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Les vestiges du jour

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Honneur, devoir… des concepts complètement étrangers à l’époque présente. Mais ils imprègnent ce film tiré d’un roman de Kazuo Ishiguro, écrivain britannique (comme son nom ne l’indique pas) né en 1954 – bien après le temps d’avant-guerre qu’il met en scène.

Ces concepts permettent une vie emplie de bonne conscience, de satisfaction du travail bien fait, du bonheur d’avoir trouvé sa place dans le grand ordre du monde.

C’est ainsi que lord Darlington (James Fox) joue les entremetteurs diplomatiques, armé de bons sentiments pour assurer la paix après les horreurs qu’il a vécues entre 1914 et 1918.

C’est ainsi que son majordome James Stevens (Anthony Hopkins), place son devoir professionnel avant sa vie amoureuse et son amour filial, se contentant de romans sentimentaux pour ouvrir son esprit au rêve durant ses rares moments à lui (et sous le prétexte idéaliste bourgeois de cultiver son langage).

C’est ainsi que les démocraties de « la vieille Europe », toutes imbues de noblesse et de fair-play, ne comprennent rien à la realpolitik de la force et du fait accompli des régimes autoritaires nés dans l’après 1918 – dans le film les nazis, mais la naïveté sera la même dans les années 1980 contre les soviétiques, date d’écriture du roman – et dans les années récentes la victimisation des terroristes salafistes par les idiots utiles de l’islamo-gauchisme.

L’auteur réussit à englober à la fois la grande histoire, la structure sociale britannique et l’existence d’êtres particuliers dans la même tragédie. Car chacun joue son rôle – et l’ensemble va dans le mur.

Par honneur, le gentleman ne veut pas croire aux mauvaises intentions des autres ; par honneur, le diplomate fait confiance à la parole donnée et aux promesses, même quand elles sont non tenues. Le devoir commande d’agir selon l’honneur, même si les autres ne respectent pas le code. Le déni est l’attitude caractéristique de ce genre d’esprit, incapable de lucidité car incapable de se remettre en question.

Lord Darlington se fourvoiera dans la compromission avec le nazisme par morale, qui pave l’enfer de bonnes intentions, et par inaptitude complète aux affaires, qui sont une lutte sans merci, lui qui se contente de rentes dues à sa naissance. Le diplomate américain Jack Lewis (Christopher Reeve), le traitera « d’amateur » – et la suite lui donnera raison.

Le majordome James Stevens passera à côté de l’amour et du mariage par devoir, qui empêche les sentiments personnels de s’exprimer au nom d’une neutralité de fonction – une sorte de « laïcité » des affects qui ne prend jamais position. Il laissera mourir son père, victime d’une attaque, pour servir au même moment à la table où son maître reçoit les diplomates allemands ; il ne peut pas quitter son service, se jugeant indispensable pour que tout marche droit. Il laissera partir l’intendante efficace et amicale Miss Kenton (Emma Thompson), parce qu’il n’ose lui avouer ses sentiments et qu’il ne fait aucune remarque lorsqu’elle lui annonce son mariage prochain avec un autre majordome alors même qu’elle n’a encore pas dit oui. Il laissera toute autre forme de métier possible, tant il est imprégné de sa fonction, en a acquis les mœurs, le vocabulaire, l’attitude ; un médecin de village lui en fera la remarque après l’avoir écouté quelque temps : « Ne seriez-vous pas domestique ? ». Oui – tel est son destin.

