Articles tagués : sisyphe

Yasushi Inoué, Asunaro

yasushi inoue asunaro
Asunaro est un arbre, mais aussi un être humain. Le Thujopsis dolabrata (et pas « Thujosis dolatra » comme l’écrit improprement la traductrice) est un thuya endémique au Japon qui pousser jusqu’à 35 m de haut à l’état sauvage, en légère altitude et milieu très humide ; mais habituellement, il ne dépasse guère les 15 à 20 m. Selon la tradition, le petit arbre se dit tous les jours : « demain, je serai un cèdre ». Le hinoki atteint en effet souvent plus de 30 m et regarde de haut son petit frère. Les êtres humains ne font pas autrement, qui déploient maints efforts pour se hisser à la réussite (personnelle, amoureuse ou sociale), sans toujours y réussir…

A 45 ans, Inoué se penche sur sa jeunesse, en gros de 13 à 33 ans ; il prend le modèle asunaro pour la faire revivre. Sisyphe est aussi japonais que batave ou grec : il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ; ce n’est pas parce que le rocher hissé à grand peine sur la montagne va rouler de l’autre côté qu’il faut baisser les bras. Et il faut imaginer Sisyphe heureux, rappelle Camus. La guerre et la défaite, le Japon d’Inoué l’a connue. Mais pas plus l’auteur que son héros de fiction Kaji ne cède au nihilisme pour autant. Le désir personnel de vivre et la force vitale en soi-même comptent plus que l’idéologie patriotique ou les conventions sociales. C’est ainsi que chacun poursuit son existence, avec plus ou moins de réussite.

Kaji est amoureux d’une femme qu’il n’épousera jamais ; il a deux enfants d’une autre mais se laisse aller avec une fille émancipée d’après guerre. Dans le monde bouleversé de la défaite, tout est possible mais seuls les plus doués d’énergie vitale renaissent. Énergie toute intérieure, qu’il ne faut pas confondre avec la musculature ou l’apparence sociale. Kanéko, 2ème dan de kendo au torse de « statue grecque » p.69, finira misérablement noyé dans une baie de Chine où il attaque avec sa section. Sayama, journaliste virtuose que Kaji envie, est un talent creux qui périt d’une balle « de plein fouet ». A l’inverse, le colporteur Kumasan bâtit un café-restaurant qui prospère dans les ruines de Tokyo, et Kaji le malingre – double de l’auteur – quitte le journalisme pour devenir écrivain reconnu.

thujopsis dolabrata

« Un être humain doit se distinguer d’une manière ou d’une autre, quelle que soit la direction qu’il a prise, même si c’est pour devenir un usurier. Ce qui m’est vraiment insupportable, c’est les gens qui restent toute leur vie dans l’anonymat, qui s’enterrent » dit Nobuko, la jeune fille dont Kaji est amoureux, p.80. Bien faire fructifier son talent, tel est le but de l’existence. Tout le monde ne devient pas célèbre mais peu importe : ce qui compte est de révéler de soi ce qui est le meilleur. Être thuya plutôt que cèdre.

Au plus près des êtres humains en acte, les scènes ne donnent aucune leçon mais, à la japonaise, un exemple possible. Le lecteur reste libre d’être séduit et d’adhérer ou non. Cette légèreté de ton alliée à la poésie du moment (le double suicide sous la neige dans la forêt de cryptomères adolescent, les étoiles dans le ciel de Tokyo après guerre), font de ce court roman autobiographique, écrit en feuilleton comme il était d’usage dans les années 50 à Tokyo, un vrai bonheur de lecture. Idéal pour commencer une année – ou une existence. Les aînés peuvent le faire lire aux cadets et rejetons dès 12 ou 13 ans, mais il n’y a pas d’âge pour s’y plonger. Un vrai bain de jouvence.

