheur de l’œuvre, encore que passablement reconstruits en illusion acceptable. Et je me suis arrêté là.

La nouvelle édition de la Pléiade m’a permis, passé 35 ans, de reprendre l’œuvre dont l’intérêt, hors le style, m’apparaît très inégal. Un amour de Swann m’a ennuyé, A l’ombre des jeunes filles en fleurs plutôt séduit. Cette œuvre ne se lit pas d’une traite mais par périodes, afin de ne pas s’engluer dans le phrasé, de ne pas se laisser contaminer par cette façon insinuante et étouffante de voir le monde, par ce scalpel envers les êtres et cette angoisse de lierre du narrateur. Proust est un poison assimilable à petites doses. Car on en revient à l’homme.

Marcel est né dans cette bourgeoisie pressée d’arriver dont le besoin atavique et frustré de possession fait s’accumuler les meubles, les bibelots, les plantes, les tentures dans un intérieur étouffant de serre chaude. L’appartement parisien des parents Proust collectionne les signes de la réussite sans jamais trier ; on y reconstitue le monde en miniature. Il y fait trop chaud, l’on y respire mal, les relations humaines sont guindées et pesantes. Le père est majestueux et lointain ; il est l’arbitraire. L’enfant éprouve un attachement fusionnel et névrotique à sa mère ; il est sujet à un asthme nerveux qui le rend délicat. L’adolescent exacerbe toujours les tendances de son milieu et, chez Marcel Proust, rien n’est simple : ni le langage, ni les manières, ni la conduite. Il apparaît alambiqué et trompeur, trop tendre et trop caressant, poseur et quêtant l’affection comme un chien triste. Il restera sa vie durant l’enfant gâté : malade professionnel, sempiternel plaintif, dilettante social, phobique de toute contrainte, et inverti pour l’occasion.

Sa mauvaise santé d’origine respiratoire lui fait sentir le prix du temps qui passe. Le souffle est la représentation la plus physique de la durée, la respiration scande les secondes. Proust en acquiert le sentiment aigu de l’éphémère des moments et des êtres, ce qui le fait s’accrocher tragiquement à un amour rendu absolu. Cette impuissance à être aimé selon ses désirs fusionnels lui permet, par décantation, une distance de la mémoire à la réalité, il intériorise, analyse, reconstruit. « La vraie vie est ailleurs, non pas dans vie même, ni après, mais en-dehors » (lettre du 8 novembre 1908 à Georges de Lauris). La vraie vie est pour lui dans l’illusion, dans le souvenir reconstruit, la fiction c’est-à-dire dans la littérature.

A l’art classique de raconter une histoire, Proust substitue la subjectivité. Il ne décrit pas la réalité du monde extérieur mais l’impression que fait sur lui le monde. Son intelligence ordonne ce que son instinct et ses passions ont retenu des sensations, impressions et émotions filtrées par la mémoire. Il dissèque les êtres par incapacité à les aimer pour eux-mêmes. Ceux qu’il prétend aimer sont des miroirs de son narcissisme ; il s’aime en eux comme un personnage qui endosse des rôles de théâtre. En réalité, prodigieusement inquiet, Marcel est incapable d’éprouver un amour sincère ; il est trop frileux, trop centré sur lui-même pour avoir la générosité débordante, la compassion sans contrepartie qui est le signe de l’amour véritable. Ce qu’il appelle « amour » est une comédie sociale, fort jouée dans les salons de son temps. Pour lui, d’ailleurs, tout est comédie. Il passe ses soirées à disséquer les êtres qu’il rencontre afin d’en découvrir le ressort caché, ce qui les fait se mouvoir. Il y a là le sadisme d’un entomologiste et, en même temps, la prodigieuse intuition du psychologue – ambivalence toujours.

L’homme est l’œuvre et Proust reconstruit sa vie en roman. La Recherche est une quête de soi et elle a de son auteur le même inachèvement, la même immaturité, les mêmes velléités. Dans l’écriture, cela se traduit par la masse des brouillons, des versions accumulées, des ratures, des additions, des remontages, la juxtaposition de fragments. Proust est Protée ; il se hait lui-même, il voudrait être un autre. Il va, il vient, il reste en chantier. Tout comme son œuvre, de construction cellulaire, organique comme un corps qui pousse.

