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Saint Foutin

Depuis longtemps saint Foutin me turlupine ; en ce jour de sainte Fleur, quel meilleur propos ? Il est attesté de la côte d’Azur à la Normandie, venu de Grèce et de Rome via Marseille. Ce saint original, au nom évocateur de sexe, est attesté dans la littérature dès le XIVe siècle sous la plume du poète Eustache Deschamps, et repris par Rabelais dans Gargantua, ravi de mettre « par saint Foutin ! » dans la gueule des Parisiens du temps. Mais il existait bien avant. A noter qu’une recherche « Foutin » sur Amazon renvoie par algorithme à « vous voulez dire futon ou Poutine »… Il existe aussi un Jordan Foutin dans le « corporate training », un entraînement dynamique à n’en pas douter, d’autant qu’il est comme le saint « events faciltator » : de quoi accoucher de beaux projets.

Le protestant Agrippa d’Aubigné, fils de juge et calviniste sans compromis, recensera le culte des seins pour s’en offusquer, en prude hypocrite. Il attestera du culte de saint Foutin dans le Var, l’Ardèche, l’Allier, le Bourbonnais et le Languedoc. Il y voit la persistance du culte de Priape, culte éminemment « païen » puisque sexuel. La chrétienté a en effet divorcé depuis les origines de tout plaisir de la chair, considérée comme impure et terrestre, au profit de l’Hâmour éthéré du divin et de l’au-delà. L’hérésie arienne, qui distingue le Père éternel et incréé du Fils temporel et créé, a pourtant été condamnée par l’Église. Quoique disent les cathos d’aujourd’hui qui tentent d’en faire accroire au nom du Cantique des cantiques qui célèbre l’amour charnel, autrement dit la baise ( « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! » – on ne fait pas plus clair). Mais c’est dans l’Ancien testament… qui doit, selon le Dogme, être relu à la lumière du Nouveau !

Foutin, qui évoque celui qui fout (futuere en latin), viendrait de Foutinus, vieille divinité lyonnaise de la fertilité issue du latin Faustinus ou Faunus). Le vulgaire se fout de beau langage et Faustin est devenu Foutin, écrit Phoutin par les prétentieux ridicules. En langue d’oc, disent les linguistes, le p et le f sont interchangeables. Photinus, premier évêque de la ville, fut martyrisé par l’empereur philosophe romain Marc-Aurèle en 177 avec Blandine et une quarantaine d’autres sectaires chrétiens qui ne voulaient pas participer aux cérémonies civiques. De Photin, le peuple a fait Foutin.

L’Église s’est accommodée du culte, préférant christianiser ce qu’elle ne pouvait changer. Le culte au saint Prépuce de Jésus-Christ, Dieu fait homme, donc sexué, était un précédent. Grégoire de Tours a transcrit en Fotin le nom du martyr de Lyon dont le vrai nom lui violait la langue. On dit que la poussière issue de la raclure de son tombeau (rien de pire que la superstition !) était un remède réputé contre plusieurs maladies, dont l’impuissance sexuelle des mâles et l’incapacité à engendrer des femelles. A sa mort, Foutin était quand même dans sa neuvième décennie d’existence et sa puissance devait en être d’autant diminuée… A Lyon, dans l’église Saint-Nizier, Photin le saint a avait sa pierre de fécondité, la pierre à Foutin. On s’y frottait à plaisir.

A la mi-été, le reliquaire de saint Foutin descendait le Rhône en bateau pour répandre la semence de ses bienfaits sur tout son parcours. Dans la Manche, la saint Foutin était célébrée le dimanche suivant le 29 juin, fête de saint Pierre et saint Paul, les deux seins ou mamelles de l’Église. Les bombances qui suivaient étaient propices au plaisir, donc à engendrer tant et plus. Dans l’Eure, Foutin est assimilé à Ildéfonse, évêque de Tolède rappelé par le Seigneur en 667. Son nom prédestiné en langue française l’a probablement voué à foutre et défoncer les cons avides qui réclamaient l’enfant. Dans l’Orne, les mariées nouvelles devaient déposer un brin de leur toilette à saint Foutin pour être « heureuses en ménage », autrement dit avoir enfants, cuisine et remercier l’Église – tout leur rôle en ces temps tradi.

Ce qui n’empêcha pas Auxerre d’élever un culte à saint Foutin, attesté au XVIe siècle, ainsi que dans un couvent de Saône-et-Loire, dans la Nièvre, l’Allier, le Puy-de-Dôme, la Haute-Loire. Dans le Var, un phallus de cuir était attribué à l’organe du saint. En Ardèche, à Cives, les femmes devaient danser toutes nues autour de l’autel pour être exaucées ! On ne dit rien des hommes. S’ils l’avaient fait en compagnies des femmes, peut-être le saint aurait-il favorisé l’acte de foutre ainsi imploré ? L’Église aurait eu de plus nombreux petits crétins à évangéliser et cela aurait été tout bénéfice pour chacun. Même pour Dieu qui aurait eu plus de croyants et de serviteurs.

Mais, comme chacun sait (sauf les enfants de chœur), ses voies sont impénétrables.

Jacques Merceron, Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux, Seuil 2002, 1293 pages, €35,50

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Préados sur la plage

L’été qui se déploie est l’occasion d’exposer son corps aux yeux des autres et de jouer avec le désir. Dès les prémices de la puberté, une certaine excitation vague régit les comportements. Il ne s’agit pas encore de « sexe » comme certains adultes obsédés d’interdits le croient, obscurément jaloux de leur progéniture qui les pousse vers la fin, mais d’une exubérance irrationnelle qui saisit les esprits et les cœurs via les sensations du corps.

Être quasi nu libère. A la fois des vêtements qui peuvent se salir, se craquer, qui étouffent, mais aussi des conventions sociales puisque tout le monde se met dans le même appareil, et des préjugés moraux qui placent « la vertu » au-delà du nécessaire. Les filles en bikinis sont telles que la nature les a faites ; les garçons en slip révèlent sans atours ce qu’ils sont.

L’exercice, le jeu, sont des évidences. Il faut se dépenser pour décharger cette tension du corps liée à la situation. Le sable, la vague, les contacts sur la peau nue, les regards électrisent. On saute, on fait des acrobaties, on se lance le ballon qui va claquer sur les torses nus des gars et les seins des filles, ou sur les cuisses.

On se lance à l’assaut des vagues qui s’élèvent pour se rouler, terrassé par la force, dans l’eau mousseuse qui gifle. La chair exaspérée y trouve écho à ses élans.

C’est ensuite un corps apaisé qui s’exhibe, en attente d’un jus de fruit ou d’un beignet, offert aux regards sans fausse honte, tel qu’il est.

Des amis se mettent naturellement la main sur l’épaule, complices du désir partagé.

Des adolescents un peu plus âgés commencent déjà à mimer le coït, sans le savoir, sans le vouloir, pris par l’événement.

On comprend que la plage soit un lieu de perdition pour les croyants du Livre. Les trois religions proche-orientales ont une phobie du corps, de cette chair transitoire qui habille l’âme sur la terre. Le désir, pourtant divin puisque le dieu nous a créé ainsi, est banni car il fait aimer les autres ici-bas plutôt que le seul Dieu jaloux au-delà (qui assure l’emprise des clercs).

On comprend aussi que la véritable libération de cette domination d’église comme de ces phobies et névroses passe par le côté païen, solaire, de la plage qui rappelle la nudité grecque et la sensualité romaine. Après tout, ces civilisations sans Dieu unique ont réussi ce que notre civilisation judéo-chrétienne n’a pas su : établir pour les siècles un âge d’or de la réflexion philosophique, du théâtre moral, des meilleures formes de gouvernement. Tout pour l’humain ici-bas, en laissant à l’au-delà sa part de mystère.

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Joseph Delteil, Choléra

Delteil a ravi André Breton et Louis Aragon mais surtout scandalisé Paul Claudel, ce qui est un bon point. Car il était païen, érotique, avide de vivre dans ce monde-ci. Il a chanté la joie du corps, la jeunesse en feu, panthéiste, pansexuelle, picaresque. Il conte épique, il galope du stylet, cisèle ses phrases comme des piques. Sauf que… parfois manque une histoire. Car le style n’est pas tout s’il ne s’applique pas à une aventure.

