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Cent mille dollars au soleil d’Henri Verneuil

Un film de mâles, un vrai film des années soixante, avec la femelle qui gagne à la fin. Il faut dire que le duo Belmondo/Ventura ne fait pas dans la dentelle. L’un est fin et gouailleur, l’autre épais et camionneur. Les dialogues d’Audiard font merveille avec Bernard Blier en comique de répétition. C’était bien-sûr au temps béni des colonies, un regard en arrière juste après l’indépendance de l’Algérie, et un hymne à la mécanique des camions Berliet franchisseurs des sables. Le monde a bien changé…

Mais le film demeure et se laisse regarder avec plaisir et non sans une certaine profondeur. Il montre le Maroc du début des années soixante avec ses hommes en burnous, ses ânes bâtés, ses femmes portant d’énormes charges, ses villages sans herbe au bord des routes, ses paysages désertiques vers Ouarzazate, et Marrakech dont la place Djema-el Fna est encombrée de voitures. Le film dénonce aussi les magouilles du trafic d’armes entre l’Afrique du nord et les néo dictateurs des l’Afrique noire ; l’exploitation du petit patron qui se la fait paternaliste avec ses employés ; l’esprit d’aventure des baroudeurs des routes ; leur esprit clanique entre hommes qui rejette à la fois les Arabes (bons comme domestiques) et les femmes (bonnes à baiser) ; les très jeunes filles esseulées dans le bled qui se font tous les mecs virils qui passent sans pour autant être pute (Gisèle). Revoir cette ambiance montre combien le siècle a changé et non, ce n’était pas « mieux avant ». Avant, c’était différent – et « normal » pour les gens qui y vivaient. Accepter la différence est le début de l’intelligence, le point zéro qui permet de mettre en débat et de réfléchir. Pas donné à tout le monde, si j’en juge par les réseaux zoziaux qui pépient à l’unisson sans jamais « penser ».

Hervé dit le Plouc (Lino Ventura) revient d’une course avec son Berliet ancien modèle qui a déjà 100 000 km et « tire à droite ». Il est émerveillé de voir au garage de Castagliano (Gert Fröbe) dit la Betterave – le patron qui fait du diabète – un Berliet nouveau modèle flambant neuf et tout chargé. Il en bave de le conduire. Mais que nenni ! La Betterave le confie à un nouveau venu, engagé la veille, un John Steiner au passé louche (Reginald Kernan) qui ne présente que des papiers manifestement faux. C’est que ladite Betterave a ses raisons. Le chargement est confidentiel, officiellement du ciment, mais…

Le soir, Steiner paye sa tournée, ce qui bourre tous les mâles et les empêche pour une fois d’aller aux putes. Il doit prendre la route à 6 h du matin. Et c’est ce que découvre de sa fenêtre donnant sur le hangar Castagliano : à 6 h pétante, le Berliet et sa semi-remorque qui roulent vers le sud. Sauf que… Steiner se pointe à 10 h : il a reçu un mot signé du patron selon quoi l’horaire a été changé. Fureur de la Betterave qui le licencie illico, ainsi que le graisseur Ali. Et il graisse la patte du Plouc (deux briques) pour que celui-ci aille à la poursuite du camion volé. Grand seigneur (hypocrite), il « ne veut surtout pas mêler la police à des affaires entre chauffeurs ». On règle les choses en famille, surtout lorsqu’elles sont louches.

Le Plouc reprend donc son Berliet Gazelle, modèle favori de la marque, chargé d’une cargaison de patates, pour se lancer à la poursuite du semi-remorque tout neuf TLM 10 M2 qui trace vite mais est plus lourd en montée. Il sait qui est le chauffeur du camion volé : son propre copain Rocco (Jean-Paul Belmondo), qui a griffonné hier soir au bar sur un papier le changement d’horaire qu’il a donné à Steiner comme venant du patron. Rocco qui a dû flairer la bonne affaire avec le chargement sans savoir de quoi il retourne.

Le Plouc part avec son graisseur mais rencontre à l’orée de la ville Steiner, renvoyé, qui aimerait bien avoir le fin mot de l’histoire. Il éjecte le graisseur et prend la place de chauffeur alternatif, ce qui permettra au Berliet de rattraper le temps perdu en se relayant jour et nuit. Ce que Rocco omet de faire et qui le perdra. Il a en effet pris en stop à la porte de la ville arabe une fille, Pepa (Andréa Parisy), assez bien roulée pour lui avoir tapé dans l’œil, et qui lui a proposé l’affaire. Ils doivent conduire le camion dans une ville du sud marocain, aux confins des frontières, afin de se faire payer 100 000 $ (une très grosse somme en 1964).

Dès lors la poursuite commence, un western des sables avec les Berliet en fringuantes cavales et les camionneurs en cow-boys modernes. Tout est bon pour ruser : faire courir la rumeur que c’est le Plouc qui est recherché par la police et qu’il a viré pédé, se cacher à l’abri d’une palmeraie pour dormir un peu, prendre une piste alternative, semer des obstacles sur la route, s’arrêter en plein virage pour que le suiveur vienne se défoncer sur votre arrière, effectuer un hold-up sur le Berliet survivant, une marche dans le désert pour joindre la ville la plus proche. Et Mitch-Mitch (Bernard Blier) en camionneur copain, moqueur jovial, qui suit dans son camion citerne – évidemment Berliet mais TBO 15 – qui délivre plusieurs fois le Plouc et Steiner d’un mauvais pas (ensablement, avant défoncé, camion volé…).

Hervé le Plouc s’aperçoit vite que Steiner est un piètre chauffeur et la scène avec le policier qui les contrôle dans la république voisine où ils passent pour gagner 120 km lui met la puce à l’oreille. John Steiner serait le Peter Froch mercenaire chargé de la sécurité de la république, renversée il y a quelques années avec son aide par un quarteron de généraux, ce qui a occasionné des troubles anti-étrangers et a coûté son entreprise de transport au Plouc. « Eh ben les connards du bled avaient pas lambiné non plus. Ils avaient eu le temps de jouer à la révolution, changer leur dictateur de droite contre un dictateur de gauche, le ministre des affaires étrangères et le chef de la police empalés… » Évidemment, dans le film tous les noms des pays ont été changés pour ne pas déplaire aux nouveaux dirigeants (dictateurs) de l’après-colonisation.

Steiner, blessé à la jambe par une balle de Rocco, se traîne derrière le Plouc dans la marche vers la ville via le désert. Celui-ci le fait avouer et le laisse en plan, mais avec de l’eau, le jugeant minable et désormais décati. Dans le café où il prend un verre de lait, Steiner entend qu’une révolte a lieu plus au sud et décide de s’y rendre pour reprendre du service. Le Plouc entend Rocco, toujours grande gueule, flirter avec des putes du bordel institutionnel qu’il vient fréquenter et le convie à régler leur différend dehors, dans la cour grillée de soleil où fleurit une fontaine. Grosse bagarre, virilité des coups, chemises ouvertes. Tout se termine dans le grand bain par un grand fou-rire. C’est que… le Berliet s’est envolé avec sa cargaison. La Pepa, qui sait conduire, l’a subtilisé tandis qu’elle envoyait Rocco chez le mystérieux commanditaire – qui n’est pas venu. Il ne reste du camion que la carte grise, que Rocco consent à déchirer pour faire part à deux.

Drôle, aventureux, décalé colonial, un grand film qui se regarde avec plaisir aujourd’hui. Idéologues woke et bornés s’abstenir.

DVD Cent mille dollars au soleil, Henri Verneuil, 1964, avec Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura, Reginald Kernan, Bernard Blier, Andréa Parisy, Gaumont 2012, 1h59, €17.00 blu-ray €15.00

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Kurt Steiner, Brebis galeuses

Rolf vit dans un monde confortable… pour ceux qui sont conformes. La croyance est que le monde est un œuf qui contient le soleil, et que tout tourne autour de lui. Mais au-delà de l’œuf ? Cette question taraude Rolf, jeune employé à l’exploration, chargé de raconter ce que les engins découvrent et d’extrapoler une histoire cohérente avec. Pour cela, il ne cesse de publier des rectificatifs, comme le Winston de 1984.

Un jour, bêtement, pris par l’euphorie du paysage du haut d’une tour, il discute de ses spéculations cosmiques avec un quidam. Ce n’est autre qu’un policier provocateur qui l’arrête aussitôt, comme dans le Brave soldat Chveik de Hasek aux temps de la bureaucratie austro-hongroise. Nous sommes dans une société totalitaire. Dans ce monde, tout est inversé – mais il ressemble parfois à certaines de nos sociétés : la russe sous Poutine, la chinoise sous Xi, l’iranienne sous les ayatollah, de plus en plus la turque sous Erdogan. Où est l’envers ? Où est l’endroit ?

Rolf est pris et condamné par un jury rigolard (un anti-jury) à « la piqûre 25 », qui lui inocule un virus du rhume. Comme plus personne n’est malade, il se fait aussitôt remarquer avec ses éternuements et son nez qui coule – une horreur ! Comme il n’existe plus aucun médecin, il ne peut se soigner. D’ailleurs, les virus inoculés comme peine sont éternels, insoignables par les moyens officiels. Rolf perd son travail s’il ne retrouve pas une apparence normale.

C’est là tout le machiavélisme de cette société : la moindre déviance conduit à l’arrestation puis à la peine, donc à la marginalité. Seuls les plus forts parviennent à trouver au marché noir des produits de soins, un médecin-pharmacien (appelé drogueteur) qui les concocte et les administre. Seuls les plus forts peuvent commencer un trafic lucratif entre le laboratoire de la police qui produit les matières premières et le médecin révoqué clandestin, afin de pouvoir se soigner. Une dépendance parfaite, d’autant que les policiers sont dans le trafic et encouragent cette économie circulaire qui ne produit… que de l’obéissance et du conformisme.

Mais Rolf, tombé amoureux d’une phtisique, Jana, qui finit par mourir dans ses bras faute de soins, va se révolter. Sa colère lui suffit à oser l’impensable : se faire inoculer un virus très contagieux puis aller contaminer la « bonne » société qui s’en fout, l’obligeant ainsi à faire des malades une majorité, donc à les soigner. Tiens, cela ne vous rappelle-t-il pas la Chine contemporaine ? Son laboratoire secret de Wuhan qui manipule les virus hautement contagieux ? Désormais dirigé par une générale de l’armée ? Avec sa chape de plomb de secret d’Etat sur toute information ? Je ne sais si le Covid-19 s’est échappé du laboratoire de Wuhan, mais le simple fait de camoufler toute information et d’interdire toute recherche suffit à le faire croire.

Rolf se procure par le drogueteur, décidément bien informé comme ancien médecin du président, les plans des conduits d’évacuation et s’introduit dans le palais avec son compère limité Titanor, mais d’une force prodigieuse, qu’il a réussi à amadouer avec des mots. Il est pris, le compère est tué par les gardes mais lui comparait devant le président. Qui lui révèle un secret capital : il y a tout de lui, Rolf, dans ce monde-ci, des plantes aux humains, tous possèdent des gènes communs avec lui. Pourquoi ?

La seule façon de le savoir est de passer par un sas topologique, autrement dit dans un autre univers – parallèle. Rolf va découvrir le monde à l’endroit alors que le monde d’où il vient n’est que son envers. Dans ce monde normal, un Rolf sommeille et rêve ; il est malade à cause d’une guerre bactériologique et il songe à l’inverse des malheurs qui le frappent. Dès lors, la terre tourne autour du soleil immobile dans une bulle elliptique en forme d’œuf au lieu que le soleil soit une étoile d’une galaxie plus grande qui tourne autour de son centre. Tout est à l’envers mais tout est aussi « vrai » : le travail n’est qu’une rectification des pensées déviantes, soit physique avec les flics, soit historique avec les fonctionnaires chargés de réécrire l’histoire ; les gens ne sont pas soignés lors d’un accident mais emportés à l’aide de crocs à la décharge, même encore vivants. Ils se contente de consommer et de polluer. A quoi sert ce monde inverti ?

Une façon de se poser la question sur le nôtre…  Car sous le nom de Kurt Steiner se cache un français, ancien instituteur devenu médecin. André Ruellan est né en 1922 et mort en 2016, et s’est consacré à la fiction, littéraire et cinématographique.

Kurt Steiner, Brebis galeuses, 1974, Fleuve noir anticipation, ou J’ai lu 1977, 158 pages, €3.90 e-book Kindle €6.99

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Philippe Huet, Cargaison mortelle

Un roman policier français qui se passe au Havre avec pour thème l’immigration illégale.

Les conteneurs à destination des Amériques sont scellés mais les passeurs s’empressent d’en scier la targette, puis de la recoller ni vu ni connu lorsque le migrant est à l’intérieur. Le Canada est réputé pour son humanité envers les migrants. Aussi, c’est à travers tous les gros ports d’Europe, Anvers, Rotterdam, Amsterdam – et Le Havre – que les migrants d’Europe de l’est affluent pour passer.

Évidemment ils sont aidés : par des « zassociations » d’aide aux « sans », mais aussi par des militants communistes qui étaient tout hier au temps du bloc soviétique, et qui ne sont plus rien aujourd’hui que le mur est tombé et l’URSS dissoute. Des Roumains ayant eu maille à partir avec la milice de Ceaucescu fuient. Certes, ils sont désormais libres, mais la milice est restée la même et aussi brutale. Ils viennent en Europe de l’ouest légalement, via un visa de tourisme. Mais ils s’empressent de chercher à partir.

La police française est là pour faire son boulot mais elle comprend les migrants. « Ces mecs ne voyagent pas pour le plaisir, dit un commissaire p.131, ils fuient pour ne pas crever ». Mais les lois canadiennes sont fermes : c’est une forte amende à la compagnie maritime pour tout clandestin embarqué sur leurs bateaux. Elles font donc appel à une société privée pour les débusquer avant le départ.

Tout se passe bien jusqu’à ce qu’un jour, un Roumain seul se trouve face aux enquêteurs. Il est calme, pas comme les autres, sort un poignard et tue pour fuir un ancien flic de la société de sécurité, ami du commissaire. Cette fois, c’en est trop, la chasse à l’homme commence, tous les Roumains découverts sont interrogés, le centre d’hébergement d’un ancien anarchiste surveillé.

