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Philip K Dick et Ray Nelson, Les machines à illusion

Une déception. Philip K Dick a dû se griller les neurones à force d’avaler des psychotropes, au point que son imagination est bridée et qu’il a besoin de l’attelle d’un nègre pour écrire ses romans. On lit ce K Dick devant la tombe de ce qu’il fut. L’histoire est banale, l’invasion de la Terre par des vers ganymédiens, espèce évoluée qui n’a plus besoin de membres et reste constamment assistée par les larbs (des larbins), sous-espèces dominées et soumises. Les vers veulent asservir les humains comme ils l’ont fait dans la galaxie pour d’autres espèces.

Sauf que l’humanité est et a toujours été divisée, des rebelles surgissant à chaque autocratie. C’est le cas du Tennessee, Etat désormais indépendant gouverné par de grands propriétaires blancs assistés par leurs « Tom » (pour oncle Tom, autrement dit visant dans des cases). Mais la révolte des Nigs (Nègs – nègres) subsiste dans les montagnes, avec l’intelligent Percy X, qui a fait des études en même temps que la prêtresse des médias Joan Hiashi. Lui est noir et elle jaune, d’origine jap – toutes les races que l’Amérique de Johnson déteste en ces années soixante.

Un jour de résistance, Gus le gros propriétaire blanc, découvre une cache d’armes sophistiquées cachées là par l’ONU. Il cherchait un trésor, rêvait d’une kyrielle de filles jeunes et conservées pour l’avenir, il tombe sur des machines à illusion façonnées selon les théories du célèbre psychiatre Balkani. Lequel fascine le Ganymédien Mekkis, gros ver indépendant à qui ses collègues ont fourgué la pire province de la Terre pour la gouverner. Entre Gus et Mekkis va se jouer l’avenir des espèces, l’individualisme ou le collectivisme, avec pour enjeu l’identité.

Tout se passe comme si Ganymède était l’Union soviétique – ennemi héréditaire des États-Unis au temps de la guerre froide – et les Ganymédiens des communistes qui ne fonctionnent que selon l’Esprit collectif, chaque mental fusionnant pour débattre et prendre une décision, comme un Politburo. Impérieux, sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, considérant leur planète comme la plus évoluée et destinée à « aider » les espèces inférieures en les faisant servir leurs personnes, sans aucune pitié, les Ganymédiens sont de vrais staliniens en imitation des nazis. L’extrême-centralisme a du bon par sa force d’exécution, mais du mauvais parce qu’il inhibe toute initiative et toute adaptation. Toute ressemblance avec un certain Poutine est évidemment fortuite – mais diablement réaliste. Les vers vont s’en mordre le tronc lorsque Percy X imaginera de les détruire en bloc d’un seul coup de machine à désidentifier.

Car Percy X est le Pionnier mythique de l’Amérique sauvage, le rebelle sans cause à la Malcolm X qui veut seulement vivre libre. Les machines qu’il actionne fournissent aux humains asservis par les vers des illusions qui les font se battre contre des moulins à vent et les épuisent, invulnérables puisque irréelles. Seuls les robots les ignorent car ils ne pensent pas. Ou ceux qui ont perdu le sens de l’identité, comme Joan une fois passée entre les mains du psy.

Évidemment le Bien triomphe du Mal et l’Amérique des pionniers triomphe de l’empire tyrannique à la soviétique des répugnants vers de Ganymède (satellite de Jupiter au nom de bel éphèbe échanson des dieux grecs et amant de Zeus). Mais l’aventure ne vaut guère le détour.

Philip K Dick et Ray Nelson, Les machines à illusion (The Ganymede Takeover), 1967, J’ai lu SF 2001, 222 pages, €6.00

Philip K Dick déjà chroniqué sur ce blog

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Une société des individus

Gilets jaunes, mariage gay, jeunes pour le climat, racisation, convois de « la liberté », sont les symptômes d’un changement anthropologique. La société n’est plus perçue comme un organisme collectif mais comme un agrégat de personnalités. D’où l’effondrement du « socialisme », cet avatar rose bonbon de l’utopie communiste où une classe soc(collective), le Prolétariat, était destinée par les Lois de l’Histoire à accoucher du monde futur. Dans le No future contemporain (mais confortablement à l’abri d’un Etat d’une Union européenne, d’une Alliance atlantique de défense), plus d’Histoire ni de lois, plus de Prolétariat, mais seulement des individus.

Ils ne veulent plus être une « masse » ni même une classe, mais les pommes de terre d’un sac, comme le disait si joliment Marx. Les gays veulent être « comme tout le monde », à égalité de considération sociale et de « droits » personnels ; les gilets jaunes ne veulent pas être représentés ni avoir de programme, ils gueulent pour gueuler, se sentir oisillons dans le même nid éphémère (du rond-point) ; les jeunes en marche « pour le climat » sont autant de sorciers qui dansent pour faire venir la pluie, aussi infantiles et irresponsables, naïvement « contre » sans aucune proposition concrète (par exemple limiter Internet, n’autoriser qu’un smartphone tous les 5 ans, supprimer les Jeux olympiques d’hiver et instaurer des quotas d’électricité pour éviter les émissions) ; les « racisés » réactivent « la race », cette construction sociale (collective) qu’on croyait aux oubliettes, et engendrent par réaction (inévitable) les extrémismes à la Trump ou Zemmour – les colorés « racisés » devraient avoir tout en tant qu’individus citoyens, ils sont rejetés au contraire dans leur « communauté » collective (en marge, donc honnie) ; les convois de « la liberté » sont ceux de l’égoïsme libertarien, du « je fais ce que je veux et les autres je m’en tape ».

Tout à commencé peut-être avec le christianisme du Nouveau testament qui a mis chaque être humain à l’égal du Christ (« qui s’est fait homme »), au contraire de l’Ancien testament qui ne connaissait que les peuples (dont « le Peuple élu »). Tout a continué avec la Révolution française et les suivantes, au nom des Droits de l’Homme (avec un grand H collectif), puis le prurit d’égalitarisme exacerbé par les prophéties (fausses) de Karl Marx. Lénine, Staline, Mao, Castro et Pol Pot tentent de les collectiviser en miroirs aux fascismes, mais sans succès durable. Le mouvement de mai 1968 issu des hippies californiens a privatisé le collectivisme en gauchisme – purement individualiste. Même « la révolution » n’était plus le fait d’un parti d’avant-garde organisé mais de groupuscules d’individus agissant en commando. L’écologisme, cette nouvelle religion de nos jours, est issue du Gardarem lou Larzac où l’on brandissait des pancartes à moitié à poil pour élever des chèvres (individuellement) sur les terrains militaires de la Défense (collective). Il s’agit, comme à Notre-Dame des Landes, de se construire soi sur son petit lopin, en artisan de son propre métier, en « discutant » personnellement des vagues règles du coin.

Aujourd’hui, les Droits de l’Homme sont devenus les droits de chacun, sans plus aucune majuscule collective, sans plus aucun « principe » supérieur aux seuls individus. Des « j’ai l’droit », nous pouvons en rencontrer à chaque coin de rue, vous fonçant dessus en bagnole au passage clouté, faisant chier leur clebs sur le trottoir collectif, occupant tout l’espace et s’exclamant outré qu’on les bouscule, vous balançant leur fumée de clope dans la gueule ou leur Covid postillonné sans masque parce qu’ils sont en pause de jogging, qu’ils tètent une bouteille toutes les cinq minutes ou avalent un en-cas à toute heure… Aujourd’hui règne la liberté sans contraintes, autrement dit l’absence de règles autres que le droit du plus fort.

La société des individus, née avec la génération Mitterrand, est contre l’autorité de la société d’organisation précédente, contre l’histoire même car le monde commence avec elle. La société des individus est pour l’hédonisme du « j’en profite » des pubs de supermarché, contre l’ère des masses précédente qui a accouché de la guerre et du colonialisme. La société des individus vote de moins en moins, sauf pour le gourou personnel qui fanatise un moment comme un Moi médiatique surdimensionné ; le désengagement des partis se reporte sur les causes particulières, voire particularistes. La mondialisation par en haut échappe à cette société des égoïsmes, elle s’y vautre, s’y divertit, s’équipe en gadgets électroniques – mais ne la maîtrise pas et s’en plaint, ignare niaise des causes qui sont d’abord son propre abandon de tout effort de maîtrise collectif. La pandémie a à peine remis en cause cet abandon flemmard, mais seuls les gouvernements au nom de la souveraineté nationale, certains partis prônant le repli sur soi et certains pays arriérés (Russie, Iran, Corée du nord) sont « réactionnaires» à cette mondialisation véhiculée par les Etats-Unis avec le relais de la Chine.

Le numérique est le support technique de l’individualisme. Chacun s’exprime en 140 caractères ou en images de soi et de ses conquêtes de rêve (le Fesses-book des copains de Harvard), se mettant en scène complaisamment dans le narcissisme adolescent prolongé jusque fort tard dans l’existence. Les Copains d’avant étaient plus dans le collectif, cherchant à retrouver ses copains de classe, de fac ou d’anciens boulots ; les Facebook, Instagram et autres Youtube sont purement individualistes, déroulant une belle histoire, celle qu’on veut faire croire – tout comme Linkedin plus que l’ancien Viadeo pour avoir un job. La presse est délaissée au profit des sites personnels où certains complotistes (une douzaine pas plus dans le monde entier) sont relayés par leurs « croyants » qui militent pour leurs « vérités alternatives » (qui sont des mensonges éhontés mais toilettés en belles histoires qui donnent du sens). Même la télé, hier grand-messe du collectif célébrée chaque soir à 20 h comme des vêpres, est devenue myriade de chaînes particulières qu’on regarde en « replay » (quand je veux, où je veux), possédées par quelques milliardaires à usage de répandre leurs propres idées (catho tradi pour la Cnews de Bolloré par exemple).

La révolution de « l’identité » démonopolise l’État de la violence légitime ; à l’américaine, chaque petit Français se sent désormais le droit de prendre les armes pour défendre sa cause en « menaçant de mort » les élus qui s’y opposent collectivement au Parlement ou à la Mairie. L’islamisme s’y engouffre avec ferveur au nom de Dieu (qui ne dit rien). La « liberté » inconditionnelle est l’inverse de l’État de droit, tout comme les libertariens ne sont plus des libéraux. Retour au paléolithique, disent les écologistes ; retour à la violence inter-individuelle de Hobbes, où « l’homme est un loup pour l’homme » (et la femme, c’est pire – regardez les séries). La famille n’est plus la cellule de base du social pour transmettre, mais la sexualité est privatisée et chacun choisit son genre, quitte à être « sans style». La vie privée s’étale, formant une nouvelle culture du « sociétal » qui réclame ses « droits » à empiéter sur ceux des autres (sauf la pudeur vestimentaire, c’est curieux ! Faut-il y voir une aliénation cachée du soft-power collectif yankee?).

L’indignation radicale remplace le programme social et politique, l’affectif tout rationnel. Epidermique, émotionnel et superficiel sont les façons contemporaines d’activer les pulsions, le coeur et le cerveau – à l’inverse des époques précédentes qui mettaient en tête la raison par la logique, maîtrisaient les élans du coeur par la morale et domptaient les instincts par l’éducation en faisant servir leur vitalité au projet. Aujourd’hui, on « écoute ce qu’on ressent » plutôt que de réfléchir. Et on « réagit » au symbolique plus que sur les faits établis.

Nous sommes à l’heure des avatars, plus des humains.

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François de Combret, La substantifique moelle de L’Homme sans qualités

Qui se souvient de Robert Musil ? Il est l’auteur des Désarrois de l’élève Törless, publié en 1906, qu’un film de Volker Schlöndorff tourné en 1966 qu’Arte a sorti de l’oubli en 2015, au point que des jeunesses demandaient ensuite dans les Fnac si le libraire ne connaissait pas un bouquin sur « les désarrois de l’élève topless ». Elles croyaient sans doute qu’il s’agissait d’un livre « sociétal » sur les victimes d’exhibition ou de genre. Musil, Autrichien né en 1880, est surtout l’auteur de sa somme inégalée, roman fleuve comportant tous les genres, L’homme sans qualités publié en deux tomes en 1930 et 1933. Il est « foisonnant et complexe », selon le magistrat émérite François de Combret qui l’a lu, relu, annoté, et en a fait un livre. L’homme sans qualités reste inachevé, un tome 3 était prévu qui n’existe qu’à l’état de fragments, l’auteur étant mort en 1942 à 61 ans d’une congestion cérébrale, à l’acmé d’Hitler, dans la bonne ville de Genève où s’était réfugié avec son épouse. Pacifiste et « juif par alliance » (sa femme l’était), il était mal vu par les nazis et interdit de publication en Allemagne.

Curieusement, Robert Musil n’est pas édité en Pléiade bien que l’excellente traduction de Philippe Jaccottet soit en collection de poche.

L’homme sans qualités, c’est lui Musil, inadapté à l’empire austro-hongrois futile et content de lui où « il y avait du ‘dynamisme’, mais point de trop » cité p.34, et « où on se bornait à tenir les génies pour des paltoquets » cité p.35. L’Autriche, c’est « la Cacanie », le K und K, kaiserlich und königlich, l’impérial et royal Etat d’Autriche-Hongrie. Un laboratoire du crépuscule européen confit en bourgeoisie, que Nietzsche juste avant l’époque appelait une rumination de vache à l’étable : le déclin de l’Occident selon Splengler. Inapte au système scolaire, rêveur, dépressif, Musil tente l’armée comme son héros Ulrich, puis devient ingénieur en mécanique comme lui, préférant éveiller les possibilités réelles plutôt que de se contenter des réalités réalisées. Il est en cela précurseur de l’existentialisme, dit Combret. Ulrich, l’homme sans qualités, est inqualifiable ; il n’a pas d’identité. Il n’est pas dans sa société mais l’étudie, mesure l’absurde des situations, classe le bestiaire humain. Il disloque pour révéler, avec une ironie mordante par antiphrases et métaphores.

François de Combret est fasciné par l’univers quasi entomologique de Musil, par son sens de l’observation et l’intelligence de ses remarques, faites comme en passant. Il y a du philosophe dans ce romancier ingénieur volontiers poète. Notre auteur veut « défricher l’accès » au chef-d’œuvre et le rendre accessible. Un travail de bénédictin fait d’innombrables citations en 3 parties et pas moins de 180 chapitres. Manque cependant une synthèse qui aurait donné du sens à cette exégèse minutieuse sur ce grand œuvre d’une fin d’époque.

Pour ceux qui veulent comprendre et lire un digest à l’américaine, sans faire l’effort de savourer les 2208 pages de la traduction française de poche en deux tomes.

François de Combret, La substantifique moelle de L’Homme sans qualités de Robert Musil, 2022, éditions du Palio, 449 pages, €21,50

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Lire l’original :

Robert Musil, L’homme sans qualités tome 1, 896 pages, Points Seuil 2011, €9.90, tome 2, 1312 pages, €10.20

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Woke, la nouvelle idéologie de la gauche bobo

Taubira ira ? n’ira pas ? Echo ou appel ? « Quitte ta maison et viens » pour prêcher avec moi. Car la gauche anéantie n’a plus rien à dire, sauf aux extrêmes minorités, individualistes en diable, exclues, sexualisées, genrées, racisées, immigrées. Or c’est « le peuple » qui vote dans sa majorité et pas les minorités. Les intellos qui étaient jadis avec le peuple comme des poissons dans l’eau se sont retirés dans leurs mares plus chaudes de l’entre-soi – et le peuple a repris ses idées.

Que fait aujourd’hui la gauche pour « le peuple » ? Elle a montré avec Mitterrand (et Hollande) qu’elle était nulle en économie ; elle a épuisé le social sous Jospin en exacerbant le « toujours plus » doublé du « et moi, et moi ! » ; elle a arpenté le minoritaire avec le mariage gay, le mitou néo-féministe qui inverse la domination (pour instaurer une nouvelle domination d’opinion), sans compter l’écologie punitive et la distribution à guichets ouverts des « droits » sans devoirs. Le peuple – la majorité démocratique – se dit qu’il n’est guère qu’un cochon de payant et se trouve même accusé de beaufitude, , de réaction, de racisme (mais qui évoque le mot, sinon les racisés ?). Le peuple en a marre. Il se méfie désormais des « élites » car 24 ans de gauche au gouvernement sur 43 ans depuis Giscard l’ont déçu et son espoir s’est envolé pour les fameux lendemains qui chantent. Toujours demain, comme chez Poutine.

La droite, qui n’a régné que 19 ans, fait désormais l’envie de ses yeux de Chimène. Elle parle des « vrais » problèmes populaires : ceux de l’immigration trop rapide et mal assimilée, des familles sans père (ni Nom du père pour les psys), du nouveau privilège féminin, des fins de mois difficiles. Car le multiculturalisme de fait laisse place à un multiculturalisme de normes. Le regretté Laurent Bouvet avait mis en évidence cette identity politics venue de la gauche américaine. Les groupes sociaux ne sont plus considérés en tant que classes en lutte pour leur part du gâteau économique mais par leur « identité » religieuse, leurs caractéristiques ethniques, leur orientation sexuelle ou leur genre, toutes ces micro-différences qui éparpillent le sentiment de classe – et qui préservent les nantis de toute revendication économique ! Le woke est un raffinement du « capitalisme ».

Le pire est cette nouvelle idéologie des bobos en manque d’idéal révolutionnaire. Le peuple a déçu, changeons le peuple ! Le parti socialiste, il y a quinze ans vivier de la modernité pour les petit-bourgeois fraîchement diplômés et devenus financièrement privilégiés, est devenu le nid de cette idéologie nouvelle, secrétée par cette nouvelle base sociale. Cette gauche « morale » compense ses privilèges de nouvelle classe économique par un affichage idéaliste accru. Le « woke », cet éveil venu des Etats-Unis, se veut d’un infini respect (affiché car dans les faits concrets, c’est autre chose) pour tous les déviants, qu’ils soient de sexe ou de « race » – un mot que l’on croyait banni des dictionnaires sérieux, les scientifiques ayant démontré que « les races » n’existaient pas. Mais balivernes !

L’idéologie a besoin de croire, comme toute religion, et « le racisme » est ce nouveau diable surgi des âmes coupables. Cette discrimination raciste ne touche curieusement que les Noirs aux Etats-Unis et les Maghrébins en France, pas les Indiens ni les Chinois, considérés comme « dominants » parce qu’ils défient le pays le plus puissant de la planète… Soutenir les minorités extrêmement minoritaires permet de se croire une supériorité morale qui ne coûte guère, puisque que ces minoritaires ne sont pas assez nombreux ni assez doués pour venir défier les nouvelles positions économiques et sociales des bobos fraîchement installés.

L’argent, beurk ! mais « les valeurs », super ! Les valeurs, personne ne sait trop ce que c’est puisque chacun a les siennes dans l’individualisme systémique ambiant. Mais ça fait bien en société : « J’ai des valeurs, moi, Monsieur ! » Ça impressionne. Surtout lorsqu’il s’agit de titiller le vieux fond de culpabilité chrétienne qui subsiste en tout Français (ou Américain) de tous sexes, même laïque, même incroyant, même revenu de l’Église, de ses histoires de quéquette et de dogmes antédiluviens. « La charité, Monseigneur ! la charité »… Quoi de mieux que l’Exclu majeur de notre temps : l’immigré en femme, noire, lesbienne, violée, battue ou tuée « par la police », malade, sans abri et sans le sou ? Il serait « raciste » selon le woke bobo de croire que la race n’existe pas ! Il serait inconvenant de croire qu’un homme n’est pas une femme, et réciproquement ! Renversons les valeurs.

Mais le peuple n’est pas d’accord. Depuis la Révolution, oui pour accorder tout aux exclus (immigrés ou sexuellement différents) en tant qu’individus, mais rien en tant que communauté – au prétexte que « ça se voit sur leur figure », que « c’est la guerre chez eux », que « la situation économique est effarante », ou encore « que la dictature y est féroce ». Si l’Europe devait accueillir toutes les populations qui réunissent ces critères, le territoire serait trop petit pour survivre. D’ailleurs les Etats-Unis woke de Biden ne respecte les déviants sexuels qu’en les parquant à distance par les principes (mais pas de ça chez moi) et n’accueillent pas plus les immigrants, la frontière est bien gardée, surtout au sud… En effet, question anti-woke : pourquoi tant de gosses (y compris par PMA encouragée), si la situation est si mauvaise ? Pourquoi enfanter ou accueillir de nouveaux exclus qui seront malheureux (racisés, battus par la police, violés, etc.) ? Pourquoi encourager ces familles trop nombreuses du tiers-monde à tenter de venir s’installer dans les Etats-providence d’Occident ?

C’est donc une lutte des classes qui nait entre « le peuple » et la gauche morale plus que contre les patrons (certains financent même Zemmour) . Celle-ci n’a rien à dire sur la montée des inégalités – qui lui profite amplement ; rien à proposer pour y remédier, sauf une rituelle invocation à « faire payer » les (très) riches : ceux qui le sont plus qu’eux. Ce pourquoi François Hollande a été éliminé, il avait évoqué 3500 € par mois comme seuil où l’on était considéré comme « riche » : vous vous rendez compte de l’effet dans un foyer bobo moyen ? Un président ne devrait pas dire ça, mais Hollande ne peut jamais s’en empêcher.

Les bobos, ces bons bourgeois issus du peuple d’hier, sont électeurs des grandes villes et montrent comme préoccupation majeure le climat ; ils se foutent du « social », ils ne sont pas concernés. D’où les gilets jaunes, frappés de plein fouet dans les provinces et les périphéries par les mesures antibagnoles, le contrôle technique renforcé, l’écotaxe sur le carburant, surtout diesel, et même le 80 à l’heure. Que les salaires stagnent et que la formation soit nulle pour la classe ouvrière ou la classe moyenne, ils s’en battent, les bobos. Que « le peuple » ait l’impression de régresser, que l’ascenseur social soit non seulement en panne mais en chute, n’est pas leur problème. L’immigration est morale, « il faut les aider », car les immigrés seront de toutes façons loin de venir piétiner leurs platebandes riches et diplômées – au contraire, les bobos pourront trouver à très bas prix de bonnes nounous pour leurs (rares) niards et des jardiniers pour leurs (superbes mais épuisants) jardins, sans parler des peintres, plombiers, éboueurs, sous-aides soignants, ramasseurs de fruits, livreurs de (la sempiternelle) pizza, videurs de poubelles, etc. Ouvrez les frontières ! accordez encore plus de droits aux minorités ! C’est bon pour la fluidité du commerce, coco ! C’est bon pour les jouissances du bobo.

La déconstruction, qui a conduit au woke, doit s’appliquer également au woke : rechercher ses bases sociales, les intérêts de classe que ses adeptes peuvent avoir, l’utilité de cette nouvelle idéologie par rapport aux précédentes pour mener une guérilla de prestige pour capter les postes – et garder le pouvoir. Déconstruisez les déconstructeurs, c’est de bonne guerre !

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Les R le retour

Enfin l’affiche est pleine, tous les candidats sont en lice. Les Républicains se sont fait attendre, tergiversant par peur panique de réitérer le désastre de 2017, Nicolas Sarkozy sèchement viré, Juppé éliminé et Fillon qui explose en vol. Après « procédure » sur « procédure », les nouveaux adhérents (+60% en deux semaines !) ont voté un premier tour, faisant surgir un Ciotti du chapeau tel un Zemmour plus respectable (issu d’immigré lui aussi, mais italien, et depuis le début du XIXe). Au second tour, c’est la légitimité qui l’a emporté dans un « grand remplacement » inédit dans le parti gaulliste : une femme !

Valérie Anne Émilie Roux, épouse Pécresse, coche toutes les cases : née à Neuilly, bac à 16 ans au lycée privé de Versailles, parlant russe et japonais, HEC puis ENA, trois enfants, plusieurs fois ministre, bébé Chirac adoptée par Sarkozy, au RPR et ses suites depuis 20 ans, catholique dans son intimité mais laïque dans la société.

Elle a surtout acquis depuis six ans une expérience de gestion régalienne dans la plus grande région d’Europe, l’Île-de-France, confrontée aux problèmes sociaux des banlieues et de l’immigration, au chômage et aux nouvelles industries. Elle peut faire jeu égal avec Emmanuel Macron sur le plan des compétences, même si elle est un peu moins jeune.

Est-ce à dire que LR s’est chiottisé (ci en italien se prononce chi, comme Cinecitta ou la Cicciolina) en adoptant les propositions radicales de son challenger qui a recueilli 39% des voix au second tour ? C’est en fait toute la société française qui s’est droitisée, dans la ligne des sociétés occidentales (Trump, Brexit) et même mondiales (Chine, Inde, Russie, Turquie, Brésil, Philippines…). Il faut dire que la resucée en France du Bataclan avec l’interminable procès six ans après, qui montre le laxisme des polices d’alors et la lâcheté des gouvernants à réagir « de peur de faire le jeu de » a exaspéré les citoyens qui ne voient guère ce qui a été accompli dans l’ombre depuis – mais voient surtout les migrants partout : dans la Manche quand ils sombrent, dans la rue quand ils errent, aux frontières polonaises, grecques, espagnoles et italiennes quand ils se massent, dans le discours niaiseux du pape qui « croit » qu’on est tous frères.

Ce dont a profité le Jean d’Arc venu du bled, frère Zemmour, qui a éructé contre tous ceux venus d’Outre-Méditerranée qui croient qu’être au Coran veut dire être branché. Mais sa hargne de roquet et son ressentiment haineux ont fait se détourner ceux qui n’avaient que son discours à se mettre sous la dent il y a peu avec une Marine Le Pen flottante, une gauche évanescente, des écolos marginaux radicaux, et une droite qui cherchait encore son candidat. Maintenant que tous sont arrivés (Macron sera sans aucun doute candidat lui aussi), chacun peut commencer à évaluer les personnes et à mesurer les différences.

A droite, il y a pléthore ; à gauche aussi mais le total de tous les candidats de gauche reste peu audible, faute d’avoir quelque chose à dire sur ce qui préoccupe les gens : les libertés, l’avenir du travail, le vivre en république. C’est à droite que cela se passe désormais et Valérie Pécresse aura à se garder autant des extrêmes tentés par Zemmour/Le Pen que des centristes tentés par Macron.