Anthony Hopkins, Emma Thompson

Vingt ans après, lord Darlington est mort, regrettant sa bêtise et sa candeur avec les Allemands dont il aimait parler la langue, son filleul très aimé Reginald (Hugh Grant) étant mort sur le front lors de la Seconde guerre mondiale qu’il a contribué à générer. Jack Lewis vient s’installer à Darlington, le château ayant manqué d’être vendu pour démolition. Il demande à Stevens, qu’il a connu avant-guerre, de rester au poste qui était le sien et de reconstituer un personnel. Le majordome pense alors à Miss Kenton, l’ancienne intendante qu’il avait appréciée. Celle-ci est mariée, même si le couple ne va pas fort par incapacité de cet autre ex-majordome qu’est son mari à gérer une pension de famille. Lorsqu’on est habitué aux ordres et à la règle, prendre soi-même une décision d’affaires est un obstacle insurmontable… Miss Kenton serait bien revenue à Darlington Hall, mais sa fille va accoucher d’un bébé et elle veut voir grandir le petit. Si Mister Stevens lui avait proposé le mariage, tout aurait pu se concilier, mais c’est le tragique des protagonistes de n’être jamais en phase avec leur être profond.

Tous veulent bien faire, mais tous sont enserrés dans les filets de leur éducation, de leur position sociale, de leur sens moral du devoir et de l’honneur. C’est ainsi qu’a péri « la vieille Europe », disent les Américains (et ils le répètent aujourd’hui).

Le romancier, dont l’œuvre a fourni le scénario du film, voulait illustrer la colonisation au sens large : celle des pays faibles par les pays forts (comme le Japon après la guerre), celle des individus par leur position sociale, celle des personnes par intériorisation de la morale en vigueur. Tout colonisé garde la conviction que son maître lui est supérieur : l’Allemagne nazie revendiquant les Sudètes, après tout, pourquoi pas ? les invités de lord Darlington interrogeant le peuple en la personne du majordome, sur l’étalon or et l’économie internationale ne se trouvent-ils pas confortés dans leur sentiment que le peuple n’y comprend rien et que l’élite à laquelle ils appartiennent justifie leur position supérieure lorsque Mr Stevens leur répond « sur ce point, je crains de ne pouvoir vous aider, Monsieur » ? l’obsession de sa dignité et de sa conscience professionnelle n’inhibe-t-il pas Stevens lorsque Miss Kenton lui envoie des signaux clairs qu’elle pourrait l’aimer ? Même le pigeon est moins bête lorsque, fourvoyé dans une salle, il cherche la lumière et parvient à recouvrer la liberté par une fenêtre ! On se demande de l’homme ou de l’animal lequel est le plus « pigeon » dans l’histoire.

Jusqu’où va donc se nicher la servitude volontaire… Karl Marx parlait « d’aliénation »  et les sociologues « d’habitus ». Il fallait un regard étranger au Royaume-Uni (Kazuo Ishiguro est d’origine japonaise) pour saisir dans toutes ses nuances ce mélange de contrainte et de bonheur que représentait la vie anglaise des gentlemen et de leur entourage.

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Si le film incarne des caractères qui resteront longtemps dans l’esprit du spectateur, le roman, d’un bel anglais littéraire, laisse les personnages dans leur ambiguïté humaine ; il ne moralise pas, il décrit. Et le décor somptueux de la campagne anglaise, resté tel qu’il y a deux siècles, n’est pas pour rien dans le charme des traditions et des valeurs établies qui font un costume si confortable – même quand changent les saisons.

Lisez le livre, regardez le film, vous pourrez méditer sur les liens qui enserrent, malgré soi, et sur la saine vertu de penser par soi-même et de n’obéir qu’avec raison à toutes les « obligations » de naissance, de famille, d’entourage, de travail, de clan politique et de nation.

DVD Les vestiges du jour (The remains of the Day) de James Ivory, 1993, avec Anthony Hopkins, Emma Thompson, James Fox, Christopher Reeve, Hugh Grant, Sony Pictures 2008, €6.79

Kazuo Ishiguro, Les Vestiges du jour (The Remains of the Day), 1989 – lauréat du Booker Prize 1989 -, Folio 2010, 352 pages, €8.20 

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Normal s’efface, le néant s’ouvre

Monsieur le président, je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être, maintenant que vous avez le temps…

Vous avez eu raison de renoncer à vous représenter pour à nouveau cinq ans. Personne ne vous désire, tant vous avez mal incarné la fonction régalienne par vos hésitations, votre manque de clarté, votre autorité bafouée sans jamais de conséquences.