Yasushi Inoué, Asunaro (Asunaro Monogatari), 1953, Picquier poche 1999, 190 pages, €4.90
Les romans de Yasushi Inoué chroniqués sur ce blog

Catégories : Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Dino Buzzati, Le désert des Tartares

C’est à 34 ans que l’auteur publie cette métaphore de l’existence fonctionnaire. Italien, il met en scène un jeune lieutenant affecté au fort Bastiani, sis dans les montagnes à la frontière du nord. Au-delà, une plaine sèche d’où, dit-on, les Tartares sont venus il y a des siècles. L’existence de garnison isolée est quasi monastique : routine de la discipline, des horaires de garde et pas de femmes. La vie s’écoule, pareille à elle-même, sans perspective autre que l’éternel présent du règlement. Ni carrière, ni enfants, ni réussite sociale, on sert l’État comme on sert Dieu, par devoir.

Mais l’horizon reste vide, rien ne justifie le fort ni le dessèchement sur pied d’une génération d’hommes jeunes voués à ne rien faire. Même lorsque sonnent des alarmes, personne n’y croit, pas plus les officiers supérieurs du fort que l’état-major en ville. C’est la survenue d’un cheval, par-delà la frontière, puis des soldats en armes… qui se contentent de borner la frontière, puis la construction d’une route au loin. La tragédie est qu’à force d’entendre crier au loup, les bergers se lassent, et que le loup peut survenir impunément. Le lieutenant Giovanni Drogo de 20 ans, devenu commandant passé 50 ans, tombe malade au moment où ce pourquoi il était là survient. L’ennemi arrive et il est trop faible pour l’accueillir. Ce sont les jeunots venus en renfort qui vont trouver la gloire, eux qui n’ont jamais mis les pieds au fort. Lui partira, pour le grand voyage, avec le sourire : il faut imaginer Sisyphe heureux.

Nombreux sont les êtres qui se complaisent dans les habitudes. Ils ont peur de l’aventure et préfèrent le connu. Toute entreprise les effraie car il y a risque de changement. Le temps passe et ils ne deviennent rien, ne créent rien, n’entreprennent rien. Et ils sont heureux comme ça ! Ils ont l’impression d’ignorer la mort en se faisant tout petits, insignifiants, neutres. Alors qu’ils ne vivent qu’au ralenti, sans volonté, sans liberté – dans le renoncement. Si Drogo reste au fort trente années, alors qu’il s’était juré de le quitter au bout de quatre mois, c’est qu’« il y avait déjà en lui la torpeur des habitudes, la vanité militaire, l’amour domestique pour les murs quotidiens. Au rythme monotone du service, quatre mois avaient suffit pour l’engluer. (…) Peu à peu, il avait appris à bien connaître les règlements, les façons de s’exprimer, les manies des supérieurs » p.81. Les paysans restent attachés à leur terre, même pauvre ; les fonctionnaires ne rêvent que d’un petit travail tranquille, sans aucun changement ; les moines ne supportent ce monde ici-bas que parce qu’ils rêvent du monde au-delà, qui justifiera leur sacrifice et leur obéissance.

Sauf que cette existence mécanique mécanise l’humain. Tout fonctionnaire se met à fonctionner comme s’il n’était que rouage sans cœur ni âme. « La sentinelle n’était plus le Moricaud avec qui tous ses camarades plaisantaient librement, elle était seulement une sentinelle, l’une des sentinelles du fort, en uniforme de drap bleu avec le baudrier de cuir verni, une sentinelle absolument identique, dans la nuit, à toutes les autres, une sentinelle quelconque qui l’avait mis en joue et qui, maintenant, pressait sur la détente » p.113. Le devoir avant tout, respect du règlement, tirer après sommation. Le camarade s’écroule, atteint d’une balle en plein front. Car le soldat a été bien formé et bien discipliné ; il est devenu tireur d’élite. Un bon fonctionnaire qui fonctionne sans état d’âme, même contre un semblable, même contre un camarade qui l’appelle par son nom. Il ne veut pas le savoir – parce qu’il ne connaît pas le mot de passe.