C’est le cas de Choléra, moins bon que Sur le fleuve Amour dans la même veine. Ne s’y déploie qu’une intrigue mince et les pages s‘étirent, écrites en gros, parsemées de poèmes et de citations, parfois de digressions pour faire volume. Si le lecteur ne s’ennuie pas toujours, il fait maigre et reste sur sa faim.

Un jeune homme de 16 ans, Jean, est amoureux de trois filles à la fois : Alice 15 ans, Corne 17 ans et Choléra 18 ans. Il ne peut donc choisir puisqu’aucune ne se prénomme Peste et qu’elles sont plus de deux. C’est vous dire le point de vue potache que tient ce roman en courant.

Ce qui n’empêche pas les exercices de style de ce boulimique de lecture adolescent : « La Marne, à Charentonneau, est bien jolie rivière, calme comme moi. Elle coule tout en profondeur, de l’est à l’ouest selon les rites, avec de la belle pâte et le meilleur dessin. Peupliers et platanes la pénètrent de feuilles et de racines. Berges peuplées de maraîchers et de gargotes ; sur une pelouse en pente, un troupeau de tonneaux de vin va s’abreuver à l’eau ; hangars en série et villas bourgeoises ; filles à pain et mauvais drôles couchés dans un beau gazon nourri de merde ; des Poulbots dans tous les coins ; casquettes, lilas, haridelles et ingénieurs ; enfin l’indispensable péniche : voilà les bords de la Marne ! (…) Alice, Corne et Choléra s’occupent de couture, de broderie » (ch. II). Les guinguettes à la mode des bords de Marne, où venaient s’encanailler les Parisiens des années folles en s’enivrant de vin descendant le fleuve, sont tournées en dérision. Charenton sur eau devient Charentonneau et le troupeau des urbains vient s’y abreuver à pleins tonneaux. Ne restent que les filles pour échapper au cliché – et l’érotisme, sinon l’amour, pour échapper au vulgaire.

Le héros culbutera avec l’une, avec l’autre, avec la troisième ; il les aimera toutes car elles sont toutes différentes. Corne, « douce comme un flan » (ch. XIII) lui « pinçait la peau », lui « chatouillait les mamelles » (ch.II) ; Choléra « est une fille de sel, nerfs chimiques et nez d’aigle » (ch. XIII) ; Alice « perpétuellement insatisfaite, elle s’épuisait à lire le marquis de Sade » (ch. XIII). Il faut dire qu’avant de rencontrer ces filles fantasques, il s’« allaitait à quelques amis sensibles, juteux et divinement malades. De tendres jeunes hommes sont ce qu’il y a de plus propre à embellir une vie terrestre » (ch. IV). Un bi adepte du triolisme, Delteil ne recule devant rien et pirouette en littérature, coquet, allusif. Comprenne qui pourra, ou plutôt qui a de la culture.

Je vous laisse découvrir l’œuvre, Elle tourne assez court car le héros semble se complaire à faire disparaître tout ce qu’il aime. Façon de dire, peut-être, que tout amour est éphémère, réduit au rêve et aux sensations, et qu’à l’existence même nul ne doit s’attacher.

Joseph Delteil, Choléra, 1923, Grasset Cahiers rouges 2013, 182 pages, €8.20 e-book Kindle €5.49 

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Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit

Ce roman de transition marque le nouvel exil de l’auteur, chassé d’Allemagne par la montée du nazisme ; il passe du russe à l’anglais pour écrire, donc à un nouvel univers de langue et d’expression ; il introduit les procédés du cinéma pour s’adapter à la modernité américaine. Un premier roman intitulé Chambre obscure était paru en feuilleton en 1933 ; la traduction anglaise ne lui convenant pas, Nabokov réécrit complètement l’œuvre et en fait une version neuve, métamorphosée pour sa nouvelle vie en 1937. L’édition de la Pléiade présente les deux versions ; je ne parlerai ici que de la seconde, en anglais, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark).

La trame de l’histoire est ainsi présentée par l’auteur dans le premier paragraphe de son roman : « Il était une fois à Berlin, en Allemagne, un homme qui s’appelait Albinus. Il était riche, respectable et heureux ; un jour il abandonna sa femme pour une jeune maîtresse ; il aima ; ne fut pas aimé ; et sa vie s’acheva tragiquement ». Tout est dit et pourtant tout reste à dire : pourquoi ? comment ?

Albinus est un prénom latin qui signifie l’aube ; il était usité en Allemagne. Albert Albinus contraste avec Axel Rex, caricaturiste devenu son ami et l’amant de sa maîtresse ; le lecteur notera les alb alb contre les ax ex, le son des noms n’est pas anodin. Le A est la première lettre de l’alphabet, le X l’une des dernières, le A de l’aube et le X des rayons de la modernité la plus récente. A appartient au monde ancien libéral et bourgeois qui s’écroule, X au monde neuf totalitaire et païen qui s’impose (en Italie avec Mussolini, en Russie avec Staline, en Allemagne avec Hitler). Albinus est vieux et ventripotent, Rex est jeune et athlétique ; Albert est toujours trop vêtu, Axel dévêtu – jusqu’à rester entièrement nu sous les yeux morts de son rival devenu aveugle, le titillant d’un brin d’herbe, agacement de nature pour cet être tout de culture. Axel a un prénom tranchant, axe en anglais, Axel Rex : le roi Hache.

Albinus est critique d’art respecté dans la capitale d’un pays de haute culture, mais il ne voit la vie qu’au travers des tableaux qu’il se rappelle, il ne vit que par l’art. Aussi va-t-il d’illusions en faussetés. Les tableaux chez lui sont parfois des faux, l’un d’eux a même été peint par Axel Rex dans sa jeunesse, alors qu’il courait après les sous. Il voit Margot comme une vierge de peinture, alors qu’elle a déjà bien baisé ici ou là et court elle aussi après les sous. Il croit Axel homosexuel alors qu’il n’est que froid et mystificateur. Il se persuade que Margot l’aime alors qu’elle n’a que 16 ans et qu’il est largement mûr et pas bien beau.

Le roman est écrit comme un film, la maîtresse est ouvreuse de cinéma et dévoile ses charmes dans un clair-obscur expressionniste ; elle veut devenir star comme Dorianna Karénine et son amant finance un film où elle joue comme une concierge. Car l’image est cruelle : si le film peut transporter dans un autre monde d’illusions, les corps réels qui tiennent les rôles se révèlent tels qu’ils sont. Margot est scolaire, pataude, vulgaire ; elle ne sera jamais une star selon les clichés. Mais la suite de l’histoire s’encadre dans les portes et les fenêtres, comme dans un film, se développe en mélodrame, contrasté d’ombres et de lumières, jusqu’à l’obscurité qui termine tous les films dans les salles.

L’auteur s’inspire librement de Madame Bovary et d’Anna Karénine, Flaubert pour la médiocrité petite-bourgeoise de l’idéal illusoire et pour la manipulation calculatrice de la femme, Tolstoï pour la torture de la chair chez l’homme mûrissant qui lui fait abdiquer toute raison devant une nymphette. Le portrait de Margot en reptile aimant lézarder au soleil ou se couler par ruse dans les bras de qui tient l’argent est une performance ; le lecteur ne peut qu’admirer. De même a-t-il un certain respect pour Axel, devenu caricaturiste des travers de ses contemporains, qui aime se dorer le dos au soleil et duper Albinus. Il a Margot dans la peau, qu’il a dessinée nue de dos avant qu’elle ne rencontre le bourgeois ; elle se pâme sous les assauts de son corps sculpté bien plus qu’avec le vieux. Comme elle ne peut pas avoir d’enfant pour raisons médicales, elle jette sa gourme quand elle peut et avec qui elle veut, tout entière à son plaisir égoïste typique de la nouvelle époque de crise des années 30. Mais elle aime l’argent et le luxe, elle manipule qui en a en faisant croire qu’elle tient à lui – mais à sa bourse, pas à ses bourses.

C’est un écrivain allemand épris de vérité, donc solitaire et exilé en Provence, qui va dessiller les yeux d’Albinus sur sa maîtresse et son amant. Il rapporte verbatim une conversation qu’il a surpris dans le car, alors que ces Allemands causaient sans se gêner, certains que personne ne les comprend. Udo Conrad est un double de Vladimir Nabokov, celui qui voit au-delà des apparences pour peindre le vrai. Albinus d’ailleurs ne l’aime pas, lui qui ne vit que dans l’illusion des tableaux.

