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Idées reçues

La « sagesse populaire » véhicule beaucoup d’âneries, répétées en slogans depuis des générations et devenues « vérités révélées » justement parce qu’elles sont à satiété répétées. Ainsi du fer dans les épinards : ils n’en comportent que très peu, beaucoup moins que la lentille ou le boudin noir au même poids… Popeye est une création du marketing, pas un héros du savoir.

C’est ce que chacun peut apprendre – du moins s’il est curieux – dans ce petit livre paru il y a désormais un quart de siècle sous la plume de sept auteurs agronomes, physico-chimistes, mathématiciens, neuroscientifiques sous la direction du prof (agrégé) de sciences-nat Jean-François Bouvet. Non les produits « allégés » ne font pas maigrir, pas plus que le rouge n’excite les taureaux. Non, le cuir ne « respire » pas, il est du derme bel et bien mort, pas plus respirant qu’un bout de carton. Non, il ne « faut » pas un jaune d‘œuf pour faire une mayonnaise mais tout liquide qui permet d’émulsionner l’huile et non la femme en règles ne fait pas « tourner » la mayonnaise. Non encore le brugnon n’est pas un croisement génétique de pêche et de prune mais une sous-espèce naturelle de la pêche. Quant au champagne, évitez de mettre une petite cuiller en argent dans le goulot, cela ne conservera pas les bulles ! Seul le bouchon à pompe permet d’éviter que le gaz carbonique du vin ne s’échappe au contact de l’oxygène.

Même « la science » produit ses niaiseries, bien souvent parce qu’une affirmation de savant paraît dans la presse avant d’être pleinement testée et rejoint une vague croyance préétablie. Nous n’utiliserions « que 10% des capacités » de notre cerveau ? Rien n’est plus faux car cet organe est plastique et peut remplacer une zone déficiente par une autre. De plus, il « travaille » sans repos même la nuit sans qu’on le sache. De même, les « grippes » seraient le plus souvent des coryzas et autres virus du rhume, la vraie grippe vous met sur les genoux avec fièvre et grosse fatigue. Non le cholestérol n’est pas en soit mauvais pour la santé, pas plus que le tabac en soit qui, s’il favorise malheureusement le cancer du poumon et de la gorge, stimule cependant les muqueuses et empêche la silicose des mineurs, la maladie de Parkinson, accroît la vigilance et stimule les performances – à condition d’en user (comme de tout) avec modération.

Ce petit livre remet en cause l’idée reçue que garçons et filles ont les mêmes aptitudes, de même que le sexe « fort » soit toujours le mâle dans la nature. En revanche, hommes et femmes sapiens ont le même cerveau, qui révèle la même activité au repos, même si chaque sexe utilise différemment les aires. Et l’homme ne descend pas du singe (pas plus que la femme, ni « le nègre ») : l’être humain descend d’un ancêtre commun au singe, il y a bien longtemps.

Quant au phoque, il n’a rien d’un pédé. L’expression viendrait du foc, qui est une voile d’avant d’un bateau, mais interprétée de curieuse façon : il ne prendrait le vent que par l’arrière. Or c’est faux, l’allure « au près » gonfle le foc à un quart du lit du vent – et fait avancer le bateau. De plus, la grand-voile (et pas seulement le foc) peut aussi fonctionner vent arrière. Ce serait alors « le souffle » du phoque qui remonte de sa plongée qui aurait suscité l’expression ? On ne voit pas pourquoi un pédé halèterait plus qu’un hétéro sur la besogne. Les phoques veau marin ont des ébats sexuels aussi précoces que collectifs, cela suffit-il à justifier le dire ? La sexualité avec le même sexe n’est pas un apanage de la déviance humaine car tout est testé dans la nature. Seule la culture interdit – par l’ordonner, surveiller et punir – la nature permet tout dans l’exubérance vitale. Ainsi les dauphins prennent du plaisir aux jeux sexuels entre eux tandis que les singes bonobos, une sous-espèce du chimpanzé qui nous est très proche génétiquement, font de l’érotisme homosexuel, mâles entre eux comme femelles entre elles, une composante fondamentale de leur culture sociale.