Vous avez laissé proliférer les ambitions mesquines et les critiques en l’air des petits egos en mal de médiatique.

Vous avez laissé les Français sur une ambiguïté à la Mitterrand – sauf que n’êtes pas à la hauteur d’un Mitterrand. « Mon ennemi la finance », avez-vous dit, « renégocier le traité européen avec Mme Merkel », avez-vous affirmé, « taxer à 75 % les hauts revenus », et ainsi de suite. Vous n’avez rien fait de tout cela (c’est heureux pour la France), mais vous avez excité les nostalgiques de la gauche archaïque, des frondeurs aux atterrés, qui se présentent désormais en ordre dispersé à la primaire (s’ils sont disciplinés) et directement au premier tour (s’ils se sentent plus gros que le bœuf).

Vous avez promis d’éradiquer le chômage à peu près chaque année depuis 5 ans, en faisant une politique qui est le contraire même de celle qui peut créer de l’emploi : l’augmentation massive des impôts sur les ménages (qui tue la consommation), sur les entreprises (qui dissuade d’investir), les normes tatillonnes votées à grand renfort de surenchère par vos députés en liberté (plus contraignantes que celles de Bruxelles), la nomination purement politicienne d’une Cécile Duflot au logement (qui a fait reculer le marché, donc la construction, donc l’emploi dans le bâtiment sur au moins deux ans)…

Votre social a été remplacé par la technocratie du social, la minable petite « boite à outils » contre le chômage faite de contrats aidés en associations et collectivités (qui n’aboutissent sur rien) et sur des « formations » sans métier au bout (qui ne font que reculer l’inévitable). Ah, vous avez été lyrique sur le mariage gai (qui ne concerne qu’une infime minorité de Français), sur le détricotage des peines planchers (qui ne rendent pas les délinquants plus réfléchis mais les ramènent plus vite dans le trafic et la violence).

Peut-être avez-vous « sauvé la Grèce » que le grand méchant loup Merkel s’apprêtait à croquer, mais est-ce si sûr ? Si la puissante Allemagne a consenti à prêter pour faire durer, n’était-ce pas aussi dans son intérêt ? Vous en Sauveur, faut-il sourire ?

Certes, la gauche a toujours secrété une nouvelle religion en tordant Marx du côté messianique, puis Keynes en prophète de l’État-providence, puis en faisant de l’écologie une prophétie d’apocalypse… Mais avez-vous fait assez la pédagogie de ces illusions aux militants, aux intellos, aux Français ?

Certes, le Parti socialiste s’est réduit à une machinerie pour sélectionner des candidats, abandonnant toute ambition d’être un laboratoire d’idées. Mais n’avez-vous pas été 11 ans durant son Secrétaire général ? Vu son état actuel, on ne peut que frémir en imaginant la France après deux quinquennats de François Hollande.

Donc vous avez bien fait, Monsieur le président, de vous retirer. Vous avez su garder une dignité, laissant les egos et les moralistes se battre entre eux – puisqu’ils savent mieux que vous ce qui est bien pour tout le monde.

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J’aime la gauche pour son élan et quand elle est en mouvement – ai-je écris il y a quelque temps ; je n’aime pas la gauche morale, figée dans son catéchisme. Ma génération a assez subi les curés, les cocos, les maos, les trotskistes, les profs, les adjudants et les patrons pour subir aujourd’hui l’impérieuse moraline d’un « parti » socialiste. Ce mot de Nietzsche décrit cette glu édifiante qui se croit obligée d’enrober tout discours du miel des Grands mots pour qu’il soit « acceptable » aux adeptes.