Or, le vrai en 1933 est le nazisme qui s’impose. Il balaie le vieux monde, la démocratie, les rassis, les frileux. Il exige la volonté, la jeunesse, l’action, la nudité crue des instincts. Foin de culture et d’art, place à l’industrie et au cinéma. Les copains du frère de Margot sont des brutes bien bâties prénommées Kurt et Kaspar, K und K (impérial et royal, moqué par Robert Musil en Cacanie). Les poils de sa poitrine dessinent « un aigle aux ailes déployées » lorsqu’Axel Rex se dresse nu, sculpté comme un Arno Breker, devant Albinus en pyjama et peignoir, devenu aveugle après un accident de voiture. Il symbolise le totalitarisme de la jeunesse avide et amorale de son temps sur le bourgeois déchu et définitivement aveugle aux réalités du monde neuf.

Si l’histoire est classique, elle renouvelle le trio du mari, de la femme et de l’amant en mari, maîtresse et amant, ce qui donne du piment. Le style est plus brut et plus concis que dans les romans écrits en russe, anglais oblige, langue pragmatique. Les personnages sont fouillés, ni tout bon ni tout mauvais, chacun avec ses envies et ses illusions, ses réactions et ses émotions. Refuser, par éducation, culture ou tempérament, de ne pas voir le vrai, conditionne à être manipulé : par les conventions sociales, par les gens sans scrupules, par des régimes qui s’imposent dans le silence des voix. L’amour est aveugle, la bêtise aussi : le rire est tragique, dans la nuit.

Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark), 1938, Grasset 1992, 250 pages, occasion €2.07

Vladimir Nabokov, Chambre obscure, 1933, Grasset et Fasquelle 2003, 230 pages, €8.95

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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Michel de Saint-Pierre, La mer à boire

L’auteur, né au début de la Grande guerre, a 23 ans lorsque la Seconde guerre éclate en 1939 – et 35 ans lorsqu’il écrit ce roman. Il y a donc quelque chose d’autobiographique. Michel de Saint-Pierre a trouvé, comme son héro Marc Van Hussel, peu d’intérêt aux études et s’est engagé quatre ans dans la marine.

Mais il fait de Marc « une bête », mot qui revient souvent sous sa plume. Une bête, pour un catholique comme lui, c’est la part du diable dans l’humain, « la faiblesse de la chair » – qui est en fait la force païenne. Marc aime les exploits physiques : voler un tableau dans le bureau d’un voisin, de nuit, en abordant son sixième étage suspendu à une corniche ; se castagner avec un caïd du bateau ; « forcer » la belle franco-américaine Barbara à coucher avec lui. Il se rêve en Viking pillard et violeur, mais ouvrant de force des routes commerciales, païen magnifique dont il lit avec délectation les sagas emplies d’énergie.

Comment peut-on rester catholique en pleine force de jeunesse ? Tendre l’autre joue ? Se coucher devant un Maître ? Rendre à César et renoncer au monde ? Ce pourquoi un catholique guerrier (il y en eu beaucoup) et encore plus Résistant (il y en eu un peu moins), apparaît toujours un peu comme un oxymore… Surtout lorsque le pape (Pie XII) s’élève contre la guerre, ce qui est rappelé dans le roman.

Il aurait pu être fasciste à cette époque, Marc, mais pas plus que son auteur il n’aime la politique. Il vilipende plus la lâcheté des Français que celle de la démocratie parlementaire ; il n’aspire pas à un homme fort mais à un chef. La différence est que le chef a une légitimité charismatique qui attire à lui et fait le suivre, alors que l’homme fort (duce, caudillo, führer, premier secrétaire, dictateur) n’est que tyran empli de leur bon plaisir. Ce pourquoi Marc n’aime pas « servir » – mot à la mode de ce temps de l’honneur – mais rester libre pour adhérer volontairement à la gloire.

Le jeune homme abandonne ses études de médecine après deux ans pour s’engager dans la marine, à Toulon. Il est « sans spé », ce qui signifie premier de corvée. Mais cette non-spécialisation est pour lui une liberté puisqu’il reste ouvert à tous les possibles. Fauve à l’affût, il aspire à la guerre. Là où il rejoint son époque, c’est dans cette croyance que la guerre nettoiera toutes les démissions et toutes les lâchetés, qu’elle forgera un nouveau type d’homme comme ceux d’avant, rudes conquérants plutôt qu’avilis dans le confort.

Las ! Le croiseur de bataille dans lequel Marc se fait affecter reste au port. Il doit être rénové et amélioré et l’arsenal est lent, tout comme la bureaucratie infinie inventée par la république française où chacun surveille les autres. Bien que son oncle Théo soit le Pacha, Marc ne se fait pas reconnaître et ce n’est que par hasard, alors qu’il renforce l’équipe de service auprès du maître d’hôtel lors d‘une invitation à bord, que les deux hommes se voient. Marc admire son oncle mais ne veut pas devenir comme lui, satisfait de la lenteur et impavide devant l’impéritie. Théo admire l’énergie de son neveu, cette vitalité qu’il sent bouillonner en lui mais que le jeune homme ne sait pas maîtriser, trop sûr de sa force léonine.

L’histoire amoureuse entre Marc et Barbara n’a guère d’intérêt, sinon d’introduire une femme dans ce monde exclusivement composé d’hommes. C’était l’usage du temps, ce qui montre combien notre monde a changé – même si certains retardataires, confits en religion, voudraient bien voir confinées à nouveau les femelles à la trilogie des K (Kirche, Kinder, Küche) – l’église (la mosquée), les enfants (un tous les deux ans) et la cuisine (à l’économie). Comme maman, dirait Marc ; ce pourquoi il préfère une demi-américaine et baise avec simplicité une vigoureuse suédoise. Surtout pas de bourgeoises françaises !

Le portrait du jeune Français de 1939 a un intérêt historique. Loin de s’inquiéter du conflit qui monte, loin de s’intéresser aux glapissements idéologiques des uns et des autres, il se dit que la guerre est préférable à ne rien faire, que la force doit s’imposer ou défendre, qu’être digne ce n’est pas négocier sans cesse.

Quand on sait ce qu’est devenue la Marine sous Pétain, le sabordage inique de la Flotte à Toulon, la lâcheté démissionnaire face à la force nazie, l’imbécile orgueil de caste anti-anglais – on se demande comment un Marc a pu se fourvoyer dans cette arme de fausse élite. A l’époque : aujourd’hui, la mentalité a fort heureusement changé et la Marine est redevenue une belle arme, dont les Français peuvent être fiers.

L’auteur, heureusement, a vite viré en Résistance, ce qu’il raconte peut-être dans un autre roman.

Michel de Saint-Pierre, La mer à boire, 1951, Livre de poche 1976, 145 pages, €3.00 l+de+saint-pierre%22

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Marcel Aymé, La jument verte

marcel ayme la jument verte

C’est un roman aimable et séduisant qui raconte avec une profonde tendresse et un humour constant les querelles de village, au début du siècle XXe. Il s’élargit aux types humains.

Le combat est sans merci entre laïques et cléricaux, mais les opinions politiques ne sont que les masques de haines plus vivaces. La différence des familles et des traditions familiales, surtout dans le domaine sexuel, la différence d’apparence et de comportement, voire d’attitude devant la vie, forment la trame des griefs échangés. Il y a les hypocrites, les puritains, les scrupuleux ; il y a ceux qui aiment la pénombre et les détours du langage. Et puis il y a des francs, les viveurs, les généreux ; ceux qui aiment le grand soleil et le verbe droit. Les Maloret et les Haudouin.

D’un côté les prudents qui ne s’engagent jamais ; les incestueux qui assouvissent leurs désirs en famille, persiennes tirées ; les cléricaux qui suivent la messe et craignent que leurs péchés ne compromettent leur récolte. De l’autre les insouciants, les spontanés, capables de laisser en plan une fille pour admirer le jeu du soleil au-dehors ; les laïques aimant vivre au rythme puissant de la terre et pour qui la République est une belle femme aux seins gonflés qu’il faut défendre contre les barbares.

Dès lors, la césure des opinions se fait non par choix librement déterminé, mais bien plutôt par complexion. Honoré est large, bon, fougueux, aimant la vie ; il sera laïc. Zèphe est rusé, prudent, hypocrite et un peu lâche ;  il sera clérical. La différence des tempéraments induit l’écart politique ; en quelque sorte une différenciation ethnique. « La famille Haudouin mesurait un mètre soixante-dix, elle avait les cheveux châtain foncé, les yeux gris, les traits du visage très accusés, les membres secs, mais musclés, le pied cambré. (…) La famille Maloret chaussait 42, elle était trapue, de visage pâle et de cheveux noirs » (XV).