Parmi bien d’autres choses encore, le lecteur apprendra avec un certain effroi ce qui est rarement révélé dans les médias : que l’hôpital tue ! En ces temps de pandémie, autant être édifié sur les mœurs professionnelles de la gent soignante. Elle est certes très dévouée mais sujette aux oublis, aux négligences, aux urgences – donc pas toujours aseptisée selon les normes. Les maladies « nosocomiales » ne sont pas un mythe mais une triste réalité qui hospitaliserait environ un dixième des patients, notamment via les instruments intrusifs comme canules ou sondes et ferait en France entre 6000 et 18 000 morts par an ! Les soignants qui ne « veulent » pas protéger les autres en se faisant vacciner contre le coronavirus, « croyant » qu’il suffit de porter le masque et de se laver les mains, sont des tueurs en puissance. Allez donc voir en Martinique…

Jean-François Bouvert (dir.), Du fer dans les épinards et autres idées reçues, 1997, Points Seuil 1998, 176 pages, €4.25

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Robert-Louis Stevenson, Le creux de la vague

Trois épaves échouées à Tahiti font « une telle bande de porcs » selon leur père lui-même, l’écrivain Robert-Louis. Mais ils sont le début d’une histoire. John Davis est un capitaine déchu pour avoir fracassé son bateau parce qu’il était bourré ; Huish est le hideux Hyde dont le nom se prononce suiffeux, toujours prêt à trahir père et mère pour contenter son égoïsme mesquin ; Robert Herrick, fils de bonne famille inapte à tout travail constant, est l’éternel perdant des situations par sa faute. Par contraste William Attwater est, comme lui, issu de bonne famille mais est devenu riche seigneur d’une île à perles où il fait travailler l’indigène ; père et juge à la fois, un brin homosexuel comme il était de bon ton à Eton, il est l’anti-Herrick.

Les trois premiers ont échoué sur la plage de Papeete ; ils vivent de mendicité et s’abritent dans une prison désaffectée. Ils n’ont plus un rond et sont près d’être expulsés. La « chance » leur est offerte sous l’apparence d’une goélette frappée de quarantaine qui vient de s’ancrer au large du port. L’équipage ne comprend plus que des Canaques car le capitaine et le second sont morts de variole. Le capitaine du port propose donc à Davis de prendre en main le bateau, après que tous les autres capitaines se soient récusés, et de le conduire à sa destination, l’Australie. Il convoie un chargement de champagne californien.

Le trio de perdants accepte cette main tendue par la Providence. Mais les démons de chacun reprennent le dessus très vite. John Davis, poussé par le vil Huish, se saoule au champagne toute la journée ; Herrick le second n’y connait rien en navigation et se repose sur l’équipage pour les manœuvres et tient le point à l’estime. Il est le seul sobre et un peu sérieux des trois, sauf qu’il se méprise et n’attend qu’une occasion pour se supprimer. La rédemption commune aurait été possible si le mal incarné n’était dans le trio : Huish est ce qu’il y a de plus vil dans l’humanité, un véritable échet nuisible. Et Davis se laisse entraîner selon sa pente alors qu’il aurait pu se sauver avec Herrick qui, dès lors, suit la sienne qui est l’apathie. Chacun, ayant le bien et le mal en lui, a le choix de sa destinée selon la doctrine presbytérienne de Stevenson.

La saoulerie a ceci de bon qu’elle permet bientôt de s’apercevoir que la cargaison est truquée : après une rangée accessible de vrai champagne, le reste des bouteilles ne contient que de l’eau. La goélette, usée, était certainement destinée à disparaître corps et biens afin que ses armateurs touchent l’assurance. Davis est atterré : lui pensait détourner la cargaison à leur profit en la vendant au Pérou ! Puis c’est au tour de Herrick d’être atterré : le capitaine Davis n’a fait embarquer de vivres que juste ce qu’il fallait, par souci d’économie ! Le bateau est trop loin pour l’Australie, trop loin pour le Pérou, et interdit à Tahiti. Restent les îles pour refaire des vivres et de l’eau.

Justement, les instructions nautiques signalent une île inexplorée dans le coin. C’est l’île aux perles de William Attwater. Davis et son âme damnée Huish ne pensent alors qu’à dérober les perles pour se refaire encore une fois, puis gagner les côtes américaines. Cela signifie tuer Attwater et tous ses indigènes, les quelques qui lui restent après l’épidémie. Herrick, s’il est lâche et peu fiable, n’est pas un meurtrier ; Davis non plus lorsqu’il est à jeun et qu’il pense à ses petits : « Y a que les gosses qui comptent. Les moutards ont quelque chose… Je ne peux pas en parler » partie 1 chapitre 3. Seul Huish est conformé pour le mal, difforme de corps, chétif d’âme et le cœur de pierre. Il va tenter d’aveugler Attwater avec une fiole de vitriol avant de le tuer, par pur sadisme de faible.