Ce qui est délicat est que Zemmour abaisse le niveau de qualification pour le second tour en divisant l’extrême. A condition qu’il réussisse à obtenir ses 500 signatures (ce qui n’est pas acquis) et à ouvrir sa campagne à des thèmes plus rassembleurs que la seule haine des immigrés. A condition aussi de s’entourer de compétences, et elles ne se bousculent pas à sa porte. Marine s’est réveillée et elle tient le peuple ; Emmanuel tient les patrons et les intellectuels mais Valérie peut tenter certains d’entre eux, même si l’électorat LR est surtout âgé, retraité et conservateur. Les petits patrons, les artisans et commerçants, les professions libérales, pourraient être tentés par sa revendication de libertés accrues dans l’autorité retrouvée – l’essence du courant bonapartiste. Sauf qu’un général Bonaparte (ou Boulanger, ou de Gaulle) en femme oblige à remonter à Jeanne d’Arc – et à tailler des croupières à Eric Zemmour, qui en avait endossé l’armure.

Identité, laïcité, république sont les thèmes de Valérie Pécresse ; il recoupent les revendications de droite à la liberté (de faire), à l’autorité (de l’État) et à la protection (des citoyens). Il y a donc un coin à enfoncer dans le macronisme libéral ancré dans les valeurs plus « jeunes » des mœurs et d’un certain laisser-faire. Mais rien n’est joué chez Madame « un tiers Tchatcher et deux-tiers Merkel » comme elle se dit. Le tropisme vers le « nouveau » (une femme à la tête des gaullistes, du jamais vu !) n’a qu’un temps ; encore faut-il convertir l’attention à la durée, ce que Macron a su faire en 2017 et pas Zemmour pour l’instant.

Un duel Macron/Pécresse aurait quand même de la gueule aux présidentielles. Je ne suis plus sûr de qui gagnerait.

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Eric Zemmour, l’homme qui ne s’aimait pas

Éric Zemmour fait frémir la droite qui en a marre d’être dans l’opposition. La société française devient plus conservatrice, la droite française se radicalise. La radicalisation est d’ailleurs à la mode, puisque tous les partis font dans la surenchère pour exister médiatiquement. L’exemple de Donald Trump a donné des ailes à tous les candidats aux fonctions suprêmes. L’étrange est qu’Éric Zemmour semble obsédé par un certain nombre de thèmes politiques que les partis de gouvernement refusent d’aborder tranquillement, publiquement et honnêtement. Il s’agit de la sécurité, de l’immigration, de l’intégration, de l’islam. Tous ces éléments fabriquent une identité inquiète, comme si les Français ne savaient plus ce que signifie être français.

Éric Zemmour, 63 ans, adore transgresser les règles depuis qu’il a échoué deux fois à l’ENA, cette école de l’élite à laquelle il n’appartiendra pas. Né à Montreuil mais issu d’une famille juive de tradition, rapatriée d’Algérie, le garçon au père ambulancier et à la mère au foyer a été élevé surtout par des femmes. Il se lance dans le journalisme plutôt à droite, au Quotidien de Paris, à Valeurs actuelles et au Spectacle du monde, au Figaro et au Figaro-Magazine, avant d’aborder l’audiovisuel avec RTL, i-Télé et CNews. Au milieu des années 2000, il se radicalise avec Le premier sexe, publié en 2006, un essai sur la féminisation de la société et la perte des valeurs masculines. Petit frère, roman publié en 2008 insiste sur l’angélisme antiraciste tandis que Le suicide français en 2014 montre l’affaiblissement de l’État-nation à cause des idéologies gauchistes de mai 1968. Son dernier livre, paru en septembre 2021, La France n’a pas dit son dernier mot, a été refusé par Albin-Michel, scandale de la liberté d’expression pour cet anarchiste de droite à la Edouard Drumont.

Mais son livre initiateur, qui révèle son auteur, est sur Jacques Chirac : L’homme qui ne s’aimait pas, paru en 2002. Car Éric Zemmour lui non plus ne s’aime pas. Originaire d’Algérie, français par hasard d’un décret de 1899, il déteste les immigrés algériens. Issu d’une famille juive, élevé dans la tradition, il affirme que la patrie est le sol où l’on est enterré et que l’assimilation pure et simple doit gommer les identités, donc la judéité qui est la sienne. Petit mâle guère sportif dont l’agressivité n’a pas permis de gagner la compétition au concours des grandes écoles, il affirme le pouvoir masculin contre le féminisme. Il se dit gaullo-bonapartiste, oubliant volontiers que c’est le général De Gaulle qui a donné l’indépendance à l’Algérie, sa patrie originelle. Pour lui, les peuples sont en lutte pour une compétition à mort et seul l’État-nation conduit par un homme providentiel, César, Duce, Führer ou populiste gueulard à la Trump ou Le Pen (mâle), peut permettre de survivre à l’évolution darwinienne. Son obsession de la décadence, son souverainisme intégral en faveur de l’État national, son affirmation qu’une nation doit être unitaire, donc homogène culturellement, religieusement et ethniquement, le situent dans les courants autoritaires d’il y a un siècle.

Toutes ces idées sont opposées à celles les Lumières, mouvement qui a pourtant accordé aux Juifs l’égalité avec les autres citoyens, à l’inverse d’un Ancien régime raciste (le sang bleu), aristocratique (par la naissance) et totalitaire (l’Etat c’est moi). Décidément, Zemmour ne s’aime pas. Ni en tant qu’homme, ni en tant que Juif, ni en tant que citoyen, ni en tant que Français. Il considère l’État de droit comme contraire à une mythique « volonté populaire » et préférerait le plébiscite. C’est ainsi que Mussolini a gagné il y a un siècle et qu’Hitler a remporté les élections en 1933. Ces deux modèles, nationalistes allant jusqu’au racisme, inspirent notre polémiste. Faut-il rappeler que les Arabes sont aussi des Sémites et qu’être antisémite, pour un Juif, est une forme de la détestation de soi ? Pour la France, travail, famille, patrie, cette devise du catholique conservateur autoritaire Pétain, maréchal de France et cacochyme en 1940, représente pour Zemmour le nec plus ultra de la politique. Est-ce vraiment s’adapter au monde moderne pour la compétition mondiale ? L’éducation caserne qui disciplinait les garçons (seulement) dans le rabâchage du par-cœur ? Le calvaire des quelques 330 000 garçons (au moins) de 10 à 13 ans violés par quelques 3000 religieux catholiques en France de 1950 à nos jours est-il le modèle patriarcal hiérarchique autoritaire des citoyens pour l’avenir ? Vraiment, c’était mieux avant ?

Les soutiens du futur ex-candidat probable sont à l’extrême-droite, Jacques Bompard maire d’Orange, Sarah Knafo d’origine juive algérienne née en 1993 et énarque depuis 2017, ou dans les milieux libertariens tel Charles Gave, financier millionnaire international, et quelques banquiers de chez Rothschild. Tous ces gens flattent l’ego zemmourien et l’incitent à se présenter à l’élection présidentielle. Éric Zemmour observe surtout l’envolée des ventes de son livre, publié par sa propre maison d’édition en guise de libre parole. Sera-t-il vraiment candidat ? Rien n’est moins sûr tant il faut réunir des parrainages d’élus, ce qui est loin d’être gagné, et présenter un vrai programme économique et social aux électeurs. Parler de ce qui fâche ne suffit pas. Si le milieu médiatique est essentiellement parisien et intello, la France qui vote est en majorité provinciale et soucieuse de son pouvoir d’achat comme de la façon d’élever ses enfants. Rembarquer les immigrés n’est pas un programme. Non seulement parce qu’il faudrait changer le droit et dénoncer les traités européens et un certain nombre de traités internationaux, abandonner ce qui fait le fond de l’identité française sur la scène internationale – les droits de l’Homme – mais aussi parce que la remigration engendrerait des conséquences économiques extrêmement fortes avec un bouleversement dans l’emploi, comme le montre dans une moindre mesure le Brexit pour les Anglais.

Éric Zemmour profite de l’usure de Marine Le Pen, toujours aussi nulle depuis son débat il y a cinq ans avec l’actuel président, de la lassitude des incantations de l’extrême gauche – de la néo-Rousseau aux Jacobins trotskistes – de l’effondrement des idées de gauche qui s’éclatent en egos démagogiques (allez que je te double le salaire des profs fonctionnaires en 5 ans !), ainsi que – ce qui est pire – des incertitudes de la droite traditionnelle. Elle ne parvient ni à trouver une procédure de choix incontestable de son candidat, ni à faire émerger un candidat crédible, ni même à faire figurer dans son programme quelques idées fortes pour la prochaine législature… Vers qui donc se tourner lorsque le débat politique ne fait figurer aucune de vos idées ? Ce fut Coluche en 1981, Zemmour en 2021.

Un Éric (dont le prénom – scandinave – signifie le roi) qui profite des tabous idéologiques refusant le parler vrai sur l’islam et sa dérive islamiste, sur la culture française et ses dérives mondialistes, sur la place des femmes et sa radicalité victimaire anti domination, sur la génération fragile élevée dans du coton depuis 25 ans et qui mesure à peine les menaces actuelles du climat, de la santé, de l’énergie, de l’agriculture, des migrations, et des religions. Mais pour réussir il faut d’abord être soi, donc s’aimer un tantinet ; cela afin d’établir un programme complet avec des objectifs à long terme. Décadence et pessimisme ne sont pas des projets. Je crois pour ma part à un prochain dézemmour dans les sondages, la plupart étant actuellement effectués par Internet pour des raisons d’économie auprès de ce qui veulent répondre, donc des plus militants. La réalité est bien au-delà de cette illusion.

Sur Zemmour et son courant

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La fermeture sociale du Yucatan

Le petit-déjeuner est correct avec son omelette granuleuse (qui se voudrait « œufs brouillés ») avec des morceaux de jambon et ses bananes frites. Mais il ne faut pas être pressé : la table n’est mise et la cuisine préparée que lorsque les clients arrivent. Le café, en grosse thermos à robinet sur un coin de table, est bouillant.

La terrasse qui prolonge la salle de restaurant sur les toits de la ville est curieusement fermée d’un auvent de plexiglas opaque. Tout, dans cette ville ex-coloniale espagnole, semble caché ; aucun café n’ouvre ses tables en terrasse sur la rue, seulement dans les profondeurs des patios. Les habitants vivent dissimulés, même leur existence sociale est à l’intérieur. Peur du soleil ? De l’espace libre ? Du regard des autres ? Austérité catholique propre à l’Espagne de la Contre-Réforme ? Précaution devenue seconde nature contre l’Inquisition qui, dès 1560, se préoccupe de châtier ceux qui ne respectent pas les sacrements, ceux qui blasphèment ou qui tiennent des propos suspects portant atteinte au dogme ? Peur sociale du qu’en-dira-t-on dans une société hiérarchique à statuts ? Peur – tout simplement – de la liberté, mot suspect à chaque société catholique, à ce qu’il me semble ?

Le Chrétien catholique est sous le regard constant de Dieu qui, tel l’œil de Caïn, surveille ses faits et gestes, guettant le « péché » ; il est sous l’œil des prêtres qui le confessent ; sous l’œil de la société tout entière qui l’observe, l’évalue, le juge. Cette fermeture des terrasses vers l’extérieur est-elle le reflet qui survit aujourd’hui de cette société espagnole du Siècle d’Or si intégralement catholique ? Société fermée, figée, sectaire qui vit entre soi et exclut « conversos », « morisques » et autres « indios » au nom « d’el sangre puro » ?

C’était la volonté de Cortès d’encourager le métissage mais Cortès n’était pas hidalgo. Ce qu’il voulait était « vulgaire ». Pour le bon ton, on ne fréquente pas n’importe qui lorsque l’on se veut de la « bonne » société. Tous les pays métis ont une identité fondée sur le socio-racial et le préjugé en faveur de la couleur claire est net. Sur ces deux siècles d’or espagnol, l’élaboration d’un empire éclaté, improbable et multiple, a connu de telles constructions sociales réactives. Pour approfondir ce sujet qui reste actuel dans toute société imprégnée de catholicisme (même dans la France d’aujourd’hui), il faut lire le livre éclairant et passionné de Bartolomé Bennassar (professeur à l’université de Toulouse) & de Bernard Vincent (directeur d’études à l’EHESS), Le temps de l’Espagne 16ème-17ème siècles, 1999 Livre de Poche Pluriel.

Pour faire la route, nous est attribué un nouveau bus, un Mercedes Spider climatisé de quinze places. Il a l’air confortable et luxueux mais il est en pratique plutôt pénible à vivre. Il apparaît comme un modèle « gonflé » donc un palliatif, mal adapté à l’usage intensif. Les sièges uniques de la rangée de droite sont trop inclinés et non réglables. La climatisation, rajoutée sur le plafond arrière, n’est pas répartie dans tout l’habitacle et fait un boucan d’enfer. La boite automatique oblige à jouer trop souvent du frein, ce qui produit ces infra-vibrations désagréables comme une fièvre. Avis aux futurs voyageurs : les meilleures places dans ce véhicule se situent sur les sièges doubles, près d’une fenêtre qui s’ouvre. Les vitres ont été recouvertes d’un plastique fumé agréable par fort soleil mais pénible dès que le jour descend. Nul à l’extérieur ne nous voit, encore un exemple pratique de cette fermeture sociale des « privilégiés » contre les « extérieurs ». Le crépuscule apparaît très tôt dans l’habitacle, renforçant l’impression de rouler dans un cercueil, ce qui rend plutôt dépressif lors des longues traversées…

Les deux premières heures de route sont pénibles. Les cassis artificiels, « gendarmes couchés » placés tous les trois cents mètres aux approches et dans les agglomérations, obligent à un presque arrêt à chaque fois et ce « stop and go » n’est pas heureux pour l’estomac. Les « topes » sont d’une grande mode ici, affichés sur des panneaux triangulaires jaunes représentant des bosses de chameaux en noir. Le bus est trop lourd pour passer dessus avec de la vitesse.

On dirait que chaque village du Chiapas veut ainsi affirmer sa souveraineté sur « sa » portion de route. Ces ralentisseurs se transforment parfois en un octroi pur et simple, une corde tendue au milieu de la route à cet endroit permettant de rançonner les voyageurs d’un péage conséquent. La notion même d’Etat – qui a construit ces routes – est remise en cause par ces jacqueries locales permanentes. Ces obstacles ne sont pas un moyen de créer un climat propice au développement et confortent au contraire les comportements mafieux. Les petits chefs locaux peuvent s’en donner à cœur joie et renforcer le mépris dans lequel les capitalistes (qui sont aussi les habitants de la capitale) tiennent les « péquenots » d’ici. Trop longtemps délaissés, ces derniers ne font rien pour mieux s’intégrer, préférant l’attitude infantile du refus pur et simple.

La fermeture, toujours.

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Demain l’identité

En politique, rien n’est jamais simple. Les sujets profonds surgissent lentement mais avec de plus en plus de force alors que les sujets d’actualité accaparent l’attention des médias et des politiciens. L’un de ces sujets profonds est celui de « l’identité ». Longtemps nié à gauche à cause des relents de rejet de l’Autre que le concept véhicule « par principe » (et la gauche est en adoration devant « les Principes »), trop pris en compte par la droite extrême qui en fait son sujet de prédilection mais le contamine par ses références au « nazisme » (ce point oméga de toute grimpée aux rideaux politique), l’identité n’en demeure pas moins le sujet profond qui va faire de plus en plus notre actualité.

Il semble que l’immigration en notre siècle ait remplacé la lutte des classes du siècle dernier : l’avenir radieux se lit sur les moteurs de recherche et plus dans les prophéties marxistes. Pour la gauche naïve, l’immigré est « la » victime par excellence, le lumpen-prolo qui fait désormais l’Histoire après l’ouvrier (embourgeoisé), le symbole d’une « égalité » sans cesse repoussée et toujours à conquérir. La fondation socialiste Terra Nova, dans une célèbre étude retirée soigneusement depuis de ses archives numériques (Projet 2012, Gauche, quelle majorité électorale pour 2012 ? citée dans l’une de mes notes), prônait à la gauche de s’appuyer sur les immigrés pour garder le pouvoir, au détriment des « classes populaires » de plus en plus tentées par l’extrême-droite. Quand le vote du peuple ne vous convient pas, changez de peuple.

Or ledit peuple se sent de plus en plus menacé dans son emploi, dans sa fiscalité, dans ses pratiques culturelles, dans sa démographie. En témoignent les Gilles et Jeannes des ronds points, mais aussi les Wotan au Capitole et la « Génération » identitaire sur le point d’être niée – interdite.

La mondialisation et la loi anglo-saxonne du fric ont tué des pans entiers de l’industrie européenne tandis que la technologie automatisait la production, forçait à la rationalisation, aux gains de productivité, et faisait grimper le niveau de formation requis pour tout emploi décent. Seules restent disponibles les métiers non-délocalisables, souvent de services, donc mal payés, et les métiers de haute volée dans l’ingénierie, la finance et la recherche. A moins d’être fonctionnaire – donc rester petit ou moyen.

Les exigences du « toujours plus » dans la protection sociale et les aides de toutes sortes votées par démagogie pour répondre aux « revendications » de la société et « des associations » creusent le déficit budgétaire, engageant à augmenter inexorablement les impôts bien avant le « quoi qu’il en coûte » à prétexte Covid. Hollande en a fait l’expérience, ce n’est pas la solution : faire « payer les riches » est peanuts en termes de rendement et faire payer les classes « moyennes » (pour Hollande, est riche qui gagne plus de 3500 € par mois) aigrit le plus grand nombre sans que jamais l’administration d’Etat n’apparaisse comme plus efficace… Les palinodies sur les masques, le gel, les blouses, les vaccins, en sont le dernier exemple en date, sans parler de « la justice » trop lente faute de moyens, de l’école qui forme de parfaits chômeurs, de l’université qui dérive vers la théologie et incite les meilleurs à tenter une « grande » école, de l’armée qui ne sait plus sur quel sein se dévouer (comme disait un ineffable directeur de banque à l’ancienne en 1981) au Mali et ailleurs faute d’objectif clair et de suivi politique – et ainsi de suite.

Quant à la culture, elle apparaît comme la dernière roue du carrosse technocratique au pouvoir sous Macron, pourtant le meilleur président que la France ait connu depuis des décennies. La culture est « pour les bobos », un vernis de musée et d’art contemporain, bien loin de son enracinement populaire fait de mythes et de littérature, de spectacle vivant et de concerts, de gastronomie au restaurant et de conversations de café, d’habitus et de vivre-ensemble.

La démographie, elle, menace. Le taux de fécondité « des Françaises » ne remplace pas la population puisqu’en-dessous du deux enfants par femme en âge de procréer fatidique (1.87 alors qu’il faudrait 2.1 ou 2.2 dans les faits pour compenser les décès par accidents et maladie). Quant au concept de « la Française », il comprend de plus en plus de femmes immigrées de la seconde ou de la troisième génération qui colorent un peu plus l’ensemble de la population par leur fécondité supérieure (à la troisième génération, leur fécondité statistique tend à s’assimiler). La protection sociale si généreuse des Etats européens depuis Bismarck ne pourra subsister avec moins d’enfants et plus de retraités, avec plus de chômeurs non-cotisants entre les deux. L’immigration apparaît comme la solution la plus facile mais l’Allemagne sera au tiers non-allemande d’ici 2040 et l’Afrique, qui explose démographiquement, risque d’exporter environ 200 millions de Noirs en Europe blanche avant la prochaine génération. La hantise du Grand remplacement à l’extrême-droite fait encore un brin rire car elle est plus imaginaire que réelle (7.4% de la population française est immigrée selon l’INSEE, les descendants nés français se cumulent cependant pour former près d’un quart de la population). Mais elle l’est de moins en moins car l’imaginaire est un puissant ressort réel de l’action politique. Trump l’a montré : agiter la peur de devenir minorité en son propre pays est très payant électoralement (malgré les inepties économiques, écologiques et diplomatiques par ailleurs).

Si les politiciens de tous bords en Europe ne prennent pas en compte de façon raisonnable et concrète la question de l’identité, ils se préparent une vague de radicalité et de populisme sans précédent. Il n’y a pas que l’économie, imbécile ! pourrait-on dire en paraphrasant à l’envers la phrase de Carville, si efficace dans la première campagne de Bill, Clinton. Il y a la hantise : celle de devenir marginal chez soi, déclassé économique, défié culturel, soumis au moralisme religieux venu d’ailleurs – en bref exclu du pouvoir de conduire son propre avenir.

C’est en Europe la différence entre les démocraties libérales et les illibérales. Les premières sont à l’ouest, les secondes à l’est. Les premières sont sûres d’elles-mêmes mais de moins en moins, les secondes n’en sont plus sûres du tout à cause de l’émigration de leur population jeune tentée par l’Eldorado économique allemand ou anglais. Les libérales accueillent l’immigration en tentant leur « assimilation » (de moins en moins bien acceptée par les « victimes » racisées ex-colonisée et soumises à Allah avant la loi), les secondes refusent toute multiculture au nom des traditions et de l’histoire. Mais est-il justifié de refuser aux démocraties d’Europe de l’est ces droits accordés trop volontiers en Europe de l’ouest aux allogènes ? Notamment le principal : le droit à leur identité ? Faudrait-il prôner des « accommodements raisonnables » envers Maghrébins et Turcs musulmans au nom du vivre-ensemble et les refuser aux Hongrois et Polonais catholiques dans l’Union européenne ?

La gauche a pour tendance de mépriser le bourgeois blanc, considéré comme privilégié dans l’Histoire, et de ne considérer que les « droits » revendiqués des minorités venues d’ailleurs, vues en victimes ; mais une réaction se fait jour au vu des attentats islamistes et du travail de sape contre la laïcité : l’immigration (surtout musulmane mais peut-être aussi un jour chinoise) pourrait bien miner la culture démocratique en introduisant des pratiques culturelles et sociales contraires à la laïcité, au droit des femmes, aux coutumes alimentaires et vestimentaires, au vote pour élire des représentants. Si les Algériens réclament en Algérie des droits à la française, les Chinois préfèrent peut-être pour leur santé et pour l’économie l’efficacité collectiviste de Pékin aux hésitations et contestations de Paris.

La droite conservatrice a pour tendance de regretter le bon vieux temps de l’entre-soi et de la domination blanche sur le reste du monde ; mais un activisme positif se fait jour au vu du succès de Trump, de Xi Jinping, d’Erdogan et de Poutine en faveur de l’affirmation d’une culture historique occidentale (après tout pas pire qu’une autre) et de la religion chrétienne (après tout moins nocive depuis deux siècles que d’autres).

Entre les deux le centre, qui préfère s’adapter avec le temps et expérimenter l’équilibre.

Et « les écologistes » qui sont une nébuleuse de sectes et de sous-sectes en France, pas un parti homogène. Leurs succès électoraux s’accomplissent plus « contre » que « pour » tant leur programme apparaît autoritariste, de fatwas en fatwas : contre la viande dans les cantines, le sapin de Noël arbre mort, le tour de France macho et pollueur (tiens, rien sur le foot, pourtant bien plus macho ? – il est vrai que les équipes y sont plus « colorées »…). Mais leur aspiration à « un retour à » la vie paysanne, austère sans voyages, la consommation locale, la méfiance pour l’industrie et la surveillance Internet, le moralisme de clocher et la démocratie directe est peut-être l’antidote futur à l’immigration sauvage ? Décourager les migrants de venir vivre en communautés fermées à forte identité culturelle et sociale subsistant chichement à la sueur de leur front pourrait bien être la meilleure solution. Y a-t-il beaucoup de Latinos ou d’Afro-Américains chez les Mormons ? Chacun chez soi et la planète pour tous, les échanges réduits au minimum et l’exploitation à presque rien.

Il reste à régler la question des frontières, des institutions et du droit de vote, des droits de chacun. Mais surtout du nouveau modèle économique sans lequel rien ne sera socialement possible.

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Trump et les quatre causes du fascisme

Mercredi 6 janvier, jour de la certification par le Congrès du résultat des élections présidentielles américaines, le président battu Donald Trump incite ses partisans à manifester à Washington. A la fin du meeting, il excite les militants échauffés à marcher sur le Capitole comme jadis Mussolini a marché sur Rome – 4 morts. C’est le fait d’un putschiste pour qui seule « sa » vérité compte et non les faits – il pourtant a été battu de 7 millions de voix (306 contre 232 grands électeurs). J’ai raison et pas le peuple car JE suis le peuple à moi tout seul. Cette façon de voir et de se comporter est proprement fasciste. Il n’est pas allé jusqu’au bout à cause de son tempérament foutraque adepte du « deal » et parce que l’armée a fait savoir qu’elle ne suivrait pas. Mais qu’en serait-il d’un prochain démagogue organisé et décidé ?

Le fascisme est né en Italie il y a juste un siècle de quatre causes cumulées : la brutalisation due à la guerre, la crise économique et sociale, le nationalisme de pays menacé et frustré rêvant à l’Age d’or mythique, et la démagogie d’un agitateur habile.