Cette césure peut exister à l’intérieur d’une famille : ainsi Ferdinand et Honoré. Mais survient alors un autre critère, celui du lieu d’habitation. Ferdinand, bourgeois installé en ville, assoiffé de respect, est dans le fond un clérical bien qu’il défende la République. Honoré, paysan insouciant et volontiers anarchiste aime la liberté de mouvement, de travail, d’opinion et de comportement. Tout ce qui représente un frein, une tentative de brimade est rejeté instinctivement : le resserrement des rues en ville, les horaires fixes, l’opinion villageoise, les commandements de l’Église.

Il en est ainsi pour l’éducation des enfants ou pour l’amour des femmes. Honoré laisse les gosses libres de jouer aux jeux érotiques de leur âge, bien qu’il les reprenne avec fermeté (mais tendresse) lorsqu’ils s’égarent. Malgré des tentations, il reste fidèle à sa femme qui lui a donné des gamins et partage sa vie. Sa fidélité est instinctive et affective. Dans sa famille, l’union règne par-delà les disputes occasionnelles. L’entente est à un niveau profond : celui de l’amour de la vie et de la passion pour la liberté. Il est de très belles pages sur l’amour paternel (V) et sur l’unisson familial (IX). « Dans la maison d’Honoré, l’amour était comme le vin d’un clos familial ; on le buvait chacun dans son verre, mais il procurait une ivresse que le frère pouvait reconnaître chez son frère, le père chez son fils, et qui se répandait en chansons du silence » (IX).

Ferdinand, au contraire, s’érige en censeur de ses enfants et de sa femme. Il est obsédé et sans cesse soupçonneux, torturé par la vision du péché, par des scrupules de conscience, par la peur du qu’en-dira-t-on et par la crainte de Dieu. L’atmosphère familiale est étouffante, les enfants s’éloignent des parents le plus qu’ils peuvent, s’asseyent par exemple aux coins opposés d’un compartiment de chemin de fer.

Le récit, très « païen » au sens étymologique de ‘paganus’, le paysan, confronte deux types d’hommes éternels : celui qui aime la vie et qui est porté spontanément à la joie ; celui qui sans cesse craint l’opinion, Dieu, et qui oublie de vivre.

Marcel Aymé, La jument verte, 1933, Folio 1972, 256 pages, €6.50

DVD La jument verte de Claude Autant-Lara, 1959, avec Bourvil, Francis Blanche, Gaumont 2011, €19.71

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Joyeux Noël !

Non au politiquement correct qui a honte d’user de ces termes chrétiens, qui a peur d’afficher sa tradition en souhaitant frileusement « bonnes fêtes » sans précision – même si je suis résolument moderne et ne suis plus croyant. Pourquoi se soumettre ? Pourquoi avoir honte de soi ?

Donc Joyeux Noël ! ou Joyeux Jul, cette fête païenne avant le Christ.

Le christianisme célèbre la naissance de l’Enfant.

Jul chez les Vikings et les Celtes (sous un autre nom) célébrait le renouveau du soleil sur l’horizon, donc la renaissance de la nature au cœur de l’hiver.

C’est bien la même tradition culturelle, le premier ayant repris à l’autre le flambeau.

Je dédie ces petites lumières par centaines en hommage aux victimes de la guerre de religion.

J’offre cette jeunesse chaude qui s’accroche à la vie, pour que l’humanité avance, bien loin de la barbarie du septième siècle.

Car dans quelques jours, en Europe, contrairement aux obscurantistes, nous seront en 2016 !

my boy in christmas

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Plougasnou

Sur la côte des bruyères, près de la pointe de Primel dans le Finistère, la bourgade de Plougasnou, environ 3000 habitants, dresse son église dédiée à saint Pierre. Elle est près de la mer mais pas sur ses bords, pour éviter les pirates saxons, les hautes marées et l’humidité trop grande. Le plou est une paroisse en breton, ce qui a probablement donné « plouc » dans l’argot français, terme dépréciatif pour désigner le paysan émigré à la ville de sa paroisse rurale.

plan eglise plougasnou

Gasnou est une déformation de Cathnou, nom de personne qui signifierait « combat célèbre » (Ploi Cathnou dans les textes de 1040). Les gens du pays en ont fait un saint catholique, alors qu’il était celte païen – mais toute une tribu de saints sont réputés avoir débarqués ici (Mériadec, Primel, Samson). Toute une tribu de résistants sera embarquée durant l’Occupation et servira de base au réseau Var, qui permet le retour de François Mitterrand qui débarque en février 1944 à Plougasnou. Mais le personnage célèbre du village est Michel Le Bris, fondateur du festival Étonnants voyageurs.

chapelle kericuff eglise plougasnou

L’église paroissiale dédiée à saint Pierre a été bâtie dès le XIe siècle mais remaniée et complétée largement depuis. Le clocher est de 1582, le porche latéral de 1616. Avec un élégant baptistère.

baptistere eglise plougasnou

Ce que j’aime en cette église est sa voûte bleutée au-dessus des arcades romanes.

eglise st pierre plougasnou

Si le retable du Rosaire d’époque baroque (1668) est précieusement ridicule pour les goûts modernes, tout chargé d’or et de bondieuseries contournées, le grand vitrail de Clech (1850) colore l’autel de lumières venues d’en haut.

vitrail eglise plougasnou

Le trésor de l’église montre la richesse de ses paroissiens plutôt que leur foi.

tresor eglise plougasnou

Que veut dire en effet une Vierge à l’enfant toute d’argent ?

vierge a enfant eglise plougasnou

Les ciboires sont de meilleur effet, utiles à contenir de pain une fois devenu chair du Christ.

ciboire tresor eglise plougasnou

La Piéta du XVe en bois expose la douleur d’une Mère en même temps qu’elle ouvre sur ce monde de chair et d’éphémère.

pieta 15e eglise plougasnou

Deux saint Sébastien percés de flèches un peu partout, l’un portant linge, l’autre un slip moulé, évoquent les tourments de la chair mâle en jeunesse, évocation qui parle fort aux rudes mousses confrontés à la mer. Comment expliquer autrement ce goût du corps de jeune homme martyrisé qu’ont les Bretons dans les églises ? Une flèche dans le plexus, une dans chaque téton…

st sebastien plougasnou

Le Vœu de Charles de Blois, peint par le révérend père Édouard Le Grand en 1890, montre l’humilité du grand seigneur duc allant porter en chemise et pieds nus les reliques de saint Yves de la roche Derrien à Tréguier. Il sera tué par les Anglais à la bataille d’Auray en 1364 et élevé au rang de Bienheureux en 1904 pour raisons politiques – au moment de la querelle entre l’Église et l’État… Ce qui me plaît est le réalisme des costumes et des expressions.

voeu de charles de blois par edouard le grand 1890 plougasnou

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Frédéric Cuillerier-Desroches, Agylus ou la métamorphose de l’Être

frederic cuillerier desroches agylus
Agylus était un guerrier franc né en 535. Sa vaillance au combat lui fit donner par le roi un domaine en bord de Loire, à quelques lieues en aval d’Orléans. De chef de guerre il se fit maître de domaine jusqu’au mitan de sa vie où, terrassé par une force alors qu’il poursuivait un esclave en fuite, il se convertit au christianisme.

  • Certes, l’époque était préparée à quitter le monde batailleur pour le monde spirituel ;
  • certes, la lassitude de combattre et de tuer était forte pour qui voyait s’éloigner la jeunesse ;
  • certes, bâtir la paix était devenait aussi exaltante que piller du butin, dans un pays fécond, au bord d’un fleuve apaisant, sous un climat tempéré.