Le journaliste Bassot, rédac’chef du canard local en plein mois d’août, flaire la grosse affaire. Il envoie son meilleur stagiaire fouiller un peu, un Mathieu grand et blond « coiffé en briard » dont les parents d’origine tchèque ont fui jadis « l’avenir radieux » du communisme. Mathieu se prend au jeu, le journalisme le passionne, enquêter l’amuse comme un gamin qu’il est encore à 23 ans malgré sa copine Flo qu’il baise à couilles rabattues dès qu’elle peut se dégager de son stage à elle, à la télé à Paris – où elle s’emmerde à faire les cafés et les photocopies. Tous deux sont en école de seconde zone en journalisme.

Mathieu cherche à lier conversation en se présentant au refuge pour dormir, mais les Roumains ne parlent qu’entre eux une langue qu’il ne comprend pas. Il connaît un soir la situation cocasse d’une pute qui le trouve presque à poil, un jean enfilé à la hâte à cru sans tirer la braguette, envoyée par le tôlier qui paye un peu de bon temps à ses pauvres. Mathieu est « mignon dans le genre roseau élancé », mais n’est pas près à coucher avec n’importe qui, surtout une grasse et plantureuse qui veut carrément le violer. Il laisse entendre qu’il préfère les garçons…

Mathieu file les Roumains qui partent chaque matin du refuge où ils dorment sur son scooter hors d’âge qui manque de rendre l’âme à chaque démarrage. Il connaît quelque succès lorsqu’il piste un grand Roumain qu’il voit monter dans une Mercedes noire du corps diplomatique. Il en parle à son chef, copain avec les flics, qui trouvent l’information intéressante. D’autant qu’un peu plus tard, le grand Roumain s’enfuit de la Mercedes et se fait tirer dessus. C’est Mathieu qui lui sauve la mise en l’enlevant en scooter.

Le trafic de vies humaines rapporte ; mais plus encore lorsqu’il se double d’un autre trafic. Les passeurs sont alors aux petits soins pour leurs migrants clandestins : voyage organisé, planque réservée, courses indispensables à la traversée effectuées, plan du port et containers préparés. Des indics payés, des militants de « causes » engagés, tout est géré comme une entreprise. C’est qu’il y a beaucoup d’argent au bout ! Même si les immigrés ne connaissent jamais le sol canadien…

La progression de l’enquête est bien construite, les personnages typés, un zeste d’humour et voilà le polar. Un bon cru.

Philippe Huet, Cargaison mortelle, 1997, Albin Michel 2016, 264 pages, €22,50

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Barbara d’Amato, Trafics d’innocence

Voilà un roman policier américain nouveau style : vite lu, vite jeté. Un roman à thème conçu comme un reportage sur un « grand » sujet de société avec de l’action en plus. Un découpage en séquences publicitaires qui vont d’un quart de page à quatre pages au maximum. Est-ce le début des « romans twitter » ?

Pour la larme, il s’agit de trafic de bébés avec enlèvement d’enfants.

Pour l’action, un couple « innocent » – évidemment Américain moyen – résout à lui tout seul une affaire dont se mêle (évidemment sans grand succès) le FBI.

Pour la démocratie, le courage journaliste s’obstine à enquêter là où « il ne faut pas » (et où très peu le font en réalité).

Pour le politiquement correct, le journaliste est une femme.

Pour la morale, il s’agit bien sûr du contraste entre fric et désir de maternité. Tout s’achète au berceau du dollar : une entreprise à fortes marges répond aux besoins pressants et précis de clients pour de très fortes sommes. Les acheteurs sont des mères éplorées de ne pouvoir concevoir – ce qui est inconcevable dans un pays où la « maternité » est aussi valorisée par la Bible et par l’esprit pionnier.

Ce qui est dommage n’est pas tant le sujet ni le type des personnages que le découpage en plans-séquence aussi courts. Comment faire passer de la psychologie humaine en 140 signes ? Comment captiver avec l’action en une demi-page ? Comment démonter des rouages de machination en faisant un récit en charpie ?

Le lecteur a donc un produit aseptisé, vite lu, vite jeté, sans un brin d’humour ni une quelconque envolée poétique. Un Mc Donald’s du roman, aussi insipide, aussi peu nourrissant d’humanité. Oh, cela se lit bien !… mais s’oublie aussitôt sans regret, tel un reportage larmoyant « vu à la télé ». Une « grande cause » paranoïaque où les flics sont impuissants, les politiciens inertes et les médias muets. De la guimauve… Ceux qui aiment le thème ou le style – ceux qui n’aiment pas se prendre la tête et « consommer » sans état d’âme – apprécieront. Les autres préféreront Michael Connelly, Minette Walters ou Peter Robinson.

Barbara d’Amato, Trafics d’innocence (White Male Infant), 2002, Livre de poche décembre 2009, 384 pages, €5.71

Biographie sur le site officiel des amateurs d’Amato

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Robert-Louis Stevenson, Le creux de la vague

Trois épaves échouées à Tahiti font « une telle bande de porcs » selon leur père lui-même, l’écrivain Robert-Louis. Mais ils sont le début d’une histoire. John Davis est un capitaine déchu pour avoir fracassé son bateau parce qu’il était bourré ; Huish est le hideux Hyde dont le nom se prononce suiffeux, toujours prêt à trahir père et mère pour contenter son égoïsme mesquin ; Robert Herrick, fils de bonne famille inapte à tout travail constant, est l’éternel perdant des situations par sa faute. Par contraste William Attwater est, comme lui, issu de bonne famille mais est devenu riche seigneur d’une île à perles où il fait travailler l’indigène ; père et juge à la fois, un brin homosexuel comme il était de bon ton à Eton, il est l’anti-Herrick.

Les trois premiers ont échoué sur la plage de Papeete ; ils vivent de mendicité et s’abritent dans une prison désaffectée. Ils n’ont plus un rond et sont près d’être expulsés. La « chance » leur est offerte sous l’apparence d’une goélette frappée de quarantaine qui vient de s’ancrer au large du port. L’équipage ne comprend plus que des Canaques car le capitaine et le second sont morts de variole. Le capitaine du port propose donc à Davis de prendre en main le bateau, après que tous les autres capitaines se soient récusés, et de le conduire à sa destination, l’Australie. Il convoie un chargement de champagne californien.

Le trio de perdants accepte cette main tendue par la Providence. Mais les démons de chacun reprennent le dessus très vite. John Davis, poussé par le vil Huish, se saoule au champagne toute la journée ; Herrick le second n’y connait rien en navigation et se repose sur l’équipage pour les manœuvres et tient le point à l’estime. Il est le seul sobre et un peu sérieux des trois, sauf qu’il se méprise et n’attend qu’une occasion pour se supprimer. La rédemption commune aurait été possible si le mal incarné n’était dans le trio : Huish est ce qu’il y a de plus vil dans l’humanité, un véritable échet nuisible. Et Davis se laisse entraîner selon sa pente alors qu’il aurait pu se sauver avec Herrick qui, dès lors, suit la sienne qui est l’apathie. Chacun, ayant le bien et le mal en lui, a le choix de sa destinée selon la doctrine presbytérienne de Stevenson.

La saoulerie a ceci de bon qu’elle permet bientôt de s’apercevoir que la cargaison est truquée : après une rangée accessible de vrai champagne, le reste des bouteilles ne contient que de l’eau. La goélette, usée, était certainement destinée à disparaître corps et biens afin que ses armateurs touchent l’assurance. Davis est atterré : lui pensait détourner la cargaison à leur profit en la vendant au Pérou ! Puis c’est au tour de Herrick d’être atterré : le capitaine Davis n’a fait embarquer de vivres que juste ce qu’il fallait, par souci d’économie ! Le bateau est trop loin pour l’Australie, trop loin pour le Pérou, et interdit à Tahiti. Restent les îles pour refaire des vivres et de l’eau.

Justement, les instructions nautiques signalent une île inexplorée dans le coin. C’est l’île aux perles de William Attwater. Davis et son âme damnée Huish ne pensent alors qu’à dérober les perles pour se refaire encore une fois, puis gagner les côtes américaines. Cela signifie tuer Attwater et tous ses indigènes, les quelques qui lui restent après l’épidémie. Herrick, s’il est lâche et peu fiable, n’est pas un meurtrier ; Davis non plus lorsqu’il est à jeun et qu’il pense à ses petits : « Y a que les gosses qui comptent. Les moutards ont quelque chose… Je ne peux pas en parler » partie 1 chapitre 3. Seul Huish est conformé pour le mal, difforme de corps, chétif d’âme et le cœur de pierre. Il va tenter d’aveugler Attwater avec une fiole de vitriol avant de le tuer, par pur sadisme de faible.

Mais Attwater, en homme supérieur, manipule les uns et les autres et domine la situation : « Un homme doit se tenir debout sous le regard de Dieu et s’élever par son travail jusqu’à donner toute sa mesure » partie 2 chapitre 8. Huish est éliminé, anti-David contre un vrai champion Goliath ; Davis s’évanouit et se repends, à moitié fou de religion ; Herrick reste honnête mais ne connait pas la grâce.

Cette histoire en forme de parabole tend à prouver que les âmes sont attirées vers le bas par la loi de gravité du mal ou comme la marée redescend, laissant à nu ceux qui nagent. Il faut se surmonter pour accéder à la civilisation et (pour les croyants) au divin. C’est un roman tourmenté mais intéressant, un peu binaire pour notre psychologie mais fouillé sur les affres des âmes.

Robert-Louis Stevenson (avec Lloyd Osbourne), Le creux de la vague (The Ebb-Tide), 1894, Flammarion GF 2011, €7.00

Stevenson, Œuvres III – Veillées des îles, derniers romans (Catriona, Le creux de la vague, Saint-Yves, Hermiston, Fables), Gallimard Pléiade 2018, 1243 pages, €68.00

Les romans de Robert-Louis Stevenson déjà chroniqués sur ce blog

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American History X de Tony Kaye

Le melting pot américain n’est en fait qu’une salad bowl : les ingrédients ne s’y mélangent pas et chaque communauté reste entre soi, haineuse à l’égard des autres. Ce pourquoi un pompier blanc parti éteindre un incendie dans le ghetto noir se fait descendre par un dealer noir : par simple haine. Ce pompier, incarnation du citoyen américain moyen, bon époux et bon père de famille, était le père de Derek (Edward Norton), alors bon élève en Terminale.

Celui-ci, dès lors, pète les plombs : à quoi cela sert-il d’obéir à la loi si l’ambiance sociale est à l’indulgence pour les délinquants ? Si le libéralisme féminin de gauche trouve toujours des circonstances atténuantes à une minorité noire qui n’est plus esclave depuis déjà 150 ans ? Si les aides sociales et la discrimination positive profitent toujours aux mêmes, qui ne font rien pour se prendre en main ? Si les Blancs démissionnent et se soumettent à la loi des Noirs qui occupent les terrains de sport près de la plage de Venice et font de leur quartier une zone de non-droit ? L’exemple récent de Rodney King (en 1992), tabassé par les flics de Los Angeles parce qu’il les agressait après avoir été arrêté pour rouler bourré à 190 km/h est exemplaire : le coupable ce n’est pas lui mais les flics qui défendent la loi et les citoyens ! Ce que Derek ne veut pas voir est que faire respecter la loi est une chose, abuser de sa force une autre. Ni les délits, ni les inégalités, ni les injustices économiques ne justifient de transgresser la loi ou de se séparer de la nation. Même si certains se sentent plus « frères » que les autres, les états sont unis et le patriotisme doit être plus fort. C’est ce que se dit l’intelligent Derek, à qui son père a pourtant appris l’esprit critique : tout ce qu’on lit ou apprend à l’école n’est pas à prendre au pied de la lettre ; la Case de l’oncle Tom, c’était il y a plus d’un siècle et demi.

Derak s’est sculpté un corps aryen sainement musclé mais sa jeunesse le rend vulnérable aux passions et la haine est la première, équivalente en intensité à l’amour. Il aimait son père, il aime son petit frère Danny (Edward Furlong), 14 ans, qui le voit comme un dieu et s’est rasé le crâne sans acquérir une carrure comme la sienne ; il aime sa mère cancéreuse et ses sœurs vulnérables. Cet amour centré sur la cellule familiale engendre en réaction la haine des Noirs qui l’ont écornée. Il cherche un coupable pour expulser sa hargne et le mécanisme du bouc émissaire agit à plein sur son âge influençable. Il suit les conseils insidieux d’un Blanc mûr qui révère le Troisième Reich et vit de la vente de vidéos pronazies. Cameron (Stacy Keach) a fondé un gang de jeunes Blancs musclés au crâne rasé avec pas grand-chose dedans qu’il a nommé Disciples du Christ ; il joue au führer mais reste dans l’ombre, se délectant de voir la pègre défiée.

Sur le fond, pourquoi pas ? A toute communauté qui se ferme répond une autre communauté qui revendique autant de droits. Les territoires se gagnent, le respect aussi. Lorsqu’il organise un match de basket sur le terrain en bord de plage, Derek fait gagner son équipe, ce qui expulse les Noirs de la zone. Jusque-là, rien que de légitime.

Tout dérape lorsque la haine en retour de certains Noirs de l’équipe vaincue aboutit à tenter de voler la voiture du père de Derek, garée devant la maison. Alerté par son frère Danny alors qu’il est trop occupé à baiser à grands ahans sa copine gothique Staecy (Fairuza Balk), il sort en caleçon, svastika noire glorieusement affichée au-dessus du cœur et défouraille, menacé par l’un des agresseurs qui tient un pistolet. Jusque-là, c’est de la légitime défense, rien à dire dans les mœurs américaines – même si les armes en vente libre constituent selon nous, Européens, un net danger social. Mais lorsqu’il achève volontairement le second Noir blessé, un membre de l’équipe adverse qui l’avait défié les yeux dans les yeux après l’avoir frappé en plein match au mépris des règles, il va trop loin. Il lui place la mâchoire sur le rebord du trottoir et, d’un coup de talon, lui éclate la tête devant les yeux horrifiés du jeune Danny. Est-ce un rite nazi ? Une pratique esclavagiste ? Il semble que le Noir sait de quoi il retourne avant de crever.