L’État déshumanise, comme toutes ces machines sociales inventées pour bureaucratiser les fonctions, segmenter les responsabilités, réglementer les actes. En ce début du XXème siècle où naît la grande ville avec l’essor de l’industrialisation, où naissent les partis de masse et les régimes totalisants, Dino Buzzati livre son testament philosophique, étrangement proche de celui de Kafka. Souvenons-nous, peuple tenté par le socialisme gris des technocrates, que derrière les règlements il y a des humains !

Dino Buzzati, Le désert des Tartares, 1940, traduit de l’italien par Michel Arnaud en 1949, Pocket 2010, 267 pages, €4.94 

Catégories : Italie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le Clézio, Révolutions

Jean, Marie, Gustave Le Clézio est révolutionnaire… mais le mot révolution possède un double sens. En romancier, Le Clézio joue sur cette ambiguïté. La révolution est le soulèvement d’un peuple contre une condition injuste que les circonstances ont rendue insupportable. Elle est aussi, plus mystérieusement, la roue du temps sur lui-même, l’éternel retour des choses. Le Clézio évoque les unes avec l’autre ; il les lie dans l’histoire, son histoire, romancée, éclatée, humanisée.

  • Révolution est la mémoire de tante Catherine, aveugle comme Homère, qui conte si bien son enfance à l’île Maurice, son départ forcé, son exil.
  • Révolution est cet exil premier de l’ancêtre, Jean Marro, double de l’auteur qui s’appelle Jean lui aussi dans le livre et Marro par transmission de lignée. L’ancêtre a quitté la Bretagne à 18 ans en 1792 pour aller vivre l’idéal des Lumières à Maurice, nouvelle France, après avoir soutenu la Révolution – la grande – à Valmy.
  • Révolution encore ce retour de l’auteur à Nice, tout enfant, chassé de Malaisie par la révolution communiste, où il est né d’un père anglais. A son adolescence, c’est la guerre en Algérie et lui, à demi-français, doit faire son service militaire dans l’armée coloniale.
  • Révolution toujours, retour aux sources, il joue de son ambiguïté de demi-anglais pour s’exiler à Londres, y poursuivre des études de médecine. Puis il part au Mexique pour fuir l’incorporation.

Il y vivra 1968, une autre révolution que la verbosité idéaliste des intellos du quartier latin : de vrais morts, par centaines, sur la place des Trois Cultures à Mexico ! Aussi, quand un copain prend des airs mystérieux pour lui parler du « courant politique » auquel il adhère, il se fout carrément de sa gueule de petit-bourgeois planqué : la révolution, le parisien imberbe n’a aucune idée de ce que c’est.

Car la révolution, la vraie, est celle des astres et de la philosophie. Elle se trouve chez Parménide et Héraclite, dans ces Présocratiques qui sont la pensée d’Occident et que l’auteur révère en son adolescence, avec le Nietzsche de l’énergie et de l’éternel retour. Dans l’immensité de l’éther, les astres retournent à leur point de départ au cours d’une longue ellipse. Les humains ne font que revivre l’éternel retour du départ et du recommencement, inlassablement, imitant Sisyphe poussant son rocher. « N’oublie pas, disait la tante au gamin de 12 ans, tu es Marro de Rozilis, comme moi, tu descends du Marro qui a tout quitté pour s’installer à Maurice, tu es du même sang, tu es lui. (…) C’est lui qui est en toi, qui est revenu pour vivre en toi, dans ta vie, ta pensée » p.53.

Il y a de la réincarnation dans l’air, cette vieille idée indo-européenne, mais surtout l’obscure idée que tout humain accomplit sa destinée d’humain, quelles que soient les époques : grandir, s’imbiber de l’exemple et de la tradition, faire des petits, la transmettre, bâtir et rebondir.