  1. Brutalisation : la guerre de 14-18 a duré longtemps et a été éprouvante non seulement par la violence des combats mais par la technique qui a amplifié la guerre, monstre industriel contre lequel on ne peut quasiment rien comme dans Terminator. L’habitus de férocité et de décisions brutales pris dans les tranchées conduit vers 1920 à considérer la violence comme régénérant l’homme, donc la société, ce qui fut théorisé par Georges Sorel. Ce fut la même chose sous Lénine et surtout Staline en URSS, puis en Allemagne sous Hitler. Il faut être « inhumain » pour forger l’homme nouveau, dirigeant à poigne, homme de fer. Aux Etats-Unis en 2020, après le choc belliqueux des attentats du 11-Septembre 2001, deux millions d’anciens combattants des guerres du Golfe, d’Afghanistan et d’Irak ont été brutalisés (et souvent traumatisés) ; ils ont formé l’essentiel des militants qui ont marché sur Washington.
  2. Crise économique et sociale : l’Italie est secouée par une grave crise de 1919 à 1922 ; l’Allemagne sortie ruinée de la guerre en 1918 est précipitée dans la crise par la Grande dépression qui suit l’effondrement des spéculations boursières américaines en 1929 et diffuse par effet domino à tout le monde développé les faillites financières et son cortège de fermeture d’usines et de chômage. En 2008, les Etats-Unis ont subi de plein fouet l’équivalent de la crise de 1929 et se font de plus en plus tailler des croupières par la Chine, forte de trois fois plus d’habitants et de l’avidité des capitalistes de Wall Street qui n’hésitent pas à brader leur technologie pour des profits à court terme. Trump est élu en 2016 sur des idées de protectionnisme et de relance économique par la baisse des impôts et la liberté reprise sur les traités internationaux, voulant relocaliser l’industrie au pays et initiant une guerre commerciale d’ampleur inégalée aux autres puissances comme à l’immigration.
  3. Nationalisme : tout pays menacé dans son niveau de vie se voit menacé dans son « identité », cherchant fébrilement à se « retrouver », un peu comme un adolescent inquiet au lieu d’un adulte mûr. La « victoire mutilée » de Mussolini, le « coup de poignard sans le dos » d’Hitler, le « projet Eurasie » de Poutine, le « make America great again » de Trump sont un même prétexte à vouloir régénérer la nation par la mobilisation des natifs. Il s’agit toujours d’un conservatisme botté, d’un retour à un mythique Age d’or qui n’a jamais existé que dans l’imagination : l’empire de Rome, la race pure aryenne, la Russie éternelle, l’Amérique des Pionniers. Il est donc enjoint de prendre le contrepied de tout ce qui se pensait auparavant : la raison, les Lumières, l’individualisme, l’hédonisme post-68, l’humanisme onusien. Retour contre-révolutionnaire au droit divin, à la religion, à la nation organique, au romantisme de l’émotion, à l’égoïsme sacré et au culte de la force qui tranche. Une frange de militants est mobilisée pour entraîner la société et embrigader les esprits : squadristi italiens, SA et SS allemands, siloviki russes, milices trumpistes. Ce que l’Action française a su faire au début du siècle précédent, Q anon veut le faire au début du siècle présent.
  4. Démagogue : pas de succès de l’irrationnel nationaliste et xénophobe sans un agitateur habile. Mussolini, Staline, Hitler, Trump (pour ne prendre que quelques exemples occidentaux) ont su agréger autour de leur personnalité tous les frustrés, les enthousiastes, les fana-mili, les activistes. Il s’agissait de conquérir le pouvoir – puis de le garder. Seul Trump a échoué pour le moment à rester président même s’il a déclaré qu’il « ne reconnaîtrait jamais la défaite ». Mais il profite des failles du système représentatif de la démocratie (aggravées par le système électoral archaïque des Etats-Unis) pour contester le vote des citoyens. Sa « vérité » est qu’il ne peut être battu. Comme dans la télé-réalité, le show doit continuer. C’était hier la radio et le cinéma qui servaient la propagande ; c’est aujourd’hui l’Internet, les réseaux et la télé qui s’en chargent, matraquant la théorie du Complot et amplifiant tout ce qui mine inévitablement le parlementarisme : le clientélisme, la corruption, la lâcheté, la combinazione. Anarchistes, complotistes et croyants se liguent pour porter les coups de boutoir au « Système » de la règle de droit comme si celui-ci, une fois renversé, n’en générerait pas un autre – en pire : le fascisme, le communisme, le nazisme, etc.

Ces quatre causes sont universelles ; l’histoire ne se répète jamais mais ses mécanismes se répliquent. La montée de la violence, les frustrations sociales augmentées par les ravages de la pandémie, l’absence de nouvelle « frontière » à explorer pour les citoyens (l’espace et le transhumanisme sont réservés à quelques élites, seul le « retour à » est accessible à tous sans limites), la politique-spectacle augmentée par les réseaux sociaux sans digues, ont créé le phénomène de Trump le trompeur, le champion du parti des éléphants.

Si les normes non écrites, les règles informelles et les conventions sont la colonne vertébrale d’une démocratie, celle-ci a du mouron à se faire car l’exemple vient du phare mondial : les Etats-Unis de la grande révolution de 1776. Mélenchon doit regarder cela avec grand intérêt.

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Adolescence au temps du Covid

Macron a recausé dans le poste le mardi 24 novembre à 20 h. Il est beaucoup trop long et trop verbeux, son message politique se brouille. Qu’il laisse donc les détails aux ministres ! Le citoyen a l’impression non d’un discours à la nation mais d’un rapport de présentation à une société comme j’en ai entendu de nombreux au cours de ma carrière : des chiffres qui ne prouvent pas grand-chose, des arguments de spécialistes, une kyrielle de remerciements démagos. Un quart d’heure aurait suffi pour faire le point, fixer les étapes et donner les grandes orientations politique – le reste n’est qu’accessoire. Au lieu de se répandre en bavardage, comme cet incongru « ouvrez les fenêtres toutes les heures ». Ce n’est pas son rôle de président. En tout cas, le message est clair : pas de déconfinement avant le 15 décembre « si les conditions sanitaires, etc. » et aucun retour à une certaine normalité avant le 20 janvier au moins, début février pour les universités !

Les autorisations autorédigées infantiles subsistent. La stupidité technocratique en plus comme ces « 30 personnes » dans les lieux de culte, quelle que soit la taille du lieu ! Le retoquage du Conseil d’Etat est une réaction de bon sens que l’on aurait aimé voir aux ministres, à commencer par le premier… Il y a encore ces stations de ski « ouvertes » mais privées de remonte-pentes, situation aussi stupide qu’une valise sans poignée ou qu’une messe sans Elévation. Les fonctionnaires prennent vraiment les citoyens pour des cons, Castex est le premier chef de cette armada de parasites qui se gaussent de la paille du calibrage des bananes « à Bruxelles » alors qu’ils ne se rendent même pas compte de la poutre de leurs prescriptions absurdes depuis Paris. Comme si les pistes de ski étaient plus contaminantes que les trottoirs des métropoles !

Il s’agit en fait de lâcheté politique : surtout ne pas frustrer les lobbies des stations et des sacro-saintes « vacances scolaires » des bobos tout en maintenant un semblant d’isolement sanitaire global juridiquement inattaquable. Une demi-mesure fait deux fois plus de mécontents, c’est la rançon de la lâcheté. D’autant que s’entasser en bas des pistes sans bar, ni restaurant, ni discothèque, ni sport en salle, ça sert à quoi ? A augmenter la proximité entre les personnes ? Et, depuis plus de six mois, nul fonctionnaire « de la santé » n’a mesuré la contamination du Covid à 2000 m, ce serait trop rationnel sans doute. Il s’agit d’exercer son pouvoir mesquin, pas de gérer le pays. De toutes façons, ils seront payés pareils alors pourquoi prendre une quelconque responsabilité ? J’enrage de cette bêtise qui n’a jamais failli depuis les théoriciens en chambre de « la Révolution » et fustigée par Courteline. A quand le retour aux département carrés et au décadi pour (télé)travailler ?

Quant au « quoi qu’il en coûte », plus ça dure, plus ça coûte cher – et les impôts futurs se profilent. Seul le travail produit la richesse, pas « l’argent ». Payer les gens à rester chez eux est contreproductif. La dette explose, les industries licencient, les commercent ferment, les petits boulots se multiplient, précaires, peu payés, incertains. Contrairement à l’idéologie flemmarde des « 35 heures » et des « écologistes » de théorie, ce n’est pas vivre mieux que de travailler moins : c’est obtenir un niveau de vie plus bas. Ce doit donc être un choix et ne pas être imposé à tous comme un oukase venu d’en haut. Que l’on fasse des études (qui créent de l’emploi) pour savoir si un commerce de dix mètres carrés avec quota de clients en même temps et gestes barrière est plus nocif qu’un trottoir encombré de fumeurs, joggeurs, bouffeurs et téteurs de gourde qui ne portent pas le masque ou seulement sous le nez. Ils n’en n’ont rien fait : interdire est plus simple.

En voyant un très jeune voisin de ma banlieue qui sort de chez lui en courant pour attraper le RER qui le mènera au collège, la gorge découverte de s’être trop pressé de s’habiller, le masque enfilé sur la tronche comme un slip, les cheveux trop longs faute de coiffeur autorisé, les yeux trop bleu égarés par l’angoisse d’être en retard, je songe que le Covid va retirer aux collégiens, aux lycéens et aux universitaires deux ans de leur vie normale. Cet état de fait touche moins les primaires, heureux en enfance, mais beaucoup plus ceux entre 11 et 25 ans, âge où l’identité se construit, où l’on se mesure avec les pairs, où se compose l’estime de soi. Que vaut un bac 2019 sur notes de contrôle en deux trimestres ? Va-t-on s’en gausser durant dix ans comme après le bac 1968 ? Que vaut une année scolaire 2020-2021 enserrée entre gel, masque, distance, demi-groupes, Internet obligatoire après l’école ? Pour ce gamin de 11 ans que j’ai vu grandir, deux années représentent un cinquième de sa vie jusqu’à présent. C’est beaucoup.

Quant à son frère aîné, qui vient de franchir en quelques mois deux étapes du passage à l’âge adulte, le bac et le permis, il est frustré depuis un mois de sa copine connue (bibliquement mais contre l’Eglise) lorsqu’il n’avait pas même 15 ans. Il a entamé une première année d’université croupion sans préparation, laissé à lui-même par les cours sans prof, mépris à distance, et les bibliographies à consulter sans bibliothèques. Il n’aura que six mois de février à juillet pour valider son année on ne sait d’ailleurs trop comment en apprenant tout seul, en s’organisant dans son coin, avec un réseau Internet peu vaillant et saturé. Les fameux MOOC (massive open online course – cours ouverts à tous en ligne) dont on faisait grand cas il y a dix ans sont des monuments rébarbatifs où il faut suivre dans la durée sans être aidé. De qui se MOOC-t-on ?

Je les regarde pousser et je me dis qu’il n’est pas facile d’être adolescent aujourd’hui. L’avenir est incertain, les études ardues, l’emploi compromis, la solitude assurée. Heureusement que la famille, réunie par la force du confinement, forme nid. Dans le meilleur des cas (qui est le leur). Mais les autres ?…

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Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses Etats

L’auteur est Directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences-Po Paris. Il a d’abord étudié Israël et les Palestiniens, ces deux légitimités identitaires qui cherchent un Etat. Il a ensuite tout naturellement élargi ses recherches aux identités nationales en Belgique et en Italie, et cherché à analyser comment les sociétés modernes peuvent répondre aux exigences de pluralisme national.

Pour lui, en 2000, à l’aube du nouveau millénaire, l’Etat-nation a fait son temps et il faut inventer une nouvelle forme d’Etat démocratique multinational. S’il a raison sur l’effacement de l’Etat-nation, contesté à la fois par le haut dans la dilution dans des instances supra-étatiques du type Union européenne, OTAN, ONU, OMS, G7, par la mondialisation économique et culturelle de masse via le net – et par le bas via la décentralisation, la régionalisation, l’autonomie, – l’année 2020 prouve que ce n’est pas si simple. La « modernité » n’est pas à sens unique vers un progrès linéaire. Ce qui apparaissait comme une avancée il y a vingt ou trente ans montre ses défauts aujourd’hui : hors l’Etat-nation, qui se préoccupe de la santé des populations ? En cas de pandémie, c’est chacun pour soi. La région autonome est trop petite pour être viable économiquement et le supranational trop vaste pour être efficace partout au même moment – et les deux n’ont pas la même légitimité démocratique que l’Etat-nation.

Mais celui-ci n’est pas toujours au rendez-vous, ce qui rend la réflexion de Dieckhoff encore d’actualité. La Chine, Etat totalitaire aux mains d’un parti unique, a montré de façon caricaturale durant la pandémie que c’est dans l’Etat central que ça se passe, pas dans les régions plus ou moins autonomes. Les Etats-Unis, à l’inverse, montrent que c’est dans les Etats fédérés que l’essentiel se passe, et non pas au centre où règne un clown vantard qui s’improvise médecin et préconise d’injecter directement de l’eau de javel dans les poumons des infectés après les avoir exposés tout nu au soleil.

L’ouvrage est en deux parties : L’appel du nationalisme pour comprendre les ressorts sociaux et culturels de l’aspiration à être soi dans sa propre culture ; et La multinationalité, un défi pour l’Etat, au travers des expériences de cohabitations pluralistes des Etats impériaux, nationaux, jacobins.

Les libéraux peuvent laisser-être les identités tout en conservant un Etat régulateur et arbitre, mais cela ne suffit pas. Les républicains se concentrent sur « les valeurs » rationnelles qui font sens commun, laissant les identités religieuses, culturelles et linguistiques au privé. Les multiculturels prônent un naïf « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », sans prendre en compte les exaspérations populaires contre les mœurs venues d’ailleurs qui veulent s’imposer dans certains quartiers ni la volonté de certaines religions de rompre avec la société. Les nationalistes, sur l’autre bord, sont tout aussi naïfs : le Pakistan montre que fonder une nation exclusivement sur l’islam, en niant les langues, les ethnies et les cultures, est illusoire (p.268) ; la Yougoslavie et l’URSS sur la religion communiste internationaliste, étaient du même type : ça n’a pas marché.

Mais tout d’abord, le nationalisme s’exacerbe de la mondialisation. Plus l’on se ressemble par le niveau de vie, les flux économiques, la culture-monde et les droits de l’homme, plus l’on a envie de se distinguer. Plus l’espace est réduit par les techniques de communication véhiculées par le capitalisme global, plus les lieux de vie de proximité et le « vivre ensemble » prennent de l’importance ; le confinement l’a montré un peu plus. L’identité résiste, n’en déplaise aux utopistes de la République universelle ; comprendre pourquoi et comment est l’objet de cette étude.

Les sociétés humaines se définissent par une diversité optimale au-delà de laquelle elles ne peuvent aller et en même temps en-deçà de laquelle elles ne peuvent descendre. C’est toute la dialectique de l’autre et du semblable, des relations indispensables sans s’annihiler, d’accueillir l’autre et le différent sans oublier d’être soi. Dans l’histoire, des cultures s’éteignent et d’autres apparaissent, la plupart se transforment. Une « identité » n’est pas figée mais référence évolutive. La diversité est au cœur de l’humain mais la relation aussi. D’où la balance entre les deux et l’équilibre à trouver.

Si la culture « originelle » pure est un fantasme (les Aryens, la négritude, le Yamato), la mobilisation identitaire encourage à se définir par rapport au dominant et donne une dignité nouvelle au dominé. Ce pourquoi la revendication « identitaire » vient le plus souvent du peuple et non des élites, même si celles-ci peuvent l’utiliser à des fins politiques : l’autonomie corse ou l’indépendance catalane offrent des postes nouveaux à cette élite ; en Belgique par exemple, le clivage linguistique flamand / wallon recouvrait un écart social qui ne permettait pas un accès égal au centre du pouvoir. Dans l’histoire, la traduction de la Bible en allemand populaire par Luther puis les poètes romantiques ont donné à l’élite un sentiment national via la culture, tandis que les mouvements anticoloniaux sont partis de l’élite dominée qui aspirait à l’indépendance pour prendre le pouvoir. « L’ethno-régionalisme des années 1960 emprunte d’ailleurs dans un effet de mimétisme évident ses méthodes et son vocabulaire aux mouvements de libération du tiers-monde » p.105. Mais en Italie, la Ligue du nord ne réclame une sécession que pour mieux réformer l’Etat central dans le sens d’un plus grand fédéralisme, pas pour le faire éclater. L’exemple du Québec le prouve : autonomie oui, sécession non – le coût économique, social et diplomatique serait trop grand. Macron a raison quand il déclare que l’Europe peut plus que la petite nation France dans les luttes du monde ; ce n’est pas nier l’identité française mais l’intégrer dans un ensemble culturel, économique et géopolitique plus vaste, aux valeurs communes fondées sur le droit, la démocratie et la solidarité.

L’intégration républicaine continue de fonctionner en France, malgré les Cassandre ; en témoigne l’usage du français, les mariages non traditionnels, les unions mixtes, l’aménagement des comportements religieux, les pratiques sociales à la française – seules exceptions : une minorité turque tenue par l’islamo-fascisme d’Ankara et les illuminés de Daech séduits par l’utopie. Mais le modèle républicain droit s’adapter à la multiculture.

L’auteur introduit ici une distinction utile entre les différents sens du mot : le multiculturel peut renvoyer au constat de la coexistence de cultures diverses à l’intérieur d’un même Etat ; il peut faire référence aux politiques publiques destinées à gérer cette diversité ; il peut enfin être une véritable idéologie de la promotion active des différences. C’est ce dernier sens qui fait problème. Contrer cette foi utopique et naïve est la première étape indispensable pour tolérer la diversité sans en faire une angoisse de Grand remplacement ! Si l’on ne barre pas la route au multiculturalisme ainsi conçu, la voie est ouverte aux extrémismes, qui peut s’exacerber en guerre civile (quelques-uns l’appellent, pour rejouer à l’envers la guerre d’Algérie). Les identités complémentaires sont en revanche fort possibles – elles existent déjà sans être formelles. Parler basque, corse ou alsacien ne remet pas en cause le sentiment d’être français, ni celui d’être européen. Il suffit d’aller à l’étranger pour le constater.

Il faut encore distinguer polyethnicité et multinationalité. Les migrations successives rendent les Etats polyethniques, sur le modèle américain ; la multinationalité est historique, rassemblant des communautés à culture propre dans le même Etat (Kurdes en Turquie et Irak, Arabes en Israël, Russes en Estonie…). Il est nécessaire de trouver des façons de fonctionner appropriées. L’auteur étudie la consociation suisse réussie, le fédéralisme canadien ou espagnol contrasté, et l’éternelle tentation sécessionniste (Irlande, Ecosse, Padanie). Cette seconde partie est la plus bavarde et se perd parfois dans les détails, sans vue d’ensemble claire. Il semble que le fédéralisme soit la meilleure formule – à condition que les clivages sociaux soient multiples et croisés comme en Suisse. Il exige pour cela le compromis libéral démocratique et surtout pas le nationalisme à base ethnique ou religieuse.

« La pluralisation croissante des sociétés rend de plus en plus intenable le postulat qui veut qu’à un Etat corresponde une nation et une culture. Elle donne par contre une actualité nouvelle à l’Etat multinational qui, par nature, est fondé sur l’expression d’identifications multiples et se trouve en harmonie avec les aspirations des individus modernes à jouer simultanément sur plusieurs registres d’appartenance » p.287. A l’inverse, la Russie tsariste, qui a cherché à se comporter comme un Etat-nation alors qu’elle était un empire multinational, s’est effondrée.

Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses Etats – Les identités nationales en mouvement, 2000, Champs Flammarion 2012, 355 pages, €9.00 e-book Kindle €8.99

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Robert Alexis, L’eau-forte

Auteur secret de déjà dix romans, cet opus tout récent est le onzième. D’une langue riche et dense, il trace le portrait d’un être à tout jamais « ailleurs » dont l’âme ne coïncide pas avec le monde dans lequel il vit. L’identité est une prison et Pierre Roccanges – au prénom destiné pourtant à bâtir les fondations d’une lignée – ne fait un fils que pour l’abandonner, tout comme son père l’a fait avec lui.

Nous sommes dans la campagne aride du Gévaudan où rôdent les bêtes à demi-loups de sinistre mémoire. Dans cet environnement sauvage tout est possible, le pire comme le meilleur. Les croyances paysannes admettent le don du rebouteur, dont la dynastie Roccanges semble avoir hérité dans les siècles. Jadis hobereaux à terres, les seigneurs du pays voient la Révolution détruire le château et les paysans confisquer avidement les arpents. Ne reste qu’une cinquantaine d’hectares peu cultivables et une ferme vaste qui recèle tout ce qui permet de survivre en campagne : grange à foin, instruments aratoires, pressoir à vin, cuves à fromage, alambic pour l’alcool.

A 14 ans, Pierre se retrouve brutalement tout seul. Son père, un taiseux sans aucune affection manifeste est « parti », ne laissant pour explication qu’une feuille blanche dans une enveloppe à destination du gamin. Il a disparu comme sa femme avant lui, comme le grand-père au début du siècle. Leur soif était trop vaste pour l’univers étroit du comté ; ils sont allés courir le monde ou tangenter les étoiles.

Courageux, exercé, vigoureux, Pierre a pris l’habitude de la solitude depuis que sa mère a abandonné le foyer. Il a couru pieds nus sur les chemins empierrés, s’est arraché la chemise aux ronces des buissons, s’est pénétré du soleil d’après-midi tout nu sur les trois rocs du « donjon ». Il est curieux des choses, observateur intelligent et ne tient pas en place. Sous la tutelle de son instituteur Jacques au bord de la retraite, il va développer l’activité fermière de proximité pour vivre : fromage de chèvre, vin de cépages choisis par son père, alcool de sa composition qu’il nomme Margeride et dont un aubergiste est friand pour ses clients urbains venus se ressourcer, froment et seigle pour un pain de saveur.

A 15 ans, il troque Charlaine contre le droit de pâture. C’est une fillette de l’Assistance abandonnée aux fermiers d’à côté dont il ne reste plus que le vieux qui occupe illégalement les terres de Pierre avec son troupeau de Salers. Charlaine a 12 ans, elle est sauvage mais de fort tempérament et Pierre désire la protéger des avances lubriques du vieux devenu seul. Le roman ne dit rien de leurs premiers ébats mais ils se marieront quand Pierre aura 20 ans et Charlaine 18. Ils feront un fils, Thibaut, qui n’est peut-être pas de lui, avant que Pierre ne prenne le large.

Auparavant, doté d’une ambition démesurée pour son âge et pour le pays, il n’a cessé de vouloir prendre sa revanche sur le monde et sur son destin d’esseulé. Il a agrandi ses terres, créé des fabriques, embauché des ouvriers, fait connaître ses produits, rebâti le château. Puis, avant de tomber dans l’industrie et ressentant les envies et la jalousie des paysans qui lui ont venu leurs terres, il a délégué et est parti vivre sa vie ailleurs.

Le roman débute en Orient exotique où un musulman indien de 16 ans, Penchab, l’initie à la nage en harmonie avec l’eau. Car Pierre ne cesse de lutter avec le monde alors que la sagesse voudrait qu’il en épousât les courants de force. En occidental limité, le garçon éprouve une « haine » du monde tel qu’il est, des gens tels qu’ils sont, de sa propre histoire telle qu’elle lui a été imposée.

Cette ambivalence d’amour et de haine cosmique, qui me laisse personnellement perplexe au vu du tempérament du personnage, donne une existence à l’eau-forte, cet acide qui mord le cuivre du monde verni par les apparences et trace ainsi son sillon de mots. Penchab est bien plus en phase avec lui-même et avec ce qui l’entoure que Pierre et ses amitiés à peine esquissées, fortes mais éphémères tant il désire sans cesse changer.

Les parties du roman sont inégales, la seconde déçoit après la première, flamboyante, mais retrouve du rythme et du sens sur la fin. Dans ce portrait touffu d’un personnage complexe, l’enfance sauvageonne et l’observation aiguë du monde qui permet de percevoir les lignes de force coïncident mal, à mes yeux, avec l’existence erratique, perpétuellement insatisfaite, inapte à aimer. Être soigneur par don devrait inciter à partager et compatir plus que le tempérament qui nous est brossé de Pierre, somme toute minéral.

Au total, un roman inclassable qui intrigue et passionne. Pierre n’est pas aimable, probablement parce que personne ne l’est vraiment, masqué par les apparences qu’il laisse adhérer au noyau de vérité de son être.

Robert Alexis, L’eau-forte, 2020, PhB éditions, 236 pages, €14.00

Trois coquilles à corriger à la réédition : toilettes à la turque et pas à la turc, piton rocheux et pas python (qui est serpent), mer étale et pas étal (de boucher).

 

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Christian de Moliner, Islamisme radical : comment sortir de l’impasse

Tout est parti d’un billet sur le site de Causeur en novembre 2017. « Je préconisais, afin d’abaisser les tensions actuelles, d’accorder aux musulmans qui le souhaitent, un statut particulier et une législation spécifique » p.7. Une telle proposition – iconoclaste dans le climat d’aujourd’hui – a eu « un retentissement mondial » sur le net. Un éditeur a donc demandé à son auteur d’en faire un livre.

Etoffé et étayé, la proposition est développée en trois parties :

  1. un tour d’horizon mondial et historique du problème des minorités ethniques et religieuses,
  2. un statut coranique qui serait compatible avec la Constitution française suivi de propositions concrètes,
  3. les réponses aux critiques des extrêmes de gauche et de droite suscitées par l’article de 2017.

Dans l’histoire des minorités, rien n’a jamais vraiment fonctionné sauf une chose : l’expulsion. De l’Edit de Nantes pour les protestants à l’expulsion des Morisques et des Juifs d’Espagne et des Arméniens et des Grecs en Turquie dans les années 1920, en passant par les minorités dhimmi des pays musulmans et aux millets turcs ou à la mosaïque ingérable libanaise, seule une décision politique radicale permet de mettre tout le monde d’accord. La dictature à la syrienne, libyenne ou irakienne ou le fédéralisme complet des « nationalités » tendent toujours vers le nationalisme et la revendication d’indépendance. En témoigne le Soudan qui s’est fractionné entre musulmans au nord et chrétiens ou animistes au sud, et la Yougoslavie qui a éclaté entre Bosniaques musulmans et Serbes orthodoxes.

Les propositions de Christian de Moliner, dans ce contexte, paraissent bien hasardeuses et ne satisferont personne. Il veut proposer un « deal », dans la lignée de Trump, un « compromis raisonnable » comme on tente de le faire (sans grand succès) au Canada. Il aurait pu développer l’exemple des Corses, des Basques et des Juifs de France en tant que minorités qui ont su concilier particularités communautaires et loi républicaine. Car le communautarisme n’aboutit pas forcément au séparatisme, cette distinction des mots et des concepts (que le président Macron étudie pour un prochain discours, dit-on) est riche de potentialités concrètes.

Pourquoi ce deal ? Parce que l’auteur estime que « la France connait un problème musulman et est menacée par une inexpiable guerre civile et religieuse, dont les nombreux attentats islamiques sont les prémices ; 30% de croyants, près d’un million et demi d’habitants de l’Hexagone, rejettent le modèle occidental et veulent être réglés par la charia. Leur nombre ne cessera de croître et ils seront peut-être 7% de la population française après 2050 » p.84.

Déjà ces causes posent problème dans le raisonnement.

  • Extrapoler les statistiques actuelles sur la prochaine génération est hasardeux ; c’est faire trop grand cas de la mode. N’était-elle pas au communisme stalinien dans les années 50 avant de virer tiers-mondiste dans les années 60 ? au gauchisme libertaire dans les années 70 avant de virer réactionnaire et socialiste bourgeois ? Une nouvelle Cause à défendre est déjà née : l’écologie heureuse, suite autarcique de la mondialisation heureuse, l’éolienne sur le toit et le potager échangiste mais avec Internet et les réseaux. Une « religion de caserne » (Claude Lévi-Strauss) n’a pas sa place dans cette utopie du jardin d’Eden où l’harmonie avec la nature et avec les autres compte plus que tout.
  • La « charia » apparaît aujourd’hui comme un marqueur culturel plus que comme une foi maniaque (les terroristes ne connaissent quasiment rien de la religion) ; les musulmans en France se sentent rejetés et aucun pays d’origine, notamment au Maghreb ou au Proche-Orient, n’est pour eux très tentant… Mais cela peut changer, tout comme la minorité juive avec la naissance d’Israël ; elle a inversé la diaspora (sauf l’américaine, trop confortable…). Le retour au pays de Roumains éduqués ou de Chiliens exilés sont d’autres exemples.
  • Quant à la « guerre civile », l’auteur a peut-être trop fréquenté les sites d’extrême-droite pour ne pas en être contaminé. Les activistes en réaction aux islamistes sont une infime minorité, et fort maladroite faute de cerveaux politiques, si l’on en croit les arrestations récentes de clampins.