Les flics arrivent aussitôt, alertés par les voisins des coups de feu. Derek est inculpé d’homicide volontaire et écope de trois ans à la prison pour hommes de Chino. Trois ans seulement parce qu’il est Blanc et en état de semi-légitime défense ; son codétenu Lamont (Guy Torry), un Noir à la lingerie qui le fait rire et le prend en amitié, a écopé de six ans pour avoir seulement laissé tomber un téléviseur volé sur le pied du flic qui lui attrapait le bras. Deux poids, deux mesures ? C’est ce que comprend Derek en prison.

Il n’est pas au bout de ses surprises : son idéalisme suprémaciste blanc est mis à mal par l’un des durs de la Fraternité aryenne incarcérée. Derek le voit ostensiblement trafiquer avec des Hispanos, violant le code racial idéal. Dès lors, le jeune homme comprend que c’est l’égoïsme qui mène les gens, pas les principes, et que « la race » n’est qu’un prétexte pour gagner et réussir. On ne joue pas collectif comme dans l’équipe de basket, on en profite perso pour ses trafics. Renouant alors avec « les nègres », Derek est violé sous la douche par le plus macho des Frères aryens. Après cette mésaventure et six points de suture à l’anus, il reçoit la visite du docteur Sweeney (Avery Brooks), son ancien prof d’histoire en prison, le même que celui de Danny. Il fait partie du comité ayant à juger de sa libération conditionnelle. Derek lui expose ses doutes et sa désorientation. Et celui-ci lui demande s’il s’est posé les vraies questions. Par exemple : « Est-ce que ce que tu as fait a amélioré ta vie ? »

Tout est là. La haine engendre la haine en retour, comme une vendetta sans fin ; elle aveugle sur les qualités des autres, les différents – ce dont Derek se rend compte en prison, forcé de travailler face à Lamont ; elle ne permet pas de constater avant la sortie que Lamont le protège sans en avoir l’air des viols et des blessures mortelles des Noirs, bien plus efficacement que les soi-disant « frères » blancs. Le docteur Sweeney avoue avoir eu la haine lui aussi quand il était jeune, contre les Blancs qui avaient asservi sa race et maintenaient sa communauté dans le sous-développement social, contre la société et même contre Dieu ! Mais il s’en est sorti par les études, et la culture lui a montré que le racisme était une castration de l’être, inefficace en société. C’est une réaction primaire, qu’il faut surmonter si l’on veut avancer. L’identité oui, la haine des autres pour se la constituer, non.

Lorsqu’il sort de prison après trois ans, son petit frère Danny vient de remettre par provocation un devoir d’histoire sur Mein Kampf : le sujet était de commenter un livre, ce qui choque son prof, juif et ex-amant de sa mère. Le principal est le docteur Sweeny qui connait bien les deux frères ; il décide alors de prendre en main Danny et lui offre le choix : l’expulsion ou un cours d’histoire qu’il intitule American History X. En référence à Malcolm X qui reprenait le sigle appliqué sur le bras des esclaves ; en référence au Christ qui était désigné par cette abréviation (le « vrai » Christ opposé au « faux » de Cameron ?). Mais X est aussi la valeur inconnue en mathématique, ce qu’il faut trouver. Son premier devoir sera donc de relater l’itinéraire de son frère aîné et de l’analyser.

Derek est accueilli comme un dieu par le gang de skinheads et Cameron lui fait miroiter la direction de tous les gangs qui se sont développés sur la côte ouest et qui se rassemblent. Mais il n’en veut pas ; il veut rompre avec tout ce folklore pour demeurés, avec ce ressentiment sans avenir, avec cette haine qui n’aboutit qu’à reconduire la haine – tout en profitant aux affaires commerciales de Cameron. Il le frappe, maîtrise le gros Seth (Ethan Suplee qui déclare « je ne suis pas gros, je suis costaud ! »), rejette sa copine Stacey qui ne pense qu’à briller dans le gang, jouissant quasi sexuellement de la violence et des gros muscles. Elle ne l’aime pas puisqu’elle ne veut pas lui faire confiance et le suivre. Danny, 17 ans, ne comprend pas et le violente mais Derek le calme, lui explique son itinéraire en prison et pourquoi il en est venu à penser que tout doit être différent. Son petit frère, au contraire de Stacey, lui fait confiance parce qu’il l’aime. Il le suit. Edward Furlong est très bon acteur dans les rôles de petit frère soumis.

Il rédige donc dans ce sens le devoir que le docteur Sweeney lui a demandé pour le lendemain et sa conclusion, après que Derek lui ait raconté, est celle du discours d’investiture d’Abraham Lincoln : « Nous ne sommes pas ennemis, mais amis. Nous ne devons pas être ennemis. Même si la passion nous déchire, elle ne doit pas briser l’affection qui nous lie. Les cordes sensibles de la mémoire vibreront dès qu’on les touchera, elles résonneront au contact de ce qu’il y a de meilleur en nous. » Hélas ! Alors qu’il va pisser au collège, un Noir le descend d’un coup de pistolet, celui-là même qu’il avait défié d’un regard quelques jours auparavant. La haine demeure – la vendetta va-t-elle se poursuivre ? Le film reste sur ce suspens.

Mais l’on voit avec Trump, vingt ans après, qu’elle est sans fin parce que le ressentiment ne meurt jamais et que, plus courtes sont les idées, plus elles marquent les esprits obtus et faibles. Les Yankees ne forment pas un peuple mais une mosaïque, le patriotisme n’existe que s’ils sont attaqués sur leur sol. Entre temps, c’est chacun pour soi, le Colt dans une main pour expédier et la Bible dans l’autre pour justifier ; les financiers et le lobby de l’armement et du pétrole commandent, les riches se préservent de la racaille, les flics tuent plus de Noirs que de Blancs, l’école se délite dans le politiquement correct et la niaiserie sentimentale.

Qu’avons-nous encore de commun avec ces gens-là ?

DVD American History X, Tony Kaye, 1998, avec Edward Norton, Edward Furlong, Beverly D’Angelo, Avery Brooks, Jennifer Lien, Ethan Suplee, Stacy Keach, Fairuza Balk, Metropolitan video 2001, 2h03, standard €6.99 blu-ray €8.70

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Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel

Je n’avais jamais vu ce film étrange, sorti en 1972 ; peut-être le terme de « bourgeoisie » était-il un repoussoir dans ces années gauchistes ? Revoir la société française parisienne avec résidence dans les Yvelines, presque cinquante ans après, est un rare plaisir. Combien le monde a changé en une seule génération ! Exit les Citroën DS aux phares directionnels, les Simca 1000 en forme de boite à savon, les Peugeot 404 racées, les Renault 17 carrossées sport et les Cadillac longues comme des péniches et souples comme des nefs.

Les conventions bourgeoises sont toutes d’artifices : comme dans la société de cour d’Ancien régime, il s’agit de paraître : riche, beau, à l’aise dans l’existence et dans le couple. Ce qui se passe dans la réalité est tout autre : tête de linotte qui empêche un dîner prévu, baise torride irrépressible tout de suite qui en empêche un autre, saoulerie au premier verre de la sœur célibataire (Bulle Ogier) qui en empêche un troisième, cadavre du patron de « la fameuse » auberge connue du bourgeois qui inhibe les convives du dîner manqué, service à l’armée en manœuvre (colonel Claude Piéplu), descente de police ou descente terroriste qui en empêchent toujours d’autres dîners dans les rêves… C’est que le « le dîner » est le summum du théâtre social. Chacun, chacune, est en représentation, verre à la main et clope au bec, tout maquillage et cravate dehors, dans une tabagie et une alcoolémie que l’on n’a plus jamais revu depuis.

Dès l’apéritif, baptisé « les cocktails » pour faire chic, le bourgeois donne une leçon aux autres, pour montrer qu’il « en est », qu’il connait les usages de sa caste : François Thévenot (Paul Frankeur) qui roule en Jaguar MK2 et joue les pique-assiettes dans les dîners mondains, détaille les « bonnes » opérations pour réussir un Martini dry ; au dîner, Henri Sénéchal (Jean-Pierre Cassel) propriétaire d’une immense villa dans la proche campagne de Paris pour afficher sa réussite, détaille la « bonne » façon de couper le gigot, tandis que son épouse Alice (Stéphane Audran) clame à la cuisinière la « bonne » cuisson du gigot et la « bonne » façon d’accommoder les fayots « à l’huile d’olive » pour faire grande cuisine. Le bourgeois, comme toute classe dominante marxiste, définit ce qui est « bon » et mauvais dans les usages, les autres sont dominés par leurs injonctions sociales et morales.

C’est ainsi que Rafael Dacosta (Fernando Rey), ambassadeur de Miranda, république autoritaire d’Amérique du sud qui ressemble fort au Chili, dénie systématiquement tout ce qui va mal dans son pays : l’achat des juges, les inégalités sociales croissantes, la pauvreté abyssale, la répression des étudiants en colère comme on se débarrasse des mouches « avec une tapette » (inversion des rôles, la tapette étant l’étudiant dans le vocabulaire flic du temps), le trafic de drogue, l’accueil aux anciens nazis. Sa mission est toute d’hypocrisie : présenter une image et nier tout ce qui va contre, en maître suprême de l’illusion – même quand le colonel fume devant lui une cigarette de marijuana en prétextant l’exemple de l’armée américaine au Vietnam.

Mais la vie n’est pas une pièce de théâtre écrite selon les conventions. L’imprévu surgit toujours, dans un chaos vivant, ce qui fait que le dîner n’est jamais pleinement réalisé, tout comme n’est jamais signé « le contrat » dans la BD Gaston Lagaffe. Luis Buñuel aime la provocation, travers d’époque post-68 qui mélange absurde, surréalisme et contestation globale. Ainsi la domestique des Sénéchal (Milena Vukotic) qui paraît 25 ans en déclare 52 (inversion des chiffres imitant la pissotière inversée de Maxime Duchamp intitulée Fontaine en 1917). La figure de l’étudiant vaguement malfrat (Christian Pagès), est un exemple : au commissariat, un brigadier sévère (Pierre Maguelon) qui a intégré tous les codes de l’autorité bourgeoise, frappe un jeune homme dépoitraillé comme en ces années libérées (l’inverse de la cravate), et commande à ses hommes de le torturer « au piano » (une gégène musicale) pour le faire « avouer ». Quoi ? Non ce qu’il a « fait » car il n’a rien fait semble-t-il, mais qu’il a tort de se rebeller à l’autorité moustachue et qu’il reconnait le bon des « bons usages ».

Les bourgeois ont l’illusion de maîtriser le monde par leur fortune, donc par leur pouvoir. Et il est vrai que leurs relations sociales permettent souvent d’échapper au réel commun. Dans un rêve, qui peut être une réalité future ou une hantise du possible, un ministre (Michel Piccoli, homme affiché « de gauche » qui excelle dans les rôles de grand-bourgeois méprisant au pouvoir) fait relâcher la bande des Dacosta, Thévenot et Sénéchal, accusés (preuves à l’appui) de trafic de drogue entre Miranda et Paris. C’est que « les convenances » exigent que l’on ne fasse pas de vagues diplomatiques malgré la cupidité et l’égoïsme punis par la loi « égale pour tous ». Le qu’en dira-t-on de caste est plus fort que la loi commune chez les bourgeois. L’ambassadeur réussit à maîtriser une jeune terroriste (Maria Gabriella Maione) venue l’assassiner chez lui seins nus sous son pull, comme le tâte Dacosta, avec un pistolet cubain planqué sous la salade dans son sac andin. Il la relâche, faussement magnanime : car il fait signe aux flics des RG qui planquent dans sa rue de Franqueville du quartier La Muette (où il baise accessoirement la Sénéchal qui en veut avec tous), et ceux-ci embarquent la fille manu militari. Il s’est donné le « beau » rôle, mais la réalité est sordide.

Les bourgeois jouent et rêvent, ne sachant plus trop où se situe le réel – car l’inconscient se libère dans le rêve, donnant le vrai plus que le moi éveillé. Ainsi un lieutenant (Christian Baltauss), premier grade des officiers et première marche de bourgeoisie, raconte-t-il son enfance aux trois grandes dames ébahies (Delphine Seyrig, Bulle Ogier, Stéphane Audran) dont l’une flirterait bien avec lui, dans un café où le loufiat mielleusement poli selon les usages bourgeois (Bernard Musson) leur annonce successivement qu’il n’y a plus de thé, plus de café, plus de tisane et que l’on n’y vend pas d’alcool. Enfant à la veille d’intégrer un collège militaire à 11 ans, le lieutenant a empoisonné son père sur ordre de sa mère morte, qui lui dit qu’il a tué son amant qui est son vrai père. Les dessous des apparences ne sentent pas la rose. Tout comme l’évêque (Julien Bertheau) qui se fait jardinier chez les Sénéchal a vu ses parents empoisonnés par un inconnu, dont il découvrira que c’est un vrai jardinier qui ne joue pas un rôle (Georges Douking) à qui il donne l’extrême-onction – avant de le tuer, car un bourgeois n’a pas de noblesse d’âme, la force rustre ressort quand la réalité surgit brutalement. Le jardinier était brimé et épuisé par ses maîtres, mais cela ne compte pas ; il était peut-être le même que celui que les Sénéchal ont viré sans préavis une semaine auparavant, le laissant sans ressources, et dont l’évêque-ouvrier a pris la place « au tarif syndical ».

L’illusion devient comique lorsque la bande des entre-soi est invitée par le colonel à un dîner : ils se retrouvent dans un théâtre d’avant-garde, où ils doivent improviser… leur fuite. Ce n’est qu’un rêve, mais il caricature la représentation sociale.

Les bourgeois sont « en marche » sans savoir où aller sur cette grande route de Beauce qui part à l’infini entre les champs de blé en herbe, autre image de l’absurde que manie Buñuel, plusieurs fois montrée, rythmant le film. On peut se demander si c’est la haine du cinéaste pour les riches qui le pousse sans cesse à « provoquer le bourgeois » ; une hypothèse – absurde mais pourquoi pas dans le fameux Inconscient ? – serait que son nom sonne comme « bougnoule » en français ? Les « ouvriers » sont-ils meilleurs ? D’ailleurs, où sont-ils, pour comparaison, dans ce film ? Et qu’en est-il de la morale des cinéastes eux-mêmes (comme Weinstein) ?