Mais l’auteur, bien qu’entouré de livres d’histoire cités en bibliographie, garde la candeur du premier degré lorsqu’il s’agit des sources de la légende chrétienne.

saint ay carte de situation

Ce ne sont que révélations, forces miraculeuses et guérisons par l’Esprit. C’est joliment conté mais pas très historique. Il tire aussi la chronologie pour servir son propos, puisque Francion, ancêtre mythique des Francs en descendant d’Énée, n’est mentionné que vers 660 dans l’Historia francorum de Frédégaire… soit un bon siècle plus tard. La légende orale pouvait couver, mais il y a quand même un écart de quatre générations pour qu’Agylus – gamin vers 545 – l’entende déjà comme surgie toute armée des bibliothèques monastiques que ces païens de Francs ne devaient pas vraiment fréquenter…OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Frédéric Cuillerier-Desroches est depuis 30 ans maire de Saint-Ay après une carrière de juriste. Sa langue coule bien, malgré une faute d’inattention p.133 : un homme du VIe siècle ne peut être « en hayon », ce qui est réservé aux automobiles du XXe siècle ; tout au plus peut-il être en haillons s’il est pauvre. Le récit, conté par son fidèle ami Marsius resté païen jusqu’à la fin (mais il doute), est enlevé, il intéressera bien au-delà de la paroisse. Il évoque ce monde mal connu de la fin de l’empire romain d’Occident, juste avant le haut moyen-âge. Les peuplades migrantes venues du nord et de l’est commencent à s’établir ; elles changent de mœurs et de façons de vivre. La religion est une façon de s’assimiler au seul ordre qui règne encore après la faillite de Rome – l’Église – et de dominer les simples par l’esprit autant que par l’épée.

« J’ai renoncé aux habits de lumière, déclare Agylus à son ami, aux fêtes de gloire, aux richesses terrestres parce que j’ai préféré l’être au paraître, parce que mon paraître était le fruit de la violence, de la terreur que je semais sur mon chemin, de la souffrance et non de la joie des autres. Maintenant, j’essaie de donner à ceux qui m’entourent et qui viennent à moi un peu de mieux vivre, de mieux être, une part de ce bonheur sur terre, auquel ils ont droit » p.151 Pas sûr que « le droit » soit dans les mœurs du temps, au-delà de la force de l’épée ou de la mitre, mais l’intention y est.

C’est un beau livre d’histoire locale et un roman édifiant sur la paix et la concorde.

Frédéric Cuillerier-Desroches, Agylus ou la métamorphose de l’Être, 2013, éditions Baudelaire, 210 pages, €15.68

Site de la ville

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Anatole France, Pierre Nozière

Pour se délasser de son Histoire contemporaine emportée par l’Affaire, qu’il publie en même temps, Anatole France classe divers textes parus entre 1884 et 1887 en un recueil sous le signe d’un double de lui-même : Pierre Nozière. C’était l’usage en ce temps-là, et il n’a pas disparu. Il y conte en trois parties des scènes d’enfance, des pensées en marge de Plutarque, et des promenades en Picardie, Normandie et Bretagne. C’est agréable, excellemment écrit, avec la simplicité des « dictées » d’enfance. Anatole France a inspiré Philippe Delerm dans ses textes courts et ciblés – mais France a la fluidité en plus et le guindé en moins.

Car rien de meilleur en français que la langue d’Anatole France. La simplicité fait passer l’érudition, le rythme les élans poétiques, l’enchaînement la complexité des récits. France est moderne : direct, accessible, précis.

En sa partie enfance, l’auteur reprend des histoires déjà contées dans Le livre de mon ami, avec quelques ajouts. La nostalgie nimbe d’une ombre de poésie ces petites choses intimes ressenties par sa personnalité enfant : l’imagination, la compassion, la honte. L’âge mûr le fait s’intéresser surtout aux gens : le marchand de lunettes sur les quais de Paris, Madame Mathias sa gouvernante, l’écrivain public, les deux tailleurs (de pierre), Madame Planchonnet, et d’autres encore.

foot paris jardin luxembourg

En sa partie pensées, l’auteur a quelques mots bien sentis sur les cuistres – ceux qui sévissent encore, surtout dans l’enseignement. « Je tiens pour un malheur public qu’il y ait des grammaires françaises. Apprendre dans un livre aux écoliers leur langue natale est quelque chose de monstrueux, quand on y pense. Étudier comme une langue morte la langue vivante : quel contresens ! Notre langue, c’est notre mère et notre nourrice, il faut boire à même » p.556. Lorsque l’on constate combien – après 7 ans de langue « vivante » ! – nos bacheliers savent à peine ânonner l’anglais, on comprend pourquoi il serait plus utile de les immerger dans le bain plutôt que de leur faire apprendre par cœur des règles de grammaire livresque. Mais la pédanterie prof est sans limites, ils croient se hausser du col en pratiquant l’abstraction ; ils ne fabriquent que des crétins qui sont la risée du monde et que sanctionnent sans pitié les tests PISA.

En sa partie voyages, l’auteur explore la province, sa profondeur historique inscrite dans le paysage et dans les coutumes encore marquées des habitants (avant que la guerre de 14 puis la télé nivellent tout cela). Le christianisme encore païen le ravit ; il voit toujours les nymphes dans les sources et les faunes dans les bois, surtout lorsqu’une jeunesse conduisant ses moutons surgit au coin d’un fourré, ou une chapelle moussue d’un bosquet. C’est pittoresque, coloré, bienveillant.

L’unité du livre réside en la personnalité de l’auteur : enfant, penseur ou promeneur, il est bien lui-même à chaque instant. Curieux, sceptique, historien, il goûte de tous ses sens avant de se prendre de passions qu’il dompte et raisonne. Il aime le patrimoine, les légendes et traditions ; mais il les voit avec le recul de la science et de la république, sans superstition. Inlassablement les générations recommencent, elles renaissent toujours. Pourquoi donc le présent serait-il plus important ? C’est là le charme France – celui d’un caractère qu’on aimerait accoler au pays, le meilleur produit des Lumières.

Anatole France, Pierre Nozière, 1899, Œuvres tome 3, édition Marie-Claire Bancquart, Gallimard Pléiade 1991, 1527 pages, €61.75

Broché €7.09

Le reste du tome 3 des Œuvres en Pléiade ne mérite pas qu’on le lise aujourd’hui, aussi, je n’en parlerai pas. Sous l’invocation de Clio est une suite de contes historiques à la manière romantique, sans le souffle hélas, avec la vision faussée du temps sur les Gaulois. Crainquebille est un conte lourdement moral sur les préjugés de la justice. Histoire comique est une bluette entre cocotte, amant et spectre assez « fin de siècle ». Sur la pierre blanche, son « utopie socialiste » 1903 composée de bouts d’articles remaniés et contredits, est triste à mourir, une bavasserie d’intello (à son époque on aurait dit un dialogue entre érudits)… Rien qui vaille d’être lu encore, sauf pour les amateurs de la prose Anatole France. Car c’est toujours admirablement écrit

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Thorgal 20 La marque des bannis

Pendant que Thorgal erre, sans mémoire, aux côté de Kriss, sa walkyrie, sa petite famille désespère. Elle vit toujours au village, où il est plus facile d’élever un bébé. Trois ans ont passé depuis que le père est parti et Louve, la petite fille, a désormais 4 ans. Elle se révèle : curieusement environnée de loups, elle n’a ni peur ni agressivité : elle les entend « discuter » ! C’est ce qu’elle dit à son frère. Elle est née en même temps que des louveteaux, jadis, dans la grotte où s’était réfugiée sa mère.

Jolan, le fils, en a 10, son visage a changé, plus allongé, préadolescent déjà. Il cultive son talent de détruire les objets, mais ne sait pas encore recombiner les atomes pour construire. Il reste petit garçon, la larme lui perle à l’œil quand il pense à son papa qui ne revient pas. Mais cet album est celui où il surgit à l’aventure. Il s’émancipe du village (où il a quelques ami(e)s) et de sa mère. Il sent qu’en se montrant digne de lui, il pourrait faire revenir son père. C’est pourquoi j’aime tant Thorgal, cette bande dessinée où la psychologie des enfants est réaliste, évoluant avec leur âge.

Les hommes du village, partis piller les Saxons, ne reviennent pas de leur expédition. Le mythe viking (repris par la BD) veut que ces guerriers-commerçants aient été surtout des pillards, alors qu’ils ont été avant tout des négociants. Ce sont les moines, peureux et improductifs, fonctionnaires avant la lettre réfugiés sous l’égide l’Église-providence, qui ont écrit cette légende. Eux n’avaient rien à échanger et voyaient « le diable » dans tout étranger païen. Le malheur veut que ce soient les vainqueurs qui écrivent l’histoire, pas ceux qui ont vaincu sur le terrain. Heureusement que l’histoire comme recherche scientifique vient désenfumer les croyances ! Les assauts des « lois mémorielles » n’ont pas d’autres visées que d’imposer la vérité totalitaire de quelques-uns sur tous, par la menace.