Mais Attwater, en homme supérieur, manipule les uns et les autres et domine la situation : « Un homme doit se tenir debout sous le regard de Dieu et s’élever par son travail jusqu’à donner toute sa mesure » partie 2 chapitre 8. Huish est éliminé, anti-David contre un vrai champion Goliath ; Davis s’évanouit et se repends, à moitié fou de religion ; Herrick reste honnête mais ne connait pas la grâce.

Cette histoire en forme de parabole tend à prouver que les âmes sont attirées vers le bas par la loi de gravité du mal ou comme la marée redescend, laissant à nu ceux qui nagent. Il faut se surmonter pour accéder à la civilisation et (pour les croyants) au divin. C’est un roman tourmenté mais intéressant, un peu binaire pour notre psychologie mais fouillé sur les affres des âmes.

Robert-Louis Stevenson (avec Lloyd Osbourne), Le creux de la vague (The Ebb-Tide), 1894, Flammarion GF 2011, €7.00

Stevenson, Œuvres III – Veillées des îles, derniers romans (Catriona, Le creux de la vague, Saint-Yves, Hermiston, Fables), Gallimard Pléiade 2018, 1243 pages, €68.00

Les romans de Robert-Louis Stevenson déjà chroniqués sur ce blog

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Premier de l’An à Dhulikel

L’hôtel où nous échouons est traditionnel et assez confortable. Nous sommes à Dhulikel, un petit village dont on fait vite le tour. Ce soir, c’est la fête. La douche est à peine tiède, mais les amuse-gueules avec des cacahuètes bien grillées, du popcorn, des papers (des crêpes de farine de lentille épicées), arrosé de rakshi (de l’alcool de riz local au goût entre saké et cidre). Nous fêtons dans le jardin, autour d’un feu. Nous dînerons à l’intérieur, sur des tapis beige et noir, assis par terre. Tara est vêtue d’une robe chatoyante de soie indienne dorée qu’elle porte sur un chemisier noir. Ces teintes répondent parfaitement à son teint de miel et à ses cheveux de jais. On se sert sur une table, et on mange assis dans des assiettes de métal. Normalement, les népalais mangent avec les doigts de la main droite ; on nous autorise des cuillers. C’est très bon, les cuisiniers se sont mis en quatre : défilent un poulet sauce piquante, des légumes cuits au curry, du riz blanc, puis un gâteau réalisé par le cuisinier en cocotte minute avec les moyens du bord. Il l’a décoré de beurre coloré. Et Tara ouvre une bouteille de vrai champagne, apporté de France par avion, dans la caisse de vivres de l’agence ! Pourquoi cette fête impromptue ? Parce que nous sommes le samedi 31 décembre.

nepal dhulikel

Nous buvons aux dernières heures de l’année 1988. Nous invitons les quelques étrangers présents dans l’hôtel, un couple de Français partis pour trois mois visiter l’Inde, le Népal et la Chine (la nana apparaît un peu débile, j’espère qu’elle ne se reconnaîtra pas), et deux couples anglo-saxons. Les Népalais chantent et dansent. Nous aussi. Rires. Elle coupe le gâteau artisanal de nos cuisiniers, couvert de glaçure au blanc d’œuf, tandis que Michel, hilare, sert le champagne. « Dominique » porte une curieuse coiffure népalaise, un calot blanc et rose qui lui donne un air particulièrement niais. Lily se pâme et Christine commence à raconter des histoires grivoises.