Cocteau a eu la prescience de ce que Proust allait devenir : « Les miroirs multipliés (d’un) prodigieux labyrinthe à ciel ouvert ». L’œuvre a quelque chose de la mer, océan primordial et soupe primitive nourricière et changeante, capable de s’enfler en colère ; elle est courant des profondeurs et lame qui submerge et étouffe, eau salée qui pénètre les poumons et les ronge. Le style a quelque chose de brillant et d’inquiétant : la phrase coule telle un serpent, développe ses anneaux, fascine d’un regard magnétique, bien balancée par les virgules qui font comme un souffle régulier ; elle argue, montre, analyse – insidieuse et dangereuse comme un reptile. Car elle envoûte, engourdit, asphyxie par ses sautes de rythme ; elle embrume et ensorcelle.

Je reviendrai sur les œuvres, mais lentement.

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard Pléiade, tome 1 €65.00 tome 2 €66.00 tome 3 €70.00  tome 4 €65.00

Jean-Paul et Raphaël Enthoven, Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, Plon 2013, 736 pages, €24.50

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Vladimir Nabokov, L’Enchanteur

Ce court roman écrit en russe juste avant d’émigrer aux Etats-Unis et de publier dès lors en anglais, aborde un sujet sensible : l’attirance trouble d’un homme adulte proche de la quarantaine pour une nymphette de 12 ans. L’Enchanteur est le prototype de Lolita dont la psychologie de très jeune fille sera plus approfondie. L’auteur s’intéresse ici à l’adulte, il cherche à pénétrer l’ensorcellement du solitaire pour l’extrême jeunesse.

Le lecteur ne connaîtra ni les noms des protagonistes, ni l’époque, ni les lieux où cela se passe. Les exégètes soupçonnent qu’il s’agit de Paris, de la province puis du sud où le couple doit se rendre. Mais tout commence dans un jardin public, sur un banc où l’adulte, qui exerce un vague métier d’expert en pierres précieuses, est assis entre deux dames. L’une d’elle donne une tranche de pain et un morceau de chocolat (goûter typiquement français) à une fille de 12 ans qui revient en patins à roulettes. Et c’est le coup de foudre. « Si j’ai bien eu cinq ou six aventures normales, comment comparer leur insipide contingence avec mon unique flamme ? » (chap. I).

Tout lui va dans la fillette, ses « boucles châtain cuivré », « ses grands yeux au regard un peu vide », « sa bouche rose, légèrement ouverte », « son teint chaud et enjoué », « la teinte estivale de ses bras nus », « la délicatesse imperceptible de sa poitrine encore étroite mais déjà plus vraiment plate », « le mouvement des plis de sa jupe », « la finesse et l’ardeur de ses jambes insouciantes »… (chap. I). Il va engager la conversation avec la femme, apprendre que la fillette n’est pas sa progéniture mais celle d’une amie très malade, aller voir cette amie parce qu’elle désire vendre des meubles, s’insérer dans ses bonnes grâces, l’épouser et sacrifier au devoir conjugal : tout cela pour avoir à proximité la fillette de 12 ans.

Mais le désir de sa mère est qu’elle reste chez le couple qui la prend en pension parce qu’elle fait trop de bruit. Il faut attendre une longue année la mort de la malade pour qu’enfin l’adulte récupère la préadolescente et l’emmène à la mer. En route, ils s’arrêtent pour la nuit dans un hôtel, et là… Mais je laisse le lecteur découvrir ce qui se passe et comment l’aventure se termine.