Au village, pourtant, un jeune homme revient, blessé, épuisé. Il manque de se faire bouffer par les loups et c’est Louve, parce qu’elle entend les bêtes « discuter » entre elles, qui le sauve au matin. Les bonnes femmes du village sont soupçonneuses, haineuses, prêtes à trouver n’importe quel bouc émissaire à leur colère d’avoir perdu leurs hommes. Le jeune homme s’appelle Erik et décrit un grand guerrier brun appelé Shaïgan, à la barre d’un bateau plus grand que les autres et peint en rouge, du sang de ses ennemis. Il est excité au combat par son égérie guerrière Kriss de Valnor, sans pitié pour les faibles. Ceux qui ne se rendent pas sont égorgés ; ceux qui se rendent ne méritent plus le nom d’homme, rendus esclaves et vendus à un marchand byzantin.

Ce Shaïgan ne serait-il par Thorgal, par hasard ? Celui qui a été adopté par le village mais n’a jamais vraiment été accepté par ces xénophobes de terroir ? Jolan, naïf, avoue reconnaître Kriss de Valnor – que n’a-t-il pas dit là ! Aussitôt les mégères réclament le prix du sang, le wergeld. Mais comme les Vikings sont reconnus (malgré les écrivaillons moines) comme révérant le droit, c’est le parlement du village, le Thing, qui délibère et juge. Ni Aaricia ni les enfants ne sont condamnés à mort, mais exclus. La marque des bannis sera apposée au fer rouge sur la joue d’Aaricia, l’empêchant ainsi de se refaire une vie ailleurs dans le monde viking. Jolan en vient à détester son père, « parti pour aller vivre avec une autre femme » comme plusieurs hommes du village l’ont fait, qui a changé de nom et n’aime plus ses enfants…

La famille doit fuir, ses biens sont confisqués et distribués aux femmes qui n’ont pas revu leur mari ; l’ordre règne par la délation et le profit, comme plus tard sous Pétain. Seule une femme les aide, l’amie d’Aaricia, Solveig. Elle leur donne un cheval et des provisions. Mais la loi des bannis est celle du chacun pour soi : belle leçon aux adolescents qui lisent la BD.

Être trop bon n’est jamais sûr quand on n’assure pas ses arrières. Des voisins pillent ans vergogne ceux qui sont accusés sans preuves ; des esclaves sauvés volent sans vergogne leurs bienfaiteurs. Mais Jolan a appris avec Thorgal qu’on est quand même plus fort à plusieurs que tout seul. Les loups en bande donnent l’exemple en protégeant la petite famille…

Cependant Kriss ne peut vivre sans écraser sa rivale dans le cœur de Thorgal. C’est elle qui a tout manigancé : la capture des bateaux qui revenaient chargés de butin, l’envoi d’Erik comme victime pour avouer, le bannissement inévitable. Aaricia est donc à sa merci ; elle s’en empare avec Louve, tandis que Jolan erre en gamin des rues avec Darek, un copain de rencontre, un Suédois rendu esclave puis délivré par la bande de loups.

Jolan connaît son devoir : aller délivrer sa mère, enfermée dans un château imprenable construit sur la mer et à la passerelle bien gardée. Il n’a que dix ans mais du courage comme à dix-huit. Petit homme dont l’éducation (la meilleure) s’est faite par l’exemple. Il a vu son père courageux lui enseigner qu’on ne devait jamais renoncer ; il a vu sa mère avilie ne pas haïr mais chercher à comprendre ; il a connu des erreurs et sa mère lui a enseigné à suivre son but quand même, sans se décourager. Il n’hésite donc pas à se lancer nu dans l’eau glacée de l’hiver nordique pour aborder la forteresse du côté de la mer, mal gardé. Son copain le suit, de deux ans plus âgé, mais admiratif de sa hardiesse.

Je songe à Nietzsche, dans l’aphorisme 225 de Par-delà le bien et le mal : « Cette tension de l’âme dans le malheur, qui l’aguerrit, son frisson au moment du grand naufrage, son ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter, à l’exploiter jusqu’au bout, tout ce qui lui a jamais été donné de profondeur, de secret, de dissimulation, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, à travers la culture de la grande souffrance ? » Il ne s’agit pas de masochisme, mais d’acceptation pleine et entière du réel, avec tout ce qu’il a de dur ; il s’agit de supporter pour risquer. La BD Thorgal comme initiation au philosophe Nietzsche, qui aurait cru ?

Et voilà les gamins qui délivrent les hommes, enfermés dans les sous-sols – dont une partie du village, capturé sur les bateaux. Être délivré par un môme, quelle honte pour les valeureux Vikings ! Ils ne savent pas quoi faire pour se faire pardonner. Jolan, grand seigneur comme son père, n’accepte que quelques pièces d’or pour acheter un bateau et se rendre sur l’île de Kriss de Valnor. Car sa mère et sa sœur n’étaient pas avec les esclaves délivrés, mais emmenées in extremis par Kriss sur un navire ancré en bout de ponton. Jolan ne peut rien faire, la guerrière le vise d’une flèche, substitut de pénis qu’elle affectionne. Elle ne la décoche pas cependant car, si elle est sans pitié, elle garde de l’honneur. Elle doit quelque chose au gamin, qu’elle appelle « petit garçon » en hommage à sa virilité naissante, donc l’épargne pour cette fois… mais le défie de venir chercher sa mère chez elle !

La figure de Kriss se fait meilleure au fil des albums. Dans le premier où elle est apparue, c’était une vaniteuse féministe, prête à tout pour prouver qu’elle faisait mieux que les hommes. Elle avait notamment ce coup de poignard bas qui violait autant qu’il tuait, en basse vengeance pour tous les viols qu’elle avait elle-même subis. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été nommée Kriss, du nom d’un poignard malais. Elle devient plus vivable, louve désormais plus éprise de liberté que de paraître. Elle est possessive, jalouse du mâle qu’elle veut, Thorgal, qu’elle refuse de partager avec Aaricia. Qui va gagner ?

Jolan, émoustillé par ses premières hormones d’adonaissant, prend la digne suite de Thorgal. Il sait s’allier des compagnons tels que Darek, 12 ans et sa sœur de 10, un peu amoureuse de lui. C’est mignon, prenant, et bien tourné. Avec un dessin détaillé et amoureux des personnages. Suite aux prochains numéros…

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 20 La marque des bannis, 1995, éditions du Lombard, 48 pages, €11.40

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Lesneven et le musée du Léon

Lesneven, pour moi, est le fief médiéval de Galeran, le célèbre chevalier de Vivian Moore. Chrétien mais rationnel, Galeran de Lesneven ne se laisse pas posséder par les croyances au Malin et autres diableries : il enquête, il observe, il déduit. Et les malignités des hommes sont le plus souvent à dénoncer que les simagrées du Diable. Lesneven, entre Brest et la plage, est la capitale administrative, le centre géographique du pays Léon. Son peuplement est avéré depuis la haute antiquité, dès l’époque préhistorique, et même pré-sapiens. Les celtes Vénètes cèdent devant Jules César en 52 avant et le Léon devient un pagus de la Civitas des Osismes. On travaillait lors le fer, le verre et la terre.

C’est au 5ème siècle après que débarquent les Bretons depuis l’Angleterre et l’Irlande. Ils sont chassés par les Romains, les guerres tribales et la démographie et trouvent en Armorique presque déserte un lieu sauvage et marin comme ils les aiment. Avec eux ils importent le christianisme. Comme les indigènes sont tièdes, ils surnomment le pays « pagan », qui signifie païen, tout en faisant référence au district romain. Des moines fondent des abbayes et des ermitages, dont saint Ronan, que figure une statue du 15ème siècle au musée de la ville. Ils sculptent les menhirs de croix chrétiennes et s’installent à l’écart des terres cultivées, sur les îles comme Enez Vraz ou dans les dunes, comme Keremma.