Mais nous n’attendons pas la fin de l’année pour dormir. Nous avons pris un rythme qui clôt nos paupières régulièrement le soir vers la même heure. Le réveil de ce premier janvier est aux oiseaux. Ils piaillent au-delà des fenêtres. L’hôtel est agréable, les sanitaires rudimentaires au rez-de-chaussée, le bloc des chambres sur rue ou sur jardin. Nous avons vue sur les terrasses cultivées et sur les collines.

dhulikel legumes nepal

Une fois la « Bonne année » rituelle souhaitée à chacun, nous prenons le petit-déjeuner, et partons. Nous montons fort, par un chemin très fréquenté, vers le temple de Kali à Kabre. Toute une théorie de villageois descendent. Nous croisons le pipal, les rhododendrons géants, les cactus, les agaves, les orangers, les pamplemoussiers – il y a tous les arbres ici. Sur le chemin traînent des assiettes en feuilles de « zal », tenues par une brindille. Au bord des rues, des femmes vendent les produits des terrasses et de longs navets blancs font comme des sexes d’hommes, des poireaux alignés en bottes des barbes coupées, tandis que les rondeurs des pommes aux peaux teintées de délicat incarnat évoquent des seins de jeunes filles, les choux fleurs bien lavés des têtes de vieillards et les oignons, dorés, lustrés, le teint doux des visages des enfants d’ici.

nepal temple Kali Kabre trident de shiva

À un croisement de chemin, comme un calvaire, est planté dans le sol un trident de Shiva. Les trois pointes de sa fourche symbolisent la force destructrice. Sur sa hampe sont accrochés la hache de Ganesh, la cloche pour s’annoncer aux dieux ou éloigner les démons, le parasol du dieu, et un bol à offrande. Les quatre attributs de Vishnou sont la conque, qui symbolise l’eau, le disque qui symbolise l’esprit, le bâton qui symbolise le jugement, et la fleur de lotus qui symbolise la fertilité.

nepal temple nomobuddha

La montée se poursuit, assez dure. Dans un monastère neuf à l’oratoire tout petit est dressé le temple du Nomo-Bouddha qui offre son bras à un tigre. L’un de nos sherpas fait ses dévotions, la grande prosternation. Il plaque par trois fois son front à terre, se relève pour trois saluts debout les mains jointes, il chante une prière, puis allume une mèche dans une coupelle à beurre.

nomobuddha temple nepal

Au bord d’une bananeraie, sur un flanc exposé au soleil, un très jeune garçon à la chemise en lambeaux, surveille son tout petit frère qui vagit au soleil. La douceur des peaux, la lumière des sourires, appellent la tendresse. Elle est émue, je saisis les deux bambins d’un beau cadrage, Christine se dissimule sous un sarcasme grommelé. Quoi de plus émouvant qu’un enfant ? – un enfant protégeant un plus petit enfant. Il n’y a plus guère que dans le tiers monde que l’on voit cela dans ce 1989 tout neuf. La vie dure prédispose à l’affection fraternelle. C’est peu souvent le cas de nos petits égoïstes d’occidentaux exigeants et gâtés.

gamin et petit frere nepal

Le pique-nique a lieu un peu plus haut, sur une éminence d’où le paysage est magnifique. Deux gosses et six chiens queues en panache, attirés par le repas, viennent nous entourer. Nous donnons des biscuits aux chiens et des sandwiches aux gosses.

gamins nepal

Notre pique-nique est artistement disposé par les cuisiniers sur la bâche de plastique bleu. Les assiettes brillantes d’acier sont composées comme en nouvelle cuisine, selon les formes et les couleurs. Le triangle du pain de mie rompt l’arrondi du riz assaisonné, tandis que la tranche de saucisson quadrifoliée contraste par sa forme. Le jaune du fromage répond au vert des épinards et au rose de la viande. Je saisis sur pellicule cette composition d’artiste.

nepal pique nique

Nous redescendons de la colline du temple après avoir tenu une conversation sur les lingams et les Ganesh qui fascinent Christine, très rabelaisienne malgré ses études. Un petit nettoie des lampes à beurre avec un chiffon, sous les restes d’un drapeau de prières déchiqueté par le vent. Je prends une photo mémorable.

nepal gamin astique lampes a huile

Nous rencontrons sur le chemin un autre temple bouddhiste que l’on contourne dans le sens des aiguilles. Il est tout blanc, éclaboussé de chaux et de soleil, décoré de bannières imprimées qui faseyent à la brise. Nous faisons tourner les moulins à prières en cuivre et nous visitons un peu plus loin le sanctuaire peint de scènes colorées. La vitrine aux bouddhas, les lampes à beurre et les bols à eau en offrande sont là comme partout.