D’ailleurs, « la gauche », qu’est-ce que c’est ? Jacques Julliard, son historien, en a caractérisé quatre : libérale, jacobine, collectiviste, libertaire. Vous étiez de son aile droite, en social-libéral – mais si vous l’aviez dit, vous n’auriez jamais été élu par « le peuple de gauche », qui vibre toujours aux grands souvenirs et dénie au présent tout pouvoir de réalité. Votre actuel Premier ministre de même tendance, Manuel Valls, brûle de se présenter : il sera vraisemblablement minoritaire au sein de ce parti explosé qui n’a plus rien de « socialiste » – puisque l’intérêt collectif y est sacrifié à chaque seconde aux petits intérêts privés des egos qui se poussent du col.

La gauche libérale est désormais incarnée par un jeune poulain que vous auriez pu adouber, mais que vous laissez batifoler sans soutien : Emmanuel Macron. Tant pis pour votre image dans l’Histoire – à laquelle vous tenez – puisqu’il va recomposer une gauche non jacobine et encore moins collectiviste hors du parti dont Mitterrand vous avait laissé l’héritage. Libéral mais aussi réformiste (comme Rocard), il a aussi un côté moderne, libertaire, (comme Joseph Proudhon). Il désire comme lui le moins d’État possible parce que la société – la jeunesse – est apte et aspire à se prendre en main à la base.

Tout l’inverse d’un Montebourg volontiers histrion, enflant la voix pour accoucher de quoi ? de promesses ? de réalité reniée ? Tout l’inverse surtout d’un Mélenchon adepte de la bande des quatre principes de la gauche collectiviste : centralisme, autoritarisme, fiscalité, clientélisme.

Quels sont donc les intérêts de classe sous-jacents à ces candidatures ?

  • les fonctionnaires, les urbains et une part des classes moyennes salariées avec Valls ;
  • les jeunes entrepreneurs, les professions libérales et la bourgeoisie de province avec Macron ;
  • les retraités et l’âge mûr nostalgique de l’époque Mitterrand avec Montebourg ;
  • les petit-bourgeois déclassés amers de leurs études qui n’ont servi à rien avec Mélenchon ?

Qui saura entraîner les intérêts divergents de ces groupes sociaux par une idéologie qui transcende ces clivages ? Vous n’avez pas su, trop préoccupé de vos petits jeux tactiques politiciens avec les Taubira, les Duflot, les Batho, les Cahuzac…

Les médias et vos partisans parlent de « sidération » – comme si votre décision était tombée des nues ! C’est qu’ils ne pensent pas par eux-mêmes, qu’ils se contentent de suivre et de hurler les slogans du parti, vos partisans ! « Sidérer : atteint par l’influence maligne des astres », dit le dictionnaire (même racine que sidéral) : combien ils sont loin des réalités, vos socialistes, s’ils se laissent « frapper de stupeur » (sens dérivé de sidérer) par votre décision ! Ne voient-ils pas pourtant que tous les ténors qui se croyaient sont systématiquement dégommés par les urnes ? Duflot, Sarko, Juppé, Copé… Vous-mêmes l’auriez été, probablement. Votre sagesse aura été d’anticiper.

Votre folie aura été de croire que les socialistes, que vous avez dirigés, à qui vous avez demandé votre élection, étaient capables d’intelligence sur le monde actuel et sur les changements inévitables de l’avenir proche. Or ils résistent des quatre fers à tout changement, ces soi-disant « progressistes » ! « Stupeur : engourdissement de l’intelligence et de la sensibilité », dit encore le dictionnaire. Le monde les stupéfait, comme votre décision ; ils sont hors du sens, hors du monde.

Le normal s’efface, le néant s’ouvre, ils ont déjà perdu la partie.

François Hollande sur ce blog

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Tomboy film de Céline Sciamma

Tomboy film de Céline Sciamma

Un tomboy est un garçon manqué. Tom veut dire « n’importe qui », « le premier venu » : tomcat le chat mâle errant, tomboy le type garçonnier. Tomboy est aussi une fillette de 10 ans qui joue au garçon. Laure se fait appeler Michael lorsqu’elle surgit un été dans une banlieue nouvelle, après un déménagement.