Arrivent les Vikings, souples et rusés, qui razzient en un éclair et pillent à qui mieux mieux les trésors religieux, quand ils ne violent pas nonnettes ou moinillons à l’occasion. Ils sont grands, blonds, forts et rabelaisiens, mais ils savent se battre et aimer ce qui est bon, comment vivre content. C’est un chef breton, Even, qui les vaincra à Rusneven en 937, comme quoi l’imaginaire de moine a délibérément grossi ses terreurs de scribe enjuponné. Il suffisait d’être sûr de soi et de saisir ses armes, plutôt que de crier au démon et de croire aux amulettes…

Lez ar Neven, la cour d’Even, devient la ville autour d’une motte castrale, la première citadelle. Elle est bien à l’intérieur des terres, au centre du pays, elle domine. Et devient vicomtat du Léon, évêché et siège de la sénéchaussée. La plupart des églises et chapelles du pays ont été rebâties au 15ème siècle, prenant le style Renaissance grâce aux liens maritimes avec l’Italie dès le siècle suivant. Châteaux et manoirs ne sont pas en reste, témoignant de la prospérité recouvrée après la guerre de Cent ans grâce au commerce et aux productions locales comme les chevaux, le beurre, les légumes et le lin. La ville d’aujourd’hui est capitale locale, surtout réputée pour son musée du Léon et pour ses locaux scolaires qui drainent la progéniture de toute la région après le primaire. D’où le fleurissement de clubs d’aïkido, de sport et de diverses sections socialistes.

Qui se souvient d’un enfant du pays, orphelin de la Grande guerre, qui s’évade à 11 ans pour aller combattre les Indiens d’Amérique ? Repris, le jeune Auguste Montfort est enfermé à 14 ans dans un bagne dit « d’éducation surveillée » où il apprendre l’argot et les tours des mauvais garçons. Il fera tous les métiers sur les pavés parisiens avant d’être résistant puis écrivain, sous le pseudonyme d’Auguste Le Breton. Mais oui ! ‘Razzia sur la chnouf’, c’est lui !

La place centrale est nommée du nom d’un général qui fut ambassadeur de France en Russie et ministre de la Guerre en 1871, le général Le Flo (1804-1887). La particularité de son parking est qu’il est parmi les rares à exiger encore l’usage du disque de stationnement plutôt que des tickets horodatés. Le syndicat d’initiatives est cependant fort au fait de cette originalité – et il vous donne un disque puisque plus personne n’en a plus !

Les maisons en granit datant du 17ème siècle forment à la place un décor séduisant, même si l’église n’est pas à la hauteur, purement utilitaire sauf son porche Renaissance, rescapé d’un édifice disparu. Les cloîtres sont réutilisés en collège ou en musée, comme celui du Léon, qui mérite à lui seul une visite de la ville.

Sis 12 rue de la Marne, il est établi dans le cloître de la Maison d’accueil des Ursulines et date du début 18ème. Il parcourt en sept salles l’histoire illustrée du Léon. Silex taillés paléolithiques (80 000 avant), silex polis néolithiques (6000 avant), sépultures collectives en allées couvertes, puis tumulus au Bronze (2500 avant) avec bijoux, poignards et poteries, stèles en granit au Fer (600 avant), dont certaines phalliques comme celle de saint Frégant, exposée. Des temps gallo-romains restent, outre des colonnes et des fragments de peintures murales, des monnaies, des statuettes de femme dites « Vénus », moulées en série, des poteries sigillées au vernis rouge brillant d’importation, des meules à grain locales en granit, une serrure en bronze, des poids… La période chrétienne inaugure les statues en bois de Vierge et de saints, des vêtements sacerdotaux du 17ème, des ciboires et calices, une Bible de l’abbaye des Anges de 1673.

Divers dessins, gravures et peintures rendent compte des paysages et de la vie du temps. Les tableaux de Mission de Xavier de Langlais (1946) ou de Jacques Jullien (vers 1920), des bois, une halle, une croix dessinés par Charles Corcuff, sont autant de visions romantiques des usages passés. Dans la salle des meubles et costumes, des mannequins de tous âges présentent la vêture de Kerlouan début 19ème et les diverses coiffes des femmes du Léon. Les costumes du dimanche des enfants sont particulièrement mignons. Les lits clos rappellent que le froid et l’humidité étaient le lot de la plupart des saisons dans ce pays.

Au total un petit musée qui ne nécessite pas des heures mais qui laisse des images fortes sur les existences d’avant. Cela dans un cadre placide, celui du cloître dont on peut explorer ensuite les arcades, ouvertes sur un jardin aux buissons de roses rouges au merveilleux silence.

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Monastère de Haghpat

Après Sanahin, le bus nous redescend sur la ville d’Alaverdi où un arrêt alcool pour les invétérés nous permet de côtoyer de près les grands ensembles tristes des années soviétiques.

De petites boutiques individuelles sont installées dans des cabanes de planches à leur pied. On y vend des légumes, des fruits, du bazar. Légumes et fruits sont d’abondance en été, on y trouve choux, oignons, pommes de terre, poivrons, tomates, courgettes, melons, pastèques, ainsi que des herbes fraîches telles que l’aneth et la coriandre.

Une grand-mère tient à me faire photographier son petit-fils. Le gamin est joli et souriant, je me confonds en spaciba (merci en russe).

Les filles en profitent pour se faire le gamin en photo aussi. C’est l’inconvénient des groupes, on ne peut lier connaissance sans qu’aussitôt un essaim de touristes ne vienne piétiner de leurs gros sabots les fragiles attaches qui se tissent.

Nous déjeunons dans un restaurant à vacanciers où une tablée d’Italiens quitte juste les lieux. Nous faisons connaissance devant les toilettes. Parmi les entrées, nous avons cette fois une soupe de riz à la carotte râpée et aneth, avec de gros malassols, ces cornichons à la russe confits au sel. Suit un cigare de viande hachée cuit sur une broche avec ses légumes grillés au four, épluchés. En dessert, des mûres de saison et du chemin, au fromage blanc. L’eau gazeuse est de marque Jermuk. Nous n’avons cessé de voir des gens cueillir des mûres au bord de la route, petit seau de plastique à la main. En revanche, pas de mûre blanche du mûrier dans l’assiette, en vente dans de petits pots au monastère Haghpat.

Nous remontons à Haghpat pour la visite. C’est un gros monastère opulent construit dès 976, aux trois églises. Pourquoi trois ? Parce que les chrétiens arméniens ne célèbrent qu’une seule cérémonie à la fois dans leurs églises, pas une par chapelle comme cela peut se faire en pays catholique. Entre baptêmes, mariages et enterrements, il fallait bien trois lieux de culte pour contenter la paroisse. Haghpat comprend donc trois églises, l’une à la Sainte-Mère-de-Dieu, l’autre à Saint-Grigor (Grégoire, l’évangélisateur de l’Arménie), la troisième à Saint-Signe (le Signe fait aux rois mages).

Haghpat était le siège de l’évêché de Lori au XIe siècle. Il est devenu un rival du monastère de Sanahin en face et, en 1233, le cousin de l’évêque prit d’assaut la forteresse de Kaïan pour ses amis mongols. Ensuite, ces mêmes Mongols ont pillé les deux monastères… Haghpat fut pillé encore par Tamerlan au XIVe siècle, puis par les Ottomans au XVe siècle, enfin par les laïcs communistes soviétiques à la révolution. Sayat Nova, troubadour célèbre des années 1712-1795, fit sa résidence en ce monastère parce que tombé amoureux de sa sœur, la princesse Anna Batonachvili – enfin, c’est ce qu’on dit. Il y mourut, assassiné par l’armée d’Agha Mohammed Khan qui dévasta la ville de Tiflis et ses alentours, en 1795.

La première église qui se présente est saint Grigor, bâtie en 1023. Suit l’église saint Signe (saint Nechan), la plus vieille, élevée entre 976 et 991 par les frères Smbat et Gurgen. Elle est cruciforme, incluse en bâtiment rectangulaire, et surmontée d’un dôme dont les arcs forment une courbe gracieuse. Il reste des fresques, mais peu par rapport à l’original qui en était couvert. Il faut imaginer l’intérieur, aujourd’hui sombre et austère, tout illuminé de chandelles qui font danser les personnages colorés des murs. On distingue encore dans l’abside le Christ sur un trône avec les apôtres en-dessous.

La galerie renferme de nombreux khatchkars dont le chef d’œuvre nommé Aménaprkitch (Sauveur de tous) date de 1273. Il a été sculpté par Vahram et représente la Crucifixion. Le Christ, la Vierge, Marie-Madeleine, les douze apôtres et les anges précédaient (encore un record !) d’un siècle la Renaissance italienne. La face était enduite de couleur rouge obtenue grâce à la cochenille. D’autres khatchkars du IXe siècle montrent une croix en forme d’arbre de vie. Ce symbole païen a été récupéré par les chrétiens comme le cercle solaire pour baptiser les anciens symboles et les faire servir la Cause des Évangiles.