Il y a de la quête identitaire – un retour aux sources – dans une époque qui exalte les valeurs humanistes tout en les niant par sa contrainte technique, son exploitation économique et sa manipulation politique. Sachant qu’une source n’est pas un puits : les intellos qui raillent la quête d’identité devraient méditer cet écart des mots. Si un puits stagne, une source ne cesse jamais de couler. « La philo, c’est être accordé au temps céleste, comprendre le cours des astres » p.97. Et ne pas suivre le dernier histrion politicard…

Jean le comprend, tout à fait vers la fin, page 505 : « C’était donc ça. C’était si simple, après tout. Un moment, juste un moment dans la vie pour être libre. Pour être vivant, sentir chaque nerf, être rapide comme un animal qui court. Savoir voler. Faire l’amour. Être dans le présent, dans le réel ». Pour être libre, quittez le temps ; pour quitter le temps, vivez intensément l’instant présent. Le réel, tout est là : carpe diem disaient les sages romains, goûte le jour qui passe. Ces Romains, qui savaient vivre, considéraient l’heure selon le cours du soleil : les 12 h de jour étaient réparties équitablement entre son lever et son coucher, quelle que soit la saison. Ainsi, les heures étaient plus longues en été et plus courtes en hiver, plus proches du temps psychologique que de l’abstraction mécanique inventée par les horlogers, ces ingénieurs des âmes ! Le temps n’est pas une machine qui impose également ses minutes, mais il est court ou long selon l’intensité des instants qu’on vit.

« Vent, vents, tout est vent », dit l’épigraphe. Tout passe, mais tout repasse dans la mémoire, tout revit dans l’imagination, tout renaît dans chaque enfant qui croit – au double sens de croître et de croire.

Ce roman est tout empli de personnages emblématiques leclézien, des exilés, des paumés, des amoureux, des vivaces. Ceux qui s’accrochent et ceux qui transmettent, ceux qui résistent aux modes, aux lâchetés, et ceux qui sont les soldats mécaniques et disciplinés des oppresseurs ou des principes. Aurore, petite Viet importée ; Amoretto réfractaire, torse nu sous son cuir au lycée ; Santos, peintre philosophe tué absurdement en Algérie ; Conrad, Ukrainien géant qui ne cesse de se révolter contre « les staliniens » qui renaissent n’importe où (le stalinisme est un état d’esprit) ; Allison, l’infirmière londonienne qui aime baiser ; John James, petit malfrat anglais haineux, sexuel et boule d’énergie ; Marcel le yogi de Nice, précurseur des babas cool au tout début des années 60 ; Mariam, Kabyle passant le bac, qui deviendra sa femme. Le Clézio aime à mêler les histoires, celle de Jean, celle de la tante, celle de l’ancêtre ; celle d’une esclave noire importée à Maurice, celle de petits Mexicains attachants qui passent aux Etats-Unis, et tant d’autres. Chacun de ces êtres est à lui tout seul une révolution minuscule.

Le roman se lit bien, fresque lyrique tissée d’histoire personnelle et de détails vécus, grand souffle du monde dans la France étriquée de la décolonisation. Parmi les nombrilistes, trop nombreux dans la littérature française contemporaine, J.M.G.L.C. fait « sa » révolution – et c’est bien meilleur que celle qui est chanté par les sédentaires de salons télé, surtout quand ils ont « des idées » politiques !

Le Clézio, Révolutions, 2003, Gallimard Folio, 533 pages, €7.41

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

Catégories : Le Clézio, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Albert Camus, Noces

Dans le recueil ‘Noces’, écrit vers 1937 à 24 ans, le premier texte est une merveille. ‘Noces à Tipasa’ chante le bonheur de vivre, d’être tout simplement au monde, dans le paysage, en accord avec ses dynamiques. La richesse présente est si vaste qu’elle submerge. Il n’y a plus ni riche ni pauvre, ni puissants ni misérables, ni vallée de larmes ni promesse de paradis. Aucun plus tard offert à l’imagination ne peut égaler l’écrasante omniprésence de l’instant.

Tipasa est une cité romaine ruinée à quelque distance d’Alger, au bord de la Méditerranée et au pied du Chenous. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la mer à gros bouillons dans les amas de pierres. » Ainsi commence le texte, tout empli d’observation attentive et d’empathie pour l’univers. Camus jeune est un païen qui vibre aux rythmes naturels ; il a en lui cette grande joie de vivre, cette énergie qu’il ressource au soleil et au vent, aux flots et à l’odeur des herbes.

« Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. » Foin des grands mots, des attitudes théâtrales, des postures héroïques tourmentées – la philosophie n’est pas dans la masturbation intello à la Hegel, ni dans les engagements à la Sartre, ni dans les prises de position des vertueux clamant leur vertu à la face des autres. La philosophie est l’art de bien vivre, dans la lignée des Grecs et de Montaigne. Elle est d’être ici et maintenant, et de réaliser au mieux sa condition d’homme.

« Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa nature profonde. » Pour cela, il faut s’accorder à ce qui nous entoure, sans vouloir le contraindre, ni imaginer un ailleurs meilleur. « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense… » Fais ce que dois, tu n’es ni dieu ni diable mais homme tout simplement. Roule donc ton rocher comme le titan sur la montagne, puisque telle est ta condition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

« Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux Mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. » Le bonheur est le simple accord de l’être avec ce qui l’entoure. Bonheur encore plus grand dans le plus simple appareil, sens en éveil, tout entouré de nature.

Car la vérité humaine est la vie éphémère, celle du soleil qui précède celle de la nuit comme la vie précède la mort. Toute cité devient ruines et le bâti retourne à sa mère la nature. Est-ce pour cela qu’il ne faut point bâtir ? L’homme n’est pas un dieu, il ne vit pas dans l’éternité et son destin est tragique : il vit d’autant plus au présent qu’il n’existait pas au passé et qu’il n’existera plus au futur. Il se condamne à mourir par le seul fait de naître. Mais, durant sa courte vie, il construit pour lui et avec les autres. D’où son exigence d’agir ni pour plus tard ni pour ailleurs mais ici et maintenant son vrai destin d’homme.

« J’aime cette vie avec abandon et je veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. » C’est la grandeur de la bête intelligente d’être consciente de son destin. Lucide comme la lumière, exigeant la vérité qui tranche comme le rai de soleil. « Je ne revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir vivre. » La société, en effet, déforme. Trop contrainte de puritanisme paulinien, de mépris d’Eglise pour l’ici-bas, de convenances bourgeoises. Il faut se découvrir, se construire, se prouver. « Connais-toi toi-même », exhortait le fronton  du temple d’Apollon à Delphes ; « deviens ce que tu es », exigeait Nietzsche ; « fais craquer tes gaines » proposait Gide ; soit « ami par la foulée » criait Montherlant. Ce sont les références d’Albert Camus en ses années de jeunesse, auxquelles il faut ajouter Jean Grenier, qui fut son professeur.

« Tout être beau a l’orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd’hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierai-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Les ‘Noces’ de Camus sont celles de l’être et du monde, celles de l’auteur avec sa terre maternelle. Les autres textes du recueil sont dans le ton : le vent à Djémila, l’été à Alger, le désert dans la peinture italienne. Il s’agit toujours de se plonger dans le monde, de se mettre en accord avec lui, d’accomplir pleinement son destin humain. Ce n’est pas simple hédonisme, mais bel et bien vertu. Le soleil égal donne la même couleur aux gens ; l’amour et l’amitié font jouir et faire ensemble ; le respect de la nature qui exalte et qui permet rend libre, avec le sentiment d’éphémère. Égalité, fraternité, liberté, c’est toute une philosophie de jeunesse qui est donnée là. L’élan, la vigueur, l’entente.

Le persiflage intello français aime à répéter ce bon mot qu’Albert Camus serait un philosophe pour classes Terminales ; il apparaît plutôt comme un philosophe de la jeunesse. En mon adolescence j’aimais bien Sartre pour son exigence de liberté ; je me suis très vite senti plus attiré vers Camus, à mon œil moins histrion. Chacun choisit selon son tempérament.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

Catégories : Albert Camus, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Albert Camus, L’Homme révolté

Comment légitimer la révolte de l’être humain contre son destin ? C’est dans cette entreprise que se lance Camus depuis les premiers jours de la guerre et qu’il approfondira durant la Résistance. Il écrit donc en 1951 un essai non dans l’abstrait, mais à partir de son expérience vécue. Autant Sisyphe symbolisait l’absurde de la condition humaine, autant Prométhée mène la révolte. Et pourtant : le titan ne se révolte que contre Zeus, pas contre la Création. Pareil pour le Caïn de la Bible qui tue son frère par jalousie de le voir préféré par le Père pour des raisons incompréhensibles. Il faut attendre le Dieu fait homme pour que la révolte métaphysique prenne un sens et que l’unité de l’homme se cherche dans la totalité. Mais tout détruire pour poser son désespoir n’est que nihilisme – mot qui hante Camus. Comment fonder une révolte qui, du mouvement négatif, crée un acte positif ?