Toujours est-il que, le sujet étant sensible (même à l’époque patriarcale où le père avait tous les droits), l’auteur multiplie les virtuosités de style pour évoquer le désir et les actes. Tout est euphémisé, haussé au niveau de la littérature. Comme ce fantasme des Mille et une nuits autorisé par le Coran (dès 9 ans selon sa lecture littérale) : « Et si, après tout, la voie de l’authentique félicité passait par une membrane encore délicate, qui n’a pas encore eu le temps de durcir, de devenir touffue, de perdre le parfum et le miroitement au travers duquel nous pénétrons pour arriver jusqu’à l’astre vibrant de cette félicité ? » (chap. I). Ou ce spectacle délicatement réel de la fillette endormie : « Elle était allongée sur le dos par-dessus la couverture non défaite, son bras gauche passé derrière sa tête, vêtue de son petit peignoir, dont la partie inférieure s’était ouverte – elle n’avait pas réussi à trouver sa chemise de nuit – et à la lueur de l’abat-jour rougeâtre, dans le brouillard léger et l’air étouffant de la chambre, il pouvait distinguer son ventre étroit et creux entre les os saillants et innocents de ses hanches » (chap. VI).

La perversion de l’homme est surtout celle du sens esthétique, elle n’est pas dans la nymphette mais dans le regard qu’il porte sur elle. Il va tout calculer rationnellement pour parvenir à ses fins mais ignorer tous les signes contraires du destin comme la dame qui tricote telle une Parque sur le banc où s’opère la rencontre, le « taxident » vu de la fenêtre de la chambre par la fillette qu’il pelote à peine, le catalogue des meubles qu’il a acheté à la mère et dont il rencontre les doubles en se perdant dans les sous-sols de l’hôtel avant de rejoindre la chambre. Si l’enchantement des joyaux à la lumière permet d’assouvir une jouissance esthétique, celui d’un corps vivant ne peut aboutir car un être n’est pas inerte. Par transgression de cette disposition de nature, l’homme se perd. La fluidité de la vie n’est pas l’immobilité géométrique et minérale de la pierre et l’érotisme ne saurait arrêter le temps. Aimer la virginité éternelle et l’enfance figée n’est pas dans l’ordre du possible : tout doit se dérouler à son heure et l’utopie rester fantasme, comme dans Peter Pan, cet autre enchanteur.

Vladimir Nabokov, L’Enchanteur, écrit en russe en 1939, publié en anglais en 1986 traduit par son fils Dmitri Nabokov, Rivages 1997, 136 pages, €1.66

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

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Vladimir Nabokov, Le don

Dernier des romans russes de Nabokov, le plus gros et le plus riche mais pas son meilleur, à mon avis de lecteur non érudit. Je lui préfère La méprise ou L’invitation au supplice. Il ravit en revanche les spécialistes de la littérature russe et de l’époque émigrée des années trente que l’auteur brocarde et parodie à l’envi. Le chapitre IV sur la vie de Tchernychevski est un pensum fort ennuyeux et trop long (bardé de 371 notes dans la Pléiade !) qui rompt le rythme du roman ; le premier éditeur l’avait d’ailleurs éliminé « avec autorisation de l’auteur ».

Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski, mort en 1889 était un narodnik russe fils de prêtre et condamné au bagne à vie à 36 ans pour communisme utopique et nihilisme. En bref un intello roturier antidémocrate qui rêvait d’accoucher du christianisme réel dans le matérialisme. Lénine a encensé son roman Que faire ? publié en 1863 et trouvé dans la bibliothèque de son grand frère exécuté par le tsar ; il en a repris le titre en 1902 pour un ouvrage de combat prônant la fondation d’un parti d’avant-garde amenant à tout centraliser et à diriger de façon autoritaire le mouvement social. Qui se souviendrait encore de cet auteur médiocre sans Lénine ? Nabokov est impitoyable avec cet écrivain russe qui perd le fil de l’évolution du pays : « enlisement de la pensée », « lourdement raisonneur et rabâcheur de chaque mot », « ineptie visqueuse de ses actions », sans parler de son érotisme vulgaire assaisonné en progressisme. Pour Vladimir, la littérature russe se dévoie vers 1860 avec de tels écrivaillons du commun : comment « la vieille pensée ‘vers la lumière’ avait-elle dissimulé un vide fatal ? »