Comment proposer ?

Le deal ne fonctionne pas sur une foi ; Allah ne peut être l’objet d’un compromis, il est tout ou rien. Croire que « ces facilités accordées aux croyants le seront en échange de contreparties indispensables (…) la liberté d’expression », l’égalité des femmes et d’héritage entre filles et garçons, est pour le moins candide. « Donnons aux musulmans rigoristes le moyen de s’épanouir en France », n’hésite pas à écrire l’auteur dans un élan de lyrisme p.174 ! Seuls les religieux modérés, qui font de la foi une affaire privée comme les autres religions, l’accepteraient – mais ils le font déjà…

Laissons plutôt aux juges, dans le cadre des lois existantes, l’application au cas par cas. Les propositions concrètes de l’auteur sur les emprunts, l’assurance, l’adoption, le divorce, les dots, l’héritage, l’enterrement, l’hôpital, les deux jours de congés, toutes règles qui diffèrent dans le droit coutumier musulman de nos lois et coutumes, peuvent être reprises par simple assouplissement de l’interprétation – sans même changer la loi. En quoi cela constituerait-il un « statut attractif » pour les tenants d’une charia de rigueur ?

Quant aux enclaves musulmanes dans les communes de France, analogues aux « mairies de quartier » à Paris, c’est assez cocasse tant les limites à l’autonomie sont immédiatement exposées : chacun pourra « librement » aller et venir, se faire soigner par qui il veut, boire de l’alcool et manger du cochon, se voiler ou pas sauf dans l’espace public… Autrement dit, c’est trop ou trop peu : ouvrir la boite de Pandore paraît plus dangereux qu’affirmer tranquillement mais avec fermeté la prééminence des lois de la République, tout comme les pays musulmans le font pour leur législation quand il s’agit d’étrangers. Promenez-vous torse nu en Arabie saoudite, en décolleté profond et cheveux libres en Iran, faites du nudisme en Egypte, buvez de la bière en public au Pakistan, shootez-vous en Indonésie ! Là, pas d’accommodements raisonnables : c’est l’arrestation immédiate et la prison, en attendant au mieux l’expulsion, au pire le croupissement durant des mois ou des années, parfois la peine de mort.

Les exemples de Grèce ou de Mayotte documentés par l’auteur sont intéressants mais il ne s’agit pas de la même chose. Les exceptions de statut personnel sont liées à la présence ancestrale d’une minorité de religion musulmane dans les siècles, pas d’une immigration de travail qui a fait souche et dont les descendants se radicalisent pour des raisons d’identité, dans une économie ralentie qui les intègre moins.

En fait, l’auteur semble batailler plus contre les islamo-gauchistes en tentant de les amadouer avec ses propositions mi-chèvre mi-chou qu’avec les islamistes radicaux (qui, disons-le tout net, n’en ont rien à foutre). Il serait soi-disant impossible de réprimer les actes musulmans sectaires « devant la bronca que provoquerait cette remise en question dans les milieux progressistes et bien-pensants : ils prétendraient encore, avec une évidente mauvaise foi, qu’on stigmatise les musulmans ! » p.86. Mais c’est confondre le cercle très étroit des intellos autour de Saint-Germain-des-Prés avec la France tout entière. Les actes sectaires sont condamnés par une Justice qui n’a que faire des zassociations de plus égaux que les autres, et par une opinion citoyenne qui se manifeste avec évidence dans les urnes : pourquoi les Insoumis récoltent-ils moins de votants que les Lepéniens, qui en recueillent eux-mêmes moins que les partis de gouvernement ? Le socialisme bobo a été balayé sans appel après Hollande. La mode des gentils islamistes est passée avec les massacres de civils et d’enfants par les beurs terroristes nés en France. La religion tue ; elle n’est pas une politique.

Je ne crois pas à une guerre civile en France mais, si cela devait être le cas, nous aurions vite une dictature nationaliste, donc la déchéance de nationalité et l’expulsion rapide des inassimilables qui ne seraient pas encore tombés sous les balles de l’armée. Tout organisme attaqué se défend pour sa survie, le pays France comme un autre, à moins qu’il ne soit envahi par plus fort que lui : pense-t-on à la Turquie ? A l’Algérie ?

Au total, ce petit livre polémique a le mérite de poser concrètement le problème des musulmans en France. L’islamisme radical est clairement incompatible avec la République et avec les valeurs européennes (et même occidentales). Mais la religion musulmane en tant que telle a sa place comme les autres si, comme les autres religions, elle cantonne sa foi dans la sphère privée. Au moment où le président va discourir sur le sujet, lire ce petit livre instruit sur le débat.

Christian de Moliner, Islamisme radical : comment sortir de l’impasse, 2019, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 196 pages, €19.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Christian de Moliner sur l’islam, la France et la politique fiction, chroniqué sur ce blog :

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Cosmopolite

Le cosmopolite, terme grec attesté en français dès 1560 en pleine Renaissance, est un « citoyen du monde ; (une) personne qui vit tantôt dans un pays, tantôt dans un autre ». Alexandrie fondée par Alexandre était cosmopolite, Rome du temps des César, Paris 1900, Londres sous l’empire, Vienne capitale austro-hongroise. C’est New York et ses quartiers aujourd’hui, pas Rio et son métissage. On se rend compte combien, au fond, sont peu nombreux les vrais cosmopolites, à l’image de ces Viennois, de ces Russes et de ses Anglais de la première mondialisation au début du XXe siècle. Ils étaient fiers de leur « tour d’Europe », de parler plusieurs langues et d’assister aux spectacles ici ou là en suivant les saisons. Aujourd’hui, la tendance est un peu trop à confondre le cosmopolitisme et les seules mœurs financières américaines (voire celles de l’élite juive).

Le cosmopolite n’est pas l’affairiste toujours entre deux avions, de New York à Hong Kong puis à Londres ou à Tokyo. Il est, il doit être plutôt, celui qui s’ouvre à l’autre, plus voyageur que nomade. Le nomadisme est un mode de vie fondé sur le déplacement et la prédation ; le nomade actuel vit à l’heure américaine, son corps se déplace mais son esprit est sans cesse relié au village global superficiel par les réseaux de communication, à la bourse, à l’économie, à la politique internationale – là où il gagne de l’argent et paye le moins d’impôt. Il n’est de nulle part et communique par téléphone portable ou par mél depuis son ordinateur branché dans chaque hôtel, il regarde les informations sur les chaînes en continu partout dans le monde, il écoute Mozart ou Elton John (ou bien pire) avec son baladeur sur les oreilles. Tel n’est pas le cosmopolite qui recherche la diversité des cultures pour enrichir sa personnalité, rendre son jugement plus éclairé, ses convictions sur l’humain plus vigoureuses. Le cosmopolite est humaniste ; le nomade est opportuniste.

On ne voit de la mondialisation que les capitaux spéculatifs et la culture commerciale du divertissement américain. Mais la mondialisation moderne à une autre face : le droit. L’information a mondialisé les droits de l’homme occidentaux, même s’ils sont contestés par les autres civilisations (Chine, Russie, Inde, Islam). Elle nous impose une nouvelle réalité qui transcende le droit ancien de la souveraineté, de l’autodétermination, de la non–intervention – tout ce qui est contesté aujourd’hui par un retour aux nations, au local, ou au je-m’en-foutisme mondial.

Dire, c’est faire savoir, donc renvoyer une image, faire « réfléchir ». C’est empêcher autant que faire se peut les illusions de vérité, mettre à nu les préjugés et, par là, prévenir les dictatures, remettre en cause ce qui est admis comme les fausses vérités du politiquement correct, qui ne sont guère que des préjugés moraux. On voit bien que les fake news, les infox ou « vérités alternatives », prônées de nos jours par Trump et les trompeurs national-égoïstes un peu partout sur la planète, sont la nouvelle tendance. Plus que le fameux « engagement » des années 50 du communisme militant (ou du Gretalisme actuel), qui a conduit à se soumettre à un parti ou à un dogme, le rôle de l’écrivain est de dire et d’imaginer. Il met en scène et projette ce qu’il voit et ce qu’il sent. Il donne à penser. Tous les régimes autoritaires le craignent car montrer que le roi est nu remet en cause le pouvoir, s’il est illégitime. De Gaulle pouvait laisser Sartre dire ce qu’il voulait – pas Brejnev avec Soljenitsyne, ni le parti communiste chinois avec ses dissidents, encore aujourd’hui.

Tel m’apparaît aujourd’hui le rôle du vrai cosmopolite : non pas véhiculer le spectacle commercial américain (qui est un colonialisme impérial des esprits), mais penser global et montrer la diversité humaine. La « culture » ne se résumera jamais au spectacle ni au commerce, ni ne s’affadira dans les mœurs neutres d’un moyen terme acceptable mondial. Nos vraies racines puisent dans la mémoire particulière, la famille, la cuisine, l’art, la littérature. L’identité existe et restera, par tradition autant que par choix. Mais de goûter à tout sans a priori rend plus fort, mieux assuré de soi et de sa propre culture. Ce n’est pas se convertir que d’apprécier un couscous ou une carpe à la juive, ni métisser sa descendance que de voyager. Il est vrai que les écolos, malgré leur gauchisme internationaliste, nous enjoignent de ne plus sortir de chez nous ni d’acheter un quelconque produit importé – ce qui les rend promoteurs d’une société fermée et carrément réactionnaire où chacun reste à sa place et se contente de cultiver son jardin.

Il y a un progrès des sciences et des techniques mais il n’y a pas de progrès dans la littérature, ni dans les arts – et probablement pas dans les mentalités… Le bonheur non plus ne « progresse » pas car il reste toujours relatif par comparaison à ce qu’ont et ressentent les autres. Le désir mimétique est sans cesse ce qui empêche d’être heureux. Nous savons pourtant que maintenir un niveau minimal d’humanité, persévérer dans la continuité de la vie malgré la certitude de la mort, malgré la certitude des échecs, est déjà une exigence extraordinairement élevée pour les êtres humains aujourd’hui.

Le tragique est que l’être humain évolue peu et que le combat pour la civilisation recommence à chaque génération, à chaque naissance. La culture peut se transmettre, c’est notre devoir de le faire, mais elle doit germer en chacun, en son particulier, plus ou moins favorable selon le milieu environnant et les circonstances.

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Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares

C’est un essai très intéressant sur la représentation de l’Autre dans l’histoire occidentale que nous livre Roger-Pol Droit. Bien qu’un peu verbeux et parfois délayé, l’auteur répétant plusieurs fois la même chose en des mots différents, le propos est clair et édifiant : le barbare est le repoussoir de toutes nos hantises, l’Etranger absolu, l’inhumain amoral – mais aussi celui qui nous constitue. Le mot n’est pas prononcé mais le lecteur songe au phénomène du Bouc émissaire.

« L’imaginaire collectif » p.20 permet de constituer sa propre identité par opposition à un inverse négatif. Sans barbare, pas de civilisé ; sans barbarie, pas d’humanisme ; sans discipline, le barbare qui est en nous ressurgit, primaire et sauvage. Ces trois parties se constituent historiquement.

Tout commence chez Homère dans l’Iliade, au chant 2 vers 867. Mais seul le terme « barbare » figure ; les Grecs n’ont aucun mot pour désigner « la barbarie ». Le barbare est celui qui parle mal le grec. Il n’est donc pas le non-Grec, irréductiblement étranger, mais le frustre. Le terme va progressivement passer du seul parler grossier (« ceux qui font br br ») aux mœurs grossières, avant de prendre le sens d’ennemi : les Perses pour les Grecs, les Germains pour les Romains. Mais attention ! Perses et Germains ne sont ni des sauvages ni des sous-hommes : ils ont des vertus – elles ne sont simplement ni grecques ni romaines – mais surtout on leur fait la guerre. Si la figure du philosophe représente en Grèce antique l’ultime perfection de l’idéal d’éducation, mettant la raison aux commandes des passions et des instincts : le barbare est son opposé. La guerre psychologique va donc opposer culture et barbarie.  Le barbare « parle, mais mal. Il pense, mais à côté. Il vit, mais dominé » p.47. Il est confus, embrouillé, soumis au tyran. Il n’est pas « net », comme Apollon qui tranche ; il n’a de rapport au vrai que biaisé (comme Donald Trump).

Le philosophe, selon les Grecs, « est un homme de la mesure, de l’équilibre, de la domination de soi. La vie sous la conduite de la raison se nomme toujours tempérance, juste mesure. (…) Il incarne nécessairement le règne de la limite. (…) Limite des désirs, des appétits, des vengeances ou des châtiments. Limite des espoirs ou des aliments, la mesure est partout » p.51. Le barbare, c’est l’inverse. Il est constamment dans l’excès, anarchique, impulsif, émotif, incontrôlable, capable de toutes les transgressions sexuelles. Il est hors-limites, hors la « loi » qui meut l’univers comme la cité et chacun. Il n’est donc pas « libre » puisque dominé par sa sauvagerie : « De même qu’il ne se fait pas bien comprendre, et qu’il ne comprend pas bien, faute de se servir de la langue selon l’ordre, de même qu’il n’entend pas comment parlent la réalité et l’organisation du monde, le barbare ne se comprend pas lui-même » p.54 (comme les « 400 mots » des banlieues). Isocrate pense qu’on se civilise par l’éducation et « qu’on appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont la même origine que nous » p.86. Pas de racisme donc, mais de la méritocratie – comme aujourd’hui.

C’est Aristote qui va faire dériver le terme vers la « bestialité ». Pour lui, est barbare celui qui éventre les mères, fait rôtir les bébés, mange habituellement sa viande crue (non cuisinée), baise quiconque et partout sans souci de l’inceste ni du viol, tue et vole sans foi ni loi. Il est donc une sorte d’animal non doué de raison, asservi à ses instincts primaires. Chez Plotin, le barbare est le non gréco-romain : le brut, le non raffiné, le naturel, avec l’idée d’un retour à la source de l’énergie vitale et de la morale saine. L’hellénisme tardif fera de ces traits une vertu en préférant chamanes et prophètes aux philosophes, comme par suicide culturel, préparant la venue du christianisme et l’effondrement de l’empire romain comme de la culture gréco-latine. Peut-être sommes-nous proches d’une telle inversion de civilisation ?

Chez l’apôtre Paul, plus de barbares : « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » p.163. En bref, l’universalisme égalitariste aboutit au « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », comme à l’abolition de toutes les différences accusées d’être des « inégalités » : différences de sexes, de mœurs, de couleur, de situation. Le christianisme valorise la « faiblesse » via la pitié qui est la plus haute vertu, sur l’exemple du Dieu-fait-homme crucifié pour les autres. Les nouveaux barbares sont non seulement ceux qui ne se convertissent pas à la religion d’amour, mais aussi ceux qui sont durs de cœurs, incapables de pardonner, adeptes de la force (et du viol, disent les féministes contemporaines). Le mâle, Blanc, cultivé et vigoureux se trouve aujourd’hui sur la sellette comme le pater familias romain d’hier, sage instruit, esprit sain dans un corps sain. Il faut dire que la chute de l’empire et les éjaculations successives de hordes venues de l’est qui tuent, pillent, violent, raptent, brûlent et détruisent tout sur leur passage, faisant la guerre pour la jouissance de la guerre, paraissent l’incarnation du Diable, appelant l’Apocalypse. Le barbare est, chez les clercs, surtout l’inhumain bestial dont le summum sera représenté par les Huns. Ce furent le surnom que les Poilus donnèrent aux Allemands durant la Première guerre…

A la fin de l’empire, « l’idée de barbarie commence à être pensée comme une donnée d’ordre physiologique. La cruauté est affaire de race, la violence et l’insensibilité deviennent des traits génétiques ». Dès lors, « La race civilisante se trouverait menacée d’abâtardissement, de métissage et de corruption biologique par l’arrivée des races porteuses de l’inculture ou d’une sorte de férocité biologique » p.187. Ce sera la croyance des Nazis comme des islamistes radicaux, c’est aujourd’hui la rhétorique de Trump sur les « rats » et sur la menace latino, c’est la hantise de l’Europe centrale en situation de vortex démographique via l’effondrement des naissances et l’émigration des jeunes.

Ce n’était pas le cas au Moyen-Âge, où les musulmans étaient combattus car non-chrétiens adeptes d’une religion faussée, mais admirés pour leur stratégie guerrière, le luxe de leur existence et la noblesse de leurs sentiments. Ils étaient des ennemis, pas des « barbares » ; ils deviendront « barbaresques » lorsqu’ils adopteront des comportements de pirates sans merci, massacrant, violant et razziant des jeunes pour les vendre comme esclaves du sexe et du travail, castrant les plus beaux mâles pour en faire des janissaires. La « mission » des chrétiens devient alors de les édifier pour les sauver de la barbarie. Chez Thomas d’Aquin, le non-chrétien est bestial par manque d’éducation et les Gog et Magog de la Bible sont des repoussoirs. Le sac de Rome en 1527 par les troupes de Maximilien 1er, mis en exergue par Jean d’Ormesson, assimilera pour des siècles Allemands et barbares ; cela perdure plus ou moins de nos jours contre « la Commission européenne » assimilée au droit du plus fort de la première économie de la zone.

Pour l’humaniste allemand Konrad Celtis, qui édite la Germanie de Tacite en 1500, les barbares sont régénérateurs de la civilisation. Tacite fait des Germains un mythe de vertu incarnée et de vie naturelle, opposés aux Romains de la décadence. Il sera suivi par Montaigne qui fait des « bons sauvages » des sages comme nous, par Rousseau qui fait de « la société » la source de tous les maux, puis par le romantisme qui préfère le rêve et l’imaginaire à la réalité et à la science, avant que ce mythe ne soit « racialisé » par les philosophes allemands à la fin du XIXe pour exalter une « race aryenne » dont ils retrouvent les racines « pures » en Inde ancienne. Leibniz pointera une forme de barbarie propre à la civilisation même : l’excès de rationalisme qui étouffe la sensibilité, l’érudition qui masque la nature ; Vico parlera d’hypertrophie de la logique au détriment de l’observation.

Mais les Lumières, puis la Révolution française, replaceront la « raison » en premier, déclareront les hommes « libres et égaux en droits ». La colonisation à mission civilisatrice sera encouragée au siècle suivant pour éduquer les « sauvages » et leur apporter la vraie religion. Ce fut la première mondialisation, qui sera reprise au XXe siècle par l’économie et « l’aide au développement », voire jusqu’à l’imposition de « la démocratie ».

Les « barbares » deviendront dès lors autres. Ils seront populaires et politiques lors des insurrections des « classes dangereuses » (Canuts 1831, Républicains 1848, Commune 1871). Ils seront romantiques avec la régénération de Michelet puis les mythes wagnériens, la vie naturelle écologique et dénudée des Wandervögel et des scouts de Baden Powell. Ils seront en chacun avec la « pulsion de mort » de Freud, tapie au tréfond de notre âme, en lutte avec « l’Eros civilisateur ». « Ce qui caractérise la représentation des Modernes, c’est que le civilisé peut toujours, soudainement, se transformer en barbare » p.260. Il existe d’ailleurs une « pathologie de l’universel » : l’Inquisition, la Terreur, le goulag, la Shoah, les Khmers rouges, le Rwanda… Quand le sentiment d’une fin de l’histoire pour cause de Vérité révélée rencontre la puissance du désir de Pureté, la liberté diminue et la civilisation régresse.

Intervient alors ce que Roger-Pol Droit nomme en Europe le « sens de l’attente ». Puisque la barbarie est en chacun et peut se révéler à tout moment à l’aide circonstances favorables, puisque le monde est désormais fini et globalisé, engendrant une conscience universelle de la « planète Terre », il n’existe plus de peuple repoussoir. Mais demeure la crainte de voir ressurgir barbares et barbarie ici ou là, venue de l’intérieur ou des frontières abolies. Cette anxiété rend frileux et, en même temps, passif. « Lorsqu’ils seront là, les barbares vont prendre le pouvoir, exercer l’autorité, commander, légiférer. Il ne s’agit nullement de leur résister mais de se préparer à recevoir des maîtres, bientôt présents, et qui vont gouverner. (…) C’est comme un soulagement qu’on attend d’eux » p.264. Cavafy, Coetzee, mettent en scène cette attente qui libère de la responsabilité de décider. Elle est une démission d’énergie, une « décadence » de la culture, la préparation à une « collaboration » active. Avant-hier les Nazis, hier les Soviétiques, aujourd’hui Daech ou Trump.

L’auteur conclut sur les représentations actuelles (en 2007) du barbare. Il est « nulle part » selon Lévi-Strauss qui en fait une construction sociale. « Partout » rétorque le philosophe Michel Henry pour qui la rationalité hypertrophiée des savants et des technocrates réduit au seul mesurable le savoir, faisant fi de la sensibilité. En « nous seuls » dit Edgar Morin, traumatisé par la Shoah, qui confond barbarie et toute forme de domination, en Occident disent les islamistes radicaux qui dénoncent l’impiété. « Fiers de l’être » disent Hitler et Staline, les skinheads, le gang des barbares, Daech et tous les nihilistes (Viva la muerte !).

« Ôtez les barbares, vous ôtez la conscience d’être civilisé. (…) Se construire des barbares, les entretenir avec constance et méthode, cela garantissait que la brutalité était de leur côté, non de celui de la civilisation » p.289. Ce pourquoi il nous faut bien désigner les barbares : pas question de relativiser, d’excuser, de nier : le barbare est nécessaire pour se constituer en humanité. Car tout n’est pas permis : « un homme, ça s’empêche ! » s’exclamait le père d’Albert Camus devant l’un de ses compagnons, égorgé par des racistes arabes haineux.

Quand il n’existe ni frontières, ni limites, ni identité, la violence est partout. Quand il n’est pas de loi, l’homme est un loup pour l’homme (même si c’est faire injure à ces animaux hiérarchiques). Les barbares sont l’inverse de la bonne norme humaine et ils incitent par leur mauvais exemple à inventer la civilisation.

Les barbares du futur, selon l’auteur, ne seront-ils pas ceux qui voudront « tuer le hasard » par la technologie ? Les manipulations génétiques, l’intelligence artificielle, les voitures autonomes, la surveillance sociale généralisée, la traque aux déviances permises par les technologies de l’information et de la communisation, mais aussi les crimes de bureau que sont les règlements étroits, le jargon administratif, le storytelling commercial et politique, les « vérités alternatives » alias fakes news, ne suscitent-elles pas une nouvelle barbarie contre laquelle il faut sans cesse établir des garde-fous ?

Un livre très stimulant.

Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares, 2007, Odile Jacob, €28.90 e-book Kindle €28.99

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American History X de Tony Kaye

Le melting pot américain n’est en fait qu’une salad bowl : les ingrédients ne s’y mélangent pas et chaque communauté reste entre soi, haineuse à l’égard des autres. Ce pourquoi un pompier blanc parti éteindre un incendie dans le ghetto noir se fait descendre par un dealer noir : par simple haine. Ce pompier, incarnation du citoyen américain moyen, bon époux et bon père de famille, était le père de Derek (Edward Norton), alors bon élève en Terminale.

Celui-ci, dès lors, pète les plombs : à quoi cela sert-il d’obéir à la loi si l’ambiance sociale est à l’indulgence pour les délinquants ? Si le libéralisme féminin de gauche trouve toujours des circonstances atténuantes à une minorité noire qui n’est plus esclave depuis déjà 150 ans ? Si les aides sociales et la discrimination positive profitent toujours aux mêmes, qui ne font rien pour se prendre en main ? Si les Blancs démissionnent et se soumettent à la loi des Noirs qui occupent les terrains de sport près de la plage de Venice et font de leur quartier une zone de non-droit ? L’exemple récent de Rodney King (en 1992), tabassé par les flics de Los Angeles parce qu’il les agressait après avoir été arrêté pour rouler bourré à 190 km/h est exemplaire : le coupable ce n’est pas lui mais les flics qui défendent la loi et les citoyens ! Ce que Derek ne veut pas voir est que faire respecter la loi est une chose, abuser de sa force une autre. Ni les délits, ni les inégalités, ni les injustices économiques ne justifient de transgresser la loi ou de se séparer de la nation. Même si certains se sentent plus « frères » que les autres, les états sont unis et le patriotisme doit être plus fort. C’est ce que se dit l’intelligent Derek, à qui son père a pourtant appris l’esprit critique : tout ce qu’on lit ou apprend à l’école n’est pas à prendre au pied de la lettre ; la Case de l’oncle Tom, c’était il y a plus d’un siècle et demi.

Derak s’est sculpté un corps aryen sainement musclé mais sa jeunesse le rend vulnérable aux passions et la haine est la première, équivalente en intensité à l’amour. Il aimait son père, il aime son petit frère Danny (Edward Furlong), 14 ans, qui le voit comme un dieu et s’est rasé le crâne sans acquérir une carrure comme la sienne ; il aime sa mère cancéreuse et ses sœurs vulnérables. Cet amour centré sur la cellule familiale engendre en réaction la haine des Noirs qui l’ont écornée. Il cherche un coupable pour expulser sa hargne et le mécanisme du bouc émissaire agit à plein sur son âge influençable. Il suit les conseils insidieux d’un Blanc mûr qui révère le Troisième Reich et vit de la vente de vidéos pronazies. Cameron (Stacy Keach) a fondé un gang de jeunes Blancs musclés au crâne rasé avec pas grand-chose dedans qu’il a nommé Disciples du Christ ; il joue au führer mais reste dans l’ombre, se délectant de voir la pègre défiée.

Sur le fond, pourquoi pas ? A toute communauté qui se ferme répond une autre communauté qui revendique autant de droits. Les territoires se gagnent, le respect aussi. Lorsqu’il organise un match de basket sur le terrain en bord de plage, Derek fait gagner son équipe, ce qui expulse les Noirs de la zone. Jusque-là, rien que de légitime.