Elle s’habille en garçon (bermuda et débardeur), se coiffe en garçon (cheveux courts), refuse de porter un collier (même fait en nouilles par sa sœur). Elle ne s’intéresse pas à l’intérieur mais rêve sur le balcon de sortir ; elle n’a pas le désir de jouer à la poupée, ni en mignotant sa petite sœur, ni en caressant le bébé nouveau-né. Ne portant pas de jupe et chaussant des tennis comme tout un chacun, elle court droit comme les garçons et pas les jambes dans tous les sens comme les filles. Elle veut jouer au foot comme les gars pour ne pas rester sur la touche comme sa copine Lisa du même âge. Elle veut s’intégrer à la bande plutôt que de rester entre soi, entre filles. Pour cela, elle observe les comportements de garçon : ils jouent torse nu, crachent par terre, n’hésitent pas à se battre. Laure-Michael fait pareil.

Pourquoi serait-il difficile à une fillette de 10 ans de faire comme les garçons de 10 ans ? Nous sommes avant la puberté qui va sexuer les corps, avant même la préadolescence, qui débute à peine. Le torse d’une fillette vaut celui d’un garçonnet, quoiqu’un peu plus maigre et moins musclé, avec de petits mamelons qui commencent à gonfler. Mais cela ne se voit pas et les yeux gamins ne sont pas centrés sur l’anatomie. Ce qui compte est la camaraderie entre pairs : marquer des buts au foot, lutter à égal avec les autres, faire comme eux. La seule chose qu’elle ne peut pas, c’est pisser debout et se présenter à la baignade sans rien dans le slip. D’où la séquence drôle et touchante où elle se modèle un pénis avec de la pâte à modeler pour que son slip soit aussi rempli que celui des autres…

Tout se passe bien derrière un ballon, à la baignade, lors des affrontements demi-nu pour mesurer ses muscles. Le problème surgit du côté des filles. La petite sœur de 6 ans est futée, elle comprend vite et entre dans le jeu, ce qu’elle désire est d’accompagner son aîné(e) dans ses sorties et découvrir des copines dans ce nouvel univers. Il est doux aussi de rêver avoir un « grand frère », image protectrice et initiatrice. Mais la copine Lisa, du même âge, a déjà commencé sa préadolescence, ses seins commencent à se former, elle porte un maillot deux pièces. Elle est attirée par Michael : « tu n’es pas comme les autres ». Elle va même lui demander de fermer les yeux jusqu’à l’embrasser sur la bouche. C’est Lisa qui va être la plus atteinte par cette transgression d’identité.

tomboy slip torse nu

Car tout finit par se savoir, d’autant que la rentrée des classes approche et que les prénoms sont révélateurs des identités sexuées. Laure ne peut pas passer pour un prénom de garçon, et la mention du sexe biologique est portée sur les listes scolaires (pour l’usage des toilettes et des vestiaires de sport entre autres). Après une bagarre (où elle a eu le dessus), Laure voit la mère du gamin qui avait rabroué sa petite sœur sonner à l’appartement. On accuse « Michael » – or il n’y a pas de Michael ni de fils…

« Cela ne me dérange pas que tu t’habilles en garçon ni que tu joues en garçon », dit à peu près la mère scandalisée ; ce qu’elle n’accepte pas est le mensonge. Pour la rentrée des classes, « tu as une solution ? » demande-t-elle. Il n’y en a pas d’autre que d’avouer et de tenter de se faire pardonner. Les garçons jugent en tribunal unanime : ils veulent « vérifier » pour classer. Lisa défend Laure-Michael par solidarité féminine, mais surtout parce qu’elle éprouve un sentiment pour la personne avant l’appartenance à la bande. Après l’avoir dans un premier temps fuie, elle l’attend sous son balcon, prête à l’amitié puisque l’amour est (socialement) impossible.