Le don est, tout au contraire, la réception de la vie dans sa beauté, le soleil sur la peau, l’extraordinaire légèreté de se sentir nu, attentif aux sensations, l’odeur de miel des tilleuls de Berlin le soir, le cou de Zina par l’ouverture du chemisier, les nuages qui bourgeonnent au ciel, les lumières de trains qui passent dans l’obscurité. Fiodor, le jeune homme athlétique qui accouche du talent d’écrivain et dont le prénom signifie « don de Dieu » ou Dieudonné, en est tout pénétré. Il a le don d’écrire comme certains ont le don des larmes, il prend la plume pour remercier de la grâce de sentir et du talent d’exprimer. Il est tout le contraire de Iacha, autre jeune homme qui se suicide par nihilisme, ne se sentant rien ni personne.

Le milieu émigré russe à Berlin et la lente conquête amoureuse de Zina, demi-juive pour provoquer le nazisme qui s’affirme à la même époque, est comme une chrysalide d’où va éclore en quelques années le jeune Fiodor écrivain. Sa Vie de Tchernychevski est une satire de ces « splendeurs agréables aux esclaves » que vante l’URSS nouvelle, de ce pauvre matérialisme littéraire qui ne peut décoller, comme des émigrés nostalgiques et peu critiques au fond. Roman dans le roman, écrit par l’auteur qui fait écrire son personnage, Tchernychevski est en littérature l’anti-Pouchkine, la nullité suprême. Nabokov règle ses comptes avec cette Russie qui dégénère sous Lénine et qui caquette impuissante dans l’émigration. Il fait d’ailleurs de Fiodor un comte, pour bien le distinguer de la plèbe écrivaillonne.

Mais cela lui prend des années, comme Fiodor, ce pourquoi Le don ressemble à un assemblage d’autant de petits romans, un par chapitre : souvenirs d’enfance, vie du père explorateur, Fiodor à Berlin, vie de Tchernychevski, conclusion amoureuse en structure circulaire. L’écrivain accouché évoque à la fin ce roman autobiographique qu’il envisage d’écrire – et que l’on vient de lire.

Reste le style, primesautier, savamment agencé et incomparable. Avec de nombreux traits d’humour comme cette description de la jeune fille : « Elle était debout les bras croisés sur sa douce poitrine, éveillant tout de suite en moi toutes les associations littéraires appropriées, telle que la poussière d’une belle soirée d’été, le seuil d’une taverne ne bordure de la grand-route, et le regard observateur d’une jeune fille qui s’ennuie » p.48 Pléiade. N’est-ce pas joliment ironique sur le style que l’on croit littéraire ? Ou encore l’analogie scientifique du naturaliste sur la traite des pucerons par les fourmis : « Les fourmis offraient en compensation leurs propres larves en guise de nourriture ; c’était comme si les vaches donnaient de la chartreuse et que nous leur donnions en retour nos nourrissons à manger » p.118. Et ces littérateurs qui se croient : « Ils s‘abattirent comme des mouches sur une charogne, grogna Tourgueniev, qui dut se sentir blessé en sa qualité d’esthète professionnel, bien qu’il ne lui répugnât pas de plaire aux mouches lui-même » p.250. Irrésistible ! Sur le gauchisme chrétien matérialiste de Tchernychevski : « Les méthodes pour accéder à la connaissance telles que le matérialisme dialectique ressemblent curieusement aux peu scrupuleuses réclames de spécialités médicales qui guérissent toutes les maladies à la fois » p.263. Mai 68 et ses suites nous en ont gavé jusqu’à la nausée. Et sur le nazisme des braillards à grandes gueules et petits cerveaux : « Un camion passa avec un chargement de jeunes gens qui revenaient de quelque orgie civique, agitant quelque chose et criant quelque chose » p.381.