Tout dérape lorsque la haine en retour de certains Noirs de l’équipe vaincue aboutit à tenter de voler la voiture du père de Derek, garée devant la maison. Alerté par son frère Danny alors qu’il est trop occupé à baiser à grands ahans sa copine gothique Staecy (Fairuza Balk), il sort en caleçon, svastika noire glorieusement affichée au-dessus du cœur et défouraille, menacé par l’un des agresseurs qui tient un pistolet. Jusque-là, c’est de la légitime défense, rien à dire dans les mœurs américaines – même si les armes en vente libre constituent selon nous, Européens, un net danger social. Mais lorsqu’il achève volontairement le second Noir blessé, un membre de l’équipe adverse qui l’avait défié les yeux dans les yeux après l’avoir frappé en plein match au mépris des règles, il va trop loin. Il lui place la mâchoire sur le rebord du trottoir et, d’un coup de talon, lui éclate la tête devant les yeux horrifiés du jeune Danny. Est-ce un rite nazi ? Une pratique esclavagiste ? Il semble que le Noir sait de quoi il retourne avant de crever.

Les flics arrivent aussitôt, alertés par les voisins des coups de feu. Derek est inculpé d’homicide volontaire et écope de trois ans à la prison pour hommes de Chino. Trois ans seulement parce qu’il est Blanc et en état de semi-légitime défense ; son codétenu Lamont (Guy Torry), un Noir à la lingerie qui le fait rire et le prend en amitié, a écopé de six ans pour avoir seulement laissé tomber un téléviseur volé sur le pied du flic qui lui attrapait le bras. Deux poids, deux mesures ? C’est ce que comprend Derek en prison.

Il n’est pas au bout de ses surprises : son idéalisme suprémaciste blanc est mis à mal par l’un des durs de la Fraternité aryenne incarcérée. Derek le voit ostensiblement trafiquer avec des Hispanos, violant le code racial idéal. Dès lors, le jeune homme comprend que c’est l’égoïsme qui mène les gens, pas les principes, et que « la race » n’est qu’un prétexte pour gagner et réussir. On ne joue pas collectif comme dans l’équipe de basket, on en profite perso pour ses trafics. Renouant alors avec « les nègres », Derek est violé sous la douche par le plus macho des Frères aryens. Après cette mésaventure et six points de suture à l’anus, il reçoit la visite du docteur Sweeney (Avery Brooks), son ancien prof d’histoire en prison, le même que celui de Danny. Il fait partie du comité ayant à juger de sa libération conditionnelle. Derek lui expose ses doutes et sa désorientation. Et celui-ci lui demande s’il s’est posé les vraies questions. Par exemple : « Est-ce que ce que tu as fait a amélioré ta vie ? »

Tout est là. La haine engendre la haine en retour, comme une vendetta sans fin ; elle aveugle sur les qualités des autres, les différents – ce dont Derek se rend compte en prison, forcé de travailler face à Lamont ; elle ne permet pas de constater avant la sortie que Lamont le protège sans en avoir l’air des viols et des blessures mortelles des Noirs, bien plus efficacement que les soi-disant « frères » blancs. Le docteur Sweeney avoue avoir eu la haine lui aussi quand il était jeune, contre les Blancs qui avaient asservi sa race et maintenaient sa communauté dans le sous-développement social, contre la société et même contre Dieu ! Mais il s’en est sorti par les études, et la culture lui a montré que le racisme était une castration de l’être, inefficace en société. C’est une réaction primaire, qu’il faut surmonter si l’on veut avancer. L’identité oui, la haine des autres pour se la constituer, non.

Lorsqu’il sort de prison après trois ans, son petit frère Danny vient de remettre par provocation un devoir d’histoire sur Mein Kampf : le sujet était de commenter un livre, ce qui choque son prof, juif et ex-amant de sa mère. Le principal est le docteur Sweeny qui connait bien les deux frères ; il décide alors de prendre en main Danny et lui offre le choix : l’expulsion ou un cours d’histoire qu’il intitule American History X. En référence à Malcolm X qui reprenait le sigle appliqué sur le bras des esclaves ; en référence au Christ qui était désigné par cette abréviation (le « vrai » Christ opposé au « faux » de Cameron ?). Mais X est aussi la valeur inconnue en mathématique, ce qu’il faut trouver. Son premier devoir sera donc de relater l’itinéraire de son frère aîné et de l’analyser.

Derek est accueilli comme un dieu par le gang de skinheads et Cameron lui fait miroiter la direction de tous les gangs qui se sont développés sur la côte ouest et qui se rassemblent. Mais il n’en veut pas ; il veut rompre avec tout ce folklore pour demeurés, avec ce ressentiment sans avenir, avec cette haine qui n’aboutit qu’à reconduire la haine – tout en profitant aux affaires commerciales de Cameron. Il le frappe, maîtrise le gros Seth (Ethan Suplee qui déclare « je ne suis pas gros, je suis costaud ! »), rejette sa copine Stacey qui ne pense qu’à briller dans le gang, jouissant quasi sexuellement de la violence et des gros muscles. Elle ne l’aime pas puisqu’elle ne veut pas lui faire confiance et le suivre. Danny, 17 ans, ne comprend pas et le violente mais Derek le calme, lui explique son itinéraire en prison et pourquoi il en est venu à penser que tout doit être différent. Son petit frère, au contraire de Stacey, lui fait confiance parce qu’il l’aime. Il le suit. Edward Furlong est très bon acteur dans les rôles de petit frère soumis.

Il rédige donc dans ce sens le devoir que le docteur Sweeney lui a demandé pour le lendemain et sa conclusion, après que Derek lui ait raconté, est celle du discours d’investiture d’Abraham Lincoln : « Nous ne sommes pas ennemis, mais amis. Nous ne devons pas être ennemis. Même si la passion nous déchire, elle ne doit pas briser l’affection qui nous lie. Les cordes sensibles de la mémoire vibreront dès qu’on les touchera, elles résonneront au contact de ce qu’il y a de meilleur en nous. » Hélas ! Alors qu’il va pisser au collège, un Noir le descend d’un coup de pistolet, celui-là même qu’il avait défié d’un regard quelques jours auparavant. La haine demeure – la vendetta va-t-elle se poursuivre ? Le film reste sur ce suspens.

Mais l’on voit avec Trump, vingt ans après, qu’elle est sans fin parce que le ressentiment ne meurt jamais et que, plus courtes sont les idées, plus elles marquent les esprits obtus et faibles. Les Yankees ne forment pas un peuple mais une mosaïque, le patriotisme n’existe que s’ils sont attaqués sur leur sol. Entre temps, c’est chacun pour soi, le Colt dans une main pour expédier et la Bible dans l’autre pour justifier ; les financiers et le lobby de l’armement et du pétrole commandent, les riches se préservent de la racaille, les flics tuent plus de Noirs que de Blancs, l’école se délite dans le politiquement correct et la niaiserie sentimentale.

Qu’avons-nous encore de commun avec ces gens-là ?

DVD American History X, Tony Kaye, 1998, avec Edward Norton, Edward Furlong, Beverly D’Angelo, Avery Brooks, Jennifer Lien, Ethan Suplee, Stacy Keach, Fairuza Balk, Metropolitan video 2001, 2h03, standard €6.99 blu-ray €8.70

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Raphaël Enthoven tacle la droite Maréchal

La Convention des droites avait démocratiquement invité Raphaël Enthoven, juif comme Eric Zemmour et venu lui aussi d’Algérie, mais de l’autre bord, celui du « progressisme ». Il faut en parler et le dire : « Je suis venu parce que la diabolisation a le triple effet de vous rendre service, de vous faire trop d’honneur et de donner bonne conscience à celui qui diabolise. »

Les arguments qu’il présente en contre sont d’autant plus intéressants qu’il se place sur le plan de l’efficacité : « Ce qui ne marchera pas – et j’en prends l’avenir à témoin – c’est la tentative d’arriver au pouvoir et de « construire une alternative au progressisme » (sic) en passant par la droite. Et, qui plus est, la droite dure. (…) Pour des raisons à la fois idéologiques, stratégiques et métaphysiques. »

Les raisons idéologiques :

« En amalgamant l’UMP et le PS dans un gloubi-boulga libéralo-mondialisé, l’extrême-droite de l’époque a manqué le sens véritable de ces causes communes entre gens antagonistes. Et la leçon qu’il fallait en tirer. » Qui est que droite et gauche ne sont plus efficients au profit d’un nouveau clivage « que moi, j’appellerais « libéral contre souverainiste » et que, peut-être, vous préférerez nommer « mondialistes contre patriotes ». » Clivage qui s’est « installé dans le pays en 2017, avec la victoire d’Emmanuel Macron – qui n’est pas une victoire de la gauche, mais une victoire du libéralisme. » Conclusion : « En vous agrippant à la droite comme le PS s’agrippe à la gauche, vous vous condamnez au parasitisme politique (et à l’indécision sur la question européenne). »

Les raisons stratégiques :

« Ai-je intérêt à m’ouvrir au monde ou bien à me replier sur mon pré carré ? » Or « la nostalgie ne fait pas un projet. [Elle] ne rassemble que des craintifs. Qui sont nombreux. Mais qui le sont de moins en moins. Et qui vieillissent. » Vous n’êtes pas un mouvement mais un agglomérat qui « ne recouvre, en réalité, que des retrouvailles entre militants innombrables qui communient dans la déploration – ce qui est très agréable, mais politiquement stérile. » Car « je parle de l’efficacité de vos valeurs dans un pays qui, majoritairement, leur tourne le dos.»

Les raisons métaphysiques :

« La société elle-même est incurablement libérale. » Eh oui, « on ne revient pas sur une liberté supplémentaire. » « La nature humaine [est] ainsi faite que si vous lui donnez une liberté qu’elle n’avait pas auparavant, elle considèrera qu’en la lui retirant, vous l’amputez d’une partie d’elle-même. »

« Et – ce qui est plus grave que tout – vous brandissez des valeurs sans jamais questionner la valeur de ces valeurs. » « La nature n’est pas une norme. Son fonctionnement n’est pas une intention. »

« Vous donnez à la francité tous les attributs d’un communautarisme. La façon dont vous êtes fiers d’être Français donne le sentiment qu’être Français est une valeur en soi. Or, l’être-français n’est pas un dispensateur magique de vertu. Et la France, dans l’histoire, s’est souvent conduite comme le féal et le collaborateur de ses conquérants. » La repentance est peut-être excessive et récupérée, elle est avant tout une lucidité. « Qui aime le mieux la Turquie? Celui qui reconnaît le génocide arménien ? Ou celui qui brûle des kiosques en France parce qu’il n’aime pas la Une du Point ? Qui aime le mieux la Russie ? Celui qui réhabilite le stalinisme ou celui qui en détaille les crimes ? ». « Le nationalisme – ce communautarisme étendu à la nation dont soudain tout est bien parce que c’est mien – relève, en vérité, de la haine de soi qui, pour ne pas assumer ses crimes, trafique la grande Histoire et jette un voile pudique sur des infamies. »

« 1) nous n’avons pas d’identité (autre que nos souvenirs, nos habitudes et les particularités d’un ADN) et ce qu’on se représente comme une souche n’est qu’un tas de feuilles mortes. 2) Pour cette raison, la passion de l’identité n’est pas une passion de la singularité, mais au contraire une passion grégaire, une passion du troupeau. Pour croire à la fiction de son identité, il faut être nombreux. » Et « c’est à l’illusion de se protéger quand il se replie qu’on reconnaît le tempérament de l’esclave. »

Plutôt angoissé, en témoignent ses redites et sa précipitation parfois, Raphaël Enthoven a eu le courage d’aller dans la fosse aux lions pour dire leurs quatre vérités aux catholiques conservateurs qui rêvent d’être révolutionnaires mais n’amalgament que des mécontentements sans proposer un projet positif. « En vérité, je vous le dis », déclame-t-il comme le Christ, vous êtes « comme une arche de Noé », dit-il encore – traits d’humour qui n’ont peut-être pas échappés aux croyants plutôt chenus dans la salle. Comme Zemmour, Enthoven cite des auteurs : Albert Camus, Romain Gary – et, à un moindre niveau, Jacques Chirac. Il parle haut et clair et dit combien il croit le projet Maréchal condamné.

Pour ma part, je trouve Raphaël Enthoven plus convaincant qu’Eric Zemmour – c’est tout l’intérêt d’un débat démocratique. Parce que la France est politiquement libérale (au sens de 1789), attachée aux libertés et à l’égalité, d’où découle la fraternité (qui n’est pas un communautarisme). Parce qu’il faudrait une dictature pour en éradiquer les droits et le désir (peut-être est-ce ce dont rêvent les maréchalistes ?). Parce que l’identité française n’est pas une valeur en soi mais une suite d’habitudes, de mœurs et d’histoire dont la seule conservation ne produit qu’une passion de troupeau et ne fait pas un projet futur pour le pays. Si les arguments d’Eric Zemmour méritent qu’on les prenne en compte, le repli qu’il prône en réponse n’est pas la bonne solution : elle ne marchera pas. La haine de soi de l’homme qui ne s’aimait pas n’a rien de positif.

Le discours de Raphaël Enthoven (écrit un peu toiletté) dans Le Figaro

Le discours parlé sur YouTube (enregistrez sous 780 p et pas 1080 p car le son ne passe pas)

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Zemmour désamour

La « polémique » a attiré mon attention sur un discours qui serait autrement resté pour moi invisible. La vertu de « la polémique » est son imbécilité : les bonnes âmes des ligues de vertu morale et politique (pour eux c’est pareil) savent mieux que vous ce que vous devez penser et mettent en valeur ce qui devrait à leurs yeux rester caché. Et qui devient donc diablement intéressant.

Eric Zemmour, « écrivain polémiste », est intervenu à la Convention de la droite, version Maréchal. Malgré les « problèmes techniques » qui n’ont cessé d’émailler de bout en bout l’intervention, le discours retransmis en direct par LCI dans un souci démocratique (mais ôté de YouTube par la bien-pensance puritaine yankee) est audible. Est-il bizarre que la droite réactionnaire soit plus nulle de la gauche ultra-progressiste dans l’usage des outils techniques de la modernité ?

Malgré les jérémiades à l’infini des « plaignants » qui ne supportent pas physiquement d’entendre des propos qu’ils ne partagent pas, le régime démocratique exige le débat, donc les libres propos. Eric Zemmour n’a pas dépassé les bornes de la polémique politique même si, depuis l’effondrement de l’idéologie communiste, les citoyens comme les « intellectuels » n’ont plus l’habitude des mots qui fâchent. Ils en appellent aussitôt à la loi, voire révisent la Constitution, pour surtout cacher ce sein qu’ils ne sauraient voir. Depuis Molière, les Tartuffes restent les mêmes.

Que dit donc de si diaboliquement sulfureux l’écrivain polémiste Zemmour ? Que l’ensemble du « progrès » (la science, l’industrialisation, la mondialisation, la société et la morale qui va avec) est à honnir. Il n’a apporté que désillusions et déboires : la boucherie de Verdun avec l’industrie, Hiroshima avec la science, la pauvreté ouvrière avec la mondialisation – il aurait pu ajouter l’effondrement du droit du travail et le sous-paiement systématique avec les GAFAM, mais il n’est pas toujours à la page.

Selon lui, il y a pire : mondialisation rime avec colonisation. Si la première mondialisation d’hier a vu les Occidentaux coloniser les pays enfants, la seconde mondialisation d’aujourd’hui (que Trump achève) voit les enfants du tiers-monde coloniser l’Occident. Son angoisse, c’est l’Afrique : deux milliards et demi d’habitants en 2050, contre un demi-milliard seulement en Europe. C’était l’inverse en 1900, selon lui : cent millions contre quatre cents millions. Les flux vont donc s’inverser et le « grand remplacement » dénoncé par Renaud Camus commencer. D’où la question qu’il pose : « Les jeunes Français seront-ils majoritaires sur la terre de leurs ancêtres ? » L’auditeur est supposé savoir que « les Français » sont tous ceux qui sont présents depuis des siècles, pas les récents autorisés administratifs, sinon les musulmans qu’il dénonce seraient tout aussi Français que les catholiques de souche…

Ce qui manque au polémiste, qui définit soigneusement progrès et progressisme, est une définition du Français. Est-on français par droit du sol ou droit du sang ? Il n’en dit rien, lui-même juif berbère immigré d’Algérie, décrété Français par Crémieux. Le progressisme est pour Zemmour « un matérialisme divinisé » ; on ne sait trop ce qu’il entend par cet oxymore qui fait chic : peut-on faire un dieu de la matière qui justement n’a rien de divin ? Ce jeu de concepts masque l’absence de pensée sur le sujet, sinon de plaire aux milieux catholiques. Que l’être humain se construise durant sa vie, et que la société s’organise sans intervention d’un dieu quelconque (fut-il une Morale laïque), n’est pas dans le logiciel du polémiste. Or c’est pourtant ce qu’il prône ! Car il s’agit pour lui que les individus se sentent solidaires du collectif social, lequel doit « résister » et « restaurer » un ordre ancien préférable. Une morale construite remplace l’autre tout aussi construite – et cette progression n’est qu’une bifurcation d’un sens qui reste toujours construit…

Le propos qui choque les pacifistes volontiers collaborateurs des fanatismes totalitaires (aujourd’hui sous Macron comme hier sous Pétain) est le suivant : « Les idiots utiles d’une guerre d’extermination des mâles blancs hétérosexuels catholiques ». Et le polémiste diplômé de Science Po élevé par des femmes (et qui a raté deux fois l’ENA) de dénoncer le féminisme des porcs, le racisme des noires et des rappeurs qui appellent au meurtre et au viol des Blancs, la théorie du genre qui fait que la ministre Agnès Buzyn peut déclarer sans rire « qu’une femme peut être père », enfin l’islam (radical – je précise, ce que Zemmour omet) qui veut imposer la loi coranique et massacrer les mécréants. Pour Eric Zemmour, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une « guerre des races et des religions » avec pour but « occupation et colonisation » par l’islam et par le nombre. Évoquer cette « guerre » signifie-t-il appeler à la faire ? Le polémiste y invite mais ne dit pas comment : par la kalachnikov ou par les arguments ? La guerre civile ou le droit républicain ?

Ce n’est pas la courbe de croissance économique qui importe pour lui mais la courbe de croissance démographique. Or, pour Zemmour, « à chaque vague démographique correspond une vague idéologique ». L’universalisme a été porté par la population française, exubérante à la Révolution et durant la colonisation ; aujourd’hui, cette idéologie est obsolète, se réduisant à « un individualisme borné » dans un contexte de taux d’enfant par femme réduit, tandis que l’islam se répand par sa démographie (même si les musulmans intégrés ont tendance à aligner leur taux de fécondité sur celui de la société dans laquelle ils se trouvent). « La question identitaire n’est pas la seule, mais elle précède toutes les autres questions » (sociales, économiques, politiciennes). Elle est la seule question « rassembleuse » de « toutes les droites », sauf « la mondialiste ».

Car deux totalitarismes actuels ont conclu désormais l’équivalent du « pacte germano-soviétique » des totalitarismes d’hier : 1/ « le libéralisme droitdel’hommiste » des citoyens du monde qui vivent en métropoles – et 2/ « l’islamisme des banlieues ». Tous les deux foulent aux pieds la nation, aucun ne se sent Français : les premiers parce qu’ils se voudraient Américains, les seconds parce qu’ils appartiennent avant tout à l’Oumma musulmane. Les Français catholiques, où peuvent-ils se retrouver ? Il oublie curieusement la France périphérique, ni métropole ni banlieue, que les gilets jaunes ont révélée – sa pensée est-elle en retard d’une analyse sociologique ou répugnerait-elle à s’adapter ?

Obsédé jusqu’à la névrose, Eric Zemmour attribue tous les problèmes actuels de la France à l’islam dans un syllogisme peu convaincant : « tous nos problèmes sont aggravés par l’immigration ; et l’immigration est aggravée par l’islam ». L’auditeur comprend quelle est sa bête « noire », mais peut-il être convaincu par le seul alignement des mots ?

Il ne faut pas oublier à quel public il s’adresse : aux catholiques réactionnaires de la droite Maréchal. En général des bourgeois n’ayant pas de problèmes de fin de mois et qui, s’ils vivent majoritairement en province ou dans l’ouest vert de la banlieue parisienne, restent attachés aux traditions. C’est leur milieu et leur droit d’être et de penser, mais ils ne forment pas la majorité des citoyens français. Le discours est donc orienté sur leurs phobies présentes et leurs angoisses de l’avenir, orné de citations littéraires de Lamartine, Condorcet, Drieu la Rochelle, Bernanos, lu avec quelques éclats et passages fleuris. Rien de bien grave dans le grand débat national mais une expression qui mérite d’être rappelée pour mieux en débattre.

Car le fanatisme islamique est un problème, révélé par les attentats de 1995, même s’il ne touche qu’une minorité agissante. Le développement démographique de l’Afrique en est un autre qu’il est bon de ne pas ignorer. La propension des intellos à rester toujours dans le sens du vent bien-pensant, aboutissant parfois à devenir de véritables « collabos » des plus forts, est largement documentée depuis deux siècles, l’analyse la plus fine ayant été fournie par Raymond Aron en 1955 avec L’opium des intellectuels. Le retour des « nationalismes » (ou du repli sur soi) des pays développés de plus en plus nombreux est un fait d’évidence. Mais à quoi cela sert-il d’agiter les peurs et les angoisses (sinon à des fins de manipulation politicienne) ? Il nous faut au contraire apprivoiser ces événements par la raison, les analyser lucidement, pour décider de la façon de nous y adapter en conservant notre identité de pays ayant mille ans d’histoire.

Le problème d’Eric Zemmour est probablement qu’il ne s’aime pas. Il avait écrit un livre éclairant portant ce titre à propos de Jacques Chirac, en 2002 : L’homme qui ne s’aimait pas. Parlait-il avant tout de lui-même ?

L’auteur du Suicide français pourrait-il faire sienne la maxime qu’il livre aux maréchalistes de droite à la fin de son discours : « La vraie espérance est le désespoir surmonté » ? L’homme qui ne s’aimait pas pourra-il un jour s’aimer ?

Le discours d’Eric Zemmour à la Convention de la droite (très mauvaise qualité d’image et son médiocre)

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Fondements sociaux de la crise politique

Le monde change, la politique avec. Les transformations de la société par la technique et l’économie engendrent des bouleversements dans la façon de s’exprimer et d’agir. Les politiciens sont déboussolés – on le serait à moins car tout va très vite. La révolution numérique a engendré une mutation de la production et de la vente qui a bloqué les revenus, tandis qu’elle a encouragé techniquement la spéculation, aboutissant à la crise financière de 2008, obligeant les Etats à s’endetter pour assurer un filet social et empêcher l’effondrement du système. Les idéologies ont lâché devant le pragmatisme exigé. La guerre imbécile de Bush à l’Irak, à l’Afghanistan, plus tard à la Syrie, a engendré des migrations massives et incontrôlées en même temps qu’une montée du radicalisme islamiste ; la guerre du commerce électoraliste de Trump avec la Chine et l’Europe engendre des crispations nationalistes.

Rien n’est simple et la visibilité est nulle, le nez sur le guidon. Un brin de hauteur s’impose.

Internet et le téléphone mobile n’existent que depuis 25 ans, or les politiciens ont largement dépassé cet âge, ils sont maladroits avec le numérique. Ils n’ont surtout pas vu – ou voulu voir – que l’outil Internet a développé de façon phénoménale les « réseaux sociaux ». Ceux-ci exacerbent l’individualisme, chacun rassemblant autour de lui ceux qui lui ressemblent via des liens baptisés un peu vite « amis ». Ce ne sont que des amis à l’américaine, fondés sur leur utilité ; qu’ils quittent la communauté et le lien est brisé. L’affection ne compte pas, seulement l’intérêt – y compris l’intérêt affectif de ne pas se sentir seul. Ces réseaux et le formidable pouvoir d’opinion qu’ils représentent font éclater la nation au profit des tribus et des egos. La politique, dès lors, n’existe plus comme projet mais seulement en tendance : on est « pour » (la planète, l’humanitaire, la hausse des salaires) ou « contre » (les industriels, les migrants, la finance). Mais ces « grands principes » n’accouchent d’aucun projet concret pour la nation. Ils véhiculent seulement des micro-projets personnels dirigés sur une petite cause dans le vent immédiat. Pour le reste on braille, on pétitionne, on n’agit pas. La politique devient à l’état gazeux, aussi volatile que la tête de linotte à la mode, sans forme précise ni liens solides. Le vote est de circonstance, pas de conviction.

La révolution numérique bouleverse dans le même temps le commerce (qui se multiplie en ligne, rendant « l’ouverture le dimanche » aussi ringarde qu’un militant CGT) en ruinant les pas de porte et l’emploi (phénomène accentué par la casse rituelle des gilets jaunes chaque samedi, appelés via les réseaux sociaux). La production n’est pas en reste, plus automatisée, plus standardisée, plus décentralisée : les pièces détachées et les composants viennent d’ailleurs, la « réparation » ne se fait plus, les qualifications sont dévalorisées. La finance prend alors le pas sur l’ingénierie et la spéculation prend son essor. Au détriment des salariés qui deviennent variables d’ajustement et des métiers qui ne sont plus sollicités. Entre le PDG et le manœuvre, l’emploi fond à grande vitesse, conduisant à la société du sablier : des très riches et de vrais pauvres. La classe moyenne se trouve menacée dans ses revenus cantonnés, dans son ascension sociale bloquée, dans son rôle démocratique dénié.

L’anxiété identitaire ressurgit alors avec force : Qui suis-je ? Où vais-je ? Comment mes enfants vivront-ils ce monde nouveau ? Cela a donné Trump aux Etats-Unis, ce bouffon milliardaire gonflé d’ego macho qui fait de l’égoïsme sacré le parangon des vertus américaines. Les perdants des industries en déclin, des petites villes désertées, des classes moyennes blanches menacées, ont voté pour lui. Assez d’assistanat social ! Assez de commerce avec les pays voyous (la Chine qui foule aux pieds les brevets et la propriété industrielle, le Mexique qui envoie des travailleurs clandestins et laisse passer la drogue, la Suisse qui fait échapper à l’impôt, l’Allemagne qui truque ses autos…) ! Cela a aussi donné Orban en Hongrie, conservateur anti-immigration par hantise démographique plus que par un supposé « racisme » : l’Europe centrale, dérèglementée à marche forcée depuis la fin de l’empire soviétique, perd sa jeunesse qui émigre faute d’emplois qualifiés et malgré l’aide considérable des fonds européens. Accepter des immigrés d’une autre culture (musulmane) comme Merkel l’a fait, est un suicide démographique et la population n’en veut pas. A l’Ouest, les sociétés plus ouvertes se ferment peu à peu sous les coups de boutoir de l’idéologie radicale de l’islam, encouragée par l’Arabie saoudite wahhabite et par l’appel romantique au djihad en Syrie et au Levant. L’école laxiste post-68 et l’indulgence « de gauche » pour les nouveaux prolétaires fantasmés laisse faire. En réaction, les classes moyennes réclament plus d’ordre et moins de passe-droits : c’est le vote populiste, qui profite surtout à la droite – et se polarise aux extrêmes. Et qui rejette nettement « la gauche » dans les poubelles de l’histoire.