Il va successivement en énoncer la volonté (métaphysique), puis l’histoire et enfin le sens (la pensée de midi). Mais le plan en 5 parties au lieu de 3 rend la structure peu lisible. Les ruptures de style font que, si l’auteur est captivant pour ce qu’il connaît bien (les Grecs, les nihilistes russes, Nietzsche, Marx), il est parfois sentencieux et pesant sur le reste. Le panorama philosophique, littéraire et historique vaut cependant toujours pour la synthèse organisée qu’il offre de cette propension à la révolte qui est en chacun des hommes.

L’absurde est un doute méthodique sur l’existence ; la révolte un non à une situation, en même temps qu’un oui à une valeur de liberté qui ne peut exister sans solidarité. La révolte n’est pas le ressentiment car le révolté n’envie pas ce qu’il n’est pas mais défend ce qu’il est. L’esclave se révolte contre le maître et reconnaît ce qu’il trouve en lui et chez ses frères exploités : la dignité humaine. Sa violence est « nécessaire et inexcusable » ; elle va donc se heurter aux limites, tout aussi nécessaires, de la dignité humaine. Qui ne l’a pas compris et vécu est un nihiliste, version collective du suicidaire.

Camus est anti-Hegel. La sagesse est la mesure du ‘non’ comme du ‘oui’ dans le même être, en cela Camus est grec – « méditerranéen », dit-il, opposé aux brumes maniaques de « l’idéologie allemande ». La démesure est de piétiner les limites de l’autre et de croire seule vraie sa propre liberté (individuelle comme Sade ou collective comme soviétique). Dieu est mort et tout est relatif, l’affirmation de vérité revient donc à imposer la loi du plus fort : ne rien croire signifie que tout est permis et que la fin justifie tous les moyens. Lénine comme Hitler l’ont bien compris : les vainqueurs imposent leur vision du monde et règnent en maîtres (baptisés « guides ») sur les troupeaux d’esclaves (les masses) forcés à travailler en camps.

Camus voit dans la révolte le fondement de la communauté humaine, « je me révolte, donc nous sommes », car toute liberté personnelle ne peut s’exercer que grâce à la liberté des autres. C’est pourquoi tout meurtre au nom du bien empêche le bien d’advenir. Il ne s’agit pas d’être paralysé par l’indécision ou d’accepter tout ce qui advient y compris le mouvement de l’Histoire (quiétisme). Il s’agit d’endosser une « culpabilité calculée », d’être un « meurtrier innocent » ou « délicat ». La fin ne justifie pas n’importe quel moyen ; ce sont au contraire les moyens qui changent la fin en libération (affirmation de dignité) ou en tyrannie (nouvel esclavage).

Le révolté n’est pas Dieu puisqu’il se heurte au pouvoir de révolte de tous les autres individus. Les adolescents russes de 1905 ont atteint pour Camus « le plus haut sommet de l’élan révolutionnaire », tuant les principes en la personne du tsar ou du grand-duc mais ayant scrupule à tuer avec eux les enfants qui peuvent les accompagner. Scrupule que n’auront ni Lénine ni les révolutionnaires professionnels après lui, ni évidemment les terroristes à la Ben Laden, ce qui déconsidère toute leur action et conduit à une exploitation pire que la précédente. Car la bonne conscience justifie n’importe quel crime au nom du bien ! Tkatchev, auquel Lénine a emprunté sa notion de socialisme militaire, ne proposait-il pas de supprimer tous les Russes au-dessus de 25 ans comme incapables d’accepter les idées nouvelles ?