Nabokov prend un thème et le développe sur une page ou deux jusqu’à en exprimer tout le jus. Vous serez avec Fiodor dans le Grünwald, ce parc de bois et lacs qui permet aux Allemands qui adorent se mettre nus de bronzer et de nager ; vous marcherez dans les avenues berlinoises sous les tilleuls et dans la nuit chaude de juillet, ou en slip sous l’orage alors que deux flics vous disent que c’est interdit même si on vous a volé pantalon et chemise ; vous dialoguerez nu sur un banc avec un critique écrivain en complet et cravate qui n’est au fond qu’un étudiant allemand ayant une vague ressemblance avec celui auquel vous pensez… Car la vérité est celle de la sensation mais surtout celle de l’imagination. La littérature n’est pas le réalisme, fût-il « socialiste », mais l’imaginaire, la re-création tel un dieu d’un monde personnel. En remerciement de la Création telle qu’elle est : « Supposons que je brasse, torde, mélange, rumine et régurgite le tout, que j’ajoute des épices de mon cru et que j’imprègne le tout de ma propre substance au point qu’il ne reste de l’autobiographie que poussière – ce genre de poussière, bien sûr, qui donne au ciel une intense teinte orange… » p.383. Et voilà comment se crée la vraie littérature version Nabokov – bien loin de la pauvreté Tchernychevski.

Vladimir Nabokov, Le don, 1938 revu 1963, Folio 1992, 544 pages, €9.40

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50

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Vladimir Nabokov, La Méprise

Quand on est riche, content de soi et que l’on se prend pour un génie, la rencontre de son double peut générer de vilaines pensées. Comme par exemple faire jouer le rôle d’acteur au double pour mieux escroquer une compagnie d’assurance avant de disparaître.

Vladimir Nabokov change à nouveau de style. Il me met dans la peau d’Hermann, un chef d’entreprise de chocolat qui sillonne l’Europe en cosmopolite pour placer sa marchandise. L’auteur n’est pas son personnage et il joue avec ce double qui dit « je » et qui écrit lui-même un roman. Bien vêtu, presque maniaque sur le luisant des chaussures et les guêtres assorties, sur la finesse des chemises de soie et la cravate assortie, sur le manteau épais et doux et le chapeau assorti, il songe à arrêter cette course de la modernité commerciale pour se retirer quelque part dans le sud de la France. Pourquoi pas à Pignan ?

C’est alors qu’en se promenant alentour d’une ville tchèque en attendant un rendez-vous, il rencontre un vagabond, Félix, dont il se persuade qu’il lui ressemble fort. Ce hasard le stupéfait et il sympathise, condescendant, ne sachant pas encore trop à quoi un tel double peut servir. Mais il va vite trouver, très bavard sur le fil de ses pensées et les digressions assorties. Hermann est allemand mais d’origine à demi russe ; il parle le tchèque et l’allemand que parle Félix. Il va donc échafauder un plan.

Naturellement rien ne fonctionne tout à fait comme l’auteur l’avait prévu. Sa femme n’est pas aussi fidèle ni aussi bêtasse qu’il paraît, le « cousin » artiste pas suffisamment nul ni assez éloigné de Berlin, le double pas assez ressemblant pour les autres, les détails pas assez passés au peigne fin. Nous sommes entre roman psychologique et roman policier avec une théorie sur la littérature. L’auteur se moque de Dostoïevski en quelques phrases bien senties, et imite son histoire de son crime suivi d’un châtiment par un destin connu d’avance. Non, le crime n’est pas une œuvre d’art et le crime parfait ne pourrait être que l’œuvre de Dieu, pas d’un affabulateur suffisant un brin schizo qui avoue se « dissocier » en faisant l’amour.

L’histoire éditoriale de ce roman écrit en 1932 en russe, publié en feuilleton, traduit en anglais en 1937 et complété par l’auteur, à nouveau complété et traduit en français en 1939 puis repris en anglais et amélioré pour convenir à l’édition américaine en 1966, est assez emblématique du thème du double. Nabokov mute en un autre lui-même en passant du russe au français puis à l’anglais, et de Berlin aux Etats-Unis. Il déconstruit avec dérision ce fantasme d’avoir un double dans le monde et de pouvoir manipuler à son gré le destin.

Vladimir Nabokov, La Méprise (Despair), 1934 revu 1962, Folio 1991, 256 pages, €8.30

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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