Et l’on reprend au début : « comment tu t’appelles ? ». Cette phrase initiale (et initiatique) est celle que se disent habituellement deux enfants qui se rencontrent pour la première fois. Elle vise à savoir « qui » est là (garçon ou fille ?), donc « comment » se comporter. Les rôles sociaux sont codés et les enfants sont éduqués à respecter les codes de leur milieu.

Mais il s’agit moins de « genre » au sens sexuel du terme, que de comportements. Laure « joue » au garçon, elle ne désire pas « être » un garçon. Ce qui lui manque est le jeu avec la bande, les nouveaux copains, pouvoir enfin sortir de l’enfermement familial (cocon affectueux mais tournant en rond – le sempiternel « jeu des familles », le silence autour du canapé le soir…). Au fond, c’est la curiosité pour le monde et pour les autres plus qu’un problème d’identité qui taraude Laure lorsqu’elle prend le rôle de Michael. Du théâtre plutôt que du genre. Ce sont les adultes qui posent problème, projetant leurs fantasmes sur le sujet, pas le film.

Car sa justesse est d’observer les comportements sans juger. Les parents sont protecteurs et aimants, un peu coupables de déménager si souvent pour cause de métier (l’informatique), mais soucieux de garder la transparence nécessaire aux bonnes relations sociales. Les enfants s’expriment comme des enfants et pas comme des acteurs dont le rôle est appris. La petite sœur est ainsi particulièrement naturelle, mais aussi Lisa, et le leader des garçons, exubérant et souvent torse nu.

Tomboy signifie rustre, sauvage et impolie (celle qui n’est pas « polie » par la civilisation), une fille qui agit comme un garçon fougueux (années 1590). Vers la même époque en anglais, le mot a pris le sens de catin, femme audacieuse ou impudique. To tomcat en référence aux matous signifie depuis 1927 poursuivre les femmes en vue de gratifications sexuelles (faire du tom-catting). D’où l’ambigüité du mot anglais lorsqu’il est repris en français. Il introduit le sexe alors qu’il ne saurait y en avoir à 10 ans, et il véhicule surtout l’idée que les instincts se manifestent bruts, sans être maîtrisés par l’éducation ou les mœurs.

Dès lors, est-on en présence du « bon sauvage » ou du « barbare » ? Selon que l’on est naïvement optimiste sur la nature humaine, ou cyniquement pessimiste sur le dressage des instincts, le spectateur du film choisira l’un ou l’autre. Évidemment, aucune de ces deux attitudes extrémistes n’est vraie : qui veut faire l’ange fait la bête – et qui ne voit que la bête ignore l’humanité. Les catholiques intégristes de Civitas rejoignent les salafistes de l’islam littéral pour condamner cette transgression des genres et ce comportement « dépravé ». Au nom d’une Morale dictée directement par Dieu/Allah il y a plus de mille ans et qui ne peut être changée. Pour ces croyants, tout est dit de tous temps et la société doit rester immobile, les mœurs immuables, fixées une fois pour toutes.

Pour les laïcs, pas question d’accepter un tel diktat. L’homme est un être doué de raison, qui peut apprendre et qui relativise. Il n’y a ni Bien ni Mal en soi, fixé dans le ciel des Idées pures, hors du monde terrestre, mais du bon et du mauvais, relatif à chaque fois aux êtres et aux circonstances. Dans le cas de Laure en Michael, il s’agit d’un comportement égoïste, naïf et sans malice, mais qui peut induire en erreur les autres. La fille se veut garçon, donc Lisa tombe sans le savoir amoureuse d’un mensonge. C’est là où les relations deviennent malsaines : non qu’il soit mal d’aimer une personne du même genre à cet âge présexuel – « l’amour » restant plus un sentiment qu’un désir physique – mais il est mal de tromper l’autre en mentant sur soi.