Le spectateur jouit du spectacle et le charme discret opère, mais il se demande au fond qui dupe qui : le bourgeois tout d’apparences ou le Luis Buñuel qui n’est qu’images provocatrices ? Car le film, comme les personnages, manquent à mon avis de profondeur.

DVD Coffret Luis Buñuel (Le Charme discret de la bourgeoisie / Le Fantôme de la liberté / Gran casino), 1972, avec Fernando Rey, Paul Frankeur, Mercedes Barba, Agustín Isunza, Delphine Seyrig, StudioCanal 2005, , €75.00

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Patrice Montagu-Williams, African Queens

Une histoire de meurtre rituel à Paris avec pour protagonistes deux reines africaines, l’une de Somalie, Ayaan, et l’autre du Bénin, La Hyène. Deux femmes soumises à la loi des hommes qui se rengorgent d’Allah ou des esprits sorciers pour les exploiter, en faire des putes. Une histoire en référence au film de John Huston tiré d’un roman de C.S. Forester mais qui se passe de nos jours et dans notre capitale.

« Le commissaire [Boris Samarcande] croît aux faits, pas aux idéologies. Il ne voit pas les hommes du monde entier faire gentiment la ronde en se tenant par la main. Il ne croit pas à l’Homme abstrait, celui qui donne bonne conscience à peu de frais. Il croit aux hommes et à la multiplicité des cultures, pas à leur mélange en une sorte de soupe épaisse, indigeste et sans goût. Il pense aussi que, ceux qui réfutent la différence, provoquent les guerres : pour lui, le racisme est une construction sociale. En un mot, il préfère la Raison à la Tolérance » chap.2. Car la tolérance, il y a des maisons pour ça : et c’est là justement que l’on envoie les filles immigrées, endettées à vie, payer de leur corps tant qu’il est jeune. Avant de le jeter. Le flic croit donc à ce qu’il voit, pas ce que la bonne conscience ou le politiquement correct lui disent de voir.

Or, ce qu’il voit, c’est la guerre de tous contre tous, les trafics en tous genres, à commencer par celui du corps des femmes pour finir par les organes vivants tranchés afin de marabouter plus finement. Le Cheick, qui règne sur les mafieux musulmans du XVIIIe arrondissement, déclarera tout uniment : « Je veux juste que l’on respecte ma culture, celle de nos ancêtres, et qu’on la laisse s’installer ici, si nous le souhaitons. Ce n’est pas ce que disent les journaux que vous lisez, commissaire ? » chap.40. C’est cela aussi, la mondialisation, relayée par les « belles âmes » bêlantes des bourgeois bohèmes.

Alors, faut-il se voiler la face comme recommandé dans le Coran ? (Ce qui veut dire, notons-le en passant, faire la femme). Où faire régner ici les valeurs d’ici, sans tolérer les déviances contraires aux « droits » que nous proclamons à grands cocoricos ? « Cela fait longtemps qu’il a cessé de prendre les cons pour des gens », le commissaire (chap.5). Il va remonter la filière en actionnant ses indics, puis faire tomber ce beau monde qui n’a pas sa place au pays des droits de l’homme. Il n’est pas justicier comme les flics de Miami mais seulement le régulateur du trafic engendré par la société tout entière : « Mon rôle, c’est d’apprendre à tous ces animaux de cirque à danser en respectant le rythme de l’orchestre. The show must go on, avait-il ajouté » chap.4.

Débité en chapitres courts et haut en couleur, ce roman policier extrêmement contemporain vous initiera au vocabulaire de la faune exotique qui peuple les bas-fonds pittoresques de Barbès tout en vous faisant connaître les personnages sûrs d’eux-mêmes qui nidifient, établissant sans vergogne leur communauté et leurs mœurs d’ailleurs en plein Paris.

Patrice Montagu-Williams, African Queens, Les Chemins du hazard 2018, 157 pages, €15.50

Biographie de l’auteur : Petit-fils de deux membres des services secrets britanniques (MI6), diplômé de l’École Supérieure de Commerce de Paris (ESCP Europe), Patrice Montagu-Williams a exercé ses talents dans l’informatique et dans le commerce international avant de travailler comme consultant pour la Cour du Royaume d’Arabie Saoudite. II a vécu à Paris puis à Rio de Janeiro avant de s’installer à Athènes où il a pu enfin assouvir pleinement sa passion pour l’écriture.

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Michel Déon, Les vingt ans du jeune homme vert

Suite du Jeune homme vert, né bâtard en Normandie mais fils de noble, ce gros roman se nourrit de la vie de l’auteur, né comme lui la même année. Tous deux ont 20 ans en 1939, année où la guerre est déclarée à l’Allemagne par une France prise dans des alliances impossibles et qui se croit invincible. On sait ce qu’il en fut, la défaite, la débâcle, le honteux armistice et l’instauration d’un régime de vieux réactionnaires. Jean, engagé avec son ami l’escroc Palfy, se trouve pris dans les remous de l’époque.

Il manque d’être fusillé dans un village par une colonne SS dont le commandant joue du Brahms au violon avant de faire tirer – ce qui laisse le temps au « hasard » de sauver notre héros, via une voiture de colonel nazi où deux autonomistes bretons reconnaissent l’ex-petit Jean, qui avait porté pour eux un message à 13 ans sur son vélo.

Palfy et lui peuvent donc joindre Clermont-Ferrand, où Palfy va se faire reconnaître du bordel local tandis que Jean va tomber amoureux de Claude, une fille vue dans la rue où le soleil laisse apparaître son corps par transparence. Cet amour impossible va l’occuper quatre ans car Claude est mariée et mère d’un petit garçon demi-russe de quatre ans aux boucles blondes, Cyrille. Jean va tomber amoureux de l’un comme de l’autre, car seuls ceux qui n’ont jamais aimé que le sexe ignorent qu’un petit enfant est aussi attachant qu’une jeune femme. Mais la guerre, la Gestapo et la mère de Claude vont séparer les amants, restés chastes jusqu’au dernier instant – et Cyrille oubliera vite son papa de substitution.

Palfy refait sa fortune une fois de plus, plein d’entregent et de savoir-vivre. Bien qu’escroc, ce que Jean ne parviendra jamais à être par une qualité intime qu’il est vain de discuter, il a de l’amitié et de l’admiration pour lui : « Palfy éclairait la vie, la parait de couleurs plus audacieuses, lui tendait des pièges. Hélas, au moment du bonheur parfait, tout culbutait soudain, tout était à recommencer ! » p.94. Il trafique avec les Allemands chargés de « récolter » des œuvres d’art dans la France en guerre, il diffuse de fausses livres sterling, il engage Jean qui ne sait que faire ni où aller, pris entre Claude l’amante de cœur et Nelly l’amante de sexe qui joue tous les soirs la comédie au cinéma ou au théâtre. Jean effectue plusieurs voyages au Portugal pour changer le sterling et sa bonne mine le fait apprécier d’un agent secret du régime Salazar, ce qui lui évite d’être tué. Grâce à Madame Michette, la patronne du bordel de Clermont qu’un Palfy facétieux a chargé de mystérieuses « missions » sans but au début, mais qui s’est prise au jeu et a été repéré pour son savoir-faire par ceux qui en avaient besoin, Jean entre dans la Résistance.

A la Libération, il est emprisonné, dénoncé par la mère de Claude comme ayant fricoté avec l’Occupant, mais sauvé par le commandant de la Résistance qui prouve son activité bénéfique aux réseaux… C’est dire si l’auteur se délecte des hypocrisies, grands mots et faux-semblants de cette France avilie qui chercher à se faire croire qu’elle a « réagi », alors que très peu nombreux furent ceux qui s’engagèrent vraiment. « Claudel. J’ai récité son ode au maréchal Pétain pour les enfants des écoles », dit Nelly p.196. On peut être ambassadeur, écrivain et académicien et ne pas savoir se tenir à la hauteur de ce que l’on estime. On peut aussi être artiste, et demeurer tourmenté par des désirs interdits, comme Michel du Courseau, demi-oncle de Jean, qui peint un Christ entouré d’enfants trop délicieux pour être innocents. La « grandissante hypocrisie bénisseuse » (p.426) de ces années-là vaccine Jean contre toute croyance et toute idéologie. Après la catholique, viendra la communiste – avant la socialiste, puis l’écologiste…

Jean passe de la verdeur à la maturité, moins étalon et plus amoureux, moins avide de nouveauté que plus profond, moins naïf et plus indulgent. Il découvre la littérature dans les longs transports, et la poésie avec la théâtreuse Nelly (qui le surnomme « Jules-qui » parce qu’il ne connaissait pas Laforgue). Il découvre en même temps le veule ou l’admirable des comportements humains : il est devenu un homme et nous le quittons au bord de son chemin d’adulte. Comme il ne présente plus d’intérêt romanesque, l’auteur s’arrête là, laissant vivre désormais tout seul ce fils de papier.

Il lui a cependant inoculé ses expériences, dont la plus belle est de savoir aimer. « Ainsi, peu à peu, découvre-t-il ce qui lui est propre dans l’amour physique : une indifférence à peu près totale quand il n’aime pas et, au contraire, une hypersensibilité quand il aime. Il n’est pas loin de considérer les érotomanes comme des impuissants. Lequel d’entre eux éprouveraient un battement de cœur à l’apparition de Claude parce qu’elle a, innocemment, les bras nus ou qu’en s’asseyant elle a découvert sa jambe ? » p.120. Ou encore, avec l’enfant : « Jean aimait que Claude ne fût pas une mère excessive, à la tendresse envahissante pour son fils. Ce qu’elle faisait pour lui, elle le faisait rapidement, avec adresse, sans en parler et, en vérité, il aurait presque pu en être jaloux car elle aimait Cyrille comme un homme, d’un amour intelligent qui ne l’écrasait pas » p.233. Il faut savoir aimer ainsi, les femmes et les enfants, et Michel Déon, l’air de rien, nous l’apprend.

Michel Déon, Les vingt ans du jeune homme vert, 1977, Folio, 576 pages, €9.30

Coffret Michel Déon, 4 volumes : Un taxi mauve – Les Poneys Sauvages – Le Jeune homme vert – Les Vingt ans de jeune homme vert, Folio 2000, 2080 pages, €37.20

Les romans de Michel Déon chroniqués sur ce blog

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Max Milan, La somnambule funambule

Ce roman commence noir, comme la ville en hiver ; nous entrons dans le spleen de Paris, la mansarde de Baudelaire. Un temps de flottement au premier tiers et puis ça prend, comme une mayonnaise. L’histoire embraye et le lecteur s’attache aux personnages, voyant ceux qui se croient avec les yeux voltairiens de l’auteur et mesurant l’ignoble veulerie des bourgeois cultureux avec sa langue directe et simple, sans familiarité inutile. Max Milan n’est pas Céline, mais il s’en approche par le cynisme anarchiste avec lequel il observe ses contemporains. Son roman, qui raille les branchés nantis parisiens, fait du bien.

Sandra est une jeune Ukrainienne blonde et physiquement épanouie qui a appris la danse à Kiev. Elle vient poursuivre des études à la Sorbonne-Nouvelle pour étudier les langues. Lors d’une audition pour intégrer le corps de ballet du chorégraphe snob parisianissime Cristobald Gonzalès de la Patam, elle se voit moquer ouvertement par ce xénophobe mondain aux origines douteuses et aux perversions infantiles manifestes. Elle se sent humiliée de devoir danser nue et accroupie par ce sadique tortionnaire de la gauche culturelle. « Ce qu’on attend de vous, c’est d’être un bon instrument. Si on vous demande de pisser sur scène, vous pissez (…) si on vous ordonne de boire du pipi à même le sexe d’un danseur, vous buvez » p.17. Ne croyez pas à l’exagération, le fin du fin de l’art chorégraphique à la pointe de la mode est la transgression de tous les tabous les plus intimes, la vautrerie dans la merde, la pisse et le sang – juste pour épater le bourgeois et le rendre coupable d’aimer le Beau. Cela sous l’œil bienveillant et la main subventionneuse du ministère de la Culture devenu ministère de la Fête, à la tête duquel le président mollasson-socialiste a nommé une égérie aux robes très courtes qui montre à l’envi ses jambes. Suivez mon regard…

Sandra n’a pas d’amis à la Sorbonne, décrite telle qu’elle est : « de grands couloirs glacés ; des toilettes aux murs couverts de graffitis obscènes, des secrétaires rébarbatives qui taisent soigneusement l’information qui vous serait utile, des salles de classe vides parce que l’heure du cours a changé sans que vous soyez prévenus, des visages fermés, un conformisme vestimentaire qui tend, comme les couleurs sur les murs, au monotone et à l’ennuyeux » p.23. Elle n’a que peu de choses à voir avec ces gens d’avenir. Même avec Chloé, qui veut être « supercopine » avec elle – mais pour la cuisiner et pouvoir la critiquer sur les réseaux sociaux avec les autres. Plus les termes sont enflés, plus pauvres sont les réalités…

Lucas l’enfantin speedé aux cheveux oranges et son copain Sidi qui considère que toutes les femmes doivent être traitées « comme des chiennes » (p.46) l’invitent à une « mégateuf » dans un squat de Montreuil où officie Foufoun, un faux Camerounais né à Sarcelles. Le squat de Maliens immigrés clandestins, soutenu par les zassociations habituelles de bien-pensants à la conscience coupable, sert de couverture à un gros trafic de haschich, cannabis, cocaïne et pilules diverses – que Lucas et Sidi utilisent pour ravitailler leurs copains. La « mégateuf », c’est beaucoup de bruit, d’alcool et de drogue, avec du sexe dans les coins. Les filles qui viennent là savent qu’elles vont de faire « déglinguer », terme favori de Foufoun qui joue volontiers les macs. Si Sandra y échappe, malgré le mélange savamment dosé de Mitrazapine et de Dronabinol censé la rendre inerte, c’est qu’elle possède un étrange pouvoir : celui de somnambulisme.