Les usages de la démocratie alors se défont. L’esprit de débat, de négociation et de compromis se réduit au profit des positions tranchées, du fanatisme borné qui transforme les adversaires d’un moment en ennemis irréductibles – et à la violence de mieux en mieux acceptée. La délibération est évacuée au prétexte de « l’urgence », la représentation abandonnée au profit des revendications personnelles. Ne reste qu’à autoriser les armes en vente libre pour arriver au niveau de violence américain, prélude à la guerre civile « raciale » qui ne tarderait pas à achever le travail.

La représentation démocratique a divorcé du capitalisme lorsque celui-ci a abandonné le libéralisme pour la manipulation oligarchique. La Chine reste communiste, autoritaire et centralisée ; elle est pourtant capitaliste, d’un capitalisme aussi sauvage qu’aux Etats-Unis il y a un siècle. Le modèle de contrôle d’Etat qu’elle incarne séduit de plus en plus de monde qui refuse la chienlit – notamment ces classes moyennes qui ont formé durant deux siècles le terreau de la démocratie (le parti républicain, puis le parti radical, puis l’UMP et le parti socialiste). Le libéralisme conforte la démocratie, il ne se confond pas avec elle : le peuple peut décider autrement que par le vote de représentants, par exemple par acclamation d’un tyran (Poutine ou Erdogan), par consensus sur le parti unique (Chine), par liens croisés avec les intérêts économiques (l’armée et les politiciens sous Chavez). Le libéralisme propose des garde-fous aux dérives possibles des politiciens via les règles de droit et les garanties constitutionnelles. C’est pourquoi tous les tyrans en puissance commencent par changer la Constitution ! C’est le cas en Hongrie, en Pologne, au Venezuela, en Russie – c’est la tentation en France à gauche.

Je ne sais comment va évoluer le régime dans notre pays mais les tendances sont bien établies et de mieux en mieux comprises. Pragmatisme et participation semblent à l’ordre du jour pour contrer le populisme trop facile. Tant que l’économie suit et que l’école, la santé, la retraite, la sécurité et la justice sont à peu près assurés, toute révolution semble exclue. L’Union européenne y aide, face aux monstres qui se réveillent en Chine, aux Etats-Unis, en Russie, au Brésil – prêts à tout pour affirmer leurs intérêts purement égoïstes de prédateurs mondiaux.

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Retour des nations

Il y a une quarantaine d’années, le monde a été bouleversé : 1978, la Chine communiste s’ouvre au marché ; 1979, l’Iran de Khomeiny instaure une république islamique ; 1989, le mur de Berlin tombe et 1991, l’URSS s’effondre de l’intérieur ; 1992, l’Internet public se répand ; 1999, l’euro est instauré dans la finance, en 2002 dans les portes-monnaies. La mondialisation a repris entre 1980 et 2014 comme entre 1880 et 1914 – à chaque fois 34 ans. C’était le temps de la génération d’avant, ma génération.

Depuis cinq ans, avec la génération actuelle, le monde se démondialise : 2001, les attentats du 11 septembre (2977 morts) rendent les Américains paranoïaques et revanchards ; les attentats islamistes se multiplient de 2002 à 2011 en Inde (Parlement – 7 morts, Qasim Nagar – 29 morts, Bombay – 209 morts puis 166 morts en 2008, Varanasi – 28 morts, Jaïpur – 63 morts), en Russie (théâtre de Moscou – 130 morts, Beslan – 344 morts, métro de Moscou – 40 morts, Domodevovo – 37 morts), à Bali (plage de Kuta – 202 morts), au Maroc (Casablanca – 33 morts), en Espagne (Madrid – 191 morts), à Londres (56 morts), à Boston ; 2003, la seconde guerre d’Irak aboutit à la déstabilisation de toute la région et à la naissance de Daech, suscitant un nouveau terrorisme ; 2012, Merah en France tue 7 personnes dont 3 enfants ; 2015, Charlie-Hebdo – 17 morts ; le Bataclan – 130 morts ; 2016, Nice – 86 morts… La religion fait son retour en force, et non seulement l’islam mais aussi l’hindouisme (Inde, Birmanie, Thaïlande) et le judaïsme (Israël), voire le catholicisme (la Manif pour tous, la Pologne) – qui, au moins, ne tue pas (encore).

Des murs se construisent, des identités sont traquées ou expulsées (les Rohingyas en Birmanie, les musulmans en Inde, les chrétiens en Egypte et en Syrie, les flics et les Juifs à Paris, les « mécréants » sur les terrasses…) Face à l’amoralisme de la finance globale, les délocalisation opportuniste et l’optimisation fiscale, face aussi à l’indifférenciation technique du net, chaque pays est amené à cultiver son inimitable : l’islam chiite en Iran, l’islam sunnite en Turquie, le judaïsme botté en Israël, l’hindouisme intransigeant en Inde, l’orthodoxie patriotique en Russie, la souveraineté « impériale » au Royaume-Uni, la morale catholique ou la laïcité radicale en France. Des micro-tribus se créent sur les réseaux sociaux et excluent toute contestation en leur sein. Les « natives » de quelques tendances que ce soit (y compris lesbiens et Noirs, Amérindiens ou féministes) font de leur « identité » une politique et interdisent aux autres d’y toucher (pas de rôle de Noirs joué par des Blancs au théâtre, pas de mots connotés victimaires, pas de recette de cuisine qui ne soit « authentique » sous peine de poursuites en contrefaçon…)

Seule pour le moment l’Europe occidentale y échappe (mais pas la Hongrie, ni la Pologne, ni vraiment l’Autriche). Comme si l’Union européenne ne pouvait prospérer que dans le monde d’avant, celui du libéralisme des échanges et des traités multilatéraux. Ce que Trump et le Brexit viennent de renverser en quelques mois. L’OMC n’existe presque plus, l’ONU est méprisée, l’OTAN fragilisé par la Turquie, le traité sur le climat foulé aux pieds. Les États-nations renaissent partout, en Chine, en Inde, en Russie, en Turquie, en Iran, en Israël, au Japon, en Birmanie, en Thaïlande, aux Etats-Unis, au Brésil, au Royaume-Uni peut-être bientôt désuni…

Seule l’Union européenne se veut apolitique, niant même toute politique qui serait de puissance au profit de règles communes fondées sur la monnaie et le commerce. Chacun rétablit une identité et des frontières – pas l’Europe qui ne sait pas qui elle est, ni si elle a des racines (la science grecque à vocation universelle, le droit romain sur le territoire, le parlement viking recréé par la Grande-Bretagne et la France au XIIIe siècle, la personne chrétienne) ou si elle envisage un melting pot universaliste où chacun prend selon ses besoins sans rien donner en échange et attend de la loi qu’elle les protège de tous les autres.

La société ne se gouverne plus mais s’administre ; les politiciens ne font que des promesses alimentaires, sans projet commun. La dispersion des droits de plus en plus étroitement individualistes (mariage gai, procréation remboursée pour tous) se double d’un universalisme abstrait devenu Surmoi désincarné. Cela n’encourage pas les citoyens à être responsables du projet social de leur pays mais les rend à la fois victimes acariâtres d’un peu tout ce qui ne va pas – et moralisateurs sur les Principes. Les migrants ? L’humanitaire DOIT les sauver – mais PAS chez nous !

Une nation, c’est un Etat, une culture, une langue et une religion – majoritaire. L’Union européenne n’est pas Etat mais une confédération de chefs d’Etat ou de gouvernement en Conseil, flanqué d’un Parlement élu nation par nation, qui ne vote qu’un budget croupion et ne contrôle pas grand-chose. La culture européenne est niée par les technocrates qui préfèrent illustrer les billets par des viaducs que par de grands noms. La langue est devenue le globish mondialisé d’anglo-américain abâtardi, faute de savoir encore parler la langue de l’autre comme au début du siècle dernier, ou même encore en 1945. La religion est exclue puisque « les racines » ont été refusées pour ne pas « choquer » les « associations » qui ne représentent qu’elles-mêmes – c’est-à-dire les minorités d’autant plus radicales qu’elles sont infimes.

L’Europe se voudrait l’embryon de la « République universelle » vantée par Victor Hugo dans un de ses gonflements de lyrisme. Sauf que le monde n’en veut pas : chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Les « valeurs » occidentales ne valent rien hors d’Occident. La Chine a les siennes, l’Oumma musulmane les siennes, la Mère indienne aussi. Tous les revendiquent en égale dignité : pourquoi continuer à faire comme si ?

La mondialisation n’a pas été heureuse pour tous. Les pays pauvres en ont bénéficié, les pays riches se sont largement appauvris. A l’intérieur de chaque pays, les inégalités se sont creusées, abyssales parfois. Les « printemps » arabes et autres jacqueries franco-françaises de « gilets » ou « bonnets » (jaunes, noirs, rouges) font successivement flop faute d’agréger en projet commun le « sac de pommes de terre » social. Les élections sortent les sortants quasi systématiquement pour les remplacer parfois par des clowns (Islande, Ukraine, Italie, Etats-Unis). La dette s’est envolée avec la crise financière (venue des Etats-Unis), le climat s’est réchauffé à cause des industries polluantes et des comportements de bébés gâtés (surtout aux Etats-Unis), le terrorisme a trouvé sur Internet (lancé aux Etats-Unis) son terrain de jeu privilégié. Et la Chine comme, de façon moindre, la Russie montrent qu’un régime autoritaire et centralisé est plus efficace pour prendre les mesures impopulaires mais nécessaires qu’un régime soumis au parlement et aux élections à partis multiples.

Au point que le leader du monde (encore les Etats-Unis, incarnés par sa classe moyenne) démissionne, épuisé par des guerres ingagnables et la crise financière de leur faute, sucés par les Chinois qui attirent ou pompent leurs technologies et essaiment dans le monde avec la nouvelle route de la soie et la Banque asiatique d’investissement, lessivés par la concurrence des pays industriels à bas prix, effondrés moralement de s’apercevoir, depuis le 11 septembre, que le monde ne les aime pas plus que les Israéliens depuis l’occupation des Territoires. Ils se replient sur eux, blessés et vindicatifs, revanchards, craignant le déclassement et la paupérisation. Ils n’ont plus d’amis, rien que des partenaires possibles en cas de transaction, ou des ennemis déclarés. Devant cette posture, nous ne pouvons que réagir !

Des menaces de rétorsions commerciales en lois extraterritoriales qui « interdisent » unilatéralement aux autres pays souverains de travailler avec tel ou tel pays sur liste noire purement américaine, du chantage au procès pour absorber les entreprises qui les intéressent (Alstom) à la défiscalisation systématique de ses champions du net (les GAFA) et aux procès victimaires à coup de millions de dollars contre les entreprises rachetées par des étrangers (Monsanto) – les Etats-Unis se sont mis en guerre. Contre le monde entier, y compris leurs soi-disant « alliés ».

Ils inversent leur action depuis 1945 et tournent le dos à la coopération au profit du « deal » où leur intérêt national seul prime : America first ! Ils sont désormais contre le libre-échange et pour le mercantilisme ; contre le multilatéralisme et pour des traités bilatéraux ; contre l’immigration et pour l’épanouissement intérieur ; contre une politique du climat et pour l’industrie nationale.

Dans ce contexte, l’Europe ne doit pas rester les cuisses ouvertes pour accueillir tous ceux qui veulent en jouir : elle aussi doit devenir une puissance – ou péricliter. De l’extérieur en servant de variable d’ajustement entre Américains et Chinois sur les normes et la technologie, de l’intérieur en acceptant l’immigration ouverte et les importations inutiles, au prix du délitement social accéléré. Il nous faut désormais affirmer : Europa first ! Sinon, chacune des nations de l’Union aura la tentation de reprendre ses billes et de défaire cette zone de coprospérité qui a assuré la paix et la stabilité depuis plus d’un demi-siècle.

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Être ou se faire avoir

Les gilets jaunes veulent exister, se faire reconnaître comme l’œil du cyclone social. L’Europe centrale et orientale veut exister, se faire reconnaître comme un réservoir de la biodiversité blanche préservée. Le Royaume-Uni veut exister, se faire reconnaître comme Etat souverain, lié par rien ou en bilatéral volontaire et provisoire. Est-ce là l’identité que chacun cherche confusément ?

La France est dans l’histoire une mosaïque de régions et d’ethnies rassemblée autoritairement sous la houlette d’un roi parisien. Colonisée (un peu) par les Grecs un millénaire avant notre ère et ouvrant les Celtes au commerce méditerranéen, la France a été romanisée par le sud, puis entièrement sous César faute d’union des Gaules, avant que les « barbares » venus de Germanie ne l’aient franchement conquise. Les Ottomans ont isolé l’empire romain d’Orient, aujourd’hui la Turquie et une grande part des Balkans ; les Mongols ont isolé la Russie ; les Arabes ont isolé le Maghreb autrefois romain. Ces invasions forment les limites de l’Europe au sud, au sud-est et à l’est. La France se situe au carrefour des Germains et des Latins.

Pays catholique qui a choisi le pape alors que la périphérie choisissait de protester, roi absolu qui se prenait pour l’Etat et a révoqué un édit de tolérance pour chasser les forces vives proto-industrielles du pays, révolution qui a essaimé les Lumières mais accouché d’un esprit militaire et d’une bureaucratie jacobine centralisée pour laquelle l’impôt est l’alpha et l’omega plutôt que la prospérité – la France s’est trouvée fort dépourvue au siècle des nationalités. Elle était trop composite elle-même, parlant plusieurs langues en son sein appelées dérisoirement « patois », pour être une nation comme les pays autour d’elle. Ce pourquoi elle a choisi « l’universel », orgueil romain, héritage catholique, mission des Lumières, fantasme communiste. Le retour de l’identité la gêne, l’irrite, la déstabilise. C’est pourtant ce que réclament les gilets jaunes tout comme ceux qui votent Rassemblement national, soit une bonne moitié de la population qui s’exprime dans les urnes.

Déstabilisés dans un monde en mutation, envahis par des cultures étrangères où la religion se confond avec les mœurs et la politique, en prise à la délinquance comme au terrorisme des mêmes, déchu d’industries par la mondialisation et la prédation américaine qui « juge » extra-territorialement à coup de milliards que sa loi est la seule à s’appliquer au monde entier, colonisé mentalement par la loi des séries dites « populaires » (dans les faits commerciales), les Français issus du peuple un peu instruit et surtout de province isolée des grands centres, se crispent. Leur économie, leur culture, leurs mœurs foutent le camp et la régulation rampante de non-élus à Bruxelles les dépossèdent de leur destin.

La faiblesse du libéralisme à l’américaine, qui est la mentalité dominante jusque chez les élites européennes, est la lâcheté envers les frontières et la culture des « autres ». L’Amérique s’en foutait puisqu’elle est elle-même un ramassis de rejetés du vieux continent, issue de peuples divers, jusqu’aux esclaves importés d’Afrique. Depuis que la Chine lui taille de sévères croupières économiques et qu’elle défie sa technologie jusque dans sa pointe, l’Amérique se réveille, se crispe sur son statut et élit un populiste à grande gueule : Trump. Et les Anglais font de même avec un Boris (!) Johnson. Dès lors l’Europe, et la France, et les Français perdus, se disent qu’ils seraient bien bêtes de ne pas prendre le même train. L’Europe centrale et orientale trumpettant était inaudible ; elle le devient.

Ces ex-pays de l’Est connaissent un vieillissement de la population, un effondrement de la natalité et une émigration des forces jeunes qui cherchent un avenir meilleur à l’ouest. Leur panique identitaire est une panique démographique plus qu’économique. La nature ayant horreur du vide, et le filet juridique et réglementaire de Bruxelles enserrant ses membres dans un insidieux avenir multiculturel à l’américaine, ceux qui restent à l’Est ont peur d’une déferlante moyen-orientale ou africaine. Ils n’en veulent pas. Un peu ça va, trop, bonjour les dégâts. L’immigration ethnique est comme l’alcool, mieux vaut ne pas en abuser. Le foie distille sa dose, au-delà il cirrhose.

L’Est est encore homogène, l’Ouest déjà multi-ethnique. Ce sont moins les cultures différentes qui posent problème que l’individualisme exacerbé qui encourage l’universalisme du « tout égale tout » et du » tous pareils ». Les pays d’Europe centrale et orientale honnissent le Grand frère (ex-soviétique) mais lorgnent sur la politique à la Poutine : les immigrés, pas de ça chez nous ! L’identité bien assumée passe par le nationalisme et les frontières.

C’est bien ce à quoi aspirent confusément les gilets jaunes comme les extrémistes de droite et de gauche. Le « capitalisme » est l’autre nom, euphémisé, du colonialisme financier (plutôt connnoté « juif » et « anti-palestinien ») comme de l’impérialisme yankee de la marchandise. Dès lors, protectionnisme et nationalisme sont à essayer, croient-ils. Sur le modèle Poutine, Erdogan, Xi Jinping et Trump – entre autres.

Et la gauche inepte, qui devrait faire avancer l’écologie pratique de proximité et le social dans les territoires, entonne toujours la même incantation aux impôts et taxes pour aider les sans-frontières, sans-papiers, sans-abri, sans-ressources venus des pays « en guerre » (depuis Hollande, ne le sommes-nous pas nous aussi, « en guerre » ?). Les sans futur, qui va les aider ?

La tentation est grande de « l’homme » fort (qui peut être une femme au nom belliqueux comme Marine ou Maréchal). Un recours comme Sauveur – et comme d’habitude. Seuls peut-être, les deux Napoléon et De Gaulle ont réussi à changer les choses et à faire émerger un ordre du chaos. Leur image hante les déserts vides de la France périphérique et des acculturés à la violence. Mais les circonstances étaient à chaque fois exceptionnelles et la volonté du collectif alors très grande. C’est loin d’être le cas aujourd’hui où le chacun pour soi et le victimaire agressif sont la seule réaction des egos blessés.

Pour être, il faut d’abord ne pas se faire avoir. Mais encore ? « L’identité » suffit-elle à créer de la culture, de la recherche, des initiatives d’entreprises ? L’entre-soi est-il meilleur en nation qu’en caste sociale ? S’affirmer, certes, mais pour quoi faire ? et pour qui ?

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Les guêpes

Lesdits « gilets jaunes » sont comme les guêpes, ils tournent en rond indéfiniment autour des fleurs plantées sur les parterres, bourdonnant et piquant qui se met en travers de leur désir de pomper comme les autres le nectar. Ils sont industrieux et inutiles – dans le monde où nous vivons. Déclassés car obsolètes, ignorés car périphériques, méprisés car sans avenir. Ils ne sont rien. Veulent-ils être tout, comme les sans-culottes de jadis ? Non point, disent les ronds-points, mais quelque chose au moins.

C’est leur malheur et le nôtre. Ils savent bien qu’ils sont dans une impasse et ne voient d’autre futur que simplement durer. Même la retraite leur est insuffisante avec leurs avantages rognés et le carburant comme l’énergie de plus en plus taxés. Ils ne sont pas les pauvres – ceux-là sont aidés. Ils sont la frange inférieure des classes moyennes, celle qui paye des impôts mais ne reçoit aucune aide sociale, coincé entre le plancher des assistés et le plafond des évadés fiscaux. Ils sont la grande masse des « petits Blancs » en voie de déclassement qui ne voient pas pourquoi ils payent tant pour ne recevoir rien, et que les « autres » leur passent devant : immigrés venus des pays chauds inondés d’aides sociales ou dealers qui se moquent de la loi comme de la civilité et se font de la thune pour rouler en BMW.

Que faire ? Changer de régime ? Elire un « homme » fort ? Instaurer la république autoritaire ? Restaurer l’Identité et la préférence nationale ? Virer les élites (au profit de qui) ? Faire un référendum pour n’importe quoi ? L’outrance des solutions montre combien les remèdes restent flous dans cette désespérance. C’est tout un système de société qui a pris le mauvais chemin. Les gens de peu habitent en périphérie car l’immobilier est moins cher ; mais ils doivent prendre leurs voitures pour aller travailler, se ravitailler, se soigner, éduquer leurs gosses. Et les entreprises se font plus rares, plus proches des grands centres logistiques.

Les maires dans les campagnes accordent à tour de bras des permis de construire et détruisent le paysage au profit des « zones » industrielles, des centres commerciaux et du pavillonnaire, au détriment des terres cultivables pour l’alimentation de proximité. Ils enlaidissent et dégradent, alourdissent la dette des collectivités, tout en investissant dans du non-productif, du prochainement inutile en raison du pouvoir d’achat en baisse continue – argent qui ne va pas à la recherche ni au développement du pays. Les industriels confrontés à la concurrence des zones à bas coûts délocalisent ou restructurent, ils compressent la masse salariale, trop élevée en France en raison des charges sociales ; ils embauchent des précaires et licencient selon les normes internationales. Même dans les services non délocalisables, la chasse aux coûts est le mantra, supprimant les caissières au profit des machines, les guichets au profit des automates, le travail à la chaîne par des robots. Cette déshumanisation progressive, très française par amour de la technique comme par les habitudes de la toute-puissante administration qui font tache d’huile, dégrade tous les rapports sociaux. Chacun se replie dans sa sphère étroite du couple, de la famille et des amis. Les autres sont hostiles et la société retrouve le chemin de l’état de nature où l’homme est un loup pour l’homme.

Tiens ! C’est justement le projet des blacks blocs et autres autonomes qui font de l’anarchie un idéal et cherchent à pousser les forces de l’ordre à la bavure. Ils investissent massivement les queues des cortèges des gilets jaunes qui les regardent à la fois consternés et attirés, car la violence existe bel et bien chez les gilets sur les réseaux sociaux. Menaces de viol ou de mort pullulent envers ceux qui ne pensent pas comme la horde. Et le spectacle plaît aux médias, vautours qui se repaissent des cadavres. Le « mouvement » des gilets jaunes est né de Facebook et des télés en continu qui, pris par l’événement, ont oublié leur métier de filtre et d’analyse pour une complaisance sans bornes aux groupuscules qui font le théâtre (et les gros sous de la pub). Les partis extrémistes s’y sont agglomérés comme des mouches sur la merde, agissant en sous-marin, aidant à l’organisation. Après des débuts poujadistes de petits commerçants et artisans contre la modernité capitaliste, des stars ont émergé : Eric Drouet et Maxime Nicolle. Ils ont pris soin de soigneusement effacer leurs posts Facebook d’avant le mouvement ; mais ils ne peuvent éradiquer les commentaires de leurs « amis », ni les reprises. Ils montrent que l’extrême-droite est leur milieu, le complot leur vivier et les yakas populistes leurs thèses. Oh, Mélenchon a bien tenté de récupérer ce mouvement populaire de « la base » comme il le théorise depuis des années, mais les anarchistes ne veulent surtout pas d’un Caudillo, ni d’un porte-parole aussi guignol. Ils veulent exister, pas faire la révolution.

Or l’existence passe par le spectacle à court terme mais par l’identité à long terme. Et celle-ci est en crise. Deux Occidents s’affrontent plutôt que deux « France » : ceux qui profitent de l’ouverture mondialisée et ceux qui en pâtissent. Les premiers vivent dans les villes et ont à leur disposition tous les instruments de la culture mondiale, les échanges et les enrichissements à la fois économiques, culturels et politiques, ou bien les aides sociales de proximité, les classes dédoublées et l’accès aux HLM. Les seconds vivent dans la diagonale du vide français, ces petites villes ignorées des centres où il ne se passe rien ou presque, qu’un festival l’été ; ils n’utilisent pas vraiment les théâtres, les opéras, les musées de la culture officielle métissée ou avant-gardistes et vivent en pavillons. Mais ils financent ces aides sociales et cette culture hors-sol par l’impôt. Mettre les villes à la campagne, comme le prônait Alphonse Allais, n’était pas une bonne idée. Avec cette fracture qui s’agrandit, l’intérêt général se perd et l’intérêt de la France ne se distingue plus que contre « le terrorisme ».

L’écologie bien pensée pourrait faire revivre ces « vides », mais elle est en France trustée par une caste de politiciennes et politiciens tombés dans le gauchisme étant petits et qui préfèrent leurs vils jeux de pouvoir aux bien-être concret. Faire la morale est le tropisme de cette gauche-là – et taxer tant et plus. Jusqu’au ras-le-bol des bonnets rouges et gilets jaunes, ces « beaufs » plutôt « fachos » que fantasme la gauche bobo.

Pour rectifier la route, cela demandera une génération au moins. Il s’agit de réinventer un système qui permettra de faire une société où se distingue un avenir en commun.

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Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol

Fantasme d’une cité parfaite, les trans (qui se disent « humanistes ») sont à la fête. Dans Gattaca, le centre spatial qui ouvre sur l’avenir et l’exploration des étoiles, ne sont sélectionnés que les meilleurs.

En bonne mentalité américaine, ce qui est meilleur est forcément génétique, essentiel, voulu par le Créateur. Au début et à la fin, le générique surligne en premier les lettres G, A, T et C qui représentent les bases de l’ADN. Tout ce qui est moins bon comprend une part du diable et « la chair » reste le péché suprême. Ce pourquoi tous les membres de l’élite spatiale, nec plus ultra de la science en marche, se doivent de porter costume-cravate de couleur noire et chemise blanche, tels les clergymen et les prêtres d’Etat que sont les fonctionnaires du FBI. Seuls les flics de base sont en imper et chapeau. Cet anachronisme quaker pour évoquer un « futur proche » de notre civilisation a quelque chose d’inquiétant : le conservatisme vire au fascisme aisément. Se croire « élu » par Dieu parce que génétiquement irréprochable est une idéologie où le mal et la souillure sont les autres, réduits à des tâches subalternes.

Un couple a voulu baiser comme avant pour faire un enfant ; Vincent est un bébé sain mais une goutte de sang prélevée immédiatement et analysée par ordinateur prédit déjà les risques qu’il court : il sera agité avec une propension à la violence, aura des problèmes cardiaques et devrait statistiquement mourir avant 30 ans, tout cela avec des probabilités allant de 69 à 89 %. Est-ce la main divine qui permet ainsi aux hommes de se perfectionner via la science ? La « grâce » venue de saint Augustin avant d’être reprise comme utile par Martin Luther et radicalisée par Jean Calvin ne s’adresse qu’aux élus chez les protestants (dogme condamné par l’église catholique dès le concile d’Orange en 529).