Les salles du monastère ont été souvent réutilisées depuis sa désaffection. La bibliothèque, qui visait à concentrer tous les manuscrits arméniens entre le 11ème et le 13ème siècle, a été brûlée sous Tamerlan puis encore sous les Arabes, les pierres en gardent des traces. Barbarie envieuse de l’ignare. Lors des invasions, les manuscrits étaient cachés dans les cavernes. L’Évangile de Haghpat a été composé par le moine du monastère Hakop à la demande de Sahak Anetsi en 1211. Il est connu pour ses enluminures séculières et religieuses. Il est aujourd’hui au Maténadaran, le musée des manuscrits que nous verrons à Erevan. Aux Mongols puis aux Arabes qui torturaient les moines pour savoir l’emplacement des cachettes, la légende veut qu’ils aient répondu par une phrase de l’Évangile : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, ne jetez pas vos perles aux porcs. » Les musulmans ont du apprécier… La salle a servi de silo à grains et à vin avec des jarres en terre enfoncées dans le pavement à l’ère matérialiste : vous n’avez pas besoin de livres mais de pain. L’église Saint-Signe a servi à moudre le grain comme en témoigne la base de la meule, creusée dans la pierre à même le sol.

La salle de bain des moines du XIVe, conservée, donne une idée des maisons paysannes traditionnelles en Arménie. C’est une construction basse aux murs de basalte ajustés sec, avec pour seule ouverture la porte. Le toit de poutres en encorbellement est couvert de lattes, puis de terre où poussent les herbes. Cette couche isole bien, hiver comme été. Un trou dans le toit offre la lumière et évacue la fumée par courant d’air avec la porte.

Au bas du monastère, à quelques centaines de mètres, s’élève un petit hôtel familial encore en cours d’aménagement. Dès l’entrée s’aligne une collection impressionnante d’alcools divers. J’ai pour ma part une vraie chambre single avec salle de bain attenante, une télé… mais pas d’eau chaude. Problème de gaz me dit-on. Qu’importe, même froide, la douche est loin d’être glacée et fait du bien.

Le dîner est superbement présenté, comme toujours les entrées mises en totalité avec les assiettes, ce qui donne une impression d’abondance qui met en appétit. Les tomates cuites épluchées côtoient les tomates crues au concombre et les haricots verts froids émincés à l’aneth. Il y a des jattes de crème aigre, de la macédoine, des rouleaux d’aubergine grillée garnies de carotte râpée à la crème, de la feta, des malassols. Le chaud est constitué de porc grillé barbecue, accompagné de pommes de terre cuites au four et de légumes à la grille tels qu’aubergines et poivrons. Les fruits servis en dessert, pêches, prunes et poires, sont trop verts.

Notre guide arménien a déniché en apéritif un alcool artisanal de prune qui doit titrer au moins 60°. J’en ai goûté, c’est un coup de fusil mais il y a un vieux parfum d’arrière bouche. Une installation vidéo sert de juke-box sous l’auvent cuisine où est installé le four et l’évier collectif. Les adultes paraissent bien en peine de relier les bons fils aux baffles et les gamins s’en mêlent. Il y en a quatre ou cinq, de 17 à 5 ans. Le 12 ans paraît le plus doué pour les fils. Chanter, danser, rester dans le bruit, ce n’est pas mon tempérament. Il faut de plus être bourré pour rire de n’importe quoi. Je me dégage donc des baffles dont l’une se dresse juste derrière mon oreille droite avant de m’éclipser discrètement.

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Albert Camus, Noces

Dans le recueil ‘Noces’, écrit vers 1937 à 24 ans, le premier texte est une merveille. ‘Noces à Tipasa’ chante le bonheur de vivre, d’être tout simplement au monde, dans le paysage, en accord avec ses dynamiques. La richesse présente est si vaste qu’elle submerge. Il n’y a plus ni riche ni pauvre, ni puissants ni misérables, ni vallée de larmes ni promesse de paradis. Aucun plus tard offert à l’imagination ne peut égaler l’écrasante omniprésence de l’instant.

Tipasa est une cité romaine ruinée à quelque distance d’Alger, au bord de la Méditerranée et au pied du Chenous. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la mer à gros bouillons dans les amas de pierres. » Ainsi commence le texte, tout empli d’observation attentive et d’empathie pour l’univers. Camus jeune est un païen qui vibre aux rythmes naturels ; il a en lui cette grande joie de vivre, cette énergie qu’il ressource au soleil et au vent, aux flots et à l’odeur des herbes.

« Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. » Foin des grands mots, des attitudes théâtrales, des postures héroïques tourmentées – la philosophie n’est pas dans la masturbation intello à la Hegel, ni dans les engagements à la Sartre, ni dans les prises de position des vertueux clamant leur vertu à la face des autres. La philosophie est l’art de bien vivre, dans la lignée des Grecs et de Montaigne. Elle est d’être ici et maintenant, et de réaliser au mieux sa condition d’homme.

« Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa nature profonde. » Pour cela, il faut s’accorder à ce qui nous entoure, sans vouloir le contraindre, ni imaginer un ailleurs meilleur. « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense… » Fais ce que dois, tu n’es ni dieu ni diable mais homme tout simplement. Roule donc ton rocher comme le titan sur la montagne, puisque telle est ta condition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

« Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux Mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. » Le bonheur est le simple accord de l’être avec ce qui l’entoure. Bonheur encore plus grand dans le plus simple appareil, sens en éveil, tout entouré de nature.

Car la vérité humaine est la vie éphémère, celle du soleil qui précède celle de la nuit comme la vie précède la mort. Toute cité devient ruines et le bâti retourne à sa mère la nature. Est-ce pour cela qu’il ne faut point bâtir ? L’homme n’est pas un dieu, il ne vit pas dans l’éternité et son destin est tragique : il vit d’autant plus au présent qu’il n’existait pas au passé et qu’il n’existera plus au futur. Il se condamne à mourir par le seul fait de naître. Mais, durant sa courte vie, il construit pour lui et avec les autres. D’où son exigence d’agir ni pour plus tard ni pour ailleurs mais ici et maintenant son vrai destin d’homme.

« J’aime cette vie avec abandon et je veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. » C’est la grandeur de la bête intelligente d’être consciente de son destin. Lucide comme la lumière, exigeant la vérité qui tranche comme le rai de soleil. « Je ne revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir vivre. » La société, en effet, déforme. Trop contrainte de puritanisme paulinien, de mépris d’Eglise pour l’ici-bas, de convenances bourgeoises. Il faut se découvrir, se construire, se prouver. « Connais-toi toi-même », exhortait le fronton  du temple d’Apollon à Delphes ; « deviens ce que tu es », exigeait Nietzsche ; « fais craquer tes gaines » proposait Gide ; soit « ami par la foulée » criait Montherlant. Ce sont les références d’Albert Camus en ses années de jeunesse, auxquelles il faut ajouter Jean Grenier, qui fut son professeur.

« Tout être beau a l’orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd’hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierai-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Les ‘Noces’ de Camus sont celles de l’être et du monde, celles de l’auteur avec sa terre maternelle. Les autres textes du recueil sont dans le ton : le vent à Djémila, l’été à Alger, le désert dans la peinture italienne. Il s’agit toujours de se plonger dans le monde, de se mettre en accord avec lui, d’accomplir pleinement son destin humain. Ce n’est pas simple hédonisme, mais bel et bien vertu. Le soleil égal donne la même couleur aux gens ; l’amour et l’amitié font jouir et faire ensemble ; le respect de la nature qui exalte et qui permet rend libre, avec le sentiment d’éphémère. Égalité, fraternité, liberté, c’est toute une philosophie de jeunesse qui est donnée là. L’élan, la vigueur, l’entente.

Le persiflage intello français aime à répéter ce bon mot qu’Albert Camus serait un philosophe pour classes Terminales ; il apparaît plutôt comme un philosophe de la jeunesse. En mon adolescence j’aimais bien Sartre pour son exigence de liberté ; je me suis très vite senti plus attiré vers Camus, à mon œil moins histrion. Chacun choisit selon son tempérament.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

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