Dans cet état second, elle est suprêmement agile et n’a peur de rien, sorte de Batwoman sans conscience, fonctionnant avant tout par réflexe. Elle glisse entre les pattes des quatre qui voulaient la « défoncer » (autre terme choisi de Foufoun et ses potes) et s’enfuit, seins nus, dans Paris qui s’éveille. Elle regagne sans être vue, par les toits, sa chambrette mansardée chez la vieille schnock propriétaire Russe blanche Kloklochka. Apparemment, tout ce qui la trouble la fait somnambuliser la nuit.

Alors, lasse d’être constamment la victime d’une société parisienne aigrie qui en veut au monde entier, à commencer par son voisin, Sandra l’Ukrainienne, née dans une famille unie à la campagne, décide de se venger. Elle va passer par les toits pour observer Cristobald le méprisant mondain, Chloé l’égoïste bourgeoise maquée avec un Noir ouvrier pour faire bien, et voir si quelqu’un ne pourrait pas être ami avec elle. Tel Michel, avocat international qui croit devoir devenir fou (au point de se faire volontairement interner) avant de la rencontrer. Cette partie du roman est la plus réjouissante, la satire sociale des artistes, des flics, des psys, étant sans appel. Tous veulent déconstruire le réel pour composer leur réalité moralement acceptable – que les gens doivent s’inculquer sous peine d’être soumis aux foudres de la loi.

Les inventions de douce vengeance de Sandra par les toits sont cocasses et sans gravité autre qu’à l’ego des vaniteux visés. D’autant que le somnambulisme a deux faces : l’une noire et vengeresse, l’autre blanche et amoureuse. Comment, tombée dans la piscine et coulant à toucher le fond, donner ce coup de talon salvateur qui vous propulsera à nouveau vers la lumière.

Je ne vous dis pas tout, il faut bien un suspense. Mais ce qui a commencé noir se termine clair – loin de la « France moisie » chère à l’un de nos crocodiles cultureux qui a fait jadis la pluie et le beau temps littéraire avant de sombrer dans un contentement de soi pompeux étalé sans vergogne sur France-Culture.

Nous sommes dans la bonne aventure urbaine, dans la critique sociale, dans le cynisme philosophique. C’est à la fois salubre et réjouissant, sans message politique autre que celui que chacun pourra en tirer. Mais il passera auparavant un bon moment de lecture.

Max Milan, La somnambule funambule – Les sept chambres de Sandra, 2017, PhB éditions, 167 pages, €12.00

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Patrice Montagu-Williams, BOPE

patrice montagu williams bope

Un roman policier très contemporain pour connaître le Brésil, ce pays de contrastes violents ; une tragédie en trois actes qui laisse un peu sur sa faim mais qui dit sur le pays bien plus que les statistiques de l’ONU ou les reportages superficiels des journalistes internationaux.

Le BOPE est le Bataillon des Opérations Spéciales de la Police Militaire de l’État de Rio dont le logo est « une tête de mort dont le crâne est transpercé verticalement par un poignard » p.39. « Au nom de la volonté qu’avaient les autorités d’offrir au monde entier les JO les plus festifs de l’histoire dans la capitale mondiale de la samba, le BOPE était devenu la voiture-balai policière des magouilles et des maux urbains sur lesquels le gouvernement brésilien se gardait bien de dire la vérité aux centaines de journalistes étrangers convoyés depuis deux ans pour constater la réhabilitation des favelas » p.16.

Le roman commence fort, par une descente de la police militaire dans une favela où la guerre des gangs a débordé sur la ville. Flanqué malgré lui du journaliste Marcelo en quête effrénée de scoop, le capitaine Bento Santiago et son commando pénètrent le bidonville. Un ordre venu d’en haut lui enjoint de faire une pause aux abords d’une école pour laisser faire les fédéraux. Lorsqu’il parvient à avancer, 25 enfants sont morts avec leur maitresse…

Car la guerre des polices entre le Département de la police fédérale et la Police militaire n’est qu’un épisode de la corruption endémique et du bon plaisir des privilégiés du régime, riches ou puissants. Il suffit d’avoir du pouvoir politique, de gagner de l’argent ou de se tailler un territoire par les armes pour exister dans ce pays volcanique. Tout est sans cesse au présent : on ne rénove pas, on construit à côté ; les vieux remplacent leur femme par des jeunettes de 14 ans ; le trafic et la drogue font et défont les richesses par vagues successives.

Le vrai pouvoir, ce sont les « narcos et groupes armés. Ce sont eux qui faisaient régner l’ordre. Ils rendaient la justice et réglaient les conflits entre les habitants. Ils contrôlaient les entrées dans le bidonville, taxaient les fournisseurs, procédaient à l’installation des branchements sauvages sur le réseau électrique et veillaient au ramassage des ordures. Il y a peu, ils avaient refusé que l’on installe le tout-à-l’égout car ils ne voulaient pas que les autorités mettent si peu que ce soit le nez dans leurs affaires. Ce sont eux aussi qui attribuaient les logements à ceux qui en avaient besoin et qui récoltaient les loyers » p.57. Tout comme voudraient le faire les islamistes dans les banlieues d’Europe – le vrai pouvoir est à ce prix lorsque l’État recule à faire appliquer le droit, y compris en son sein.

Même si « le pays est en état de coma dépassé » p.106, le Brésil est fascinant, à la fois très ancien et très vivant. Ni le droit, ni l’ordre ne règnent, et la loi de la jungle rend l’existence plus éphémère, donc d’autant plus précieuse. Survivre est la préoccupation de chaque jour, des enfants aux vieillards : il s’agit de ne pas se faire tuer, de trouver les bons protecteurs, de ne pas se laisser prostituer. Même quand on est journaliste en vue et qu’une actrice veut se venger d’un ex-gouverneur qui la mettait dans son lit.

Rio est « cette mégapole monstrueuse de plus de quatorze millions d’habitants, à la fois superbe et dangereuse » p.29. Chacun peut y rencontrer « l’une de ces filles qu’on ne rencontre qu’au Brésil, pour lesquelles faire l’amour est une fonction aussi naturelle que dormir, boire ou se laver les dents » p.24. De quoi rêver. Chacun peut y boire une « agua de Alentejo. C’était un cocktail à base de cachaça avec de l’ananas, du lait de coco et de la crème de menthe battue avec de la glace saupoudrée de cannelle » p.96. Miam ! C’est aussi le pays où « avec l’aide de la bière et de la maconha, les barrières sociales, raciales ou sexuelles ont sauté, donnant à ces corps agglutinés l’illusion que rien n’est impossible » p.140. Rien.

Après cet échec du BOPE, le capitaine Santiago réfléchit. Il n’est pas une machine à tuer, ni un robot aux ordres. Il s’informe, noue des contacts ; il devient le parrain d’une ex-pute de 15 ans, Euridice. Un colonel bien informé lui ouvre les yeux : « Tu croyais te battre pour défendre l’ordre et la justice. Pas pour servir les intérêts de flics corrompus. Moi, tu vois, j’ai fini par m’y faire. Tu connais le proverbe chinois qui dit que le poisson pourrit toujours par la tête ? Eh bien, c’est exactement ce qui se passe dans ce pays… » p.113. Le capitaine Santiago décide donc de se mettre en congé du BOPE, pour reprendre sa liberté, ne plus être manipulé ni pris dans un engrenage de vendettas croisées. Il veut rejoindre les Indiens d’Amazonie dont son père était originaire, et aider à leur survie.

Alléché par l’action du premier acte, édifié par la complexité de la corruption au second acte, le lecteur de roman policier se trouve un peu frustré de ce renoncement du troisième acte. Mais pour qui veut comprendre le Brésil d’aujourd’hui, quel bon livre !

Patrice Montagu-Williams, BOPE – Dans les soutes du Rio des JO, 2016, Asieinfo Publishing, 149 pages, €11.00

D’autres romans de Patrice Montagu-Williams chroniqués sur ce blog

Précision p.15 : on n’appuie pas sur « la gâchette » d’une arme, mais sur la détente, la gâchette est une pièce essentielle, mais interne à l’arme... Autre précision : on écrit métis et pas « métisses » comme si le mot était constamment au féminin.

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Jean-François Gayraud, Le monde des mafias

jean francois gayraud le monde des mafias
Ce livre est le fruit d’un travail universitaire très structuré qui a le mérite de proposer une définition rigoureuse du concept de « mafia » et d’étudier comment le monde globalisé encourage le phénomène. La réédition en poche est publiée en très petits caractères ce qui est dommage, mais permet de conserver les nombreuses annexes sur la lutte anti-mafia, l’initiation, la topographie italienne et turque, l’index.

Depuis le film Le parrain, les médias appellent « mafia » à peu près n’importe quelle bande organisée. Or « la » mafia mérite d’être définie avec précision pour lutter efficacement contre elle. Amalgamer n’a jamais servi à l’action, c’est mettre tout dans le même sac donc ne pas comprendre comment fonctionne la chose. « Une mafia est une société secrète et fraternelle à caractère criminel, permanente et hiérarchisée, fondée sur l’obéissance, à recrutement ethnique, contrôlant un territoire, dominant les autres espèces criminelles et s’adossant à une mythologie » p.269.

Jean-François Gayraud, commissaire divisionnaire de la police nationale, n’a pas les précautions de langage de la gauche idéologique : il ne croit pas l’homme naturellement bon et s’appuie sur éthologues et philosophes (cités en encadrés au fil des pages) pour parler de biologie, de territoire et d’espèces. Pour lui, la mafia est la réaction animale d’un groupe ethnique humain menacé par l’anonymat bureaucratique, l’impôt étatique et la concurrence des bandes criminelles. Ce pourquoi les gangs juvéniles ou les cartels de drogue ne sont pas des mafias. Les seules vraies mafias sont claniques, ethniques et territoriales – peu importent leurs activités criminelles.

L’auteur fait d’ailleurs le parallèle avec le capitalisme sauvage des origines, processus quasi féodal de prédation avant d’accéder à la respectabilité de l’argent. Mais il s’empresse de préciser que les capitalistes s’intègrent à la société démocratique (n’étant en rien ethniques mais individualistes), alors que les mafieux profitent de la société en parasites, ne payant d’impôts que ce qu’il faut pour rester invisibles, n’offrant de dons qu’aux personnes de leur clan. « C’est un retour à la dure loi naturelle qui respecte le bon chasseur et le guerrier valeureux. L’homme mafieux est ramené à sa vérité originelle : celle d’un animal prédateur » p.306.

Il n’existe dans le monde actuel que neuf mafias : Cosa Nostra de Sicile, la Ndrangheta de Calabre, la Camorra de Campanie, la Sacra Corona Unita des Pouilles, la mafia albanaise du Kosovo, la maffya turque, les Triades chinoises, les Yakuza japonais et la Cosa Nostra américaine. Les fraternités russes, les cartels mexicains et colombiens ne sont que des proto-mafias, n’en ayant pas toutes les caractéristiques. Les gangs corses sont à peine évoqués, étant selon l’auteur plus du grand banditisme accoquiné au nationalisme îlien que l’expression d’une mafia véritable. Quant aux gangs salafistes, l’auteur n’en parle pas, ils étaient absents de l’univers criminel lors de la rédaction du livre et appartiennent peut-être à la galaxie terroriste – quoique l’aspect communautaire, voire ethnique, n’y soit pas absent…

Une mafia est caractérisée par huit critères :

  1. contrôle d’un territoire,
  2. capacité d’ordre et de domination,
  3. hiérarchie et obéissance,
  4. service de l’ethnie et de la famille,
  5. poly-criminalité,
  6. les mythes et légendes comme idéologie,
  7. ancienneté et la pérennité,
  8. secret et initiation.

Les véritables mafias sont très proches dans leur fonctionnement des sociétés secrètes comme la Franc-maçonnerie ou les services spéciaux. On ne s’étonnera donc pas que les États y fassent parfois appel lors d’événements majeurs, notamment lorsque la patrie est en danger : le mafieux Lucky Luciano a aidé au bon débarquement américain en Sicile, les Triades ont aidé Sun Yat-sen à prendre le pouvoir, les Yakuza font régner l’ordre à la place du gouvernement débordé lors du tremblement de terre de Kobé.

Les sociétés modernes favorisent le phénomène mafieux : dans l’anonymat de l’administration et de la ville, les liens claniques remplacent les liens personnels d’ancien régime. « Les mafias trouvent naturellement leur terreau culturel dans ces mentalités holistes profondément étrangères à l’individualisme contemporain » p.247. Il n’y a pas chez elles d’individus libérés par les Lumières mais des êtres enserrés dans une toile d’obligations communautaires claniques. L’urbanisation, la consommation et le divertissement offrent des sources de richesses inépuisables à la prédation clanique, le BTP, le traitement des ordures et le spectacle (y compris drogue et trafic d’êtres humains) étant les principaux investissements des mafias contemporaines. La Cosa Nostra américaine (Benjamin Siegel et Meyer Lansky) a même créé de toutes pièces une ville vouée au divertissement : Las Vegas !

Les mafias forment le stade suprême du crime organisé, le principe de cruauté permettant une véritable expansion biologique du mal. « Va-t-on vers un âge criminel », s’interroge l’auteur p.314 ? « Leur présence engendre déjà une criminalité avancée de certaines sphères politiques et économiques. Jusqu’au jour où, achevé, ce processus aboutira à une confusion quasi parfaite entre les acteurs politiques et économiques légaux et les mafias ».

Intéressant, facile à lire (sauf l’introduction un peu indigeste, mais seulement 21 pages), instructif sur la genèse, l’expansion et les œuvres des mafias. Bien loin du folklore et des livres de journalistes à sensation comme Gomorra.

Jean-François Gayraud, Le monde des mafias – géopolitique du crime organisé, 2005, Odile Jacob poches 2008, 447 pages, €10.90
e-book format Kindle €13.99
film DVD Le parrain – la trilogie, de Marlon Brando avec Al Pacino, 2008, €22.99
Voir aussi Jean-François Gayraud, Le nouveau capitalisme criminel sur ce blog

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Alexander Kent, Par le fond

alexander kent par le fond
Nous voici en 1808. Napoléon, qui restera à jamais un dictateur impérialiste pour tout Anglais bien né, reprend la guerre contre l’Europe. Il la veut à sa botte. Il a déjà conquis le Portugal et menace l’Espagne.