Devant cette imperfection de leur premier rejeton, le couple décide de lui donner un petit frère mais, cette fois, avec toutes les « garanties » de la Science, divinisée comme une Bible. Les protestants puritains américains préfèrent trop volontiers l’Ancien au Nouveau testament. Anton est un bébé parfait génétiquement, cette fois digne du nom du père, qui ne porte pas de lunettes de myope, qui peut entrer dans toutes les écoles où on peut l’assurer et qui croît plus vite que son frère aîné, le battant régulièrement à la natation durant leur enfance (la mer rappelle la mère et le liquide amniotique). Jusqu’à ce qu’un jour, à leur adolescence, ce soit Vincent qui le sauve de la noyade en le ramenant sur la rive dans une nature chaotique et menaçante, bien loin de la société programmée et aseptisée créée par le nouveau monde. Car Vincent (Ethan Hawke) va jusqu’au bout de ce qu’il entreprend tandis qu’Anton (Loren Dean) se repose sur ses lauriers.

Le jeune homme sait alors qu’il peut rêver des étoiles, explorateur né, pionnier issu de pionniers, résurgence « naturelle » et non « fabriquée » de l’esprit américain des premiers temps. Sa volonté impose à ses tares de servir son projet, quels qu’en soient les obstacles. Et c’est parce qu’il est imparfait – « non-valide » en américain de Gattaca – qu’il possède en lui les ressources multiples qu’une programmation nazie ne sauraient lui assurer. La propension eugéniste des nazis était en effet la pureté de la race mais surtout l’homogénéité du peuple qui permet aux individus de se sentir communauté, donc parfaitement disciplinés. Les trans (humanistes) pensent-ils autrement dans leur élitisme primaire de Blancs menacés par la montée des gènes nègres et latinos aux Etats-Unis même ?

Le jeune homme se fait embaucher dans Gattaca mais selon son statut de classe inférieure et non selon ses besoins ; le réalisateur retrouve ici le marxisme, pourtant honni des croyants puritains du maccarthysme. Comme il en veut, il va ruser. Il simule un décès à l’étranger et se met en relation avec un trafiquant (Tony Shalhoub – un nom déjà « louche »…). On ne sait comment il le rencontre mais « là où il y a une volonté il y a un chemin », disait volontiers Nietzsche. Ledit trafiquant fait commerce de fausses identités moyennant 20% des revenus tirés de la nouvelle situation. Pour être génétiquement parfait, pas de problème : il suffit de présenter aux tests des échantillons de sang, d’urine, de cheveux, de peau, génétiquement parfaits, d’être de la même taille, corriger sa vue par des lentilles de contact et ressembler suffisamment à son clone. Vincent est donc mis en relation avec Jérôme (Jude Law), un parfait génétique mais qui a échoué à acquérir la première place au championnat de natation. Il a voulu se supprimer pour cela en se jetant sous une voiture (électrique) et en est resté paraplégique. Il ne peut garder son train de vie de l’élite que s’il « loue » les éléments de son corps à un autre qui en a besoin et le finance. Il pisse dans des poches, se tire du sang, s’arrache des cheveux, se racle l’épiderme et collectionne tout cela pour Vincent, désormais prénommé à sa place Jérôme. Lui prend son second prénom, Eugène qui rime avec gène, en grec de noble race…

Et le nouveau Jérôme réussit sans problème son « entretien d’embauche » comme spationaute à Gattaca : il se réduit à l’analyse d’un échantillon d’urine. Si l’on est génétiquement sans reproche, on est réputé être professionnellement au top. La morale de la prédestination comme celle de la science et celle du capitalisme se rencontrent dans l’idéologie qui court sourdement sous la mentalité américaine.

Vincent/Jérôme réussit fort bien parmi ses faux pairs parce que sa volonté le fait travailler plus que les autres et que son intelligence rusée lui permet d’éviter tous les obstacles. Il est sélectionné pour le prochain voyage sur Titan, un satellite de Saturne, dont le créneau spatial ne survient que tous les 70 ans. Sa perfection apparente le fait désirer par Irène (Uma Thurman), une presque parfaite mais qui garde quelques tares génétiques, comme par le fils du docteur Lamar (Xander Berkeley) qui fait passer les tests de validation. Vincent/Jérôme sort avec Irène qui a fait discrètement un test génétique sur un cheveu qu’elle a trouvé sur son peigne dans le tiroir de son poste de travail (mais Vincent y a mis exprès un cheveu du vrai Jérôme, ne laissant rien au hasard). Irène lui avoue qu’elle n’est pas parfaite et que les statistiques lui prédisent des problèmes cardiaques, ce pourquoi elle se vêt, se maquille et se comporte comme plus royaliste que le roi pour faire croire – mais le garçon s’en moque, pour lui ce n’est pas cela qui compte. Tout serait irréprochable : le prête-identité qui est devenu un ami, le poste désiré, son départ prochain, une petite amie approchée – si le destin ne s’en mêlait.

Son directeur est assassiné ; il doutait du bien-fondé d’aller sur Titan et aurait bien retardé le programme pour deux générations. Sa mort permet de poursuivre selon le délai prévu mais la police enquête. Or, dans ce nouveau monde génétique, la police est surtout scientifique : elle prélève absolument tout ce qui peut se prélever et effectue des analyses ADN pour déterminer qui est le mouton noir du troupeau. Parce qu’il n’a pas été programmé pour éviter l’alopécie, Vincent/Jérôme laisse « un cil » sur un rebord de parapet – et ce cil montre qu’il est « in-valid », non validé. S’engage alors une course-poursuite où le flic à l’ancienne dirigé par Anton, le propre frère de Vincent, va tenter de coincer le renégat. Or ce n’est pas Vincent qui a tué le directeur ; en attendant de trouver le vrai meurtrier, il s’agit de durer jusqu’au lancement qui ne peut être retardé, ce qui donne quelques scènes d’action fort bienvenues dans ce film à thème.

Il n’y a que la prétention du vrai Jérôme à goûter le vin rouge tout en fumant une clope et râlant parce que le flacon n’a pas été ouvert au moins cinq minutes avant dégustation, qui fait tache. Un connaisseur sait qu’il est parfaitement inutile d’ouvrir la bouteille trop à l’avance, il suffit d’aérer le vin rouge en carafe ou de le faire tourner lentement dans le verre pour faire monter son bouquet. Quant à la clope, c’est un tue-l’amour sans appel ! Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi, une fois de plus, dans la société parfaite que le réalisateur présente du futur, il conserve tous les carcans victoriens inutiles (chapeau, imper, cravate) comme tous les vices de l’ancien monde (le snobisme, la clope).

Sans dévoiler la fin comme les profs contents d’eux qui gèrent Wikipédia le font sans vergogne, disons que tout ira bien pour Vincent/Jérôme : sa volonté triomphe de tout, seul message peut-être du film dans la lignée du « aide-toi, le Ciel t’aidera » plutôt que dans celle de la Prédestination de se croire « élu ». Ce qui le fait admirer et aimer, presque au sens sexuel, à la fois par Irène, par Jérôme, par son directeur spatial et par le docteur via son fils imparfait. Il faut dire qu’Ethan Hawke, à 27 ans, incarne un jeune homme musclé et empli de vitalité qui irradie son aura tout autour de lui.

Seule une part de hasard permet la liberté via la volonté, contre la prétention de la religion de tout prédestiner et contre l’orgueil scientiste de croire tout peut être calculable donc contrôlé.

DVD Bienvenue à Gattaca (Gattaca), Andrew Niccol, 1997, avec Ethan Hawke, Uma Thurman, Jude Law, Loren Dean, Alan Arkin, Gore Vidal, Ernest Borgnine, Xander Berkeley, Tony Shalhoub, Sony Pictures 2008, 1h42, standard €8.96 blu-ray €9.97

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Georges Simenon, Pedigree

Simenon n’est pas seulement auteur de romans policiers avec le commissaire Maigret en héros. Simenon est auteur tout court. Après deux volumes repris dans la collection, qui recueillent 21 romans (dont quelques Maigret), la Pléiade édite sous le titre Pedigree les romans et essais autobiographiques de l’auteur : ceux qui constituent son « identité ».

L’auteur est en effet belge né d’un père Liégeois et d’une mère aux origines hollandaises et allemandes. Lui a vécu surtout en France, aux Etats-Unis et en Suisse. D’où sa volonté pour ses enfants, et surtout pour son premier fils Marc, de leur donner un pedigree. Un jour de 1940, un médecin apprend à Georges Simenon qu’il est malade du cœur comme son père avant lui et qu’il n’a peut-être plus que deux ans à vivre. Le diagnostic sera infirmé plus tard mais Simenon se préoccupe de donner à son fils une lignée, de lui raconter pour plus tard ce père qu’il n’aura peut-être qu’à peine connu. Uniquement les années de jeunesse, jusqu’à l’adolescence et l’émancipation par le travail. Comme un exemple pour le guider. Il commence par Je me souviens, un récit édité en 1945 qui connaîtra plusieurs procès en diffamation de la part de gens qui se sentent moins bafoués dans leur honneur (qui se souviendrait d’eux sans le livre ?) qu’avides des gros sous d’un auteur riche et célèbre. Ce pourquoi il transforme ce récit en véritable roman, dont la trame est autobiographique mais les noms des personnages changés et les dates réajustées à sa fantaisie. Il l’intitule Pedigree. Si tout y est vrai, rien n’y est exact.

Un pedigree est une carte d’identité pour animaux ; elle dit de qui l’on descend et privilégie l’hérédité. Simenon utilise ce concept animal avec ironie : « Quant à certains hommes qui ont aussi un pedigree et qui s’en vantent, comme leurs aïeux n’ont jamais vécu à l’attache ou dans une cage, il est difficile de donner entière créance à leur parchemin. » (Je me souviens… p.957). Ecrit fin 1940, ce passage est une claire allusion aux nazis qui se vantent de leurs origines « pures », comme s’il n’y avait jamais eu invasions, viols ou intermariages pour cause de grande épidémie. Simenon n’aime pas trop les Allemands, ayant été adolescent entre 1914 et 1918 sous l’occupation de la Belgique par les cruelles troupes du Kronprinz. La ville de Visé fut brûlée par l’armée allemande le 15 août 1914, détruisant plus de 600 maisons ; armée qui n’a pas hésité, plus tard, à fusiller 300 habitants pour résistance à leur avance. Les germes du nazisme étaient déjà présents dans le tempérament prussien de 1914.

S’il écrit pour son gamin, c’est donc moins pour se vanter de ses origines biologiques que pour définir ses origines sociales. Il croit au milieu et à la culture plus qu’à l’hérédité, à l’exemple des parents plus qu’au sang. Il décrit donc ce milieu des petites gens parmi lesquels il a évolué. Cet entourage est fourni et très divers, il se distingue des riches (que l’on n’aime pas) et du populeux (dont on veut se démarquer par les manières et la culture). L’enfant, déjà sensuel, sera fasciné par « les petits crapuleux » qui courent en bandes hurlantes dans les ruelles, les garçons à demi-nus l’été et en haillons superposés l’hiver, les fillettes sans culotte sous leur robe courte et qui s’asseyent en écartant les jambes. L’adolescent sera méprisé par ses condisciples aristocrates et grands bourgeois qui ne l’invitent jamais, même s’il paye sa part, et ira volontiers se frotter aux filles des rues qui cherchent des garçons dans la pénombre du couvre-feu ou dans les loges des cinémas. Ni riche, ni peuple, Simenon est de cet entre-deux des petites gens qu’il ne cessera de décrire dans ses romans et qui se compose d’une infinie gradation de strates.

Quoi de commun en effet entre la famille de son père, artisans de père en fils qui n’ont jamais bougé du seul quartier central de Liège, et la famille de sa mère, entreprenante et commerçante, que la soûlographie du père a conduite à la ruine ? Le papa de Simenon est un employé d’assurances heureux qui se contente de sa famille et du strict nécessaire ; la maman est névrosée, hantée par le déclassement et la pauvreté, ce qui la rend perpétuellement anxieuse et avare. Elle a toujours peur de gêner, rien ne va jamais : « Mon Dieu, Désiré ! ». C’est entre ces bancals que grandit l’enfant dont il escamote dans le roman le petit frère.

Mais chaque individu est unique et, si le milieu l’imprègne, il ne le conditionne pas. Le garçon observe, écoute, réfléchit. Il vit ses propres expériences dont sa mère surtout n’a rien à savoir. Elle qui fait une neuvaine à la Vierge chaque année pour que son garçon arrive « pur » au mariage, sait-elle qu’il s’est laissé violer avec jubilation, à douze ans et demi, par une fille de quinze ans ? Ces quelques pages de Pedigree (p.803-806) sont d’un grand écrivain. Elles disent avec intelligence toute l’émotion et la sensualité de cette expérience unique à cet âge. Loin de le « traumatiser », cela donnera au jeune Georges le goût sensuel des femmes.

Il raconte aussi sa quête d’identité adolescente, un jour en sabots et prêt à se faire raser la tête, un autre jour vêtu en dandy pour impressionner ses camarades. Ou comment il a lâché le collège lors de la maladie de son père pour travailler dans une librairie. Sa jeunesse, sa bonne volonté et son humeur gaie ont hérissé le patron qui n’y connaissait pas grande chose pour croire que Le Capitaine Pamphile était de Gautier et non de Dumas. Il en a profité pour se débarrasser du commis trop vif pour lui. Comment le Liégeois moyen de ces années 1920 pouvait-il se méfier autant des êtres jeunes ? Par dépit de ne plus en être ? Parce que cela troublait sa petite-bourgeoise torpeur ? Il y a là comme une indication de ce qui sera, quelques années plus tard, le fascisme : la révolte des jeunes contre les vieux des années 30. Le message au fond de Pedigree

Au-delà des oripeaux sociaux et du génétique, c’est bien la recherche de l’homme nu, de l’individu tel qu’en lui-même, que Simenon a en quête. En commençant par lui-même.

Georges Simenon, Pedigree et neuf autres romans et documents autobiographiques, Pléiade Gallimard, 2009, 1699 pages, €64.00

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Guyonvarc’h et Le Roux, La civilisation celtique

La civilisation celtique a disparu et n’en subsistent que des traces archéologiques ou dans le folklore. Tous les classiques grecs ou romains qui ont écrit sur eux – qui n’écrivaient rien – les ont assimilés à des non-grecs et à des non-romains, autrement dit à des « barbares ». Ce manuel, médité longtemps par un professeur de gaulois et de vieil irlandais et son épouse Françoise Le Roux, offre un panorama complet et actuel, débarrassé des scories « celtisantes » du folklore régional ou des sectes « druidiques » issues dès la fin du XVIIIe siècle de la franc-maçonnerie.

La première partie situe les Celtes dans le temps et l’espace. Leur origine est indo-européenne (concept linguistique et non ethnique), cristallisée dans les cultures archéologiques d’Hallstatt (vers 1200 avant) et de La Tène (dès 500 avant), jusqu’à la conquête romaine de la Gaule (en 52 avant) et les migrations germaniques pour les îles d’Angleterre et d’Irlande. Leur expansion a couvert toute l’Europe hors les marges méditerranéennes et scandinaves. Ils ont été poussés vers l’ouest par les Germains et les Slaves.

La seconde partie décrit l’organisation du monde celtique. Les Celtes avaient des rois conjointement avec des druides, les deux se partageaient la première des trois fonctions, la sacerdotale. Le druide du grade le plus élevé était le Sage et le Juriste, exerçant l’autorité spirituelle, tandis que le roi était le Distributeur de richesses et le Gestionnaire de l’harmonie sociale, exerçant le pouvoir temporel. La religion primait la politique, un peu comme sous Louis XIII et Richelieu ou sous de Gaulle et Pompidou. La base de la société était la famille, puis le clan. Les relations d’homme à homme primaient et les faibles demandaient la protection des puissants autour de leur ferme ou de leur oppidum, en contrepartie de leurs services. Le travail du métal, du bois, du cuir et du textile était très développé. Cette organisation sociale était une conception du monde et elle a disparu avec l’imposition de la romanité : la république, l’impérium, les marchands, la transmission du savoir par l’écriture. Elle a ressurgi sous la féodalité médiévale mais s’est perdue à la Renaissance avant les révolutions qui voulaient en revenir à Rome.

La troisième partie aborde le monde spirituel des Celtes. Il étaient plutôt monothéiste, ce pourquoi le christianisme réussira si vite en Irlande, dernier bastion celte jamais romanisé. L’administration du sacré est le fait d’une hiérarchie de druides, de bardes et de devins, où les femmes ont un rôle. L’âme est considérée comme immortelle et l’écriture sert à la magie : ce qui est écrit est figé, donc éternel, notamment la satire et les incantations. Pour le reste, le chant et les poèmes sont modifiés selon les circonstances et les personnages.

Une quatrième partie aborde la christianisation, donc la fin de la tradition celtique. « Romanisée, la Gaule a perdu sa religion et sa langue, toutes ses structures politiques. (…) Christianisée mais non romanisée, l’Irlande a gardé sa langue et ses structures sociales et politiques : elle a seulement renoncé à une tradition orale pour adopter une tradition écrite. Mais quand est arrivée l’heure des grands bouleversements du haut Moyen Âge » p.279, « les Celtes ont fini par perdre leur identité » p.278. Ne restent que les contes du folklore et les mythes de la geste d’Arthur, très christianisés.

Ce panorama historique d’une civilisation passée est attirant car il marque la rupture romaine, chrétienne puis des Lumières. Autrement dit l’histoire, la raison et l’écrit sur le mythe, l’émotion et le poème chanté. Rome a désintégré la Gaule, le christianisme a fait exploser la religion celtique, l’écriture a dévalorisé l’enseignement oral des druides et acculturé la langue, et c’est dans le statut égalitaire du christianisme qu’est né la revendication de la raison individuelle, ferment du penser par soi-même donc de l’adhésion à la chose publique. D’où les révolutions – que les fascismes ont tenté d’effacer en réaction.

Aujourd’hui renaît la tentation d’une société organique à pouvoir spirituel : l’Iran khomeyniste est de ce type avec l’islam comme solution, mais aussi la Chine de Xi Jinping idéologiquement restée communiste, la Turquie d’Erdogan soutenu par les mosquées, la Russie de Poutine qui s’appuie sur la religion – et probablement aussi les Etats-Unis de Trump avec son droit du plus fort, revival du mythe pionnier de l’America first. Les gilets jaunes en France contestent la raison gouvernementale et tiennent le président pour responsable de ne pas assurer l’harmonie sociale dans l’abondance et la redistribution. Jusqu’au repli sur la famille et sur le clan, amplifié par les réseaux sociaux qui agrègent des tribus hors sol qui sentent la même chose à défaut de le penser. Car l’écrit recule avec la communication immédiate offerte par la technologie. La raison et l’analyse sont méprisées au profit des sentiments et du groupisme. Le balancier millénaire retourne alors dans l’autre sens : vers la celtitude contre la romanité, les relations féodales du copinage et des protections contre la méritocratie des diplômes et concours, les affinités ethniques contre le plébiscite de tous les jours.

Se décaler vers la civilisation celte permet de mieux mesurer la nôtre et ses bouleversements en cours.

Qui voudra aller au cœur du sujet sautera la première partie jusqu’à la page 103 ; elle effectue une critique scientifique des sources qui peut ennuyer le néophyte. Mais tout le reste fera réfléchir !

Christian-Joseph Guyonvarc’h et Françoise Le Roux, La civilisation celtique, nouvelle édition revue 2018, Petit bibliothèque Payot, 326 pages, €8.80

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Marc Kravetz, Irano nox

La « nuit d’Iran », titre emprunté au poème de Victor Hugo Oceano nox, scande les quarante ans de la révolution islamique de Khomeiny en 1979. Ce livre de synthèse des reportages effectués alors par l’auteur lorsqu’il avait 40 ans sera son dernier livre. Je l’ai lu à sa sortie en 1982, avide de savoir ; je viens de le relire. Il est vivant, il tient la route, il disait déjà tout ce qu’on devait savoir.

« Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis ?
Combien ont disparu, dure et triste fortune ?
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfoui ? »

Combien de révolutionnaires, combien de militants, partis joyeux et gonflés d’espérance, ont-ils disparu dans la tourmente islamiste ? Une mer sans fond, une nuit sans lune : tel est l’Iran de 1982 lorsque s’achèvent les grands reportages, commencés en 1979 alors que le Shah s’exilait. De la monarchie à la mollarchie, quarante ans plus tard, quel progrès ?

« Vous ne pouvez pas comprendre » est le leitmotiv que tout Iranien de l’époque oppose à l’auteur. Pourtant, contrairement aux journalistes de bureau, lui vient voir, toucher, sentir. Il rencontre, il écoute, il se renseigne, il médite. Mais il n’est pas musulman, ni ne parle persan. Lui vient de « la gauche » soixantuitarde passée par l’UNEF et le PSU, allant même faire un stage de guérilla à Cuba avec Christian Blanc, futur PDG de la RATP, d’Air-France et de Merrill Lynch France – et de Pierre Goldman, juif polonais comme lui, mais tombé dans le banditisme révolutionnaire, assassiné par les nervis.

Le marxisme découvrait l’islam, le rationalisme se confrontait à l’opium du peuple. La gauche intellectuelle française n’était pas prête à cela – et elle l’a occulté jusqu’aux attentats de 2015. Pourtant, l’Iran de Khomeiny en 1979 disait déjà tout ce qu’il fallait savoir, montrait tout ce qu’on allait voir. Mais il est de pire sourd qui ne veuille entendre, ni d’aveugle plus convaincu que celui qui ne veut pas voir. Marc Kravetz, au fil des rencontres, distille cependant le message.

« Khomeiny (…) a redonné à l’islam chiite sa force originelle de refus de la tyrannie et de la dépendance à l’égard de l’étranger. (…) Nous rêvions d’une révolution populaire, démocratique et anti-impérialiste : Khomeiny est en train de la faire et de la gagner. Mieux encore, sans parti, sans avant-garde organisée, sans autre idéologie que le message de l’Islam, il entraîne et unit le peuple tout entier » p.27. Tout est décortiqué dès les premières pages : la foi et l’espérance – manquera toujours la charité. La foi superstitieuse du petit peuple endoctriné par les mollâs et contraignant la vie quotidienne jusque dans la chambre à coucher ; l’espérance niaise de « la gauche » européenne lors du premier printemps « arabe » né chez les Persans (qui sont aryens) ; l’inutilité d’un parti communiste organisé en avant-garde à la Lénine – puisque le clergé chiite est déjà là et suffit.

Mais la foi est impérialiste, puisqu’elle sait détenir la Vérité suprême : Dieu a parlé par le Coran pour tout temps et en tous lieux. Il n’y a rien au-dessus de Dieu et lui obéir est un devoir – sous peine de griller éternellement dans les flammes de l’enfer sans les douceurs des houris ni des mignons. L’islam est l’identité des musulmans, leur enfance, leur façon de vivre, leur foi, leur loi et leur politique, l’affirmation de leur virilité. « Cette frustration agressive qui se marque (…) par l’exacerbation de la peur de l’autre et l’identification du moi à la force impérative de la Loi » p.161.

Mieux, la foi « appliquée à la société annonçait la communauté fraternelle des croyants, le dépassement des conflits et des contradictions, le règne de l’égalité dans la Cité de Dieu » p.106. Adi Rafari, un jeune mollâ lui affirme : « Notre révolution n’est rien d’autre que l’accomplissement des lois et des commandements de notre religion. Notre but est de créer une société où nous pourrons vivre comme au temps d’Ali, gendre du Prophète et fondateur de la foi chiite » p.117. Les terroristes islamistes actuels ne disent pas autre chose : comment n’avons-nous pas compris, en 1979, ce qui se préparait pour 2015 ? Chacun est libre d’exprimer ses opinions, « mais personne n’a le droit d’utiliser cette liberté contre l’Islam » p.121. La fatwa contre Rushdie et les tueries contre les caricatures de Mahomet sont de cette veine : la « liberté » est la censure – puisque l’humain n’est pas libre mais esclave de Dieu (et les femmes deux fois plus que les hommes). « Tout ce qui vit, bouge, palpite, respire doit se soumettre au code ou être exterminé » p.173.

L’islamisme est un intégrisme – la soumission de la politique aux commandements de Dieu – et un totalitarisme – puisqu’elle régit toute existence de sa naissance à sa mort. L’Iran khomeyniste l’a prouvé.

La révolution ? Elle est née moins de la répression de la Savak, la police politique du Shah, que du ressentiment. Les Iraniens du petit peuple et des classes moyennes frustrées veulent « se venger. – De quoi ? – Du rêve américain. (…) De leur rêve à eux. (…) Les gens sont peut-être bornés, analphabètes et ils ne connaissent rien du monde, mais ils savent au moins une chose, c’est qu’on les a bernés. Qu’ils sont des paumés pour toujours, que l’Amérique s’est foutue de leur gueule » p.39. Les gilets jaunes franchouillards sont dans le même sentiment ; leur manque cependant une foi et un chef… « La foule et Khomeiny se nourrissaient l’un de l’autre. Khomeiny suivait le peuple qui l’avait choisi comme guide suprême. Mais en ratifiant le choix du peuple, Khomeiny lui conférait le sens d’un destin collectif » p.88. Les printemps arabes sont la suite de ce qui s’est passé en Iran en 1979. Les attentats de 2015 et les autres sont la suite de ce que Khomeiny a prêché : « La hargne du zonard sacralisé par la cause du Prophète : il y a en effet de quoi craindre le pire » (p.134), écrivait Marc Kravetz en 1982… Le pire est arrivé avec Daesh et les attentats des zonards réislamisés.

Un livre écrit à chaud, mais sur le terrain ; un livre étape d’une histoire en mouvement qui reste d’actualité. Qu’on peut lire et relire aujourd’hui car, malgré les gens cités qui ont disparu, les impulsions sont les mêmes. Le monde doit tout changer pour que rien ne change, l’Iran islamiste le prouve à l’envi.

Marc Kravetz, Irano nox, 1982, Grasset, 273 pages, €19.90 e-book Kindle €5.99

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Le talentueux Mr Ripley d’Anthony Minghella

Le roman policier de Patricia Highsmith sorti en 1955 a inspiré les cinéastes. René Clément a filmé Alain Delon dans Plein Soleil en 1960, avant Anthony Minghella avec Matt Damon en 1999. Ces trois œuvres sont des variations sur le thème, chacune intéressante et différente – comme quoi le roman policier atteint parfois à la littérature.