  • Plus qu’un problème de Morale, il s’agit d’un problème de comportement inadapté aux relations sociales saines.
  • Plus qu’un problème de « genre », il s’agit d’une question de jeu : offrir aux filles les activités qu’elles ont les capacités et le désir de faire, y compris celles des garçons.
  • Plus qu’un problème d’identité, il s’agit d’une interrogation sur la transparence : être soi et que les autres le sachent.

Nous sommes donc bien loin des discussions métaphysiques, qui masquent des réactions politiques conservatrices en discutant du sexe des anges. Que de chemin mental parcouru en régression depuis le film Ma vie en rose, paru en 1997, où un Ludovic se veut carrément fille et porte des robes devant tout le monde ! Là, il était question de « genre » – pas dans Tomboy.

Tomboy film de Céline Sciamma avec Zoé Héran et Malonn Lévana, 2011, DVD Pyramide vidéo, 80 mn, €14.99

En replay 1 semaine sur Arte-TV
Entretien avec Céline Sciamma qui louche sur « la théorie » du genre (qui n’existe pas hors de la secte restreinte des écolo-féministes radicales américaines qui refusent jusqu’au néolithique – mais qui est à la mode, donc ce que le journaliste veut entendre)

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Le Clézio, Révolutions

Jean, Marie, Gustave Le Clézio est révolutionnaire… mais le mot révolution possède un double sens. En romancier, Le Clézio joue sur cette ambiguïté. La révolution est le soulèvement d’un peuple contre une condition injuste que les circonstances ont rendue insupportable. Elle est aussi, plus mystérieusement, la roue du temps sur lui-même, l’éternel retour des choses. Le Clézio évoque les unes avec l’autre ; il les lie dans l’histoire, son histoire, romancée, éclatée, humanisée.

  • Révolution est la mémoire de tante Catherine, aveugle comme Homère, qui conte si bien son enfance à l’île Maurice, son départ forcé, son exil.
  • Révolution est cet exil premier de l’ancêtre, Jean Marro, double de l’auteur qui s’appelle Jean lui aussi dans le livre et Marro par transmission de lignée. L’ancêtre a quitté la Bretagne à 18 ans en 1792 pour aller vivre l’idéal des Lumières à Maurice, nouvelle France, après avoir soutenu la Révolution – la grande – à Valmy.
  • Révolution encore ce retour de l’auteur à Nice, tout enfant, chassé de Malaisie par la révolution communiste, où il est né d’un père anglais. A son adolescence, c’est la guerre en Algérie et lui, à demi-français, doit faire son service militaire dans l’armée coloniale.
  • Révolution toujours, retour aux sources, il joue de son ambiguïté de demi-anglais pour s’exiler à Londres, y poursuivre des études de médecine. Puis il part au Mexique pour fuir l’incorporation.

Il y vivra 1968, une autre révolution que la verbosité idéaliste des intellos du quartier latin : de vrais morts, par centaines, sur la place des Trois Cultures à Mexico ! Aussi, quand un copain prend des airs mystérieux pour lui parler du « courant politique » auquel il adhère, il se fout carrément de sa gueule de petit-bourgeois planqué : la révolution, le parisien imberbe n’a aucune idée de ce que c’est.

Car la révolution, la vraie, est celle des astres et de la philosophie. Elle se trouve chez Parménide et Héraclite, dans ces Présocratiques qui sont la pensée d’Occident et que l’auteur révère en son adolescence, avec le Nietzsche de l’énergie et de l’éternel retour. Dans l’immensité de l’éther, les astres retournent à leur point de départ au cours d’une longue ellipse. Les humains ne font que revivre l’éternel retour du départ et du recommencement, inlassablement, imitant Sisyphe poussant son rocher. « N’oublie pas, disait la tante au gamin de 12 ans, tu es Marro de Rozilis, comme moi, tu descends du Marro qui a tout quitté pour s’installer à Maurice, tu es du même sang, tu es lui. (…) C’est lui qui est en toi, qui est revenu pour vivre en toi, dans ta vie, ta pensée » p.53.