Les Britanniques, vus par un marin de la Navy contemporaine, engagé à 16 ans en 1940, se veulent les sauveurs du « monde libre », entendez de la liberté du commerce et des mers. Ils ne peuvent que combattre l’ogre corse, même si ce dernier a heureusement terminé la Révolution et ses massacres de la Terreur.

C’est d’ailleurs pour cela que les Français, ennemis redoutables, sont toujours vaincus dans les romans d’Alexander Kent. C’est moins fierté patriote que constat des ravages du sectarisme politique sur la valeur professionnelle. Les Français ont de bons bateaux, ils ont tout le bois nécessaire et les architectes imaginatifs – mais ils manquent d’amiraux aguerris, de capitaines entraînés et de marins biens formés. La faute à ce délire idéologique de la Révolution, où seule l’adhésion au groupe le plus braillard tenait lieu de compétence. Or on ne forme pas de bons professionnels par décret.

La paix d’Amiens, signée en 1802, est loin et la marine anglaise doit faire avec ce qu’il lui reste de navires après une décennie à guerroyer. Non seulement elle doit assurer le blocus des ports ennemis, de la Baltique aux Açores, mais aussi contrôler le trafic entre l’Afrique et les Amériques pour lutter contre la traite des Noirs, devenue illégale par acte du Parlement (mais que Napoléon a rétablie pour faire plaisir aux riches copains de son épouse créole).

Sir Richard Bolitho, anobli depuis deux volumes et devenu vice-amiral, a l’ordre de rallier le cap de Bonne-Espérance pour établir une force navale permanente, destinée à laisser ouverte la route au sud de l’Afrique. Rappelons que le canal de Suez n’a pas encore été construit et que Le Cap commande la route des Indes, vitale pour le commerce anglais. Mais, toujours un peu rebelle aux us, coutumes et hypocrisies de la « bonne » société, il obtient d’embarquer sa maitresse, Catherine, tandis que lady Belinda son épouse officielle et superficielle, qui n’aime que les froufrous de Londres, se doit d’endurer « le scandale » tout en se posant en victime du devoir – en ne manquant aucune fête.

Depuis trois volumes, les histoires d’amour fleurissent entre les protagonistes, Bolitho amiral et Bolitho capitaine (Richard et Adam son neveu), Valentine Keen le capitaine de pavillon, Allday le fidèle serviteur… Ne voilà-t-il pas qu’Adam, fringuant et 28 ans, est tombé amoureux de Zenoria, la toute récente épouse de Valentine ? Aussi ardent qu’Adam, Richard se repaît du corps somptueux de Catherine, qui lui est toute attachée. Quant à Allday, il songe au port d’attache avec l’accorte aubergiste qui tient relais non loin de la maison familiale des Bolitho.

Mais des mutins s’emparent du Pluvier Doré, bâtiment de commerce réquisitionné par la Navy qui convoie si Richard l’amiral, parce qu’il transporte la paie des soldats du Cap. Catherine, habillé en marin pour être plus à l’aise, ne manque pas de s’illustrer comme un homme dans la bagarre qui s’ensuit, une épingle à cheveux jouant le rôle de sabre. Le navire se fracasse sur les récifs faute d’être manœuvré et les naufragés s’entassent sur un canot qui mettra de longs jours pour tenter de rallier les côtes africaines, mourant de faim et de soif.

Une fois recueilli in extremis et remis, Bolitho est envoyé par les Lords de l’Amirauté aux Antilles, où Napoléon compte bien chasser les Anglais. Et c’est à deux contre un que les bâtiments de la Navy vont faire face au plus vaillant amiral français… Malgré la trahison de l’ami Thomas Herrick, amer d’avoir été accusé à tort et surtout sans vie depuis qu’il a perdu sa femme du typhus.

Mais rien ne va sans heurt. La marine est chose trop sérieuse pour être confiée à des politiciens civils – c’est pourtant ce qui a lieu. Le rang tient lieu de compétence et le Règlement maritime ou l’obéissance stricte aux ordres tiennent lieu d’imagination et d’initiative. C’est ainsi que le vieux Sutcliffe, amiral rongé de syphilis, ne supporte pas qu’on ne lui rende pas compte à St Kitts tandis que Thomas Herrick, qui a frisé la condamnation à mort en cour martiale, ne veut plus prendre aucun risque.

L’auteur oppose les courageux de l’avant aux embusqués de l’arrière, le petit peuple des marins enrôlés de force aux élites nobiliaires aspirants dès 12 ans, les professionnels aux vaniteux. Ceux qui ont de la chance sont ceux qui la cherchent, pas ceux qui restent assis le cul sur une chaise en attendant qu’elle vienne de droit ou de naissance. Toujours attentif aux humains, hommes comme femmes et même adolescents, les Bolitho oncle et neveu savent commander parce qu’ils savent être justes et se faire aimer. Simplement en reconnaissant les autres pour ce qu’ils sont vraiment. Un bon récit d’aventure aux relations très humaines.

Alexander Kent, Par le fond, 1992, Phébus Libretto 2014, 446 pages, €11.80

Les romans d’Alexander Kent chroniqués sur ce blog

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E aha te parau ‘api ? (Quoi de neuf ?)

Le Haut-Commissaire a dressé le bilan sécurité 2013. Pas très réjouissant. La délinquance générale est en hausse de 10% sur l’année !  Les cambriolages sont en augmentation significative tout comme la délinquance liée aux stupéfiants et malgré une campagne d’arrachage record (75 811 pieds arrachés en 2013) l’usage du pakalolo (cannabis) se banalise. L’économie souterraine du pakalolo a été « privée » de 1,7 milliard de XPF. Le GIR (Groupe d’intervention régional) a pour mission la détection et la confiscation des avoirs criminels, a saisi l’an passé près de 95 millions de XPF dans 33 dossiers judiciaires.

Athanase Teiri roi de hau pakumotu

Les Pakumotu, milice du roi fantoche Athanase Teiri font feu sur la police. Le souverain et trois de ses gardes du corps ont été interpellés pour avoir accueilli les armes à la main les forces de l’ordre qui venaient chercher le « roi » chez lui. D’après la police un « stock considérable de munitions de différents calibres dont un 38 spécial » a été découvert chez les Pakumotu. Sa « majesté » est en détention provisoire. Cela ne fait plus rire du tout les Autorités, ni même sourire. La justice met le turbo, aïe, aïe, aïe ! La sécurité est du ressort de l’Etat et le Peï « condamne » les agissements des Pakumotu.

cannabis

Après des mois d’enquête à Tahiti, à Huahine, 16 trafiquants de paka sous les verrous. Bien rôdé, le trafic durait depuis plusieurs années, trois ans dit-on, une famille, et quelques 250 millions de XPF de gains estimés. Il est apparu au cours de l’enquête que des fûts de 50 kg de drogue (pakalolo de premier choix puisqu’essentiellement des têtes de la plante) venant de Huahine (Iles sous le Vent) étaient transportés dans des poti marara (les poti marara ne servent donc pas exclusivement à la pêche ?) Tout était bien organisé, les trafiquants avaient compartimenté leurs ateliers de culture, de séchage, de conditionnement, de telle sorte que l’on ne puisse pas remonter jusqu’à eux ! En garde à vue l’un des protagonistes du dossier se serait vanté d’avoir écoulé à lui seul 20 000 pieds de pakalolo.

Huahine (Iles sous le Vent) : sous l’ombrière, pas de paka mais une distillerie de boisson alcoolisée appelée komo puaka. Facile à fabriquer ! Un tura (fût) de 200 litres en plastique, de l’eau, des fruits frais, du sucre blanc et de la levure sèche. Quelques jours voire semaine de brassage, le tour est joué. Filtrer pour éliminer les résidus de fruits (ananas, banane, fruit de la passion, litchi), la boisson est prête à être vendue et consommée. C’est très fort paraît-il ! Du tord-boyaux ? Je n’ai pas encore eu l’opportunité d’y goûter !

Fermeture du Legends Resort à Moorea. Touché lui aussi par la crise, l’hôtel résidence passe la main et deviendra « villas en location saisonnière ». Il avait ouvert en août 2008. Au suivant !

legend resort tahiti

La rénovation du matete (marché) de Papeete se poursuit. L’étage (oui il n’y en a qu’un !) est plus sûr et plus propre. Il vient d’être inauguré par le maire et le gouvernement. Y a des contents et des mécontents comme toujours : « L’architecte a mal fait son travail, mon espace est plus petit qu’avant, les affaires marchent mal, il y a trop de concurrence, ils ont mélangé l’artisanat et les bijouteries, il y a plein de locaux dehors pour les bijoutiers, regardez il y a Wan, Hiro Ou Wen, Mihiari Pearls, (des grosses pointures des nacres et perles) ils ne paient pas grand-chose comme loyer, ils ont les moyens, normalement le marché c’est pour les petites gens ». C’est dur de n’être que des petites gens, des petits Tetuanui (Dupond ou Durand tahitien).

Papa Flosse déclare à l’arrivée de deux délégations chinoises : «Nous Polynésiens sommes d’origine chinoise (c’est nouveau). Aujourd’hui, nous avons la certitude d’avoir des investisseurs ». Il semble tellement sûr de lui… Il ajoute : « Lorsqu’ils (les Chinois investisseurs potentiels) se seront remboursés leur investissement, les installations reviendront au Pays, et nous n’aurons pas un sou à débourser ». Une lettre au Père Noël ? Une prière ? Un rêve ? Quand le journaliste lui demande des précisions : « le projet Mahana Beach Tahiti est de l’ordre de 150 à 180 milliards de XPF. Pour l’aquaculture, c’est sûr c’est un investissement de 150 milliards sur 15 ans. Pour le photovoltaïque, il n’y a pas encore de coût ». C’est pas beau tout ça ! Sur un petit nuage…

C’est fait, la convention est signée avec les investisseurs pour les fermes aquacoles de Makemo (Tuamotu). 150 milliards de XPF seront investis en 15 ans ; à terme entre 1 000 et 1 500 emplois pourraient être créés. Des avantages fiscaux très importants sont consentis aux investisseurs chinois : le matériel et les marchandises importés dans ce projet seront détaxés ; les entreprises n’auront pas à payer d’impôts sur les bénéfices, de taxe foncière ou de TVA. Au fait, quelle sorte de poissons dans le filet ? LE MEROU !

D’autres Chinois débarquent. Les avions se succèdent à un rythme effréné sur le tarmac de Tahiti-Faa’a, des associations d’amitié Chine-Océanie, des ingénieurs, des…, des…, enfin du beau monde, tous Chinois.

Parahi iho ! (Au revoir) Fa’aitoito (Bonne continuation)

Hiata de Tahiti

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Faits divers à Tahiti

Paea, en cette après-midi du premier de l’an, un jeune cycliste de 12 ans a été tué sur la route. Erreur de trajectoire du cycliste, imprudence du conducteur ? L’enquête est en cours.

Paea, décidemment, ce début d’année est endeuillé, un père perd le contrôle de son véhicule, fait une sortie de route et  finit sa course dans une rivière, son fils meurt dans le choc.

velo torse nu short rouge

Un important dispositif avait été déployé la veille, soirée du réveillon, par les forces de l’ordre. Mille cinq-cents contrôles, 39 infractions relevées. En zone gendarmerie (en dehors de Papeete et Pirae), 755 dépistages, 21 infractions relevées pour conduite en état alcoolique dont 10 délictuelles. En zone police (Papeete et Pirae) 700 dépistages effectués pour 18 relevées pour conduite en état alcoolique dont 11 délictuelles.

Cet hélicoptère au-dessus d’Outumaoro, en face de Carrefour fait songer à un film américain ! Que se passe-t-il ? Des voitures de gendarmerie… On le saura après, ce déploiement de forces était une opération de repérage et d’arrachage de stupéfiants avec l’aide de l’hélicoptère des armées. Depuis les airs, la vue est meilleure pour observer les plantations. Les pakaculteurs (planteurs de cannabis) ont dû se rabattre dans les bâtiments, les cours pour cultiver, les plantations dans les montagnes avaient été repérées et détruites, mais le business continue.

Un trafic international de cocaïne démantelé par la police. Le voileux résidant aux Marquises allait acheter la poudre blanche à Panama et l’écoulait avec la complicité de restaurateurs à Tahiti. Un commerce juteux mais pas sans risques, le bénéfice serait de 14 moi de XPF. Mais, qui ne risque rien n’a rien !

A Faa’a, un accident insolite au cimetière Notre-Dame des Anges. Trois lycéens de 15 ans profitaient d’une pause pour discuter à l’ombre assis sur un coin d’un caveau. Seul, l’un était assis sur la plaque de marbre qui bouche le caveau et s’est retrouvé brutalement quatre mètres plus bas au fond de la tombe. Indemne après la chute il a eu le malheur de recevoir sur lui les morceaux de la pierre tombale et l’un d’eux lui a brisé la jambe. Le malheureux sera remonté à l’air libre par les pompiers et les mutoi (flics) et conduit à l’hôpital. Qui va payer les frais d’hospitalisation ? Le mort ? Le propriétaire du caveau ? Le fournisseur de la plaque ?

poisson pierre

Le jeune Rauheierii se baignait avec des amis aux Tubuai lorsqu’il a été piqué au pied à plusieurs endroits par un nohu (poisson-pierre). Cela arrive souvent au fenua. Mais le jeune a été victime d’un choc cardiotoxique dû au venin du poisson. Il en a réchappé, c’est du jamais-vu ici. Il était arrivé au dispensaire inconscient mais grâce à l’efficacité du médecin, des infirmiers, de la chaîne de solidarité (car il y avait également trois autres personnes victimes du nohu) il a pu être évasané (évacuation sanitaire) à Papeete. Après quelques jours de soins à l’hôpital du Taone regagner son île natale.  Le poisson-pierre est réputé pour être le plus venimeux du monde.

Sur Makemo (Tuamotu), il tabasse sa femme à mort pendant son sommeil. Un meurtre ultra violent d’un homme de 57 ans, déjà condamné par le passé pour des violences conjugales,  sur sa femme de 43 ans, mère de quatre enfants. Le couple était en instance de divorce.