Le nihiliste ne croit pas à ce qui est, le révolutionnaire croit à ce qu’on lui dit de l’avenir – tous sont hors du présent ici et maintenant. Camus cherche à retrouver une pensée « à hauteur d’homme » et à affirmer le ‘nous’, la « longue complicité des hommes aux prises avec leur destin ». Les tensions ne se résolvent jamais, telle est la condition humaine : entre violence et non-violence, justice et liberté, être et devenir – toujours il faut de la mesure, tester les limites. Sans jamais basculer vers l’un ou l’autre des extrêmes, au risque de quitter la dignité humaine. S’il y a une dialectique, il n’est point de synthèse définitive ni de fin de l’histoire. Sauf à détruire le monde et toute l’espèce humaine.

C’est le drame du marxisme, pensée vivante chez Marx, devenue mausolée avec ses disciples : « Le malheur est que la méthode critique qui, par définition, se serait adaptée à la réalité, s’est trouvée de plus en plus séparée des faits dans la mesure où elle a voulu rester fidèle à la prophétie. On a cru, et ceci est déjà une indication, qu’on enlèverait au messianisme ce qu’on concèderait à la vérité. Cette contradiction est perceptible du vivant de Marx. La doctrine du ‘Manifeste communiste’ n’est plus rigoureusement exacte, vingt ans après, lorsque paraît ‘Le Capital’ ». Marx était de son temps et son messianisme était donc bourgeois de son siècle : « Le progrès, l’avenir de la science, le culte de la technique et de la production sont des mythes bourgeois qui se sont constitués en dogmes au XIXè siècle. On notera que le ‘Manifeste communiste’ paraît la même année que ‘L’avenir de la science’ de Renan ».

A la parution de ‘L’Homme révolté’, le socialisme soviétique est au firmament, fort de la victoire acquise sur le nazisme grâce à l’armée rouge et à l’industrialisation russe à marche forcée sous Staline. Le marxisme-léninisme est la religion laïque des intellectuels. Qui dit ses doutes est vite excommunié, traité de fasciste avec la nuance qui fait toute la beauté maléfique de la gauche. Sartre : « tout anti-communiste est un chien, je ne sors pas de là ». La droite accueille bien le livre, donc les intellos de gauche lui trouvent des défauts dont le moindre n’est pas sa tentative de « sortir de l’histoire » (Francis Jeanson, compagnon de route), péché suprême pour les marxistes ! Puisque Camus n’est pas le rouage froid de la révolution, le militant professionnel indifférent aux vies humaines au nom des Fins, il n’a qu’une « morale de Croix-Rouge ». Sartre en rajoute en appelant à être dans l’histoire, ce qui fit à l’époque une grosse polémique « à la française », bien datée aujourd’hui. Son objet se résume en gros à la question : « y a-t-il autre chose que le marxisme ? » La réponse de Sartre était évidemment « non » puisqu’il savait, se science infuse, la Vérité. La réponse de l’histoire a été « oui »…

Camus : « Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction, et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. » Nous ne sommes pas sortis de cette pose théâtrale si forte dans la France intello-médiatique, de cette attitude bien-pensante de la doxa de gôch, en bref de la comédie humaine !

Facétie de l’histoire : les Arabes, méprisés en tant qu’immigrés quémandeurs de prestations asociales auprès de l’ancien colonisateur jeté à la mer, les Arabes se révoltent. Sans ressentiment mais pour la dignité. Sans pose médiatique mais avec rassemblement de foule et morts inévitables. Une belle leçon à nos intellos médiatiques, théâtreux enflés de tribune, jamais sortis de leurs écoles confortables où ils ont l’emploi garanti à vie.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Gallimard Folio essais, 240 pages, €7.41

Albert Camus, Œuvres complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2008, édition Raymond Gay-Crosier, 1504 pages, €66.50

Camus et les révoltes arabes dans Rue89
Camus libertaire par Michel Onfray dans le Nouvel Observateur

Catégories : Albert Camus, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,