Dans le village qui suit, les gosses sautent de joie et nous courent après. Il n’ont pas vu beaucoup d’étrangers. Un garçon est roux : phénomène génétique ou reste du passage d’un hippie ? C’est probablement cette dernière hypothèse qui est la bonne car il n’est pas tout seul : un autre porte les cheveux clairs avec les yeux verts. Comme nous le regardons particulièrement, intrigués, il prend peur et s’enfuit en courant comme si nous avions voulu l’enlever. Il s’était aperçu qu’il nous ressemblait et il a peur que nous ne soyons venus l’enlever. Les autres enfants rient.

nomobuddha terrasses nepal

Le camp du soir est installé près d’un autre village. Une centaine de spectateurs ne tarde pas à contempler la caravane qui s’installe, avant le coucher du Roy. C’est la télé gratuite. En attendant le repas, Anne, Michel et moi accomplissons des exercices divers d’abdominaux, d’assouplissement, de coups de pied et de poing « de karaté » dans le vide. Cela amuse beaucoup les petits spectateurs. Le repas est pris sous la tente mess pour une fois : nous n’avons pas trouvé assez de bois à brûler pour être autour du feu.

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Shane Stevens, L’heure des loups

Un roman policier qui commence très fort… et dure un moment dans la même veine. Et puis crac ! Il ressasse ; il sombre dans la manie maniaco-dépressive, il rejoue l’air mille fois entendu de l’éternel persécuté à qui tout le monde en veut. Le flic de la criminelle parisienne décline en vengeur coupable de l’humanité. Le mot ‘Juif’ est répété à satiété deux fois par page.

Il est plutôt étrange que Shane Stevens, né à New York en 1941, soit aussi obsédé par les nazis, par les SS disciplinés, entraînés et sans pitié. Il montre d’ailleurs le mimétisme du Mossad, le service secret israélien, tout aussi entraîné, discipliné, froid et sans pitié pour tous les « ennemis » d’Israël. Le héros, César Dreyfus – mais oui, descendant français du célèbre capitaine ! – est d’ailleurs sur le point d’être liquidé par le Mossad dans les dernières pages parce qu’il en sait trop sur un secret bien gardé : l’or des nazis récupéré par Israël. Le pays des purs aurait-il donc négocié avec le pays du Mal ? Ce n’est pas très politiquement correct… Il ne faut donc pas le « dire ».

Tout commence par un homme retrouvé pendu à une corde à piano dans son appartement. Suicide ! déclare, péremptoire, un jeune inspecteur. Pas si simple, rétorque César qui en a vu d’autres et à qui on ne la fait pas. Vous avez dit corde de piano ? et ça ne vous rappelle rien ? Les traîtres du complot Stauffenberg contre Hitler ont été pendus par des cordes à piano. Il paraît que la mort est plus lente, plus sadique. Dès lors, la police va chercher, se mettre à dos les « services » plus ou moins secrets, plus ou moins liés à la « haute » politique de ces Messieurs des palais gouvernementaux. Il y aura un viveur, une femme, quelques meurtres, beaucoup d’intrigues pour le pouvoir… et l’argent ! Ne jamais oublier l’argent dans une intrigue entre juifs et nazis. Car les nazis ont volé, accumulé, planqué… Trente ans plus tard, après la prescription, pourquoi ne pas jouir du butin ?

Belle intrigue, belle action, jusqu’à ce que le roman s’enlise dans les marécages fangeux du fantasme, de la Mémoire (reconstituée) et revue selon l’image d’Épinal de Job sur fumier. La traduction n’aide pas, bâclée semble-t-il. Qui tentera de comprendre comment on allume un incendie en repliant en paquet de cigarettes en sera pour ses frais : les phrases françaises s’enchaînent mais ne veulent rien dire…

Reste l’évocation d’un Paris des années 1970 assez exotique, surtout vu de New York sur dossier. Les bobos (qui ne savent pas encore qu’ils le sont, six ans après 68) « s’émerveillaient volontiers avec des oh ! et des ah ! dès qu’on citait un nom connu » p.93. On bouffe bien, on jouit en sautant les femmes qui ne demandent que ça, « les bouteilles de champagne étaient soigneusement conçues pour détendre les femmes et raidir les hommes » – jolie formule. On roule « en Renault et en Simca », le train pour Toulouse est encore à vapeur (?), les hauts-fonctionnaires sont mafieux et claniques, le musée de la police se trouve soi-disant à la Préfecture quai des Orfèvres – or il se trouve rue de la Montagne Sainte-Geneviève ; il ne reviendra (peut-être, s’il y a les sous) dans l’île de la Cité qu’en 2017. Et même pas une note de bas de page du traducteur ignare pour rectifier !