Hiata de Tahiti

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Dans le wadi gravé au bord du Nil

Nous poursuivons la journée pétroglyphes : des vaches, des lions, des éléphants, des girafes. Nous longeons toujours le Nil, à pied, mais il fait plus chaud. Le soleil se réverbère sur les pierres.

gravure bouquetin bord du nil

Dans le wadi El Chott, Dji nous montre un bas-relief du pharaon Antef V de la XIème dynastie. Il porte la lance, symbole du pouvoir, et est surmonté d’un cartouche avec son nom écrit en hiéroglyphes. Son épouse, plus petite, le suit. Devant lui se tiennent un militaire (pagne court et coiffe d’armée) et un prêtre (pagne long et main sur le cœur). Le bas du relief est scié. Des voleurs ont tenté d’emporter la scène.

 gravure pharaon bord du nil

Dji nous dit l’avoir signalé aux autorités – mais seulement après avoir vérifié que la famille avec laquelle il est lié n’est pas en cause dans ce trafic. Cela choque une jeune fille moderne du groupe : le patrimoine historique est le patrimoine commun non seulement de tous les Égyptiens, mais aussi celui de toute l’humanité. Elle a raison, c’est ainsi que pensent nos contemporains et je pense comme eux. L’archaïsme est de dire que les locaux font ce qu’ils veulent des témoignages historiques à leur portée : ainsi des Bouddhas de Bamyan en Afghanistan. Mais je comprends aussi la position de Dji : il est intégré, fait partie de la famille élargie, il n’a pas à agir autrement que ce l’on attend de lui. C’est cela l’archaïsme, la loi du groupe mené par le patriarche. Dji, individualiste, ne peut s’y opposer s’il veut conserver ses bonnes relations et le confort moral qui est devenu le sien au fil des années.

gravure scene de guerre bord du nil

Le fonds du wadi est couvert de sable blond dans lequel les pieds s’enfoncent. Sur les roches qui le bordent s’étalent des graffitis effectués par les soldats de l’armée victorieuse du pharaon qui rentraient de guerroyer dans les oasis. On distingue des scribes, des personnages debout, des animaux et des hiéroglyphes.

gravure bord du nil

Adj marche devant nous sur le sable, hiératique et royal. Dji parle de lui. Il lui a fait faire un test de personnalité ; il s’agissait de symboles à compléter, dessiner une scène à partir d’un rond, par exemple, ou d’un signe serpentiforme. Ce test a révélé un adolescent bien dans sa peau, se voyant dans la vie hardi comme un footballeur, avec une sexualité jaillissante. Selon lui, « il est malin, plus que les autres, et il s’est débrouillé pour connaître une femme du village avant l’âge de 15 ans. Dans tous les villages il y a des femmes disposées à initier de jeunes garçons, des veuves ou des filles plus indépendantes. » Qu’est-il pour Adj ? « Je l’ai vu naître, je l’ai vu grandir, il m’a toujours connu dans sa famille. Quand il était petit, c’était un sale gosse, toujours à jouer des tours ; je lui ai foutu des claques. Ce que je suis pour lui ? Une sorte d’oncle, je suppose. » Dji m’apparaît comme abou el benat, « le frère des filles », il aime toutes les femmes comme des sœurs et se veut le père de tous les enfants.

bord du désert egypte

Nous montons une superbe dune dont le soleil caresse les flancs, suscitant des ombres multiples. Se dresse un amas rocheux au-dessus du désert. Ce lieu étrange recèle un creux, « la grotte des marins », couvert de dessins de bateaux antiques. Ainsi laissait-on la marque de son passage dans les endroits rendus « sacrés » par leur étrangeté. Signes propitiatoires, conservatoire du souvenir, apprivoisement de la force qui réside là ? Graffiter l’inconnu est bien humain. On distingue la barque d’Horus et celle de Seth, le faucon-soleil et le crocodile-Nil, deux puissances.

navires graves bord du nil

L’astre du jour descend sur le désert. Du haut de l’amas rocheux l’œil voit loin, jusqu’à l’horizon qui est frontière, inaccessible. Un lieu entre monde sensible et imaginaire céleste : le désert est le domaine de la déesse lointaine. Il a attiré depuis longtemps les ascètes, les anachorètes, les cénobites. Macaire, Pacôme, Antoine, furent célèbres aux temps de la christianisation. En hiéroglyphes, le désert s’écrit comme une vallée entourée de deux montagnes et signifie « endroit mauvais » ou « pays étranger ». Loin en contrebas, au-dessus du Nil qui coule comme un ruban d’étain, flotte une brume mauve. L’oasis verdoyant qui l’entoure surgit ainsi du vide désertique comme un long ruban d’espérance. Et l’on comprend que l’opposition du fleuve et du désert ait donné aux hommes d’ici une conscience contrastée du Bien et du Mal : l’eau est la vie, elle permet le végétal et le germinatif, le désert est la mort, il est minéral et stérile. Le Bien est le vivant, le mouvant, le fluide ; il est la naissance et la jeunesse, l’exubérance et le sexe. Le Mal est la solitude, le sec, le rigide ; il est la maladie et la vieillesse, la tristesse et l’égoïsme.

felouque sur le nil au crepuscule

Ce contraste entre la vie et la mort, l’eau qui fait surgir la verdure ou chanter les oiseaux, et la roche ou le sable, desséchants et stériles, donne l’intuition de ce qu’a pu être la religion des nilotiques. L’invisible est quotidien, capricieux, inquiétant. La crue gonfle le Nil chaque année, le soleil disparaît chaque jour, les grains germent sous la terre, la maladie saisit les hommes, ou l’amour, ou l’ivresse… Tout cela suscite une angoisse existentielle qui exige d’en parler. On invente des métaphores pour dire ce que l’on ne peut voir : comment suggérer l’éloignement infini du soleil mieux que par le vol du faucon, qui s’élève si haut qu’il se perd dans le ciel ? Et le lever, puis le coucher, du soleil représentent l’apparente certitude que l’on peut quitter le monde d’ici pour les profondeurs, et en renaître. Comment mieux suggérer qu’il y aurait une nouvelle existence après la mort ? Nommer et dessiner permet d’apprivoiser l’inconnu. La tentation d’agir sur les choses vient des signes objectivés par la main.

La forme humaine des dieux suggère qu’ils sont accessibles ; au contraire, le judaïsme comme l’islam interdiront toute représentation car Dieu leur paraît infini et irréductible. Osiris est plus proche de l’homme : assassiné par son frère Seth, puis reconstitué par l’amour de sa femme Isis, il engendre Horus, son fils qui représente l’éternel retour des choses, le triomphe rassurant de l’ordre cosmique et l’espoir de la survie après la mort. Toute la vie cosmique et sociale repose sur l’équilibre du monde – Maat – le concept du juste, du raisonnable, de l’harmonie en action, l’autre nom du vrai pour les Égyptiens antiques. Il ne suffit pas de s’insérer passivement dans un ordre existant, comme l’islam le préconise, mais de le rétablir, de le recréer constamment comme une musique, une poésie, une mesure du monde.

Nous nous dirigeons vers le village de Nag El Hammam, construit tout en terre. Sur les murs d’une maison de hadj – un pèlerin – est peint le voyage à la Mecque. Sont naïvement reproduits la Kaaba et le mont Arafat, le pèlerin cheminant, les chevaux qu’il a pris. Les villageois ont dit leur foi sur les murs en attendant le retour du pèlerin.

egypte embleme pelerinage a la mecque

Nous rallions les bords du Nil alors que le soleil se cache. Des aouleds jouent au foot sur un terrain nu, dans un nuage de poussière. Ils sont maigres et vifs, très débraillés. Dans la palmeraie, les moustiques commencent à vrombir. Dans le ciel, Horus ferme un œil : la lune et l’étoile du berger sont ses yeux. En hiéroglyphes, la nuit est figurée par un ciel d’où pend, telle une araignée au bout de son fil, une étoile à cinq branches. Et un ciel étoilé s’écrit : un millier est son âme. Au bord de l’eau, à la nuit tombée, assis dans le sable chaud, nous attendons le bateau à moteur qui viendra nous chercher.

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Abomey du Dahomey au Bénin

La route est longue vers Abomey, les paysages défilent. Enfin Abomey, capitale historique du Dahomey fondée en 1625 selon la tradition. Un royaume militaire, très organisé, qui grâce au trafic d’armes et d’esclaves s’étendit vers la zone côtière et conquit le royaume d’Allada. Entre 1625 et 1900, douze rois se succédèrent à la tête du puissant royaume. Chacun des palais était construit à l’intérieur d’un enclos fait de murs de pisé et l’ensemble du site couvre une superficie de 47 hectares. Les palais royaux d’Abomey demeurent un haut lieu de l’histoire et de la culture du Bénin. Les collections sont constituées essentiellement par des sièges royaux, des bas-reliefs, des statuettes et des objets cultuels vaudous.

TOGO BENIN GANVIE

Nous sommes en barque, allant à Ganvié. Le village lacustre du sud du Bénin est situé sur le lac Nokoue, au nord de Cotonou. La « Venise de l’Afrique » regroupe plusieurs milliers de cases en bois, construites sur pilotis, abritant environ 30 000 habitants qui vivent essentiellement de la pêche, mais de plus en plus du tourisme. C’est la plus importante cité lacustre d’Afrique de l’Ouest.

TOGO BENIN GANVIE

Au 18e siècle, les populations de la région tentaient d’échapper aux razzias esclavagistes et seraient  venues se réfugier dans les marécages du lac. Les populations ne cessent de croître, les cases sur pilotis s’avancent toujours plus avant dans le lac. Bien sûr les conditions hygiéniques sont déplorables. Bien sûr l’alimentation en eau potable n’existe que sur deux bornes fontaines. Les habitants doivent s’y rendre en pirogue pour remplir leurs bidons. L’eau du lac est saumâtre puisque le lac communique avec la mer. Les eaux usées, les excréments du bétail se retrouvent dans le lac, profond de 2 m environ. Les rayons ultra-violets sont chargés de la désinfection. L’eau du lac n’est pas trop polluée dit-on… ce qui permet la pêche et la pisciculture. Mais pour le moment pas de pollution industrielle.

TOGO BENIN GANVIE

Les tempêtes détruisent parfois quelques centaines de maisons ! Pendant les crues de la saison des pluies, soit environ 4 mois, l’eau arrive au niveau des pilotis. Le bétail doit alors être extrait des îlets semi-lacustres et partager le niveau des habitants. Il n’y a pas ou peu d’alimentation électrique. Certains nantis qui ont fait fortune à l’étranger disposent de groupes électrogènes et d’autres de panneaux photovoltaïques.

TOGO BENIN GANVIE

Durant six mois les pêcheurs entretiennent leur pâturage aquatique ceint de fascines qu’ils possèdent sur le lac, ils peuvent ensuite procéder à la récolte,  qui servira à nourrir la famille et à la vente. Les Tofinu ou hommes de l’eau ont développé cette technique « acadja » de pisciculture dans cette vaste zone lagunaire. Ganvié devient le site touristique le plus visité dans cette sous-région ouest africaine.

C‘est sur cette note colorée que s’est terminé notre voyage Togo-Bénin.

Hiata de Tahiti.

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Peter Robinson, Étrange affaire

2005 Peter Robinson Etrange affaire

Ce roman prend la suite de ‘Ne jouez pas avec le feu’ mais peut se lire tout seul, comme tous les Peter Robinson. L’intérêt de garder un fil conducteur permet au lecteur de se sentir en sympathie avec le héros, son environnement et l’évolution de son existence. L’inspecteur principal Banks vieillit ; il a perdu sa maison dans un incendie, ses enfants se sont envolés, ses maîtresses se sont éloignées, ses parents décrépissent… Et voici que l’on fait connaissance de son frère Roy, dont on n’avait que vaguement entendu parler auparavant. Il sera cette fois la victime de l’histoire.

C’est en effet un coup de téléphone en soirée, pris sur répondeur, qui déclenche l’enquête de Banks, encore en vacances. Un appel pressant d’un frère qu’il n’a vu qu’épisodiquement. Être 5 ans plus âgé vous rend moins présent auprès du petit frère, surtout quand ce dernier est très différent de vous et le chouchou des parents. Quand Alan Banks voulait peloter sa première copine, à 12 ans, il payait Roy, 5 ans, pour rester hors de la chambre. Un Roy qui a réussi dans les affaires, belle maison à Londres, Porsche et – référence dans l’univers d’Alan – une chaîne quadriphonie au son époustouflant. C’est ce qu’il découvre lorsqu’il se rend au domicile de son frère après son appel angoissé, alors qu’il ne répond plus à aucun numéro. Parmi les CD bien rangés, il trouve une pochette du groupe de son fils Brian mais en place de la musique, un mystérieux CD-RW sur lequel figurent, entre autres, des photos porno.

L’univers du porno international sera le thème du livre. Avec connections jusque dans les Balkans et dans les pays de l’Est, comme il se doit. Là, les filles sont raflées vers 14 ans à la sortie des écoles et vendues pour 1000 € à des proxénètes agissant en Europe ; elles se feront 20 à 30 mecs par soirée et rapporteront plus de 100 000 € chacune, rien que la première année. Elles seront larguées dans la nature, sans argent ni papiers une fois « usées » jusqu’à la muqueuse, environ 4 à 5 ans après.

Roy a-t-il trempé dans cette étrange affaire ? Que vient faire là son bizarre copain expert en trafic d’armes ? Pourquoi donc Roy s’est-il mis à fréquenter le prêtre de sa paroisse ? Y a-t-il un rapport avec cette fille seule, retrouvée morte dans sa voiture sur une petite route du Yorkshire avec… l’ancienne adresse de l’inspecteur Banks dans la poche arrière de son jean ?

Bien que personnellement impliqué cette fois-ci, Banks fonce et interroge. Il ne lâche jamais le morceau. L’auteur a le talent de renouveler à chaque volume son thème, et c’est l’un des charmes de lire toute la série : on ne s’y ennuie jamais.