Un jeune homme qui n’est rien, Tom Ripley (Matt Damon), envie le jeune homme qui est tout, Dickie Greenleaf (Jude Law). Le fils orphelin pauvre voudrait être gosse de riche, suivre les cours de Princeton au lieu de n’être qu’accordeur de piano dans la prestigieuse université, avoir une fiancée comme lui, couler la dolce vita en Italie à sa place. Comme il ne se sent personne, il imite. Fausses signatures, voix contrefaites, endos des habits d’un autre, il est facile de duper les gens aux Etats-Unis et Tom en profite. Comme il n’est rien, il donne l’image que désire les autres.

Ce jeu du miroir est exploité par le réalisateur 1999 plus que par le René Clément 1960. L’Amérique aime la psychologie pratique plutôt que la noirceur psychologique et Tom Ripley devient le double fusionnel, quasi sexuel, de celui qu’il admire au point de vouloir être son « frère » avant de se fondre en lui par le meurtre. Non pas qu’il aime tuer, ce n’est que hasard, réaction bouleversée au rejet brutal de celui qu’il croyait son ami et qui l’a pris et jeté comme une poupée sans importance.

Le père de Dickie (James Rebhorn), riche industriel des chantiers navals, croit Tom sorti de Princeton comme son fils parce qu’il a arboré dans une party le blazer de l’école pour faire plaisir à son ami Peter (Jack Davenport). Il le mandate tous frais payés pour ramener Dickie à la raison. Il veut le faire revenir pour qu’il prenne sa suite alors que le garçon rejette le père, l’entrepreneur et le bourgeois, dans une révolte de jeunesse yankee qui présage déjà celle des années 1960. Sauf qu’il profite de l’argent, la pension allouée chaque mois en dollar qui lui permet de louer une villa, d’acheter un yacht et de mener la belle vie entre la côte napolitaine, Rome et la station de ski huppée de Cortina.

Tom l’aborde en se présentant en slip vert pomme sur la plage comme un ancien condisciple de Princeton. Dickie ne se souvient pas de lui mais est amusé par le garçon, sa stature de marbre blanc délicatement musclée comme celle des dieux et son rapport social qui lui renvoie sa propre image. Seules les lunettes qui donnent de grosses narines à Tom lui déplaisent. Il l’adopte, alors que sa fiancée Marge (Gwyneth Paltrow) est réticente – mais surtout jalouse. Elle voudrait Dickie pour elle toute seule, comme souvent les filles des années 1950, rêvant au couple fusionnel et au nid coupé du monde – alors que Dickie est un dragueur, flambeur, livrant libéralement son corps aux désirs par des chemises à peine boutonnées. Il adore s’entourer d’une cour d’amis qu’il séduit en leur faisant croire qu’il est tout à eux durant les instants qu’ils sont près de lui. Il engrosse une fille du village – qui se noie de désespoir car il n’a pas voulu lui donner de l’argent pour avorter.

Il demande à Tom quel est son talent et celui-ci lui dit « imitations de signatures, faux et imitation des voix ». Le frivole Dickie – ainsi prévenu – ne retient que ce qui peut l’amuser et demande à Tom d’imiter quelqu’un : celui-ci contrefait alors son père qui le mandate pour lui ramener le fils prodigue. Epaté, Dickie garde Tom auprès de lui un moment, afin de convaincre papa qu’il ne rentrera pas. D’autant que Tom laisse volontairement échapper de sa serviette une série de disques de jazz que Dickie aime alors que son père déteste cette cacophonie de nègres. Tom préfère initialement le classique au jazz et le piano au saxo, mais apprend vite et joue le jeu à la perfection. Dickie le présente à son ami Freddy (Philip Seymour Hoffman) et au club où il joue du saxophone avec des Napolitains.

Un jour il surprend Tom revêtu de ses habits dans sa propre chambre et qui imite ses mimiques et son ton de voix. Bien qu’il lui ait dit qu’il s’habillait mal et qu’il pouvait lui emprunter veste ou chemise, il prête alors attention aux médisances de Marge qui soupçonne Tom d’être homosexuel, fasciné par lui. Il le teste en le conviant à une partie d’échecs, lui entièrement nu dans sa baignoire. Il n’est pas sûr d’ailleurs que Dickie ne soit pas sensible à ses amis mâles : comme un Italien il les touche, les embrasse, et arbore un torse nu de marbre dans sa chambre. Mais Tom est plus fasciné par la personnalité à imiter pour exister que par le corps de la personne et il ne bronche pas.

Il est cependant convenu que la relation doit s’arrêter là et que Tom doit rentrer. Il n’est pas de leur monde et ne sait même pas skier ; il consomme l’argent du père mais n’est en rien son fils – comme quoi le fils prodigue apparaît près de ses sous et moins rebelle qu’il le clame. Dickie convie Tom à un dernier voyage à San Remo pour avoir un compagnon de fiesta et de jazz. Il loue un canot à moteur pour explorer la côte et trouver une villa à louer tant il est séduit par l’endroit – sans se préoccuper de Marge qui ne songe qu’au mariage et à se fixer.

Dans le huis-clos du canot, entouré par la mer déserte, les vérités sortent d’elles-mêmes. Dickie accuse Tom d’être une sangsue, collé à lui sans cesse ; Tom réplique qu’il lui voue une admiration sans borne et qu’il se sent comme son frère. La dispute dégénère et Tom abat Dickie d’un coup de rame avant de l’achever. Effondré, il l’enserre dans ses bras et se laisse calmer ainsi un long moment. Il n’a pas désiré le corps de Dickie mais son aisance sociale ; il lui prendra sa montre et ses bagues. Cette absence de passion donne d’ailleurs au film un ton de carte postale et une sécheresse de jeu d’échecs qui nuit un peu. Contrairement à Tom joué par Alain Delon, le Tom joué par Matt Damon n’a pas d’identité, il n’est qu’un reflet ; il ne cherche même pas à mettre en valeur sa plastique musculaire pourtant parfaite.

Son mentor mort, il convoite son héritage et endosse son rôle, dont il contrefait déjà très bien la signature (mais pas les fautes d’orthographe, ce qui aurait dû alerter). Pour assurer la transition et se faire plaisir, il s’installe à Rome sous deux identités dans deux hôtels différents et assure sa présence par des messages laissés par téléphone aux réceptionnistes. Il rencontre les amis de Dickie, ceux qui le connaissent avec l’identité de Tom et les autres sous celle de Dickie. Il fait croire par lettre à Marge que son fiancé veut réfléchir et prendre de la distance, et aux autres qu’il se lasse de Marge.

La situation est précaire et intenable longtemps car les femmes sont soupçonneuses, tout comme l’intuitif Freddy. Il doit donc le tuer aussi. Ce qui provoque une enquête de la police italienne, qu’un bon américain moyen considère évidemment comme nulle et bâclée. Le père de Dickie vient en Italie pour retrouver son fils, qui a disparu après le meurtre de Freddy. Il est accompagné d’un détective privé qu’il paye bien et qui connait les pulsions violentes de Dickie. Tom sera-t-il sauvé ?

Mais le mensonge est un éternel porte-à-faux et, malgré son habileté, Tom na pas l’envergure de résister à l’accumulation. Il doit sans cesse redresser le sort par de nouveaux crimes, sauf à rompre et à se refaire une vie sans liens ni argent – comme avant. Il le tente avec Peter, séduit par la beauté du corps de marbre, mais Tom est-il capable d’aimer ? Son enfance et sa jeunesse l’ont-elles préparé à s’ouvrir aux autres autrement que pour les exploiter ?

Les Etats-Unis croient au destin et que nul ne peut en sortir malgré ses talents. Chacun est prédestiné et tout manquement à la vérité est puni. D’où ces « vérités relatives » pour éviter le concept de mensonge dont Trump use et abuse. Si l’on croit à sa propre « vérité », on est invulnérable. En 1955, un jeune homme sans origines, malgré sa carrure de statue romaine, en a-t-il les épaules ?

DVD Le talentueux Mr Ripley (The Talented Mr Riplay), Anthony Minghella, 1999, avec Matt Damon, Jude Law, Gwyneth Paltrow, Cate Blanchett, Philip Seymour Hoffman, Jack Davenport, James Rebhorn, StudioCanal 2012, 1h15, standard €9.99 blu-ray €12,76

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Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve

Nous sommes presque demain en 2049. Le film s’inspire du roman de science-fiction écrit par Philip K. Dick pour 2019, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Il prend aussi la suite du premier Blade Runner de Ridley Scott sorti en 1982 et se situe trente ans plus tard, dans la veine du « fils » qui poursuite l’épopée ancestrale.

La pollution rend irrespirable et orageuse la Californie, tandis que l’agglomération de Los Angeles est entourée de déchets électroniques déversés par de grandes machines volantes automatiques dans des décharges où un esclavagiste noir fait travailler des enfants blancs « orphelins ». L’humanité est encouragée à émigrer vers les étoiles pour les exploiter en colonies, tandis que la Tyrell Corp – sorte de Google omnipotent – crée depuis des décennies à partir du génie génétique ces fameux « réplicants » de plus en plus perfectionnés, mi-robots mi-humains, issus d’ADN. Une révolte de réplicants a eu lieu sur Mars et, par peur du grand remplacement, les vrais humains ont créé une section spéciale de la police de Los Angeles (LAPD) pour traquer les réplicants en situation irrégulière. Ils se font appeler les Blade Runners – les « gaillards pisteurs ».

K est l’un de ces gaillards (Ryan Gosling) ; il a 30 ans et est entraîné pour faire face à toutes les situations. Justement, il découvre un ancien modèle (Dave Bautista) qui vit en autarcie dans une ferme isolée où il mange les vers protéinés de sa production qu’il cuisine à l’ail, met oublié, pour les agrémenter. Discussion, refus pionnier de de faire contrôler comme un esclave en fuite, bagarre : le K tue le réplicant. Au moment de partir, dans sa carcasse volante, il aperçoit une fleur déposée au pied d’un arbre mort. Il demande à son drone de scanner la profondeur du sol – et il découvre un coffre qui contient un squelette de femme ayant enfanté par césarienne, morte en couches. Pourquoi cet ensevelissement loin de tout ? Pourquoi ce numéro de série tatoué sur l’os pelvien ? Une réplicante serait-elle capable de se reproduire comme une vraie humaine ?

Ce serait la révolution – et l’élimination des humains par leurs quasi sosies mieux adaptés, tout comme Neandertal le fut jadis. Sa chef du LAPD (Robin Wright) enjoint K de traquer l’enfant né jadis et de détruire toutes les preuves de ce secret qui menace l’humanité. Le seul souvenir personnel de K est d’avoir caché un cheval de bois pour que les autres enfants de l’orphelinat ne puissent lui prendre. Mais est-ce un « vrai » souvenir ou un souvenir implanté ? Le Blade Runner est troublé par le fait que la date gravée sur le cheval jouet est la même que celle trouvée gravée au pied de l’arbre mort, au-dessus du coffre au squelette, une valise militaire. Son enquête commence par la ferme aux souvenirs où une jeune fille au système immunitaire déficient vit en bulle et crée par l’imagination des souvenirs qu’elle peut implanter chez un réplicant (Carla Jury). Pour distinguer les vrais des faux, dit-elle, il faut mesurer l’émotion qu’ils provoquent.

La suite sera de retrouver Rick Deckard, l’ancien Blade Runner disparu et qui se terre, le héros du film de 1982 (Harrison Ford) pour faire le lien.

Mais la Tyrell Corp ne veut pas être tenue à l’écart du secret : elle sait tout, elle voit tout, surveille tout – un vrai Google ! Et « le secret politique » est vite éventé. Son chef Wallace (Jared Leto), malvoyant aveuglé en outre par l’hubris du pouvoir, mandate sa réplicante phare, Luv (Sylvia Hoeks), qu’il a dotée de facultés de combat incomparables, pour suivre K et retrouver l’enfant naturel de la réplicante d’il y a trente ans. C’est un secret de fabrication qu’il veut disséquer pour le perfectionner et créer encore mieux et plus spécialisé. Toujours les affaires…

Le film est trop long, souvent lent, et le spectateur devine outrageusement vite qui est cet enfant né il trente ans auparavant. Mais l’histoire agite tous les thèmes qui angoissent l’humanité des années 2000 : la peur des robots et de l’IA, l’omniprésence de la surveillance électronique des grosses entreprises privées, le pouvoir sans limites qu’elle procure à ses dirigeants, l’orgueil humain de vouloir s’égaler à Dieu en créant une réplique telle un Golem, la quête de son identité personnelle, l’amour impossible selon son métier (K est réduit à s’inventer une femme virtuelle), la pollution de masse et le nouvel esclavage industriel pour survivre, le divorce croissant entre une élite surprotégée et la masse qui subit…

Mais cette immersion lente dans une atmosphère toxique présentée comme la conséquence de nos actes d’aujourd’hui assoupit plutôt qu’elle ne révèle. Le film est intéressant, ses images somptueuses (en bleu pluie, orange pollué, gris neige), ses inventions techniques imaginatives (encore que la plaque d’immatriculation des véhicules volants est un peu bête à l’ère du tout électronique), mais il est mal monté : on ne sait ni où l’on va, ni pour quoi faire.

DVD Blade Runner 2049, Denis Villeneuve, 2017, avec Ryan Gosling, Harrison Ford, Ana de Armas, Jared Leto, Dave Bautista, Sony Pictures 2018, 2h37, €9.49

DVD Blade Runner (Ridley Scott) + Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve), Sony Pictures 2018, standard €29.99 blu-ray €39.99

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Jean Louis Brunaux Les druides

Qui préfère les mythes qui content aux adultes des histoires pour enfants laisseront ce livre. Qui, au contraire, aime à connaître, à s’approcher de la vérité par les méthodes éprouvées du savoir scientifique, louera l’auteur de ce décapage en règle.

Jean-Louis Brunaux est chercheur au CNRS, archéologue de l’Ecole Normale Supérieure spécialisé dans le gaulois. La méthode archéologique s’applique aux fouilles de terrain, mais aussi aux textes enfouis dans les bibliothèques. De tradition surtout orale, la culture celte ne s’est transmise par écrit que de seconde main, via les Grecs et les Romains. En ce temps-là, la science faisait ses premiers pas et tout ‘historien’ ou ‘philosophe’ cherchait d’abord à se connaître, lui dans son peuple, par rapport aux autres – vus comme des « barbares » (ceux qui ne parlaient pas grec mais grommelaient des onomatopées telles que bar ! bar !). Poseidonios ou César cherchaient moins à faire œuvre d’ethnologues que de poser les valeurs grecques ou romaines par contraste avec celles de leurs ennemis.

Le chercheur d’aujourd’hui doit tout d’abord écarter les toiles successives des reconstructions mythiques. L’institution druidique a exercé durant trois mille ans dans des contextes historiques et sociaux très différents et il est vain de faire un amalgame « originel » des traits décrits dans l’antiquité. Le mythe celte a pris la suite du mythe indo-européen pour enraciner une origine. Il ne vaut rien de plus que celui d’Enée, descendant de Troie pour les Romains : une belle histoire d’ancêtres créée de toutes pièces. Les Gaulois vaincus par César ne sont pas les mêmes que les Celtes qui ont envahi le nord de la Grèce quelques siècles auparavant, ni que les magiciens irlandais du haut moyen âge – pourtant tous « celtes ». La celtitude bretonnante du folklore vacancier n’a rien à voir avec l’histoire, mais bien plutôt avec les quêtes communautaristes qui hantent les particularités françaises au début du troisième millénaire. Cela après avoir hanté les nationalistes après la guerre (perdue) de 1870 et la réaction antimoderne fasciste ou nazie. Brunaux liquide tout ce fatras pour se concentrer sur l’essentiel historique.

Les Gaulois ne sont que des descendants particuliers des Celtes et l’on ne peut attribuer systématiquement aux Gaulois ce qui est écrit sur les Celtes par les Grecs. Le coq gaulois se poussant des ergots face aux Romains (ces Américains d’hier) a suscité une abondante littérature vantant la civilisation brillante (mais bel et bien évanouie) du druidisme, sagesse et magie venant au secours de la justice et de l’éducation des jeunes pour conforter une nation. Dommage pour le mythe national, ce n’est pas ce qu’on peut lire quand on prend la peine de le faire selon les méthodes éprouvées.

Les druides ont été une réalité antique, mais les textes les plus anciens nous les révèlent sortis de leur gangue : des philosophes en territoire barbare dès le Ve siècle avant notre ère. D’où les trois parties du livre : 1/ le mythe des druides, 2/ les origines, 3/ les druides dans la société. Cette dernière part – qui fait la moitié du livre – est celle qui intéressera le plus les lecteurs soucieux de savoir.

Poseidonios le grec est « le premier savant à s’être aventuré en terre celtique avec le projet d’étudier un pays, sa population, les mœurs et les coutumes de ses habitants, sans arrière-pensées commerciales et stratégiques » p.200. Il voulait poursuivre en historien l’œuvre de Polybe ; il voulait vérifier sa théorie des climats sur les hommes ; il voulait savoir comment les sages commandaient aux politiques durant ‘l’âge d’or’ des sociétés. « Les Gaulois sont décrits avant tout comme des guerriers. L’agriculture proprement dite y occupe une place secondaire (…) tandis que l’élevage est présenté comme une source de richesse (…) A la suite étaient évoquées les ressources minières, notamment l’or abondant dont les Gaulois raffolaient, d’une passion déraisonnable » p.215. César reprendra ces données pour son livre en les schématisant et les déformant pour défendre devant le Sénat sa thèse qu’il était nécessaire d’envahir la Gaule.

Les druides sont honorés à l’égal des bardes (poètes et chantres sacrés) et des vates (savants de la nature chargés des cérémonies religieuses). Les druides ont une triple compétence : religieuse, politique et intellectuelle – ils sont les sages gaulois. L’archéologie a retrouvé des restes de lieux de culte qui correspondent aux descriptions de Poseidonios. Les druides en auraient été les architectes, versés en astronomie et organisant les dévotions. Ils ne sont pas ermites mais savants, s’imposant peu à peu dans la société par leur érudition transmise de bouche à oreille, mais comme élite car la société gauloise guerrière ne favorisait pas l’émergence d’une pensée rationnelle à la grecque. La botanique, la géométrie, la métempsycose, le contrôle de l’écriture sont instruments de pouvoir, surtout s’ils « estiment qu’il n’est pas permis par la religion de confier à l’écriture leur enseignement » (César) p.264. La formation par les druides se faisait par initiation, le maître jugeant de la maturité du disciple pour lui ouvrir plus ou moins ses connaissances. Pour le reste, l’utilitaire, ils utilisaient l’écriture selon les caractères grecs, notamment pour transcrire les lois.

La disparition des druides est due à la disparition des sociétés dont ils étaient les piliers. Les invasions germaniques du 1er siècle après ont détruit le triple pouvoir religieux, judiciaire et politique des druides. Dès les années 70 de notre ère, les druides sont peu à peu évincés du pouvoir par les guerriers aristocrates, un peu plus tard chez les Belges et chez les Carnutes. Sans religion qui dépendait des druides, sans écriture autre que celle jalousement gardée des druides, sans cadastre tenu par les druides, la société gauloise était fragile, à la merci de seigneurs de la guerre et de commerçants. « L’économie de guerre propre aux sociétés celtiques ancienne avait disparu de la plus grande partie de la Gaule celtique. Elle n’existait plus qu’en Belgique et en Aquitaine. Le commerce occupait désormais une grande place dans tout le centre-est et le sud-est de la Gaule. Il était source de déstabilisation des valeurs culturelles, celles de l’honneur, de la vertu guerrière, des strictes hiérarchies sociales. (…) Les Gaulois qui vivaient désormais moins isolés du reste de leurs congénères n’avaient plus les mêmes besoins sociaux : les assemblées religieuses et politiques ne présentaient plus la même nécessité. (…) La conquête romaine avec ses guerres, ses ravages et les premières transformations politiques, opérées souvent par César lui-même, leva tous les obstacles à un changement radical » p.325.

Les guerriers férus d’honneur laissent place aux commerçants et la Gaule à Rome… Un très intéressant livre qui remet le folklore à sa place.

Jean-Louis Brunaux, Les druides – des philosophes chez les barbares, 2006, Points Seuil 2015, 384 pages, 10€ e-book Kindle €9.99

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Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ?

Un soir, un ami m’appelle. Il venait de découvrir dans un livre la Grèce, le monde grec, la culture antique. Ce livre, c’est Pourquoi la Grèce ? de Jacqueline de Romilly, acheté un jour de désœuvrement. Certes, il avait lu Platon chez les Jésuites – il était au programme ; il avait vu des photos du Parthénon sans y penser – cela fait partie de la culture ;  il avait admiré conventionnellement les statues nues du Louvre – parce que, Français et Parisien, il se devait d’avoir fréquenté le Louvre. Mais il n’en avait pas été marqué ; cela faisait partie de son univers scolaire au même titre que n’importe quel bagage obligatoire dans l’éducation.

Or, en ce moment où il divorce après sept ans de vie commune, il s’interroge, il s’analyse, il cherche ce qui l’a inhibé dans son adolescence et ce qu’il a manqué. Il me dit que l’éducation catholique traditionnelle l’a déformé. Il a découvert la lumière grecque au travers du livre de Jacqueline de Romilly, le souffle léger de la liberté qu’il cherchait, l’amour de l’humain, mesure de toutes choses. Il en avait entrevu le rayonnement au fil de nos conversations, il a désormais envie d’aller dans le pays, d’en savoir plus.

Jacqueline de Romilly connaît bien la civilisation grecque dont elle a fait toute sa vie son objet d’études. Elle note un « surgissement extraordinaire » entre Hérodote et Thucydide, une pensée qui s’aiguise et, dans Homère, « une densité intemporelle ». Un seul siècle, dans toute l’histoire jusqu’à présent, a eu pour elle « une influence incroyable ». « Le Ve siècle athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a créé la tragédie et, en moins de cent ans, a vu se succéder les trois auteurs qui ont connu la postérité : Eschyle, Sophocle et Euripide. Il a donné forme à la comédie avec Aristophane. Il a vu l’invention de la méthode historique avec Hérodote, d’abord (qui n’était pas Athénien mais vécut longuement à Athènes), puis avec Thucydide. Il a vu la construction de l’Acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate. Socrate, dans les dernières années du siècle, s’entretenait avec le jeune Platon ou le jeune Xénophon, et avec les disciples de ces sophistes qui venaient d’inventer la rhétorique. On apprenait alors les progrès d’une nouvelle médecine, scientifique et fondée sur l’observation – celle d’un certain Hippocrate… » p.15.

La Grèce antique se distinguait « par un effort exceptionnel vers l’humain et l’universel ». « Et l’on ne saurait nier que l’envie de connaître la Grèce antique ne naisse bien souvent de l’émoi plus ou moins lucide que suscitent les ruines de marbre montant vers le ciel ou le corps d’un athlète vous accueillant, tout droit et fier au seuil d’un musée » p.20. Plus encore : « Cette culture conserve quelque chose des forces irrationnelles auxquelles elle s’arrache et quelque chose aussi de l’intensité secrète des débuts. Elle laisse entrevoir mystères et sacrifices. Elle demeure la patrie des cosmogonies et devient vite celle du tragique. Bien plus, elle tire une part de son attrait du rayonnement de ses dieux et de la présence du sacré, souvent inséparable de l’humain. Comment nier que ces ombres venues de loin, cette dimension supplémentaire et la charge d’émotion qui l’accompagne jouent un rôle considérable et attirent les esprits, à telle ou telle époque, et peut-être toujours, vers la Grèce antique ? » p.21.

Homère retient dans le héros l’aspect le plus humain. Il simplifie et met en scène des sentiments purs, universels, à leurs limites extrêmes. Les « mortels » ont le respect de l’autre, de la pitié pour les souffrances humaines. Les dieux s’incarnent, ramenant la métaphysique à l’humaine condition, la grandissant et la glorifiant par là même. Sont exaltées « l’hospitalité, la courtoisie, l’indulgence (…) les solutions sages par le débat en commun », la vérité qui se cherche à plusieurs.

Les Grecs ont un maître : la loi. Ils se soumettent au « principe d’une règle, ce qui suppose la revendication d’une responsabilité » p.100. Polythéiste, le Grec ne pouvait trembler devant une volonté divine, et la tolérance religieuse allait de soi. « Parler, s’expliquer, se convaincre les uns les autres : c’est là ce dont Athènes était fière, ce que les textes ne cessent d’exalter » p.105. « Le principal, dorénavant, était l’entraînement de l’intelligence, la technè, qui n’est le privilège que du savoir » p.110. En histoire, Hérodote voulait sauver de l’oubli les événements passés et leurs enchaînements instructifs. Pour Thucydide, il s’agit de comprendre ce qui peut se reproduire. Hippocrate fait de même pour soigner.

« La tragédie naît et meurt avec le grand moment de la démocratie athénienne » p.185, du même élan fondamental que l’éloquence, la réflexion politique ou la science historique. « Il lui faut émouvoir tout le monde, et tout de suite ». Le théâtre est un débat d’idées, des plaidoyers, des analyses. « Les tragiques ont évidemment élagué dans le fond déroutant des récits légendaires, mais ils ont gardé ces soudains retournements des bonheurs humains, ils ont gardé les passions et les violences, l’homme secoué en tous sens, perdu, voué à l’erreur. Leur lucidité n’a donc jamais la froideur du penseur qui croit tout savoir. Et, pour eux, la lumière de la raison prend d’autant plus de prix qu’elle éclaire des creux et des abîmes, dont elle cerne l’existence sans jamais les méconnaître » p.214.

La tragédie conduit tout droit à la philosophie. Socrate est déçu de voir que l’esprit qui offre un sens à tout n’est pas une finalité et que l’homme fonde son action en-dehors de lui, sur des causes morales. Plutôt que les discours habiles, masques des passions, Socrate pratique la maïeutique, la méthode critique pour apprendre à penser par soi-même, à réfléchir. « Il le fait patiemment, avec de longs détours, car autrement rien ne peut jamais être conquis et gardé. Il le fait avec tendresse, parce que l’on aime voir un esprit encore naïf se tourner vers le vrai et le bien. Il le fait avec une exquise politesse, mais sans jamais laisser passer une seule erreur » p.267. Son objectif est celui de la civilisation grecque tout entière : voir clair et assumer lucidement.

« L’homme exalté par les Grecs était un homme complet. Il aimait la vie et les fêtes, les banquets, l’amour, la gloire » p.287. Pourquoi la Grèce ? Parce qu’elle est toujours vivante en nous, parce qu’elle est la matrice de notre civilisation et la base de notre identité, parce qu’elle nous parle encore, à nous, Occidentaux.

Jacqueline de Romilly, Pourquoi la Grèce ? 1992, Livre de poche 1994, 316 pages, €7.10

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