Nous sommes loin, bien loin, de la sensibilité et de l’intelligence du précédent roman ‘Au-delà du mal’, chroniqué sur ce blog. L’identité aliène lorsqu’elle est obsessionnelle. Ce mot d’identité, pourtant grossier à gauche, est trouvé « normal » en ce qui concerne les Juifs, pourtant majoritairement de gauche en France (dit-on). On se demande pourquoi : il enferme dans une aliénation profonde, que l’on soit, Juif, Breton, Basque ou de n’importe quelle « culture ». Se sortir du carcan des déterminismes est pourtant le premier pas vers la liberté et l’épanouissement.

Au total donc, pas un « mauvais » roman policier, mais un roman obsessionnel. Qui aime le lise. Pour ma part, je suis déçu.

Shane Stevens, L’heure des loups (The Anvil Chorus), 1985, Pocket mai 2012, 605 pages, €7.69

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Diderot, Jacques le fataliste et son maître

Autant je suis peu sensible au ‘Neveu de Rameau’, autant j’aime ‘Jacques le fataliste’. Le mal cousu du premier devient fantaisie, l’échevelé devient exubérance, les digressions deviennent des aventures en poupées russes reliées par l’idée juste que la vie est sans cesse mouvement et que l’homme sage la prend comme elle vient, en profite et en tire leçon. Ce conte philosophique n’échappe pas aux aléas Diderot : comme les autres, il est écrit rapidement en 1771, comme les autres il est repris, raturé, recopié, et publié en volume seulement… en 1796, après la mort de l’auteur. Ce ne sont que quelques privilégiés aristo qui ont pu lire ‘Jacques le fataliste’ sous Louis XV.

Il faut dire que le roman est impertinent : il parle de sexe avec bonheur, de relations hors mariage et d’adultères, de pucelage ôté par des matrones aux jeunes garçons, de moines pervers qui enclosent des mineures pour leurs plaisirs. Le sexe ne devrait-il pas être cette chose sérieuse qu’on n’aborde qu’avec tact, à mi-voix et les sourcils froncés, tant il est « grave » de mettre les gens en situation ? Foin des soutanes et des vertugadins ! Diderot en rajoute dans le libertin.

C’est que le libertinage est le premier pas vers la liberté. Le manant, le domestique, le bourgeois même ne peuvent se désaliéner des contraintes religieuses, politiques et sociales qu’en baisant. L’acte sexuel est la seule transgression à portée de toutes les bourses… D’où les amours de Jacques racontées à son maître, lequel maître est si captivé qu’il laisse renverser l’ordre social l’établissant supérieur. Il y a désormais contrat entre Jacques et le maître, contrat social qui acte que tous deux sont liés l’un à l’autre et ne sauraient se séparer sans dommage pour chacun ; il est donc d’intérêt mutuel de se respecter mutuellement, d’écouter alternativement le bavardage de l’un et de l’autre.

Ce pourquoi le maître aussi conte ses aventures libertines, beau moment d’égalité entre hommes, si ce n’est entre les hommes. Car les femmes (qui sont des hommes comme les autres lorsqu’il s’agit des droits) sont aussi entreprenantes, politiques et perverses que les meilleurs (ou les pires) des hommes. Maints exemples nous en sont donnés. Mais l’on voit bien que raconter c’est unir et que la démocratie qui va naître dans le sang et les convulsions en 1789 est préparée par cet état d’esprit.

Diderot sait admirablement jouer du récit en feuilleton, entrelacer les histoires et la pérégrination des voyageurs, entretenir les coups de théâtre et les à propos, pour tenir son lecteur en haleine. Une vraie bande dessinée ! Nous sommes dans le réel où l’on se bat, l’on bouffe et l’on baise ; nous sommes dans le conte où l’on raconte l’histoire arrivée à tel ou tel, édifiante pour le présent. Le récit va comme un verre de champagne, vin qui est servi abondamment par une aubergiste bavarde qui ajoute – en tout bien tout honneur – son grain de sel au roman. Elle tient la taverne du ‘Grand cerf’, tout un programme dans le fantasme sexuel !