Peter Robinson, Étrange affaire (Strange affair), 2005, Livre de Poche 2008, 435 pages, €6.75

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Hiata en vacances

Abandonnant sa famille, ses fleurs, son jardin suspendu, ses chats, son coq, ses poules, Hiata s’est envolée pour Paris. Partie le jeudi à minuit moins deux, elle arriva après une escale américaine à Los Angeles, le samedi matin à Paris Charles de Gaulle. Partie en tenue printanière avec 34°C, elle trouva des congères (enfin pas tout à fait) de froid, une bise glaciale et un thermomètre affichant 8° tous petits degrés centigrades. Brrh ! Les vacances commençaient bien !

tour eiffel paris

Une bonne âme était venue me chercher avec ma petite valise. Merci à elle. Il faut vite se réhabituer au trafic automobile, aux incivilités, aux jeunes Roms qui se précipitent sur le pare-brise pour tenter de le laver et le coup de pied dans la portière quand leur espoir est déçu ! Ici aussi il y a des incivilités mais les Popa’a auraient tendance à penser, « bah ! ce ne sont que des « Indigènes »…

Les Parisiens semblaient tristes et blasés, les mendiants plus nombreux, les prix au marché et dans les magasins très élevés, les commerçants peu avenants, les cyclistes et certaines motos sur les trottoirs : mais que se passe-t-il dans ce beau pays ? Moroses, privés d’emploi et donc de revenus, n’apercevant plus la ligne d’horizon, les Français verraient-ils tout en noir ?

Loin des bleus du lagon, la morosité me gagne, froid et pluie aggravent cette situation. Que suis-je venue faire dans cette galère ? J’avais rêvé de cerises gourmandes et juteuses, il y en a peu ; les fraises espagnoles vantent les pesticides ; les maatjes (petits harengs crus) ont fait leur apparition sur le marché, et cela me renvoie aux Pays-Bas plusieurs années en arrière… Je retrouve mes amis de toujours, les Thaïlandais qui eux aussi ont atteint l’âge de la retraite et qui vont retrouver leur Bangkok natal après plus de trente années passées sous le ciel de Paris. La SNCF me piège évidemment avec une grève inopinée.

Retourne au fenua, Hiata, tu y seras mieux et certainement moins râleuse qu’ici !

torse nu ado

Ce qui fut dit fut fait. J’ai retrouvé ma basse-cour, les bleus du lagon, mes amis et mes habitudes. J’ai beaucoup de faits à raconter car durant mon absence, même si celle-ci fut courte, il s’est passé pas mal d’évènements. A bientôt donc.

Hiata de Tahiti

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Tahiti : la faute à la France ?

Des menaces, encore et toujours des menaces sur l’emploi local. Après d’autres hôtels de la place c’est le Sofitel Maeva Beach Resort qui pourrait mettre la clé sous le paillasson. Si les 160 employés risquent de perdre leur emploi, à qui la faute ? A coup sûr à la France ! Les touristes n’emplissent plus les hôtels, la faute à la France. Les taxes d’aviation, les taxes portuaires augmentent, la faute à qui ? Mais à la France !

Il faudrait que les dirigeants du gouvernement de la Polynésie Française, au lieu d’accuser toujours les Autres, se regardent dans la glace et s’abstiennent de déclarations intempestives. Il y a de moins en moins de touristes en Polynésie alors que les autres îles du Pacifique Sud en gagnent. Pourquoi ? Aux toutes dernières nouvelles d’Oscar Tane, ce sont des Russes qui vont racheter cet hôtel SANS casino… Mais, là encore, la faute à la France ne délivre pas de visas facilement. Ritournelle : « Si nous étions indépendants… »

Pourtant, la faute à qui ? Qui rame, qui aurait ramé si… ATN (la compagnie d’aviation territoriale) avait tenu ses engagements et avait transportés les rameurs polynésiens à Calgary (Canada) ? Les pauvres rameurs, après avoir gagné avec le dragon boat, ont été privés de compétition. Ils auraient raflé toutes les médailles, nos Tahitiens. Pis encore, 1000 touristes, ceux qu’on a tant de mal à faire venir, ont été bloqués à Papeete. Pas de quoi se taper sur les cuisses de rire, ceux-là ne reviendront jamais. Comme cette touriste belge qu’on a expédiée en Nouvelle-Zélande pour prendre un vol pour Hong-Kong, puis un autre pour Londres et enfin un autre pour Bruxelles soit 36 heures de vol ! C’est pas de bonnes vacances ça ? Au fait il y a 200 fois plus de touristes chinois aux Maldives qu’à Tahiti…

A défaut de touristes chinois (encore la faute à la France d’après Oscar Temaru), le port de Papeete accueille le Zhen He, bâtiment d’application chinois qui fait son tour du monde, 310 membres d’équipage dont 110 officiers. Dix ans qu’un bateau militaire chinois ne s’était pas arrêté à Papeete. Coïncidence ou pas ? Le ministre chinois des Sciences et de la Technologie était aussi de passage au fenua. Un voyage privé paraît-il avec 12 collaborateurs. Je n’y vois plus que du jaune. L’influence de l’empire du milieu se fait de plus en plus prépondérante, et les missions de « coopération » se multiplient. Est-il vrai que les Mao’ hi seraient venus de Chine ?

Mais qu’est-ce qu’on va faire des Pinus canibaea (pin des Caraïbes) qu’on avait planté, 5900 hectares tout de même, grâce au Fonds européen de développement (Fed) ? Arrivés à maturité depuis plus de 5 ans déjà, ils permettraient de couvrir entre 35 et 40% de la demande actuelle sur le marché local et de réduire autant les importations. Les édiles se sont massés le cervelet… puis ont fait plusieurs fausses couches. [La faute à la France ?]

Là, ça devient sérieux, on prend le problème à bras le corps, à la Polynésienne ! A ce jour, 4 sociétés se sont intéressées à ce marché : abattage, scierie, une seule propose du produit fini sous forme de bardeau. Elle produit également planches de bois, parquets, palettes… La tuile de bois ou bardeau intéresse les projets hôteliers : la couverture dure jusqu’à 30 ans contre 3 à 5 pour le pandanus et 10 ans pour le Palmex (pandanus artificiel en plastique). La tuile a des propriétés para cycloniques et résiste au feu. Un coût moindre d’investissement, 8500 FCP/m2 posé pour le bardeau contre 7000 FCP/m2 pour le pandanus et 8500 FP/m2 pour le Palmex. La tuile s’intègre beaucoup plus au paysage polynésien.

On attend la réflexion des têtes pensantes. Mais la filière « Pandanus rauoro » fait partie intégrante du patrimoine culturel polynésien. Les investisseurs hôteliers l’ont compris et ne souhaitent pas non plus que la tuile de bois remplace le pandanus. Les difficultés actuelles sont principalement liées à la dégénérescence des arbres et leur faible productivité. Alors, bardeaux, Palmex ou rauoro ? Wait and see.

La phrase : « Je vais vivre ailleurs, le jour où il y a un casino dans ce pays ». Elle est d’Oscar Temaru, président du gouvernement de la Polynésie française au sujet d’un éventuel plan de reprise du Sofitel, le transformant en casino. Et les touristes alors, ils n’ont pas le droit de s’amuser un peu en attendant la fin de la grève ? L’actu vue par P’tit Louis [le dessinateur caricaturiste vedette de La Dépêche de Tahiti] : «Le Gros : Mais pourquoi l’Oscar Président ne veut-il pas de casino ?… Le Maigre : Mais non, il aura juste confondu avec une grande surface ! » L’humour de la semaine dans la Dépêche du dimanche peut-être vue, pour ceux que cela intéresse sur http://tahiti.blogspot.com/

Mais il n’y a pas que de mauvaises nouvelles… grâce à la France ?

Le cas des fonctionnaires détachés dans les syndicats (source la Dépêche) : on en compte 12 auprès de la CSTP/FO, 6 chez A ria i mua, 4 au STIP/AEP, 1 au SCFP/UPE et 1 en cours d’insertion chez Otahi. Au Journal officiel de la Polynésie française (JOPF) que tout un chacun peut consulter, on peut y lire que les rémunérations mensuelles brutes allouées aux salariés du privé exerçant des fonctions syndicales s’échelonnent entre 911 420 FCP (7638€) pour le leader de la CSTP/FO à 166 165 FCP (1392 €) pour le président de la confédération A tia i mua, celui-ci étant le moins bien rémunéré. A noter également que le salaire brut versé à ces personnels se monte à 490 913 FCP (4114 €). Les fonctionnaires quant à eux continuent de percevoir leurs revenus à taux pleins payés par l’Administration.

Des problèmes à la Douane au fenua : certains douaniers auraient donc quelque chose à déclarer comme « trafic de drogue, proxénétisme, viol aggravé ?… et maintenant, maintenez-vous que vous n’auriez toujours rien à déclarer ?» Que ce passe-t-il donc dans cette administration ? En tout cas Lolo dans son billet d’humour sur la Dépêche du dimanche y va de ses commentaires !

Une niche a un milliard de FCP : rassurez-vous ce n’est pas pour Grisette la chatte ! Si les hôtels ferment les uns après les autres, que les touristes et les paquebots ne reviennent pas ou peu, le marché des super yachts se porte, lui, à merveille. Une cinquantaine de super yachts croisent dans nos eaux chaque année. D’après les spécialistes, ces bateaux de luxe dépensent un milliard de FCP par an en Polynésie, 250 entreprises travailleraient pour eux lors de leur séjour. Depuis une dizaine d’années, ce sont près de 700 yachts qui ont croisé dans nos lagons. Il y a eu Le Faucon Maltais, le Rising Sun, l’Octopus. Il vaut mieux recevoir les riches, cela rapporte davantage en moins de temps.

Hiata de Tahiti

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Donna Leon, La petite fille de ses rêves

Je ne sais si les années qui passent ou une certaine lassitude atteignent Donna Leon, ou si l’Italie s’enfonce dans le relativisme politiquement correct dominé par l’argent – toujours est-il que le cynisme le plus cru est présent dans cette 17ème enquête du commissaire vénitien Guido Brunetti.

Les Gitans, Tziganes et autres Zingaros ? Il est exigé désormais de les appeler Rom. Ils vivent en marge de la société, subsistant de trafics de voitures, incitant leurs enfants à voler et allant même jusqu’à les prostituer. Les « services sociaux » n’y voient que la rançon du rejet social, donc rien à dire : les policiers se contentent les ramener systématiquement tout moins de 14 ans à « ceux qui se disent leurs parents ». Aucune sanction, pas même une remontrance, aucun fichier, aucun placement d’office, aucune mesure éducative : laissons ce qui est être – tel est la lâcheté sociale du politiquement correct. Les gosses rom sont des poussières à mettre sous le tapis.

Quoi d’étonnant à ce que, devant cette carence de l’État, chacun se débrouille comme il peut ? L’Italie est donc régie par le copinage, les clans, la corruption. Les faibles font appel aux puissants, les puissants font de l’autodéfense, en toute impunité puisque le pouvoir d’État est à leur botte. C’est dans ces eaux glauques qu’évolue le commissaire Brunetti, humaniste revenu de bien des choses. Il se réfugie dans sa famille, parmi ses amis, dans cette ville qui l’a vue naître et qu’il ne quitte guère. Ses joies sont ses enfants Rafi et Chiara, sa femme Paola, son adjoint Vianello, la belle Elettra qui pénètre tous systèmes informatiques officiels, et la cuisine vénitienne faite de pâtes, de légumes et de produits de la mer. Sans oublier le vin et la grappa. Reflet d’époque que ce no future hédoniste à l’italienne.

Il n’y a donc guère d’action et beaucoup de psychologie, aucune happy end mais la négociation cynique autour d’un corps de fillette laissé à la morgue pour qu’on en fasse ce qu’on veut. A se demander si, le roman commencé, Donna Leon n’a pas été découragée par la réalité des choses. Elle introduit en effet au début un prêtre qui fait de l’argent et un autre renvoyé d’Afrique pour escroquerie. Y aurait-il un lien avec cette fillette retrouvée noyée dans un canal, une bague cachée dans le vagin et une montre dans la culotte ? Qui a subi des relations sexuelles répétées alors qu’elle n’a que onze ans. On imagine que l’intrigue aurait pu tourner autrement au lieu de tourner court.

L’amoralité la plus désabusée s’étale à chaque page.

  • L’Église ? Une puissance, mais le clergé : « C’est leur goût pour le pouvoir qui me les rend aussi antipathiques. C’est l’élément moteur de tant d’entre eux ! Je crois que cela déforme leur âme » p.60.
  • Croire ? Bof, chacun trouve les béquilles qu’il peut, même s’il est politiquement correct de rester poli devant cette institution italienne qu’est l’église catholique.
  • Les politiciens ? Tous pourris, jusqu’au ministre de l’Intérieur dont le fils échappe toujours aux conséquences judiciaires de ses bagarres, excès de vitesse et autres usages de drogue.
  • Les valeurs chrétiennes, humanistes, de gauche ? « Juste le même genre de pieuses banalités qu’on trouve dans les éditoriaux de ‘Famiglia Cristiana’ (…) Mais c’est certain, les gens adorent qu’on leur débite ces clichés (…) Parce que du coup, ils n’ont rien à faire, répondit Paola. Il leur suffit d’éprouver des sentiments politiquement corrects pour qu’ils s’imaginent qu’ils sont aussi méritants que s’ils avaient fait quelque chose » p.111. Ressentir suffit, compatir ne va pas jusqu’à agir, c’est fini. Les gens sont désormais impuissants… et la police aussi. Alors, à quoi bon ?

Ce roman est celui des désillusions : « ceux qui parlent d’égalité, de respect des cultures et des traditions » p.195 oublient qu’une société ne survit que par le droit. Le relativisme multiculturel aboutit à l’anarchie, au chacun pour soi, à Dieu pour personne.

  • Oui, il faut faire quelque chose, au lieu de crier au racisme dès qu’on objecte quoi que ce soit.
  • Oui, il faut faire respecter la loi, même si cela gêne les puissants.
  • Oui, il faut transmettre les valeurs et les faire vivre au lieu de se réfugier dans l’idéalisme correct et de laisser-aller la société !

Donna Leon nous offre un roman blasé mais politiquement puissant. Elle, l’américaine, critique autant le sentimentalisme de son pays que le storytelling de la bienséance politiquement correcte italienne-européenne. Civiliser, c’est discipliner ; laisser-faire, c’est laisser aller à la barbarie toute une société au profit des mafias, dont les pires ne sont pas siciliennes, mais bien dans la « bonne » société.

Donna Leon, La petite fille de ses rêves (The Girl of his Dreams), 2008, Points policier Seuil janvier 2012, 326 pages, €6.84

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