Il y a de la réincarnation dans l’air, cette vieille idée indo-européenne, mais surtout l’obscure idée que tout humain accomplit sa destinée d’humain, quelles que soient les époques : grandir, s’imbiber de l’exemple et de la tradition, faire des petits, la transmettre, bâtir et rebondir.

Il y a de la quête identitaire – un retour aux sources – dans une époque qui exalte les valeurs humanistes tout en les niant par sa contrainte technique, son exploitation économique et sa manipulation politique. Sachant qu’une source n’est pas un puits : les intellos qui raillent la quête d’identité devraient méditer cet écart des mots. Si un puits stagne, une source ne cesse jamais de couler. « La philo, c’est être accordé au temps céleste, comprendre le cours des astres » p.97. Et ne pas suivre le dernier histrion politicard…

Jean le comprend, tout à fait vers la fin, page 505 : « C’était donc ça. C’était si simple, après tout. Un moment, juste un moment dans la vie pour être libre. Pour être vivant, sentir chaque nerf, être rapide comme un animal qui court. Savoir voler. Faire l’amour. Être dans le présent, dans le réel ». Pour être libre, quittez le temps ; pour quitter le temps, vivez intensément l’instant présent. Le réel, tout est là : carpe diem disaient les sages romains, goûte le jour qui passe. Ces Romains, qui savaient vivre, considéraient l’heure selon le cours du soleil : les 12 h de jour étaient réparties équitablement entre son lever et son coucher, quelle que soit la saison. Ainsi, les heures étaient plus longues en été et plus courtes en hiver, plus proches du temps psychologique que de l’abstraction mécanique inventée par les horlogers, ces ingénieurs des âmes ! Le temps n’est pas une machine qui impose également ses minutes, mais il est court ou long selon l’intensité des instants qu’on vit.

« Vent, vents, tout est vent », dit l’épigraphe. Tout passe, mais tout repasse dans la mémoire, tout revit dans l’imagination, tout renaît dans chaque enfant qui croit – au double sens de croître et de croire.

Ce roman est tout empli de personnages emblématiques leclézien, des exilés, des paumés, des amoureux, des vivaces. Ceux qui s’accrochent et ceux qui transmettent, ceux qui résistent aux modes, aux lâchetés, et ceux qui sont les soldats mécaniques et disciplinés des oppresseurs ou des principes. Aurore, petite Viet importée ; Amoretto réfractaire, torse nu sous son cuir au lycée ; Santos, peintre philosophe tué absurdement en Algérie ; Conrad, Ukrainien géant qui ne cesse de se révolter contre « les staliniens » qui renaissent n’importe où (le stalinisme est un état d’esprit) ; Allison, l’infirmière londonienne qui aime baiser ; John James, petit malfrat anglais haineux, sexuel et boule d’énergie ; Marcel le yogi de Nice, précurseur des babas cool au tout début des années 60 ; Mariam, Kabyle passant le bac, qui deviendra sa femme. Le Clézio aime à mêler les histoires, celle de Jean, celle de la tante, celle de l’ancêtre ; celle d’une esclave noire importée à Maurice, celle de petits Mexicains attachants qui passent aux Etats-Unis, et tant d’autres. Chacun de ces êtres est à lui tout seul une révolution minuscule.

Le roman se lit bien, fresque lyrique tissée d’histoire personnelle et de détails vécus, grand souffle du monde dans la France étriquée de la décolonisation. Parmi les nombrilistes, trop nombreux dans la littérature française contemporaine, J.M.G.L.C. fait « sa » révolution – et c’est bien meilleur que celle qui est chanté par les sédentaires de salons télé, surtout quand ils ont « des idées » politiques !

Le Clézio, Révolutions, 2003, Gallimard Folio, 533 pages, €7.41

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