Les couples ne manquent pas, à commencer par Jacques et son maître, auparavant Jacques et son capitaine, encore avant Jacques et son ami adolescent, dépucelés tous deux par la même fille de forgeron. Il y a le maître et son faux chevalier escroc, le bourreau et son cheval habitué à s’arrêter aux gibets, l’aubergiste et sa Nicole – une petite chienne qui a reçu un coup de pied. C’est qu’il n’y a pas de vie sans les autres, ni instincts, ni affections du cœur, ni dialogues pour l’esprit sans mise en branle en société.

Jamais Diderot n’a dit avec autant de verve son amour pour la compagnie, le voyage ensemble, la bonne chère de concert, la conversation sur les amours. Le débat est incessant car il n’est pas de vie sans débattre ni se débattre. Donc la démocratie… On conçoit ce qu’a pu avoir de subversif ce ‘Jacques’ là, prénom usité comme synonyme de quidam ou de rebelle (jacqueries).

Raconter c’est penser, et rien ne prédispose mieux à penser que pérégriner. C’est ce que Nietzsche dira en parcourant à pied les sentiers d’Engadine : la marche aide les idées à se mettre en place, à leur rythme, avec bon sens, les pieds fermement attachés à la terre et la tête au vent qui passe. Entre les deux ? La philosophie. Celle de la vie bonne, ici et maintenant, pas celle des grands systèmes pervers créés ex nihilo pour jouer à Dieu et tyranniser les hommes. C’est cela aussi, la démocratie… Plutôt Athènes que Sparte, 1789 que 1793, le libéralisme que le collectivisme.

« Le maître : – A propos, Jacques, crois-tu à la vie à venir ? Jacques : – Je n’y crois ni décrois, je n’y pense pas. Je jouis de mon mieux de celle qui nous a été accordée en avancement d’hoirie » p.815. Vivre ici et maintenant est sagesse, sans entretenir l’illusion du passé ni la crainte de l’avenir. Montaigne le dit, comme les sages antiques et les philosophies orientales. Il n’y a que les églises chrétiennes qui jouent des peurs humaines pour instaurer leur pouvoir. Vivre, c’est être à propos.

« Jacques : – C’est que faute de savoir ce qui est écrit là-haut on ne sait ni ce qu’on veut ni ce qu’on fait, et qu’on suit sa fantaisie qu’on appelle raison, ou sa raison qui n’est souvent qu’une dangereuse fantaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal. Mon capitaine croyait que la prudence est une supposition, dans laquelle l’expérience nous autorise à regarder les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets à espérer ou à craindre pour l’avenir » p.676. Il faut espérer ou craindre à propos, pas hors de propos ; et le propos juste est d’expérience comme de raison. Il n’est écrit nulle part, ni imposé par quelque homme providentiel.

Une anecdote ne prouve rien mais elle édifie, elle fait penser. C’est ce qui naissait à la fin du XVIIIe siècle et qu’on jubile de découvrir. C’est ce qui meurt avec la pensée unique et la globalisation des convenances sur la Toile – qu’on déplore aujourd’hui d’observer…

Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, 1771, Folio, 2006, 373 pages, €4.84

Denis Diderot, Contes et romans, Gallimard Pléiade 2004, édition Michel Delon, 1300 pages, €52.25

Diderot déjà chroniqué sur ce blog

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Dîner sympathique

Article repris par Medium4You

Il fait froid, la neige menace, le climat ne se réchauffe que chez les écolos. Lançons donc une invitation aux amis. Durant les fêtes, c’est de saison. Ce sera un repas chic.

Nous commencerons par un apéritif au champagne et foie gras, histoire de mettre en bouche les papilles et de lancer la conversation. Rien de tel que les bulles dans le verre (pas en bourse !) et la douceur du gras parfumé (sur la langue) pour faire pétiller les idées et rendre les mots plus doux. Contrairement aux idées reçues de ceux qui n’ont jamais essayé mais préfèrent s’en remettre au scolaire des profs de cuisine, le champagne va très bien au foie gras. Il opère par contraste, râpeux contre glissant, acide contre douceur, la longueur en bouche accompagnant la gorgée. Évitez le pain d’épice pour les toasts, j’ai préféré le tout bête pain de campagne au levain, coupé en fines tranches et grillé, avant d’en tartiner le foie gras.

En entrée, la mousse au fenouil, avec crevettes d’accompagnement pour la saveur. Mixer du fenouil blanchi avec une cuillérée de pastis (1 bulbe pour deux personnes), ajoutez par personne un jaune d’oeuf et son blanc monté en neige (après refroidissement), de la crème fleurette montée en chantilly et deux feuilles de gélatine. Laissez au frigo deux heures au moins. C’est doux et délicat, vous verrez.

La résistance opère sur la volaille. Continuité des saveurs, un poulet au vin jaune poursuit bien la lancée apéritive. Rien n’est pire que le choc de goût entre ce qui commence et ce qui vient. Imaginez des horreurs comme des toasts aux anchois et du pastis, par exemple, de quoi vous massacrer les papilles pour la suite ! Non, je n’ai rien contre les mets du sud, mais ils doivent être mis en harmonie avec la suite. Avec l’apéritif violent, pourrait suivre un bar grillé et un tian de poivrons, aubergine, tomate – là, pas de mise à mal. Mais ce n’était pas mon choix du dîner.

Le poulet au vin jaune doit longuement mijoter pour être savoureux. Le vin doit s’être évaporé aux trois-quarts pour perdre cette amertume qu’il peut avoir brut. Pour éviter de faire gras, j’ai choisi des filets sans peau plutôt que des cuisses ou un poulet entier en morceaux. Si vous laissez la peau, faites revenir les morceaux avant de dégraisser ; si vous utilisez comme moi des filets nus, évitez de les durcir en vous la jouant scolaire (faire revenir parce que c’est écrit dans les livres)… Pensez un peu tout seul : la chair du poulet est fragile (comme celle du lapin), si vous voulez qu’elle se parfume de la sauce, laissez-la telle qu’elle sans la raidir ! Donc une échalote émincée en fond de cocotte, les filets de poulet sans peau par-dessus, versez 40 cl de vin jaune et faites mijoter 40 mn. Pas de sel. Si vous êtes un malheureux accro, génétiquement tenu de consommer vos cinq kilos de sel par an en souvenir de la gabelle, salez aux deux-tiers de la cuisson. Pour ma part, pas de sel ; le goût du vin fournit la petite pointe nécessaire à le remplacer.

Préparez durant le mijotage vos morilles (ou autres champignons de goût). Une fois lavées si elles sont fraîches, éventuellement réhydratées selon les rites parce qu’on est fin décembre, mettez-les à cuire à feu doux dans une bonne dose de crème fraîche. Il faut qu’ils l’absorbent presque entièrement. Une fois les cuissons du poulet et des champignons faites, mélangez les deux dans le plat tenu chaud.

Vous pouvez, pour la variété de goût et pour l’œil, préparer un autre légume. J’ai choisi la douceur d’un mélange de navet jaune et de pomme de terre, cuits à la vapeur. J’ai accompagné ce met tout simple d’un mélange de poireau et d’oignon revenu au beurre, pour le contraste. Le tout se marie bien avec le poulet au vin jaune. Pour déguster, nous avons poursuivi au champagne, mais vous pouvez boire un vin blanc un peu sec, du genre Chablis ou côte du Jura.

Restons Jura avec le fromage, un Mont-Dore crémeux, servi dans sa boite à la cuiller. Il est accompagné d’une salade aux herbes avec une vinaigrette aux proportions inverses du manuel scolaire : deux cuillérées de vinaigre (de Xérès) pour une seule d’huile (de noix). Avec du poivre et éventuellement un peu de sel. Les herbes ont besoin d’être avivées. J’ai mélangé à de la laitue de l’estragon et de l’aneth (une botte à chaque fois). Cela change de la banalité. Vous pouvez évidemment remplacer une herbe que vous n’aimez pas par une autre, par exemple persil plat et menthe fraîche, ou coriandre et aneth.

Le dessert fut tout chocolat, cette fois acheté en pâtisserie, chez Mulot boulevard Saint-Germain (Pierre Hermé est excellent mais vraiment cher). Mais vous pouvez finir par une glace (bien que pas vraiment de saison), une crème brûlée ou une salade de fruits.

Tout cela nous a conduits de vingt heures à minuit, tranquillement, au gré des saveurs et des bons mots. Après tout il faut vivre. Comme pour le reste, autant le faire bien.

Je vous souhaite de bonnes fêtes et un bel appétit !

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